Elie, Clément (1876-?)

Né le 3 octobre 1876 à Liniers (Vienne). Agriculteur moyen du Haut-Poitou. Catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires. Marié en septembre 1907 ; deux fils en 1914.
Sergent à l’issue du service militaire, en décembre 1899. Il a 38 ans lors de la mobilisation et sert dans le 69e RIT. Baptême du feu le 11 février 1915. Sous-lieutenant en mai 1915, lieutenant en janvier 1918. Blessé en juin. Il fait 40 mois de guerre, mais échappe à Verdun.
Le témoignage comprend quelques lettres et cartes et un petit carnet rempli de façon très succincte et de plus en plus laconique, mais très juste pour la mention des dates et lieux. Le texte de Clément est précédé d’une très brève préface du général André Bach et d’une très longue analyse (73 pages) par Jean Elie, destinée à nous donner les clés de lecture, mais qui dispense finalement de lire le texte original.
Très respectueux de la hiérarchie, Clément ne livre pas d’opinion personnelle, sauf lorsque, après avoir noté deux fois que les soldats français pillent, ce mot est rayé. Peut-être faut-il ajouter la tendresse qu’expriment ses lettres à sa famille et sa fierté lorsqu’il obtient une citation.
Carnet de guerre de Clément Élie, Éditions Les Gorgones, Bonnes, 1998, 123 p.

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Allain, Pierre (1905-1991)

Né à Châteauroux (Indre) le 18 septembre 1905, fils aîné d’un couple de notables catholiques républicains, qui ironisent sur les tendances bigotes de certaines parentes. Son père, Maurice, dessinateur sur tissus, est le principal responsable des Établissements Balsan pendant la guerre. Il doit affronter les problèmes de main d’œuvre, de matières premières, de transport, et l’usine travaille 24 heures sur 24. C’est lui qui a mis au point le nouveau tissu « bleu horizon » (voir ci-dessous).
En 1978, Pierre Allain a retrouvé le cahier sur lequel il prenait des notes entre 1914 et 1918, et il l’a dactylographié en apportant des corrections sur la forme plus que sur le fond, d’après un de ses propos. Ses descendants, l’association ASPHARESD et les éditions Points d’Æncrage ont publié le texte : Le Journal de Pierre, Un enfant de l’Indre dans la Grande Guerre (Éguzon, 2015, 190 pages illustrées de photos de l’auteur, de ses parents, de l’usine, de la ville de Châteauroux).
Il s’agit d’abord du journal personnel d’un garçon âgé de 9 ans en 1914 et 13 ans en 1918. Il raconte ses maladies et leur traitement, cures et vacances, ses petites aventures et mésaventures, ses études et ses lectures (en particulier Danrit). Ses notes sur la guerre peuvent surprendre par leur maturité. Celle-ci s’explique par l’intérêt porté aux discussions d’adultes bien informés (son père et son oncle), par la correspondance d’amis qui sont marin, aviateur et conducteur de tank, par la présence dans la famille du Journal de Genève, bonne source documentaire. Isolé à la campagne en juin 1918, il se plaint de n’avoir à sa disposition que « la feuille de chou locale » (p. 163). Auparavant, il avait suivi de près la bataille de Verdun (p. 82) : « J’ai bien acheté comme tout le monde la carte de la région de Verdun. J’avance ou recule, selon les communiqués, des petits drapeaux. » Afin de comprendre l’importance du canal de Suez pour les Anglais, il se précipite sur un atlas (p. 100).
Il décrit l’arrivée à Châteauroux des blessés, des réfugiés, des prisonniers, puis des Annamites, des Russes et des Américains, et note des bagarres qui opposent les uns aux autres et, parmi les Américains, les blancs aux noirs. Il entend critiquer le grignotage de Joffre par un ami de la famille, combattant blessé venu en convalescence : une tactique consistant « à faire décimer sans gain appréciable des régiments entiers » (p. 54). Il s’intéresse particulièrement à l’expédition des Dardanelles et à l’armée d’Orient, mais aussi à la guerre sous-marine, à l’aviation et à son héros, Guynemer. Le 29 avril 1917, il évoque brièvement les mutineries dans l’armée française (p. 115 : « Ils en ont marre de se faire tuer pour rien. ») Il juge la situation en Russie préoccupante et confuse, ainsi le 4 décembre 1917 (p. 145) : « On dit que Lénine et Kerensky détiendraient le pouvoir. » Le Journal de Genève lui permet de suivre la situation critique en Allemagne (janvier 1918).
Le 11 novembre, le proviseur du lycée vient dans les classes annoncer l’armistice et la levée de toutes les punitions. Ainsi se rejoignent les deux dimensions de ce journal : celle de la description de la guerre mondiale et celle de la vie personnelle de Pierre Allain.
Rémy Cazals, juin 2018
Note : La même maison d’édition a publié la brochure de Louis Descols, La Genèse du drap Bleu Horizon (2014, 40 pages, nombreuses illustrations). Elle montre comment, pour remplacer l’ancien uniforme aux pantalons rouges teints à l’alizarine fournie avant la guerre par la Badische Anilin, on avait d’abord pensé à un drap « tricolore », mêlant du bleu sombre, du blanc et du rouge, puis la proposition de Maurice Allain avait été acceptée : 15% de laine bleu foncé, 50% de laine bleu clair et 35% de laine écrue.
Autre publication des éditions Points d’Æncrage : L’Indre à l’épreuve de la Grande Guerre, catalogue de l’exposition de mai à décembre 2014, publié en 2015, 144 pages très illustrées.
Pour tous renseignements sur les trois ouvrages : jeanpaul.thibaudeau@gmail.com

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Hustach, Jean (1891-1947)

1 – Le témoin
Né en 1891 dans une famille de paysans pauvres, Jean Hustach passe ses premières années à Abitain, dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques). De 1906 à 1909, il réside à Constantine, en Algérie française, pour suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs, dont le concours d’entrée était réputé plus facile qu’en France. Il devient instituteur à Hippone, en Algérie, près de Bône (Annaba), et apprend l’arabe. En octobre 1913, il est appelé pour le service militaire au 58e RI. Il choisit l’exil, part en Allemagne et enseigne le français dans un lycée de Düsseldorf. En janvier 1914, il est déclaré déserteur.
Début juillet 1914, il revient en France et rejoint le 58e RI à Avignon. Jugé en Conseil de guerre, il est condamné à la prison, puis amnistié au début du conflit et intégré au 58e RI comme brancardier. En octobre 1915, il reçoit la Croix de guerre pour son dévouement. De juin à août 1916, il est à Verdun ; c’est là qu’il rédige son journal. Son dévouement lui vaut une deuxième citation. En décembre 1916, il épouse sa « marraine de guerre », une institutrice. En janvier 1917, il part avec le 58e RI sur le front d’Orient et débarque en Grèce. En juin 1918, il est rapatrié pour cause de paludisme.
Démobilisé en août 1919, il continue sa carrière d’instituteur en France, devient inspecteur du primaire, puis directeur d’Ecole normale, assumant cette fonction en France, en Afrique du Nord, en Martinique. En mai 1946, il est nommé directeur de l’Ecole normale de Pau, dans son département natal. Il meurt l’année suivante à 56 ans.

2 – Le témoignage
Le journal manuscrit de Jean Hustach est constitué de feuillets détachés d’un carnet et de feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Grâce à cet ami, il put expédier vers l’arrière, en toute sécurité, les pages écrites en juin.
En décembre 1918, le texte de son journal fut dactylographié. L’année suivante, Jean Hustach, qui militait pour la défense de l’occitan, fit paraître en langue béarnaise quelques extraits de son journal dans la revue Reclams de Biarn e Gascougne, aux numéros de janvier et juillet 1919.
En décembre 2015, Françoise Appel a transmis le témoignage de son père à Jean-Noël Jeanneney après avoir écouté à la radio l’une de ses émissions, Concordance des temps, sur France Culture. Convaincu de l’intérêt du document, Jean-Noël Jeanneney s’est chargé de le faire publier et de rédiger l’introduction. L’édition comprend un dossier historique réalisé par Arnaud Carobbi, deux plans cartographiques et plusieurs photographies, dont l’une reproduit une page du journal.

3 – Analyse
Pour Jean-Noël Jeanneney, Jean Hustach est l’un de ces nombreux instituteurs pacifistes et antimilitaristes d’avant-guerre. Il est également franc-maçon, comme le révèlent les trois points placés en triangle sur la dernière page de son journal.
Celui-ci commence le 8 juin 1916 et finit le 19 août suivant. Après un cantonnement dans les bois de Nixéville (près de Verdun) et un séjour à la citadelle de Verdun, Jean Hustach rejoint le bois d’Haudromont (près de Thiaumont et Douaumont), face au « Ravin de la mort », où il reste du 5 au 22 juillet. Il passe quelques jours de réserve dans la tranchée de Lens (au sud de Bras), puis remonte dans le bois de Nawé, du 31 juillet au 16 août.
En tant que brancardier, il doit aller chercher les blessés, souvent de nuit, et les transporter vers un poste de secours tout en risquant de se faire tuer. Il doit ramener des morts et les enterrer, creuser des tranchées ou des latrines. Bien que sa compagnie n’ait pas eu à livrer de combat, il lui faut supporter les bombardements incessants, la mort omniprésente, la faim, la soif, la crasse, l’épuisement physique et moral, et attendre l’heure de la relève.

Le 19 août 1916, après avoir lu le journal de Jean Hustach, un ami soldat lui reproche de s’être « trop attaché au détail et d’avoir fait un journal comme pourrait en faire le premier venu. » (p. 81). Il répond : « Mais, premièrement, pour moi, ce journal, compris de cette manière, a beaucoup plus de valeur comme souvenir. Deuxièmement j’aurais été incapable d’analyser pendant ces mois. J’ai très mal noté même, et très incomplètement ; il m’aurait aussi fallu un appareil photographique. » (p. 81).
Cent ans plus tard, ce qui ressort de ce bref journal, c’est l’expression d’une voix « originale et forte » (cf. J.-N. Jeanneney, p. 11), c’est le témoignage sobre et intense d’un pacifiste ayant vécu en Allemagne. Il faudrait citer de nombreux passages ; en voici quelques-uns.

– Le 24 juin : « Je n’écris plus de lettres, car tout est censuré. […] Je rage, jamais je m’étais senti une colère aussi forte ; et jamais je n’avais éprouvé une haine plus puissante contre la guerre, contre ceux qui la font faire et contre ceux qui l’acceptent. »

– Le 29 juin : « Les débris du 106e sont donc revenus, couverts de boue des pieds à la tête ; il reste encore de l’énergie dans certains regards ; la plupart, cependant, sont complètement abrutis ; ils étaient 1 300 ou 1 400 et sont revenus 3 ou 400, en comptant les embusqués (chasseurs alpins) […]. »

– Le 4 juillet : « Nous montons donc au bois d’Haudromont, près de Thiaumont ; ça barde par là ; on ne peut pas se rendre compte de ce que contient d’euphémisme « ça chauffe » ; c’est toute l’horreur de la guerre exprimée de façon à ne pas effrayer ces messieurs et ces dames qui sont bien décidés à nous faire aller jusqu’au bout. »

– Le 12 juillet : « Hier encore toute la ligne a été bombardée, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de cagnas démolies. Et, depuis ce matin, les 305 nous pleuvent à côté ; nous n’avons pas encore pu sortir de la section. J’ai une soif qui me dévore ; Testu est à dix mètres, mais je ne peux pas y aller ; c’est une pluie continuelle de pierres, d’éclats ; les cadavres sont déterrés, le terrain bouleversé. Ma tête résonne douloureusement, mes oreilles tintent ; j’ai risqué un coup d’oeil en dehors du trou : j’ai vu un cadavre déterré. […] Pas de mots pour exprimer ces horreurs. »

– Le 15 juillet : Je viens de lire un article de fou signé général Percin ; c’est toute la théorie de Jaurès qu’il reprend et qu’il fait sienne. […] Non, il ne faut pas de nation armée, il ne faut pas d’armée, pas plus qu’il ne faut confier le pouvoir à un seul homme si on veut conserver la liberté individuelle. […] Il ne faut pas d’armée, si faible soit-elle, puisque nous ne voulons plus de guerre. »

– Le 26 juillet : « Félicitations du général de division à notre compagnie (je reste perplexe et me pose dix-huit points d’interrogation) ! On tâchera de dédommager les survivants de leurs émotions par une bonne distribution de médailles. Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu qu’on ne revienne pas, bon Dieu, pourvu qu’on s’en aille de cet enfer. L’opinion générale est que les divisions de Verdun doivent avoir perdu la moitié de leurs effectifs avant d’être relevées. Je ne l’ai pas entendu dire cent fois, mais mille fois, et d’ailleurs les faits sont là. Ne vaudrait-il pas mieux mourir dès lors une bonne fois que de souffrir un pareil martyre ? »

– Le 2 août : « Nous avons enterré les six morts sur place. Ce n’était qu’une bouillie informe de morceaux de chair, de vêtements, de terre et d’obus. Tous de braves gens, tous des paysans. »

– Le 12 août : « Une section du 48e est avec nous ; ils ont touché des vivres de réserve pour six jours ; six jours à crever de faim. Trente biscuits à cinq pour un jour ; ça et un peu d’eau, c’est merveilleux ! Ils sont là pour les attaques ; ils se forment ; c’est la troisième fois qu’ils viennent ici. Il y a de quoi perdre la tête ; s’ils s’en sauvent une fois, quand le régiment est reformé, ils vont de nouveau dans l’enfer. Bref, c’est le sacrifice devant lequel on ne peut reculer, auquel on n’échappe pas. […] Je me suis terré dans mon abri comme un chien malade à l’idée de voir partir ces pauvres gens de Bretagne et, si j’avais osé, je les aurais embrassés tous ; et j’avais une envie de pleurer ! […] Je comprends maintenant pourquoi on les a fait monter avec des vivres de réserve et sans sac. C’est trop ! Voilà des gars qui ont fait la Cote 304 et autres et qui vont claquer demain matin devant Fleury. […] Nous sommes menés par une bande d’assassins. […] Après-demain le communiqué dira : « Nous avons légèrement progressé en avant de Fleury » … Je ne sais pas ce qui me retient de passer chez les Boches, à cet instant même […]. »

Jean Hustach, Brancardier à Verdun. Journal inédit / juin-août 1916, Présenté et établi par Jean-Noël Jeanneney, Dossier Arnaud Carobbi, Editions Portaparole, Arles, Collection I venticinque, 2016, 115 pages.

Isabelle Jeger, mai 2018

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Labbé, Albert (1893-?)

1. Le témoin
Albert Labbé est né à Pas-en-Artois (Pas-de-Calais) en 1893, ses parents tenaient avant 1914 un café-cinéma. Il est incorporé à vingt ans au 43e RI de Lille en octobre 1913. Engagé dans les combats sur la Meuse (Saint-Gérard) le 23 août 1914, il participe ensuite à la bataille de la Marne à Esternay. Il est blessé d’un éclat à la tête le premier jour de l’offensive de Champagne, à Beauséjour le 16 février 1915. Soigné à Arcachon jusqu’en avril, il est peut-être réformé ou classé auxiliaire après cette période.
2. Le témoignage
Le carnet d’Albert Labbé, qui va du 2 août 1914 au 17 mars 1915, est un récit succinct des événements qu’il vit, avec en général deux ou trois lignes par jour, et un peu plus lors des journées d’engagement, comme par exemple celle du 16 février 1915. Le document, entrecoupé de coupures de presse, se termine par une chanson recopiée et les adresses de quelques camarades. L’emploi du terme boche dès le 14 août 1914, et des erreurs de dates (jours de novembre datés d’octobre), font penser à la reprise d’un document original, peut-être réalisée lors de la convalescence.
Ce carnet, numérisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais, est disponible sur Internet (« Albert Labbé Wikisource »). La mise à disposition du public de ce témoignage, résulte d’abord de la campagne de collecte de documents venant de particuliers, réalisée par les différentes Archives Départementales et par le programme Europeana 14-18. Dans une démarche « Open Data », un accord entre les Archives Départementales des Alpes-Maritimes (AD 06) et la bibliothèque numérique collaborative Wikisource, accord élargi ensuite aux AD 37 et AD 62, a permis de mettre à la disposition de volontaires transcripteurs des manuscrits numérisés, pour réalisation et mise en ligne d’une version typographiée. La version définitive doit être certifiée par deux contributeurs, mais surtout, pour chaque page, l’onglet « source » permet de vérifier avec l’archive originale. Si les AD ne garantissent pas le résultat final (en terme de fidélité absolue), le protocole permet un résultat assez satisfaisant, et surtout de porter à la connaissance du public des documents qui sinon dormiraient dans les rayonnages (conversation avec A. Lestiennes, Webmestre éditorial aux AD du Pas-de-Calais, janvier 2018).
3 Analyse
Albert Labbé mentionne, en date du 11 août 1914, sept morts du fait de la chaleur – ce qui fait beaucoup – et de nombreux malades, ce qui est plus plausible. L’auteur consacre une vingtaine de lignes au combat du 23 août entre Dinant et Givet, et c’est une impression de confusion qui domine: (23 août pdf 17 – 18) « on reçoit l’ordre de battre en retraite mais un obus tombe juste sur un caisson ; qui explose ; des officiers crient sauve-qui-peut, c’est la déroute; comme des maladroits au lieu de suivre le capitaine on traverse le champs de bataille d’un bout a [sic + suite pour orthographe – syntaxe] l’autre et après avoir couru 7 k dans les récoltes au milieu du feu des mitraillieuses et des obus un général nous fait déployer sur une crête ; ne voulant pas tirer devant nous ; puisque nos camarades arrivent ; j’ai laisser mon sac comme tout le monde pour reprendre ma course. » Mention est faite ensuite du combat d’arrêt du 30 août (bataille de Guise), A. Labbé en revendique la victoire, avec beaucoup de pertes pour les Allemands. La mention du 6 septembre (bataille de la Marne) signale l’impréparation des Allemands et l’avancée des Français. Le 7 septembre : (pdf 25-26) « A sept heures du matin après avoir fait le jus ont reprend ses positions. A 5 heures on avance et on arrive à Esternay. Les allemands ont allignés leurs tués dans les prairies, de tous côtés, ont fait une grande partie de la croix rouge bôche prisonnière et on soigne de nombreux blessés, qui n’ont pas arriver a se sauver. Dans ce pays un officier bôche, après avoir abuser d’une fillette, il lui a cassé le bras et sa mère demandait secours au major du 43e. Ils ont tué 2 civils dans les prairies.» La poursuite prend fin à Reims, où ils sont acclamés par la foule, « vin, bière, on nous donne chocolat, gateaux et même des portemonaies garnis. ». Les durs combats de septembre et octobre sont évoqués succinctement, devant les forts de Reims puis dans le secteur de Pontavert. Le 15 octobre, le carnet fait état d’un stratagème allemand, compliqué dans son application, si l’on suit la source en termes de véracité : «L’attaque [française] ratée, le soir, quelques blessés arrivent à repasser le pont, ceux qui demandaient des secours furent achever par les patrouilles allemandes qui venaient près de nous crier « feu par salves », ce qui nous obliger de tirer sur eux ; le lendemain, la crête était recouverte de nos cadavres français qui sont restés là durant deux mois devant nos yeux. » Mention est faite d’une parade d’exécution le 20 octobre, puis en novembre d’une prise de contact avec des Allemands (échange de journaux et d’une boîte de cigares), la fraternisation ayant été déclenchée par « le lieutenant Robert qui a chanté un air allemand que les bôches ont applaudi » (pdf 51). Le 5 décembre, avec l’arrivée de la classe 1914, la Saint-Nicolas est fêtée jusqu’à 2 heures du matin. Le 43e est en ligne en Champagne devant le fortin de Beauséjour dès décembre 1914, et, avec des conditions météorologiques difficiles, les combats sont âpres dès avant la grande offensive française du 16 février 1915.
Un passage intéressant du récit réside dans la description de l’attaque à l’occasion de laquelle il a été blessé : 16 février, 10 heures « Toute la compagnie franchit le parapet a la baïonette avec fanion rouge pour l’artillerie. Plus un piquet, plus de fil de fer, une panique chez les bôches qui se sauvent avec leurs mitraillieuses. Pas un de nous est blesser . Arriver dans la tranchée bôches, on s’empare d’un théléphone, le lieutenant Givet casse une mitrailleuse (avant de se replier). On voit des équipements bôches partout de Ceux qui ne se sont pas enfui sont prisonnier. On les pique avec la baïonette pour les faire regagner nos lignes. Ils se trainent a genoux, offrant leurs montres, boîtes d’allumettes, etc., etc. (…). On avance toujours en chantant, les bôches se sauvent, nous voici presque à la 3e tranchée, on se retourne, on aperçoit qu’il y a des bôches a gauche qui nous tirent dans le dos. On demande du renfort, rien ne vient. Le renfort bôche, la garde impériale arrive, on tire a bout portant, plusieurs tués dans notre côté. On économise nos cartouches. La poussée devient terrible, on revient sur ses pas, après avoir vider 2 équipements (celui de Martin tué à mon côté.). Les bôches lancent des grenades, c’est alors que j’en ai reçu un éclat sur la tête. A moitié assommer, je me suis réfugier dans une sappe. » A. Labbé réussit à regagner l’arrière vers 13 heures, et clôt son récit en signalant que les restes de sa compagnie, faute de renfort, ont dû aussi regagner le soir les lignes de départ. Evacué, il arrive à Arcachon le 20 février, mention qui termine son récit.

Vincent Suard, mars 2018

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Balique, Gabriel (1891-1980)

1. Le témoin
Gabriel Balique, né en 1891 à Solre-le-Château (Nord), est étudiant en droit à Paris au moment de la mobilisation. Incorporé à Avesnes au 84e RI, il fait ses classes en Dordogne et au camp de la Courtine (Creuse), puis assure l’instruction de la classe 15 ; promu aspirant en janvier 1915, il gagne le front avec le 417e RI. Passé sous-lieutenant en août 1915, il fréquente des secteurs de l’Oise et de l’Aisne, et est versé au 220e RI en avril 1916. Il combat à Verdun et, à la dissolution du 220e, il passe au 330e RI en décembre 1917 ; après une nouvelle dissolution en septembre 1918, il finit la guerre au 164e RI, avec le grade de lieutenant. Il décède en 1980 après une carrière de notaire à Martigues.
2. Le témoignage
Saisons de guerre, notes d’un combattant de la Grande Guerre, par Gabriel Balique, a paru aux éditions L’Harmattan en 2012 (197 pages). Les documents ont été réunis et présentés par son petit-fils Nicolas Balique. Il s’agissait à l’origine de huit petits carnets écrits au jour le jour, dont heureusement l’auteur avait rédigé une copie, car les originaux ont disparu dans les pillages de mai 1940. C’est un journal intime dans lequel l’auteur exprime ses sentiments, ses doutes et ses espoirs (décembre 1914, p. 22) : « ce carnet me suivra partout où je passerai, comme un ami fidèle (…) Pourrais-je plus tard en lire des extraits à mes enfants, au coin du feu, près d’une femme chérie ? » N. Balique estime que la reprise des notes d’origine a donné lieu à des filtrages, à quelques éléments d’autocensure (conversation téléphonique 02/2018).
3. Analyse
a. Le combat. G. Balique arrive sur le front seulement à la fin avril 1915, et il décrit d’abord son rôle de chef de section, dans un secteur relativement calme, si ce n’étaient les bombardements d’artillerie de tranchée (19 juillet 1915, p. 49) : « C’est lugubre d’entendre, du fond d’un abri, l’avertissement des sentinelles, répété de créneau en créneau dans la nuit, « attention, minen à droite » ou « minen à gauche ! », puis l’éclatement, formidable. Et ce cri « Rien, pas d’accident » transmis tout aussi régulièrement, quand ce n’est pas un autre. ». L’auteur combat à Verdun en septembre 1916, et l’entrée en matière, lorsque le bataillon est alerté, témoigne de la dureté de l’expérience (5 septembre 1916 Verdun p. 97): « Le capitaine Lagriffe revient, la face blême. Son discours est bref, et sa voix chargée d’émotion : « Mes amis, on nous envoie à une mort stupide et inutile. Nous attaquons sur un terrain inconnu, dans une direction vague, avec un objectif indéterminé. » Après s’être dit adieu, on fait contre mauvaise fortune bon cœur car les hommes sont là, qu’il ne faut pas décourager. » G. Balique, après avoir raconté les combats auxquels il participe, évoque les appels des mourants, le spectacle des cadavres (p. 100) : «Des masses informes gonflées, des bras, des jambes, des têtes et beaucoup de troncs sans tête, surtout chez les Boches car les nègres avaient attaqué la veille. » Pour lui, le plus dur de sa guerre réside dans l’expérience à Verdun des carrières du Bois Fumin, où s’entassent les combattants, cherchant un abri précaire au milieu des morts et des blessés (p. 98) : «Imaginez une carrière de petite dimension. Au milieu, une colline de macchabées avec en bas une centaine de blessés et d’agonisants. En voulant nous mettre à l’abri, nous sommes forcés de marcher sur les corps raidis. Des sentiers ont dû être tracés à travers cette colline humaine, cette Babel de cadavres arrosés de chaux et en décomposition d’où s’exhale une odeur épouvantable. » Avant et après Verdun, il occupe des secteurs plus calmes. Il participe aussi à un coup de main et en couche les préparatifs sur ses carnets, dans une forme testamentaire: il essaie ainsi de consoler ses parents par anticipation (p. 90 – 91) : « Je vous jure, et ainsi j’éviterai le plus petit reproche, que je n’ai pas été volontaire pour ce coup de main. J’ai tenu ma promesse fidèlement mais, aussitôt désigné, j’ai obéi comme un soldat doit le faire. » La fin de la guerre le voit engagé dans des combats violents (la Malmaison, 27 au 30 septembre 1918), et il n’est nullement enchanté de dépendre du général Mangin (p. 177) : « Je pus heureusement éviter pas mal de dégâts à la compagnie en sollicitant sa mise en réserve et en faisant des comptes rendus « un peu là » sur la situation. De la sorte, mes pertes furent beaucoup plus limitées que celles de la 6 et de la 7 qui se firent massacrer sans résultat et, à mon avis, un peu inconsidérément. Je suis, et resterai fier de ces pertes évitées, d’autant que je suis convaincu que cela a beaucoup tenu à moi. »
b. Le quotidien. En dehors de ces moments intenses, le quotidien reprend ses droits, interrompu par les permissions, à l’occasion desquelles G. Balique fait la découverte du cafard (p. 88) : « J’en étais à me croire malade. (….) Mais à présent cela va beaucoup mieux, le moral se retrempe, le cafard disparaît et bientôt « Y’aura bon bézef » ». Il reproche aux officiers de faire trop de politique, ce qui dans son sens signifie marchandage, favoritisme et recherche d’embuscage ; il s’indigne aussi de devoir rester deux ans dans son grade de sous-lieutenant (p. 138) : « J’espère qu’il y a encore des unités où l’attitude et l’aptitude au feu comptent plus que les salamalec, les courbettes, et la cour faite au colonel. »
L’auteur sert dans des régiments composés surtout de gens du Nord (84, 417 ou 330), ou de méridionaux (220) ; il apprécie ses compatriotes, souvent des mineurs, qu’il trouve très bons garçons et travailleurs, et il regrette qu’on les lui enlève pour les transférer dans le Génie. L’amalgame se fait aussi avec les Méridionaux et peut produire une ambiance fort joyeuse, qu’il décrit dans une lettre (p. 57), avec des « quolibets et apostrophes entre gens du Nord – Lille, Roubairio, Tourquennio – au parler gras, un peu lourd et chantant, si sympathiques à mes oreilles qui retrouvent un peu du pays perdu, et [des] gens du Midi, à la voix plus chantonnante encore, à l’accent si original, aux jurons si expressifs, « Milledious ! » et d’une saveur toute méridionale. » A la dissolution du 220, il retrouve au 330 beaucoup d’hommes des régions envahies et s’en réjouit (p. 157) : «Entendre le patois de chez nous m’a fait une belle émotion. Denain, Saint-Michel, Orchies, Maroilles: tous ces noms m’ont donné l’impression de revenir d’un long exil. Bref, je suis chez moi et non plus à Agen ou Toulouse comme au 220 où j’étais pourtant si bien avec mes hommes. »
c. Aviation. L’auteur est l’un de ces nombreux volontaires à avoir tenté de passer dans l’aviation, à avoir eu une formation au pilotage, et finalement à avoir été recalé pour insuffisance. Si les récits ne manquent pas pour les pilotes accomplis, les recalés ont été plus nombreux que les élus, et leurs témoignages sont plus rares. Détaché en formation de pilote d’avril à août 1918, il décrit au début les aviateurs de manière extrêmement laudative, de bons garçons, «les yeux droits et francs, des yeux qui n’ont jamais peur, sauf du mensonge. (…) Au fond, ce sont les meilleurs gars du monde, qui ne connaissent ni la méchanceté ni la rancune » (p. 165). Il ne parvient pas à apprendre à piloter convenablement, et finalement un supérieur le prend à part, lui conseillant de « laisser ça là » : il fait aussitôt une demande officielle de radiation. A la fois humilié et serein après cet échec, son jugement sur les aviateurs a radicalement changé, il décrit (p. 171) : «le milieu peu sympathique et surtout égoïste des aviateurs. Je m’étais bien trompé sur leur compte en en faisant un peu vite des chevaliers des temps modernes. »
d. Débats avec soi-même. G. Balique couche dans ses écrits des considérations intimes, des interrogations sur sa conduite morale et sur l’évolution de son caractère. Jeune bourgeois catholique, les questions religieuses reviennent souvent, comme par exemple l’éloignement de la pratique qu’il constate chez lui, et en même temps regrette. Il rate souvent l’office (p. 40, p. 69, p 73…) : «Quel païen je suis devenu avec la guerre » ; le jour de Noël 1915, il ne va pas à la messe de Minuit, dont il entend les cloches, et ce son joyeux lui fait honte (p. 73) : « Oh pardon petit Jésus de Noël, pardon Dieu de la crèche, ô vous que je semble oublier et que j’entends pourtant au fond de mon cœur. Je vous en prie, imposez-moi un peu de dévotion. Réchauffez cette foi qui s’endort, ranimez la flamme qui vacille mais qui ne veut pourtant pas s’éteindre. » En juin 1916, il note que la religion a déserté son âme, et il en est arrivé à penser que c’est «une chose à voir après la guerre. » C’est aussi un fait qu’il constate chez les autres (p.87) : « dans la troupe, l’idée religieuse est endormie, non pas morte, mais comme chloroformée. » Après deux ans de guerre, il se dit gai, mais dévergondé, et il s’inquiète d’une forme de régression intellectuelle. Il a le cœur dur comme de la pierre (p. 102) : «Beaucoup l’ont comme moi, et il faut les excuser, car tout aura été fait pour le leur endurcir. Seul l’amour et l’affection repétriront ces cœurs d’homme et en referont l’éducation. Plus tard. A présent : tout à la Patrie ! » Il évoque aussi, lors de permissions à Paris, la tentation sexuelle incarnée par la rencontre de prostituées. Il évoque sa victoire morale (p. 91) : «Je résiste aux tentations « Timor microbi » », mais ces notations sont ambigües car il dit ailleurs clairement que ses carnets sont destinés à sa famille: s’il avait succombé, l’aurait il inscrit dans ses notes ? Il reste aussi en contact épistolaire avec le père Plazenet, de la pension mariste du «104», le foyer de la rue de Vaugirard qui l’hébergeait avant-guerre. Celui-ci lui écrit pendant toute la guerre, et l’auteur attache de l’importance à cette correspondance (p. 158) : « Dans sa dernière lettre, le père Plazenet m’adressait un unique souhait, qui vaut aussi conseil : « Répondez chaque jour à la Grâce de chaque jour, en vous efforçant de donner à chacune de vos journées son maximum de valeur. Agir autrement, c’est gâcher son temps et voler Dieu. » C’est beau. »
e. La fin de la guerre. Son frère Francis est tué le 25 juillet 1918 dans l’Aisne, et la tristesse et la mélancolie envahissent dès lors les carnets. Il consigne les récits des habitants des régions libérées, raconte les dures conditions d’occupation, et un témoignage revient souvent (p. 182) : « le cri unanime, c’est que les boches crevaient de faim. ». Il évoque sa visite dans sa maison pillée à Solre, l’ambiance à Lille, sous administration anglaise, et la fin des carnets, après avoir décrit, à Béthune, le spectacle pitoyable de prisonniers allemands affamés lapant des restes, se termine par une note très sombre (p. 193) : « Quel triste spectacle, et faut-il être au 20ème siècle pour voir cela ! Mais au fond, n’est-ce pas eux, ces sales Boches, qui l’ont voulu ? N’est-ce pas eux qui m’ont tué Francis ? Si j’avais encore un peu de pitié pour eux avant, maintenant c’est fini (…) Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, des pauvres types qui, pour la plupart, ont fait leur devoir sans avoir voulu la guerre. L’Evangile dit de rendre le bien pour le mal… Oui, mais pas aux Boches ! ».

Vincent Suard, mars 2018

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Vanier, Raymond (1895-1965)

1. Le témoin
Raymond Vanier est né à Orléans. En septembre 1914, ce jeune employé de commerce de 19 ans devance l’appel, mais échoue à entrer dans l’aviation : il est affecté dans l’artillerie, au 13e RA jusqu’en octobre 1915 puis au 40e RA jusqu’en mars 1917; il intègre ensuite l’aviation jusqu’à la fin du conflit. Artilleur, il sert en Artois, en Champagne, à Verdun et dans la Somme. Détaché pour sa formation de pilote en mars 1917, il intègre la chasse à l’escadrille N 57 au bout de cinq mois d’école de pilotage. La N 57 (pour Nieuport) devient la Spa 57 (pour Spad) en janvier 1918, et R. Vanier y remporte quatre victoires homologuées. Lorsqu’il est démobilisé en septembre 1919, il convoie déjà des Breguet XIV pour Pierre-Georges Latécoère: il sera un des pionniers de l’Aéropostale, pilotant pour les lignes Latécoère puis pour Air France. Il prend sa retraite en 1959 après avoir fondé et dirigé le département postal d’Air France.
2. Le témoignage
Raymond Vanier, Journal d’un pilote de guerre (1914 – 1918), édition dirigée par François Bordes, a paru aux éditions Loubatières (Carbonne, 2017, 256 pages). Il s’agit de la transcription des notes de guerre journalières de R. Vanier, du 16 septembre 1914 au 8 avril 1919, un texte établi d’après l’original par F. Bordes, conservateur général du patrimoine, qui a également rédigé la présentation. On ne sait pas si l’original des notes est un premier jet ou s’il a été remanié. Le livre est illustré d’une vingtaine de photographies issues des archives de l’auteur.
3. Analyse
Le journal de Raymond Vanier, pour la période de l’artillerie comme pour celle de l’aviation, est un compte rendu fidèle des opérations et missions qu’il effectue. Son récit montre en détail le travail des servants d’artillerie de tranchée, en secteur ou en offensive, avec le danger qui accompagne ces canonniers proches de la première ligne. On le voit pointeur, ravitailleur, en liaison, mais le plus souvent il est téléphoniste, et toujours avec une activité épuisante puisqu’il faut en permanence rétablir les liaisons bouleversées par le bombardement. Son récit est surtout factuel et évoque rarement des états d’âme, même s’il n’est pas insensible aux drames dont il est témoin; blessé et évacué, il ne dit par exemple rien de son cas (octobre 1915, offensive de Champagne) :
« 7 octobre. Bombardement continu et formidable »
« 8 octobre. Je suis blessé. Première citation. »
« 9 octobre. Je retourne à la tranchée chercher mes affaires » (p. 31)
Riche pour décrire le combat d’artillerie, son propos ne donne pas d’opinion sur la guerre, sur les Allemands, il ne parle pas de la mort, ni de victoire ou de lassitude, de courage ou de peur. Rien sur la famille ou l’intime, mais outre la tristesse ressentie lors du décès de soldats connus, l’importance de la camaraderie, surtout dans l’aviation, est régulièrement rapportée. Un exemple pris le 28 décembre 1915 en Champagne peut montrer la qualité factuelle du récit : « il doit y avoir bombardement général et intense de toute l’artillerie de notre secteur sur les tranchées boches ; nous montons en courant une ligne qui nous relie au poste du commandant et à deux heures exactement nous commençons le bombardement ; il y a, à la demi-batterie, six pièces que commande aussi notre lieutenant ; il y a aussi 12 pièces de 58, d’une autre batterie, une batterie de 240 et une batterie de 58. A trois heures, toutes les pièces cessent de tirer et les fantassins tirent chacun vingt-six cartouches; les boches croient à une attaque et se préparent à nous recevoir; ils sont tous massés dans leurs tranchées, lorsqu’à trois heures vingt le bombardement recommence plus intense encore de notre part, et je crois que ce jour-là pour les boches ce fut une hécatombe. » (p. 33)
Il est nommé brigadier en décembre 1915 puis maréchal des logis à Verdun en juin 1916. Lorsqu’il quitte le front et rejoint sa formation d’aviateur (on ne sait rien de ses démarches pour obtenir sa mutation), la narration garde ses qualités descriptives et factuelles, avec des détails sur sa formation, ses instructeurs, la météo… C’est un récit qui, de journal de marche (artillerie) devient carnet de vol, avec une description précise de tous ses vols, ce qui en fait un témoignage technique précieux pour appréhender ce qu’est le quotidien en service de l’arme aérienne.
Il ressort du texte l’impression d’un matériel (l’avion) extrêmement fragile et dangereux, le journal étant parcouru de mentions de chutes fatales et d’enterrements, lors d’exercices et de vols d’entraînement, comme par exemple p. 136 « J’assiste à l’enterrement du moniteur Franck à Ermenonville pendant que quelques camarades vont survoler la Ferté-sous-Jouarre au moment des obsèques d’un pilote de Farman qui s’est tué aussi il y a 2 ou 3 jours. » Au terrain, les élèves consomment beaucoup d’appareils: (au camp d’Avord, 26 juin 1917, p. 130) « le soir au tableau, il y a 14 zincs de bousillés, rien que chez Nieuport ». Affecté à l’escadrille N 57 dans laquelle vole l’as Jean Chaput, dans les Flandres puis dans l’Aisne, R. Vanier décrit les patrouilles, leurs subtilités tactiques: patrouille haute, basse, double, volontaire, d’escorte… Là aussi, les descriptions de missions de combat et d’engagement avec l’ennemi, fidèles et sobres, frappent par le caractère hasardeux du fonctionnement des machines : il y a peu de vols, au moins en 1917, sans la survenue d’une panne plus ou moins grave, et peu d’engagements sans enrayage de mitrailleuse. Souvent la journée se passe sans vol à cause du temps couvert, et beaucoup de missions, mélange d’initiative, de prudence et d’impuissance, ne débouchent sur aucun combat. Le 10 décembre 1917, par exemple, donne une bonne illustration de ce quotidien: « Je suis de patrouille à onze heures et demi avec six autres camarades ; nous faisons deux groupes et nous dirigeons vers les lignes ; nous arrivons à 3500 mètres environ sur le fort de Brimont (…) juste au-dessus de nous passe un biplan boche longeant les lignes ; nous essayons de monter mais ne pouvons le rattraper avant qu’il soit loin chez lui. Quelques minutes plus tard, un second biplace passe très près ; nous l’attaquons et le poursuivons à deux pendant quelques kilomètres mais il réussit à rentrer chez lui ; plus rien pour le reste de la patrouille (…) je vois plusieurs boches loin dans leurs lignes, mais ma pression ne tient pas et mon moteur refroidit vite ; je n’ai plus guère d’essence ; je rentre au terrain. » (p. 168)
R. Vanier est promu adjudant en mars 1918, et le printemps 1918 à la Spa 57 est marqué par l’évolution du front et la reprise de la guerre de mouvement: les escadrilles doivent souvent changer de terrain pour suivre l’évolution des combats. Un autre fait nouveau est la fréquence des bombardements aériens, bombardements allemands sur les gares, dépôts de munitions et terrains d’aviation, et bombardements français qui requièrent escorte de Spad. Pourtant, à deux reprises dans le récit, c’est un incident qui met le feu au baraquement où logent les pilotes : pas de victimes mais certains perdent tout, notamment leurs coûteuses « bottes de pilote» (p. 172) : « certains possédaient des objets de valeur, appareils photographiques, livres, bottes, dont le montant atteignait plus de 2500 francs. » Lors du récit de ses victoires aériennes, l’auteur, s’il décrit minutieusement le combat, insiste aussi beaucoup sur ses suites immédiates : atterrir près de l’épave, recueillir des trophées, empêcher qu’elle ne soit désossée en quelques heures par les fantassins, aller voir l’équipage allemand à l’hôpital ou aller voir les corps des victimes, revenir surveiller le transport de l’appareil ennemi: la journée qui suit une victoire est occupée par cette activité frénétique et peut se compliquer lorsque d’autres pilotes revendiquent pour eux cette victoire. Curieusement, c’est dans ce récit que l’auteur quitte son attitude posée, et que ressort un enthousiasme qui fait penser à l’enfance: (il vient de forcer un appareil ennemi à se poser chez les Américains) « Je vais essayer de repartir ; j’emporte la veste du boche, la magnéto de départ et la montre, puis un cache-nez que je déploierai en faisant un tour au-dessus du terrain à la manière de Chaput. » p. 228
Le journal de Raymond Vanier, qui écrira plus tard ses mémoires (Tout pour la ligne, 1960 ), allie donc ici la qualité de la précision à celle de la sobriété, un trait particulièrement appréciable dans les témoignages sur la guerre aérienne.
Vincent Suard, décembre 2017

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Pébernard, Antoine (1886-1975)

Antoine Pébernard est né le 9 avril 1886 à Saint-Hilaire (Aude), d’un père charpentier. Il exerce le même métier. Service militaire au 5e Génie de 1907 à 1909. Campagne contre l’Allemagne du 3 août 1914 au 6 mars 1919. Il se marie à Limoux le 11 décembre 1916. Après la guerre, il est domicilié à Luchon. Il meurt à Salies-du-Salat à l’âge de 90 ans.
Son témoignage de guerre est un manuscrit sur cahier d’écolier (60 pages) conservé aux Archives départementales de l’Aude, cote 3J-1358, transcrit par Guilhem Delon dans son mémoire de maîtrise 1914-1918. De l’arrière au front : l’arrondissement de Limoux dans la tourmente, Université de Toulouse Le Mirail, 1997.
Quelques notes dans l’ordre chronologique sur les activités du 5e Génie qui vit en grande partie dans des trains :
– 2 août 1914 : « Grand enthousiasme. Pleurs. Chants. Cohue dans les gares. »
– 21 août : « Je fais une table pour les officiers. »
– 26 août : dans la retraite, faire sauter un pont.
– 4 septembre : des blessés démunis de tout. « On leur porte nos gamelles. »
– Marche en avant après la Marne. Reims, Soissons.
– 19 novembre : Secteur de Braisnes. Fabrication de fascines, claies, piquets pour les tranchées.
– 17 décembre : construction de radeaux avec des demi-muids.
– 29 février 1915 : en gare de triage de Dijon, construction de voies.
– 12 juillet : première permission.
– 26 juillet : construction d’un voie ferrée à Cuperly
– 1er septembre : Auve. « Les premiers trains de munitions et de ravitaillement sont arrivés, ainsi que de nombreuses troupes. On prépare une offensive. Je travaille à la construction des gares. Plus de cent wagons de bois à employer. »
– 22 février 1916 : Bar-le-Duc. Réparation d’aiguillages et construction de voies de garage pour le Meusien. « On travaille quelquefois jusqu’à 2 h du matin. C’est l’attaque de Verdun et le travail est très pressé. »
– 15 mai : Alsace. Construction d’une ligne « en pays conquis ».
– 29 avril 1917 : « Retour de permission. Le 16 avril a commencé l’offensive prévue, elle n’a pas réussi. Le secteur est devenu très mauvais. On a réparé la voie sur la ligne de Mourmelon à Reims, jusqu’à 1500 mètres des tranchées. »
– 15 mai : « Départ pour Saint-Hilaire-au-Temple. On répare les dégâts que font les avions. »
– 11 août : Vers Daucourt : « 1200 mètres de voie par jour. Nourriture exécrable. »
– 24 janvier 1918 : Même secteur. Capitaine détesté pour sa dureté et ses brimades imposées aux Malgaches qui travaillent avec le Génie.
– 27 mars : Châlons bombardé de nuit par les avions. « Les gens vont tous les soirs passer la nuit dans les champs et rentrent au matin. Et le Génie répare les dégâts et rétablit la circulation.
– 8 août : Vers Montdidier. « Des milliers de prisonniers arrivent par les boyaux. »
– 11 août : Remise en état de la gare de Montdidier. « Le plus beau spectacle de destruction qu’on puisse voir. Tout est pulvérisé. Pas un arbre, pas une maison debout. La gare, immense, n’est qu’une succession d’entonnoirs, quelquefois énormes, obstrués par des traverses déchiquetées et des rails tordus. C’est le vrai chaos. On rétablit les deux voies principales sous un soleil impitoyable et une poussière terrible. »
– 22 août : Vers Daucourt. « Capitaine sérieusement blessé par une mitrailleuse boche, en avant de la ligne. Quelle perte heureuse pour nous ! […] Plus on va, plus le pays est désolé. Les gaz ont brûlé même l’herbe. […] Des cadavres plein les fossés. »
– 16 septembre : Vers Ham, travaux de déminage.
– 6 novembre : Vers Bohain. « La voie du train est minée partout, nous habitons sur un volcan. »
– 11 novembre : « Date mémorable. L’armistice a été signé. Les Anglais manifestent leur joie, feux d’artifice avec les fusées boches qu’on trouve partout. Pour nous, pas de changement. On travaille sur un appareil miné qui peut sauter d’un instant à l’autre. »
– 8 décembre : « A voir le dénuement qu’ils ont laissé, on comprend qu’ils ne pouvaient plus tenir la guerre dans ces conditions. C’est la misère et la famine dans les armées boches qui en ont déterminé l’effondrement. »
– Février 1919 : « J’ai trouvé, le 5, à mon arrivée, mon petit Louis, né la veille. »
Rémy Cazals, septembre 2017
Je remercie Claude-Marie Robion, Archives de l’Aude, de m’avoir communiqué les documents suivants concernant Antoine Pébernard :
– 5E 344-017 Acte de naissance.
– 5E 206-187 Acte de mariage.
– RW 00559-132 Fiche matricule.

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Martin, Roger (1892-1958)

Roger Marie Joseph Martin est né à Cahors (Lot) le 28 avril 1892 dans une famille de notables catholiques. Son père était avocat. Pendant la guerre, Roger va à la messe et communie ; il joue de l’harmonium à l’église. Etudes de droit. Mariage en 1931.
Sa fille a conservé huit carnets de guerre, tenus d’avril 1915 à juillet 1918, et les a retranscrits. Quelques photos.
Caporal au 207e RI, il fait un passage à Saint-Cyr de mai à septembre 1916 et devient sous-lieutenant, puis lieutenant. Il joue au bridge avec les officiers.
Ses carnets disent l’importance du courrier reçu de la famille et les sentiments d’affection pour celle-ci, ainsi que la solidarité avec les camarades venant de la même région.
Il décrit la nourriture, les cantonnements, avec un véritable souci de s’installer le moins inconfortablement possible. Ainsi le 6 août 1915, dans une ferme abandonnée : « Le coin que j’ai aménagé est très bien. Bizac, Monteil, Arnaudie et moi, nous nous y installons. Un nid d’hirondelles accroché au mur est plein de petites hirondelles que la mère vient alimenter de temps en temps. Une pompe tout près est très commode pour se laver. J’écris sur un bureau et je suis sur une chaise, c’est un moment de luxe. » Même ironie lorsqu’il baptise sa cagna « Villa Mon Rêve ».
Il décrit aussi, longuement, la pluie en Artois en 1915, les pieds abîmés par la marche et le froid ; évocation de quelques attaques.
Le témoignage de Roger Martin est utilisé par Nathalie Dehévora dans son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18, Université de Toulouse Le Mirail, 2005. Peut-on savoir si les documents originaux ont été apportés dans un dépôt d’archives publiques du département du Lot ? Une réponse éventuelle sera ajoutée à cette trop brève notice.
Rémy Cazals, septembre 2017

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Courouble, Adolphe (1883-1915)

1. Le témoin
Adolphe Courouble appartient à une famille de la moyenne bourgeoisie catholique; il est à la mobilisation brasseur à Etroeungt (Nord), marié, a deux jeunes enfants. Incorporé à Cambrai, il est embarqué au Havre le 8 septembre 1914 et débarqué à La Palice le 11 ; Il rejoint Mourmelon puis les tranchées de Champagne avec le 126ème RI en octobre 1914. Passant dans la Woëvre d’avril à juin 1915, il est en secteur près d’Arras en juillet. Il est tué à Neuville-Saint-Vaast le 25 septembre 1915, premier jour de l’offensive (3ème bataille d’Artois). Né dans une famille de 10 enfants, il est le seul de 7 frères à avoir été tué.
2. Le témoignage
Un premier témoignage est constitué par un carnet, renvoyé par un camarade à la famille, et qui raconte sommairement la campagne d’A. Courouble. Disponible sur le site « chtimiste » (journal n° 10), le document a été retranscrit par Etienne Courouble et présenté par Michel Decaux, deux des petits-fils de l’auteur, et il occupe environ 18 pages A4. M. Decaux nous a fourni un second document plus dense, de 187 pages, achevé en septembre 2005 pour le 90ème anniversaire de la mort d’Adolphe. Il regroupe le carnet, une correspondance conséquente échangée avec la famille, et un dossier de lettres lié à la recherche du corps du soldat tué, déclaré disparu par son unité. Adolphe Courouble recopiait soigneusement au revers de son carnet de campagne toutes les lettres reçues, et les lettres envoyées furent gardées par la famille et regroupées dans ce recueil. Un exemplaire numérisé a été remis aux A.D. du Nord. Il existe aussi le témoignage de sa femme Lucienne Courouble, civile en territoire occupé, qui a tenu un journal pendant toute la guerre, et celui de son frère Alphonse Courouble, qui a laissé une chronique de l’occupation au Quesnoy pour les années 1914 à 1916 (voir ces deux notices).
3. Analyse
Adolphe Courouble consacrait son temps de liberté surtout à sa correspondance, et son journal tenu au 126ème RI est assez succinct. Ce qui transparaît le plus est la mention répétée de la souffrance de ne pas avoir de nouvelles de sa famille laissée en zone occupée, comme en novembre 1914, p. 7 : « Toujours pas de nouvelles de Lucienne, que c’est long ! » On trouve des mentions de lieux, de relèves. Il signale le 15 octobre 1914 : (p. 7) « Jeudi 15. Beau. On fusille un soldat. Triste événement. Partons pour les tranchées. » Le journal décrit un quotidien fait de boue et de lassitude. Le 18 mars 1915, l’auteur mentionne avoir reçu, après 7 mois d’attente, des nouvelles des siens : «Quelle joie débordante en tout mon être ! Oh ma chérie, combien je t’aime et te remercie d’avoir pu arriver à me donner ainsi de tes nouvelles. Que ne puis-je faire de même ? Tu dois être bien anxieuse de mon sort. » Au total, les carnets montrent qu’il aura en un an 3 fois de courtes nouvelles de sa femme et de ses enfants (2 ans et 6 mois en août 1914) : le 18 mars 1915, une petite carte le 20 juin et on sait que fin-août, il est en permission chez des amis qui ont pu recevoir du courrier de la zone occupée : il y a pu voir une photographie récente de ses enfants. Il est tué à Neuville-Saint-Vaast le 25 septembre 1915 (erreur de date sur la fiche « Mort pour la France»), et un mois plus tard, Lucienne écrit dans son journal le 25 octobre 1915 : « bonnes nouvelles d’Adolphe: a passé 6 jours chez les Fabre au 15 septembre, a reçu portrait des enfants. »
Si les carnets sont succincts, les courriers échangés nous donnent beaucoup plus d’éléments, les lettres nous montrant à la fois le ressenti et les préoccupations d’Adolphe au front, mais aussi, à travers les nombreux correspondants, l’habitus d’une famille de la moyenne bourgeoisie en guerre.
Un sang d’encre
Les poilus des régions occupées par les Allemands n’ont souvent aucune nouvelle des leurs, c’est une souffrance profonde, mais qui laisse en général peu de traces dans les sources. Le riche corpus de lettres permet ici de montrer l’inquiétude qui ronge A. Courouble et les solidarités qui s’organisent avec ses multiples correspondants. Cette angoisse sur le sort des siens est liée à la situation militaire, la dernière mention des siens étant une perte de contact, fin août, dans les désordres liés à la fuite devant les uhlans: l’inquiétude est évidemment renforcée par la relation dans les journaux des « atrocités allemandes ». Une lettre de mars 1915 décrit bien cet état d’esprit: 6 mars 1915, d’Adolphe à Monsieur Gilbert «Pourtant, il me serait si doux d’avoir quelques nouvelles de mes chers petits. Tous les jours, je me demande si tous ils n’ont pas trop à souffrir de l’invasion ou de quelques mauvais procédés de la part des Allemands. Et que de privations ne doivent-ils pas endurer ? Parfois, je pense à leur sort et le compare au mien et je vous assure que la comparaison n’est pas en mon honneur. Ne suis-je pas plus heureux qu’eux tous ? Je ne manque de rien en somme. (…) Mais eux, n’ont-ils pas trop à souffrir de la méchanceté germanique ? Mes enfants, ne les ont-ils pas fait souffrir directement ou indirectement ? Quand on a la relation de la cruauté allemande, ne faut-il pas s’attendre à tout ? Enfin je prie Dieu et j’espère qu’il aura pitié des miens. » Sa famille s’organise pour le soutenir: « Ecrivons-lui et tâchons de le consoler du mieux que nous pouvons. » (de son frère Géry à la famille)» et sa belle-sœur Marie-Thérèse essaye de le rassurer, en lui disant que l’absence de nouvelle est partagée par tous et que certaines atrocités citées par la presse ont été démenties depuis (p. 39).
La solitude au milieu du groupe
L’auteur a évoqué souvent dans son journal sa solitude, parmi ceux de ses camarades qui ont un contact régulier avec leurs proches : « On se tient prêt pour une attaque générale. Tous les copains écrivent chez eux. Que ne puis-je faire de même ?» (20 décembre 1914, p. 10) Il explicite ce sentiment dans une lettre à Madame Gilbert en mars 1915 (p. 81) « Mais l’épreuve est parfois dure surtout certains soirs où je vois les camarades ouvrir les lettres de leur femme ou quand ils me montrent des cartes où la main incertaine de leurs babys a tracé quelques mots. » Lorsqu’il a enfin des nouvelles des siens, il les partage et pense à ceux de ses camarades, nombreux, qui n’en ont pas : (p. 89) « Il me fallut faire part de la bonne nouvelle à mes officiers qui s’intéressent à moi, à mes camarades dont beaucoup, moins heureux, sont encore sans nouvelles de leurs aimés. »
La religion
Le secours principal apporté à Adolphe, outre la chaleur du courrier familial, « C’est si bon de se lire en famille ! On n’apprécie guère l’affection en temps ordinaire, mais il faut être éloigné, exposé pour le comprendre. » (Marie-Thérèse, p. 36), repose dans la religion, aide naturelle pour une famille catholique qui compte un frère prêtre. L’insistance vient souvent des femmes, comme en témoigne son frère Paul (p. 20) « Soyons comme Marie-Thérèse qui a laissé son mari [Alphonse, au Quesnoy] et sa sœur, elle a confiance et bon espoir, mais dit-elle, prions beaucoup. » L’implication passe aussi par des vœux familiaux, ainsi de Marie-Louise, femme de Jules, un autre frère prisonnier (p. 30), « Tu sais que Jules et Alphonse ainsi que Paul ont promis de faire bâtir une chapelle à la Sainte-Vierge si les 7 frères se retrouvaient après la guerre. ». Lorsque la famille apprend qu’Adolphe a enfin eu des nouvelles, Marie-Louise lui demande (p. 90) : « Aurais-tu fait une neuvaine efficace ? Si oui, dis-le moi et j’en rendrai compte au Directeur de l’oeuvre. ». La protection divine est aussi assurée par la prière des enfants : (de Marie Thérèse, p. 101) « Chaque soir mes petits enfants prient pour leurs oncles et tu as droit à un « ave » de plus puisque ton régiment est davantage en danger. »
Passer des nouvelles
On essaye sans succès de contourner les obstacles, d’activer des « réseaux » (ordres religieux, consulats, notaires, comités de réfugiés…). Des cartes de l’Union des femmes de France, en lien avec la Croix-Rouge, passent en juin 1915. Jules, un des frères prisonnier de guerre, voit ses cartes acheminées, mais elles ne contiennent que quelques mots et peuvent mettre 3 mois à arriver. Si on ajoute les nouvelles apportées par les réfugiées expulsées par la Suisse (cartes cachées ou messages appris par cœur), on voit qu’en 1915 certains biais peuvent permettre de donner un minimum de nouvelles (« allons bien ») dans le sens Nord occupé – France. L’autre direction est plus difficile, mais les occupés peuvent espérer recevoir des nouvelles indirectes s’ils ont un proche prisonnier de guerre, les communications sont ainsi relativement aisées entre Jules, le frère prisonnier en Allemagne, et sa belle-sœur Lucienne à Etroeungt.
Disparu : mort ? (1915 – 1931)
Ils étaient trois amis du 126ème RI à s’être promis mutuellement d’écrire à leur famille s’il leur arrivait quelque chose. La lettre de Désiré Dubroux, camarade d’Adolphe, à Paul Courouble, frère référent, a une formulation non exempte d’ambiguïté : « malheureusement notre pauvre Adolphe est resté sur le champ de bataille ». Le dépôt du 126 déclare Adolphe disparu. Paul finit par réussir à rencontrer D. Dubroux, blessé et évacué pendant l’action (décembre 1915) et en rend compte : « Ce n’est qu’hier que j’ai pu voir son camarade. Il a pour ainsi dire la conviction [il ne l’a pas vu directement] qu’Adolphe est mort frappé d’une balle au front entre la 3ème et la 4ème tranchée que les Français avaient pris. (…) « Quoique Dubroux n’ait plus d’espoir, je dirai : conservez-en un peu, l’on ne connaît pas les secrets de la providence. » p. 160. Après l’armistice, une lettre à Lucienne, envoyée par un ami de la famille, montre qu’il faut clore le temps long de l’absence de certitude (8 décembre 1918) p. 162 : « Malheureusement le temps a passé sans apporter aucune nouvelle rassurante et je t’avoue que je finis par ne pas oser conserver une lueur d’espoir. Aujourd’hui, sans pouvoir rien affirmer, je crois que tu dois courageusement t’attendre au pire. Nous avons bien souvent pensé à toi dans ton malheur et nous te plaignons beaucoup. Heureusement, nous te savons courageuse et croyante ; cela te donnera la force de supporter les calamités qui t’accablent. Tu t’appuieras sur tes enfants qui paraissent beaux et intelligents, et sur tes parents.» La recherche de la tombe se traduit par de nombreux courriers aux autorités françaises puis anglaises, les réponses négatives s’accumulant. Ce n’est qu’en 1931 que Lucienne apprend que le corps d’Adolphe repose au cimetière « Nine Elms » à Thélus, à son emplacement primitif, mais de 1918 à 1921 il portait le nom de « Couroubi » sur les registres, ce qui fait que les Anglais ont toujours donné des réponses négatives. Lorsqu’ils ont modifié le nom en « Courouble» en 1921, ils ne l’ont pas signalé à la famille.
Adolphe Courouble appartenait au groupe de la moyenne bourgeoisie catholique, ensemble surreprésenté dans nos sources régionales, à cause de l’aisance à l’écrit qui s’y rattache, et de l’importance attachée à une riche correspondance ou à la tenue d’un journal. Cet ensemble de lettres, qui permet une microstoria de l’intime, illustre bien ce thème spécifique de l’angoisse du combattant sans nouvelles des siens laissés dans les territoires envahis (voir aussi G. Castelain) ; il serait aussi intéressant de connaître sur ce point ce qu’ont pu éprouver des groupes de la région moins à l’aise avec l’écrit, mineurs et ouvriers par exemple.

Vincent Suard, juin 2017

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Courouble, Lucienne (1885-1956)

Le témoin
Lucienne Courouble, née Mercier (1885-1956), a deux jeunes enfants (2 ans et 6 mois) au moment de l’occupation d’Etroeungt (Nord) en 1914. Elle est l’épouse du brasseur mobilisé Adolphe Courouble (voir ce nom), tué en 1915, et qui a lui-même laissé un journal de guerre et un recueil de correspondance. Elle fuit l’arrivée des Allemands avec son père et ses enfants du 26 août 1914 au 5 septembre, mais rattrapée par le front, elle revient à Etroeungt où elle restera en zone occupée toute la guerre. Veuve de guerre, elle tiendra ensuite une épicerie-mercerie au village dans l’entre-deux-guerres.
Le témoignage
Lucienne Courouble a tenu un journal de guerre et d’occupation pendant tout le conflit; il a été retranscrit par Michel Decaux et Etienne Courouble, ses petits-fils, et est disponible sur le site « Chtimiste » n°169. Mentionnant les mouvements de troupes, c’est un document dangereux pour sa rédactrice et les originaux ont été recouverts de papier-peint et perforés, ce qui laisse à penser qu’ils ont été dissimulés. La version retranscrite sur papier occupe 60 pages format A4. Les notations journalières sont importantes en août- septembre pour raconter la fuite devant les Allemands, puis à l’automne 1914 (combats – espoirs de libération). A partir de 1915 et jusqu’à la fin, les notations se font plus brèves, en général de 2 à 5 lignes par jour.
Analyse
Après la narration de sa fuite et de son retour, Lucienne Courouble tient avec minutie la chronique journalière de l’occupation d’Etroeungt, en consignant toute une série d’informations, qui concernent les Allemands et leurs exigences, la vie quotidienne, des anecdotes locales ou encore les espoirs et les craintes de la population occupée. L’auteure, habitant au bord d’une route nationale passante, consigne tous les mouvements de troupes, d’automobiles ou de prisonniers auxquels elle assiste; elle note l’intensité du son du canon, l’apparence des troupes qui reviennent du front. Elle décrit la mise à l’heure allemande du village (au propre comme au figuré) et tient aussi la chronique précise des réquisitions de l’occupant, en bétail, denrées agricoles, mais aussi en taxes et corvées de travail. Après l’évocation du démontage de la brasserie, chaque nouvelle exigence est décrite, les plus récurrentes concernant les métaux, mais pouvant aussi être des bouteilles en cave ou une lourde taxe sur les chiens : « C’est fait, Folette n’est plus. Mieux vaut la tuer plutôt que leur donner 60 francs. Jusqu’à nouvel ordre, les chiens à attelage sont exemptés de taxe (31 juillet 1915) ». La chronique recopie les exigences de l’occupant affichées au bourg, et insiste sur les préoccupations alimentaires (état de la farine, pénuries, livraisons sporadiques). Informée par les communiqués allemands et la Gazette des Ardennes, L. Courouble rapporte les nombreux bruits, en général porteurs d’espoir, qui circulent dans une population sevrée de nouvelles vérifiables. Certaines rumeurs sont récurrentes (la reprise de Lille), fantaisistes, « On prétend que 4000 Anglais débarquent tous les jours à Hambourg mais nous n’y croyons pas. (février 1915)», mais présentent aussi parfois une confusion intéressante, 13 décembre 1914, « les facteurs de Lille disent y avoir vu des collégiens allemands de 15 et 16 ans, vêtus de leurs uniformes, recouverts d’un manteau et munis d’un casque, venus, leur-a-t-on dit, étudier à Paris. 5000 de ces pauvres gosses auraient péri à Ypres. » L’auteure évoque aussi souvent les « évacués », et cette désignation concerne deux groupes bien distincts. Ce sont d’abord les civils, femmes, enfants et hommes âgés, incités assez tôt par l’occupant à repartir vers la France non-occupée par la Suisse. Les autres évacués sont des populations françaises de l’arrière-front allemand (Somme, Oise, Aisne) expulsées plus loin vers l’intérieur. La publication en 2013 du journal de guerre de Virginie Pottier (Guillaume A. et Hardier T., Edhisto) nous montre cette évacuée de l’Oise relogée à Etroeungt. La teneur de ses écrits (bruit du canon, mouvements de troupes, problème de ravitaillement) est très proche de celle de L. Courouble. Les deux journaux évoquent aussi ensemble, par exemple, la mention début mars 1917 de plusieurs apparitions de la Vierge à des enfants à Liessies (Nord), cette dernière annonçant une fin des hostilités imminente, prévue pour le 20 avril 1917.
Sur le plan personnel, le journal de L. Courouble est très sobre, les mentions concernent soit un progrès d’un des enfants (marche, dent…), soit l’inquiétude à propos de son mari. Si elle indique le 11 août 1915 : « un an aujourd’hui qu’Adolphe est parti et un an sans nouvelles. », à la fin du mois elle a enfin des nouvelles par des prisonniers, dont son beau-frère Jules. Son moral va mieux à l’automne et alors qu’Adolphe a été tué le 25 septembre 1915, porté disparu à son unité, elle écrit un mois plus tard : « bonnes nouvelles d’Adolphe, a passé 6 jours chez les Faure au 15 septembre, a reçu le portrait des enfants. ». Par la suite, des mentions témoignent de l’attente et de l’incertitude, comme le 21 octobre 1916 (deux ans de séparation, un an après sa disparition) : « Dépêche Fabre : ne dit rien. Encore besoins, santé, nouvelles. Que penser ? », ou en juillet 1917, « pas de nouvelles d’Adolphe, ils cachent la vérité sûrement ! » En effet si les frères d’Adolphe sont à peu près sûrs que le disparu a été tué, l’éloignement et la difficulté de communication avec la zone occupée leur permettent de rester évasifs avec leur belle-sœur. Le journal montre bien par ailleurs que si les communications par-delà le front sont sporadiques, il n’y a pas d’étanchéité absolue : 2 juillet 1917 « Arrive une soixantaine de dépêches certaines vieilles d’un an. Beaucoup disent à leur femme de partir. » (c’est-à-dire de se faire évacuer par la Suisse).
L. Courouble réside dans une zone de combat active à l’extrême fin des hostilités, mais ne veut surtout pas être chassée vers la Belgique, dans une ambiance de cohue aggravée par la grippe espagnole, avec le flot des réfugiés repoussés vers l’arrière par la retraite allemande: 20 octobre 1918, « Nous sommes maintenant 5000 personnes [au bourg]. Les évacués meurent sans cesse : 4 enterrements à la fois demain. » Elle réussira à rester à Etroeungt jusqu’à l’Armistice.

Vincent Suard, juin 2017

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