Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

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Dubourg, Gabriel (1896 – 1992)

Mes guerres

1. Le témoin

Gabriel Dubourg (1896 – 1992), originaire du Tuzan (Gironde), en Gascogne forestière, est étudiant en droit lorsqu’il est appelé en avril 1915 (classe 16). Volontaire pour un stage d’aspirant à Joinville, il arrive au front avec ce grade en janvier 1916. Il combat au 418e RI de 1916 à 1918, avec une blessure au Chemin des Dames en 1917. Sous-lieutenant en 1919, il requiert régulièrement comme commissaire en Conseil de Guerre. Candidat conservateur aux élections législatives de 1936, il est battu par le candidat du Front Populaire. Mobilisé comme officier au 443e régiment de pionniers en 1939, il est fait prisonnier en 1940.

2. Le témoignage

Mes guerres de Gabriel Dubourg (186 pages) a paru aux Nouvelles Éditions Debresse en 1984. Le récit, assez précis au début, est centré sur la Grande Guerre, avec une structure chronologique qui devient thématique. La fin du livre évoque rapidement l’entre-deux-guerres, 1940 et des considérations diverses, de « l’énigme Rudolf Hess » à « la retraite et la carte du Combattant ».

3. Analyse

Le récit de Gabriel Dubourg est rédigé tard dans la vie de l’auteur, et celui-ci demande, lorsqu’il évoque sa formation d’aspirant à Joinville (p. 24) : « Des camarades dont j’ai cité le nom, combien subsistent encore? (…) S’il en reste un, il a plus de 85 ans. Je lui demande de se faire connaître. » Enfant, l’auteur fréquente des camarades de métairies éloignées, qui ne parlent que le gascon, mais devenu interne au sortir de l’enfance, puis étudiant en droit à Bordeaux, il vient probablement d’une famille de notables ruraux. Le récit est intéressant surtout dans sa première moitié, lorsque l’auteur décrit en détail sa formation et ses débuts sur le front. Les évocations thématiques qui suivent, (Soldats, Sous-officiers, Combats, Défaillances, Les Armes…), sont plus disparates : ce sont surtout des jugements personnels, plus difficiles à traiter comme matériaux factuels historiques.

La classe 16

L’auteur témoigne d’abord de la chance qu’il a d’être de la classe 16, la première à être « économisée » par le commandement (p. 26) : « après les effroyables hécatombes du début de la guerre, on décida de ménager le matériel humain et la classe 16 fut la première à bénéficier de ce répit. » Il insiste pour être versé au 418e RI, unité de Bordeaux qui jouit d’un « prestige immense » dans le Sud-Ouest. C’est un régiment de marche associé à la 153e DI, qui emploie aussi des zouaves et des tirailleurs ; de par son emploi offensif, ce régiment d’attaque est régulièrement décimé, et d’après lui, c’est une unité qui « déteste les tranchées ». Formée essentiellement des classes 15 et 16 puis 17, en dehors des offensives elle passe beaucoup de temps à l’arrière, par exemple deux mois au Crotoy sur la Manche à la fin de l’été 1916 et l’hiver suivant aux Salines de Lorraine.

Un régiment de jeunes

Dès la page 45, l’auteur quitte le récit chronologique et passe à des jugements personnels. Pour lui, une des qualités militaires de son unité réside dans la jeunesse de ses soldats, et dans le fait qu’ils ont été bien formés dans les dépôts. À son avis, les soldats de la classe 14 et 15, qui n’ont pas connu la servitude des casernes, sont généralement enthousiastes et « ont infusé un sang nouveau dans nos unités » (p. 55). De même, après les hécatombes de la Somme (43 officiers, dont 18 tués, pour le 418e RI), la quasi-totalité des effectifs a été renouvelée par des éléments jeunes, bien instruits et disciplinés, des classes 16, 17 et 18. Si l’auteur anticipe avec la classe 18, il semble bien que la jeunesse soit pour lui une des caractéristiques les plus significatives de son unité.

Un soldat de 19 ans enthousiaste

L’auteur se décrit, en 1915, volontaire pour l’encadrement et un régiment de choc, tout en s’en étonnant lui-même après toutes ces années. Il s’inspire d’une lettre à ses parents, qui témoigne de son état d’esprit d’alors, et dit « tenir cette lettre jaunie à la disposition des sceptiques ». Il évoque l’enthousiasme d’un tout jeune homme, pris dans l’ambiance d’un patriotisme général, « elle donne bien le ton moyen des cadres subalternes, surtout des plus jeunes » (courage et naïveté). Il se réjouit de rejoindre de 418e RI « de choc et d’attaque » (p. 54), et pense son attitude représentative de sa génération. On peut considérer qu’elle l’est effectivement pour les plus jeunes volontaires aspirants qui l’entourent, mais cet enthousiasme n’est pas partagé par beaucoup de sous-lieutenants de réserve plus âgés, qui ont en 1916 une longue expérience du front. Cette jeunesse de l’auteur lui fait lui fait aussi méconnaître les conditions sociales précaires vécues par ses hommes : il mentionne que ce sont des conversations d’après-guerre, lors de banquets des anciens du régiment, qui lui ont fait prendre conscience de ces réalités et que son ancien ordonnance lui a appris beaucoup de choses (p. 81) «ignorées des chefs qui ne vivent pas dans l’intimité de la troupe, en particulier qu’il n’a jamais reçu de son père ou de sa famille, pendant toute la guerre, ni argent ni colis, mais seulement de rares lettres. « Il y en avait beaucoup d’autres comme moi, me dit-il, aussi les pièces d’un ou deux francs que vous me donniez de temps en temps m’étaient bien utiles. » .

Prisonniers exécutés

G. Dubourg évoque à deux endroits différents des exécutions de prisonniers allemands, au Chemin des Dames en avril 1917 (Cerny, Sucrerie). Blessé et soigné à Cahors (été 1917 ?), il rencontre une infirmière qui est la cousine du colonel de Valon, son commandant de régiment. L’auteur est invité à déjeuner un mois plus tard chez des parents du colonel, chez qui celui-ci est de passage (p. 35). On citera un long extrait :

« Puis, au dessert (in cauda venenum), le Colonel me déclare tout net : « vous étiez bien à la 10e compagnie, en première vague ? » Sur ma réponse affirmative, je reçois ce compliment brutal : « je ne vous félicite pas, vous avez tué beaucoup de prisonniers. » J’encaisse très mal l’insulte (…) ma réponse jaillit : « Mon Colonel, je ne sais pas, je ne regardais que devant moi et n’ai tiré que sur des combattants armés ; ces faits se sont produits derrière moi. Et puis, mon Colonel, vous savez bien que le but de la guerre est la destruction de l’ennemi : nous l’avons dit et redit à nos soldats, ce sont des simples, ils ont obéi aux consignes. Ma section s’est bien conduite et je suis arrivé au Chemin des Dames ; il ne me restait qu’une dizaine d’hommes sur 45.  (…) » La réponse est plus feutrée : « Oui, je sais, mais il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas tuer un soldat désarmé. » Puis d’un ton plus aimable, le colonel lui affirme sa considération et sa volonté de le promouvoir.

À un autre endroit, l’auteur relate en détail ce même assaut du 16 avril au 418e, et c’est un récit de bonne qualité documentaire (p. 74 – 78) ; il mentionne que sa section sort bien, progresse et atteint ses objectifs ; le combat se poursuit à la grenade mais ne peut évoluer vers l’avant, et les hommes indemnes appartenant à des unités mélangées doivent se terrer. Puis au cœur du récit, comme dans un flash sordide, au cœur du combat vers l’avant (p. 78) : « La troupe de l’avant ne s’intéresse pas aux prisonniers qui lèvent les bras ou emportent nos blessés ; (…) Dans le désordre provoqué par les pertes subies et le mélange inévitable avec l’unité d’arrière, je me heurte à deux de mes soldats entourant un blessé allemand à genoux. Le premier, accroupi, fouille sa tunique ; le second lui tire à bout portant un coup de feu dans le dos, au risque de blesser son camarade. Je donne un coup de pied dans les côtes du premier, une bourrade au second et crie de nouveau : « En avant ! ». Je continue la progression avec eux. » Rien n’oblige notre narrateur âgé à citer ces faits. En général, dans les autres témoignages écrits, ces occurrences se rencontrent plutôt sous une forme inversée, avec des récits de soldats qui en empêchent d’autres d’exécuter des prisonniers. Cela mériterait une étude plus fine, mais ces freins semblent venir majoritairement de soldats ou de sergents d’âge « mûr » (plus de 30 ans), qui s’opposent aux excès de soldats beaucoup plus jeunes. Ici, on a un tout jeune cadre qui, dans le tumulte du combat, ne maîtrise pas les excès de ses jeunes soldats.

G. Dubourg, à un troisième endroit (p. 108), évoque la courbe d’apprentissage allemande, ici lors d’un assaut dans la Somme : «Des Allemands ont levé les mains pour aller vers l’arrière, ils doivent traverser nos troupes, chez lesquelles la bienveillance ne leur est pas acquise. A ma grande surprise, je vois les soldats ennemis rechercher nos blessés et nos morts, très nombreux, les charger sur leur dos ou se mettre à deux pour les porter, assurés ainsi que personne n’attentera à leur vie. ».

Un témoin conservateur

L’auteur ne dit presque rien de 1918, sinon qu’il a été trois mois adjoint au commandant d’une école de grenadiers près de Tarbes. Alors qu’il était convalescent à Cahors pour sa blessure de 1917, un intermède sur le foirail situe politiquement notre auteur (p.87) :

« Un indigène m’aborde :

– alors, lieutenant, elle est bientôt finie, cette guerre ?

– dès qu’elle sera gagnée.

– c’est qu’on en a assez de se battre pour les riches, les capitalistes et les châtelains, nous qui n’avons rien à défendre.

– Occupez-vous de vos vaches et foutez-moi la paix. »

Dans ses fonctions de commissaire au Conseil de Guerre en 1919, il raconte avoir fait acquitter un soldat basque accusé d’abandon de poste (p. 105) « Aujourd’hui, c’est un soldat basque de 30 ans, illettré, qui comparaît. Ils le sont presque tous, les enfants basques ne fréquentant pas l’école en raison des brimades de la République contre les établissements catholiques et leurs curés, dont on a supprimé les traitements. Beaucoup d’appelés ou de permissionnaires ont passé la frontière pour aller en Espagne ou en Amérique ; cette guerre n’est pas la leur ; elle ne les concerne pas. » Le procès se déroule avec un interprète, le soldat n’a pas compris les ordres, et G. Dubourg se satisfait de sa relaxe. Par contre, à Mulhouse, lors des grèves de 1919, des gendarmes ont été insultés (p. 104) : « la salle du Conseil est pleine de mineurs, certains à la mine patibulaire. On sent le public hostile (…) je requiers durement. Tout le monde est condamné. La gendarmerie sera respectée. »

Le ton de la narration pour les années Trente, au moment de la défaite de 40 puis pour les années soixante, est amer, sans que l’on sache si cette acrimonie est accentuée par le grand âge du rédacteur (p. 123) « Mais la guerre a fauché nos élites physiques, intellectuelles et aussi morales, soit cinq pour cent de la population. Que reste-t-il après quatre ans de guerre ? Si l’élite a disparu, le déchet est intact. » ou « La représentation parlementaire ne tarde pas à être à l’image de la population restante.» Le recueil mentionne aussi la détestation de De Gaulle et à la fin, le regret de l’abandon de l’Algérie.

Donc au total, une publication tardive, qui essaie de retrouver l’ambiance d’un monde disparu, celui de l’univers patriote d’un jeune étudiant issu d’une famille conservatrice vers 1915 : ces écrits souvent désabusés sont intéressants en ce qu’ils révèlent une guerre revécue, à travers la remémoration, comme un moment d’authenticité lié à la jeunesse, la paix revenue n’apportant, surtout sur la durée, qu’un long cortège de désillusions.

Vincent Suard, mai 2023

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Théry, Gustave (1875 – 1940)

Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918

1. Le témoin

Gustave Théry (1875 – 1940), originaire de Valenciennes, exerce la profession d’imprimeur. Sportif investi dans la société de gymnastique « l’Ouvrière », il a quarante ans à la mobilisation. Territorial au 2e RIT, il est GVC (garde voie et communication) à Somain. Il réussit à échapper aux Allemands au moment de l’investissement de Lille et à partir de la fin de 1914, il garde des ponts  dans le Pas de Calais, puis est muté à Cassel (Nord). Promu sergent en juin 1915, il part vers le sud  pour passer presque deux ans dans les différents dépôts de Guéret et de Limoges, à entraîner les jeunes recrues (127 et 327e RI). En 1918, il revient dans le Pas-de-Calais où il retrouve sa fonction de garde-voie sur des  viaducs vitaux pour les Anglais. Engagé politiquement à la SFIO, Gustave Théry a été maire de Valenciennes de 1925 à 1927.

2. Le témoignage

Michel Théry, arrière-petit-fils de Gustave Théry, a retranscrit en format word son journal de guerre sous le titre : Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918. Il a contacté Philippe Guignet, président du Cercle archéologique et historique de Valenciennes et de son arrondissement (CAHVA), et une journée d’étude « Gustave Théry » (action politique, engagement social, témoignage sur la Grande Guerre) a été organisée le 22 mai 2022. Le journal se présente comme une succession de notes quasi-journalières en 1914 et 1915, elles sont un peu plus espacées à partir de 1916. En format word 14, les proportions des cahiers sont de 89 pages pour 1914 – 1915, 51 pages pour 1916, 51 pages pour 1917 et 57 pages pour 1918, soit un total de 248 pages.

3. Analyse

Gustave Théry produit un journal de guerre intéressant, car pourvu d’une grande facilité d’écriture, il rédige un grand nombre de descriptions et fait des remarques originales sur la vie à l’arrière, vécue sous l’uniforme pendant plus de quatre ans.

A. Arrivée des Allemands

En août 1914, garde voie à Somain (Nord), il décrit la densité du trafic, la tension qui monte à la fin du mois (23 août 1914) et leur petit détachement est engagé par les avant-postes allemands le 24 ; après un combat inégal, après avoir fait le mort sur le talus de la voie ferrée, il fuit de nuit et réussit à atteindre Douai. Indécis, il décide finalement de rejoindre les siens à Valenciennes, tout en ayant bien conscience de se jeter dans la gueule du loup. Il y parvient  le 26 août, après avoir marché à partir de Bouchain au milieu des convois allemands. Le 9 septembre, il tente avec sa femme et ses deux fils de repartir vers Lille, espérant attraper un tramway, mais ils restent bloqués à Denain. Le 21 septembre, nouvelle tentative, à pied, avec sa femme et sa sœur, et ils réussissent à rejoindre Lille. L’auteur se fait réintégrer par les militaires comme GVC à la gare, et – curieusement – sa femme et sa sœur retournent dans Valenciennes occupée. Il est vrai que les enfants y sont restés, et que personne ne sait que la séparation va durer plus de quatre ans. Depuis la gare de Lille, il évoque les combats dans les faubourgs (Porte de Tournai et Fives le 5 octobre), le bombardement sporadique qui commence, et sa fuite par la porte de Béthune le 9 octobre, juste avant que la souricière ne se referme (voir aussi Henri Depreux). Après 78 km à pied, il réintègre une unité de GVC à Boulogne-sur-Mer le 14 octobre : alternent dès lors pour lui, surveillance d’ouvrage d’art et instruction de la classe 15.

B. solitude morale

G. Théry souffre beaucoup de la séparation d’avec ses proches et de l’absence de nouvelles. En 1915, avec les évacuations qui commencent via la Suisse, ce sont des Valenciennoises qui transmettent des signes de vie (juin 1915 : «cela console un peu, mais quel bien ça nous ferait de nous recevoir une lettre d’eux ! » Le même procédé en décembre 1915 donne plus de « proximité » : « Une dame évacuée de Valenciennes, anciennement femme de ménage à la maison, actuellement dans l’Ariège, m’envoie une carte avec les baisers des miens qu’elle a quittés il y a quelques jours seulement…Quelle joie ! ». Un net mieux intervient avec la possibilité légale d’établir une correspondance (avril 1916), mais le contenu d’une carte est limité à vingt mots. L’éloignement qui dure provoque de longues crises de cafard, et des nouvelles reçues indirectement peuvent accentuer ces phases de dépression, ainsi d’une conversation du début de 1918, avec un Valenciennois récemment rapatrié et rencontré gare du Nord: «Mon deuil est fait, je ne dois plus compter sur l’arrivée de ma femme, mes deux fils sont prisonniers civils, mes biens (mobilier et matériel) sont ravagés. C’est la ruine de mon avoir en même temps que celle de mon espérance. » L’auteur est victime aussi d’une forme d’incompréhension, courante chez les septentrionaux séparés des leurs, restés en zone occupée ; cette douleur est liée au fait de ne pas être compris par ses camarades, issus des autres régions françaises. Dans un train en août 1916, il apprend l’existence des rafles de jeunes gens pour le travail forcé « Cette nouvelle m’épouvante (…) Je veux malgré tout me raidir contre ce nouveau malheur, mais impossible ; exaspéré, je me fâche avec des soldats permissionnaires qui chantent à tue-tête dans mon compartiment pendant que je pleure. Je m’adresse à des brutes inconscientes.» A l’extrême fin du conflit, même révolte contre l’indifférence des camarades ; le 8 novembre 1918, en proie à un cafard insurmontable, il déserte à Boulogne pour prendre clandestinement un train vers Valenciennes et essayer de trouver les siens ; c’est un échec et il doit rentrer piteusement à Boulogne. À son cantonnement il est l’objet de la risée de ses camarades : «Ces bougres s’esclaffent au récit de ma triste odyssée, ne comprenant ni mon geste ni mon chagrin ; car eux voyaient leur femme et leurs enfants chaque fois qu’ils allaient en permission, tandis que moi j’aspirais à cette minute heureuse depuis CINQUANTE-DEUX MOIS! »

C. vie au dépôt

En général, l’auteur est occupé à des tâches routinières qui provoquent à la longue une grande lassitude mentale. Il effectue aussi, au début de la bataille de Verdun, un stage d’entraînement très dur à La Courtine (neige, « journées d’éreintement »…), et, ayant perdu 8 kilos, alors qu’il est un gymnaste entraîné, il déclare que la perspective du front ne l’émeut plus, « il est préférable aux misères du camp de La Courtine. » Très déprimé par l’ambiance de l’arrière, il hésite à demander à partir sur le front, à cause de sa responsabilité de père de famille. Après un nuit d’insomnie et de tourments moraux, il finit par demander à partir (mai 1916) mais sa hiérarchie refuse : il devra rester sergent instructeur à Guéret : « J’encaisse avec sang-froid cette nouvelle déception à la pensée que ce refus me sauve la vie et évitera de faire de ma femme une veuve, de mes gosses deux orphelins. Allons c’est qu’il était écrit que je ne devais pas mourir ; tant mieux ! ». Lorsqu’il n’y a pas de faits qui sortent du quotidien, l’auteur produit la classique revue de presse des diaristes appliqués, et c’est sans surprise la partie la moins intéressante du corpus.

D. Considérations politiques

L’auteur est socialiste, mais ses considérations politiques n’occupent pas une grande place dans son récit ; une fête locale en mai 1915 lui fait penser à la ducasse d’Anzin, et par association d’idée au socialisme : « Anzin, cité socialiste, ton nom me rappelle une grande manifestation « contre la guerre » et quoique l’infernal fléau se soit abattu sur nous avec tant de brutalité et de sournoiserie, l’Idée reste ! Rien n’ébranlera nos convictions ; après comme avant, nous reprendrons notre propagande humanitaire : les peuples se comprendront bientôt ! » Il apprend dans un train, au cours d’une conversation avec deux adjudants coloniaux, comment les troupes noires sont recrutées (novembre 1916) ; lui, le socialiste, il semble découvrir ces faits, ce qui en dit long, dix ans avant Gide, sur l’ignorance ou l’indifférence de l’opinion : « une troupe d’occupation ou plutôt de siège s’amène devant le village, (…) canons et mitrailleuses sont braquées pour empêcher toute fuite, le chef de la tribu est appelé et sommé de fournir pour quelques heures après le nombre d’hommes valides désignés sous peine de bombardement. Les volontaires par force sont amenés en détachement à Marseille après avoir été rassemblés à Alger où chacun de ces malheureux touche une somme uniforme de deux cents francs ; le marché est conclu, l’homme acheté est fait soldat sans comprendre pourquoi (…) A l’occasion d’une autre permission, en juin 1917, il visite Lourdes « par acquis de conscience » et en revient édifié, produisant une savoureuse description critique, « me voilà aujourd’hui fixé sur ce vaste centre d’exploitation catholique où malgré le marbre du progrès, le Veau d’Or et la bêtise sont toujours debout, et pour longtemps encore. »

E. Mention de troubles

Sergent souvent convoqué pour assurer des services d’ordre, l’auteur a une vue globale sur l’arrière, et dès 1916 il mentionne certains troubles ; en février 1916, avant-même Verdun, il évoque des désordres à Guéret, dans les rues et à la gare, lors du départ pour le front d’une compagnie de renfort (13 février 1916) « scènes d’indiscipline, officiers et soldats s’invectivent très durement dans les rues de Guéret et à la gare où une scène de désordre a lieu.» Le 5 janvier 1917, il mentionne à Limoge un spectacle lyrique du ténor Romagno, très applaudi à la salle de la coopérative « l’Union », mais « un conférencier jusqu’au-boutiste qui l’accompagne dans sa tournée, se fait huer par les spectateurs, peu chauvins dans cette région. » En permission en juin 1917 à Cauterets dans les Pyrénées, il est outré car il ne peut pas aller voir le pont d’Espagne et la cascade de Cérisey, les gendarmes laissant les seuls officiers passer : « ordre du général à cause des cas de désertion trop nombreux ». Rentré pour assurer le service d’ordre en gare, il signale encore à la fin du mois de juin 1917  « Ici à Saint Sulpice-Laurière, comme dans toutes les gares où doivent stationner les permissionnaires du front, c’est chaque nuit un vacarme épouvantable et des discussions sans fin entre ces derniers et les officiers et les « cognes » de surveillance sur les quais ; l’attitude des poilus devient parfois menaçante au point que les gendarmes et officiers de service doivent se dérober pour apaiser l’esprit des soldats révoltés. Chaque départ de train est salué par une tempête d’injures envers les embusqués  et les cris de « Vive la révolution ! » et « A bas la guerre ! » Que serait-ce si ces poilus exaltés, et il y a de quoi, savaient  qu’à quelques mètres d’eux passent et stationnent des trains de soldats révolutionnaires russes ? On n’ose y penser !! » Il apprend ensuite les événements de la répression du camp de la Courtine par des bruits (juillet 1917, «  Voici un nouveau secteur de bataille que l’on n’aurait jamais cru connaitre : le front de la Creuse !! »)  puis, en octobre 1917, il est de garde à cet endroit pour surveiller des prisonniers russes, et il décrit un camp qui a souffert du bombardement « à coups de 75 ».

L’année 1918 le voit revenu dans le Pas-de-Calais, et il insiste sur l’intensification des bombardements aériens, les Allemands visent les arrières anglais (offensives de 1918) et les victimes civiles sont nombreuses. Après l’armistice, il retrouve sa famille en Belgique, mais sa maison valenciennoise a été complètement pillée. On a donc ici un témoignage original et de qualité.

Vincent Suard, février 2023

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Lemoine Maurice, Déplanque Octave, Chappey Marcel

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916)

1. Les témoins

Maurice Lemoine (1887-1962) appartient à une famille aisée d’agriculteurs de l’Avesnois (Etrœungt, Nord). Il part combattre en Macédoine avec le 284e RI à partir d’octobre 1915, est rapatrié malade en mars 1917 et ne rejoindra plus ensuite le service armé.

Octave Déplanque (1887-1915), né à Éterpigny dans le Pas-de-Calais, est garçon boucher à Guise (Aisne) au moment de la mobilisation. Engagé dans les combats du 284e RI depuis le début de la guerre, il est transporté en Macédoine en octobre 1915 pour participer à la fin de la campagne de Serbie. Il y est tué en décembre 1915.

Marcel Chappey (1890 – 1971), né dans une famille de commerçants d’Avesnes, a réussi le concours d’entrée à Normale Supérieure en 1914. Sous-lieutenant à la mobilisation, il participe aux combats du 284e RI, puis est transféré en Macédoine en octobre 1915. Passé au 260e RI en 1916, il sert pendant toute la guerre en Orient. Homme de cabinet entre deux-guerres, il fut maire de Garches de 1947 à 1971.

2. Le témoignage

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916) a été publié sous la direction d’Agnès Guillaume, Thierry Hardier, Jean-François Jagielski et Raymond Verhaeghe (2021, 140 pages). La publication a été assurée conjointement par Edhisto, le FSE du Collège Éluard de Noyon et le CRID 14 – 18. Le volume est constitué de la reproduction du carnet de route de Maurice Lemoine, des cartes postales d’Octave Déplanque et d’extraits de lettres de Marcel Chappey. Ce petit volume dense se partage entre ces trois témoignages, avec un appareil scientifique développé et une riche iconographie (40 illustrations).

3. Analyse

La publication de ces témoignages a été accompagnée, dans sa phase d’élaboration, par un travail réalisé par des collégiens, aidés de leurs enseignants d’histoire et de français. Ces jeunes ont travaillé sur la retranscription des carnets, l’élaboration de statistiques et la recherche des noms des combattants du 284e RI : « ce n’est pas rien », pour eux, d’avoir désormais leurs noms mentionnés (p. 3) dans un ouvrage respectant les critères scientifiques du haut niveau. Un autre intérêt du volume est de montrer la complémentarité que peuvent présenter, pour une même unité et un même théâtre d’opération, trois types de sources différents. Enfin, ces récits apportent un éclairage sur les opérations vécues en Orient, en Macédoine et en Grèce, théâtre d’opérations assez délaissé par les publications de témoignage.

Témoignage de Maurice Lemoine : un carnet de route

Le carnet de route de Maurice Lemoine est ramassé dans le temps (octobre 1915 – janvier 1916) et surtout factuel, avec en général quelques lignes par date, certaines descriptions étant parfois développées. Il décrit la traversée sur le « Lorraine », l’arrivée à Salonique, les combats en Macédoine contre les Bulgares, avec comme élément central du récit la lente retraite en bon ordre, le long du Vardar, jusqu’à la frontière grecque. Il arrive aussi que les mentions soient plus longues, et on a alors des éléments utiles sur la perception, par un poilu d’Orient, du combat de moyenne montagne, de la combativité de l’ennemi ou des habitants de la Macédoine qu’ils côtoient. Les Grecs ne sont pas perçus comme très fiables, et c’est bien pire pour les Macédoniens (novembre 1915 p. 31) : « Cette Macédoine est un véritable pays de bohémiens rempli de Comitadjis. La moitié de la population est d’origine turque. ». Les carnets mentionnent les combats, les destructions opérées (chemin de fer ou ponts), et l’auteur, combattant au ras du sol, a une bonne clairvoyance d’ensemble (fin novembre 1915, p. 34) « notre recul provient d’une obligation dictée par la faiblesse des Serbes à notre gauche et que nous n’avons pu les rejoindre à Vélès ». Ayant repassé la frontière grecque, il signale l’arrêt de la poursuite par les Bulgares (la Grèce est neutre) et le reste du carnet décrit alors l’élaboration du camp retranché au nord de Salonique et de ses avant-postes, et le changement de condition du soldat (p. 43) « jamais on ne s’est trouvé aussi bien depuis le début de la campagne d’Orient ! Aussi bien ravitaillé et bonne cuisine ! Nous voilà passés travailleurs ! Tous les jours au chantier de 8 heures à 11 heures et de 1 heure à 4 heures. » Le carnet s’arrête en janvier 1916, il est alors durement touché par le paludisme : rapatrié en France en 1917, mais non guéri, il ne rejoindra plus le front avant l’armistice.

Témoignage d’Octave Déplanque : des cartes postales pour faire signe de vie

Le livre présente ensuite une dizaine de cartes postale écrites avec seulement quelques lignes, mais ce lien, si ténu soit-il, marque une volonté de donner des signes de vie et constitue aussi une forme de témoignage. O. Déplanque est tué dès le début de décembre 1915, et l’équipe de rédaction produit un intéressant petit dossier sur le passage du deuil à celui de la mémoire, avec des objets qui accompagnent les générations ; une carte au 200 000ème appartenant à la veuve est reproduite, carte avec un petit cercle rajouté à l’encre, où serait hypothétiquement la tombe d’Octave Déplanque, mais la sépulture ne sera jamais retrouvée. On signale que la fille se voit offrir par sa mère, avec l’argent des indemnités de veuve de guerre, une chambre à coucher (lit, armoire) et un crucifix, avec au dos une étiquette : « 31 mai 1925. En souvenir de mon père mort pour la France. ». La petite-fille, à travers sa mémoire insatisfaite, est évoquée dans un article de la presse locale (La Voix du Nord, 12 novembre 2014, p.56) : « Chantal Homola a « les oreilles fatiguées » comme elle dit. Depuis plusieurs jours, pour évoquer la Grande Guerre, « on ne parle que de la Somme ou de Verdun » explique l’Aulnésienne quelque peu dépitée. « La guerre est mondiale et de nombreux Avesnois sont morts durant la guerre d’Orient » tient à préciser celle qui a perdu son grand-père Octave Déplanque, le 7 décembre 1915 en Serbie. Il avait 27 ans. « Ça me dérange qu’on les oublie. Ils ont combattu comme les autres et on n’en parle pas. » C’est ici, en relation avec un « Front oublié », une « mémoire oubliée »…

Témoignage de Marcel Chappey : des lettres qui évoquent les opérations

Ces lettres de Marcel Chappey sont adressées à son frère, alors qu’il occupe des positions dans la Meuse et dans l’Aisne (p. 69), puis sur le front d’Orient (p. 78). Ce témoignage vivant est écrit sur un mode énergique, et on peut y glaner, par exemple, un intéressant mode d’emploi, exprimé sur le mode plaisant, sur la manière d’opérer une fraternisation (Noël 1914, p. 69) : on amorce en chantant « die Wacht am Rhein », s’ils reprennent le refrain, « il y a du bon ! » ; il faut être très progressif  « Comme on ne sait jamais si on affaire à de sales types ou à de bons types, toute une gradation est nécessaire. » Fin mars 1915, il décrit à son frère, sur le front de Champagne, une attaque allemande de nuit, à l’échelle d’une compagnie ; leur feu nourri d’infanterie est efficace (p. 72) « Alors, manœuvre insensée, les Boches se déploient sous notre feu. La plupart tombent, les autres se terrent dans les trous d’obus, certains continuent cependant. Ils sont tués à quelques mètres de la tranchée. » (…) « Au jour, nous pouvons constater le résultat de notre tir. Une trentaine de Boches gisent tués sur le terrain. Quelques blessés râlent.» Comme lecteur régulier de diaristes français, familier de descriptions de dizaines d’attaques françaises de détails, on éprouve ici un curieux sentiment de familiarité, mais en miroir : habitué de ces attaques de détail qui se terminent par de sanglants échecs, on a ici une très bonne idée de ce que peuvent éprouver ces Allemands en montant sur le parapet. Au moment du départ en Orient, l’auteur témoigne à son frère de son enthousiasme. Au sud de la Serbie, il apprécie sa vie « très dure mais combien saine », et il décrit une retraite en bon ordre (p. 79), avec comme seul regret de laisser « les petits cimetières au creux des vallons, que notre main pieuse ne pourra plus entretenir, je ne conserverais de cette première expédition qu’un souvenir réconfortant.» Il décrit ensuite une reconnaissance offensive en mars 1916 (p.87), ou évoque les habitants d’un petit village de Macédoine (mai 1916, p. 94) « J’ai accompagné dernièrement le médecin chargé de visiter les indigènes du petit village voisin. On y trouve quelques Grecs et beaucoup de Turcs. Quelques beaux types rappellent encore l’ancienne splendeur des races, mais la plupart des habitants sont affligés de quelques tares. Les enfants seraient jolis dans leurs haillons éclatants, s’ils n’avaient presque tous le ventre gonflé par la tuberculose et le paludisme. Les femmes se flétrissent et se dessèchent vite. Sous leurs pauvres poitrines maigres et jaunes ronflent sourdement les bronchites chroniques. »

Les cartes postales photos de Marius Labruyère, le quatrième homme

La partie « Marcel Chappey » est illustrée de nombreuses cartes postales photos, envoyées de Macédoine et de Grèce, par Marius Labruyère (235e RI, ill. 21 à 38, collection T. Hardier). Il s’agit de photographies de bonne qualité montrant M. Labruyère et son unité au campement, dans ses activités quotidiennes, avec les paysages qu’il voit… Ces photos transformées en cartes postales et envoyées à la famille, avec des textes concis, un peu comme chez O. Déplanque, sont très précieuses car le 235e RI opère dans des lieux et des conditions similaires au 284e, et cette iconographie incarne des visages, des attitudes et des paysages qui fournissent une heureuse illustration aux trois autres témoignages.

L’ouvrage se termine avec un tableau de synthèse très parlant sur l’évolution au 284e RI du nombre de tués et de morts de maladie, pendant la durée de la guerre, ainsi qu’avec une liste de 642 noms, fruit d’un comptage méticuleux, de tous les soldats morts au 284e RI, avec le lieu d’origine et la cause du décès.

Vincent Suard, décembre 2022

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Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Richomme, Lucien (1889 – 1928)

Un fusilier marin breton à Dixmude

1. Le témoin

Lucien Richomme (1889 – 1928), originaire de Plouha (Côtes d’Armor), navigue  avant la guerre comme marin de commerce et de pêche. Enrôlé au 2ème Régiment de fusiliers marins, il est d’abord entraîné au combat dans la région parisienne (septembre 1914), puis transféré en Belgique lors de la Course à la Mer. Il combat à Melle, Dixmude, Steenstraete et Nieuport. Après la dissolution de la Brigade Ronarc’h en novembre 1915, l’auteur sert sur le croiseur auxiliaire Champagne puis à Brest sur la base des dirigeables. Démobilisé en juin 1919, il reprend ses fonctions de matelot puis de patron de pêche.

2. Le témoignage

Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2, a fait paraître Un fusilier marin breton à Dixmude : le carnet de Lucien Richomme (août 1914 – février 1915) aux éditions À l’ombre des mots (collection Grande Guerre) en 2018 (203 pages). Le recueil comprend une introduction scientifique (p. 9 à 93), le témoignage lui-même (p. 99 à 192), ainsi qu’une iconographie et une bibliographie.

3. Analyse

Yann Lagadec propose trois raisons à la publication du témoignage de Lucien Richomme : la remise à jour d’une historiographie, de Charles Le Goffic à Jean Mabire, « héroïque et datée », le faible nombre de travaux contemporains sur les fusiliers marins dans la Grande Guerre et enfin la rareté, et donc le caractère précieux, du témoignage d’un fusilier engagé dans les combats de l’Yser. C’est en effet un témoignage singulier car venant d’un homme du rang, marin inscrit maritime à La Rochelle, et son récit court de septembre 1914 à début février 1915. Lucien Richomme mentionne dans ses carnets ce qu’il fait, ce qu’il voit, il décrit le combat, ses dangers et ses victimes, comme il mentionne les occupations à l’arrière, les marches, ou le repos. Il insiste sur la vie quotidienne, l’alimentation, les problèmes d’équipement, le froid et l’humidité. Il est patriote, endurant et se plaint rarement de ses dures conditions d’engagement. S’il n’évoque pas ses pensées profondes, et ne détaille pas ses relations de camaraderie, il produit néanmoins un témoignage empreint de sensibilité.

L’unité de Lucien Richomme quitte Rochefort le 31 août 1914, puis est basée à Saint-Denis en septembre. Il évoque surtout les longues marches d’entraînement (Stains, Mitry, Bonneuil), inhabituelles pour eux, et la fatigue qui en découle. Ces marins vont percevoir la capote d’infanterie, le 23 septembre, et ils sont marqués par leur changement de  silhouette (p. 111) : « Chacun rit de cette métamorphose et à tout instant l’on entend cette réflexion : « J’avais fait bien des rêves, mais jamais celui de revêtir un jour l’uniforme de soldat. ». »

Combat de Melle – Combat de Dixmude

Les fusiliers débarquent à Gand le 8 octobre au moment de la chute d’Anvers. L. Richomme décrit ici des fuyards belges qui l’émeuvent (p. 115) : « Pendant une de nos haltes, nous avons vu passer devant nous une petite charrette traînée par un chien. Une pauvre femme avec un bébé de quelques jours y avait pris place et c’est vraiment émouvant de voir deux petits enfants de moins de 10 ans aider la pauvre bête à traîner la petite carriole de leur mère. » Il opère à Melle son premier combat d’arrêt le 9 octobre, et il évoque un succès de son régiment (p. 117) « Le lendemain nous avons le plaisir de voir étendus sur le terrain quelques centaines de cadavres sans toutefois avoir beaucoup de victimes à déplorer de notre côté. Nous sommes fiers de notre début. ». La retraite s’opère jusqu’à Dixmude le 15 octobre, et à partir de ce moment l’auteur décrit le combat devant et dans la ville, avec mentions journalière des positions qu’il occupe, des bombardements et des tentatives offensives des Allemands. Le ravitaillement est lacunaire à cause du bombardement, et (p. 125) « [Nous ne craignons] pas de bondir vers des fermes qui sont situées à quelques centaines de mètres de nos tranchées et nous sommes heureux de rapporter poulets et lapins. » Il sait traire et va également chercher le lait de vaches abandonnées. Il décrit les violents combats des 24 et 25 octobre, la confusion la nuit avec des tentatives d’infiltration, et des exécutions des deux côtés de quelques prisonniers pour trahison. À noter que le plus grand nombre de victimes se fait par bombardement d’artillerie et qu’il n’y a pas de corps à corps dans la chronique, en tout cas pour sa compagnie. Il décrit la prise de Dixmude-bourg par les Allemands le 10 novembre, et leur position est repoussée sur la rive gauche. Évoquant souvent la faim pendant les combats, il insiste aussi sur le manque d’équipement de base (vêtement, chaussettes, linge).

Combat de Steenstraete

Après un « repos » marqué par des marches éreintantes, l’auteur revient à Dixmude début décembre, le secteur y est plus calme qu’en novembre. Son unité s’est transportée à Steenstraete, en amont de l’Yser à 15 km au sud, c’est une petite tête de pont sur le canal, et c’est là qu’il vit sa journée la plus sanglante, le 17 décembre, lors de l’assaut des Français. Il fait partie d’une compagnie de seconde vague, mais l’artillerie française a été peu efficace, et la compagnie d’assaut devant eux est décimée ; lui est ses camarades, ne pouvant déboucher, se retrouvent bloqués toute la journée dans des boyaux pris en enfilade par les mitrailleuses et les feux d’infanterie ennemis. Ces boyaux sont à la fois peu profonds et remplis d’eau, et les hommes devront passer une journée de souffrance en attendant de se replier la nuit venue (p. 165) : « J’ai à peine fait 10 mètres dans le boyau que le sergent qui marche à un mètre de moi, pousse un cri rauque. Il s’étend de tout son long et je réussi à faire émerger sa tête. Je lui coupe les lanières de son sac et je l’adosse du mieux que je peux à un côté du boyau de façon que ceux qui viennent derrière puissent passer. Pendant cet intervalle, mon camarade qui me suit reçoit une balle dans la tempe gauche. Il pousse un cri et tombe au fond de ce boyau raide mort. Nous ne pouvons le retirer sans nous exposer nous-mêmes à recevoir des balles (…). Ce camarade nous sert de plancher. Avec la quantité d’eau qui existe aucune trace n’apparaît plus et ceux qui passent les derniers ne savent pas qu’ils marchent sur leurs frères d’armes. [la section décimée et bloquée doit attendre la nuit pour se retirer] « (…) ayant toujours de l’eau jusqu’au ventre. Beaucoup de blessés ne pouvant avoir de soins meurent, et leurs cadavres n’apparaissent plus dans cette eau boueuse. Jusqu’à la nuit ce ne sont plus que cris et gémissements. Des pauvres blessés dont la tête émerge, supplient leurs camarades de leur porter secours, et ils se noient sous notre regard impuissant à aller les secourir. Un de mon escouade voit son pauvre frère rendre le dernier soupir à ses pieds en criant : « Adieu Paul ! Je meurs ». » C’est l’engagement le plus dur décrit par le témoignage de L. Richomme, et on notera qu’il ne s’agit pas de défense à Dixmude, mais d’attaque à Steenstraete, dans le cadre d’une offensive plus globale de décembre (« grignotage » de Joffre). L’auteur conclut cette journée : « dans mon escouade nous restons à cinq sur 16 que nous étions ce matin. » L’auteur évoque ensuite son repos en janvier dans le secteur de Dunkerque, puis il rejoint le front de Nieuport à la fin du mois, après un rapide séjour à Coxyde-Plage (Villa Cincinnatti d’abord, puis Villa des Coccinelles). Le témoignage s’arrête le 6 février 1915 alors que lui et ses compagnons commencent à ressentir l’attaque des poux.

Présentation scientifique

Yann Lagadec, dans sa longue présentation qui précède le texte de Lucien Richomme, fait le point sur les connaissances actuelles sur la brigade Ronarc’h, ainsi que sur les témoignages écrits à l’occasion de ses combats. Il définit ce qu’est cette unité originale, ses caractéristiques, en produisant des éléments chiffrés ; on apprend ainsi que les fusiliers marins devaient à l’origine servir de force de police supplétive à Paris, qu’un grand nombre d’entre eux ne sont pas bretons ou encore que beaucoup n’ont aucune formation (p. 24) : sur 6434 homme de la brigade au 1er octobre 1914, seuls 1443 étaient des fusiliers marins brevetés, et par ailleurs 2950 marins de cette brigade n’avaient, comme L. Richomme, aucune spécialité à bord ou à terre. Par ailleurs, si leur taux de perte est impressionnant (3590 hommes mis hors de combat en un peu plus d’un mois, soit 58 % de l’effectif p. 49) les fusiliers marins ne sont pas seuls, ils combattent aux côtés de Belges ou de petits détachements français sur lesquels les récits pittoresques insistent peu. Pour le récit lui-même, Y. Lagadec procède ensuite à un croisement serré du témoignage avec les autres récits disponibles, essentiellement les témoignages de M.R. Marchand, C. Prieur ou P. Ronarc’h. Ce travail d’explication valide la qualité des écrits  de notre témoin de Plouha, tout en apportant parfois des nuances, ainsi par exemple des « centaines de cadavres » allemands à Melle qui semblent être sortis de l’imagination de l’auteur. Cette centaine de pages de présentation très complète produit de fait une sorte de petite monographie, qui propose une précieuse mise à jour sur un épisode de la guerre médiatisé très tôt : Albert Londres publie dès novembre 1914 « Sous Dixmude » dans Le Matin, et le premier livre de Charles Le Goffic « Dixmude – Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins » paraît en mai 1915.

Vincent Suard, septembre 2022

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Jauffret, Wulfran (1860-1942)

Fils d’un industriel du savon, il est né à Marseille le 22 janvier 1860. Il avait 10 ans lors de la guerre de 70 et ses cahiers en conservent quelques souvenirs. Avocat (il sera bâtonnier en 1925). Administrateur de la Caisse d’épargne de Marseille, il en devient président en 1915, succédant au père d’Edmond Rostand. La famille possède un domaine agricole aux environs d’Aix-en-Provence. Il commence la rédaction d’un premier cahier le 5 août 1914. Il y en a dix au total. À chaque nouveau cahier, il note qu’il n’aurait jamais cru que la guerre puisse durer aussi longtemps. C’est un témoignage au jour le jour sur les réactions de l’auteur, un notable catholique, conservateur, patriote, aux nouvelles de la guerre apportées par la presse, notamment par les communiqués officiels. Tant que l’Italie reste neutre, la lecture des journaux italiens est utile car ils informent différemment. Lorsque la censure empêche leur distribution, c’est qu’ils contiennent des nouvelles défavorables à la France. Wulfran Jauffret décrit également ce qu’il voit à Marseille, la situation économique, la hausse des prix, les fluctuations de l’opinion. Ses notes portent aussi sur la marche bonne ou désastreuse de son exploitation agricole. Il signale les blessures et les décès dans sa famille et son entourage. Les cahiers appartiennent à M. Stephane Derville qui souhaite les déposer aux Archives des Bouches-du-Rhône avec de nombreux documents familiaux remontant au 15e siècle.

Premiers jours

Dès le 27 juillet 1914, on constate « un chiffre anormal de retraits » à la Caisse d’épargne. Deux jours après, la foule enfonce les portes, il faut faire venir 60 agents de police. Une « queue interminable » se forme aussi à la Banque de France pour échanger les billets. Après l’annonce de la mobilisation générale, on saccage des biens supposés allemands. Les travailleurs arabes repartent en Algérie, les Italiens en Italie.

WJ pense que la guerre sera courte car les nations ne pourraient pas en supporter longtemps le poids. Elle sera victorieuse car la Russie est une puissance formidable et l’armée française est bien entraînée et bien commandée. D’ailleurs, dès les premiers jours, les Allemands se rendent facilement ; l’ennemi craint l’arme blanche ; les aviateurs français font des exploits ; les Serbes remportent des succès ; les Allemands ne se font remarquer que par les atrocités qu’ils commettent.

Le 17 août, WJ souhaite que la guerre ne soit pas suivie « de troubles intérieurs plus terribles encore » (il se souvient de 1870-71).

Fin août, tout va mal. Le découragement est général. On dit que les Allemands vont nous écraser, puis vont s’entendre avec les Anglais et les Russes. Les gens sont abattus, ils ne parlent que de blessés et de morts. La République sera-t-elle balayée ?

WJ est indigné par l’article de Gervais contre les soldats du XVe Corps, sans insister.

La Marne

La bataille de la Marne annonce la victoire générale. Malgré la massive arrivée de blessés et les deuils nombreux, la confiance est revenue. WJ approuve un confrère qui dit : « Moi, je crois en Dieu et au communiqué officiel ! » À Marseille, les magasins sont ouverts, la Canebière est active, « les cafés regorgent de clients ».

Mais il admet s’être trompé : la guerre sera plus longue qu’il ne le pensait. Son fils s’engage dans la cavalerie des Chasseurs d’Afrique à Mascara.

Une note insolite, dans une lettre reçue d’un combattant le 19 décembre (donc décrivant une situation antérieure à Noël) : « Il me confirme cette chose étrange qu’à certains moments on fraternise avec les Boches. On se joue des airs de phonographe. On applaudit d’une tranchée à l’autre. Et même on s’invite à prendre le café. Après quoi, on rentre dans les tranchées et l’on se massacre ! »

1915

Le 1er janvier : « Qui aurait cru que la guerre commencée il y a cinq mois durerait encore en 1915 ? » Le 12 juin : elle sera finie en septembre.

WJ condamne la guerre sous-marine allemande avec le torpillage du Lusitania, ainsi que les atermoiements de l’Italie, et l’échec des Dardanelles. L’attitude trop neutre du pape le déçoit, de même que le rouleau compresseur russe qui « marche à reculons ».

Marseille ne souffre pas de la guerre, l’industrie est active. Précisément, le 7 décembre : « Marseille ne se plaint pas car l’argent y afflue. Les commerçants en général y font très bien leurs affaires. Certaines fortunes s’édifient, ce qui est inévitable. Mais il y a bien des choses fâcheuses. » Le succès de l’emprunt s’explique par la confiance du public. Les prix montent, notamment de la viande. Les boucheries créées par le Conseil général les font baisser.

1916

Du début à la fin, récriminations contre le système parlementaire. Le 16 mars : « On serait satisfait si l’on se sentait gouverné ! Mais hélas ! C’est pitoyable. Le parlement est au-dessous de tout. » Le 28 novembre : « Il faudrait un maître et non pas un millier de parlementaires pour gouverner. » On signale des bruits de révolte en Algérie : « Il faut frapper vite et fort. »

Nouvelles de Verdun. Les généraux Pétain et Castelnau ont chargé eux-mêmes à la tête d’une division.

Nouvelles de la propriété : les oliviers ne donnent pas, on n’avait jamais vu ça. Il faut organiser des battues contre les lapins qui sont devenus un fléau pour l’agriculture.

Nouvelles de Marseille : arrivée des troupes russes le 26 avril ; exécution de l’espionne Félicie Pfaadt le 22 août, qu’il avait défendue vainement devant le conseil de guerre en mai. WJ réprouve cette exécution qu’il décrit.

1917

C’est bien « l’année trouble ».

Le 18 janvier, à propos de la grève chez Panhard-Levassor à Paris, qui travaille pour la défense nationale : « Comment peut-on tolérer un fait pareil ? En temps de guerre ? » Il y a ensuite d’autres grèves, même à Marseille, dans lesquelles « l’étranger » joue un rôle. À Paris, la CGT manifeste avec des drapeaux rouges. La crise alimentaire pourrait provoquer la révolution.

Sur le front, les poilus disent qu’il est impossible de chasser les Allemands par les armes. Mais WJ pense que le recul allemand de mars est « une véritable victoire » et se fait des illusions sur l’offensive Nivelle, dont il faut finalement constater l’échec. Le 31 mai : « L’opinion de Pierre [son fils] est que l’insuccès de l’attaque du 16 avril a découragé le poilu. Aucun fantassin ne croit plus à une percée possible. » 2 juin : « Le front a le cafard. » 27 juin : « On chuchote que trois ou quatre régiments ont fait défection, qu’ils voulaient marcher sur Paris. »

La Russie est en révolution. « Il est à craindre que les éléments les plus mauvais de la nation ne submergent les bons et que nous ayons tous à en pâtir. »

On a de très mauvaises nouvelles d’Italie [Caporetto].

31 octobre : « Dieu seul dirige tout. Les hommes ont bien peu d’influence sur les événements. »

1918

Fréquentes diatribes contre les bolcheviks accusés d’être à la solde de l’Allemagne.

9 avril : Pendant la grande offensive allemande, «  à l’arrière on travaille et on s’enrichit. On achète les immeubles de la Canebière à des prix fous. »

11 novembre : « Deo gratias ! » Description de l’ambiance à Marseille.

Le peuple allemand « est capable de toutes les fourberies. Il s’aplatit devant nous ! Il se couche ! Mais il faut l’empêcher de se relever pour nous frapper. » Il faut aussi que la France ne connaisse plus de politique antireligieuse. Mais, après avoir échoué à préparer la défaite, les socialistes préparent la révolution.

1919

WJ semble vouloir tenir ses cahiers jusqu’à la signature de la paix. Il n’apprécie pas le président américain. Ainsi le 8 février : « Wilson paraît un rêveur ; avec ses libres aspirations des peuples, il nous jettera, croit-on, dans le gâchis. » Le 12 : « Les Boches relèvent la tête avec arrogance. Ils parlent de l’unité allemande et de l’adjonction des Autrichiens allemands. C’est évidemment une menace de revanche pour ce peuple essentiellement brutal. »

Sur les questions économiques (12 février), l’État doit revenir à sa place : « Il n’y a qu’à rendre la liberté au commerce et toutes les difficultés de ravitaillement s’aplaniront. »

Sur les questions sociales (25 mars) : « Le groupe socialiste unifié s’agite et veut arriver à la grève générale. Les prétentions des ouvriers, cheminots et autres travailleurs sont excessives. »

WJ choisit la date du 2 août 1919 pour terminer son dixième cahier, cinq ans après la mobilisation générale de 1914.

Rémy Cazals, juin 2022

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Eyriès, Pierre (1894-1944)

Sandra Snorrasson a sauvé de la destruction les carnets de guerre 1915-1918 de ce soldat de Draguignan, ainsi que des photos (de qualité technique médiocre) et des dessins (soldats français, anglais, allemands, caricatures, femmes). Elle en a transcrit le texte. L’ensemble sera déposé aux Archives départementales du Var. La version originale des carnets avait été revue, des passages rendus illisibles, d’autres seulement barrés. Les carnets donnent des informations sur l’auteur : sergent au 7e bataillon de chasseurs alpins lorsqu’il arrive sur le front au début de 1915, il devient adjudant en juin 1916 et sous-lieutenant en octobre. Il montre une certaine culture, il cite Verlaine, il lit Barrès et des magazines anglais. Il s’intéresse aux paysages, à l’aspect des villes et à leurs richesses artistiques. Il est passionné de sport et il estime nécessaire de signaler d’innombrables parties de football lorsque son unité est au repos. Sandra Snorrasson a découvert qu’il avait exercé après la guerre le métier de journaliste sportif. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu de descendance directe.

Les Vosges

Du printemps 1915 à juillet 1916, il se trouve dans les Vosges. Il décrit les combats de l’Hartmannswillerkopf, de l’Hilsenfirst, les ruines de Metzeral (qui lui inspirent la phrase ironique : « Ah ! C’est beau la guerre ! »), les souffrances endurées, les cadavres et leur odeur, les tranchées dans la neige, le pillage des maisons de Sondernach par les Français. Il estime qu’il participe à la « défense de l’immortelle patrie » contre la racaille boche, et il a confiance en Dieu. Un de ses hommes abat un Allemand de sang-froid. Le 25 juin, à la constatation « Nous allons nous faire tuer », un officier cynique répond « On vous remplacera ». Le 5 juillet 1915, un chasseur joue des valses à l’accordéon dans la tranchée et les Allemands apprécient : « Quelques hoch ! hoch ! approbateurs nous parviennent. » Le 29 décembre, les chasseurs donnent du pain à des prisonniers. Le 2 juillet, la relève se fait dans la « soulographie » la plus complète.

La Somme

Les habitants sont beaucoup moins sympathiques que dans les Vosges. Chaleur intense, soif. Le 4 septembre, « une invraisemblable quantité de blessés passe, français et boches pêle-mêle, tous heureux ». Le 24 septembre, on fusille un soldat qui « avait commis un sale crime ».

Bref retour dans les Vosges fin 1916. Le 1er mars 1917 : « Vouloir juger de l’état moral des troupes par leur correspondance est plutôt aléatoire. On sait bien que tout le monde en a marre mais qu’on ira jusqu’au bout quand même. »

L’Aisne

Le 16 avril 1917, il se trouve sur la rive gauche de l’Aisne entre Maizy et Muscourt. Ordres et contrordres se succèdent. Le moral n’est pas bon. Le 23 avril, circulent des bruits sinistres sur l’échec de la dernière offensive. Le 4 mai, une attaque est décommandée : « On respira. Cette attaque est une folie. C’est vouloir faire bousiller le bataillon. »

Cormicy, Mont Sapigneul, permission à Paris, Fère-en-Tardenois. Le 24 août devant Craonne « pulvérisée ». L’aviateur allemand Fantomas. Un coup de main allemand le 14 septembre. Le 24 octobre, le succès de la Malmaison est ainsi commenté : « Pour nous, nous pensons seulement à nos camarades que l’on fait massacrer dans la boue. »

En Italie

Arrivée le 5 novembre 1917. Lac de Garde, Vérone. Football. La présence des Français provoque l’augmentation des prix. Bassano. Troupes italiennes en retraite.

Le 18 décembre, « toute la haute embusque militaire de la région est venue s’abattre » à Santorso, faubourg chic de Schio. Critique des artilleurs qui se prétendent plus malheureux que les fantassins. Permission fin janvier. Retour au Monte Tomba. « Un Autrichien affamé et minable est venu se rendre » (le 12 mars, avec photo).

La fin

Le 4 avril 1918 : « J’entre dans ma quatrième année de guerre. »

Retour en France. Amiens, Pas-de-Calais (attaque boche avec gaz sur Poperinghe le 25 mai). Vitry-le-François, Main de Massiges.

Le 13 juillet, il a « l’estomac détraqué » et il est évacué le 17. Hôpital à Épinal puis Besançon.
Le 7 septembre, il obtient un mois de convalescence. Son témoignage ne va pas au-delà.

Rémy Cazals, juin 2022

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