Clavel, Marcel (1894-1976)

1. Le témoin

Marcel Clavel vient d’une famille assez aisée et très instruite et cultivée. Son père est percepteur à Toulouse. En juillet 1914, Marcel est admis à l’Ecole Normale Supérieure. Il est mobilisé le 5 septembre et rejoint le 15e RI à Albi. Puis il part près de Pézenas pour suivre une formation d’officier réservée aux élèves des grandes écoles. Le 5 décembre, il est promu sous-lieutenant et affecté au 164e régiment d’infanterie. Sorti premier du peloton d’instruction, il part pour le front le 10 janvier 1915, à Ypres, pour une période de deux ans et demi, dans une unité de première ligne, le 81e RI de Montpellier. Le 8 juin 1915, il est nommé lieutenant. Le 10 octobre 1915, il est promu au grade de capitaine.

Il a reçu trois citations, la première pour les attaques de mars 1915 à Beauséjour, la seconde pour l’offensive de septembre 1915 dans les secteurs de Souain et de Tahure, et la dernière pour les attaques de Thiaumont en août 1916, où il a été blessé à l’épaule gauche. En 1917, il part, en tant qu’officier détaché du 81e RI, s’occuper de l’instruction de divisions américaines. Le 25 février 1919, il est démobilisé.

Il part à Oxford pour préparer un diplôme sur l’armée anglaise vue par Kipling. En 1920, il retourne à l’Ecole Normale pour passer l’agrégation d’anglais, qu’il obtient brillamment, et il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire pour faits de guerre. Il débute sa carrière à l’université de Michigan aux États-Unis en tant qu’agrégé d’anglais détaché. Pendant quatre ans il rédige sa thèse sur Fenimore Cooper. En 1925, il revient en France, il est d’abord nommé au Grand Lycée de Marseille, puis il devient professeur de langue et de littérature anglaise à la faculté des Lettres de l’université d’Aix-Marseille. Il est proposé pour le grade d’officier comme chef de bataillon d’infanterie attaché à la mission de Liaison auprès de l’Armée britannique en 1940. Plus tard, il quitte l’armée comme lieutenant-colonel de réserve.

2. Le témoignage

– Lettres et cartes originales : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 181 (710 pièces).

– Deux versions dactylographiées de la correspondance, intitulées Ultime témoignage sur la première guerre mondiale par un conscrit de la classe 14, normalien de la promo 14 à l’Ecole normale supérieure, agrémentées de documents divers : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 182 ; Bibliothèque municipale de Toulouse (598 p.).

– RIONDET Aurore, « Ultime témoignage sur la Première Guerre mondiale par un conscrit de la classe 14 » : La correspondance de Marcel Clavel (1914-1917), mémoire de Master 1 sous la direction de Rémy Cazals, Toulouse II Le Mirail, 2006, 276 p (144 p. de lettres retranscrites).

3. Analyse

(Référence aux pages du mémoire d’Aurore Riondet)

Expérience combattante :

– découverte de nouvelles régions et des populations locales : p. 199-200,

– sur l’ingéniosité des Belges et leurs coutumes, voir la lettre du 21 janvier 1915, p. 75.

– descriptions précises des secteurs occupés : p. 200,

– pour une description d’une tranchée et des informations sur son organisation, voir la lettre du 23 janvier 1915, p. 76

– vie quotidienne dans les tranchées (conditions de vie, temps de détente et repos) : p. 201-203,

– sur le travail incessant dans les tranchées, voir la lettre du 30 octobre 1916, p. 179.

– rôle du chef (moral combattant, privilèges, courage et protection) : p.204-207.

Sentiments d’un jeune combattant :

– relations familiales (lien affectif, demandes d’informations, sentiment national) : p. 209-211,

– sur son enthousiasme à partir sur le front, voir la lettre du 7 septembre 1914, p.49.

– perceptions de la violence (perte de camarades, force morale, soutien spirituel) : p.212-215,

– sur la douleur de la perte d’un camarade proche, voir la lettre du 17 août 1916, p.172.

– perception des « autres » (rapports avec le Commandement, avec l’ennemi, avec les civils), p.216-219,

– sur l’attribution des récompenses militaires, voir la lettre du 17 août 1916, p. 173.

4. Autres informations

– Registre matricule : Archives départementales de la Haute-Garonne, série 5416W6.

Historique du 81e Régiment d’Infanterie (campagne 1914-1917), par le caporal Gabriel Boissy, 1918, aux Impressions Mistral Cavaillon, numérisé par Lucie Alle, consultable sur www.1914-18.org, rubrique Historiques-Régiment d’infanterie.

– Documents relatifs à la vie de Marcel Clavel (articles, brochures…) : Archives départementales de la Haute-Garonne, sous-série 1J 183.

Aurore Riondet, 12/2007

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Basset, Abel (1875-1915)

1. Le témoin

Né le 26 mai 1875 à Sérignac dans le Lot (prénoms d’état-civil : Jean Emile). Il est cultivateur chez son beau-père à Courbiac, canton de Tournon d’Agenais (Lot-et-Garonne) lorsque la guerre éclate. Mobilisé dans l’armée territoriale, il est marié et père de deux enfants, propriétaire de quelques terres. Il n’est engagé dans aucun syndicat, association ou autre mouvement d’opinion. Il sait lire et écrire, sans avoir fait d’études importantes. D’abord incorporé dans l’armée territoriale, il part au front au début de l’année 1915 dans la réserve du régiment d’infanterie d’Agen, le 209e RI. Il est décédé le 23 septembre 1915 près de Roclincourt dans le Pas-de-Calais dans une sape. Médaillé militaire posthume.

2. Le témoignage

Il se compose de 150 cartes postales (aucune lettre) envoyées depuis l’arrière puis du front à sa femme et essentiellement à sa fille cadette, Elodie, âgée de 4 ans en 1914. Les textes sont très courts, parfois lapidaires. Hormis les quelques informations que l’on peut dégager des propos tenus par Abel Basset, les 150 cartes envoyées permettent de travailler sur un échantillon iconographique intéressant. Bibliographie : Lafon Alexandre : « Une correspondance de guerre », dans Revue de l’Agenais, n°2 – avril-juin 2005, p. 783-804.

3. Analyse du témoignage

Le corpus de cartes postales et plusieurs indications données par Abel Basset permettent de mieux comprendre comment les combattants ont pu choisir tel ou tel support iconographique pour leur correspondance. Dans le cas de Basset, il apparaît que son choix est lié non pas à une quelconque démarche pré-établie (sauf pour les vues panoramiques permettant de faire découvrir à sa fille les paysages de France), mue par un patriotisme chevillé au corps, mais bien par la possibilité de se procurer les dites cartes : il prenait simplement à l’arrière front ce qu’il trouvait. Sa correspondance dévoile essentiellement ses activités : terrassier, artisan de tranchées (notamment les bagues) et ses liens avec les camarades du « pays ». La guerre est surtout subie (ni haine, ni violence, mais le poids de l’autocensure est ici important) sans être maîtrisée.

Alexandre Lafon, 12/2007

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Despeyrières, Henri (1893-1915)

1. Le témoin

Né le 1er février 1893 dans la commune du Laussou, canton de Monflanquin (Lot-et-Garonne). Issu d’une famille de propriétaires terriens, études au-delà du certificat d’études sans être bachelier, célibataire. Part pour le front en août 1914 avec le 14e RI (Toulouse). Caporal fourrier (23 septembre 1914) puis sergent fourrier (mai 1915). Porté disparu le 8 septembre 1915, secteur de La Harazée en Argonne (55).

2. Le témoignage

L’ensemble de la correspondance adressée par Henri à sa famille, essentiellement à ses parents, a été retranscrite après sa mort alors que la guerre n’était pas terminée sur deux cahiers. Cent cinquante lettres et cartes postales en tout. Une partie est publiée une première fois dans la revue Sous les arcades, de la MJC de Monflanquin (juillet-septembre 2002) par les soins de Claude Bertrand qui jugeait ce document « passionnant et admirable ». La totalité est publiée en 2007 aux éditions Privat (Toulouse) sous le titre : « C’est si triste de mourir à vingt ans ». Lettres du soldat Henri Despeyrières 1914-1915 (préface d’André Bach, présentées par Alexandre Lafon), 294 p.

Le témoignage est également intéressant par sa forme : en premier lieu, il ne souffre d’aucune réécriture. D’autre part, Henri transmet à ses parents à la fin de l’année 1914 dans sa correspondance même le Journal de guerre qu’il a tenu semble-t-il jusqu’au 26 septembre de la même année, ce qui permet une comparaison du texte avec les lettres qu’il a pu écrire à la même période et ainsi percevoir l’autocensure qu’il a pu déployer.

3. Analyse

Henri Despeyrières dévoile des éléments sur des thèmes bien connus du quotidien des combattants : arrivée aux tranchées et leur description (21 septembre, p. 45), abris, secteurs calmes et actifs, importance des liens avec le « pays », la famille et ce que peuvent attendre les parents des lettres de leur fils combattant. Il confirme que la guerre vécue est rapidement condamnée (p. 42), que l’horizon d’attente des combattants est la fin « prochaine » de la guerre (vœu du 1er janvier 1915), sentiment qui s’accentue dans les premiers mois de l’année. La guerre des fantassins est souvent une succession d’actions dont le sens leur échappe, maintenus qu’ils sont dans l’ignorance des secteurs où on les transporte (par exemple fin août-septembre 1914).

Henri Despeyrières trouve étrange de ne participer dans les premiers combats que comme spectateur (« Je n’ai pas encore tiré un coup de fusil », p. 41), comme il trouve étrange que les Allemands communiquent avec les lignes françaises. Son témoignage permet également, dans cette perspective de mieux comprendre les stratégies relationnelles à plusieurs échelles, de voir à l’œuvre les liens tissés entre les soldats : entre les simples soldats et les officiers (suivant leurs caractères et leurs situations militaires, cadres de l’active ou de la réserve), rapport aux camarades avec qui on est parti qui n’ont pas le même statut que ceux qui arrivent ensuite (p. 118). D’autres remarques et réflexions dévoilent des pratiques de guerre à la fois très violentes (dépouiller les cadavres ennemis, p. 96), mais aussi les soins apportés aux blessés faits prisonniers. C’est surtout l’évolution du moral que l’on peut suivre, à la fois constitué de hauts et de bas, mais sur une tendance plutôt négative : une cérémonie d’exécution de soldats français (avril 1915, p. 204), la mort de son beau-frère, la guerre de siège installée et pour laquelle aucune issue n’est plus lisible ou l’inégalité ressentie entre les militaires (sur les régiments plus ou moins exposés par exemple, p. 179) ont tôt fait de faire d’Henri un combattant résigné qui cherche à limiter individuellement son exposition au feu ou à témoigner d’actes collectifs de limitation de la violence reçue ou donnée.

Quelques observations intéressantes, spécifiques ou bien connues :

– Autocensure, les obus allemand inoffensifs, p. 41.

– L’arrivée des « bleus », p. 72.

– La retraite avant la Marne, p. 87-92.

– Un « canard », p. 93.

– L’ami, p. 103, p. 132, p.142.

– Son regard sur son « témoignage », p. 120.

– Rapport de camaraderie avec son lieutenant, p. 158.

– Prisonniers qui se rendent, p. 167.

– Garder sa bonne place, p. 188.

– Refus collectif de monter à l’attaque, p. 192, p. 222.

Alexandre Lafon, 12/2007

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Pottecher, Jean (1896-1918)

Voir la notice dans Témoins… de Jean Norton Cru, p. 539-542. Réédition récente du texte paru en 1926 : Jean Pottecher, 1914-1918. Lettres d’un fils. Un infirmier de Chasseurs à pied à Verdun et dans l’Aisne, Louviers, Ysec éditions, 2003, 208 p., illustrations. Ce livre reprend la préface d’André Suarès, le texte de Jean Pottecher et, en postface, la notice de Témoins…

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Mauny, Emile (1877-1946)

1. Le témoin

Emile Mauny est né le 1er mars 1877, d’un père cantonnier, puis vigneron dans l’Yonne. Devenu instituteur, il a épousé une institutrice, et le couple a été nommé au village de Courlon à la rentrée 1911. Leur fils Roger était né en 1906. Caporal à l’issue du service militaire, Emile est mobilisé au 33e régiment d’infanterie territoriale. Politiquement, il se situe à gauche, mais on n’a pas de trace d’engagement dans un parti. Après la guerre, il reprend le poste d’instituteur. Le couple prend la retraite à Auxerre où Emile meurt le 2 décembre 1946.

2. Le témoignage

Michel Mauny, Emile et Léa. Lettres d’un couple d’instituteurs bourguignons dans la tourmente de la Grande Guerre, chez l’auteur (10 rue du 4 août 1789, 89400 Migennes), 2006, 241 p., illustrations. Nouvelle édition, revue, en 2007. Ce livre a été composé par le petit-fils de ce couple d’instituteurs à partir des lettres retrouvées dans un carton marqué du simple mot : « Guerre ». Devant l’épaisseur du corpus, il a dû faire un choix, avec le souci de ne pas trahir. Mais l’ensemble est archivé et pourrait être produit à la demande. Michel Mauny a songé un moment à un plan thématique, mais il s’est heureusement rallié au plan chronologique qui respecte le rythme de l’histoire et l’enchevêtrement des thèmes. La plus grande partie des lettres sont écrites par Emile et adressées à Léa.

3. Analyse

Territorial, Emile Mauny reste d’abord dans l’Yonne, puis il est nommé instructeur à l’Ecole militaire préparatoire d’infanterie de Rambouillet (février-septembre 1915). Il arrive sur le front en Artois le 1er octobre, affecté au 246e RI. En Champagne de février à juillet 1916 (sergent en mars) ; en Argonne jusqu’en juin 1917 ; de nouveau en Champagne jusqu’à son évacuation pour maladie en août. Il revient sur le front (Aisne) en janvier 1918 avec le 122e RIT de Montpellier (« Presque tous les hommes et gradés parlent fréquemment le patois provençal. Je n’y comprends rien. ») A nouveau évacué en juin. En Flandres en octobre et novembre 1918, puis en Belgique, avant sa démobilisation le 1er février 1919. Le livre fait apparaître plusieurs points forts de cette correspondance.

On y trouve l’évocation de la désolation lors de l’annonce de la mobilisation (p. 22-26), de la légende des enfants aux mains coupées (p. 47), des prophéties (p. 58). Emile Mauny a assisté à une exécution (p. 116) ; il a été juge en Conseil de guerre (p. 163). Ses pages sur la boue ne nous apprennent évidemment rien de nouveau, mais elles sont parmi les plus fortes (p. 78, 151). Dès les premiers jours de front, il a compris quelles étaient les deux situations terribles : subir le bombardement (description concrète p. 77), sortir de la tranchée (« Car les attaques, on y va une fois, deux fois, vingt fois, puis finalement on y reste. »)

L’instituteur bourguignon a exprimé à plusieurs reprises le désir de voir la guerre se terminer (il ne dit pas si ce doit être par la victoire). Dès le 15 octobre 1915, après seulement deux semaines de front, il affirme que le retour au foyer est « notre plus cher désir à tous ». Le 30 mars 1916 : « Nous voudrions bien tous que la paix se signe enfin. Quelle vie de traîner partout alors qu’on a une famille, une maison. » Le 9 août 1916 : « Nous avons soif de tranquillité et c’est tout ce que nous souhaitons. » Et, thème fréquemment rencontré dans d’autres récits de combattants : « Heureux ceux qui sont tombés au début, quelle que soit la suite possible des événements » (5/4/1916) ; « Combien sont heureux ceux qui sont tombés au début de cette guerre » (23/12/16).

Un très fort éclairage est porté sur les rapports entre le front et l’arrière. La correspondance et quelques permissions constituent le lien bien connu. Emile se préoccupe de la santé des siens, du surcroît de travail de sa femme, des résultats scolaires de son fils et de sa bonne éducation en général. Il n’oublie pas ses anciens élèves, dont certains vont passer le certif’ : « J’ai reçu une lettre de Christen [qui contenait une grosse faute d’orthographe dans la conjugaison du verve envahir]. Dis-lui que cela m’a fait plaisir mais fais-lui trouver des mots de la famille d’envahir. Dans son esprit, il confond avec haïr. Un devoir sur ces deux mots leur servira à tous car ces expressions pourront se trouver dans la dictée du Certificat d’Etudes. » (15/2/16)

Mais, entre front et arrière, une coupure existe, à cause des journalistes. Emile est « dégoûté » par des journaux qui « suent la fausseté » (2/3/16). « Mon seul plaisir actuellement serait de pouvoir flanquer mon pied quelque part à un de ces nombreux imbéciles de l’arrière, surtout si c’était un journaliste » (16/12/16). Et quatre jours plus tard : « Quelle ignoble presse de guerre nous avons eue. » Et encore (24/12/16) : « La presse a constamment dénaturé les sentiments de tous durant la présente guerre […] C’est pourquoi nous crions tous : honte aux journalistes. » « Il y en a un qui me semble avoir dépassé toute limite. C’est le sieur Hervé », écrit, le 10 octobre 1916, Emile Mauny qui connaît bien le rôle de Gustave Hervé dans l’Yonne lorsqu’il était professeur au lycée de Sens. « Après avoir traîné le drapeau dans la boue, dans le fumier, prêché la grève en cas de guerre, tout dit, tout fait contre l’armée, il se permet aujourd’hui de traiter d’imbéciles tous ceux qui semblent ne pas le suivre dans ses nouvelles élucubrations. Ce petit monsieur au courage militaire si récent ne mérite que le mépris qui d’ailleurs lui est très généreusement accordé par l’unanimité des poilus. Quand on a un passé comme lui, on n’a qu’un moyen de faire croire à une conversion sincère, c’est d’empoigner un fusil et de venir à Verdun ou dans la Somme faire le coup de feu. Cet homme n’est pas digne d’un soufflet. »

A ce bourrage de crâne (Mauny emploie le mot « bluff »), l’arrière se laisse prendre. Emile est particulièrement sensible à l’incompréhension de son épouse et il ne se prive pas de la critiquer vertement : « Je t’en prie, ne lis plus les journaux car tu perds complètement la tête » (30/10/15). Le 19 janvier 1916, il rejoint l’expression de nombreux camarades dans cet espoir utopique : « si les femmes voyaient cela, je suis bien persuadé qu’elles feraient l’impossible pour prêcher à l’avenir la paix universelle ». Mais il doit reconnaître ses illusions (16/4/16) : « Je viens de recevoir tes lettres des 5 et 6 avril. J’y trouve toujours les idées fausses que vous [les gens de l’arrière] avez en toutes choses. Il est absolument impossible d’essayer de vous faire comprendre ce qui se passe. Vous le comprendrez quand nous serons tous tués. » Et encore (21/12/16) : « Je viens de recevoir ta lettre du 17. Une phrase me frappe : « Il paraît que cela a bien été, etc., etc. », dire que vous ne voudrez jamais comprendre ce que c’est que ce genre d’affaires… Vous n’aurez jamais à l’arrière le courage de demander des précisions. Voilà l’état d’esprit général. Les vies ne comptent pas pour qui est à l’abri. On ne peut être plus bête que les gens d’arrière, mais qu’ils ne crient pas si le malheur les frappe. »

Il reproche à sa femme d’avoir souscrit à l’emprunt de la défense nationale, « grosse bêtise » qui ne fera que « prolonger les sacrifices » (28/10/15). Il y revient le 16 novembre : « On parle d’emprunt nouveau. Tu sais, que pas un sou de chez nous ne serve à prolonger notre misère. » Et encore une fois, le 4 janvier 1917 : « Il est bien entendu qu’il ne faut fournir un seul sou. Cela suffit. »

A l’arrière se trouvent les embusqués et Emile Mauny souhaite « qu’ils y viennent un peu » (29/11/15). Le pire, c’est que même s’ils n’y viennent pas, surtout s’ils n’y viennent pas, ce sont eux qui raconteront la guerre : « Surtout [27/10/15], ne continue pas à croire aveuglément les formidables bourdes qui sont lancées un peu partout. Tout cela, c’est le bluff de l’arrière. Nous, ici, nous voyons les choses comme elles sont, mais nous sommes malgré tout gais, et le poilu du front, le véritable, n’a que mépris pour celui des dépôts ou pour celui qui s’approche seulement des lignes d’avant sans y prendre place et y faire le coup de feu. Tous ceux-là auront tout vu, tout fait après la guerre, mais espérons qu’il en restera assez des véritables pour rétablir la vérité ! » Thème récurrent, repris par exemple le 21 janvier 1916 à propos de « la danse infernale qui engloutira la moitié des nôtres » : « Mais on verra un peu ensuite si ceux qui resteront se laisseront faire après la guerre. Gare aux phraseurs. »

Instituteur bien noté, caporal puis sergent de confiance, Emile Mauny a toujours été un homme qui faisait ce qui devait être fait, avec application. On le discerne dans ses écrits et il le dit lui-même à plusieurs reprises, ainsi le 12 juin 1917 à sa femme : « Tu sais que je fais très consciencieusement tout ce qu’on me confie. Je m’y intéresse. J’ai à cœur de ne pas passer pour un imbécile dans mes fonctions et on ne connaît jamais trop de choses. C’est en tout la même chose [sans doute veut-il dire : en guerre comme en paix] et j’espère bien que Roger sera comme cela. » Mais, en cette année 1917, l’usure se fait sentir : « Le service qu’on réclame de nous est trop dur pour moi. Je n’ai pas le droit de dire comment le trouvent les autres. Les forces ont des limites, même celles des hommes du front. » Un poste d’instructeur pour l’emploi du fusil mitrailleur lui accorde un peu de répit. Le surcroît de travail de Léa (les deux classes regroupées, le secrétariat de mairie) lui fait joindre les deux situations. La lettre du 16 mai 1918 témoigne d’un grand découragement : « Tu n’as pas encore d’adjointe et tu as trop de travail. Nous voici arrivés à un moment où il va falloir nous décider à changer nos vues. La guerre dure. On ne consentira jamais à faire rentrer les vieux instituteurs. […] Toi, tu ne peux plus continuer ce que tu as fait jusqu’ici. Tu tomberas malade et ensuite ce sera pis. On te mettra en ½ solde puis à rien si la maladie continue et voilà. Ce sera le remerciement. […]Ce que je veux : c’est que tu ne continues pas à te tuer comme cela pour un profit hélas bien aléatoire. A l’époque des nouveaux riches, ce serait trop bête. » Découragement toujours présent alors que la guerre est finie (18/12/18) : « Laisse carrément de côté tout ce qui t’embarrasse et sois tranquille. J’ai réponse prête aux exhortations au zèle pour l’après-guerre. Mon service bien fait et c’est tout. J’ai payé de ma personne. Les embusqués en feront autant. »

Toutefois, revenu en poste à Courlon, l’instituteur consciencieux reparaît, dans son travail quotidien, dans l’acceptation des tâches commémoratives et l’adoption d’une rhétorique « acceptable » par les autorités. Certes, les discours d’Emile, dont Michel Mauny nous donne des extraits, ne sont pas nationalistes et contiennent un plaidoyer pour la paix ; les combattants y sont présentés comme des civils en uniforme, pensant toujours à leur famille, à leurs activités du temps de paix. Mais il a recours aux formules consacrées, celles qui doivent être prononcées : « foule recueillie » ; « enseveli dans les plis du drapeau » ; « la farouche mêlée » ; « s’offrir à la mort » ; « instant suprême »… Il faudrait se livrer à une comparaison approfondie des expressions qui contiennent le mot « sacrifice » pendant la guerre et après :

– 28 octobre 1915 : il ne faut pas souscrire à l’emprunt de la défense nationale, ce serait « prolonger les sacrifices ».

– 16 novembre 1915 : « que pas un sou de chez nous ne serve à prolonger notre misère. Je fais le sacrifice de ma vie, mais c’est tout ce qu’on est en droit de me demander. »

– 16 avril 1916 : « Il faut des sacrifiés, c’est entendu, soit, nous serons ceux-là, mais que le public d’arrière nous flanque la paix. »

– 21 décembre 1916 : « Qu’on ait la main lourde et qu’on secoue un peu la torpeur de ces gens qui font d’un cœur léger le sacrifice de notre vie à nous mais poussent des cris de putois quand on leur demande de venir ici prendre la place des camarades frappés en pleine force […] »

– 29 juin 1924, inauguration du monument aux morts de Courlon : « Puissent ceux qui n’ont pas vu ces choses comprendre la grandeur du sacrifice consenti par nos morts, en pleine conscience, simplement, sans colère, sans autre ambition que celle du devoir accompli, en toute confiance d’un avenir meilleur. »

Il n’y a pas là complète contradiction mais il faut remarquer les fortes nuances entre le pendant la guerre et l’après. Quant à régler les comptes avec les embusqués, Emile Mauny et les autres combattants ne sont finalement pas passés aux actes.

Rémy Cazals, 11/2007

Nouvelle édition revue et augmentée en janvier 2014 , Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 9, 345 pages, avec une postface de Rémy Cazals.

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Bargy, Pierre (1896-1923)

1. Le témoin

Né le 29 janvier 1896 à Meymac (Corrèze). Ses parents tiennent une boucherie. Un de ses oncles est médecin. Baccalauréat en 1913. Inscrit à la Faculté de Médecine de Lyon où il peut suivre deux années de formation avant la mobilisation. Section d’infirmiers du 11e RI, puis médecin auxiliaire en mars 1916. Affecté au 30e Bataillon de tirailleurs sénégalais, sur le front de la Somme du 12 mai au 23 août 1916. Armée d’Orient jusqu’en mai 1918. Après la guerre, il termine son cursus et devient docteur en médecine en 1922. Mort l’année suivante. Sa famille a fait marquer sur sa tombe : « victime de la Grande Guerre ».

2. Le témoignage

Carnets tenus du 25 juin 1916 au 13 juin 1917. Quelques lettres et cartes postales en complément.
Carnets retranscrits par Pierre Chassagne en annexe (54 p.) de son mémoire de maîtrise : Un combattant de 1914-1918 : Pierre Bargy, Université de Toulouse II, 2000, 118 p., avec portrait de P. Bargy et autres illustrations.

3. Analyse

Ayant un certain bagage intellectuel, Pierre Bargy n’insère cependant dans ses notes aucune construction rhétorique sur le thème de la patrie. Il soigne les blessés allemands ; il note que les prisonniers aident à transporter des blessés français. Nombreuses informations sur les conditions matérielles. Fines observations sur les combattants de son unité, les tirailleurs sénégalais en particulier, sur le commandement, sur les forces alliées, sur l’ennemi. Il analyse diverses rumeurs. Vision intéressante de Salonique et de la Macédoine.
4. Autres informations
– Rémy Cazals, « Culture de guerre, culture de paix. Retour sur les témoignages de combattants », dans Histoire, défense et sociétés, revue de l’ESID, Université de Montpellier III, n° 1, 2004, « Guerre, paix et sociétés. Pour une histoire totale », p. 59-74.

Rémy Cazals, 12/2007

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Vandrand, Élie (1893-1916)

1. Le témoin

Né le 30 septembre 1893 à Antoingt (Puy-de-Dôme) dans une famille de cultivateurs bientôt installés comme fermiers à Vodable près d’Issoire. Certificat d’études primaires. Il est en train d’effectuer le service militaire au 105e RI lors de la mobilisation.

2. Le témoignage

« Il fait trop beau pour faire la guerre », Correspondance de guerre d’Élie Vandrand, paysan auvergnat (août 1914 – octobre 1916), réunie et présentée par Marie-Joëlle Ghouati-Vandrand, Vertaizon, La Galipote, 2000, 335 p., illustrations. Les 288 lettres écrites à ses parents constituent un de ces témoignages longtemps restés dans les armoires des familles paysannes et qui sortent enfin pour nous donner leur vision de la guerre.

3. Analyse

Elie Vandrand ne part qu’avec le régiment de réserve, le 305e. Sergent en mai 1915. Dans l’Aisne de septembre 14 à février 16 ; en Champagne de février à mai 1915 ; à Verdun en juin ; dans les Vosges de juillet à septembre ; à nouveau à Verdun où il est tué le 26 octobre 1916 au nord-ouest du fort de Vaux.

Comme Louis Barthas, Élie Vandrand décrit les brimades et les exercices stupides, le gaspillage de vies humaines, les trêves tacites, les stratégies d’évitement et le patriotisme des embusqués, les mensonges des journaux, la précoce démoralisation, le grand désir de paix. La patrie, c’est « le pays », c’est-à-dire Vodable, la famille, les amis, le ferme et le travail des champs : « Je m’intéresse davantage à ce que vous faites au pays qu’à veiller le boche. »

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Gaillard, Charles (1897-1915)

1. Le témoin

Né le 8 juillet 1897 à Plouharnel (Morbihan). Son père est médecin.

 

2. Le témoignage

Charles Gaillard, Au front à 17 ans. Lettres d’un jeune Morbihannais à sa famille, présentées par Blanche-Marie Gaillard, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2005, 191 p., illustrations.

 

3. Analyse

Engagé volontaire, Charles Gaillard arrive sur le front avec le 65e RI en décembre 1914 dans la Somme. Le régiment est envoyé en Champagne pour l’offensive de septembre 1915. Les lettres de Charles Gaillard décrivent le secteur de Suippes, Perthes, Mesnil-lès-Hurlus. Sergent depuis quelques jours, il est tué à l’attaque de la Courtine, le 24 octobre.

Les lettres apportent des éléments intéressants sur l’expérience de guerre d’un jeune bourgeois, enthousiaste jusqu’à la découverte des tranchées et des boyaux, ce qui lui fait écrire à sa mère qu’il faut empêcher son jeune frère de s’engager. Les thèmes récurrents de la guerre en première ligne sont présents : destructions, froid, boue, cadavres, butin de guerre, corvées… Il sait aussi décrire le miracle d’être encore vivant, le partage du contenu du sac d’un mort, la situation délicate d’un gamin qui doit commander des anciens… Il comprend vite l’inanité des attaques « meurtrières et sans résultat » (« On s’empêtre dans les fils de fer et on est mitraillé ! »), mais il espère toujours que celle qui vient sera décisive… Ses dessins donnent à voir concrètement une cagna, un réseau de tranchées, le détail d’un masque à gaz, mais aussi une scène de fraternisation avec les Allemands. Charles Gaillard a également pris de nombreuses photos, reproduites dans le livre.

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Birot, Louis (1863-1936)

1. Le témoin

Louis Birot est né à Albi (Tarn) le 7 octobre 1863. A la mobilisation, vicaire général de Mgr Mignot et archiprêtre de la cathédrale d’Albi, il a 51 ans. Il est une figure du catholicisme démocratique et social. Il part à la guerre pour assumer son statut de prêtre-citoyen, comme aumônier des ambulances de la 31e Division. Louis Birot est mort à Albi le 10 septembre 1936.

 

2. Le témoignage

Louis Birot, Carnets. Un prêtre républicain dans la Grande Guerre, texte établi, présenté et annoté par André Minet, Albi, FSIT, 2000, XVI + 333 p., illustrations.

Dans l’édition de ses écrits du temps de guerre, les carnets occupent la plus grande place. Ils apportent la vision la plus spontanée, mais même les lettres dénoncent parfois la « folie du monde » qui entraîne tant de pertes et l’attitude des gouvernements qui ne veulent pas faire la paix. Les homélies, à la fin du volume, sont plus traditionnelles.

 

3. Analyse

L’aumônier, à la fin d’août 14, a intercédé pour sauver une vingtaine de coupables de mutilation volontaire. Il est à même de dénoncer le monstrueux gaspillage de vies humaines et l’insuffisance de la liaison inter-armes ; de condamner l’insuffisance du système de santé et les conseils de guerre spéciaux ; de comprendre ce qu’il peut y avoir de démoralisant dans l’inaction sous le bombardement des tranchées. Il note et explique les contacts avec l’ennemi devenu le voisin, les redditions dans les deux camps ; il décrit des exécutions ; il montre l’aspiration des soldats à la fin quelle qu’elle soit. Même chez ce « Jules II à cheval », on peut discerner la montée de la lassitude, au fil des mois, due à « la fatigue nerveuse accumulée ».

 

4. Autres informations

Les Tarnais, dictionnaire biographique, sous la dir. de Maurice Greslé-Bouignol, Albi, FSIT, 1996 (importantes notices de Jean Faury sur Louis Birot, p.46-47, avec portrait, et sur Mgr Mignot, p. 220-221).

Christianisme et politique dans le Tarn sous la Troisième République, textes rassemblés par Philippe Nelidoff et Olivier Devaux, Presses de l’université des Sciences sociales de Toulouse, 2000, 336 p.

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