Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Beaufort, Gustave (1848 – après 1923)

Ces choses-là ne s’oublient pas…

Carnets journaliers d’un senlisien (1914-1923)

1. Le témoin

Gustave Beaufort est né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1848. En août 1914, il est chef cantonnier de la ville de Senlis : non mobilisable (66 ans), il poursuit toute la guerre son activité professionnelle au service de la ville, en y ajoutant celle de responsable du cimetière. Mutualiste militant, il a un bon niveau de rédaction écrite. Marié sans enfants, l’auteur a de nombreux neveux mobilisés. Les notations du carnet vont jusqu’à 1923, mais les mentions des missions pour la commune s’arrêtent en 1919, ce qui fait supposer qu’il a arrêté sa charge vers l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

René Meissel (préface et établissement du texte) et Philippe Villain (initiative et choix des illustrations) ont fait paraître en 1988, de Gustave Beaufort : Ces choses-là ne s’oublient pas…, carnets journaliers d’un senlisien (1914 – 1923), aux éditions Corps 9, soit 331 pages de texte avec en fin de volume 16 pages d’illustrations, essentiellement photographiques. Le manuscrit est conservé à la Médiathèque de Senlis. G. Beaufort s’est astreint à la tenue d’un journal de guerre, avec mention quotidienne jusqu’à mars 1919 et le texte proposé ici est fidèle à l’original, il a seulement été allégé de redites, comme par exemple à l’occasion d’un travail poursuivi sur plusieurs jours, et de nombreux noms de soldats inhumés en 1918 et 1919 n’ont pas été repris. R. Meissel précise aussi qu’il a rectifié l’orthographe, amélioré la ponctuation, et parfois rectifié la syntaxe, tout en gardant (p. 10) certaines tournures incorrectes qui, restant compréhensibles, « constituent un élément très personnel du style de l’auteur. »

3. Analyse

Le témoignage de Gustave Beaufort est précieux : il restitue méticuleusement la vie d’une petite ville de l’Oise pendant toute la guerre, et sa position de chef des travaux de la commune, en relation directe avec le maire, le met en relation avec le quotidien et les moments exceptionnels d’une cité de l’arrière plongée dans la guerre. Senlis est à la fois une ville provinciale, une cité proche de Paris et un axe routier important : l’auteur voit passer pendant toute la guerre un grand nombre d’unités qu’il mentionne dans ses carnets. Le témoignage est évidemment marqué par l’épisode initial dramatique de l’occupation allemande du 2 au 9 septembre 1914 (avancée extrême avant la Marne). La rue de la République et la gare sont incendiées et le maire Eugène Odent est fusillé sur la plaine de Chamant, ainsi que six autres otages pris au hasard. Le récit de l’auteur abonde en détails techniques, mais cette rigueur descriptive n’empêche pas l’auteur d’avoir un style à lui, fait à la fois de précision, de dignité (il insiste souvent sur sa conception du devoir) et d’humour, ce qui rend le personnage attachant. Même si la modération orthographique et stylistique du texte pour la publication oblige à rester prudent sur ce point, la maîtrise de l’écrit de cet ouvrier municipal en fait un autodidacte accompli : cet homme de devoir sait raconter.

a. Les Allemands à Senlis

L’auteur évoque les heures dramatiques de l’arrivée des Allemands, et il raconte ce qu’il sait de l’exécution des otages, le maire lui ayant demandé de se mettre à l’abri des bombardements peu avant d’être arrêté et fusillé. L’ennemi déclenche volontairement des incendies en ville et prend dans sa progression ce que l’on n’appelle pas encore des boucliers humains. G. Beaufort cite les noms des civils senlisiens concernés (p. 25) et « ils firent marcher ce groupe dans le milieu de la rue et eux étaient sur les bas-côtés, tirant sur l’arrière garde des troupes françaises. ». Lors de l’occupation, l’auteur hérite, en plus de ses fonctions de cantonnier, de la charge de responsable du cimetière, le titulaire ayant été tué par des cavaliers allemands entrant en ville ; le 4 septembre, il se rend au cimetière et « constate qu’on avait amené 13 corps, 10 soldats et 3 civils. » L’auteur décrit longuement l’identification des corps, les blessures apparentes, le lieu où on les a trouvés, et le travail d’inhumation (p. 27) : «Quelques-uns avaient des photographies, soit de leurs pères et mère, soit de leur femme et de leurs enfants. C’était navrant. J’ai passé là des heures bien douloureuses, mais je n’ai pas failli à mon devoir. » L’après-midi se passe à ces travaux d’inhumation alors que toute sorte de troupes allemandes passent de l’autre côté du mur en chantant, « c’était un triste contraste pour la besogne que nous faisions ». Les jours suivant, il décrit les pillages des Allemands dans les boutiques, les cadavres de chevaux épars qu’il doit ensevelir, et les nombreux chiens errants d’habitants ayant fui qu’il attrape et abat à l’abattoir (il décrit sa méthode qui ne les fait pas souffrir). Le 9 septembre la fusillade reprend dans la ville, et il aperçoit des zouaves rue de Paris (p. 33) « Je cours chez moi leur chercher du café que je leur distribue. » Le 10 septembre, des prisonniers allemands sont escortés par un détachement de dragons, et les prisonniers sont hués par les civils (p.34) « Ces pauvres Boches n’ont pas l’air fier », c’est la première mention du terme, elle est précoce mais les carnets ont été recopiés par l’auteur postérieurement (p. 11) « je résolus donc de transcrire mes deux carnets sur un livre d’un format plus grand », le terme Boche a peut-être remplacé Allemand à cette occasion.

b. Missions funéraires

Les jours suivants, G. Beaufort doit notamment faire exhumer de Chamant (le lieu d’exécution) et réinhumer à Senlis les dépouilles du maire et des six otages exécutés, ainsi qu’aller enterrer provisoirement sur place les cadavres de soldats qui lui sont signalés dans les bois. Début octobre, c’est au contraire l’ordre de regrouper les tombes dispersées sur le territoire de la commune, pour ré-enterrer les soldats dans le cimetière de la ville. Ces travaux occupent beaucoup l’auteur et son équipe à l’automne, et celui-ci note consciencieusement dans son journal les identités des soldats et la description des corps ; le 8 octobre, il a exhumé au total 26 corps, très dégradés, sur tout le territoire de la commune. Ce travail est pénible et il remercie solennellement ses aides, qu’il cite nommément (p. 57) : « les hommes courageux qui m’ont aidé à faire cette triste besogne se nomment : etc… ». L’auteur reçoit les familles des tués identifiés, et on trouve ici la mention de scènes qu’on rencontre d’ordinaire à partir de 1918 ou 1919, lorsque le temps long a atténué la douleur. Ici, avec la proximité de Paris, des proches viennent sur la tombe d’un des leurs deux ou trois mois après le début de la guerre. Ainsi par exemple, en novembre 1914, la femme et la sœur d’Adrien Thomas, du 294e RI (p. 80) : «Elles eurent une crise de larmes sur la tombe de leur frère et mari. Ensuite, je les conduisis à la mairie où on leur remit ce que j’avais recueilli sur le soldat Thomas. Sa dame en voyant ces objets tombe en syncope ; on a beaucoup de peine à lui faire reprendre ses sens. Je suis tout bouleversé de voir la douleur de ces pauvres gens. » Plus rares à partir de 1915, ces travaux au cimetière reprennent de l’importance à partir de juin 1918 : avec les offensives allemandes le front se rapproche de nouveau, et G. Beaufort signale régulièrement, jusqu’en 1919, des enterrements de soldats décédés à l’hôpital militaire de Senlis.

c. La guerre vue de l’arrière

L’auteur décrit les unités qui passent à Senlis, ainsi que les Anglais ou les ressortissants des colonies, avec des détails intéressants, ainsi de la mention de la présence des femmes avec les troupes indigènes le 18 août 1914 (p. 17) : « Il passe deux régiments de tirailleurs sénégalais. Ils ont une très belle allure. Il y a de beaux hommes. On les acclame. Ils ont l’air heureux ; beaucoup ont leurs femmes. » et le 28 août (p. 18): « Il passe deux régiments de tirailleurs marocains. On les acclame et on leur offre à boire. (…) beaucoup, comme les Sénégalais, ont leur femme avec eux, portant leur gosse sur le dos. C’est très pittoresque.» Des régiments territoriaux stationnent dans la ville, et G. Beaufort développe de bonnes relations avec eux, comme ici avec des Bretons du 86e RIT. Même s’il est bien plus âgé qu’eux, il s’en sent proche : « Beaucoup se promènent en ville avec des gosses par la main. Cela leur rappelle leurs enfants à eux, qui sont restés là-bas. Ils ont l’air très heureux, les bons gars, de la réception qu’on leur a faite à Senlis. » Cette fréquentation amicale le fait s’identifier à ces territoriaux (p. 92) : « je fais monter un poêle dans le vestibule de la mairie qui sert de poste de police au 85e Territorial [ce doit être le 86e RIT, appartenant à la 85e DIT]. Mes bons Bretons me remercient (…) je les tutoie tous du reste. Depuis la guerre on a pris cette habitude. Du reste en ce moment, tout marche militairement. Étant continuellement avec des soldats, je me considère un peu comme un soldat. » En avril 1917, il découvre l’existence des ambulancières anglaises (p. 239) : « Elles ont une allure très crâne avec leurs habits masculins couleur kaki, et un petit calot sur le coin de l’oreille. Elles sont très acclamées des habitants. »

d. Les travaux et les jours

Aide aux déplacés, réaménagement de l’école, transport de matelas, réfection des chemins défoncés par le trafic important, préparation des hivers… notre narrateur est un homme très occupé, mais il tient au repos dominical (les « c’est dimanche » rythment les carnets), avec repos, promenade avec sa femme et manille en fin d’après-midi avec les copains. Il lui faut aussi trouver le temps de rédiger une importante correspondance avec ses nombreux neveux mobilisés (28 février 1915 p. 124) : «Je n’ai jamais écrit tant de lettres que depuis les hostilités. Cela me donne du tintouin car je ne veux laisser aucune de leurs lettres sans réponse. J’estime qu’il est de mon devoir de leur donner de bons conseils et à bien faire leur devoir de soldat.»

En novembre 1914, il signale avoir témoigné devant une Commission qui enquêtait sur les crimes allemands. Au printemps 1915, le maire lui demande d’être guide pour des excursionnistes parisiens, les cinq guides (1000 visiteurs sur un week-end) devant être choisis parmi (p. 129) « des personnes convenables et des ouvriers ayant resté à Senlis pendant l’occupation allemande. ». Senlis est une belle ville à patrimoine antique et médiéval, mais il n’est pas dupe, et c’est ici une des premières occurrences du tourisme organisé sur les champs de bataille de la Grande Guerre (juin 1915) « Je guide un groupe d’excursionnistes de la Société des Arts et Sciences qui viennent pour visiter les monuments de la ville. Je crois plutôt que c’était pour visiter les ruines, car des monuments ils ne s’en occupent guère ! ». En septembre 1915, l’auteur va, sur la demande du maire, rencontrer Henri Brispot à Chamant. Ce peintre veut réaliser un tableau des derniers moments du maire Odent, avant qu’il ne soit fusillé le 2 septembre 1914. G. Beaufort se fait accompagner par un des otages épargnés, et celui-ci « a retracé devant ces Messieurs toutes les péripéties du drame. » Le peintre prend des notes, fait des croquis, et en novembre il revient faire des études des protagonistes de la scène. Ce tableau est actuellement à la mairie, on peut s’en faire une idée avec une carte postale (mots clés : L’Armarium Odent adieux).

René Meissel et Philippe Villain ont donc eu une idée précieuse en publiant dans une édition soignée ce journal de Gaston Beaufort, un témoignage tel qu’on souhaiterait en retrouver plus souvent, fait à la fois d’apports factuels, de précision et d’humanité.

Vincent Suard, décembre 2023

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Tondelier, Edmond (1869 – 1944)

Journal 1915 – 1918

1. Le témoin

Edmond Tondelier, originaire de l’Avesnois, habite à Mouvaux (Nord) avec sa femme Amante et ses trois enfants au moment de la mobilisation. Professeur de mathématiques, il exerce depuis 1913 au lycée Faidherbe de Lille, et sa femme est institutrice à Mouvaux. Il quitte seul la région le 3 octobre 1914, et en 1915, au moment où commencent ces carnets, il est sergent dans la Territoriale, dans la Région retranchée de Paris. En 1916, versé dans l’auxiliaire, il enseigne à plein temps au lycée Montaigne à Paris. Son fils Jehan (1904) est rapatrié par la Suisse en juin 1917, puis sa fille Suzanne (1895) arrive en septembre 1918. Reprenant son enseignement à Lille après-guerre jusqu’à la pension, il se retire ensuite à Valenciennes.

2. Le témoignage

Jérôme Michaut, arrière-petit-fils de l’auteur, a achevé le long travail de transcription de ces carnets en 1998. Ce journal de guerre (307 pages), non édité, a été directement proposé sur internet. On le trouve (mai 2023) sur un site qui s’intéresse à Ozoir-la-Ferrière :

http://www.arrozoir.fr/sites/default/files/Carnets%20de%20Guerre%20%20-%20Edmond%20Tondelier.pdf de même que sur un site plus ancien, mais qui semble durable : http://jeromemichaut.free.fr/tondelier/deuxguerres.htm Je n’en ai pas moins vivement conseillé à l’auteur (conversation en mai 2023) de verser aussi ce texte numérique aux AD de son choix. Les carnets courent du 23 février 1915 au 29 octobre 1918.

3. Analyse

Au début de 1915, moment où commencent ces carnets, l’auteur est affecté dans une batterie d’artillerie qui effectue des travaux dans le camp retranché de Paris. Il est affecté à Nogent-sur-Marne, Pontault-Combault puis à Ozoir-la-Ferrière. Les carnets, rédigés presque quotidiennement en 1915, puis de manière plus espacée, relatent essentiellement les faits du jour, l’évolution du front, des conversations, les lettres écrites et reçues, et plus globalement ses préoccupations personnelles et l’état de son moral. Ce poste de l’arrière comporte surtout des tâches routinières, et il évolue vers des travaux de bureau en intérieur: il s’agit d’effectuer de nombreux calculs pour établir des tables de tir. En 1916, ces carnets d’un militaire se transforment en un journal d’un civil qui décrit son métier d’enseignant au lycée Montaigne, ainsi que la guerre vécue dans la capitale : les préoccupations familiales mais aussi matérielles (alimentation, chauffage…) sont l’objet principal des notations.

La Gare du Nord

C’est le lieu de rencontre le dimanche à Paris pour les « expatriés » des régions envahies. On vient bavarder, chercher des connaissances, des informations, et surtout, pour l’auteur, des nouvelles des siens ; chaque « pays » a son café (Lillois, Valenciennois, Cambrésiens…). E. Tondelier n’attend pas trop de ces dimanches (mars 1915)  « Toujours des tuyaux sûrs, chacun a les siens. Tous sont crevés. », mais il lui est difficile de résister à l’attrait de ces réunions (février 1917) : « À la gare du Nord, c’est toujours la même cohue mais j’y vais quand-même pour entendre parler le langage rude du Cambrésis. Chaque fois j’en suis désabusé et abruti par le bruit, n’ayant rien appris. Cela ne m’empêchera pas d’y retourner dimanche prochain. »

Communiquer avec les siens

Une des richesses de ce témoignage réside dans la description précise des moyens variés mis en œuvre pour essayer de communiquer avec la famille au-delà du front, tout au long de la guerre, les résultats étant presque toujours décevants.  On peut évoquer, comme biais, des relations nordistes qui connaissent un « moyen » non précisé, le passage par la Hollande, l’intermédiaire de prisonniers en Allemagne (mais il signale qu’il est interdit aux militaires d’écrire en Allemagne), la Croix-Rouge (cartes-messages), plus tard le biais des internés en Suisse, etc…  Pour l’auteur, les cartes inter-zone sont décevantes parce que très lentes et presque vides (20 mots) : (septembre 1917) « j’ai écrit deux cartes-message (…) Aurai-je une réponse dans six mois ? J’ai si peu de confiance dans le mode de correspondance que je vais préparer avec Démaretz une nouvelle annonce pour le Matin. » En effet mystérieusement, le journal parisien Le Matin paraît être lu, au moins sporadiquement, dans la zone occupée (en tout cas il le pense). Les autorités françaises interdisent toutefois ces annonces à destination de la France occupée en 1918, par crainte de l’espionnage.

Il reçoit de premières nouvelles ténues seulement après 6 mois (avril 1915), ce sont des bribes indirectes « d’une famille qui connaît la mienne (…) C’est peu, mais je vais me raccrocher à cette nouvelle qui est la première ayant quelque caractère personnel. ». Le premier contact sérieux à lieu en mai (7 mois, p. 27) « Je reçois enfin par Mr Dewez une lettre de Virginie destinée à André [son neveu au front], mais rédigée pour nous deux. Enfin ! J’ai des nouvelles précises. Toute la famille est en bonne santé.» La première vraie lettre arrive par un biais inconnu, probablement par la Hollande, après huit mois de séparation (juin 1915, p. 35) « Enfin je reçois directement une lettre d’Amante et même une photographie. Ce n’est plus par intermédiaire. Quelle joie ! ». On s’aperçoit aussi qu’une source essentielle d’informations récentes réside les récits des femmes rapatriées récemment, mais encore faut-il qu’elles soient de Mouvaux et qu’il les puisse les contacter : on vient se renseigner Gare du Nord sur les convois, et les arrivées récentes à Paris. « Aujourd’hui (fin décembre 1915) je reçois une lettre de madame Garraud qui s’est fait rapatrier. Enfin, j’ai des nouvelles de tous, et des récentes. Tous sont bien portants. (…) Amante a reçu cinq ou six lettres de moi. Elle me sait sans nouvelles et en souffre. » Une mention de la fin du conflit laisse rêveur à propos des probables millions de lettres jamais distribuées : que sont-elles devenues ? (5 février 1918) «  Weill m’a renvoyé une lettre de moi, lettre que j’avais écrite à Mouvaux en octobre 1914 et qui n’est pas parvenue. Elle a mis trente-neuf mois pour me revenir. Il y en a une centaine, en Belgique, en Hollande, en Suisse qui sont au rebut puisqu’elles n’ont pu atteindre Mouvaux. »

Vie quotidienne, souffrance et solitude

Edmond Tondelier souffre beaucoup de la séparation d’avec les siens, et la fréquentation de camarades territoriaux en 1915 et 1916 ou celle de collègues au lycée en 1917 et 1918 est pour lui une bien faible compensation : «Cette séparation inhumaine bouleverse ma vie et je suis, en somme, plus malheureux que le prisonnier de droit commun qui peut, à jour fixe, voir les siens, recevoir des lettres. » Le travail lui fournit un utile dérivatif, avec des journées abrutissantes, passées à faire des calculs pour l’établissement de tables de tir pour l’artillerie lourde et par la suite avec la correction des copies au lycée (fin 1915) : « Ma vie est de plus en plus remplie par le travail, et je ne saurais m’en plaindre car cela m’empêche de penser pendant le jour. Mais il reste les nuits, et elles sont longues… » La description du quotidien du lycée Montaigne, où il loge et enseigne à plein temps à partir de la rentrée d’octobre 1916, donne des informations intéressantes sur la vie scolaire pendant le conflit. Les effectifs sont d’environ quarante élèves par classe et il a « des noms célèbres : Rostand, Lavedan, Flammarion etc, etc. ». Lors de l’offensive allemande sur Montdidier et du tir sur Paris du canon à longue portée en mars 1918, il relate la fuite vers la province des parisiens, ceux-ci croisant les réfugiés picards qui arrivent dans la capitale ; la rentrée des vacances de Pâques est particulière (11 avril 1918) : « La rentrée est déplorable en Quatrième B, 17 élèves sur 35, en Cinquième A1, 12 sur 47, en Cinquième A5, 9 sur 32, en Sixième A5, 8 sur 30, en Sixième B, 17 sur 49. Il y a des classes de un élève, deux, trois. »

L’impression de solitude, parfois de désespoir qui découle de la séparation, et de l’absence ou l’extrême rareté de nouvelles est récurrente dans les mentions, elle en devient presque obsessionnelle par sa répétition ; difficile de dire si ces plaintes récurrentes ont un aspect pathologique (dépression) ou si notre diariste est simplement de tempérament dépressif, la tristesse n’étant pas une maladie. Il est certain qu’Edmond Tondelier souffre beaucoup, et il est probable que ces plaintes récurrentes mises à l’écrit ont une fonction de soulagement. Pas dupe lui-même, il produit cette intéressante remarque en novembre 1917 « Hier je passe ma soirée à feuilleter mes précédents carnets de Pontault, Ozoir, etc, quelle monotonie ! Toujours la même plainte : si Amante les lit un jour, elle ne la trouvera guère intéressante, mais elle aura la preuve que son cher souvenir ne me quitta jamais et que notre séparation fut cause d’une longue lamentation. ».

La guerre

Les notations sur l’évolution de la guerre occupent une place importante dans le journal, elles sont glanées dans la presse et dans les conversations. L’auteur parle très peu des Allemands et de politique, son patriotisme est solide mais sans illusions, il note ainsi le départ de son neveu pour le front (juin 1915) « Jour à marquer d’une pierre noire. André vient de m’envoyer une dépêche, il part au front demain.» Ce neveu meurt à Dun en juin 1916, après avoir été capturé blessé à Verdun. L’auteur a toujours une attitude critique par rapport à ce que les journaux rapportent, et se montre lucide sur l’évolution du conflit. Il refuse une paix blanche : (9 mars 1917, réflexions après une conversation) « Où est le devoir ? Comment concilier l’humanité et l’idée de patrie dans un conflit comme celui qui nous écrase. (…) Il y aurait un million de jeunes hommes tués et deux millions de blessés pour arriver à un compromis dont nous serions les dupes et les victimes ! Non, je souffre depuis trente mois, et les miens souffrent plus encore, mais si nous nous retrouvions sans que le conflit ait été solutionné en notre faveur, il semble que notre vie serait brisée aussi sûrement que par les deuils ou la mort. (…) Nous ne pouvons que souffrir en silence.». La souffrance morale liée à la solitude est un temps apaisée après le rapatriement par la Suisse de son fils Jehan (12 ans) ; celui-ci est scolarisé à Montaigne et logé avec son père dans l’établissement (3 juin 1917) : « Je ne suis plus seul. J’ai vécu ces huit jours comme dans un rêve. Minutes inoubliables, celles qui marquèrent l’arrivée à la gare de Lyon. Lettre d’Amante écrite sur un morceau d’étoffe et que j’ai lue avec une émotion poignante.». Sa fille Suzanne est à son tour rapatriée en septembre 1918, alors que l’inquiétude persiste jusqu’à la fin pour Amante et surtout pour Edmond, l’autre fils de 19 ans, qui est prisonnier civil en Belgique.

Donc ici un témoignage original de nordiste « parisien », qui montre qu’une position de territorial puis de civil abrité des dangers n’apporte que peu de répit moral, en comparaison des souffrances constantes liées à la séparation pour ce couple uni. Lorsqu’on observe, de la part de cet intellectuel habile à manier l’écrit, l’échec récurrent de ses tentatives variées pour établir des liaisons épistolaires, on devine aussi en creux la souffrance muette de la majorité du contingent nordiste d’origine ouvrière, peu à l’aise avec l’écrit, et incapable d’élaborer ces stratégies de communication. À contrario, les propos mentionnent souvent des évacuations de civils vers la France non-occupée, elles sont importantes et régulières, donnent des nouvelles précieuses, et même si Suzanne arrive très tard, le père termine le conflit avec deux enfants sur trois dans son foyer, alors qu’il était seul au début. Revient plusieurs fois, vers la fin du témoignage, une incantation de colère et de désespoir, « Si j’avais su ! Que de peines, que d’inquiétudes, que d’angoisses j’aurais évité aux miens et à moi-même. » [= il aurait fui avec toute sa famille dès le début] En 1940, l’Exode montrera que cette leçon a été retenue.

Vincent Suard, septembre 2023

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Cooren, Henri (1894 – 1987)

Souvenirs

1. Le témoin

Henri Cooren, originaire de Calais, travaille dès l’âge de 14 ans comme dessinateur en dentelle. Classe 14, il est incorporé au dépôt du 8e RI déplacé à Bergerac en Dordogne et « apprend le métier » au Camp de la Courtine. Il participe à l’offensive de Champagne de février – mars 1915 et aux combats des Éparges en avril. Fait prisonnier au combat du Bois d’Ailly en mai 1915, il passe le reste de la guerre en détention, essentiellement au camp de Würzburg (Randersacker). Après sa démobilisation en 1919 il reprend son activité de dessinateur sur tulle à Calais, et se marie en 1929.

2. Le témoignage

Paule Cooren – Delmas, pédiatre retraitée lilloise, m’a contacté pour me demander si je pouvais « tirer quelque chose » de souvenirs de la Grande Guerre d’Henri Cooren (1894 – 1987), père de son mari Jean Cooren, décédé en 2017. Il s’agit d’une part d’un album regroupant différents documents personnels, des articles de presse, collés et commentés, et de petits documents (cartes, papiers, faire parts) ayant en grande partie trait à la guerre. Le deuxième document est un album de photographies, qui viennent essentiellement de la période de captivité en Allemagne. Il s’agit donc de sources brèves et disparates, mais les annotations nombreuses sur ces documents (explications, accentuations, interrogations…) montrent une volonté constante de clarifier et de transmettre, et finissent ainsi par former un témoignage.

3. Analyse

Pas de récit linéaire donc ici, mais plutôt des objets un peu épars, le corpus évoquant ces ensembles parfois hétéroclites rassemblés lors de la Grande Collecte et versés dans les différents dépôts d’Archives départementales. Les annotations et rajouts d’Henri Cooren ont été écrits à des périodes différentes : certaines mentions à la graphie tremblante ont été faites à 92 ans. On prendra ici quelques exemples.

Objets personnels

– son insigne du Sacré-Cœur « qu’il n’a jamais quitté », dit-il : H. Cooren fait partie du pieu catholicisme septentrional; le Sacré-cœur apparaît dans le blanc du drapeau tricolore, avec les mentions : « par ce signe tu vaincras » et « Arrête ! Le cœur de Jésus est là ! » Il écrit l’avoir eu toute la guerre avec la photo de sa mère dans son portefeuille.

– un brevet d’apprentissage militaire. Il explique en marge qu’il l’a passé au début de 1914, pour pouvoir choisir un régiment proche de chez lui (8e RI avec bataillon à Saint-Omer, Boulogne et Calais) et ne pas partir dans un régiment de l’Est, mais il dit aussi que ce brevet ne lui a pas été bénéfique par la suite, car il a été cause de sa désignation comme premier renfort pour le front le 6 décembre 1914.

– quelques lettres, cartes ou télégrammes Un exemple de petite lettre significative, datée du 13 mars 1915 après l’attaque devant le Mesnil-les-Hurlus :

« chère bonne Mère

Sauvé !! suis pour le moment dans les environs de Sommes-Tourbe et retournons en arrière définitivement Oui, sauvé de la boucherie humaine

Quelle hécatombe Détails plus tard

Bons baisers

Leopold peu blessé, presque rien moi en très bonne santé mais esquinté et le moral usé

Tu peux m’envoyer un peu d’argent par lettre ou colis Henri Cooren »

Comme on le voit, désobéissance aux consignes en citant un lieu et pas d’autocensure pour l’évocation de la violence du combat.

– quatre cartes postales ramassées sur des tués allemands

Elles viennent d’une tranchée conquise devant le Mesnil-les-Hurlus. Le 8e RI est resté, dit l’auteur, 44 jours dans ce secteur, dont 20 jours d’offensive. L’auteur a renvoyé chez lui ces cartes qu’il a faites traduire ; deux ont été reçues et deux autres étaient rédigées pour envoi ; elles concernent la famille, un frère et une amie (promise ?). Il semblerait qu’en fait trois de ces quatre cartes concernent le même tué « Heini » (diminutif de Heinrich), et que les deux cartes en partance sont des cartes d’édition française, de type « sentimental » courant (« Je voudrais pouvoir lire en votre cœur / si le charme de vos yeux n’est pas menteur. »)

– plusieurs mentions de ce que lui apporte sa retraite de combattant

Il dit (mention manuscrite) toucher 971 francs pour une demi-année en 1986 (soit 161 francs par mois), « mon argent de poche ».

– un tract révolutionnaire allemand de novembre 1918

Ce tract en français, à destination des prisonniers, est issu de la cellule de communication du Conseil des ouvriers et des soldats de Francfort sur le Main. C’est la reproduction du discours qu’un député social-démocrate, Hermann Wandel (en réalité Wendel), a prononcé au camp de prisonniers de Darmstadt le 12 novembre. H. Cooren dit l’avoir reçu fin-novembre. Il y a ajouté de sa main : « c’était l’armistice j’ai vu la guerre civile à Würzburg et en Allemagne. » Le discours célèbre la France et la nouvelle Allemagne, avec par exemple : « Oui soldats français, c’est la fin de Guillaume (…) du militarisme prussien (…) de toute cette caste hautaine et brutale qui a déchaîné contre notre peuple la haine acharnée et justifiée du monde entier. Justifiée ? C’est-à-dire justifiée en ce qui regarde les responsables, et non le peuple allemand. (…) »

Photographies

– un groupe de prisonniers français après leur capture le 5 mai 1915, conduits vers l’arrière

Il s’agit du cliché d’un groupe de prisonniers convoyés par des soldats allemands, avec une flèche « moi » désignant un des marcheurs. Photographie allemande, mais d’origine militaire ou journalistique ? Comment H. Cooren a-t-il eu connaissance du cliché ? Comment se l’est-il procuré ? Un type de photo courant (presse allemande), mais dont la possession individualisée avec un tirage type carte-postale en est très rare. La mention au dos dit : « Triste cortège ! Sur la route de Saint-Mihiel à Vigneulles, 7 mai 1915. »

– une photo dédicacée d’un camarade

Les prisonniers du camp se font tirer le portrait, ces photographies étant tirées sous forme carte postale (prestataires allemands) ; chacun donne à ses meilleurs camarades une photo dédicacée, l’auteur en possède une quinzaine dans son album. Une est particulièrement intéressante, puisqu’elle contient au dos la dédicace «d’un camarade d’infortune, cordial souvenir », et qu’H. Cooren a surchargé (deux graphies deux époques différentes), en expliquant que ce sergent s’était mutilé volontairement, et que cassé, en attente de conseil de guerre, il s’était caché, et avait été fait prisonnier en même temps qu’eux le 5 mai 1915. Il avait repris de lui-même son grade au camp et l’auteur et ses camarades ne l’avaient pas dénoncé.

– une photo des latrines du camp

Ce cliché rare montre l’intérieur des latrines, avec des prisonniers en train « d’opérer », et on ne sait pas si la scène est mimée ou réelle, les hommes n’ont pas l’air de protester, mais le pouvaient-ils en cas de désaccord ? Le photographe est-il français ou est-ce un gardien ? Cette photo est intéressante en ce qu’elle montre l’importance en profondeur du bâtiment, souvent évoqué mais rarement montré, et évidemment sa totale absence d’intimité. Un des privilèges des sergents était d’être dispensé de la corvée de tinettes, récipients dont il fallait régulièrement aller répandre le contenu dans un champ extérieur (mention de l’auteur).

– un avis mortuaire bilingue

L’avis mortuaire du sergent Jean Gabriel Serre, un camarade de l’auteur originaire de Dordogne et mort de maladie le 24 octobre 1918, est rédigé en allemand « Zum Frommen Errinerung im Gebete… » et en français « Souvenez-vous dans vos prières… ». Ces mots en allemand étaient-ils obligatoires ?  (imprimeur local)  H. Cooren a ajouté la mention « je l’ai vu mourir en face de mon lit, tous deux avions la même grippe. » et rajout autre encre « dite espagnole ».

Vincent Suard septembre 2024

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Urvoas, Michel (1895 – 1915)

Le Fantassin de Kerbruc Jacques Thomé

1. Le témoin

Michel Urvoas est né en 1895 à Plonevez-du-Faou (Finistère). Il appartient à une famille de cultivateurs pauvres du centre Finistère et vient du hameau de Kerbruc, sis à 3 km de la commune de La Feuillée. Au début du conflit il est journalier dans la Beauce. Classe 15, il rejoint en décembre 1914 le 89e RI de Sens à Soligny, et y reste jusqu’en juin 1915, époque à laquelle il passe chez les zouaves à Sathonay. En septembre 1915, il arrive à Souain en Champagne avec le 8e Zouave, et participe à l’offensive au cours de laquelle il est tué.

2. Le témoignage

Jacques Thomé a fait paraître « Le fantassin de Kerbruc », dans la collection Faits et Gestes, en 1992 (Ivan Davy éditeur, 138 pages, avec illustrations et photographies). L’auteur de cette publication commentée des lettres du soldat Michel Urvoas a été inspecteur départemental de l’éducation et est un spécialiste de l’histoire de la région angevine. Si le nom du soldat n’apparaît pas sur la couverture, la page intérieure mentionne : « Lettres d’un paysan breton mort au combat en 1915 ». La fiche matricule de M. Urvoas mentionne qu’il sait un peu lire et écrire, et J. Thomé signale qu’il a réécrit les lettres pour les rendre compréhensibles, tout en gardant «le souci d’en respecter la lettre et l’esprit » (p. 22). Une reproduction en fac-simile nous éclaire sur ce choix (p. 34, juin 1914) :

«(…) javai oblier de dire que jesui Bien Nouri Par œuf et de la soupe traibon

Avoir Cher Per Je vou tanbrase de toute mon ceur. »

Si la réécriture gêne la démarche historienne, il est des fois où elle est inévitable, si l’on souhaite une publication lisible, voire une publication tout court. Le transcripteur signale que le niveau de syntaxe et de lexique de l’auteur s’est nettement amélioré pendant la durée de la correspondance.

3. Analyse

Le témoignage de Michel Urvoas est constitué d’une cinquantaine de lettres assez courtes adressées sa famille. Jacques Thomé les a découvertes et présentées dans ce petit livre soigné : c’est une véritable enquête sur ce jeune soldat breton de la classe 15, sur sa famille paysanne et son environnement dans la campagne isolée des Monts d’Arrée. Le livre est organisé en sept petits chapitres chronologiques, avec à chaque fois quelques pages de présentation et quelques extraits des courriers. L’enquête présente d’abord (« Toile de fond d’un témoignage ») l’offensive de Champagne en septembre 1915 et précise les circonstances de la mort de Michel Urvoas, tué le 10 octobre à l’un des endroits les plus avancés de l’offensive.

J. Thomé évoque aussi Anne-Marie Urvoas, la dernière sœur de Michel, qui est née quelques mois avant la mort de son frère en 1915 : c’est elle qui a été la dépositaire et la gardienne des lettres ; principal témoin encore vivant en 1991, elle a aidé J. Thomé pour la confection de son ouvrage, elle avait alors 76 ans. Le livre est donc aussi un témoignage d’histoire sociale, il évoque la Bretagne pauvre des années 20, avec la migration d’Anne-Marie vers l’Anjou en 1934, pour travailler aux ardoisières de Trélazé ou dans les usines du textile. Cette famille bretonne, qui par ailleurs a été spoliée par un remariage du grand-père, est représentative de cette « existence de prolétaire » des bretons de l’exode rural. Ainsi A. M. Urvoas témoigne (p. 33, situation de 1918 ou 1919) : « On a tué la dernière poule pour le repas de mon baptême. Quand j’ai pu me débrouiller, vers 3 ans, j’allais tendre mon tablier chez les riches pour avoir quelques croûtons de pain dur, comme on donne aux lapins. C’était pour tremper dans la soupe. ».

En revenant au frère aîné, J. Thomé présente ses lettres chronologiquement. Recruté après un conseil de révision en octobre 1914 à Huelgoat, Michel écrit à sa famille que tout va bien, depuis Sens, où il a été incorporé au 89e RI (p. 45, 25.12.14) (…) « J’ai reçu votre lettre et en même temps celle de Marie-Anne. J’en ai eu du plaisir ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance. ». Le transcripteur signale la bonne humeur constante du soldat dans ses courriers, la formule « on a du plaisir » revient souvent, c’est ici un bretonisme (« plijadur »), soit « j’ai été content, j’ai passé un bon moment … ». Il apparaît qu’il ne se plaint pas de son sort, celui-ci lui paraissant probablement moins dur que celui de sa condition ordinaire d’ouvrier agricole. Dans ses courriers, il parle de la terre, du village, de la famille (p. 47, 14.01.15) « Chers Père et Mère (…) Mon père, quel métier fait-il ? Si vous voulez mettre un peu de légumes, il est temps de retourner la terre. Car vous savez, quand la terre est pourrie, on a de meilleures choses. Et les filles de la Feuillée, sont-elles mariées ?

Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance.

Vive la France, vive l’armée, bravo à ses soldats. »

Michel se fait photographier en mars 1915. Ce portrait réussi est agrandi et repris pour la couverture du livre. On constate qu’il tarde à partir au front, et qu’il s’en réjouit à de nombreuses reprises : « comme cela la guerre s’avance toujours ». C’est exprimé plus clairement fin avril 1915 : (…) « Plus de la moitié de ceux de la classe 14 sont morts mais je m’en fous si je peux rester. De la classe 15, beaucoup sont partis comme volontaires et presque tous ont été tués. Je ne demanderai pas à l’être, comme cela je resterai ici un bon moment encore. » Il a perdu son insouciance de 1914, et s’il n’est pas malheureux au régiment, il redit à chaque fois qu’il souhaite monter au front le plus tard possible. Arrivé chez les zouaves à Sathonay, il s’y trouve bien et pense peut-être « partir en Turquie » (p. 83) : « Je vous assure quand j’irai avec mon grand jupon et mon chapeau d’évêque vous aurez du plaisir car je suis joli. (…) Ici on est bien (…) Je suis avec un de Bolazec. Nous sommes comme des frères. Vive les zouzous ! » Il est transféré au 8e Zouave comme renfort à l’été 1915, alors que cette unité est au repos après les durs engagements de l’Artois, et l’auteur témoigne dans ses lettres de sa satisfaction, il est bien nourri, il a du vin tous les jours, et autour du 14 juillet, il signale (p. 98) : « Je suis content d’être ici. » Dans ses lettres de l’été, il redit aussi son manque d’enthousiasme pour monter en ligne :

15 août 1915 « J’espère rester quelques semaines ici. Comme cela la guerre s’avance toujours.»

20 août 1915 « [secteur calme] On est en train de faire des tranchées à un kilomètre des boches. Nous sommes comme des frères. On ne se tire pas dessus.»

1er septembre 1915 « Voilà neuf mois que j’ai quitté la maison et jamais je n’ai été aussi heureux. Je n’ai pas vu de boches encore. J’espère rester ici encore un moment avant d’aller les voir. Comme cela je passerai bien la guerre car elle ne durera plus longtemps… »

En présentant l’offensive de Champagne et le secteur devant Souain, avec des cartes de qualité, J. Thomé évoque la toponymie des tranchées allemandes, avec une typologie des appellations données par les Français : appellations orientalistes (tranchées du Harem, des Fatmas, des Eunuques), virilistes (tranchées des Tantes, des Homosexuels d’un côté, puis des Viennoises, des Gretchen ou des Teutonnes de l’autre), mais aussi des victoires napoléoniennes (tranchée d’Austerlitz, etc…). Lors de la grande attaque, l’unité de l’auteur progresse d’abord conséquemment, mais elle est arrêtée en position de pointe sur la 2e ligne de défense allemande. Les combats avancés sont violents autour de la tranchée des Tantes (6-10 octobre), Michel Urvoas y est tué le 10 à 23 heures. Il n’a pas de sépulture connue.

Sa dernière lettre, adressée à sa sœur, à la veille de sa mort, est détachée de la violence environnante des combats (p. 122):

9 octobre 1915 Chère sœur

Je viens de recevoir votre lettre avec beaucoup de plaisir. Chère sœur, pouvez-vous m’envoyer du papier à lettres car je n’en ai plus. C’est la dernière feuille que j’utilise. Envoyez moi aussi les chaussettes si vous les avez finies car il commence à faire froid la nuit. Je ne sais quand je pourrai aller en permission.

Ton frère Michel qui pense à toi.

Ainsi à partir d’un matériau relativement laconique, Jacques Thomé a su rendre compte de l’environnement social et du témoignage de guerre de Michel Urvoas, un jeune homme simple qui – dans ses lettres, en tout cas – a toujours fait preuve de bonne humeur mais a rapidement et constamment témoigné d’un manque d’enthousiasme pour la guerre réelle, à partir du moment où il a compris ce qu’elle représentait.

Vincent Suard, septembre 2023

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Lebrun, Mathilde (1879 – )

Le témoignage

Mathilde Lebrun (1879, Nantes – ?) habitante de Pont-à-Mousson, où elle tient un commerce, est en 1914 veuve d’un militaire (adjudant) décédé en 1908, avec lequel elle a eu trois enfants. La guerre déclarée, et ayant eu une culture militaire qui l’a habitué à côtoyer ce milieu (elle a habité plusieurs années dans des forts, dont à Toul, et a été élevée par un oncle, ancien combattant de 1870), elle monte un débit de boissons ambulant au plus près des troupes, activité qu’elle poursuit alors que la ville est envahie pendant quelques jours entre le 4 et le 10 septembre 1914. Sur sa répugnance à côtoyer « les boches », elle se justifie et dit : « Je domptai mon instinctive répugnance, en songeant que j’avais tout intérêt à approcher ces gens, à les étudier, à les connaître » (p. 39). Elle profite de ce côtoiement pour visiter les organisations de l’ennemi et collecter tout renseignement qui lui semble utile. Le recul allemand et la cristallisation du front font qu’elle pense pouvoir être utile aux français ; elle veut « jouer un rôle », non en s’engageant comme vivandière ou infirmière, mais comme espionne, destination qu’elle se fixe possiblement après avoir désigné un espion présumé en pleine bataille pour défendre la ville, mais peut-être aussi en ayant été désignée elle-même comme telle après la réoccupation de la ville. Le 1er décembre suivant, elle est approchée puis finalement, le 13, recrutée à Nancy par le Service des Renseignements de l’Armée de Lorraine. Son « agent recruteur » la missionne de se rendre à Metz, toute proche, afin d’y collecter tout information utile. Elle dit sur son nouveau « métier » : « On m’apprit mon rôle et je compris que j’étais un peu dans la situation de quelqu’un qu’on jette à l’eau pour lui apprendre à nager ». Laissant à la garde de tiers ses enfants qu’elle a éloignés du front à Contrexéville, et devient alors Simonne autrement surnommée « Tout-Fou ». Sa première mission, le 23 décembre 1914, consiste à passer la ligne de front (à Norroy-lès-Pont-à-Mousson) ce qu’elle fait avec une étonnante facilité. Après plusieurs jours d’enquête, elle est finalement approchée par le capitaine Reibel, puis plus tard le lieutenant von Gebsattel, autrement appelé monsieur de Bouillon. Pour les Allemands, elle devient R2, ou madame Blum, autrement surnommée également « Faim-et-Soif ». Le 4 janvier 1915, elle revient en France par la Suisse, fait son compte-rendu au capitaine de B… sur ce qu’elle a vu et entendu durant les 15 jours en territoire allemand qu’a duré sa mission : « Je pus révéler l’emplacement des batteries de Norroy et les dépôts de munitions, la profondeur des lignes de tranchées, le numéro des régiments. Je signalai l’importance des envois de troupes sur la Belgique. Je ne manquai pas non plus de parler des espions que j’avais rencontrés, travaillant pour l’Allemagne » (p. 99). A partir de cette première mission réussi, Simonne, pendant toute l’année 1915, fait des allers et retours entre Nancy et l’Allemagne, en passant par la Suisse (elle cite successivement Metz, Montmédy, Luxembourg, Mondorf, Trêves, Mayence, Coblentz, Cologne, Francfort et même Berlin, passant par Offenburg, Saverne, Appenweiher, Strasbourg et Sarrebourg dans une liste certainement non exhaustive). En tout, elle réalise 13 voyages entre lesquels, missionnée par l’ennemi, elle se rend dans le sud de la France (Marseille et Nice) afin de contacter des agents doubles françaises dont elle sera à l’origine des arrestations. Ce sont Félicie Pfaadt (agent R17), exécutée le 22 octobre (elle dit août) 1916 à Marseille [voir dans ce dictionnaire la fiche de Jauffret, Wulfran (1860-1942) – Témoignages de 1914-1918 (crid1418.org) qui décrit l’exécution de l’espionne le 22 août, qu’il avait défendue vainement devant le conseil de guerre en mai et dont il témoigne de sa réprobation] et Marie Liebendall, épouse Gimeno-Sanches, également condamnée à mort et emprisonnée dans la même ville. Côté allemand, elle distille des informations fournies par le Service de Renseignements qui, apparemment savamment construits, lui valent même en novembre 1915 la Croix de Fer ! Elle reçoit de côté-là des missions dont l’une des dernières confiées est rien moins que de récupérer la formule des gaz de combat français. Risquant, par ces deux principaux « faits d’armes » d’être « brûlée », c’est-à-dire découverte en Allemagne, elle est « mutée » quelques jours à Tours, revient à Nancy avant de participer aux enquêtes et aux procès Pfaadt et Liebendall puis d’être convoquée, le 16 août 1917 à Marseille pour témoigner dans l’enquête sur le député C[eccaldi], mentionné dans ses rapports, accusé lui aussi d’intelligence avec l’ennemi. C’est très possiblement ce qui lui vaut d’être « rayée du service », teintant son dernier chapitre comme une conclusion amère qu’elle a été mal utilisée et oubliée, tant dans l’honneur que dans la récompense nationale.

Mathilde Lebrun, Mes treize missions, préfacé par Léon Daudet (Député de Paris) Paris, Arthème Fayard, sans date, ca 1920, 285 p.

Commentaires sur l’ouvrage
Ecrit en 1919 et les années suivantes, apparemment publié plusieurs années plus tard (1934), ce récit simple, chronologié, sans réel talent d’écriture et descriptif, mais manifestement sincère peut apparaître comme une curiosité littéraire voire fictionnelle. Pourtant, le livre de Mathilde Lebrun est bien la narration testimoniale d’un parcours d’espionne agent double comme les Services de Renseignements français en ont utilisé de nombreuses pendant la Grande Guerre. Le parcours et les actions de Mathilde, manifestement à la personnalité évidente, se construit et évolue en territoire ennemi avec une apparente facilité et légèreté malgré les risques énormissimes pris par ces femmes particulières qui exercèrent leur patriotisme par des voies aussi dangereuses que volontaires. L’ouvrage n’est pas iconographié et contient quelques erreurs topographique (Noviant pour Novéant) ou points tendancieux qui mériteraient des vérifications plus approfondies pour en confirmer la véracité ou la plausibilité. Par exemple, son premier parcours débute en pleines fêtes de Noël et du réveillon dans la Lorraine envahie de l’hiver 1914 et elle n’en décrit pas une ligne. De même par exemple, elle attribue à ses renseignements l’origine d’une contre-offensive sur le Hartmannswillerkopf (entre le 8 et le 15 mars 1915) qui ne semblent pas correspondre à une telle activité sur le massif. Enfin, sa narration est aussi le prétexte à des tableaux, le plus souvent grotesques voire injurieux des personnages qu’elle croise et qu’elle caricature à l’envi (cf. la famille Rihn à Metz dont elle garde les enfants et dont elle dit par que le père à « une bonne tête… d’abruti »), celui lui permettant d’appuyer sur son patriotisme exacerbé.


Renseignements tirés de l’ouvrage :
Liste des missions effectuées en Allemagne par Mathilde Lebrun
1re mission : Du 23 décembre 1914 au 4 janvier 1915
2e mission : Du 11 au 17 janvier 1915 (avec une erreur de date page 112)
3e mission : Du 27 janvier au 1er février 1915
4e mission : Du 15 au 21 février 1915
5e mission : Du 08 au 15 mars 1915
6e mission : Du 26 mars au 2 avril 1915
7e mission : Du 19 avril au (jour non précisé) avril 1915
8e mission : Du 04 au 22 juin 1915 (dont voyage à Berlin)
9e mission : Entre le 26 juin et le 18 juillet 1915, d’une durée de 18 jours
10e mission : Du 18 au 23 juillet 1915
11e mission : Du 11 au 23 août 1915
12e mission : Du 07 au 09 septembre 1915
13e et dernière mission en Allemagne : Du 3 au 11 novembre 1915


Page 22 : Vue tonitruante et sonore de la mobilisation à Pont-à-Mousson
33 : Distribue des bouteilles de vins en pleine attaque allemande
34 : Décrit Pont-à-Mousson sous attaque
176 : 2 canons de 75 français et 6 belges en trophée à Berlin
: Taux de change 100 pour 87,50 marks
178 : Croix de fer en bois plantée de clous d’or et d’argent achetés (elle en plante un)
219 : Obtient (mais trop tard) un sauf-conduit pour toute l’Allemagne
227 : Manque d’être arrêtée en Allemagne à cause de la Gazette des Ardennes (pas logique)
230 : Doit récupérer la formule des gaz de combat français
233 : Obtient la Croix de fer

Yann Prouillet, juillet 2023

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Lehmann, Othon (1896 – 1968)

Le témoin

Othon Lehmann (1er janvier 1896 – Froeschwiller (Bas-Rhin) – 11 décembre 1968 – Epinal (Vosges)) est un jeune mosellan de 18 ans dont le père, de souche alsacienne, habitait Landau, quand la guerre se déclenche. Les premiers jours mêlent impressions militaires, ignorance de la situation et conscience du drame. Un mélange d’effervescence et d’inquiétude comme en témoigne ce tir sur un espion imaginaire (?) en gare de Landau mais aussi de doute déjà. Ainsi le maire de Landau doutant d’une grande victoire en constatant la prise de … 10 canons. Othon, qui a peur que la guerre se termine victorieuse sans lui, intègre enfin, fin août 1914, le 23e RI bavarois de Landau. Il démarre à Landau puis à Kaiserslautern une vie de caserne et de formation, dont les exercices sont difficiles sous les ordres d’un Kompagnie-Exerzieren, modèle de « véritable vieux soldat ». Il dit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu un officier pendant mon séjour à Landau », (il refait d’ailleurs la même réflexion après plusieurs jours de première ligne). En effet, il précise que c’est au sous-officier qu’est confiée l’instruction du soldat brossant quelques tableaux divers de personnages représentatifs. Jeune, il est parti inconscient, confiant espérant avec sa mère « qu’on ne mettrait jamais de si jeunes gens en première ligne, qu’on nous emploierait plutôt pour transporter des munitions, du matériel, des malades… ». Après un mois d’instruction, il est feldmarschbereit, prêt à entrer en campagne. Le 6 novembre 1914, il est enfin dirigé sur le front et dit : « Nous ne chantions pas. (…) Au fond de nos cœurs, nous étions restés optimistes, ne croyant pas au triste sort qui planait au-dessus de nos têtes ». Le train qui l’emporte dépose le soldat à Comines (Belgique) puis, affecté à la 4e compagnie, il est dirigé dans un secteur « formant une chaîne de protection, véritable bastion avançant dans la ligne ennemie » en avant de la ferme du Eickhof (ferme des Trois-Chênes), à l’ouest de la ville. Au créneau, à la défense de la ferme, il prend corps avec le front et en découvre les dangers. Mais il dit : « Je n’avais pas peur ; je crois que je ne me rendais même pas compte de la situation. C’était peut-être très dangereux, peut-être rien du tout ! Pas un coup de fusil, aucune trace d’ennemi. En face de nous, il y avait probablement les mêmes « héros » qu’ici, c’est-à-dire de pauvres gamins sans expérience, déguisés en soldats ». La guerre commence toutefois de l’impressionner. A la vue d’un mort, il dit : « Jamais de ma vie, je n’oublierai la vision de ce beau mort ». Mais le créneau de nuit est fantasmagorique et il déclenche des fusillades, voyant des français dans des troncs de saule, et tuant probablement… une vache. Il se forme toutefois à la guerre, apprend à utiliser se pelle de tranchée « trop petite » (page 15) et expérimente la pitance immangeable et sans pain. Mais rapidement il commence à en éprouver la douleur sous l’omniprésence d’une déprimante artillerie, augmentée du froid et de la pluie. Il dit : « Mais nous étions déprimés et pas assez aguerris pour supporter de telles épreuves » (page 16). Il n’a à ce moment connu que 4 jours de première ligne pourtant. Il avoue avoir abattu un français ayant agi par imprudence (et pour lui manque d’expérience) mais avoir manqué d‘être tué en retour pour le même motif. Très en pointe, il semble oublié, sans ravitaillement, et souffre de la faim. Mais c’est bientôt l’attaque devant son front, impressionnante, terrible et meurtrière, à son avantage. Il dit : « La situation des assiégés était devenue intenable. Les Français sortirent sans arme, se rendirent et furent conduits vers l’arrière. Aucune violence sur eux. C’était la guerre sincère entre braves soldats de première ligne » (p. 21). Atteint d’une balle, il n’ose plus utiliser son fusil et tente de récupérer sans succès celui d’un mort qu’un soldat enterre. Le 14 novembre, pris dans un bombardement, il est blessé au dos par plusieurs éclats d’obus en protégeant un camarade, tous deux blottis dans le parapet d’une tranchée. Se sentant en sureté avec ses camarades et ne voulant pas les exposer au feu, il refuse d’abord son évacuation. Il dit : « Dans le danger de mort, dans les situations sombres de la bataille, les camarades sont toute notre vie, ce sont seulement eux qui comptent. Et si au commencement d’une bataille, on hésite, pour des raisons humaines, de tirer sur des hommes d’en face, tout sentiment de pitié ou de générosité nous abandonne dès qu’un camarade tombe ou est blessé à côté de nous » (p. 25). Il est finalement évacué à la nuit mais dois menacer de son revolver des « infirmiers froussards » qui se trompent de direction et partent vers l’ennemi. Doté d’un revolver civil acheté pour le front avant d’y arriver, ils le prennent pour un officier ! Arrivé à l’ambulance, il est hissé dans un fourgon sanitaire, veut encore aider un français en pantalon rouge, lui rappelant les images d’Epinal de son adolescence (évoquant ici la francophilie de sa famille, précisant « Du roi de Prusse, nous ne parlions jamais ») et la guerre de 1870. Evacué par trains, dans un desquels, par imprudence il manque de retourner au front, il échoue dans un hôpital où il souffre atrocement. Au printemps de 1915, il est dirigé sur le dépôt de son régiment, à Kaiserslautern et jugé « apte seulement pour le service de garnison » (p. 32) et employé au bureau de la Ersatzkompagnie. « Jamais je n’ai vu un seul de mes camarades du front. Peu à peu, j’ai appris que tous étaient morts dans les combats devant Ypres. Parmi mes camarades de chambre, 13 avaient subi l’examen du service militaire d’un an. De ces 13, je suis le seul survivant. Pendant mon temps de service au bureau de la compagnie, j’ai obtenu de temps en temps quelques renseignements sur la mort de mes camarades et les communiquer à leurs parents. C’est le seul service que j’ai pu rendre à ces malheureux » (p. 32). Il cite d’ailleurs parfois le nom de quelques-uns de ses camarades (cf. p. 19). 35 ans après sa blessure, des médecins ont découvert qu’un éclat d’obus se trouvait encore dans le dos d’Othon Lehmann.
Othon Lehmann, 1914 dans l’infanterie allemande, Epinal, chez l’auteur, 1963, 33 p.

Le témoignage
Ce court ouvrage, souvenirs écrits par l’auteur en 1962 « sans jamais avoir rien noté » (p. 27), est simple et superficiel tout en étant relativement descriptif de sa place dans son minuscule morceau de front devant sa femme belge cominoise et des états psychologiques d’un jeune soldat sous l’uniforme feldgrau blessé après seulement 8 jours de front. Il renseigne peu sur sa position sociale mais semble indiquer en note finale avoir un équivalent de brevet supérieur. Il fait aussi montre d’une certaine francophilie qui pourrait s’expliquer en sa qualité de mosellan du nord, d’une commune, Reichshoffen, fortement marquée par la guerre de 1870. Sa narration se veut pédagogique, Lehmann traduisant systématiquement en français les termes militaires, uniformologiques ou techniques dont il a conservé voire expliqué en note la signification.
L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte un croquis et une carte de la ferme Eickhof, seul champ de bataille qu’il aie jamais connu. Se reporter à l’ouvrage pour son usage de terminologie allemande « de guerre » (organisation civile et militaire, uniformologie, usages, expressions, etc.).

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par l’auteur : Landau – Kaiserslautern – frontière belge à Herbesthal – Liège – Lille – Comines (Belgique) – Eickhof / ferme des Trois-Chênes – Bruxelles – Dillingen an der Donau – Kaiserslautern.

Page 5 : Tableau d’une mobilisation à Landau qui l’impressionne (« Landau était le siège de deux régiments d’artillerie (n°5 et n°12), d’un régiment d’infanterie (n°18), du premier bataillon du 23ème RI, d’une formation de mitrailleuses et d’un dépôt de cavalerie (chevaux-légers) » (sic)).
6 : Voit les premiers blessés français dont certains portent des chaussures civiles vernies !
: Tir surréaliste sur espion sur un toit proche de la garde Landau, espionnite
7 : Couleur des uniformes, il touche le felgrau plus tard
8 : Liste des unités de Landau
9 : Poursuit sa formation à Kaiserslautern
18 : Pain surnommé Pumpernickel, dû à Napoléon qui l’avait donné à son cheval en disant « Bon pour Nickel » !
24 : A acheté avant de partir en guerre un revolver Hammerless
30 : Vue d’une dysenterie dans un train, expédients divers (bottes, casques puis « marche du train hors de la porte, retenus aux mains par des camarades ») pour déféquer
31 : Solution de Sublimé pour traiter sa blessure

Yann Prouillet, juillet 2023

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Galopin, Arnould (1863-1934)

Le témoin

Arnould Galopin est né à Marbœuf (Eure) le 9 février 1863, d’un père instituteur qui exerçait également la fonction de secrétaire de mairie. Après des études au lycée Corneille de Rouen puis à Paris, son service militaire effectué, il devient maître répétiteur avant de s’orienter vers le journalisme, métier qu’il exercera pendant une dizaine d’années, notamment pendant la période de la Grande Guerre, pour différents médias comme La Nation ou Le Soir. Il publie son premier ouvrage, Les Enracinées, en 1903, ainsi qu’un roman de cape et d’épée, puis se lance ensuite dans l’écriture de romans feuilletonnisés tels L’espionne du cardinal ou La petite Loute. Il prend la relève d’Henry de la Vaulx pour la rédaction des fascicules de Cent mille lieues dans les airs puis, obtenant un succès avec le Docteur Oméga, récit d’un voyageur sur la planète mars, en 1906, dans la revue Mon beau livre. Ayant de surcroît cosigné des ouvrages avec Emile Driant, alias le Capitaine Danrit, il est qualifié du titre de « Jules Verne moderne ». Il continue d’écrire dans des domaines divers, touchant à nombreux styles littéraires (jeunesse (il publie 2 500 fascicules d’aventures pour les enfants), sentimental, policiers, historique voire science-fiction) pour Fayard et Tallandier, participant à la réédition de mémoires historiques, puis se met au service d’Albin Michel tout en publiant également des feuilletons pour Le Journal ou Le Petit Journal. Pasticheur de talent, dans un style simple et élégant, on lui doit les personnages de Ténébras, rival de Fantômas, et d’Allan Dickson, coéquipier remplaçant Watson auprès d’un Sherlock Holmes vieillissant. En 1922, il récidive en publiant les mémoires d’Edgar Pipes, pastiche d’Arsène Lupin. Pendant la guerre, il se mue en correspondant de guerre et publie, outre Sur la ligne de feu, son pendant maritime Sur le front de mer, lequel sera couronné par l’Académie française. Il va d’ailleurs y ajouter plusieurs romans sur le thème de 14-18, tel Les gars de la flotte, tous chez Albin Michel, dont deux seront repris en films : Les Poilus de la 9ème (qu’il rencontre fortuitement dans une tente anglaise lors d’une visite d’un camp en décembre 1915 !) et La Mascotte des Poilus. Auteur finalement d’une centaine d’ouvrages, Arnould Galopin décède brutalement à Paris le 9 décembre 1934. Sa biographie complète sur | Arnould GALOPIN (franceserv.com)

Résumé de l’ouvrage

Alors qu’il est correspondant de presse pour le quotidien Le Journal (page 56), il brosse dans Sur la ligne de feu 17 tableaux répartis du 10 septembre 1914 au 15 avril 1916, portraitisant ainsi « nos soldats », « nos alliés » qu’il complète par des anecdotes « sur la mer ». Il rend tout au long de l’ouvrage un long hommage aux alliés anglés, écossais et surtout indiens, sikhs et gourkhas, redoutables guerriers, ce sur le front, à l’arrière comme sur mer.

Analyse
Bien que publié en 1917, l’ouvrage, issu d’un journaliste, Sur la ligne de feu. Carnet de campagne d’un correspondant de Guerre (E. de Boccard, Paris, 1917, 208 pages) est sans étonnement un modèle de « bourrage de crâne » issu d’un « reporter » qui, si il est vraisemblablement allé au front, en fantasme la réalité de la guerre, magnifiant ses acteurs, caricaturant l’ennemi et héroïsant les alliés, de toutes origines de l’Empire colonial anglais, en diables implacables, victorieux et invincibles. Quelques rares informations sont dégageables avec toutes les réserves inhérentes à ce style testimoniale particulier, par trop impacté par une vision journalistique tronquée de la réalité de la guerre. En contrepoint, le livre vaut en tous cas pour le long défilé des archétypes de la littérature de bourrage de crâne, en multipliant les tableaux outranciers destinés à des civils crédules et avides d’aventures victorieuses et inoffensives. Etonnamment, alors qu’il s’évertue à cacher l’ensemble des patronymes, il en rétablit un toutefois (dans une note page 87) en indiquant que l’objet de sa page de bravoure est le lieutenant Langlamet, professeur de mathématique au lycée de Cherbourg.
L’ouvrage est agrémenté de 20 illustrations de lieux, matériels ou de soldats de toutes origines alliées.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Liste des « tableaux » rapportés par l’auteur et dates :
Nos soldats
Quelques heures vécues au milieu de la bataille (10 septembre 1914)
Une charge décisive (18 septembre 1914)
Parmi les ruines (20 septembre 1914)
Horrible aspect d’un champ de bataille (22 septembre 1914)
Sous les obus (5 octobre 1914)
Procédés de Barbares (10 octobre 1914)

Trois braves (16 octobre 1914)
La leçon de français (30 octobre 1914)
Nos alliés
Dans le camp des indiens (6 novembre 1914)
Le départ pour le front (7 novembre 1914)
L’enthousiasme belliqueux des terribles Gourkhas (10 novembre 1914)
Les Ecossais marchent en jouant la Marseillaise (16 novembre 1914)
Les Gourkhas à l’assaut des tranchées (18 novembre 1914)
Les Castors (25 novembre 1914)
Un camp anglais (30 décembre 1914)
Le triomphe de « Jack ». Comment un ballon de football amena la destruction d’un bataillon de la Garde prussienne (août 1916)
Sur la mer
Devant Zeebruge (13 décembre 1914)
Le pirate capturé (15 avril 1916)

Eléments utiles au fil de la lecture :

Page 12 : Obus Robin, dits craquelins, obus à balle type 1897
17 : Illustration du train blindé « Vendetta »
36 : Voit des cadavres flottants qui « même après la mort, s’étreignent » !
46 : Balles allemandes tirées de trop loin, n’ayant pas assez de force pour pénétrer profondément
51 : Espions allemands déguisés en femmes
61 : Obus peu dangereux, éclatant sans dommage trop haut
63 : Artilleurs allemands tirant sur les villages pour s’éclairer
97 : Espionnite
84 : Cavaliers piétinant les morts, barbarie
88 : Thann, l’école, l’instituteur
99 : Vue d’indiens Sikhs (fin 156) et de Gourkhas (surnommés les castors (p.150))
127 : Bhangs, hachich indien
135 : Ecossais
142 : Sur le combattant anglais par rapport aux français
144 : Honneur du combat à l’arme blanche des Sikhs
156 : « Capstan », tabac anglais
157 : Vue de camp anglais
167 : Chien
170 : Voit des funiculaires

176 : Footballeurs du 8e Est Surrey qui attaquent avec un ballon de foot
177 : Mads, camarades en anglais

Yann Prouillet – juillet 2023

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Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

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Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

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