Denis, Omer (1880-1951)

Né le 24 octobre 1880 à Chantonnay (Vendée). Son père est menuisier ; les témoins à l’état-civil sont charron et charpentier. Séminaire. Service militaire d’un an au 137e RI. Depuis 1909, professeur à l’institution Mirville de La Roche-sur-Yon. Mobilisé à l’ambulance 12/11 où il remplit les fonctions de secrétaire et aumônier bénévole. Il a à faire l’inventaire des objets personnels des tués, besogne « particulièrement pénible, tous les cadavres sont déchiquetés, broyés ». En mai 1916, il passe infirmier et toujours aumônier bénévole dans l’artillerie, 5e RAC puis 25e RAC (il est blessé en avril 1917). Pendant la guerre, il remplit 18 carnets destinés à ses parents et amis, masse considérable que la publication n’a pu reprendre dans sa totalité. Malgré l’horreur souvent rencontrée, le style est assez détaché, avec un brin d’humour ; une lassitude certaine apparaît toutefois, surtout après sa blessure. « Rallié » à la République, ce prêtre ne cesse de critiquer la loi de séparation des Églises et de l’État, l’action des gouvernements républicains et il n’aime pas les socialistes. Dans le vignoble champenois, par exemple, d’après lui, « l’élément socialiste » a obtenu que « la classe ouvrière se trouve, aux frais des propriétaires naturellement, étrangement gâtée ». Les hauts salaires sont dilapidés dans « le goût du luxe » ; règne « une facilité de mœurs scandaleuse » ; « au point de vue religieux, ces contrées sont franchement mauvaises » ; l’antipatriotisme et l’internationalisme y produisent un espionnage actif. « La grande faute incombe tout entière au gouvernement qui, s’absorbant dans les mesquines et tracassières menées d’une politique uniquement anticléricale n’a rien su prévoir et rien su empêcher. »
L’ensemble décrit des situations bien connues : la boue, les bombardements et les secteurs calmes, les artilleurs privilégiés par rapport aux fantassins, les blessés allemands, les tentatives de mutilation volontaire, le bourrage de crâne par les journaux, les récriminations contre l’arrière où on ne s’en fait pas, etc. Parmi les remarques originales, on peut noter l’attitude du prêtre devant le corps d’un suicidé du 69e RIT en janvier 1916 : il refuse de l’enterrer religieusement. Plus tard, en avril, un passage est vraiment surprenant. Ses confrères prêtres de l’ambulance sont jaloux du fait qu’on l’ait choisi, lui, pour remplir les fonctions d’aumônier, et de la confiance que lui témoignent les majors. « Ces premières raisons qui les poussaient déjà à m’en vouloir s’accrurent encore du fait que je refusai de les suivre dans leurs ripailles, au café où ils fréquentaient régulièrement chaque soir. Ils affectèrent de m’ignorer et peu à peu s’habituèrent à faire bande à part. Je trouvais à cette solitude une ample compensation auprès des blessés et des malades. Mais secrètement je souffrais de cet état de chose qui, je le savais, était exploité contre nous par nos camarades de l’ambulance. La position que j’avais prise me mettait à l’abri de leur malignité, mais je ne pouvais pas rester indifférent aux plaisanteries, aux réflexions qui, en visant mes confrères, nous atteignaient forcément nous tous. »
En février 1917, dans une gare, il décrit « une foule de femmes et de jeunes filles qui travaillent dans les usines de guerre » de Survilliers et des environs, babillant et jacassant « sans pudeur ni réserve ». Et le prêtre de s’indigner : « Je n’ai jamais eu, je souligne à dessein le mot, l’occasion même parmi les soldats d’entendre de pires grossièretés. » Le 10 avril, blessé par des éclats d’obus, il pense devoir la vie à « la protection spéciale » de la Divine Providence : « Cette protection, je la dois aux prières de mes amis bien plus qu’à mes mérites. » Il passe sa convalescence au château d’une marquise, grâce à l’entremise d’une comtesse. Plus tard, en avril 1918, il loge dans le château d’une autre comtesse. Entre temps (15-1-18), il décrit une visite à la petite église d’Oulches, mutilée par la guerre et tapissée d’ex-voto. En été de la dernière année de guerre, il est en admiration devant « le réconfortant spectacle de la puissance américaine qui s’affirme chaque jour davantage ». Il se trouve à Laon lors de l’annonce de l’armistice qui provoque « une explosion de joie indescriptible ». La guerre est finie : « Nous avions rêvé d’entrer, en vainqueurs, dans la Bochie vaincue, et nous allons tout prosaïquement combler les trous de mines, remettre en état les routes défoncées, récupérer tout ce qui traîne aux alentours et, par surcroît, recommencer la vie stupide du quartier avec ses rassemblements, ses revues, ses exercices et ses manœuvres. »
Rémy Cazals
*Omer Denis, Un prêtre missionnaire dans la Grande Guerre 1914-1919, extraits choisis et annotés des carnets de guerre par Denise et Allain Bernède, s. l., éditions Soteca, 2011, 398 p.

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Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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Cadoret, Louis (1892-1915)

Né à La Chèze, près de Loudéac (Côtes-du-Nord), le 11 février 1892. Il effectue son service militaire, au 67e RI de Soissons, lorsque la guerre éclate. Il va s’efforcer de transcrire ce qu’il voit et vit dans un petit carnet. Cet unique carnet va de fin juillet au 6 septembre 1914. Louis Cadoret continua t-il d’écrire ? Nous n’en savons rien. Il disparut le 6 février 1915 dans les combats des Éparges. Ce petit document a été sauvé par un lointain cousin, Louis Cadoret et sa famille étant totalement oubliés à la Chèze. Le document édité compte 29 pages. Mais la transcription même du carnet tient seulement dans 8 pages. Le soldat de 1ère classe Louis Cadoret y raconte dans un récit au style très simple, sans commentaire superflu, les premiers jours de la guerre, les marches d’approche, et, à partir du 22 août, les combats (Longwy, Longuyon, la ferme de Constantine, Mangiennes…) jusqu’au repli vers Montfaucon et Amblaincourt. Les détails sont précis ; les désordres, désillusions et incertitudes de ces premiers combats ne sont point cachés dans ce témoignage captivant et qu’on regrette trop bref.
René Richard
*Mémoires d’un combattant de 1914 : Louis Cadoret, Bretagne 14-18 et Amicale laïque de Plaintel, 1997, 29 pages.

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Pouleriguen, François (1888-1962)

Né le 4 juillet 1888 à Langonnet, dans le nord-ouest du Morbihan. Il ne quittera guère cette commune que pour aller au service militaire, puis à la guerre. Il se marie en 1911 et le couple aura 11 enfants, dont deux avant le conflit mondial. François et son épouse s’installent dans une ferme, leur propriété. Ils y mènent la vie laborieuse des paysans du Centre Bretagne. Les carnets de guerre commencent le 1er janvier 1916. Le 52e RI auquel il est affecté est alors dans les Vosges, secteur qui s’apaise. En mars, le régiment va prendre position dans le secteur de Verdun, rive droite, vers Tavannes et Damloup. Il y reste jusqu’au début juin, dans des conditions souvent épouvantables qu’il décrit de façon à la fois précise et concise. C’est le passage le plus fort des carnets, car ce sont manifestement les mois les plus angoissants de sa période de guerre. Évacué, il reste dans les dépôts jusqu’en mai 1917. Affecté au 418e RI, il monte en renfort au Chemin des Dames. Nouvelles semaines difficiles pour le narrateur qui est dirigé ensuite vers le Bois-le-Prêtre avant de revenir à Verdun, secteur assagi. Il y cherche en vain la tombe de son beau-frère, Joseph Lincy, tué à l’ennemi le 4 novembre 1916 près du fort de Vaux. De lieux de combats en dépôts, François raconte une guerre presque banale, avec ses longues périodes de secteurs calmes ou de dépôt entrecoupées de mois épouvantables où il s’étonne de survivre. On est étonné de trouver certaines riches descriptions de lieux ou de monuments sous le crayon de ce petit paysan, manifestement lettré. Il est soutenu dans cette éprouvante traversée des années de guerre par une foi sans faille qu’il exprime et revendique souvent, reproduisant même des cantiques de son pays.
René Richard
*Carnets de guerre de François Pouleriguen aux 52e et 418e RI (janvier 1916 – mai 1919), Bretagne 14-18, 2005.

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Bataille, Jules (1895-1954)

Né en 1895 à Cancale (Ille-et-Vilaine) où son père est cantonnier et sa mère garde-barrière. Titulaire du certificat d’études. Au grand dam de sa sœur institutrice, il décide d’entrer dans la vie active, aux chemins de fer. Toute sa vie, il se présentera comme cheminot. Embauché pour accrocher les wagons, il termine sa carrière comme inspecteur de la sécurité pour la région Bretagne puis pour la Normandie. Visiblement très marqué par les deux guerres mondiales, il n’en parlait guère, juste pour vitupérer après toute guerre et dire que la sienne, celle de 14-18, passée au front d’Orient, avait été une sale guerre. Il avait fêté ses 20 ans sur ce front et était plein de dynamisme mais aussi rempli d’angoisse face à ce qu’il vivait au jour le jour. Comme de nombreux poilus, il éprouva sans doute le besoin de mettre ce vécu par écrit, plus pour exorciser ce qu’il voyait et ce que lui et les autres soldats enduraient qu’avec l’espoir qu’on le lise plus tard. Son témoignage est assez rare sur cette guerre de Serbie et de Macédoine et en est d’autant plus précieux. D’autant plus rare et précieux qu’il s’agit d’un pionnier du Génie, confiné dans des tâches ingrates et méconnues de construction, de reconstruction, de consolidation de voies ferrées. Ces soldats du Génie pouvaient être un peu méprisés par les fantassins qui les considéraient comme des embusqués. Et pourtant, leur travail était indispensable, bien que sous-estimé. Les combattants de ce front furent souvent sujets à des maladies, à de multiples parasitoses, et les évacuations se comptaient par milliers. Le passage sur les conditions dans lesquelles opéraient les formations sanitaires du front de Salonique illustre bien cette face cachée du conflit en ces régions. J. Bataille est évacué pour dysenterie le 23 février 1917, rapatrié en France où il arrive le 6 juin. Nous ignorons ce que fut ensuite sa guerre.
René Richard
*La Campagne d’Orient de Jules Bataille au 1er Régiment du Génie (octobre 1915-juin 1917), Bretagne 14-18, 2005.

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Charbonnier, Henri (1885-1951)

Né à Dijon le 7 octobre 1885, son père est représentant de commerce. Il fait suffisamment d’études pour écrire avec aisance, sans fautes d’orthographe, et être capable de citer un passage de La Bruyère. Petit entrepreneur à Alès (où il se mariera en 1919), on sent qu’il déteste la bureaucratie militaire ; le souvenir de Fachoda fait qu’il se méfie des Anglais. Il pense que la France use ses forces vives en se heurtant aux Allemands, pour le profit des Anglais, et qu’après la guerre le pays deviendra cosmopolite, « il n’y aura d’absents que les Français ». D’une façon plus large, la guerre est « une honte pour l’humanité. Vainqueur ou vaincu sera écrasé » (25-5-1916). De ce sergent au 229e RI (41e DI) affecté au service de santé, on n’a retrouvé que le carnet qui couvre la période du 26 mars 1916 au 25 septembre 1917 ; les notes sont prises au jour le jour, bien datées, bien localisées, avec parfois de longues pages de réflexions, ainsi le 25 mai 1916. Ce jour-là, outre le passage de La Bruyère sur la guerre des chats, Charbonnier règle ses comptes avec ceux qui dirigent et qui profitent : « Si l’on créait un bataillon de marche composé des deux chambres et du ministère, avec comme cadres une quantité de profiteurs qui gravitent autour, et que l’on envoie ce bataillon après deux mois d’entraînement reprendre le fort de Douaumont, il est très probable que ceux qui reviendraient jugeraient beaucoup plus sainement qu’avant leur départ. »
L’offensive Nivelle est au centre du témoignage. Au cours de 1916, le régiment est dans les Vosges (printemps), la Somme (été) et l’Argonne (automne). Le mécontentement ne fait que croître. Le 18 août, Charbonnier note que le raisonnement du soldat est celui-ci : « Que la guerre finisse à n’importe quel prix et de quelque façon que ce soit, pourvu qu’il rentre et conserve son droit à la vie qu’aucune civilisation ne peut lui enlever. » Au début de 1917, le 229 occupe le secteur entre Reims et Berry-au-Bac ; les préparatifs de l’offensive sont trop visibles et Henri Charbonnier, par expérience, reste sceptique sur ses chances de succès. Le 16 avril, l’attaque commence à 6 h de « manière assez satisfaisante », mais une foule de blessés arrive au poste de secours, et il semble que règne une certaine confusion. Le 17, il faut constater que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus, que l’ennemi réagit sérieusement, que « le moral de chacun s’en ressent » et que « bon nombre d’abris sont remplis de fuyards qui ont soupé de la guerre ». Le 26 avril, on peut se demander « si cette offensive est de la fumisterie destinée seulement à faire tuer du monde ». « Les hommes sont furieux de remonter en 1ère ligne. Exténués comme ils le sont, le moral très bas, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils sont prêts à faire « camarade ». Il n’y a plus à leur parler de patrie, honneur, drapeau. Ils sourient. Ce sont maintenant des mots vides de sens, qu’ils ne comprennent plus. Il n’y en a qu’un dont on parle beaucoup, c’est le mot paix. »
C’est aussi le moment de la révolution russe et des grèves à Paris (que Charbonnier décrit à l’occasion d’une permission). André Loez a montré que, pour la première fois, on avait l’impression qu’une action des poilus pouvait conduire à la paix tant souhaitée. La 41e DI connaît alors un épisode marquant des mutineries (refus de remonter en ligne, drapeaux rouges, Internationale, général et officiers bousculés), tandis que dans les trains empruntés par Charbonnier on crie « Vive la Révolution ». Trois hommes du 133 sont exécutés ; les cavaliers du 21e Chasseurs, qui vivent loin du danger, sont chargés de réprimer les troubles qui pourraient se produire dans l’infanterie. Charbonnier les juge : « C’est assez avilissant pour ceux qui acceptent de descendre à ce degré du sale garde-chiourmisme. »
RC
*Henri Charbonnier, Une honte pour l’humanité, Journal (mars 1916 – septembre 1917), présenté par Rémy Cazals, Moyenmoutier, EDHISTO, 2013.

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Boudard, Marcel (1892-1917)

Tué le 16 avril 1917, premier jour de la calamiteuse offensive Nivelle, Marcel Boudard est né à Clamecy (Nièvre) le 28 décembre 1892 dans une famille modeste dont le père meurt en 1910. Le fils aîné, Alexandre, manœuvre, est aussi mobilisé en 1914 et capturé par l’ennemi en juillet 1915. Marcel est maçon. Il n’a pas fait de longues études et son « Carnet de Mémoires » contient quelques fautes, mais il se souvient que c’est à Varennes que Louis XVI « fut arrêté alors qu’il essayait de passer en Allemagne » (2-9-14) et son style n’est pas dénué d’humour. Ainsi, le même jour : « Les obus commencent à pleuvoir ; moi, je suis entré dans un jardin et suis derrière le mur mais pas un obus ne tombe sur nous, il est vrai que nous n’en réclamions pas. » Le carnet retrouvé par son arrière-petit-neveu (qui a corrigé les fautes d’orthographe) est très dense pour août et septembre 1914, puis plus décousu par la suite, avec quelques passages illisibles. Il se termine le 20 août 1915 à l’occasion d’une permission (le carnet a été volontairement laissé à la famille). On ne sait pas s’il a poursuivi sur un autre support.
Le départ de Marcel avec le 4e RI se fait au milieu des ovations et des distributions de « toutes sortes de boissons et de friandises », mais aussi de médailles apportées par certaines dames. Le régiment arrive en Argonne. Le 20 août, il fait un exercice que Marcel résume avec un humour laconique : « Exercice le soir de tout le régiment ; nous chargeons à la baïonnette sur Gremilly ; en réalité, nous aurions été tous morts avant d’arriver au but. » Ce qui se vérifie deux jours après. Le 22 août, en effet, la journée commence par un défilé de blessés du 113e : « C’est horrible à voir et dire que nous-mêmes dans un instant nous reviendrons peut-être pareil ou ne pas revenir du tout. » Plus tard, le brouillard s’étant levé, l’artillerie et les mitrailleuses allemandes entrent dans la danse : « Criblés de balles, impossible de tirer un seul coup de fusil, le nez en terre et le sac sur la tête, voici notre position pendant trois heures. Puis, impossible de tenir plus longtemps, canardés de partout, nous sommes obligés à la retraite et j’en suis encore à me demander comment je suis sorti indemne dedans cette mitraille. Joli début. Véritable boucherie. » Les bombardements continuent les jours suivants. Le 1er septembre, les Allemands ayant fortement reculé, c’est « la première journée où tous les blessés français ont pu être ramassés ». Blessés qui sont peut-être victimes d’un tir trop court de l’artillerie française (31 août), tandis que, quelques jours plus tard, le 4e doit se replier pour échapper au 76e qui lui « tire dans les fesses ».
En avril 1915, il faut attaquer pendant trois jours pour prendre une « tranchée boche mais autant qu’il en sortait, autant de bousillés ». Le 13 mai, par contre, « les Boches se montrent aux postes d’écoute, alors un poilu de ma compagnie causant l’allemand discute avec eux pendant trois heures et finalement le Boche sort avec une bouteille de gnole et notre poilu sort aussi : ils trinquent ensemble. De toute la journée, nous ne tirons pas un coup de fusil et pas un crapouillot n’est envoyé d’un côté et d’autre ». Mais ce ne fut qu’une courte trêve.
RC
*« Marcel Boudard (1892-1917), un Clamecynois durant la Grande Guerre », document présenté et annoté par Michaël Boudard, dans Bulletin de la Société scientifique et artistique de Clamecy, 2009, p. 113-128.

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Deruelle, Eugénie (1853-1927)

Le témoin
Fernande Eugénie Anastasie Durin est née le 5 mars 1853 à Sains-Richaumont, gros bourg de Thiérache à proximité de Marle. Son père, François Eugène Durin (1826-1870), est médecin et maire de Sains de 1862 à 1870. Du côté maternel son grand-père Charles Capon était le plus gros contribuable de la commune de Sains, maire et médecin du village.
Eugénie fait ses études en 1867 et 1868 au pensionnat des Oiseaux rue de Sèvres à Paris. Elle passe des vacances à Granville, chez sa cousine, où elle fait la connaissance de la famille Dior.
En 1872, à l’âge de 19 ans, elle est mariée à Léon Deruelle de dix ans sont aîné. C’est un mariage de raison comme c’est alors la règle dans la bourgeoisie. Il est originaire de la commune de Sus-Saint-Léger (Nord) où son père est « propriétaire » et Conseiller général. Il a un frère notaire à Amiens. Il est lui aussi docteur en médecine. Il a soutenu sa thèse à Paris en 1868 et aurait fait alors la connaissance de Clemenceau. Il reprend la succession de son beau-père à Sains-Richaumont et deviendra maire en 1882.
Les époux Deruelle ont une fille en 1875 qui ne vivra que quelques mois. Léon Deruelle meurt en 1904.
Eugénie Deruelle est patriote. Elle est très pieuse, va à la messe régulièrement et fait dire chaque mois une messe en souvenir de ses ancêtres. Elle semble plus tournée vers le passé que vers l’avenir.
Elle est entourée de sa servante Jeanne Thiéry, originaire de Saint-Quentin avec qui elle entretient des liens amicaux. Ses deux chiens Scott et Mylord sont ses compagnons fidèles. Ses relations sont très nombreuses, le maire M. Pagnier, le doyen Cagniard, le conseiller général Gaetan, mais aussi toutes sortes de notables des environs et parmi eux l’ancien ministre Gabriel Hanotaux.
En 1914, elle habite une maison moderne, équipée de l’eau courante, de l’électricité et du téléphone. Cent ans après, cette maison est parvenue intacte avec sa véranda dont Eugénie Deruelle était si fière.
Eugénie lit beaucoup, les livres de sa bibliothèque ou ceux qu’on lui prête : Victor Hugo, Emile Zola, Jules Verne, George Sand, mais aussi bien d’autres auteurs tels Bernstein et Shakespeare. Elle écrit beaucoup, à ses amies et à sa famille. Elle est aussi une femme très active qui jardine, fait de la couture, et se livre à toutes sortes de petits travaux. Elle gère elle-même son patrimoine et ses avoirs financiers. Son testament déjà rédigé bien avant 1914 est mis à jour régulièrement et évolue en fonction de ses sentiments du moment. Le dernier, en 1927, rédigé quelques jours avant sa mort est extrêmement détaillé. Néanmoins, ses précieux carnets ne sont pas mentionnés, probablement parce que, s’agissant de confidences, elle les a déjà confiés à M. Jourdan, son exécuteur testamentaire. Représentant local des anciens combattants, il est en quelque sorte le détenteur de la mémoire de la guerre. Après le décès de celui-ci les carnets viendront entre les mains de M. Hincelin, maire de la commune. Son fils en sera le dernier détenteur.
Le témoignage
Eugénie Deruelle a écrit en tout trente-deux carnets, mais il n’en subsiste que dix-neuf. Pendant plus de soixante-dix ans, les carnets passent de mains en mains. Négligence des emprunteurs ou, on ne peut l’exclure, volonté d’occulter des témoignages parfois dérangeants, certains disparaissent. Les périodes manquantes sont les trois premiers mois de la guerre, août 1916, un mois entre octobre et novembre 1917 et les quatre derniers mois de la guerre. Toutefois, en juillet 1916, Eugénie Deruelle est revenue sur les événements d’août 1914, nous renseignant ainsi sur l’arrivée des Allemands en août 1914. Le dernier carnet se termine le 10 avril 1920.
Les carnets sont écrits au jour le jour, d’une écriture, lisible, rapide avec peu de fautes d’orthographe et de rares ratures. Les supports sont au début les anciens agendas de son mari médecin, puis des cahiers d’écoliers reliés avec une couverture cousue, enfin des cahiers qu’elle fabrique.
Certains sont précédés d’un commentaire. Le quinzième débute ainsi : « Ce carnet, trouvé chez ma mère, avait servi à son grand-père, comme la dédicace conservée l’indique. Les avis et renseignements en avaient été enlevés… Aujourd’hui, cette relique va avoir une autre destination : ce sera le 15e de mes confidents de cette guerre si longue et si cruelle pour nous. »
Dans la crainte qu’ils soient découverts elle dissimule soigneusement ses écrits car elle n’ignore pas que les Allemands interdisent cette pratique. Le curé de Vaux-sous-Laon en a fait l’expérience en étant déporté pour cela.
Ces écrits sont avant tout des confidences dans lesquelles l’auteur livre ses émotions, ses impressions, ses rancœurs. Ils sont aussi une chronique de la vie sous l’occupation allemande. Eugénie Deruelle y inscrit chaque jour les événements de la journée et toutes sortes de détails sur la vie du village et de ses environs. Elle semble avoir consacré beaucoup de temps à leur rédaction. On le voit au cours des carnets, c’est une occupation incontournable une confession journalière qui permet à cette femme seule de supporter sa condition.
Pourtant ses conditions de vie matérielle sont beaucoup plus enviables que celles de beaucoup d’autres. Certes, elle ne perçoit plus ses fermages mais elle a conservé des liquidités mises à l’abri dans son coffre-fort. Néanmoins sa vie n’est plus celle d’avant 1914. Elle est soumise à des restrictions qu’elle n’a jamais connues. Plus que tous les autres habitants de Sains-Richaumont, elle subit les réquisitions de toutes sortes. La présence continuelle d’officiers dans sa maison lui est difficilement supportable car elle est souvent reléguée au rang de servante.
Analyse
Les carnets débutent le 29 août 1914. C’est alors la panique dans le village, les habitants fuient. Eugénie Deruelle, après avoir pris ses dispositions pour partir, se ravise au dernier moment. Pourtant les combats se déroulent autour de Sains-Richaumont. Rapidement elle ne va plus rien ignorer de la situation. Le téléphone ne fonctionne plus depuis plusieurs jours, pourtant il sonne dans l’après-midi. Elle décroche et raconte :
J’entends le général de Housset dire à l’homme du poste : « Téléphonez immédiatement à l’état-major à Marle, téléphonez à la place de Laon, téléphonez partout où vous le pouvez que le 11e corps, en perdition à Sains-Richaumont, demande du secours. »
Deux jours plus tard, le 31 août, le général Von Bulow vient passer la soirée et la nuit chez elle.
Je commence à déjeuner lorsqu’une auto s’arrête devant la maison ; six chefs demandent : « Il nous faut votre maison, douze chambres, etc. » après les avoir conduits de la cave au grenier, ils prennent tous les lits, me laissant seulement celui de Jeanne. De plus, il faut leur mettre quinze couverts dans la salle à manger, et leur faire, pour 6 heures, à dîner pour quinze. Ma chambre est destinée à von Bulow de la Garde royale, et généralissime des troupes.
Une lacune importante fait reprendre les carnets le 26 novembre. On ne sait donc rien des premières semaines de l’occupation.
La maison d’Eugénie Deruelle étant grande et confortable elle héberge continuellement des officiers.
3 janvier 1915 : Le matin, mon chef m’annonce son départ ; il me présente, avant, son successeur (pas une minute de répit !) : c’est un juge pour la justice militaire.
Ce juge fera beaucoup parler de lui.
La suite des carnets est une véritable chronique du village pendant l’occupation ponctuée de confidences et de ressentiments. Les difficultés de la vie de tous les jours, les réquisitions continuelles, le comportement des Allemands, les vexations, les émigrés, les prisonniers, la prostitution, sont autant de thème récurrents. les nouvelles des villages environnants, grâce à la réunion hebdomadaire des maires, celles du front et même de France, au travers de la Gazette des Ardennes, sont aussi continuellement évoquées. Mais ce qui se passe dans sa maison est plus particulièrement relaté. Elle s’indigne fréquemment du comportement des Allemands, mais s’ils sont courtois et bien élevés, elle met de côté sa rancœur.
Parcourons ces carnets pour en saisir la richesse.
24 avril 1915 : A midi, le soldat Maasbaël revient pour Mme Leleu, à bicyclette depuis St-Quentin Il a eu un bien mauvais temps. Je le fais déjeuner avec nous. C’est un charmant garçon, franc, et bien prudent.
28 mai 1915 : Jour des maires et grande revue des chevaux. Ils les classent et M. Marquet me dit qu’il pense qu’ils les prendront avec les voitures et notre mobilier, quand ils partiront : c’est une belle perspective !!!
21 juin 1915 : Le juge reçoit des femmes qui m’ont l’air de faire un drôle de métier : enfin !
9 septembre 1915 : Je finissais de dîner lorsque M. Hénon est venu mesurer mon seul noyer. Ils vont prendre ceux qui atteignent 90 cm de circonférence, et le mien a à peu près 104 : adieu les noix ! À Buironfosse, ils prennent tous les sabots : ils ne laisseront rien, puisqu’on ne les chasse pas…
– 26 octobre 1915 : La saleté du juge n’est partie qu’hier soir : elle a donc passé 3 nuits ici ; le jour, elle est substantée par le casino : c’est du propre ! J’enrage, mais si je me plains, on me fera quitter ma maison… Hier, elle a eu les persiennes fermées toute la journée. J’aurais grand plaisir à les savoir malades tous deux : ce n’est pas charitable, mais c’est trop fort, à la fin !
– 18 novembre 1915 : Il est arrivé 60 prisonniers russes. Ils vont déterrer les Prussiens tués par ici, et faire un cimetière au Sourd, dans la pâture de Gustave Macon.
– 4 décembre 1915 : Hier matin, j’ai trouvé le juge dans le vestibule, je ne l’avais pas rencontré depuis trois semaines ; à son bonjour je lui dis : « Monsieur, est-ce que depuis que vous êtes ici, vous avez eu à vous plaindre de moi, ou de quoi que ce soit dans ma maison ? […] Eh bien ! Alors pourquoi m’infligez-vous la honte de souiller ma maison, comme vous le faites ? Vous y entretenez des femmes, et cela jusque quatre jours de suite. […] Monsieur, ma maison a toujours, depuis trois générations, été respectée et respectable, et vous en faites une maison publique ! […] Madame, c’est la guerre ! Naturellement nous ne le savons que trop ! — Mais Monsieur, si Madame et Mlle Mauser se trouvaient dans de mêmes conditions, en Allemagne, je voudrais savoir ce qu’elles en penseraient, et quelles appréhensions vous auriez ? (Là-dessus j’ai quitté ce sale type…) Que va-t-il faire ? Le plus de mal qu’il pourra. C’est pourquoi, je me remets toute entre les mains de la Providence.
– 27 avril 1916 : La question des œufs est grosse de magots : ce matin j’ai porté mes 9 œufs ; en revenant, je lis à la pancarte chez Dupont qu’il faut donner 2 œufs par poule, et même par coq et poussin.
– 21 mai 1916 : On amène une masse de prisonniers et prisonnières, et ce, pour des bagatelles : une femme condamnée à quinze jours de prisons et quinze jours de travail parce qu’elle n’a pas salué un gendarme : eh bien ! Depuis quand et dans quel pays les femmes doivent-elles saluer les hommes la première ? À quel niveau veulent-ils nous mettre ??? Il paraît qu’on sera condamné s’ils entendent qu’on les traite de Prussiens ou de boches…
– 3 juin 1916 : Mlle Elise, l’émigrée de La Neuville-Housset, arrive en prison avec trois autres jeunes filles, parce qu’elles n’ont pas travaillé, à temps, dans les champs : quinze jours de travail forcé. Elle m’apporte son porte-monnaie, et je lui prête assiettes, verres et couverts pour quatre personnes.
– 12 septembre : 1916 On attend à Faucousy 200 Russes qui vont faire une ligne de chemin de fer, en lieu et place du Decauville qui reliait l’usine de phosphates à la gare.
– 19 octobre 1916 : on va avoir 1.000 prisonniers Russes qui feront une ligne de chemin de fer de Puisieux à St-Gobert. À Chevennes, Mme Sarazin a dû déménager toute sa ferme, où on loge aussi 400 Russes ; et il y en a à Housset, La Neuville, et Richaumont !
– 2 novembre 1916 : En sortant de la messe, j’ai vu un tableau affreux : trois tombereaux de sable amenés par une dizaine de Belges, attelés et enchaînés comme des bêtes de somme ! C’est horrible ! Et ils crient, et frappent sur eux avec la crosse de leurs fusils !
– 8 novembre 1916 : A 7 h du matin, on sonne ; c’est M. Sérouart qui vient avec un ordre de réquisition de la mairie, d’avoir à porter pour 8 h à l’usine Bayart 10 assiettes et 10 cuillères. […] Ce n’était pas pour servir aux émigrés, comme on nous l’avait dit, mais à un bataillon prussien, arrivé à 9 h, avec le corps d’un colonel de la Garde, petit-fils de Bismarck, et tué au front de la Somme avant-hier, et qu’on a enterré, ce matin, au cimetière du Sourd… Étant dans le bureau de la fabrique, j’ai vu défiler ces soldats, et leur musique. Les chefs suivaient à cheval ou en auto.
– 21 novembre 1916 « La fabrique de choucroute, ici, est considérable : on y emploie une quarantaine de femmes et une vingtaine d’hommes. […] Leur service est très dur : il faut être debout tout le temps, au-dessus d’une cuve dans laquelle on coupe fin les choux […]. Les femmes, en sus de cela, sont dans un bâtiment ouvert à tous les vents, et les pieds dans la boue… Des cuves, les choux passent dans des tonneaux, où les hommes les piétinent, et c’est peu propre, car on s’y soulage de toutes les façons !.. N’importe, le sel purifie tout, paraît-il…
– 31 décembre 1916 J’ai lu, dans la Gazette des Ardennes, le message du président Wilson. J’ai dit à la marchande de journaux de m’apporter chaque numéro… C’est ennuyeux de leur faire gagner de l’argent, mais il faut (quand bien même je n’ai aucune foi en leurs dires) se tenir au courant…
– 29 mai 1917 : Un des lieutenants qui viennent manger ici, M. Schmitt, est arrivé, hier soir, longtemps avant les autres convives. Il fait des caresses à Scott, qui était près de moi, à l’entrée du jardin ; il cause longtemps de sa mère, catholique son père, son frère, tous deux sont docteur en médecine, le frère au front. Lui a 22 ans (on lui en donnerait 18, à peine). […] Comme on me demandait un bouquet, il est venu avec moi dans le jardin et le clos.
– 18 juin 1917 : A 2 heures, deux soldats viennent pour prendre les laines des matelas. Je leur explique que M. Sérouart les a emportées. Il faut aller avec eux l’expliquer aux gendarmes qui habitent rue St-Marcel, chez Mme Lalouette mère. Le chef me remercie, puis, me parle des cuivres aux portes (j’en conclus qu’ils viendront, au premier jour me dévaliser encore une fois).
– 26 juillet 1917 : Ces soldats retournaient au « Chemin des Dames ». Il y en avait qui pleuraient. Je ne les ai pas vus, mais leurs larmes me laisseraient bien indifférente…
– 31 juillet 1917 : On m’apprend que Richard Widermann a été tué « au Chemin des Dames ». C’est la première fois que je n’applaudis pas la mort d’un Allemand… Ce brave saxon ne méritait pas d’être classé avec ces bandits !
– septembre 1917 : Il vient d’arriver, par le train, 500 Russes : à quoi vont-ils les employer ? Ils construisent un chemin de fer du Quesnoy à Maubeuge, mais n’avancent guère dans leurs travaux, les aéros se chargent de les démolir au fur et à mesure…
– 26 septembre 1917 : [À propos du lazaret d’Efry] C’est un véritable abattoir ! On est peu soigné : une pilule de temps en temps… Comme aliments : café au matin, ou plutôt eau rousse ; à midi, mauvaise soupe, et le soir : eau blanche, c’est-à-dire mélangée à très peu de farine. À ce régime, la convalescence se change souvent en décès, et il y meurt 6 à 10 personnes par jour… C’est un lazaret installé dans une tôlerie, où l’on admet : les Français, les Belges, les Russes. Les religieuses sont de la maison mère de St-Erme. Les sanitaires sont allemands et s’adjugent les biscuits et certaines denrées du ravitaillement de la C.R.B. des malades et convalescents.
– 2 janvier 1918 : Il nous a montré une photo, faite chez Mme Plonquet, le 1er de l’an à 2 heures du matin… Les troisième et quatrième demoiselles étaient T. L. et son amie de Laigny que M. L. est allée chercher à 4 heures du matin… La donzelle de Laigny, qui est très grosse, se trouve assise sur les genoux de Krïmm, qui en avait la charge, et qu’elle masque complètement ! Quelles mœurs !
– 10 janvier 1918 : A 9 heures du matin, M. le maire vient me dire que je suis désignée comme otage et dois me préparer à partir pour Holzminden !
Ce départ est un déchirement rétrospectivement décrit très en détail à la date du 25 août, un mois après le retour d’Eugénie avec notamment cette scène :
J’ai été touchée au moment de quitter chez moi, d’être appelée, dans la cour de Lambert, par l’aîné des tracteurs qu’il logeait depuis des mois. Cet homme avait toujours été très poli envers moi. Il voulait me dire adieu, et ne pouvait le faire dans ma maison devant tout le personnel du chef. Il pleurait et me dit qu’il habitait près de Holzminden, et que, quand il irait chez lui en congé, en mars, il viendrait me voir, ferait son possible pour que je loge chez lui, et que sa femme me soignerait bien… Le pauvre homme n’a pas eu son congé, et est parti de Sains… pour un autre pays.
Le séjour au camp d’Holzminden fait aussi l’objet d’une chronique détaillée qui permet de voir le fonctionnement du camp et les conditions d’existence des otages. On y trouve la preuve des relations de son mari avec Clemenceau :
6 avril 1918 : On m’appelle au 20 pour me remettre une fiche de 111 marks 54 envoi de « M. le Président du Conseil, ministre de la Guerre, Paris ». Il a donc reçu ma lettre du 12 janvier.
Nous ne saurons pas comment se termine la guerre à Sains-Richaumont. Une nouvelle lacune dans les carnets nous amène au 12 octobre 1919, la vie a repris.
– 10 avril 20 : Tout est si cher ! Et, ne recevant pas de revenus, je me demande si je pourrai continuer à rester chez moi, où j’ai de gros frais ! Il est vrai qu’ailleurs tout est aussi cher ! Et où aller ???
[…]
Je termine ce cahier aussi tristement qu’il fût commencé au 1er janvier 1918 : quelle existence, ô mon Dieu ! Sauvez-moi du découragement qui me mine chaque jour davantage !!!
Denis Rolland
*Les carnets d’Eugénie Deruelle, Une civile en zone occupée durant la Grande Guerre, présentés par Guillaume Giguet, Amiens, Encrage, 2010, 655 p., index, illustrations.

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Ramadier, Paul (1888-1961)

Député de l’Aveyron de 1928 à 1940, de 1945 à 1951 et de 1956 à 1958, plusieurs fois ministre et premier président du Conseil de la IVe République. Un des 80 parlementaires à avoir refusé les pouvoirs constitutionnels à Pétain en 1940, Résistant, Juste parmi les Nations. Ce futur homme politique d’importance nationale, est né à La Rochelle le 17 mars 1888, fils de médecin ; il devient docteur en droit et avocat et adhère au parti socialiste en 1904. En 1914, il est mobilisé comme sergent au 322e RI et prend des notes depuis le 15 août jusqu’au 11 novembre 1914, jour de sa grave blessure.
En si peu de temps, le sergent Ramadier participe à l’avancée en Lorraine suivie de la retraite (bien décrite) d’une troupe complètement désorganisée sous le feu, aux officiers désemparés, aux soldats prêts à la panique qu’il faut reprendre en mains en les menaçant, voire en tirant sur les fuyards. Au 2 septembre, le 322 n’existe plus et Ramadier passe au 122. Le lendemain, le régiment entre à Gerbéviller que les Allemands ont détruite croyant que les civils avaient tiré sur eux. Sur le terrain, Ramadier comprend « que dans cette guerre l’artillerie seule importe » et il se préoccupe du front principal : le 4 septembre, il note que la cavalerie allemande est aux portes de Paris ; le 11, « le bruit court que les nouvelles sont un peu meilleures et que les Allemands sont arrêtés ». Se succèdent les jours où il n’y a « rien à manger » et ceux où, au repos, « on mange tout le temps ». Le 30 septembre, vers Seicheprey, la confusion est telle que le bois occupé par le 122e est pris d’assaut par le 142e, baïonnette au canon, affaire qui se termine heureusement par des éclats de rire. On se livre à tous les métiers, terrassier, croque-mort après un bombardement : « Les cadavres que l’on retire des décombres sont en bouillie. Personne ne voulait les remuer, ni chercher leurs plaques d’identité sur leur poitrine sanglante ou défoncée. Il a fallu qu’à la lueur d’un flambeau, dans cette église sombre, je fasse cette corvée de croque-mort. » Par contre, quelques jours après, il rencontre un sien cousin, cavalier, « merveilleux d’astiquage ». La course à la mer conduit le régiment du côté d’Ypres. Le 2 novembre, à Poelcapelle, il subit une attaque d’Allemands qui chargent en criant et sont repoussés. Le 11, à Verbranden Molen, il est gravement blessé à la cuisse et évacué.
RC
*« Carnet de guerre de Paul Ramadier », Revue du Rouergue, automne 2004, p.391-421.

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Beaufils, Jean-Louis (1894-1950)

*Jean-Louis Beaufils, Journal d’un fantassin, Campagnes de France et d’Orient, Août 1914-Août 1919, Paris, L’Harmattan, 2007, 417 p.
La publication de ce témoignage pose quelques problèmes qui vont être abordés. Disons d’abord que, oui, Jean-Louis Beaufils fut un authentique poilu. Mobilisé au 90e RI, il arrive sur le front le 15 novembre 1914 et le quitte le 2 décembre, les pieds gelés. Sa convalescence dure jusqu’en mai 15 et on le retrouve au 125e RI en Artois où il participe à l’attaque du 25 septembre. En janvier 16, après un stage, il passe à la compagnie de mitrailleurs, se rend en Champagne, puis à Verdun, en mai. Il participe à « l’inutile et sanglante bataille dans la boue de la Somme » en septembre et octobre. Ce titre de chapitre est proche d’un titre de Barthas : « Dans la boue sanglante de la Somme ». Le parcours des deux hommes a d’ailleurs été proche, Artois, cote 304, Somme. Beaufils suit les préparatifs de l’offensive Nivelle, mais se trouve en permission lors de son déclenchement. Il assiste aux mutineries et nous dit que c’est « la peur hideuse de braquer une mitrailleuse sur une bande de soldats en débandade » qui le fait se porter volontaire pour l’armée d’Orient. Même si la véritable raison était d’échapper aux horreurs du front occidental, il n’y aurait rien de contraire à l’esprit des vrais poilus. Il quitte les tranchées le 10 juin 1917 et, après une permission, un séjour à Marseille, un passage en Italie, il débarque à Itéa et il est transporté à Salonique où, le 2 août, il est affecté au 176e RI. Commence une campagne « à pied dans l’âpre Albanie : faim, froid et paludisme ». Trois mots qui résument la situation, car les combats sont rares. Beaufils passe une grande partie du temps comme infirmier ou comme malade, le cafard ajoutant son poids car, selon sa belle formule, « le cœur lui aussi a son paludisme ». Après la victoire, le régiment est transporté à Odessa pour contenir les bolcheviks. Beaufils en part le 25 janvier 1919 à destination de la France. Cinq ans sous les drapeaux, il semble qu’il soit resté simple soldat.
Et nombre de ses descriptions, brèves ou développées, sont celles que l’on rencontre chez d’autres poilus. Dès juin 1915, il a compris que les attaques, aussi bien allemandes que françaises, ne pouvaient aboutir qu’à des pertes humaines sans gagner de terrain. Il a décrit le système complexe des tranchées et montré concrètement la difficulté de circuler dans les boyaux étroits : « On trébuche dans des trous, les jambes s’emmêlent dans les fils télégraphiques qu’accroche le quillon du fusil : jurons, cris de ceux qui suivent et qui craignent d’être coupés de la compagnie par des corvées ; c’est alors l’embouteillage. Puis on s’égare dans le dédale des sapes, on revient sur ses pas, le temps passe, la fatigue s’accroît et les courroies pénètrent dans les chairs. » Il parle d’artisanat, des totos et des rats, des petits filons des « embusqués du front », d’un feu de crosses de fusils, du vin « en paillettes dans les bidons » en janvier 17, des poilus charmés par le chant des oiseaux. Il évoque une fraternisation et une nuit de travail face à face avec les Allemands, sans tirer.
Mais ce soldat ordinaire est bien singulier par certains aspects. Chrétien militant et lecteur de L’Action française, ses camarades sont des prêtres, des séminaristes ou de solides croyants n’hésitant pas à fonder un « cercle de soldats chrétiens » qui décide « d’instituer le rosaire vivant au 2e bataillon pour contrebalancer la vague d’immoralité qui s’étend à l’arrière chez les civils ». Lui-même, avant de partir en août 14, est resté longtemps prosterné au Sacré-Cœur de Montmartre : « Quand je me suis relevé, je ne m’appartenais plus, j’étais à la Patrie. » Et en août 17, près de Salonique : « Je songe à la grandeur, à la puissance, à la beauté de Dieu et je m’endors, confiant ma petitesse au Maître des Mondes, qui connaît chaque brin d’herbe. » Tout en respectant la personnalité de chacun, il faut pointer deux contradictions. D’une part, certains pourraient dire que « la joie furieuse » qu’il éprouve « de tirer, de tuer » (7-5-16) n’est point un sentiment chrétien. D’autre part, affirmer que les bons camarades tués ont « reçu la récompense des amis du Christ » (5-9-15) ou encore « la récompense ineffable » (8-5-16) rend incompréhensible sa satisfaction d’en réchapper après un bombardement terrible, grâce à « la protection de la Sainte-Vierge » (9-5-16).
Le thème de la guerre comme expiation de l’anticléricalisme des gouvernements de la République revient sans cesse, de même que la critique des parlementaires, des partis, des journaux les plus subversifs qui « ont libre cours » (ah, une absence dans le texte du poilu Beaufils : pas la moindre critique du bourrage de crâne). Les poilus ne murmurent pas quand il faut monter ; la majorité assiste à la messe, et avec ferveur ; ils ne veulent pas entendre parler d’une paix boiteuse. Si tout n’est pas parfait, c’est parce qu’il y a eu trahison, rôle néfaste des apaches ou des francs-maçons, des « révolutionnaires juifs bolcheviks » ou des instituteurs de l’école laïque, victimes des « théories de l’enseignement matérialiste et athée professé dans les écoles normales ».
Si l’on accepte comme témoignage authentique celui d’un socialiste, il faut aussi accepter celui d’un catholique réactionnaire avec ses propres points de vue, et, dans les grandes lignes, le texte publié ne semble pas en contradiction avec les idées du poilu en 1914-19. Toutefois, des dizaines de pages paraissent surajoutées : texte intégral de sermons patriotiques, cantiques, « poèmes », chansons cocardières de Botrel (« Botrel-le-Crétin », disent d’autres poilus). Dire que les poilus attendent, le flingot et « Rosalie » à portée de la main, en novembre 1914 paraît un anachronisme, encore accentué par une note de bas de page qui prétend que Rosalie est la « personnification de la baïonnette par les Poilus », alors que c’est une chanson de Botrel qui l’a popularisée à l’arrière et que les combattants parlent éventuellement de « la fourchette ». Et encore, en mars-avril 1916, parmi les « mauvais maîtres » de l’instituteur Hilaire Sapain, à coté de Darwin, Rousseau, Voltaire, A. France et Romain Rolland, figure Barbusse. Une note précise que ce dernier « venait de recevoir le Goncourt (1916) pour son livre Le Feu ». Or ce roman a commencé à paraître en feuilleton seulement en août 1916, en volume en septembre et n’a obtenu le prix qu’en décembre. Une des dernières pages du livre de Beaufils commence ainsi : « Quelques vingt ans après, savoir se souvenir ! » Il semble bien que l’écriture définitive du témoignage date de la fin des années Trente. Pas au-delà car on n’y trouve pas de pages à la gloire de Pétain. On souhaiterait savoir ce qu’est devenu Beaufils dans l’entre-deux-guerres, et même ce qu’il était avant 1914. Trois textes précédant le témoignage proprement dit pourraient nous renseigner.
Mais la préface de Monseigneur Hippolyte Simon apporte peu, en dehors du fait que Beaufils était un chrétien. L’introduction, signée Sophie de Lastours, directrice de la collection , n’apporte pas plus sinon une bizarre confusion entre l’œuvre d’un certain « capitaine allemand d’artillerie » nommé Richter et le beau livre de Dominique Richert. Le troisième texte préalable est l’avant-propos de Françoise Robin qui commet deux erreurs fondamentales pour un tel texte : nous dire à l’avance ce qu’on va trouver dans le témoignage ; ne rien nous dire sur la biographie du témoin. Divers indices dans le témoignage laissent penser que Jean-Louis Beaufils est né à Dournazac (Haute-Vienne) le 14 décembre 1894, qu’il est allé à l’école communale de ce village, que ses parents étaient dans l’agriculture, que lui-même habitait Paris. Mais quel était précisément son milieu social ? jusqu’où a-t-il poussé ses études ? quel était son métier avant 14 ? Et après ? Est-il devenu camelot du roi ou Croix de Feu ? On ne saura rien de tout cela. Par contre, on « apprend » qu’on peut s’abriter dans une sape ou dans une « marmite ». Françoise Robin a également ajouté au témoignage une importante série de notes, dont beaucoup sont inutiles (« Que de soupirs pour la permission, la grande désirée », écrit Beaufils en novembre 17, et la note 156 de préciser « Toujours le malaise des soldats privés de permission »), d’autres entachées d’erreurs d’inattention sur les dates (par exemple les notes 27 et 203), d’autres enfin un peu ridicules : l’Internationale est présentée en note 120 comme « hymne des partis ouvriéristes » ; lorsque Beaufils emploie le mot « buffleteries » pour décrire l’uniforme de beaux officiers embusqués, la note 158 est là pour dire « Peut-être pour bluffeteries, néologisme pour acte de bluffer ? », etc.
Mieux vaut publier moins en quantité et améliorer la qualité des productions.
Rémy Cazals

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