Caussade, Jean (1874-1918)

Jean Caussade est né à Villebrumier (Tarn-et-Garonne) le 14 janvier 1874, dans une famille paysanne. Lorsque la guerre éclate, il a une petite exploitation en polyculture vivrière (céréales, vigne, quelques bêtes). De son mariage avec Joséphine, il a un fils, Alban, trop jeune pour partir en guerre, mais capable d’effectuer les travaux agricoles en l’absence du père.
Jean est mobilisé en janvier 1915 au 132e RIT à Montauban ; il passe au 330e RIT de Marmande en juillet, et part pour le front en septembre. En février 1918, toujours 2e classe, il est au 73e RIT ; il est porté disparu le 27 mai 1918 au Chemin des Dames. Sa mort est enregistrée par jugement rendu le 14 octobre 1921 (Fiche tirée de Mémoire des Hommes). Joséphine ne se remarie pas et continue à gérer l’exploitation avec Alban.
La famille a conservé un peu plus de 500 cartes postales envoyées par Jean, certaines fournies par l’armée, d’autres représentant des scènes humoristiques. Les vues de villages sont parfois personnalisées (une croix indique son cantonnement, par exemple). Le mémoire de maîtrise de Cyril Bariou (Les correspondances de guerre d’un paysan, soldat de la Territoriale 1915-1918, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005) en reproduit quelques-unes ainsi que les portraits de Jean, de Joséphine et d’Alban.
Cette correspondance illustre en particulier quelques thèmes.

L’amour conjugal
Comme beaucoup de témoignages présentés dans 500 Témoins de la Grande Guerre et dans ce dictionnaire du CRID 14-18, la correspondance de Jean Caussade montre l’existence du fort amour conjugal exprimé par cet homme qui n’est pas devenu une brute. Il dit à plusieurs reprises que sa seule consolation réside dans l’échange des lettres ; il emploie des termes sans équivoque : « Ma chérie », « Mille baisers », etc. Le 17 septembre 1917 : « Dans l’après-midi, je suis allé visiter un peu partout dans les jardins, et j’ai trouvé encore ces petites pensées toutes couvertes d’herbes dont j’ai ramassé très délicatement pour te les envoyer. Je les ramassais si précieusement qu’il me semblait te caresser à toi-même, mais hélas tu es cependant bien trop loin de moi pour cela. Il faut encore vivre dans l’espoir d’y arriver un jour, mais ce jour heureux, où est-il ?

Les conseils à la famille
En bon paysan, Jean se renseigne sur l’état des bœufs et donne des conseils pour la culture. Les conseils valent pour sa femme et pour son fils, avec cette précision du 9 mai 1915 : « Surtout, écoute ta mère, et je te recommande surtout ne la fais pas mettre en colère, parce qu’elle a un peu plus d’expérience que toi. » Parmi les quelques exemples, voici la carte du 25 mars 1915 : « Finissez la taille de la vigne, faites trèfle et sainfoin à Mourrât et la Ringue et au Clapié, trèfle. Et puis, s’il ne pleut pas, emporter le fumier et aller chercher le bois, puis labourer la Sanevielle et la Motelle, puis nous verrons. » Le 16 août : « Tu me donneras des nouvelles de la vigne et des raisins. Dis-moi comment vous devez effectuer le battage, comment vous vous êtes entendus pour dépiquer et si tu peux labourer. Si tu peux retourner un peu de terre, fais-le à cause de l’herbe. Tu pourrais avoir de plus belles récoltes. »
Le temps passant, il semble que le discours évolue. Ainsi, le 17 décembre 1915 : « Faites en sorte de faire pour le mieux en attendant que je revienne. » A son fils, le 14 octobre 1916 : « Ce que tu as de mieux à faire après toutes ces fatigues que tu supportes, c’est de te ménager. Couche-toi à bonne heure. » A sa femme, le 12 mai 1917 : « Suis toujours en bonne santé, et j’ai grand plaisir que tu en sois de même, et que tu ne souffres pas. C’est tout ce qui me préoccupe le plus. »
Des conseils plus précis à Alban concernent la chasse (29 août 1917) : « A ce sujet, je te dirai qu’il faut que tu sois prudent : ne pas jouer avec le fusil quand tu seras avec tes camarades ; faire bien attention de ne jamais tirer un coup de fusil horizontalement car, soit dans les maïs ou derrière une haie, il peut s’y trouver quelqu’un dont tu peux ignorer qu’il y soit, et ça serait bien malheureux que pour une caille tu fasses du mal à quelqu’un. »
Et à Joséphine, ils concernent l’allocation aux familles (23 février 1916) : « Puisque la femme de Rouquette a l’allocation, et du moment que c’est sûr, n’hésite pas un moment de plus. Va-t-en trouver le juge et réclame jusqu’à la gauche de ma part, car vous y avez le droit aussi bien comme elle et beaucoup plus. »

Au front
Il porte un jugement critique sur les gens du Nord. Il aime bien vivre en compagnie de camarades du « pays » qui sont dans le même régiment. Habile pêcheur, il gagne la sympathie de ses supérieurs en les faisant profiter de ses prises. Il participe à l’artisanat de tranchées (17 février 1917) : « Pour le moment, je suis en train à polir deux douilles du 75 court, pour que tu puisses faire deux vases à mettre sur ta cheminée et que je tâcherai de porter à mon retour. »
Le travail des territoriaux consiste en terrassements et entretien des routes, au transport de ravitaillement et de matériel près des lignes, ce qui n’est pas sans danger.
Les Boches restent les ennemis, et Jean Caussade n’est pas un grand contestataire. Cependant en 1917, on peut noter deux remarques. Sur la guerre, le 18 février : « Ce ne sera pas encore la fin de cette saloperie de guerre, mais qui pourtant faudra qu’elle finisse un jour et que nous serons heureux. » Sur les chefs, le 17 octobre, « ces messieurs lesquels je suis bien fatigué d’être sous leur direction ».
Rémy Cazals, septembre 2017

Share

Laffitte, Jules

Originaire d’Aigues-Vives (Ariège, canton de Mirepoix). Son père, Sévérien, est un propriétaire aisé, maire de la commune. Jules a un bon niveau scolaire. Interné en Suisse de 1915 à 1917, il entreprend des études de droit.
En août 1914, Jules faisait son service militaire au 80e RI ; il obtient le grade de sergent. Les documents conservés par la famille sont principalement des lettres de Jules, de Sévérien, et de diverses personnes, notamment des lettres de condoléances aux parents dans la période où on le croit mort. Comme la plupart des combattants, Jules accorde une grande importance au courrier qui maintient les relations avec la famille. Les colis sont également les bienvenus.

Au front
Le 2 août 1914 : « Hier j’étais de garde à la Brigade et j’ai su un des premiers que la mobilisation était décrétée ; vous pouvez penser que cette nouvelle ne m’a pas rendu joyeux, bien au contraire ; enfin, que voulez-vous, il faut avoir du courage et si on doit partir il faut avoir l’espoir de revenir ; n’ayez pas de chagrin car tout le monde ne reste pas sur les champs de bataille. » Lors de la marche en avant après la Marne, il est plein de sentiments de vengeance contre les Allemands qui ont pillé les villages ; il songe aussi à venger son oncle tué en 1870. Il répercute la rumeur selon laquelle, avant 1914, les Allemands avaient acheté des creutes de l’Aisne, et les avaient fortifiées en vue de la guerre (18 octobre 1914).
Il demande l’envoi d’une « paire de pantalons bleus, comme ceux des charpentiers, pour mettre sur les rouges » (moins pour éviter d’être visible que parce que les rouges sont en loques, 25 novembre 1914). Il se plaint de « toujours marcher et dormir peu » et du froid de fin novembre.

La blessure
Le 3 décembre 1914, il est gravement blessé près d’Ypres et laissé pour mort sur le terrain. Une balle lui a traversé la bouche d’une joue à l’autre et a atteint le système auditif. Il est ramassé par les Allemands qui avancent, et soigné à Tourcoing, puis à Lille. Un de ses camarades écrit qu’il l’a vu tomber, et la famille le croit mort. Elle reçoit des lettres de condoléances patriotiques : « Votre fils a eu la plus belle mort qu’un soldat puisse rêver : il est tombé mortellement frappé par une balle au front en combattant pour son pays. Puisse cette pensée adoucir votre peine. » Une autre, cependant, remarque que l’annonce n’est pas officielle : « Du courage, il n’est peut-être pas mort. »
En effet, après plusieurs semaines, un avis de la Croix Rouge arrive, puis c’est une lettre de Jules lui-même. Il est prisonnier au camp de Göttingen jusqu’en mai 1915. Il écrit à ses parents que le colis de ravitaillement qu’ils lui ont envoyé l’a sauvé.

En Suisse
Dans le cadre d’accords franco-allemands (voir la notice Gueugnier), il est évacué d’Allemagne et interné en Suisse, près de Montreux, jusqu’en juillet 1917. Là, « les pics recouverts de neige » lui rappellent « la pittoresque silhouette des Pyrénées » ; il croit voir  les montagnes du Saint-Barthélémy. Il pleut, il fait froid, mais : « Quand on a un bon gîte, sans fissures aux parois, une nourriture confortable assurée, on ne doit pas redouter les intempéries qui peuvent s’abattre sur le pays » (30 septembre 1916).
Venant de l’étranger, la correspondance de Jules avec ses parents est étroitement surveillée, comme le montrent, dans le fonds familial, les enveloppes ouvertes par la censure. Mais il peut lire la presse de son « pays » (13 janvier 1917) : « Dans une demi-heure, je descendrai au Foyer des Internés où je vais prendre, de temps en temps, des nouvelles du pays, La Dépêche, édition de l’Ariège, y étant expédiée directement de Toulouse. »
Ses parents, aisés, peuvent se payer le voyage de Suisse, et ils viennent le voir une fois. Cependant, la séparation pèse. Jules évoque avec nostalgie les fêtes de Noël en famille et la foire de Saint-Maurice (7 octobre 1916).

Retour en France
Il peut revenir en France en juillet 1917. Il est toujours militaire et il doit accomplir certaines tâches à l’arrière, dans l’auxiliaire. Il n’apprécie pas et souhaite être purement et simplement réformé : « Il valait bien mieux que je reste en Suisse » (4 octobre 1917). Il doit garder des prisonniers allemands : « Les Boches sont très humbles, ils n’ont pas l’air dominateur que possédaient mes anciens gardiens ; je trouve un peu drôle de les commander après avoir vécu sous leur joug » (18 décembre 1917).
Pour se faire réformer, il cherche un piston : « Que papa parle sérieusement à Pédoya pour qu’il arrive à un résultat le plus tôt possible. Il faut le remuer car lui ne s’est pas gêné pour pousser papa à lui donner le maximum de voix, par conséquent il doit se montrer un peu reconnaissant » (16 décembre 1917).
Rémy Cazals, septembre 2017
Notes :
Gustave Pédoya (1838-1938), général de division, député radical de l’Ariège de 1909 à 1919.
Lorsque Nathalie Dehévora a consulté le fonds Laffitte pour son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18 (Université de Toulouse Le Mirail, 2005), il était conservé par la famille. A-t-il été déposé aux Archives de l’Ariège dans le cadre de la Grande Collecte ? Si une réponse est donnée à cette question, elle sera ajoutée à cette notice ; on aimerait aussi connaître les dates de naissance et de décès de Jules Laffitte, ainsi que sa profession.

Share

Cozic, Louis (1894-1915)

1 – Le témoin
Louis Cozic est né en novembre 1894, le 28 (p. 5 : Présentation ; p. 137 : Acte de décès) ou le 22 (p. 143 : Photo ; et fiche « Louis, Auguste, Jean, Marie Cozic » sur www.memoiredeshommes.sga.defense.org).
Il grandit à Lannion (Côtes-d’Armor, anciennement Côtes-du-Nord), dans le pays du Trégor en Bretagne, où ses parents tiennent un commerce de quincaillerie. Sa sœur Anna est plus jeune de deux ans. En 1904, leur père décède ; leur mère restera veuve.
Louis est mobilisé en septembre 1914, l’année de ses vingt ans. Il commence sa formation militaire à Brest (Finistère) dans un régiment d’artillerie, mais se voit rapidement affecté au 2e RIC (régiment d’infanterie coloniale), également cantonné à Brest, un régiment décimé dont il faut recomposer les effectifs. Nommé caporal en décembre, il assume diverses fonctions dans une compagnie du 2e RIC cantonnée à Saint-Renan (Finistère) jusqu’en avril 1915, en ayant conscience d’être « embusqué » (lettre du 07.03.1915).
En mai, Louis quitte la Bretagne avec une compagnie du 2e RIC ; les hommes arrivent à Puget-sur-Argens (Var) pour être incorporés au 2e RMC (régiment mixte colonial), un régiment en cours de constitution. Sous la chaleur méridionale, les soldats accomplissent des marches d’entraînement avec des Sénégalais plus performants qu’eux. Seuls les Bretons font preuve de résistance physique.
Début juin, le 2e RMC stationne au camp de Mailly (Aube), puis rejoint le front en Champagne. Le 16 août, le 2e RMC devient le 52e RIC et part occuper le secteur de Souain (Marne), pour y préparer la prochaine offensive. Le 25 septembre, la deuxième bataille de Champagne commence. Louis disparaît. Son corps ne sera pas retrouvé. L’acte de décès indique que le caporal Louis Cozic fut tué le 25 septembre 1915 à Souain.

2 – Le témoignage
Le courrier de Louis a été retrouvé dans la maison de famille à Lannion, par Herve Corbel son petit-cousin. Celui-ci s’est chargé d’éditer les 89 lettres ou cartes envoyées par Louis à trois femmes : sa mère (principale destinataire), sa sœur Anna et sa grand-tante Lucie, lesquelles habitaient ensemble. Le courrier est daté du 11 septembre 1914 au 25 septembre 1915. Bien que datée du 25, la dernière lettre a été écrite le 24 septembre, la veille de l’offensive.
L’édition est enrichie de photos, de la reproduction de quatre lettres écrites par Louis, ainsi que du courrier reçu par Madame Cozic après la disparition de son fils. Ayant entrepris des démarches pour retrouver la trace de Louis, qui pouvait être blessé ou prisonnier, Madame Cozic reçut des réponses échelonnées entre octobre 1915 à octobre 1916 provenant : d’un sergent du 52e RIC, de l’agence des prisonniers Les Nouvelles du Soldat, de l’ambassade d’Espagne (ce pays resté neutre disposait d’une ambassade à Berlin), d’un gestionnaire d’ambulance et d’un ami de Louis.

3 – Analyse
Le courrier de Louis Cozic contient de nombreuses petites informations sur la vie quotidienne, ainsi que des réflexions personnelles.
Ce qui apparaît tout d’abord, c’est la fierté de porter l’uniforme et, de préférence, un bel uniforme comme celui des artilleurs (22.09.1914). Il sera fêté lors du premier retour dans la famille : « J’aurais bien voulu voir Ernest Merer et Pierre-Marie le jour de leur arrivée à Lannion : je pense que la place devait leur paraître étroite, car il fallait faire voir l’uniforme et aussi l’arroser avec le cidre de Lannion. » (09.03.1915). D’où l’importance de la photographie en tenue militaire, que l’on envoie à toute la famille (31.10.1914).
En novembre, Louis est fier d’avoir été reçu caporal, le seul de sa compagnie : « […] aussi j’attendrai maintenant de les avoir reçus [les galons] pour aller à Lannion. » (29.11.1914). En mars, il espère devenir sergent : « […] je dois, moi aussi, être nommé sergent ; j’en remplis déjà les fonctions et il se pourrait que dimanche quand j’irai à Lannion je n’aie plus mes galons rouges […] » (02.03.1915). À quoi s’ajoute l’esprit de compétition : « […] comme Alexandre a eu la médaille militaire, j’espère bien que je l’aurai aussi. » (11.04.1915).

Dans son courrier, Louis s’exprime parfois sur la guerre et l’on peut suivre l’évolution de ses propos. En octobre 1914, croyant bientôt rejoindre le front, il déclare hardiment : « Nous sommes tous contents de partir et je t’assure que, lorsqu’on reviendra, on pourra dire en nous voyant < Voilà ceux qui ont foutu la pile aux Boches > car je t’assure qu’on va leur apprendre à vivre, à ces animaux-là (ou plutôt à mourir) ! » (31.10.1914). Cependant, le mois suivant, il note : « Ceux qui étaient avec moi à l’artillerie et avec qui j’aurais dû partir, sont presque tous tués ou blessés. […] Heureusement que je ne suis pas parti cette fois-là. » (27.11.1914).
Pendant son séjour dans le Var, il écrit : « Nous ne demandons que deux choses l’une, la paix ou le front. » (12.05.1915). Arrivé au camp de Mailly, il exprime de l’indifférence : « Nous devons partir pour le front dans quelques jours. Je ne sais ce que j’ai, mais cela m’est bien égal : je crois que je ne fais qu’un voyage et que, dans quelque temps, je retournerai encore en Bretagne. » (05.06.1915) ; mais il dit également : « Moi aussi, j’étais pressé de commencer [le service militaire] et maintenant je suis pressé de finir. Heureusement que nous allons voir les Boches pour nous distraire. » (11.06.1915).
Après son premier séjour au front, il déclare : « C’est terrible, la guerre : on ne s’imagine pas ce que c’est, que lorsqu’on l’a vu. Hier, en revenant au repos, nous chantions, et les femmes qui nous regarder [sic] passer pleuraient, probablement parce qu’on chantait, mais, en allant au repos, tu comprends si on a le cœur gai ! » (04.07.1915). Il ajoute plus tard : « Je t’assure que je suis pressé de voir la guerre finie. » (06.09.1915).

Lorsque Madame Cozic reçoit les lettres de son fils engagé sur le front, que peut-elle comprendre ? Respectant les consignes, Louis ne mentionne aucun lieu, hormis « Champagne ». En juin, il écrit : « Nous sommes à 6 km de la ligne de feu […] » (14.06.1915), ou : « Nous sommes assez loin des Boches» (17.06.1915). Quant aux tranchées, il dit : « Ici nous ne sommes pas très exposés : les tranchées sont à l’abri […] » (19.06.1915). En juillet, il parle de repos : « […] étant au repos pour longtemps maintenant […] » (14.07.1915). En août, c’est la fabrication des bagues en aluminium qui occupe son courrier. En septembre, c’est la perspective d’une permission.
Cependant, quelques phrases laissent apparaître le danger : « En chargeant à la baïonnette j’ai tout perdu […] (04.07.1915), ou : « Maintenant, du chocolat, on en trouve sur les morts et dans les sacs boches. » (08.07.1915), ou bien : « J’ai failli être blessé l’autre jour, une balle a traversé ma capote, mais elle ne m’a pas touché, heureusement ! » (23.08.1915). En septembre, il confie : « Je viens de passer six jours à quelques mètres des Boches […]. Cette fois-ci, nous avons été marmités en règle, je t’assure qu’ils ne nous ont pas laissé un jour tranquille. » (12.09.1915). Mais, le 24 septembre, la veille de la grande offensive, Louis dit simplement à sa mère : « Ce soir, je dois retourner passer quelques jours dans les tranchées […] ».

Ce témoignage évoque aussi la Bretagne : ce sont les colis de nourriture (joskenn, andouille, boîtes de sardine), le lit dans une armoire bretonne (23.12.1914), les hommes qui sont des pêcheurs de sardines (14.01.1915) ou d’anciens marins (07.04.1915), le désir de boire du cidre avant de quitter la Bretagne (07.05.1915), la nostalgie des fêtes annuelles comme le pardon de Kerauzern (06.06.1915) ou les fêtes de Callac (23.07.1915) ; c’est aussi la solidarité entre soldats lannionnais pour acheter un cercueil à leur compatriote tué (07.08.1915).

Louis Cozic, Je t’embrasse bien fort. À bientôt. Correspondance de guerre d’un Lannionnais 1914-1915, Préface de Roger Laouénan, Présentation d’Herve Corbel, Editions Herve Corbel & an Alarc’h embannadurioù, Lannuon (Breizh), 2016, 151 pages.

Isabelle Jeger, juin 2017

Share

Courouble, Adolphe (1883-1915)

1. Le témoin
Adolphe Courouble appartient à une famille de la moyenne bourgeoisie catholique; il est à la mobilisation brasseur à Etroeungt (Nord), marié, a deux jeunes enfants. Incorporé à Cambrai, il est embarqué au Havre le 8 septembre 1914 et débarqué à La Palice le 11 ; Il rejoint Mourmelon puis les tranchées de Champagne avec le 126ème RI en octobre 1914. Passant dans la Woëvre d’avril à juin 1915, il est en secteur près d’Arras en juillet. Il est tué à Neuville-Saint-Vaast le 25 septembre 1915, premier jour de l’offensive (3ème bataille d’Artois). Né dans une famille de 10 enfants, il est le seul de 7 frères à avoir été tué.
2. Le témoignage
Un premier témoignage est constitué par un carnet, renvoyé par un camarade à la famille, et qui raconte sommairement la campagne d’A. Courouble. Disponible sur le site « chtimiste » (journal n° 10), le document a été retranscrit par Etienne Courouble et présenté par Michel Decaux, deux des petits-fils de l’auteur, et il occupe environ 18 pages A4. M. Decaux nous a fourni un second document plus dense, de 187 pages, achevé en septembre 2005 pour le 90ème anniversaire de la mort d’Adolphe. Il regroupe le carnet, une correspondance conséquente échangée avec la famille, et un dossier de lettres lié à la recherche du corps du soldat tué, déclaré disparu par son unité. Adolphe Courouble recopiait soigneusement au revers de son carnet de campagne toutes les lettres reçues, et les lettres envoyées furent gardées par la famille et regroupées dans ce recueil. Un exemplaire numérisé a été remis aux A.D. du Nord. Il existe aussi le témoignage de sa femme Lucienne Courouble, civile en territoire occupé, qui a tenu un journal pendant toute la guerre, et celui de son frère Alphonse Courouble, qui a laissé une chronique de l’occupation au Quesnoy pour les années 1914 à 1916 (voir ces deux notices).
3. Analyse
Adolphe Courouble consacrait son temps de liberté surtout à sa correspondance, et son journal tenu au 126ème RI est assez succinct. Ce qui transparaît le plus est la mention répétée de la souffrance de ne pas avoir de nouvelles de sa famille laissée en zone occupée, comme en novembre 1914, p. 7 : « Toujours pas de nouvelles de Lucienne, que c’est long ! » On trouve des mentions de lieux, de relèves. Il signale le 15 octobre 1914 : (p. 7) « Jeudi 15. Beau. On fusille un soldat. Triste événement. Partons pour les tranchées. » Le journal décrit un quotidien fait de boue et de lassitude. Le 18 mars 1915, l’auteur mentionne avoir reçu, après 7 mois d’attente, des nouvelles des siens : «Quelle joie débordante en tout mon être ! Oh ma chérie, combien je t’aime et te remercie d’avoir pu arriver à me donner ainsi de tes nouvelles. Que ne puis-je faire de même ? Tu dois être bien anxieuse de mon sort. » Au total, les carnets montrent qu’il aura en un an 3 fois de courtes nouvelles de sa femme et de ses enfants (2 ans et 6 mois en août 1914) : le 18 mars 1915, une petite carte le 20 juin et on sait que fin-août, il est en permission chez des amis qui ont pu recevoir du courrier de la zone occupée : il y a pu voir une photographie récente de ses enfants. Il est tué à Neuville-Saint-Vaast le 25 septembre 1915 (erreur de date sur la fiche « Mort pour la France»), et un mois plus tard, Lucienne écrit dans son journal le 25 octobre 1915 : « bonnes nouvelles d’Adolphe: a passé 6 jours chez les Fabre au 15 septembre, a reçu portrait des enfants. »
Si les carnets sont succincts, les courriers échangés nous donnent beaucoup plus d’éléments, les lettres nous montrant à la fois le ressenti et les préoccupations d’Adolphe au front, mais aussi, à travers les nombreux correspondants, l’habitus d’une famille de la moyenne bourgeoisie en guerre.
Un sang d’encre
Les poilus des régions occupées par les Allemands n’ont souvent aucune nouvelle des leurs, c’est une souffrance profonde, mais qui laisse en général peu de traces dans les sources. Le riche corpus de lettres permet ici de montrer l’inquiétude qui ronge A. Courouble et les solidarités qui s’organisent avec ses multiples correspondants. Cette angoisse sur le sort des siens est liée à la situation militaire, la dernière mention des siens étant une perte de contact, fin août, dans les désordres liés à la fuite devant les uhlans: l’inquiétude est évidemment renforcée par la relation dans les journaux des « atrocités allemandes ». Une lettre de mars 1915 décrit bien cet état d’esprit: 6 mars 1915, d’Adolphe à Monsieur Gilbert «Pourtant, il me serait si doux d’avoir quelques nouvelles de mes chers petits. Tous les jours, je me demande si tous ils n’ont pas trop à souffrir de l’invasion ou de quelques mauvais procédés de la part des Allemands. Et que de privations ne doivent-ils pas endurer ? Parfois, je pense à leur sort et le compare au mien et je vous assure que la comparaison n’est pas en mon honneur. Ne suis-je pas plus heureux qu’eux tous ? Je ne manque de rien en somme. (…) Mais eux, n’ont-ils pas trop à souffrir de la méchanceté germanique ? Mes enfants, ne les ont-ils pas fait souffrir directement ou indirectement ? Quand on a la relation de la cruauté allemande, ne faut-il pas s’attendre à tout ? Enfin je prie Dieu et j’espère qu’il aura pitié des miens. » Sa famille s’organise pour le soutenir: « Ecrivons-lui et tâchons de le consoler du mieux que nous pouvons. » (de son frère Géry à la famille)» et sa belle-sœur Marie-Thérèse essaye de le rassurer, en lui disant que l’absence de nouvelle est partagée par tous et que certaines atrocités citées par la presse ont été démenties depuis (p. 39).
La solitude au milieu du groupe
L’auteur a évoqué souvent dans son journal sa solitude, parmi ceux de ses camarades qui ont un contact régulier avec leurs proches : « On se tient prêt pour une attaque générale. Tous les copains écrivent chez eux. Que ne puis-je faire de même ?» (20 décembre 1914, p. 10) Il explicite ce sentiment dans une lettre à Madame Gilbert en mars 1915 (p. 81) « Mais l’épreuve est parfois dure surtout certains soirs où je vois les camarades ouvrir les lettres de leur femme ou quand ils me montrent des cartes où la main incertaine de leurs babys a tracé quelques mots. » Lorsqu’il a enfin des nouvelles des siens, il les partage et pense à ceux de ses camarades, nombreux, qui n’en ont pas : (p. 89) « Il me fallut faire part de la bonne nouvelle à mes officiers qui s’intéressent à moi, à mes camarades dont beaucoup, moins heureux, sont encore sans nouvelles de leurs aimés. »
La religion
Le secours principal apporté à Adolphe, outre la chaleur du courrier familial, « C’est si bon de se lire en famille ! On n’apprécie guère l’affection en temps ordinaire, mais il faut être éloigné, exposé pour le comprendre. » (Marie-Thérèse, p. 36), repose dans la religion, aide naturelle pour une famille catholique qui compte un frère prêtre. L’insistance vient souvent des femmes, comme en témoigne son frère Paul (p. 20) « Soyons comme Marie-Thérèse qui a laissé son mari [Alphonse, au Quesnoy] et sa sœur, elle a confiance et bon espoir, mais dit-elle, prions beaucoup. » L’implication passe aussi par des vœux familiaux, ainsi de Marie-Louise, femme de Jules, un autre frère prisonnier (p. 30), « Tu sais que Jules et Alphonse ainsi que Paul ont promis de faire bâtir une chapelle à la Sainte-Vierge si les 7 frères se retrouvaient après la guerre. ». Lorsque la famille apprend qu’Adolphe a enfin eu des nouvelles, Marie-Louise lui demande (p. 90) : « Aurais-tu fait une neuvaine efficace ? Si oui, dis-le moi et j’en rendrai compte au Directeur de l’oeuvre. ». La protection divine est aussi assurée par la prière des enfants : (de Marie Thérèse, p. 101) « Chaque soir mes petits enfants prient pour leurs oncles et tu as droit à un « ave » de plus puisque ton régiment est davantage en danger. »
Passer des nouvelles
On essaye sans succès de contourner les obstacles, d’activer des « réseaux » (ordres religieux, consulats, notaires, comités de réfugiés…). Des cartes de l’Union des femmes de France, en lien avec la Croix-Rouge, passent en juin 1915. Jules, un des frères prisonnier de guerre, voit ses cartes acheminées, mais elles ne contiennent que quelques mots et peuvent mettre 3 mois à arriver. Si on ajoute les nouvelles apportées par les réfugiées expulsées par la Suisse (cartes cachées ou messages appris par cœur), on voit qu’en 1915 certains biais peuvent permettre de donner un minimum de nouvelles (« allons bien ») dans le sens Nord occupé – France. L’autre direction est plus difficile, mais les occupés peuvent espérer recevoir des nouvelles indirectes s’ils ont un proche prisonnier de guerre, les communications sont ainsi relativement aisées entre Jules, le frère prisonnier en Allemagne, et sa belle-sœur Lucienne à Etroeungt.
Disparu : mort ? (1915 – 1931)
Ils étaient trois amis du 126ème RI à s’être promis mutuellement d’écrire à leur famille s’il leur arrivait quelque chose. La lettre de Désiré Dubroux, camarade d’Adolphe, à Paul Courouble, frère référent, a une formulation non exempte d’ambiguïté : « malheureusement notre pauvre Adolphe est resté sur le champ de bataille ». Le dépôt du 126 déclare Adolphe disparu. Paul finit par réussir à rencontrer D. Dubroux, blessé et évacué pendant l’action (décembre 1915) et en rend compte : « Ce n’est qu’hier que j’ai pu voir son camarade. Il a pour ainsi dire la conviction [il ne l’a pas vu directement] qu’Adolphe est mort frappé d’une balle au front entre la 3ème et la 4ème tranchée que les Français avaient pris. (…) « Quoique Dubroux n’ait plus d’espoir, je dirai : conservez-en un peu, l’on ne connaît pas les secrets de la providence. » p. 160. Après l’armistice, une lettre à Lucienne, envoyée par un ami de la famille, montre qu’il faut clore le temps long de l’absence de certitude (8 décembre 1918) p. 162 : « Malheureusement le temps a passé sans apporter aucune nouvelle rassurante et je t’avoue que je finis par ne pas oser conserver une lueur d’espoir. Aujourd’hui, sans pouvoir rien affirmer, je crois que tu dois courageusement t’attendre au pire. Nous avons bien souvent pensé à toi dans ton malheur et nous te plaignons beaucoup. Heureusement, nous te savons courageuse et croyante ; cela te donnera la force de supporter les calamités qui t’accablent. Tu t’appuieras sur tes enfants qui paraissent beaux et intelligents, et sur tes parents.» La recherche de la tombe se traduit par de nombreux courriers aux autorités françaises puis anglaises, les réponses négatives s’accumulant. Ce n’est qu’en 1931 que Lucienne apprend que le corps d’Adolphe repose au cimetière « Nine Elms » à Thélus, à son emplacement primitif, mais de 1918 à 1921 il portait le nom de « Couroubi » sur les registres, ce qui fait que les Anglais ont toujours donné des réponses négatives. Lorsqu’ils ont modifié le nom en « Courouble» en 1921, ils ne l’ont pas signalé à la famille.
Adolphe Courouble appartenait au groupe de la moyenne bourgeoisie catholique, ensemble surreprésenté dans nos sources régionales, à cause de l’aisance à l’écrit qui s’y rattache, et de l’importance attachée à une riche correspondance ou à la tenue d’un journal. Cet ensemble de lettres, qui permet une microstoria de l’intime, illustre bien ce thème spécifique de l’angoisse du combattant sans nouvelles des siens laissés dans les territoires envahis (voir aussi G. Castelain) ; il serait aussi intéressant de connaître sur ce point ce qu’ont pu éprouver des groupes de la région moins à l’aise avec l’écrit, mineurs et ouvriers par exemple.

Vincent Suard, juin 2017

Share

Chabos, Henri (1890-1965)

Le livre qui fournit les informations sur ce soldat de 1914-1918 est : Jean-François P. Bonnot & Sylvie Freyermuth, De l’Ancien Régime à quelques jours tranquilles de la Grande Guerre, Une histoire sociale de la frontière, Bruxelles, Peter Lang, 2017, 473 p. (index des noms de personnes, des noms de lieux, index des notions, abondante bibliographie).

Fils de douanier et de couturière, Henri Chabos est né à Saint-Hippolyte (Doubs) en 1890. Le livre retrace d’abord une généalogie d’employés de l’État ayant conservé leurs attaches à la montagne (forêt, élevage, horlogerie) dans une région frontière. Sous le Premier Empire, l’ancêtre Jean Ferréol Chabod, douanier, a fabriqué de faux papiers pour échapper à la conscription et continuer à faire vivre sa famille.
La famille d’Henri est très catholique. Lui-même est classé premier au certificat d’études en 1901. Ses courriers montrent un lexique varié, une maîtrise de la syntaxe. Commis des postes, il épouse Marcelle Laclef, institutrice, le 5 novembre 1917. Les auteurs insistent sur la nécessité de comprendre « l’individu préexistant à la guerre » et approuvent les travaux en ce sens des historiens du CRID 14-18.
Service militaire au 8e Génie, caporal en 1913, sergent en novembre 1918. On n’a pas de témoignage sur les premières années de guerre ; on a des photos sur son séjour à Salonique d’où il est rapatrié pour paludisme. Il est soigné à Nice d’où il envoie des cartes postales à sa fiancée. En février 1918, il écrit de Marseille où il va s’embarquer pour Beyrouth, préférant rester en vie dans l’éloignement à une participation plus active à la guerre. Beyrouth jusqu’au printemps 1919. Il est démobilisé en été. Nommé quelque temps à Paris dans son métier, il revient à Montbéliard jusqu’à sa retraite comme contrôleur principal.
Les lettres d’Henri à sa fiancée, puis sa femme, ont été détruites par leur fille à cause des passages intimes qu’elles contenaient. Mais les cartes postales ont été conservées, considérées comme des images. Le texte au dos est donc resté.

Les auteurs du livre se réfèrent à plusieurs reprises aux travaux des historiens du CRID 14-18. Dès le début (p. 15), ils font référence à la date de la publication de Barthas, importante pour la recherche de témoignages inédits ; référence aussi à 500 Témoins de la Grande Guerre et au dictionnaire en ligne sur le site du CRID 14-18. Ils critiquent les théories excessives (consentement à la guerre, culture de guerre, notion de brutalisation). Pour Henri Chabos, comme pour tant d’autres soldats, la guerre est maudite, l’armée est détestée. Henri Chabos écrit (p. 194) : « J’en veux haineusement à tous les auteurs de la guerre… C’est au régime militaire en entier qu’il faut en vouloir… » Pas de haine pour l’ennemi, pas d’exaltation de la Patrie, mais un attachement à la petite patrie. Jamais de cartes postales patriotiques.
De la petite patrie, viennent les lettres de Marcelle dont Henri a un grand besoin : « Je me demande comment je pourrais vivre sans ma lettre à peu près quotidienne. » Loin de toute brutalisation, il ajoute : « Je deviens sentimental de plus en plus. » La séparation est comblée par des projets de vie familiale dans la paix retrouvée. L’écriture se modifie un peu après le mariage : elle devient plus libre ; Henri n’hésite plus à utiliser des mots d’argot. Il exprime à plusieurs reprises son désir et fait allusion à des « rêves roses ».
On a quelques informations sur ses lectures. Celles d’avant la guerre ont construit un jugement plutôt dévalorisant sur l’Orient. Pas d’allusion à la lecture de livres de guerre. Henri essaie de lire Les Métèques de Binet-Valmer, par ailleurs auteur d’un témoignage analysé par Jean Norton Cru. Mais le livre lui tombe des mains après quelques pages. [Cette mésaventure est arrivée aussi à l’auteur de cette notice.]
Les auteurs du livre ont éclairé le témoignage d’Henri Chabos par une abondante documentation. Puis-je signaler une erreur ? Page 188, ils reprennent à leur compte cette affirmation d’Evelyne Desbois : « La majorité des lettres envoyées par les soldats ne passait pas par la voie réglementaire ; ils trouvaient toujours quelqu’un pour les poster civilement. » Une fréquentation assidue des lettres de combattants montre que le passage par la poste civile était exceptionnel.
Rémy Cazals, juin 2017

Share

Tanquerel, André (1895-1916)

Le témoin
André Tanquerel est né en Tunisie où son père dirigeait une exploitation agricole. En 1914, il vit loin de sa famille, travaillant dans une imprimerie à Levallois. Il tisse des liens d’amitié avec les Thibault chez qui il loge à Colombes. Incorporé (classe 15) en novembre 1914 à Bourg-en-Bresse (Ain) au 23e RI, il y est instruit jusqu’en juin 1915. Passant au 158e RI, il monte au front en Artois en juillet 1915. Il participe à l’offensive de septembre 1915 devant Souchez (combats du Bois en Hache). En Champagne en février 1916, après une première hospitalisation, il combat à Verdun en mars-avril 1916. Transféré dans la Somme en août 1916, il est tué à Ablaincourt le 7 novembre 1916.
Le témoignage
Dominique Carrier, arrière-petite fille de Madeleine Thibault, la marraine de guerre d’André Tanquerel, a fait publier grâce à l’aide de l’universitaire François Crouzet, dans la collection « Histoire de la Défense » chez L’Harmattan, « On prend nos cris de détresse pour des éclats de rire », André Tanquerel, Lettres d’un poilu, 2008, 329 p.  Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents divers échangés entre André et la famille Thibault. Isolé et venant de Tunis, ces gens de confiance sont devenus pour lui une sorte de famille de substitution. Ainsi, même s’il lui donne le titre affectueux de « marraine », Madeleine n’en est pas une au sens classique car ils se connaissent bien (les marraines de guerre sont souvent « recrutées » par petites annonces dans la presse). Outre Madeleine, les correspondants sont Joseph, son mari, dans la territoriale à Rodez, et leur fille Hélène, avec laquelle André se fiance à l’automne 1916. Il existe quelques lettres de ces personnes mais la grande majorité du corpus repose sur des lettres du front d’André, avec aussi des extraits d’un journal rapidement abandonné, quelques essais littéraires d’une page (prose) et de courts fragments d’un projet de livre. Une introduction historique inégale et une utile série de présentations familiales restituent le contexte de l’échange.
Analyse
Le premier intérêt du recueil réside dans la liberté du ton, originale parmi les correspondances de poilus, c’est-à-dire dans l’absence de l’autocensure habituelle pour ce type de courrier: est-ce parce que ses interlocuteurs ne sont pas sa vraie famille ? Cela tient-il à l’indignation de l’auteur ? En effet l’apport le plus marquant de ce témoignage réside dans la tonalité très critique des écrits d’A. Tanquerel, dans la formulation marquée et répétée du caractère injuste et cruel de la guerre, d’une indignation contre les coupables et les profiteurs, d’une condamnation toujours plus appuyée qui finit par se rapprocher du désespoir. Les lettres sont souvent d’abord composées de propos légers, amicaux, parfois tendres, qui traitent de la famille Thibaut, s’intéressant à la vie à Colombes ou à Rodez, au paysage du front, au vécu dans la tranchée ou à l’arrière. A ce contenu classique sont associées quelques phrases extrêmement critiques sur la guerre, sa conduite, les embusqués et l’horreur des combats. Un bon exemple de ces deux tonalités mêlées (Artois septembre 1915) : « Et ceux qui écrivent chez eux des lettres épatantes, sont de sinistres farceurs ou des vantards. Il n’y a pas de nature humaine qui puisse résister au spectacle d’une telle boucherie. J’ai prié constamment la Vierge, suivant le conseil de mon confesseur. Je ne sais pas comment je suis encore là… (…) Merci au patron pour son petit mot, et bonne santé. Un baiser à toute la maisonnée. Votre André »
En effet A. Tanquerel est un catholique pratiquant, qui aime le son des clochers de village : 1er novembre 1915, p. 140, Artois, «Hier c’était dimanche. On s’arrange toujours de nous faire passer des revues quelconques, juste aux heures des offices, pour nous empêcher d’y aller. » Il collectionne les médailles pieuses qu’il perd régulièrement, Madeleine lui en renvoie : 28 septembre 1915 p. 124 « je vous renvoie un Sacré-cœur et une autre médaille qu’Hélène a fait bénir aujourd’hui. »
Après deux mois de front, la teneur de la correspondance témoigne déjà d’un manque d’entrain (p. 120) « Enfin tout cela est idiot, idiot, idiot. », mais une rupture plus nette se produit avec l’expérience traumatisante de l’offensive d’Artois. Une page résume la journée d’attaque au Bois de la Hache devant Souchez (p. 126) et le récit décrit son enfouissement par un obus sous deux cadavres français tués quelques instants avant. Seul, il réussit à se dégager puis erre, hagard, avant de retrouver les siens. Les lettres suivantes témoignent de l’expérience : 28 septembre « Ce qui se passe ici est affreux. Je me demande comment je ne suis pas mort ou devenu fou» ou (30 septembre) « Je me demande quel crime nous avons commis pour être si cruellement punis ? » L’expérience de cette bataille donne à l’auteur un ton très critique et sombre qui durera en s’accentuant jusqu’à la fin. Il brave la censure avec des propos récurrents que celle-ci qualifierait de « défaitistes » (29 novembre 1915, p. 152) : « On préfère attendre une victoire problématique et sacrifier encore des milliers d’existences, bêtement, pour quelques bandits assoiffés d’or ! Ah ! Je vous supplie de ne plus me parler de Patrie, non, jamais. », mais curieusement, il respecte scrupuleusement les interdictions d’indiquer les lieux précis où il combat : (p. 120) « Ceux qui seraient pris à donner des détails, sont passibles de conseil de guerre. Or nous sommes suffisamment embêtés comme cela pour ne pas chercher à nous procurer d’autres embêtements. » C’est la même chose en 1916 où le lieu Verdun n’est pas nommé, alors que ses descriptions ne sont pas de nature à rassurer l’arrière. En Artois, A. Tanquerel tient une position à 5 km de celle de L. Barthas et les conditions très éprouvantes de la fin de l’automne rappellent celles des Carnets de guerre : Bois en Hache, 29 novembre 1915, p. 152 «  des glaçons flottaient et s’aggloméraient autour de nos jambes. 48 heures ainsi. »
Le ton de la presse, l’enthousiasme ou les mensonges des journaux révoltent l’auteur et il dénonce souvent les embusqués. A Verdun, il est révolté par la lecture des journaux qui annoncent la venue de Sarah Bernhard : 6 avril 1916 p. 188 « Oui c’est affreux (…) Et un sergent qui perd ses tripes, et un mitrailleur dont les pieds sont arrachés, et encore, encore, tant d’autres . (…) Et il continue avec une noire ironie : « Enfin ce qui me console c’est que Sarah Bernhard est venue ici pour nous encourager. » Il insiste beaucoup sur le fait que l’arrière ne connait pas la réalité de la situation du front, et que la guerre ne dure que grâce à cette ignorance.
D’après ses réponses à sa marraine, dont nous n’avons pas les lettres, on sent qu’elle lui fait des reproches, probablement pour le motiver, même si les divergences ne vont jamais jusqu’au conflit : Verdun 13 avril 1916 p. 200 « Non, Marraine, dites-moi que je suis ici, pour vous défendre vous, pour défendre Hélène et Jean (…) mais je vous en prie ne me parlez pas de grands mots, comme Droit, Liberté, etc., car ici on ne sait pas ce que c’est. » (…) « Nous ne souhaitons que la fin de la guerre. Pour nous, le « jusqu’au bout » et « on les aura » n’existe pas. » A. Tanquerel se défend d’être défaitiste, il ne veut pas qu’elle le prenne « pour un vilain révolutionnaire que je ne suis pas » (p. 226) et qu’elle pense qu’il est un lâche : « pourtant, si ma vie pouvait être le prix de la paix, je la donnerais avec joie pour faire cesser tout cela. » (p. 226) Evoquant très rarement les Allemands, il n’est pas politisé mais cite les propos prolétariens formulés par un camarade (septembre 1916 p. 263) « on cherche l’extermination de la classe ouvrière, qui commençait à devenir dangereuse, avec ses conceptions révolutionnaires…».
Sa conviction que la guerre est inutile est corrélée à des crises de cafard de plus en plus marquées ; en 1916, il s’écrie à Verdun (avril 1916 p. 201) : « La foi est morte. (…) Comprendra-t-on qu’il y en a assez ! Que le mot « Assez » pourrait s’écrire en lettres gigantesques dans le ciel, comme le cri suprême de l’armée ? » Ses fiançailles avec Hélène, la fille de Madeleine, améliorent un temps son moral, mais les crises de désespoir sont encore plus violentes dans la Somme (octobre 1916, p. 277), avec une page dramatique dont un extrait donne son titre à la publication « Autrefois je me révoltais, maintenant je n’en ai même plus la force. Le militarisme donne son fruit. Je suis abêti et abruti suffisamment pour me faire tuer sans rien dire. (…) Et c’est justement ce qui nous fait souffrir tous, c’est de penser que l’on prend nos cris de détresse pour des éclats de rire. » Le 7 novembre 1916 en début d’après-midi, lorsque sa compagnie est de soutien lors de l’attaque d’Ablaincourt, il est frappé par un obus et meurt sur le coup.
On a la chance, assez rare pour un simple soldat, d’avoir une citation des faits extérieure, glanée dans le récit du chef d’une autre section de la même compagnie du 158e RI (Carnets de Ferdinand Gilette, 7 novembre 1916, tranchée de Lethé, attaque d’Ablaincourt, site « chtimiste », Carnets de guerre, n° 151) : « Le canon fait rage et les obus passent et éclatent de tous côtés : nous sommes bien mal postés, car nous n’avons aucun abri. Un tombe dans la tranchée en plein dans la 2ème section, il tue 2 types : Tanquerel et Gardon et en blesse 2 autres. (…) Voilà un type : Tanquerel qui à chaque attaque se faisait évacuer et qui revenait ensuite nous rejoindre au repos, il a suffi qu’il vienne une fois dans la fournaise pour y rester. »
Le jugement est bien dur car l’aspirant Gillette n’est arrivé au 158e RI que le 25 avril 1916, et celui-ci néglige le fait que malgré ses trois évacuations (5 mois d’évacuation en 3 fois sur 2 ans de campagne) , A. Tanquerel a fait l’offensive d’Artois en 1ère ligne et surtout a supporté l’attaque sur le fort de Vaux à Verdun le 9 mars 1916.
A la fin de l’ouvrage D. Carrier, dont il faut souligner le travail précieux, a regroupé les documents (courriers privés, du maire, avis de citation à titre posthume [« soldat courageux…]) liés à l’annonce du décès. Sans nouvelles, Madeleine écrit au commandant de la Compagnie d’André, et celui-ci fait répondre par Aimé Desporte, un camarade : 26 novembre (p. 296) « Croyez que pour moi il est fort pénible de vous apprendre la triste réalité, et soyez assurée, Madame, que j’ai pleuré cet ami avec lequel je n’ai eu que de bonnes relations ; il fut regretté aussi bien de ses chefs que de ses camarades et tous nous aimions sa franche gaîté et son caractère ouvert. (…) Allons courage Madame et que Dieu vous garde.» Une lettre de l’aumônier, chargé de tenir le registre de l’emplacement des sépultures du régiment, termine le dossier : 16 janvier 1917 p. 301 « je vous adresse ci-joint le calque de la partie qui vous intéresse. (…) J’ai tout lieu d’espérer, le connaissant comme l’un de nous tous, qu’il était en règle avec le Bon Dieu. Abbé Friesenhauser ».
Donc un témoignage marquant, avec l’expression d’une intimité affective attachante, la formulation individuelle d’une profonde hostilité à la guerre et aussi – l’auteur soulignant souvent le fait que son indignation est partagée par ses camarades -, la formulation d’un ressenti collectif dans lequel le « nous » devient récurrent pour l’expression de cette souffrance.

Vincent Suard mai 2017

Share

Rabary, Jean (1892-1966)

Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017

Share

Cuisinier, Magali (1885-1931)

Petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus, fille d’un ingénieur chimiste, elle est née le 5 mars 1885 à Viarmes (Seine-et-Oise). Ses parents étant décédés très tôt, elle est élevée à Bruxelles par son grand-père Élisée. Elle fait des études de botanique à l’université de Montpellier où elle rencontre Bernard Collin (voir ce nom) qu’elle épouse le 5 novembre 1909. Ils vivent à Sète à la station zoologique, sur l’étang. Leur fille Jeannie nait en 1911. Pendant la guerre, elle passe un examen d’infirmière et s’active à Sète et à Montpellier. Elle n’apprend la mort de son mari qu’avec du retard : ses dernières lettres témoignent de son angoisse ; toutes montrent le profond amour conjugal au sein de ce couple.
La correspondance entre Bernard et Magali est déposée aux Archives municipales de Sète (voir la notice Bernard Collin). Dans les extraits que j’ai pu consulter, les lettres de Magali sont rares. En septembre 1914, elle signale à son mari l’évolution des expériences qu’il avait laissées lors de sa mobilisation. Puis elle décrit le passage de troupes africaines. A propos des « Hindous », sa fille fait la remarque qu’ils portent de l’étoffe sur la tête comme s’ils étaient blessés, mais ils ne sont pas blessés.
Elle envoie à son mari livres et revues. Elle lit La Guerre sociale de Gustave Hervé qui n’est plus le « Sans Patrie » du début du siècle. Elle se sent humiliée que l’on ait offert à sa fille un jouet en forme de cochon appelé Guillaume : « Ce sont de petites choses mais c’est par elles qu’on arrive à déformer l’esprit des enfants. » Elle espère que la barbarie de la guerre « contribuera à faire haïr la guerre à un plus grand nombre de gens ».
Son mari meurt le 27 septembre 1915 avant d’avoir pu revenir dans sa famille. Magali installe après la guerre une librairie à Montpellier. Elle meurt en 1931.
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes,  2017, 376 p., chez l’auteur : Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

Share

Collin, Bernard (1881-1915)

Le témoin
Joseph Alfred Bernard est né le 19 mars 1881 à Selongey (Côte d’Or) dans une famille de la bourgeoisie catholique cultivée. Il fait des études de biologie à l’université de Montpellier et devient spécialiste des micro-organismes aquatiques à la station zoologique de Cette (Sète) au bord de l’étang de Thau. Il a appris l’allemand, ce qui lui sera utile pendant la guerre. Le 5 novembre 1909, il épouse Magali Cuisinier (voir notice à ce nom), petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus. Leur fille Jeannie nait en 1911. Sergent au 21e RI de Langres, il arrive sur le front le 7 novembre 1914, secteur de Béthune. Son régiment combat notamment à Notre-Dame-de-Lorette. Le sergent Collin est tué près de Souchez, en Artois, le 27 septembre 1915 (voir la fiche de « mort pour la France » sur le site « Mémoire des hommes »).

Le témoignage
Sa petite-fille, Marion Geddes a conservé 619 lettres ou cartes postales échangées entre le couple, ou adressées par le soldat à sa très jeune fille. Ces dernières sont souvent illustrées de dessins de plantes, de petits animaux, du sac et des outils du combattant. Quelques vues des ruines d’Arras. Bernard a pratiqué le codage. Déposés aux Archives municipales de Sète dans le cadre de la Grande Collecte, ces documents sont la base d’une exposition à la médiathèque François Mitterrand de Sète du 2 au 16 septembre 2017. Une édition d’extraits est envisagée à cette occasion, ce qui est très souhaitable.

Contenu
Les extraits qui sont venus à ma connaissance témoignent d’une réflexion non conformiste très intéressante. La « guerre imbécile » est pour lui une rupture brutale avec ses activités de recherches. Il demande : à quand le retour dans la Patrie « physique, intellectuelle et morale » qui serait un laboratoire où il pourrait vivre avec sa femme et sa fille. Dans les tranchées, il continue à observer rotifères et orchidées. Il lit Anatole France, Tolstoï, Goethe, Romain Rolland, la revue La Paix par le Droit (voir les notices Jules Puech et Marie-Louise Puech-Milhau). Les lettres de sa femme lui sont un soutien indispensable. Une fois de plus, cette correspondance révèle l’amour conjugal au milieu de la violence de la guerre : le 13 mars 1915, un camarade est tué près de lui et il reçoit sur sa capote les débris de sa cervelle.
Bernard Collin est désolé de voir des gosses mobilisés, envoyés à l’abattoir « qu’on appelle champ d’honneur dans l’argot officiel ». Des deux côtés, les charges à la baïonnette sont stupides, « si brillantes dans les journaux, si infécondes en résultats, sauf pour celui qu’on charge ».
Très concrètement, il montre l’attente de la « bonne blessure » qui est le vœu le plus cher de ses soldats (9 décembre 1914), et de lui-même (28 mai 1915). Il montre la joie qui s’installe dans le groupe qui vient d’être relevé. Il évoque avec indignation les parades qui transforment les hommes en pantins.
A Noël, il entend les cantiques allemands. Peu après, un soldat lui apporte un lot de lettres qu’il a prises sur un cadavre allemand dans le no man’s land ; l’une signale un départ de soldats pour le front « et c’était tellement triste que tout le monde pleurait ». En février, une conversation avec les Allemands est interrompue par l’arrivée d’officiers supérieurs « qui voient toujours d’un mauvais œil ces rapprochements funestes pour le « moral des troupes » ; l’illusion de l’ennemi tomberait trop facilement si l’on pouvait s’apercevoir que l’on a en face de soi des hommes et non pas seulement des créneaux garnis de fusils à faire feu ; des hommes souffrant les mêmes choses de part et d’autre, victimes des mêmes machinations sociales et dont on entretient et cultive l’animosité réciproque, comme une fleur de serre chaude utile au luxe d’un petit nombre. » En avril 1915, il a « le plaisir de contempler plus de visages heureux et rayonnants » qu’il n’en avait vus depuis août précédent. Il s’agit de prisonniers allemands : « Certains déliraient et dansaient de joie, ils ne demandaient qu’à filer à toute bride dans le boyau conduisant vers l’arrière, peu soucieux de courir, une fois sauvés, de nouveaux risques de mort. » Un Badois, grièvement blessé par un éclat d’obus, est pris en charge par les soldats français qui lui donnent du vin, du café, tandis que le sergent lui parle pour lui remonter le moral.
Plusieurs pages évoquent la haine en mai 1915. « Où est-elle ? » demande-t-il. Elle n’est pas chez les soldats français, vraisemblablement pas chez ceux d’en face. « Mais où donc est la haine nationaliste contre l’étranger, telle que la prêchent Barrès et autres ? Je ne la vois pas sur le front ailleurs que dans les journaux qui, d’ailleurs, sont plutôt lus ici le sourire aux lèvres et traités par le troupier sceptique de simples « bourreurs de crâne » rédigés par des embusqués qui chantent bien haut, pour n’être pas venus y voir. » Sur le front, on en veut aux Allemands de n’être pas restés chez eux, ce qui oblige à les chasser, et il faut les chasser, mais c’est « mauvaise humeur bien plus que haine ». Comme l’a expliqué Jean Norton Cru, la haine est un produit de l’arrière, « une drogue grisante pour civils ».
Les soldats vont à la mort et sèment la mort « au seul profit d’une minorité qui ne risque généralement rien ». C’est à cause « de combinaisons louches émanées de hautes sphères capitalistes » que la guerre a été déclarée. Les soldats vont mourir « pour laisser une humanité un peu plus bête et méchante qu’elle ne l’était avant. C’est tout ! » Il y a « de quoi se sentir dégoûté d’être homme » : Bernard Collin retrouve ici des accents jaurésiens. De même lorsqu’il estime qu’à côté des marchands de canons, les exploités aussi sont responsables « parce qu’ils se laissent faire ».
Quelques jours avant sa mort, il écrit : « Si la France d’après la guerre est trop inhospitalière et chauvine, peu propice à la vie libre, ce que j’ai de fortes raisons de craindre, nous irons planter notre tente à Genève, à Naples ou Florence, au Brésil ou à Java, n’importe où le vent nous portera. »
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes, 2017, 376 p., chez l’auteur Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

Share

Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

Share