Bauchond, Maurice (1877-1941)

1. Le témoin
Maurice Bauchond est un notable valenciennois, un érudit passionné d’Histoire de l’Art qui exerce la profession d’avocat. Âgé de 37 ans à la mobilisation, il est exempté à cause d’une forte myopie mais sert en août 1914 comme infirmier civil de la Croix-Rouge. Habitant avec sa mère, il vit toute l’occupation au centre-ville de Valenciennes; Il ne se marie qu’en 1922 et est après la guerre un des principaux animateurs du cercle Archéologique et Historique de la ville.
2. Le témoignage
Les «Souvenirs de l’invasion » de Maurice Bauchond, un journal d’occupation qui tient à l’origine en 500 pages d’écriture serrée, ont été publiés sous le titre Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande 1914 – 1918, Journal de l’avocat Maurice Bauchond, 374 pages, parution au Cercle archéologique et historique de Valenciennes Tome XIV – Volume 1 – 2018. L’ouvrage est édité, annoté et présenté par Philippe Guignet, Professeur émérite de l’Université de Lille et spécialiste d’Histoire Moderne. La préface, qui situe ce témoignage par rapport à l’historiographie actuelle, est rédigée par Yves Le Maner. L’édition, supprimant redites et longueurs, ne reprend pas l’intégralité du manuscrit, qui lui-même est muet pour l’année 1915. La publication, soignée, est accompagnée de photographies et de reproductions de documents locaux d’époque, ainsi que de 700 notes érudites, très utiles pour la connaissance du valenciennois pendant la guerre.
3. Le témoin
Ce journal d’occupation décrit, du point de vue d’un bourgeois local, les grandes phases de l’occupation, qui vont de l’incrédulité à la fin de l’été 1914, à l’apprentissage des relations avec les envahisseurs (logement, règlementation, réquisitions, alimentation…) puis à l’aggravation de la situation en 1917 (pénuries, disettes, amendes répétées) et 1918 (bombardements aériens, rapprochement de la bataille). Le diariste évoque les nouvelles, les anecdotes de l’occupation et ses propres relations avec les Allemands. Il les fréquente d’abord comme infirmier civil, puis évoque surtout à partir de 1916 ses responsabilités d’interlocuteur français des occupants dans le domaine des beaux-arts et de la préservation du patrimoine.
Les rumeurs
Le journal reprend presque quotidiennement les nouvelles, qui sont basées sur les conversations avec les connaissances de l’hôpital, du Palais – où il semble plaider rarement -, du musée ou de la Caisse d’Epargne, où il exerce des responsabilités. L’auteur recueille aussi des informations dans les journaux français, que l’on trouve encore au début de l’occupation, puis dans la presse allemande et le communiqué officiel. L’auteur évoque nombre de bruits et de on-dit, souvent faux, à un degré plus ou moins étendu : c’est le règne de la rumeur, à laquelle on ne croit qu’à moitié, souvent précédée de « on raconte » ou « on dit que », caractéristique des journaux d’occupation, surtout quand le front est actif. Il évoque par exemple en octobre 1914 (p. 89) une victoire française à Cassel « des troupes françaises massées au Mont-Cassel auraient canardé presque au sortir des trains les troupes allemandes en marche vers la côte.» ou p. 97 « on raconte que le Kronprinz est mort, que son corps a été autopsié par deux médecins allemands et un médecin belge, on aurait découvert qu’il avait été frappé par une balle allemande. » En général, les éléments rapportés par l’auteur sont plus proches des faits réels, mais la vérité émerge toujours avec un retard important.
Les pénuries, les privations
M. Bauchond évoque les pénuries, les réquisitions et les privations, mais en bourgeois aisé, il n’en souffre pas lui-même. Curieusement, il a tendance à plusieurs reprises à minorer les souffrances alimentaires des populations civiles, comme en mars 1916 (p. 158), «depuis 18 mois, le conseil municipal annonce à la population qu’on va être affamé et depuis 18 mois, on ne manque de rien, du nécessaire pour le moins. » Certes le ravitaillement de Valenciennes est meilleur durant la guerre qu’à Lille ou Douai, mais l’auteur, qui fréquente surtout un « entre-soi » social et reste au centre-ville, est peu sensible aux lourdes difficultés de la vie quotidienne des couches populaires, notamment des femmes de mobilisés. Plus averti des privations en 1917, il évoque (p. 256) une « Affiche étrange du maire conseillant de bien mastiquer les aliments et de les tenir longtemps dans la bouche avant de les avaler. »: il n’y a rien là d’étrange quand on sait ce qu’est la faim, et on peut faire la même remarque avec le terme « curieux » en mars 1917 (p. 262) « On assiste parfois à des scènes curieuses. Lorsque les soldats rentrent du charbon dans les bureaux allemands, c’est une foule de malheureux, hommes, femmes, enfants qui viennent quémander quelques morceaux, ils ont des seaux ; les soldats les remplissent. Ces jours-ci, j’ai assisté plusieurs fois à ce spectacle. » On le voit, cette distance sociale n’exclut pas l’empathie.
La protection du patrimoine
L’auteur évoque à de nombreuses reprises en 1917 et 1918 ses fonctions de co-responsable du Musée des Beaux-Arts, il doit réceptionner une série d’œuvres, issues des abords du front, et qui sont envoyées à l’arrière par précaution. Il reçoit par exemple des toiles venant du château de Saint-Léger-les-Croisilles (front au sud d’Arras, p. 215), de Cambrai ou de Lille; il explique en juin 1917 (p. 283) que « La ville reçoit un avis de l’inspection des étapes, le musée recevra la garde des objets d’art du front. Des salles du musée devront être à la disposition de l’autorité allemande pour les exposer. » Expert local et interlocuteur des spécialistes allemands, il négocie la préservation de quelques cuivres artistiques et de ferronneries d’art lors des réquisitions de métaux (p. 289) : « Sur ma demande, M. Burg se rend encore dans plusieurs maisons pour déconsigner des cuivres artistiques. » Avocat, il plaide la cause d’un certain nombre de cloches de la ville, justifiant leur sauvegarde par leur caractère patrimonial original et précieux : la plupart de celles de l’agglomération sont saisies, mais, dans le cadre d’une négociation, il réussit à en sauver un certain nombre, (p. 305) « J’ai pu sauver la cloche de l’heure de l’hôtel de ville dont on avait commencé l’enlèvement ».
Une relation particulière avec les Allemands
Les officiers-experts qui s’occupent du Musée et des œuvres sont cultivés et francophones, et P. Guignet souligne dans sa présentation « l’évidente jubilation que M. Bauchond éprouve à s’entretenir avec eux d’histoire et d’histoire de l’art » (p. 22). On peut par exemple citer ce passage d’emploi du temps assez représentatif (août-septembre 1917, p. 300) : « Au musée, le baron von Adeln procède à un nouveau rangement de toutes les salles ; il est très correct et très aimable avec moi et me raconte volontiers des anecdotes de sa vie. (…) Quelques visites d’officiers importants au musée ; visite du professeur Goldschmidt de l’Université de Berlin, auquel je suis présenté. Il examine les primitifs et les manuscrits carolingiens. ». Si, cédant à un anachronisme tentant, Y. Le Maner évoque les situations d’accommodement décrite par P. Burrin pour 1940-1944, P. Guignet parle malicieusement d’une attitude bavarde, aux antipodes de celle des hôtes français du « Silence de la mer » de Vercors. Cédant à ce même anachronisme, il nous est difficile de ne pas penser aux ennuis – mesurés – que l’auteur aurait probablement eus en 1944. Reste qu’après la guerre – la Grande – on lui sait gré de son action en faveur du patrimoine valenciennois.
Un bourgeois pacifiste
M. Bauchond est un pacifiste, il déteste la guerre et le dit du début à la fin du conflit, par exemple le 13 septembre 1914 (p. 59) : «Comme nous désirons de tout cœur et ardemment la victoire des Français. Mais on ne peut souhaiter la mort de ces pauvres gens [les soldats allemands]. Oh non ! Le patriotisme bien entendu n’entraîne pas la haine. Que la guerre est donc odieuse ! » Il souligne à plusieurs reprises la correction des Allemands logés en ville, déclare qu’il a toujours vu le soldat allemand sans haine (janvier 1916), et qu’il déteste les jusqu’au-boutistes, « suppôts de l’Action française et autres journaux nationalistes » (p. 193), et « Maurice Barrès et sa bande ». Lors de ses conversations, il est souvent obligé de taire ses opinions modérées avec ceux qu’il rencontre, et si on ajoute la mention fréquente de valenciennois détestant l’occupant, l’auteur apparaît plutôt isolé. Il rapporte ainsi une rencontre avec un de ces « nationalistes», personne qui par ailleurs fait preuve d’une étonnante clairvoyance chronologique (11 novembre 1916, p. 224) : « Rencontre d’Albert Carlier : quel fougueux nationaliste et quel esprit dangereux ! Pour lui, la guerre durera encore deux ans au moins et ne peut se terminer que par l’écrasement total d’un des adversaires, dût-on tous périr de chagrin. […] Et dire que ces gens se croient des chrétiens. »
L’Alsace- Lorraine
Pour hâter la fin du conflit, et dans cette même logique d’apaisement international, l’auteur mentionne à plusieurs reprises son désintérêt pour la récupération de l’Alsace-Lorraine, et il évoque son hostilité avec ceux qui en font un préalable à toute paix ; il le dit en 1916 (p. 165) : «surtout que les Alsaciens-Lorrains ne désiraient pour la plupart rien moins que le retour à la France. » Il le reformule en 1917 (p. 303) à l’occasion d’ouvertures de l’Alliance «Va-t-on sacrifier quelques millions d’hommes pour récupérer une province qui n’est pas française et que l’on sait si peu désireuse de le redevenir que l’on craint de confier la décision au sort d’un plébiscite.». Le thème revient encore au début de 1918 (p. 311) : «L’Alsace-Lorraine toujours : ce brandon de discorde se dresse toujours bêtement pour continuer à faire tuer des gens qui s’en fichent pas mal. »
Les opérations autour de Valenciennes en 1918
La ville est de plus en plus frappée par les attaques aériennes anglaises en 1918, et le récit évoque les alertes, les quartiers frappés, les victimes. A l’automne, le front se rapproche, et l’auteur narre le déménagement par les Allemands de tous les objets du musée pour les mettre en sécurité à Bruxelles. En octobre la bataille de l’Escaut est violente, et – outre ceux qui ont été évacués de force – beaucoup d’habitant essaient de fuir vers la Belgique. Le diariste raconte que son départ à pied a été remis car la poussette chargée de ses bagages était beaucoup trop lourde. Il se claquemure chez lui en attendant les Anglais (15 octobre 1918, p. 343) : «Il revient énormément d’évacués. Tous sont d’accord pour décrire la misère terrible de la route : gens malades, ravitaillement impossible, logements difficiles, accidents, poussettes cassées, membres brisés, enfants égarés, plusieurs blessés et même quelques morts. ». C’est le samedi 2 novembre à 8 heures du matin qu’une clameur l’alerte : « Voilà les Anglais ! »
En définitive, comment replacer ce témoignage singulier, comment évaluer sa représentativité ? P. Guignet et Y. Le Maner soulignent les discordances avec une certaine « vulgate historiographique » de l’occupation, passée comme récente ; le pacifisme foncier de M. Bauchond, attitude rare au sein de la bourgeoisie, le rapprocherait plutôt de la gauche socialiste, mais on a vu qu’en fait il en est très loin, à la fois par son statut de notable traditionnel et par son manque d’intérêt pour les conditions de vie réelles de la majorité de la population. Par ailleurs, son insistance sur l’Alsace-Lorraine le singularise également ; ce n’est pas que les autres diaristes, occupés comme soldats du front originaires du Nord, soient pour ou contre son retour, mais ils n’en parlent en fait pratiquement jamais : pour eux, ce qui compte, c’est avant tout que les Allemands soient chassés des « Régions envahies», celles de 1914.
Vincent Suard, mars 2019

Share

Pommard, André (1888-1916)

1. Le témoin
André Pommard est né à Vanves en 1888. Exerçant la profession de typographe, il est exempté à la mobilisation pour « faiblesse générale ». Rappelé en février 1915 et versé au groupe cycliste de la 1ère Division de cavalerie, il est engagé en Artois à l’automne. Muté au 10ème Bataillon de chasseurs à pied en décembre 1915, A. Pommard est tué le 31 mars 1916 à Verdun dans le secteur du Fort de Vaux.
2. Le témoignage
Le texte, non publié, représente 138 pages manuscrites de petit format, et nous est parvenu – merci à Patrice Foissac, président de la Société des études du Lot – sous la forme d’une reproduction photocopiée. La fin du manuscrit se termine par : «ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père (…) » d’après une copie de René Pommard, le 4 décembre 1970. Une mention supplémentaire postérieure ajoute : « d’après une copie de René Pommard, à sa fille Michèle, copie intégrale du carnet de route de son grand-père André Pommard », signé Myrtille Remond, le 8 octobre 1997.
3. Analyse
Le journal de front d’André Pommard contient de nombreuses mentions, journalières et concises, et ressemble en cela à un carnet de guerre assez classique. Toutefois, les annotations prennent souvent un tour plus intime et donnent des éléments du vécu de la campagne par ce cycliste, rapidement devenu chasseur. Un exemple en novembre 1915 (p. 22) : « Et si je ne revenais pas ? A cette pensée, je souffre à l’idée de la douleur de ma chère petite femme. Allons, je ne dois pas me laisser amollir, j’ai au contraire besoin de tout mon courage, c’est le plus sûr garant de ma conservation. » Il évoque les tranchées d’Artois gorgées d’eau de l’hiver 1915, et avec les peaux de mouton touchées en novembre, il compare sa section à un village de sauvages du jardin d’acclimatation. Dans le secteur d’Aix-Noulette, vers la période de Noël 1915, le travail d’entretien des tranchées est très pénible, et aussi très déprimant, de par le spectacle offert par les boyaux inondés (p. 55) : « (…) la boue profonde de quelques mètres qui forme mare en certains endroits du boyau et que nous contournons pour ne pas être enlisés, des morceaux de capotes auxquelles tient un os, une main verdâtre dépassent de cette fange. Plus loin, dans la paroi un pied et une main dépassent d’un demi-mètre dans le boyau. Un cadavre de noir repose sous une claie posée sur le sol, la boue lui sert de linceul et seule l’odeur qu’il dégage décèle sa présence. Quelle horreur ! » Le cafard frappe souvent, et A. Pommard évoque sa femme et ses enfants pour se remonter le moral ; la lassitude générale, déjà forte à cette période, fait penser à celle de 1917, ainsi en novembre 1915 (p. 38) : « Aujourd’hui ferme ma vingt-septième année, je n’en suis pas plus fier pour cela. Je donnerais bien 10 ans de mon existence pour la fin de la guerre dont je ne prévois pas la fin, malgré que dans mes lettres j’assure le bon espoir que j’ai de la paix. » ou en janvier 1916 (p. 78): « Quand donc cela va finir, j’en ai par-dessus la tête, mais alors par-dessus !».
L’auteur évoque une messe célébrée par l’aumônier du bataillon, signalant que « bien entendu » la présence y est facultative. Il décrit aussi longuement une installation de douches, et produit une vivante – et rare – description du passage des soldats sous le mince filet (janvier 1916, p. 76) : « A 13 heures, douches, ah ! ces douches militaires ! Un appareil pour chauffer l’eau, quatre baguettes au- dessus desquels est monté un tuyau horizontal, le tout installé dans une grange dont les murs percés sont dissimulés par des toiles de tente. Comme il fait très sombre, une bougie révèle de sa lueur incertaine les anatomies crasseuses et couvertes de boutons, œuvre de poux voraces et indestructibles. Quatre poilus s’installent dans les quatre baquets vacillants et quatre maigres jets essaient en quatre minutes (temps accordé) de décrasser quatre corps auxquels un bain prolongé serait absolument nécessaire pour mener à bien l’œuvre de propreté que nos hygiénistes militaires se proposent. Evidemment c’est mieux que rien, mais ce n’est pas ça ! ». En février 1916, son unité est transférée dans la Somme, et alterne repos (qui pour les hommes n’en est pas un, souligne-t-il), et exercices. Il évoque les plaintes de sa femme sur sa paresse à envoyer des nouvelles, alors qu’il dit écrire tous les deux jours, sans rien mettre dans ses lettres qui puisse justifier les rigueurs de la censure : il pense qu’il s’agit tout de même de saisies (février 1916, p. 98) : « Quelle triste institution que cette censure ! »
Le 10ème BCP est alerté et rapidement transporté à Verdun à la fin février 1916, mais n’est pas engagé immédiatement et l’auteur cantonne d’abord sur une péniche sur la Meuse (6 mars). Il vit un premier engagement violent, fortement marmité, dans le Bois des Corbeaux vers la « redoute» de Vaux, du 11 au 17 mars. Alors qu’il est en deuxième ligne, sa section est prise dans un violent bombardement (12 mars 1916, p. 125) : « Un obus abat 6 camarades affreusement mutilés, il n’en reste que quatre, les autres sont en bouillie, des morceaux de chair pendent à toutes les branches, une cuisse tombe près de ma tente. Aucun n’a souffert, heureusement. Je fais partie de la corvée pour enterrer mes infortunés camarades. » Lors de la redescente vers l’arrière après ce premier contact avec le front de Verdun, il souligne que la joie n’est « pas mince » de se retrouver indemne après tant de dangers. Il a aussi une pensée pour ceux qui ont pris leur relève (17 mars 1916, p. 132) : «Il fait un temps superbe et j’ai le cœur serré pour les malheureux qui nous ont remplacés et qui tombent alors que la vie apparaît si belle dans le soleil printanier. »
Après la description d’un repos réparateur, apparaît une dernière mention à la page 135 : «Jeudi 30 mars. Départ à 7h45 pour aller au parc à fourrage à Bévaux. Après la soupe nous devons monter en ligne. » puis en rajout : «Ce sont les dernières lignes du carnet de route de notre père. Tué le lendemain à 17 heures dans les tranchées ouest du fort de Vaux. »
Vincent Suard, mars 2019

Share

Vernier, Alphonse (1897-1969)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951).

Alphonse Vernier est né le 6 octobre 1897, après la mort de son père. Famille très catholique d’industriels. Etudes chez les jésuites. Ses propos pendant la guerre dénotent un garçon très conservateur, hostile aux dreyfusards, au général André, au nouveau ministère de mars 1917 : « Le dégoût nous prend à lire la liste des nouveaux ministres en France. Quel sale ministère ! » « Précocement politisé à droite », écrit Bernard Vernier dans son avant-propos. Il a beaucoup de goût pour le dessin et la peinture ; il deviendra artiste peintre. Ses carnets sont illustrés de dessins.
Pendant la guerre, il prend place souvent dans le grenier de la maison de sa grand-mère pour observer, pour contempler le spectacle extraordinaire qu’est la guerre. Il signale tous les bombardements, allant jusqu’à compter les obus qui tombent sur Comines. Surtout, il est passionné par l’apparition des avions et les combats aériens : « Je suis resté longuement au grenier à regarder évoluer les aéros » (2 novembre 1916). Il décrit les divers types d’appareils, leurs performances, les progrès réalisés. Il note les nouveaux modèles, les façons de combattre dans le ciel. Le 27 février 1917, par exemple, il admire les biplans Fokker qui sont un progrès « comme rayon d’action et ils tirent par devant ! Espérons que de notre côté les progrès n’ont pas été moindres sinon nous aurons un été funeste à notre aviation. »
Rémy Cazals, février 2019

Share

Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Vernier Alphonse (1897-1969).

Magdeleine Hassebroucq est née en 1874 dans une famille d’industriels du textile. Elle a fait ses études chez les Bernardines et est restée catholique très pratiquante. Pendant la guerre, elle exprime son horreur de voir que l’église devra être partagée entre offices catholiques et culte protestant. Elle critique la République anticléricale et souhaite que la France retrouve sa place de fille aînée de l’Église. Le maire, de gauche, est systématiquement critiqué et traité de  « canaille ».Certains propos de Magdeleine ont une dimension antisémite, caractéristique de la droite de l’époque. Membre de la Conférence de St Vincent de Paul, elle fait des études d’infirmière qui vont lui servir pendant la guerre. Amie de Louise de Bettignies, rencontrée à plusieurs reprises à Lourdes.
En 1896 elle a épousé Alphonse Vernier appartenant au même milieu et en a eu un fils également prénommé Alphonse. Son mari meurt en 1897. En 1907, elle se remarie avec Louis Lambin, d’une famille de notaires et de rentiers.

Très tôt, les troupes allemandes occupent Comines. On prie pour être protégé des bombardements, on distribue de l’eau de Lourdes aux blessés. Il faut se mettre à l’heure allemande et subir perquisitions et réquisitions. Celles-ci conduisent à la description des caves pleines de centaines de bouteilles de vin, ce qui rappelle le témoignage d’Albert Denisse (voir cette notice). On cache des pommes de terre et du grain. Parmi les occupants, il y a des barbares et des « gens convenables ». Certains sont odieux et atteignent « le dernier degré du sans-gêne » ; d’autres rendent des services. Alphonse offre une aquarelle à un Allemand sympathique ; certains viennent en « aimable visite ». On assiste à des disputes entre Saxons et Bavarois (20 juin 1915), à des jugements discourtois de Saxons sur les Prussiens (20 avril 1917). Un blessé allemand raconte la fraternisation de Noël 1914 (17 janvier 1915).

Les nouvelles parviennent assez rapidement : le torpillage du Lusitania ; les changements de ministère en France ; la révolution russe dès le 16 mars 1917. Celle-ci est plutôt mal perçue (p. 584) : « Mais ils élaborent aussi tout un programme de réformes à faire ! Ce n’est vraiment pas le moment. » L’offensive Nivelle du 16 avril 1917 est annoncée dès le 17. La présence des soldats allemands permet de suivre l’évolution de leur moral. Avec la durée de la guerre, leur confiance s’en va. On comprend que ça va mal en Allemagne car les occupants envoient toutes sortes de choses à leurs familles (p. 511). L’exaspération des occupés grandit aussi : « ils encombrent notre maison avec toute leur bocherie ! » (4 janvier 1917).

L’évacuation est un drame, d’abord une crainte, puis une réalité. Le lundi 28 mai 1917, Magdeleine écrit ce passage étonnant : « Puis ce sont les provisions dont nous avons encore tant ! Nous en garnissons tout un panier : riz, haricots, sucre, un peu de farine, cacao, chocolat, etc. Il en reste encore. Alphonse et Louis commencent à jeter dans les cabinets du riz, du sucre, de la crème de riz, etc. Nous en avons un vrai crève-cœur : « Jeter toutes ces provisions, tandis qu’une partie de l’Europe meurt de faim ! » Alors j’en entasse encore dans ma malle, dans les sacs, savons-nous ce que nous trouverons là où on nous enverra ! Mais l’idée fixe, c’est de ne rien laisser aux Allemands ! »
Rémy Cazals, février 2019

Share

Prudhon, Joseph (1888-1952)

1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018

Share

Camondo (de), Nissim (1892-1917)

Né à Boulogne-sur-Seine le 23 août 1892. Puissante famille juive de Constantinople établie en France sous le Second Empire. Son père Moïse, riche banquier, fait construire un splendide hôtel particulier au parc Monceau, légué à la République pour devenir musée à la mémoire de Nissim, ce qu’il est aujourd’hui.
Études au lycée Janson-de-Sailly jusqu’au bac. Service militaire dans la cavalerie (3e hussard) de 1911 à 1913. Maréchal des logis. Après le service, ses études de Droit sont interrompues par la mobilisation. Il passe ensuite au 21e dragon comme mitrailleur et combat comme l’infanterie (« C’est un sale truc au fond que d’être fantassin », écrit-il en octobre 1915). Enfin il est transféré à l’escadrille MF33 d’abord comme observateur, puis comme pilote. Son avion est abattu par un Fokker le 5 septembre 1917 au-dessus de la Lorraine.
Le musée conserve les lettres envoyées principalement à son père, son journal de campagne, des coupures de presse et 1200 photos. Le courrier reçu par Nissim est perdu.
Le livre (Nissim de Camondo, Correspondance et Journal de campagne 1914-1917, aux éditions Les Arts décoratifs, 2017, nombreuses illustrations), après des pages de présentation générale de Sophie d’Aigneaux-Le Tarnec et Philippe Landau, est divisé en quatre chapitres :
– 1914 Un hussard patriote
– 1915 Les désillusions d’un dragon
– 1916 La cinquième arme
– 1917 Vie et mort d’un pilote aviateur
Un précieux index des noms de personnes termine l’ouvrage.

Share

Balmelle, Marius (1892-1969)

Les Archives départementales de la Lozère et les éditions Sutton ont publié en 2018 le livre Chroniques de la Lozère en guerre 1914-1918 : Carnets de Marius Balmelle, présentés par Thomas Douniès et Yves Pourcher. C’est le troisième témoignage important sur la vie dans ce département loin du front, après ceux d’Émile Joly et d’Albert Jurquet (voir les notices « Joly » et « Jurquet » dans 500 témoins de la Grande Guerre et dans le présent dictionnaire). Je mentionne mon léger désaccord avec les auteurs de la présentation à propos de Jean Norton Cru (voir la notice « Cru » dans les mêmes ouvrages). On ne peut pas dire que « les seuls témoins qui comptent [pour JNC] sont les combattants, les hommes qui ont connu l’épreuve du feu ». L’objectif du travail de JNC était d’analyser les récits des combattants ; il n’avait donc à se préoccuper que des combattants et pas des autres contemporains, même s’ils pouvaient être des témoins intéressants sur la vie à l’arrière. D’autre part, la référence à l’œuvre de JNC aurait gagné à signaler le grand livre Témoins et non le petit livre Du témoignage, d’ailleurs dans une édition amputée. Cette réserve faite, le livre de Marius Balmelle apporte beaucoup.
Le témoin
Il est né à Mende le 22 septembre 1892. Son père était agent voyer. Il a reçu une bonne éducation qui lui a permis de devenir un érudit passionné par son département natal. Même dans les années de guerre, il en décrit les beautés et il publie son premier livre sur « les richesses du sous-sol et les richesses hydrauliques du département de la Lozère ». Il écrit aussi de la poésie et « un conte moyenâgeux » (p. 231). « Je suis croyant » (catholique), dit-il. Avec le curé de Mende, il se plaint que la guerre « nous prend aussi la vertu des femmes et des filles » (p. 76). Le passage du 18 septembre 1914 sur les missionnaires dont « certains se trouvaient perdus dans les forêts équatoriales au milieu de tribus sauvages parfois anthropophages », qui sont « revenus accomplir leur devoir de Français » est trop long pour être repris ici en entier (p. 56).
Le 12 juin 1915 (p. 88), il décrit ses « cultes » : la famille ; la volonté ; la solitude ; la Nature natale ; l’étude ; les fleurs. On est étonné de ne pas y trouver la patrie, alors que de nombreuses pages stigmatisent la barbarie des Allemands. Les auteurs de la présentation soulignent le fait que, classé service auxiliaire et affecté à Mende, il n’exprime jamais le regret de ne pas combattre.
Le témoignage
Les présentateurs constatent aussi que, chez Balmelle, la guerre n’a pas déclenché l’écriture d’un journal, mais qu’elle lui a donné un nouveau sens. Il a commencé à tenir son journal en 1911 et l’a poursuivi jusqu’en 1948. Le livre ne reprend que les pages allant de Noël 1913 au 31 décembre 1919. Plusieurs feuillets ont été arrachés, des phrases effacées ; on en ignore les raisons. La partie sur 1918-1919 est très brève : lassitude ? coupures ? temps consacré à d’autres formes d’écriture ? Travaillant à l’intendance, il était bien placé pour donner des renseignements sur la vie matérielle en Lozère ; il a aussi tenu compte du récit d’un combattant venu en permission (sur huit pages en janvier 1916). Le journal de Marius Balmelle a été déposé par la fille de l’auteur aux Archives départementales qui ont organisé en 2016 une exposition sur le thème « Marius Balmelle, un érudit au service de la Lozère ».
Contenu
Dès la fin de juillet, les habitants de Mende font des provisions, échangent les billets de banque pour de l’or, retirent leurs fonds de la Caisse d’épargne. La mobilisation s’accompagne d’angoisse et de pleurs. Les soldats affluent et boivent. Le départ se fait dans l’enthousiasme. Marius pense, dès le 6 août, que les Allemands sont des brutes féroces, pires que des animaux. La presse locale aspire au moment « où la bête malfaisante sera écrasée, afin que la menace allemande ne plane plus constamment sur la paix du monde pour enrayer tout envol vers l’idéal, vers la science, vers l’art et la bonté ». Bientôt arrivent des réfugiés, des blessés, des prisonniers allemands. Des hôpitaux doivent être installés dans les établissements scolaires et la rentrée est difficile. Il signale l’espionnite, les lettres anonymes de dénonciation, les rumeurs, une vaccination collective contre la typhoïde, les emprunts de la Défense nationale, la hausse des prix. En 1915, quatre déserteurs sont arrêtés par la gendarmerie (p. 131). Plus loin (p. 141), figure la liste des entreprises qui travaillent, en Lozère, pour la défense, avec mention particulière des mines du Mazel. Il effectue plusieurs voyages, mêlant l’utile (visite des poudreries de Bergerac et de Toulouse) et l’agréable (tourisme archéologique à Cordes, Carcassonne, etc.).
Le livre donne des index (lieux, personnes, thèmes), sources et bibliographie locales, important encart d’illustrations.
Rémy Cazals, décembre 2018

Share

Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

Share

Bouve, Anatole (1887-1914)

1. Le témoin
Anatole Bouve est né en 1887 à Wormhout (Nord). Lieutenant de réserve, il est instituteur à Coudekerque-Branche (Nord) au moment de la mobilisation, et est marié à une institutrice. Affecté au 33e RI d’Arras, on le trouve quittant Dunkerque en bateau pour Honfleur le 29 août 1914. Au Havre, il prend en main un détachement qu’il amène vers le front par le train, pour renforcer les régiments de Dunkerque. Il effectue ensuite la poursuite après la Marne avec le 33e et combat devant Reims. Il est muté au 110e RI le 24 septembre, puis participe, à partir du 12 octobre, à l’attaque de la 2e DI sur Ville-aux-Bois – Ferme du Choléra (secteur de Pontavert). Il est tué le 17 octobre 1914.
2. Le témoignage
Des amis d’Anatole Bouve ont réalisé une copie de son carnet, et cet exemplaire est tombé entre les mains d’Hervé Bouve (pas de lien direct de parenté), qui l’a exposé lors d’une biennale de généalogie. L’original « de la copie » a été aussi en possession de Gilles Suze, son petit-neveu, qui l’a transmis au site Chtimiste en 2006. G. Suze a également documenté le site du Mémorial virtuel du Chemin des Dames en 2007 et 2008. Avec son décès en 2010, on perd la trace du document d’origine. Heureusement, il reste consultable sur Chtimiste (n°66). La période couverte par le carnet court de fin septembre au 15 octobre 1914 et la retranscription occupe environ 5 pages A4.
3. Analyse
Les quelques pages qui composent le carnet d’Anatole Bouve sont composées de mentions rapides, marquées par l’instant, elles traduisent l’expression de l’émotion d’un homme qui découvre la violence des combats. Après des appréciations enthousiastes, lors de la poursuite qui suit la bataille de la Marne (12 septembre), « Quelle belle manœuvre – quels canons – nous n’avons plus rien à faire – Les 75 déblaient le terrain, nous n’avons qu’à avancer », l’auteur fait avec ses hommes une entrée triomphale dans Reims (« que nous sommes contents !), et il éprouve un réel bonheur à constater que les Allemands ont reculé de plus de 100 km. L’ennemi a choisi avec soin ses positions de résistance, et il s’est installé sur des hauteurs et des forts derrière Reims sur lesquels les troupes de poursuite françaises viennent se briser dans des assauts infructueux à partir du 14 septembre. Les courtes notations d’Anatole Bouve prennent un rythme haletant :
14/09 (…) «C’est terrible ! Pluie d’obus toute la journée. Quelle horreur ! Indescriptible.»
17/09 « Terrible depuis quatre jours . Bétheny que nous devons tenir. Adieu – je pars à l’assaut – Soigne bien mon petit Roger (….)
18/09 (…) « Bétheny sera mon tombeau – Il faudra avec toute la famille, Parents, et beaux Parents, venir visiter le champ de bataille qui sera mon tombeau. Encore une fois, adieu à tous, et toi ma Jeanne et mon Roger, mes dernières pensées. »
Le 33e RI est relevé le 19, et le ton des notes s’apaise, avec un transfert en réserve et un repos relatif. Le 24 septembre, l’auteur passe au 110e RI. Il est en ligne devant la ferme du Choléra, et estime que « c’est un peu mieux qu’à Bétheny mais à peu près aussi terrible ». Le moral remonte et la fin du mois est marquée par des journées plus calmes. Le ton se tend à nouveau le 12 octobre : « Mauvais tabac : nous devons nous porter à l’attaque du Choléra ». L’attaque se passe plutôt bien ( 5h15 [de l’après –midi] – Nous attaquons. En avant. Encore un baiser à tous. A ma Jeanne et mon Roger, les meilleurs. Au revoir. ») Il passe la nuit avec ses hommes dans une position intermédiaire aménagée, et le moral est très bon au petit matin du 13. Il évoque l’activité intense de l’artillerie française, qui pilonne la position ennemie devant lui, avec au moins 500 obus sur un carré de 200 mètres de long sur 100 mètre de large, estime-t-il, et il en vient à plaindre les Allemands (13 octobre, midi) : « Depuis 5 h épouvantable, indescriptible. Que d’obus sont tombés sur les positions allemandes. Pauvres êtres. » Il signale le 14 qu’il est toujours en vie et que tout va bien. Le 15 octobre, il mentionne à midi un ordre d’avancer, mais qu’à 2 h ½ [14h30] ils n’ont pas encore fait un pas. Les trois dernières lignes du carnet évoquent le danger de la fusillade: « Toujours dans la tranchée sans pouvoir pousser la tête ou bien clic, clac, zi, clac, zi. Les balles sifflent. Caulier, un camionneur de chez Savergne que Mr Chavatte connaît, a reçu une balle à la tête. Ils tirent bien. »
L’auteur est tué le 17 octobre au bois de la Miette.
Donc un carnet assez court, mais dont le ton tendu, à la fois nerveux et intime, restitue de manière saisissante l’ambiance des violents combats de reprise de contact avec les Allemands après la poursuite qui suit la Marne.
Vincent Suard, octobre 2018

Share

Staquet-Fourné, Roger (1886-1968)

1. Le témoin
Roger Staquet, ancien élève de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers, est au moment de la mobilisation ingénieur à Loos (faubourg de Lille) dans la grande usine textile Thiriez. Maréchal des Logis au 29ème Régiment d’artillerie, il est promu sous-lieutenant en 1915 et lieutenant en 1917. Son unité combat dans différents secteurs du front pendant le conflit, notamment en Flandre en 1914, en Artois en 1915, dans l’Aisne et à Verdun en 1917. Il est muté au 235ème Régiment d’Artillerie en avril 1917 et l’année 1918 le voit davantage dans des missions de liaison avec l’Etat-Major de sa division, au sein de l’A.D. 165 (Artillerie divisionnaire de la 165ème D.I.). Démobilisé en Allemagne en avril 1919, il reprend immédiatement son travail à l’usine de Loos-lez-Lille.
2. Le témoignage
Le Carnet de route 1914-1918 de Roger Staquet-Fourné (Editions Boduonia, Marcq-en-Baroeul, 2011, 467 pages) a d’abord été mis en forme dactylographiée, à partir des carnets manuscrits, dans les années soixante-dix , par le fils de l’auteur, Roger Staquet-Tamisier; la version présentée ici est la publication, sous forme intégrale, de ce travail minutieux par son petit-fils Roger Staquet-Solheid, avec un accompagnement de clichés photographiques originaux et de documents divers (reproductions du carnet manuscrit, croquis, menus…). Les carnets courent du 2 août 1914 au 7 avril 1919.
3. Analyse
R. Staquet est un homme posé, qui s’exprime avec précision. Son propos est souvent géographique, météorologique, et ses notes décrivent son emploi du temps et sa sociabilité, au front comme dans ses relations avec l’arrière. Il insiste peu par contre sur sa vie intérieure, ou sur ses motivations politiques et patriotiques.
a. En opération
Le témoignage est d’abord utile pour décrire les opérations d’août à octobre 1914, dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, dans une guerre très mobile qui ne se fige qu’au moment de la Course à la mer. Si la batterie de R. Staquet s’en sort, à ses dires, très honorablement, ce n’est pas le cas de toutes les troupes qu’il rencontre; il critique en septembre des territoriaux débraillés, ivres et pilleurs, accompagnés de leurs femmes (12ème R.I.T.), et signale le 9 octobre que des dragons repoussent d’autres territoriaux à coups de lance dans les tranchées, en les menaçant de leurs revolvers (Hannescamps). Les troupes indigènes ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux (p. 55, 15 octobre 1914) « C’était un bon pays où nous étions bien installés et assez bien reçus, quoique les troupes marocaines l’aient complètement mis à sac et aient inondé de poux tous les cantonnements. De leur moralité, je n’en parle pas, c’était ignoble. Il logeait surtout ici des goumiers. » La description du front belge, tenu pendant 9 mois « à la côte », avec les batteries installées à Nieuport-Bains et à Coxyde, est une des parties les plus intéressantes du témoignage. Les positions sont installées dans les jardins des villas, souvent non encore pillées, avec piano et équipement de plage. Les batteries appuient l’infanterie qui mène des combats très durs, mais les positions installées dans des résidences estivales donnent une impression curieuse, où l’enfer serait tempéré d’un peu de paradis. L’ampleur des combats diminue en 1915, et en général le service laisse des loisirs qu’il faut occuper (p. 124, juillet 1915.) : « Quand on est de repos, promenade à l’échelon, à Coxyde et à La Panne, où l’on va chercher des livres, ayant beaucoup de temps à perdre. » Mais il trouve que ce sont les artilleurs belges qui manquent de sérieux, (p. 125, juillet 1915) : « J’ai vu des officiers venir de la Panne en auto vers cinq heures, tirer vingt coups et repartir dix minutes après en auto, achever l’apéritif. » Malgré la contre-batterie, réelle, le sort des artilleurs est donc ici moins dur, non seulement que celui des fusiliers-marins ou zouaves de l’Yser, mais aussi que celui des servants de batteries d’artillerie en Champagne ou en Argonne à la même époque.
En Artois, il évoque sa participation à l’offensive du 25 septembre 1915, étant à la droite des Anglais, qui attaquent Loos-en-Gohelle. De sa place d’observateur (secteur Bully-Grenay), il voit surtout du brouillard, des gaz et de la fumée et ne peut vérifier l’effet des tirs. Mis à part ces jours de combats violents, et les périodes meurtrières de contre-batterie, les jours de beau temps, lorsque l’aviation allemande d’observation travaille avec efficacité, la vie en secteur est supportable car les batteries tirent peu au quotidien (p. 156, octobre 1916 ) : « la vie continue assez calme. On tire peu. Comme on prend un jour de service sur deux à la batterie, on n’est pas malheureux. Je fais de bonnes balades à cheval avec Gontier dans les environs. ». Le 235ème R.A. où il a été muté appuie dans l’Aisne l’offensive du 16 avril 1917 vers Cormicy, mais (p. 319) « on apprend par la liaison que c’est un échec à peu près complet. Les fantassins ont été très éprouvés par des mitrailleuses restées dans le Mont Sapigneul et à la cote 108, et qui ont été démasquées à l’arrivée de l’infanterie. » R. Staquet participe aussi aux violents combats qui reprennent à Verdun à l’été 1917, et c’est l’occasion de l’une de ses rares mentions critiques, liée à un sentiment d’indignation devant des injustices répétées (p. 354, Verdun, Ravin de la Dame ) : « On a du reste l’impression qu’ici, comme pendant toutes les grandes attaques, les grands chefs, les premiers ou les derniers, se foutent totalement des poilus. (…) Qu’importe que Jacques Bonhomme se fasse tuer si les états-majors supérieurs sont à six ou sept mètres sous terre et confortablement installés. »
b. Communiquer avec les « pays envahis »
Les proches de R. Staquet sont restés en zone occupée, il n’a pas de nouvelles de sa femme Henriette et de sa mère, et il apprend la naissance de son fils juste avant l’interruption du courrier (octobre 1914). On le voit de manière récurrente se démener pour obtenir des nouvelles, jusqu’à la mesure générale permettant la correspondance avec la région occupée, (p. 220, 25 mai 1916) « On nous a avisé hier officiellement de la possibilité de correspondre avec les pays envahis. Une carte tous les deux mois : vingt mots à la fois. Quelle joie ! Je vais enfin pouvoir correspondre avec mes chers miens restés là-bas. » Ses relations, son « réseau », lui permettent toutefois d’avoir parfois des lettres plus complètes que les cartes officielles. Sa famille de Lille essaie sans succès de se faire rapatrier, puis finit par se réfugier en Belgique, dans un couvent près de Bruxelles. Les communications, un peu moins difficiles, peuvent avoir des effets pervers (22 juin 1918, p. 415) : « le 24 au soir, lettre d’E. Taquet avec une carte de maman où elle me réclame d’urgence de l’argent et me traite d’égoïste ( …) La carte de maman me porte un gros coup ; après 4 ans de bataille, de lutte et d’isolement, il est pénible de recevoir de tels messages !!! » Il en est durablement retourné, et toutes les tentatives pour faire passer de l’argent échouent. La situation s’apaise début juillet, ce qui montre que les relations épistolaires « détournées », avec la zone occupée, finissent par relativement bien fonctionner (15 jours seulement entre deux courriers), 8 juillet 1918 p. 418, « Reçu hier une lettre d’Aimé Taquet contenant deux photographies (…) Elles étaient accompagnées d’un mot écrit de la main d’Henriette, plus consolant et plus rassurant que la dernière carte de maman. ».
c. Un membre de la bourgeoisie catholique
R. Staquet a des relations suivies avec sa famille au sens large, des nordistes habitants ou réfugiés à Béthune, Montreuil (62) ou Tours, et il attache une grande importance à la sociabilité avec ses camarades, anciens de son école d’ingénieur, l’I.C.A.M. (Facultés catholiques). C’est aussi un catholique à la pratique assidue, et son journal est rythmé par la mention des nombreuses messes auxquelles il prend part, sans paradoxalement pour autant donner l’impression qu’il est particulièrement austère ou dévot (sociabilité militaire « normale », avec nombreux repas festifs). Il évoque peu son intimité spirituelle, sauf par exemple en Flandre, à propos d’un ami récemment tué (janvier 1915) : « La Sainte Vierge m’a protégé jusqu’ici, et j’espère qu’elle ne m’abandonnera pas. Je n’ai jamais oublié de la prier matin et soir depuis le début de la guerre (…).» L’auteur est un « pénitent fréquent » (Guillaume Cuchet), c’est-à-dire qu’il se confesse souvent, plusieurs fois par exemple en janvier 1916; il sert aussi la messe à l’arrière du front (p. 390, 25 décembre 1917) : « comme d’habitude, je sers la messe ». Sa piété n’est pas partagée par la troupe, dans un régiment à recrutement septentrional (9 avril 1915) : « Tous les officiers, commandant en tête, communient. Je me suis confessé et ai communié également. Par contre, on a beaucoup de mal à décider les sous-officiers et quelques hommes à venir assister à la messe ; Ils considèrent cela comme un service commandé par le commandant Leclerc. »
d. La libération
L’auteur obtient une permission dès le 13 novembre 1918 et se précipite à Lille, il est choqué par l’état des rares habitants encore présents, (p. 433, 14 novembre 1918) « Quel tableau que la figure des gens qui nous reçoivent ! Jaunis, émaciés ! On voit qu’ils ont souffert terriblement pendant quatre ans ! » Il réussit ensuite à gagner Bruxelles qui vient d’être évacuée par l’ennemi et où errent plus de trois mille évacués civils emmenés par les Allemands (p. 434) : « Manifestation en mon honneur sur la place de la gare du Midi. Plus de trois cents femmes veulent m’embrasser, de nombreux hommes viennent me serrer la main. Je suis le premier officier français arrivant à Bruxelles. » Il finit enfin par rejoindre les siens, sa femme et son fils de 4 ans qu’il n’a encore jamais vu (p. 435) : « Henriette a souffert mais se remet peu à peu, car les gens de Belgique sont moins privés que dans le Nord. (…) On parle longuement de tout le monde, de ces quatre années de misères et de souffrances. »
e Occupation de l’Allemagne en Rhénanie
L’auteur fait partie des troupes occupantes, et s’il apprécie les paysages, les villes et le vin local, il n’en est pas moins très critique à l’égard des Allemands:
7 décembre 1918: altercation avec le patron d’un établissement: « nous n’avons pas comme les vôtres l’habitude de piller et voler »
8 décembre : « les lits à l’Allemande sont réellement désagréables. »
9 décembre : « Les gens ne sont pas sympathiques »
13 décembre : « on rencontre peu de jolies femmes dans Mayence et les vêtements sont d’une tonalité bien viennoise. Les mobiliers aux étalages sont lourds et affreux. (…) Dans les magasins de chaussures, on ne voit rien, sauf des souliers à semelle de bois et des sandales. Au marché, quelques légumes. Sans avoir été aussi affamée qu’on l’a dit, la population a dû souffrir. »
R. Staquet, en voie de démobilisation, doit non sans émotion restituer sa jument aux échelons (p. 459) : « Je reverse cette pauvre Hélice au D.R.K. à Gonsenheim. Elle sera certainement bien moins heureuse là-bas qu’avec Gaudefroy. Pauvre bête, cela fait mal après deux ans de se quitter ainsi. Que va-t-elle devenir ? Surtout qu’elle est difficile, qu’elle mord… » Revenu à Lille, il clôt ses carnets en se tournant énergiquement vers l’avenir (7 avril 1919, p. 463) : « Je rentre à l’usine à six heures et demie et reprends mon ancien service. La guerre est terminée. Cela fait quatre ans et huit mois que je suis parti. Je termine ici mon journal de route. A l’usine, certaines parties remarchent ; il y a beaucoup de travail, il ne faut pas en promettre, mais en mettre. »
Vincent Suard, juin 2018

Share