Bergerie, André (1893-1915)

Le journal de campagne tenu par le sapeur-mineur André Bergerie est un des plus brefs qui soit : rédigé au crayon sur un minuscule carnet publicitaire « Vermouth-Cinzano » de dimension 7 x 5 cm, il débute le 19 octobre 1914 pour s’achever le jeudi 31 décembre. Ce journal a été interrompu par une grave blessure qui a entrainé sa mort, officiellement enregistrée le 7 janvier 1915.
Le document a été conservé par Désiré Sic (voir la fiche à son nom), qui a inscrit au dos l’annotation suivante : « Carnet de route du s/m Bergerie, tué au bois des Zouaves, agent de liaison de l’adjudant Sic (en souvenir) ». Sa transcription représente une dizaine de pages dactylographiées.
Le site « Mémoire des hommes » nous indique laconiquement que André, Vital, Paul Bergerie est né le 3 janvier 1893 à Bordeaux, qu’il était sapeur à la compagnie 19-2M du 7e Génie, et qu’il est décédé à Louvois (Marne) le 7 janvier 1915 des suites de ses blessures, soit quasiment le jour anniversaire de ses 22 ans. Son nom semble introuvable dans les archives départementales de la Gironde. Il faut se tourner vers le journal de marche et d’opérations de la compagnie 19-2 M pour glaner quelques détails supplémentaires sur le comportement de ce soldat et les circonstances de son décès.
Son nom n’apparait pas dans la formation initiale de la compagnie du Génie, effectuée à Casablanca (Maroc) le 9 août 1914. Selon son journal, le sapeur Bergerie a rejoint la compagnie à Verzenay vers le 22 octobre, après avoir transité par Lyon en train à la mi-octobre.
Après la « guerre des frontières », la retraite, puis la stabilisation du front, la compagnie est installée depuis octobre 1914 à quelques kilomètres à l’est de Reims, dans le secteur du bois des Zouaves et du fort de la Pompelle. Elle travaille au renforcement des positions et s’engage dans la guerre des mines, mais peut participer aussi à des « coups de mains ». Ainsi les 21-22 décembre, le commandement a décidé de « prononcer une attaque sur les tranchées allemandes formant saillant dans le bois des Zouaves ». Le JMO indique que la compagnie doit fournir un détachement pour accompagner les colonnes de tirailleurs algériens chargés d’enlever les tranchées allemandes sur le saillant. « Les hommes étaient porteurs de cisailles, d’outils de destruction (haches, serpes) et de charges de dynamite, l’ordre reçu étant le suivant : Se porter en avant avec l’élément de tête des colonnes d’assaut, faire la brèche dans les défenses accessoires de l’ennemi, enlever la tranchée, la dépasser, se maintenir sur la position jusqu’à ce que le matériel servant à la construction d’une tranchée soit apporté à pied d’œuvre. Diriger les auxiliaires d’infanterie pour la construction de cette tranchée et aider au placement du réseau brun de protection ».
Parmi les noms des 11 sous-officiers ou sapeur mineurs qui se sont « particulièrement distingués » lors de cette opération meurtrière, figure celui de Bergerie, ce qui lui vaut, avec 9 autres, une citation à l’ordre de la division marocaine.
Cependant, le JMO indique à la date du 3 janvier 1915 que « le s/m Bergerie est blessé très grièvement par un éclat d’obus au bois des Zouaves », ce qui entraine son décès rapide.
Désiré Sic relate ce décès, qui semble l’avoir particulièrement affecté, d’abord à sa mère par lettre du 3 janvier 1915, puis à son épouse le 6 janvier :
À sa mère : « Aujourd’hui encore je viens de voir tuer à coté de moi un pauvre garçon qui m’était très dévoué. Au moment où il s’y attendait le moins et où je le croyais en lieu sûr, il a reçu un éclat d’obus dans la tête qui l’a étendu à mes pieds sans que je ne puisse rien faire pour lui. J’en suis désolé. Trouver la mort dans un abri, alors qu’il y a une dizaine de jours il était à mes côtés comme agent de liaison dans une manœuvre qui consistait à couper les fils de fer allemands et où sur 12 hommes que j’avais, j’en ai laissé 6 ! C’est abrutissant. Je perds en ce brave garçon un camarade précieux, ils sont si rares ! C’est pour notre chère France tout cela, mais c’est égal la victoire sera chèrement payée ! »
À son épouse: « Avant-hier encore, un des 6 qui étaient revenus avec moi, un jeune homme que j’aimais beaucoup pour son courage et pour l’attachement qu’il me témoignait, a trouvé la mort à mes côtés. Un éclat d’obus lui a brisé le crâne devant la porte même du « trou » d’où je t’écris. Tout cela est bien triste et les « Boches » ne payeront jamais assez cher tout le mal qu’ils nous font. »
Qui était ce soldat décédé après seulement quelques semaines de combat ? Son journal nous livre quelques précisions, en indiquant en particulier qu’il était marié, malgré son jeune âge, à une dénommée Cécile, qu’il avait des tantes, et qu’il a correspondu avec cette gent féminine. Si on ignore son niveau d’études et sa formation, on apprend cependant que son capitaine (sans doute Bergonzi) s’enquiert le 11 novembre de ses aptitudes, pour lui confier ensuite des relevés de plan d’installations et de tranchées dont il semble s’acquitter fort bien, parfois dans des conditions périlleuses. Peut-être était-il dessinateur, toujours est-il qu’il confectionne le 23 décembre le menu illustré du repas de Noël 1914, dont il nous donne par ailleurs la composition. Par une heureuse circonstance, ce menu a été conservé par l’adjudant Désiré Sic et annoté par lui.
Malgré sa brièveté, le journal du sapeur Bergerie fourmille d’annotations intéressantes, notamment quant aux liens de camaraderie établis avec quelques soldats. Il nous donne aussi des précisions sur ses rapports avec ses supérieurs hiérarchiques. Ainsi « le capitaine est très bon » avec lui, et sa mission de dessinateur lui permet occasionnellement de partager la popote avec les officiers. Il nous décrit aussi l’inanité de deux attaques stériles et particulièrement meurtrières, le péril constant des explosions d’obus et des balles qui sifflent dès que l’on relève la tête. On perçoit aussi la réalité de la guerre des mines qui bat son plein dans ce secteur à cette période, recoupée par les informations du JMO de la compagnie, et que confirment les lettres que Désiré Sic écrit à son épouse. Témoignage assez rare, Bergerie indique, à la date du 23 novembre, qu’il tire sur un Allemand à 40 m, et qu’il l’abat. Les détails macabres ne manquent pas non plus, quant à la présence des cadavres qui dégagent une odeur pestilentielle, ou encore ce casque allemand récupéré comme trophée, mais qu’il rejette avec horreur, « car il est plein de la cervelle de son ancien possesseur » (3 novembre).
En filigrane, transparait l’état d’esprit de ce combattant dans les premiers mois de la guerre. On est frappé par son acceptation : ainsi, faute de place au cantonnement, se résigne t-il « à coucher à la belle étoile sous la pluie » le 27 octobre, pour se réveiller le lendemain « mouillé et tout endolori ». Il se déclare volontaire pour des missions particulièrement périlleuses à deux reprises au moins. Il surmonte sa peur en se raidissant, avec le sentiment « d’accomplir son simple devoir ». « Sans témérité ni folle imprudence », il sera « prudent, froid et courageux, et c’est tout, c’est si simple » (8 décembre).
En résumé, ce journal découvert fortuitement constitue un témoignage émouvant d’un simple soldat qui, comme tant d’autres, a été brutalement plongé dans l’horreur de la guerre de tranchées, et y a participé sans état d’âme apparent, en faisant preuve d’un indéniable courage.
Ce modeste document pourrait être remis à ses descendants, s’ils existent et s’ils se manifestent : colin.miege@hotmail.fr
Colin Miège, juin 2014

Le carnet a été déposé par Colin Miège aux Archives municipales de Bordeaux. Colin Miège a retrouvé la tombe du soldat Bergerie : nécropole nationale de Sillery, près de Reims, tombe n° 4926.

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Patard, Charles (1884-1966)

Il est le cinquième enfant et le premier garçon d’une famille de cultivateurs catholiques pratiquants de l’Orne (une des filles deviendra religieuse). Sa naissance, le 4 février 1884 à Montsecret, est suivie de celle de trois autres garçons. Élève brillant, il obtient le certificat d’études à 12 ans, poursuit au-delà pendant deux ans, mais doit abandonner, faute de ressources familiales. Il commence à travailler à 14 ans comme garçon d’épicerie à Flers, puis devient commis épicier à Paris, Salon-de-Provence et Neuilly-sur-Seine, avant de prendre à son compte une épicerie à Sées dans son département natal, aidé par son plus jeune frère, Joseph, né en 1896. Marqué par le catholicisme social du Sillon et par le socialisme de Jaurès, Charles reste solidement chrétien (sans pratiquer) et développe des idées pacifistes. Marié en 1911, il a un garçon qui meurt en nourrice. En août 14, sa femme est enceinte, mais il doit partir vers le front au 304e RI (il passe au 203e en juin 1916). Il connaît la guerre de mouvement dans la Meuse, puis les tranchées en quelques secteurs agités en particulier au Mort-Homme dans la deuxième partie de 1916. Son « témoignage », rassemblé par sa petite-fille Isabelle Jeger, est constitué de quelques photos, de quelques pages d’un carnet datées 17-18 septembre 1914 et 27-28 janvier 1915, et surtout de 20 lettres, quelques-unes très longues, à son frère Joseph entre le 19 avril 1915 et le 25 février 1917.
Le 17 septembre 1914, dans le secteur de Chaumont-sur-Aire, le 304e contemple le spectacle macabre des morts du 161e, restés sur le terrain depuis une semaine, et procède à leur enterrement. Charles Patard est particulièrement ému par deux lettres trouvées sur des cadavres, une adressée aux parents du soldat Jean Goussiez, de Reims, l’autre adressée à sa fiancée par le caporal Louis Coulombel, du Pas-de-Calais. La page datée du 27 janvier 1915 porte déjà la phrase : « Ah, quand finira ce cauchemar ? » Mais c’est surtout dans les lettres à son frère qu’il expose de manière plus complète ses sentiments. Il souhaite recevoir toute information intéressante car : « Ici comme pâture on nous sert L’Écho de Paris !…, les beaux articles de Barrès, la revanche, etc. » Et Joseph lui envoie plusieurs numéros de la feuille non-conformiste, Les Hommes du Jour. Le 19 avril 1915, sa fille étant née en mars, il écrit : « Tu as vu ma petite Jeanne, tu ne sais peut-être pas pourquoi je l’appelle Jeanne. J’avais dit à ma femme ma préférence, si cela avait été un petit garçon, je l’aurais appelé Jean en souvenir de Jean Jaurès, car si nous avions eu beaucoup d’hommes comme lui, je ne serais pas où je suis ; comme c’était une petite fille, elle s’appelle Jeanne ! » Il critique les riches embusqués, les hommes politiques chauvins, le parti clérical qui escompte « que le malheur et les larmes » referont de la France « la grande nation catholique ». Le 23 octobre, il donne le nom des coupables, Poincaré, Deschanel, Barrès, Lavedan, Richepin, Bazin, sans oublier « Monseigneur Amette et consorts ». Et il ajoute (10-11-15) Gustave Hervé et la plupart des socialistes qui ne se souviennent pas que la guerre « est le résultat de la politique revancharde, haineuse, qu’avait si bien dénoncée le grand Jaurès, qu’en voulant exterminer les autres, nous-mêmes nous nous exterminons, que la plus belle jeunesse ouvrière et laborieuse tombe chaque jour ». Lorsqu’il a un moment, Charles lit Sénèque et Tolstoï et se forge une philosophie stoïcienne et d’amour de l’humanité. Il condamne absolument toute volonté de se venger, évoquant même le soldat allemand qui pourrait le tuer : « Non, mon sang du moins ne criera pas vengeance, cela je ne le veux pas et je ne voudrais pour rien au monde que plus tard ma chère petite Jeanne que je connais à peine, nourrisse dans son âme des pensées de haine contre le malheureux qui m’aura frappé. » Il estime qu’il faut construire sa vie sur l’Idéal et la Raison.
Malade, Charles est évacué en octobre 1917 et ne reviendra pas sur le front. Ses deux frères, Victor et Alphonse, qui ont combattu dans l’artillerie de campagne, survivent également à la guerre. Quant à Joseph, au 85e d’artillerie lourde, il était celui qui courait le moins de risques et pourtant il fut tué le 14 juin 1917 près de Cormicy (Marne). Après sa démobilisation, Charles retrouva sa femme et sa fille de 4 ans, et reprit son épicerie jusqu’à sa retraite en 1934. Il fut un actif militant pour la Paix et un des organisateurs, en février 1939, de l’accueil des réfugiés républicains espagnols dans l’Orne (voir aussi Albert Vidal). Avant sa mort le 1er août 1966, il continuait à lire du Jaurès.
Rémy Cazals
*Voir Isabelle Jeger, « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées, Charles Patard, Notes de guerre et correspondance 1914-1917, Toulouse, Privat, 2014. Photos dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 364.

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Mourlot, Gaston (1894-1926)

Né le 2 juin 1894 à Paris dans un milieu très modeste, Gaston Mourlot entre en apprentissage dès 14 ans chez Abel Bataillard ferronnier d’art après avoir obtenu le certificat d’études. Incorporé à 20 ans avec sa classe par anticipation en septembre 1914, il n’a pas connu la vie de caserne avant guerre. D’abord fantassin au 65e RI, il intègre le génie à partir de 1915 et met à profit sa formation technique au profit de l’organisation matérielle et logistique du front.

Il connaît d’abord le front de la Somme en novembre 1914, puis successivement la Champagne, la Marne et l’Aisne, puis l’Argonne. Il passe par deux fois par le front de Verdun. Il stationne dans le tunnel de Tavannes dans les derniers mois de l’année 1916 et en donne une description qu’il est intéressant de croiser avec celle du capitaine Charles Delvert. Il est ensuite sur le Chemin des Dames début 1917 et le 16 avril. Mobilisé un peu à l’arrière du front, il voit arriver les premiers blessés, et avec eux le récit d’un échec. Cette période se révèle encore plus pénible que Verdun. On peut lire alors ce type de passage : « Cette déveine ne va pas donner un atout de plus à la réussite de l’attaque : d’abord le terrain sera quelque peu détrempé, et par suite d’une nuit passée sous la lance, l’ardeur des assaillants sera sûrement émoussée. » (16 avril 1917). Des Vosges, il revient avec son unité dans la Marne en septembre 1918 où il participe à l’avance française. Il sera finalement démobilisé en février 1919.

Gaston Mourlot a consigné d’une écriture serrée sa guerre dans dix carnets, a correspondu avec plusieurs personnes dont parfois des combattants comme lui, a dessiné, pris ou récupéré des photographies pendant toute la durée de sa mobilisation. L’historien se trouve devant un témoignage multiforme et cohérent, issu d’une unique expérience de guerre. Cet ensemble apparaît même témoigner d’une « culture » en guerre plutôt que d’une « culture de guerre ».

Il change très souvent de secteur bien qu’il partage son temps de guerre essentiellement entre le front de la Marne, de la Meuse et de l’Aisne. Il change également très souvent de groupe : de l’infanterie au génie, de simple soldat à sapeur, puis sergent. Ainsi, il décrit une vie de nomade qui fait ressembler finalement la guerre de siège à une guerre de mouvements pour les unités combattantes. Elles se trouvent ainsi ballotées de secteurs en secteurs sans jamais ou presque savoir par avance leur destination. Deux types d’activité guerrière peuvent rendre un secteur actif : les grandes offensives et attaques d’envergures longuement planifiées, et le harcèlement par des tirs de mines et tirs d’artillerie constants ou périodiques et autres coups de mains qui tiennent les unités en alerte. Ces « temps » apparaissent très variables en durée et en intensité. Quant aux secteurs tranquilles, ils se caractérisent par une activité guerrière réduite permettant une certaine oisiveté (fin juillet 1916). Mais on est d’abord saisi, comme à la lecture d’autres témoignages de fantassins, de la place prise par les travaux d’aménagements dans le temps combattant. D’abord fantassin, Mourlot utilise davantage la pioche et la pelle que son fusil. Devenu sapeur, il devient un véritable ouvrier du champ de bataille, creusant des puits, construisant des ouvrages de fortification, dirigeant des travaux de restauration de tranchées ou de « gourbis ».  Des mots et expression comme « chantier », « collègue », même si ce dernier terme renvoie aussi à la notion plus simple de camarade, « aller au travail », « travailleurs », « équipe », « mes associés », montrent que Mourlot aborde peu à peu sa guerre comme un métier. Les temps d’attente dans les tranchées ou au cantonnement sont mis à profit pour écrire, s’adonner à la sculpture ou à la photographie, au sport aussi et à certaines autres pratiques collectives comme la pêche ou la navigation. L’ouvrier Mourlot en profite également pour s’initier à la typographie. Ces pratiques,  méticuleuses, constantes, sont à l’image de l’écriture très descriptive de Mourlot qui s’applique durant toute son expérience de guerre à noter scrupuleusement les petits « faits » du quotidien, au ras de la tranchée.

Que retient Gaston Mourlot des combats dans le long récit de plus de quatre années de guerre qu’il a laissé ? A la première lecture, on peut s’étonner de trouver si peu de notes à ce sujet alors qu’il écrivit assez longuement tous les jours. Certes, nous savons que toutes les divisions de l’armée française n’ont pas également été utilisées durant le conflit, et certaines deviennent plus combattantes que d’autres, notamment les unités d’infanterie coloniale et d’Afrique en général : « Rencontre des troupes noires et des zouaves qui ne doivent pas être là pour rien et si la fantaisie prenait aux boches d’avancer ils trouveraient à qui parler » (février 1916). Intégré dans le génie, il ne participe pas directement aux attaques, mais évoque des moments clés du conflit, comme la préparation de l’offensive de septembre 1915 en Champagne. Il témoigne alors de l’agitation des troupes, de la difficulté pour les hommes de base de comprendre l’organisation de la bataille, la nervosité aussi des fantassins (24 septembre 1915). Le 25 septembre, jour du lancement de l’offensive, est de ce point de vue marquant : nombreux morts et blessés, les infirmiers débordés, les cadavres, un blessé allemand secouru, la difficulté à conserver des repères clairs. « Petit à petit, l’on se retrouve », note-t-il seulement le lendemain.

Finalement, l’accumulation des notes et des photographies prises par Gaston Mourlot donne à comprendre un peu mieux la réalité des différents temps de guerre, des parcours et des expériences combattantes qui, décidément, ne peuvent se résumer en quelques généralités trop vite assenées.

Alexandre Lafon, avril 2013

Source : Un ouvrier artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2012, 560 p.

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Delon, Louis (1894-1964)

Fils de gantier, né à Valence (Drôme) le 16 juillet 1894, il devient lui-même gantier à Millau (Aveyron). Il est mobilisé au 72e RI, puis il passe dans les régiments d’infanterie coloniale, le 42e en décembre 1915, le 6e en juillet 1918. Il combat dans l’armée d’Orient et il est victime du paludisme. Pour le « soigner », rien ne vaut le froid et on l’envoie à Arkhangelsk avec le 21e bataillon de marche, peu avant l’armistice du 11 novembre. Motif officiel : empêcher que ce port devienne une base pour les sous-marins allemands. Les soldats s’aperçoivent bien vite qu’il s’agit de combattre les bolcheviks. Le seul témoignage qu’ait laissé Louis Delon concerne le séjour à Arkhangelsk et particulièrement la mutinerie de mars 1919. L’épisode est exposé par Patrick Facon, d’après les documents d’archives, notamment 7N 816 et 817 du SHAT, dans son article de 1977 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine (p. 455-474). Louis Delon a recopié sur un cahier conservé par sa famille une série de témoignages favorables aux mutins : lettres de réclamation contre le manque de nourriture et de couvertures, contre les brimades de certains officiers, etc. Surtout, l’argument central est celui-ci : « Les journaux français qui nous parviennent nous rapportent les paroles prononcées au parlement par le ministre de la Guerre : « Depuis le 11 novembre 1918 le bruit du canon a cessé pour tous les Français. » Ici, bien après cette date, mille coups de canon ont été tirés par l’ennemi en vingt-quatre heures ! Sommes-nous Français ? » Traités de lâches, accusés de salir le drapeau, les mutins répondent qu’ils se sont battus pendant quatre ans sur tous les fronts contre les ennemis, mais que la France n’est pas en guerre contre la Russie. Enfermés dans une baraque, on leur envoie un provocateur (« ce n’était ni plus ni moins qu’un fumiste envoyé ici par les officiers ») qui se présente comme ayant « des idées complètement révolutionnaires », à quoi les hommes répondent qu’il n’en est pas de même pour eux, qu’ils se moquent un peu de la politique et qu’ils réclament seulement leurs droits.
En conseil de guerre pour « refus d’obéissance sur un territoire en état de guerre », le commissaire du gouvernement renonce finalement à soutenir l’accusation. Du sous-lieutenant Rivaud, défenseur, Patrick Facon nous apprend qu’il était avocat à la cour d’appel de Paris. Louis Delon a retranscrit un résumé de son habile plaidoirie : « Sommes-nous en guerre avec la Russie ? […] Après la signature de l’armistice avec les Allemands, nos soldats ne pouvaient-ils pas se croire en droit de refuser de marcher contre les bolcheviks ? L’article 227 du code de justice militaire punit de la peine de mort tout commandant d’unité qui continuerait, après la signature d’un armistice, à donner des ordres pour continuer les hostilités. Ce ne sont pas ces soldats qui sont assis au banc des accusés qui méritent d’être punis mais bien celui ou ceux qui sont la cause que les soldats alliés continuent à combattre en Russie. » Le verdict rapporté par Patrick Facon comme par Louis Delon : deux mois de prison avec sursis. Il n’empêche que les mutins, au lieu de rentrer en France, sont envoyés en bataillon disciplinaire au Maroc. Louis Delon finit par retrouver Millau où il se marie en juin 1921, reprenant son métier de gantier.
Rémy Cazals

Photo de Louis Delon dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 179.

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Lapeyre, Louis (1882-1949)

Trouver sur le carnet de Louis Lapeyre l’adresse de Louis Barthas, caporal au 280e d’infanterie, n’a rien d’étonnant quand on apprend que Lapeyre était, lui aussi, tonnelier à Peyriac-Minervois. Né le 17 avril 1882 à Rieux-Minervois (Aude), village tout proche voisin de Peyriac, fils de tonnelier, Louis Lapeyre a fait son service militaire en Algérie de 1903 à 1906 ; il s’est marié en 1907 et installé à Peyriac en 1910. En août 1914, il est mobilisé dans une section de COA, puis au 44e RI en novembre 1915, au 294e RI en avril 1916. Il donne pour titre à ses carnets « Campagne de 1914 », ensuite étendue aux quatre autres années. Conservés par ses petits-enfants, non publiés, beaucoup plus succincts que ceux de Barthas, ils opposent la beauté de la France, décrite au cours des déplacements, aux horreurs de la guerre. Lapeyre est sensible à la rencontre de camarades avec qui il est agréable de parler du pays. Le militarisme se manifeste lorsqu’une réclamation à propos de la nourriture vaut huit jours de prison. Il signale rapidement la mutinerie du 129e en 1917 et la répression. S’étant débarrassé de son 8e carnet le jour de sa capture (1er novembre 1918), il l’a reconstitué de manière approximative et y a ajouté la description originale de ces quelques jours très particuliers de prisonnier d’une armée en pleine débandade. Tout au long du parcours, les prisonniers sont nourris et congratulés par la population belge. Le 11 novembre : « En cours de route, nous avions appris la signature de l’armistice ; et cette heureuse nouvelle nous comble de joie. En entrant dans la ville [Bastogne], toute la population est en liesse ; les maisons sont superbement pavoisées aux couleurs de tous les Alliés. » Le comité de ville prend en charge les prisonniers en place de leurs gardiens, et apporte, « dans de grands récipients, de la bonne soupe et du café fumant ». « Vers 4 h du soir, passe devant nous le 27e régiment d’infanterie bavaroise, revenant des tranchées. Tous les soldats chantent ; la musique de leur régiment joue. Les officiers ont arraché leurs galons de sur leurs épaules. Les soldats portent leurs fusils crosse en l’air et nous font comprendre qu’ils sont tout joyeux que la guerre ait pris fin. Belges, Boches et Français, tout ce monde fraternise en ce moment tellement la joie est grande parmi tous. »
Le retour vers la France se fait par étapes, les Belges continuant à « gorger » les Français de victuailles : « Il est impossible de leur refuser quoi que ce soit. Quels braves gens que tous ces Belges ! » En France, le département de la Meuse est plein de troupes américaines et on y distingue le « spectacle des plus hideux » produit par les quatre années de guerre. Le 23 novembre, enfin, Louis Lapeyre arrive à Peyriac-Minervois.
Rémy Cazals
*Fiche matricule Arch. Dép. Aude RW 537 (recherche de Jean Blanc que nous remercions).

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Hourtal, Marius (1894-1986)

Né le 9 décembre 1894 à Carcassonne (Aude), il reçoit une éducation primaire, fait son apprentissage et devient ajusteur mécanicien dans l’entreprise Carrière et Guyot, fabricant du gros équipement agricole. Après la guerre et son mariage, il se met électricien à son compte ; retraité, il décide de rédiger ses souvenirs de guerre en 1978. Des extraits ont été publiés.
Tout commence en mars 1914 lorsqu’il passe le conseil de révision et qu’il est reconnu bon pour le service : « Je fis un saut de contentement et je courus me rhabiller pour me réchauffer. » Il assiste à la mobilisation et au départ du 143e RI. Lui-même rejoint le 56e RAC à Montpellier et, après la période d’instruction, le voici au Vieil-Armand où, en septembre 1915, un obus éclate dans l’âme d’une pièce de 75 de sa batterie. Le spectacle est horrible. Officiellement, on dira que c’est le résultat d’un tir allemand, mais on renvoie le reste des obus en usine. Quelques jours plus tard, il est lui-même égratigné par un minuscule éclat d’obus. Sa première permission est l’occasion de rapporter des limes pour graver des douilles. La permission d’octobre 1916 est racontée avec quelque détail : le fourbi encombrant lors de la traversée de Paris (dans une musette un obus allemand de 77 non éclaté dont il a retiré la poudre) ; les combines pour rabioter un peu de temps ; le chaudron d’eau bouillante dans lequel on va tremper les vêtements et « faire cuire ces bêtes » ; la visite aux parents de camarades tués ; la prière, avec sa mère, auprès de la Vierge du Bon-Secours de l’église Saint-Vincent. En avril 1917, c’est le Chemin des Dames : « Comme suite à cet échec sanglant, il y eut de la rébellion dans certains régiments. On fusilla même une vingtaine d’hommes, au hasard, même des meilleurs soldats. » En octobre, en Champagne, visitant un cimetière où il repère de nombreuses tombes d’hommes du 143e, il découvre celle de l’homme qui l’avait formé au cours de son apprentissage. Après Caporetto, il part pour l’Italie, et sa batterie est reçue triomphalement à Turin en novembre. Il va en permission juste après le terrible accident de train de Saint-Jean-de-Maurienne. Retour en France pour affronter les attaques allemandes du printemps 1918 (il est personnellement félicité par Poincaré). Puis c’est la contre-offensive décisive des Alliés et le 11 novembre. Marius Hourtal est alors maréchal des logis depuis le 5 mai 1917. Fin juillet 1919, retour à Montpellier où « on débarqua pour la dernière fois, étant sûrs de ne plus prendre le train pour une destination inconnue comme cela nous était arrivé une douzaine de fois en quatre ans de guerre ».
Rémy Cazals
*Années cruelles…, 1998.

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Gilbert, Abel (1881-1972)

L’auteur
Abel Gilbert est forgeron maréchal à Épieds-en-Beauce (Loiret). Il a un fils de deux ans et sa femme, Désirée Frémond (voir ce nom), est enceinte. Il est rappelé le 31 juillet 1914 comme maréchal-ferrant chargé de l’entretien des 225 chevaux de la 2e colonne légère du 3e régiment d’artillerie lourde attelée. Il entre « en pays ennemi » (Lorraine) dès le 17 août puis participe à la retraite sur Nancy. Pendant quatre ans il parcourt la frontière, de l’Yser à la Franche-Comté, sa voiture-forge est présente au Grand Couronné, à Notre-Dame de Lorette, à Furnes, au Vieil Armand, à Verdun, au Chemin des Dames, dans la Somme, deux fois en Champagne, etc. Il ne connaît qu’une interruption de 6 mois en 1916 lorsque son régiment retourne au dépôt de Valence le temps de remplacer tous ses canons mis hors d’usage à Verdun. À la suite des différents remaniements de l’artillerie lourde, Abel Gilbert appartient successivement au 114e RAL puis au 314e.
Il rentre chez lui en février 1919, auprès de sa femme qui a géré la boutique en son absence et des deux autres enfants nés pendant le conflit. Il reprend sa place à la forge et à l’atelier de mécanique agricole et reste, jusqu’à sa mort en 1972, une figure respectée du village qui a donné son nom à une de ses rues.

Le témoignage
Durant sa campagne Abel Gilbert a tenu un carnet de route assez succinct et qui nous est parvenu incomplet : il y manque les six derniers mois de 1916, les six derniers mois de 1917 et toute l’année 1918. Le carnet est parfois perdu, réécrit, retrouvé, continué. On s’aperçoit que les dates ne sont pas toujours très fiables. L’écriture et le style sont aisés, incluant quelques mots du parler beauceron, d’une bonne orthographe sauf lorsque l’écriture reflète la prononciation locale.
Abel a aussi écrit tous les deux jours à sa femme, de juillet 1914 à février 1919 : cette abondante correspondance nous est parvenue en entier.
Le carnet de route a été édité par Françoise Moyen, sa petite-fille. Le texte intégral est suivi d’une lecture par thèmes qui regroupe les différents aspects de la vie d’un maréchal à l’armée. La correspondance est en cours d’édition. [Il s’agit d’une édition de type familial ; la transcription des documents sera déposée aux Archives du Loiret. En attendant, on peut consulter fran.moyen@orange.fr.]

Analyse
Dans son carnet de route Abel Gilbert note les déplacements incessants, parfois dramatiques, de sa section, l’inconfort des cantonnements et les difficultés permanentes pour se procurer le charbon et le fer, matières premières indispensables à son activité et dont l’armée n’assure pas l’approvisionnement. La première année il est « abonnataire » c’est-à-dire libre de gérer forfaitairement l’entretien des chevaux dont il a la charge. Il y gagne un peu d’argent … il en a honte … il partage avec ses équipiers. Les années suivantes la plupart des maréchaux, comme lui, dénoncent les nouvelles conditions de l’abonnement et restent maréchaux sans contrat.
Abel est un esprit curieux. Entre le travail harassant, parfois jusqu’à 2 heures du matin, et les livraisons de munitions aux batteries, dont les maréchaux ne sont pas dispensés (certains y trouveront la mort) Abel prend le temps de visiter et décrire les églises, les monuments, les statues. Il s’enquiert de l’économie des régions traversées et, très pragmatique, il s’essaie à l’extraction du charbon au fond de la mine, à la conduite des « charrues à vapeur » dans les grandes exploitations de la Brie et fait même quelques rangs de tissage dans une usine des Vosges !
Son patriotisme est à toute épreuve et sa foi catholique, bien que discrète, très ferme. Son rôle de maréchal le tient quelques kilomètres en arrière de la ligne de feu, aussi n’y a-t-il aucune description de combat dans ce carnet de route mais toujours le fracas de la canonnade qui, de nuit, n’est pas sans beauté. Pourtant dans le duel qui oppose les deux artilleries, le danger est toujours présent et il a échappé plusieurs fois à la mort.
Dans ses lettres il ne fait pas allusion à ces dangers, mais se montre rassurant en insistant sur le peu de morts dans l’artillerie lourde. Il parle peu de la vie au cantonnement mais davantage des camarades et connaissances qu’il rencontre, des visites qu’il fait. Par de nombreuses recommandations à sa femme, il s’efforce surtout de diriger à distance le fonctionnement de sa boutique d’Épieds-en-Beauce : le vieux père d’Abel a repris le marteau, aidé par un jeune à peine sorti d’apprentissage et qui sera d’ailleurs mobilisé en 1917.
Françoise Moyen

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Le Breton, Arsène (1896-1995)

Arsène Le Breton, Campagne de 1914-1918, mon carnet de route, Rennes, Ennoïa, 2004, 135 p.

1 – L’auteur.
Né le 21 juin 1896, à Plumaugat (Côtes-du-Nord), Arsène Le Breton fit des études secondaires solides. Il s’engagea dès la fin 1914 pour 4 années, au 7e Régiment d’Artillerie de Campagne de Rennes. Le 9 mai 1915, son frère, Pierre, est tué pendant la bataille d’Artois. Arsène demande alors à partir au front. Il fera une partie de sa campagne dans une unité d’artillerie de tranchée (101e batterie au 13e RAC) avant de la terminer dans l’artillerie lourde. Revenu de la guerre, il hésitera à devenir prêtre mais il choisira finalement d’être cadre dans les banques puis entrera aux Ponts-et-Chaussées. En retraite en 1961, il décèdera le 17 janvier 1995.

2 – Le témoignage.
Il semble bien qu’Arsène Le Breton ait tenu un petit carnet de guerre. C’est à partir des notes de celui-ci qu’il rédige un vrai journal. D’abord dans l’artillerie de tranchée, donc aussi exposé que les fantassins, il rejoint son unité dans la Somme (avant et pendant la bataille) et la suit sur les fronts de Champagne (début 1917), du Chemin des Dames (avril 1917) et de Verdun (mi-1917). Évacué (lésion au poumon) le 5 août 1917, il retourne au front en mars 1918, au sein du 142e régiment d’artillerie lourde coloniale (secteur sud de la Somme). De nouveau évacué, cette fois pour grippe, il reviendra en ligne en octobre 1918.

3 – Analyse.
Nous ne savons ce qui motiva Arsène Le Breton à mettre au net et à compléter et enrichir ses notes de guerre ; peut-être laisser à sa fille unique et à ses descendants trace de sa guerre dont, comme la plupart des survivants, il avait du mal à vraiment parler. Le résultat est un petit livre aéré, facile à lire, au style simple et sans emphase. Arsène Le Breton n’a pas cherché à faire œuvre littéraire. Il n’envisageait certainement pas une publication. Les illustrations sont sobres, comme les notes de fin de chapitre. L’auteur narre de façon très chronologique ; il décrit, ne juge pas, ne fait pas de commentaires. Point de forfanterie, point de mise en avant, comme tant d’autres témoins. C’est vraiment un récit où les états d’âme du soldat n’apparaissent pas. Ainsi, il croise une cinquantaine de prisonniers de guerre allemands lors d’une permission à Plumaugat. Il le note, indique qu’ils jouent de l’accordéon et chantent dans leur cantonnement mais ne dit rien de ses attitudes personnelles à l’égard de l’ennemi (p. 55). Page 62, il évoque, sans plus de détails (si ce n’est un extrait de la Chanson de Craonne), les remous dans l’armée française après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917. Page 121, libéré, il écrit succinctement : « Cette fois, c’est fini … J’ai 23 ans … Je suis libre … Seul dans un coin du wagon, je fais de beaux rêves d’avenir. » Toujours cette sobriété de propos qui est la marque de cet honnête petit livre de souvenirs.
René Richard

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Thiesset, Henriette (1902- )

Nous avons reçu cette notice, de notre collègue professeur d’histoire Nathalie Jung-Baudoux :

Henriette Thiesset est née en 1902 dans la ville de Ham (80). Elle vit avec sa mère, Blanche, chez ses grands-parents, Henri Ficheux, chef de gare de la ville et son épouse Elvire. En août 1914, la ville est envahie par les troupes allemandes. Il est trop tard pour fuir. La famille s’installe dans une maison de Saint-Sulpice et commence alors le temps de l’occupation et des privations. Il faut loger les troupes, les nourrir et être à tout moment à leur service. La jeune Henriette décide de tenir un journal dès le début de l’occupation. Elle y raconte les humiliations subies, les événements quotidiens touchant le quartier et les environs. Si au début de la guerre Henriette s’inspire des pensées des adultes, traduisant leurs angoisses et le nouveau rythme de vie, elle se forge rapidement sa propre vision du monde qui l’entoure. Attentive aux souffrances des autres, elle décrit les soldats français, russes, anglais, ainsi que les manières de l’occupant, les doutes de certains soldats alsaciens, polonais et mosellans. Elle retranscrit le témoignage d’habitants envoyés au camp d’Erfurt :

« A Erfurt, les autorités ignoraient leur arrivée, on leur fit subir un interrogatoire pour leur faire avouer qu’ils étaient des francs-tireurs. Comme rien n’était prêt pour les recevoir, on les mit coucher sous la tente en attendant mieux. Un jour, on les fit tous ranger pour enlever les boutons de cuivre, un autre jour pour les porte-monnaie, mais pendant la fouille des premiers les autres avaient fait disparaître les leurs.
Un peu plus tard, on les mit dans des baraquements, nouvellement construits, et pendant quatre mois ils couchèrent sur la même paille, qu’on remplaça enfin par de mauvaises paillasses.
Ils étaient 16 000 dans le camp, des soldats français, des Russes, des civils. Les Russes malpropres introduisirent la vermine dans le camp, il fallut les mettre à part et vacciner tout le monde contre le typhus. La cuisine, organisée par un bufetier de la gare [sic], touchait 14 sous par jour pour nourrir chaque homme, et ne leur en donnait pas la moitié. La France heureusement envoye [sic] du pain, mais quelquefois les Allemands pillent le convoi.
Les Français ont pris plusieurs fois la défense des Russes trop maltraités. Un jour, un Russe éloigné à cause du typhus étant sorti pour ramasser une croûte de pain, un factionnaire l’attacha à un poteau pour le fouetter, mais les Français ramassèrent des pierres pour jeter au factionnaire. Craignant une révolte, les Allemands supprimèrent les punitions aux Russes.
On circule dans le camp, on y joue, les jeunes organisent des concerts. Dans l’intérieur du camp on vend du thé, du café et une rebutante charcuterie qui vaut très cher. Quelquefois, des enfants acceptent de l’argent pour faire les commissions des prisonniers, mais il arrive qu’ils gardent l’argent pour eux.
Tous les jours, quelques prisonniers vont en corvée en dehors de la ville.
Les colis arrivent aussi facilement que l’argent, surtout, ceux qui viennent de la France non envahie, quelquefois un journal s’y trouve glissé, comme pour emballer quelque chose. Au début, les Allemands avaient voulu donner l’argent à mesure, 30 marks à la fois, mais toujours on disait que le surplus avait été emprunté à un camarade, et le moyen ne réussit pas.
Un Alsacien, pris dans les armées françaises, a été fusillé parce que ses parents lui ont écrit sous son véritable nom.
Lorsque les prisonniers revinrent, ils crurent d’abord aller en France, mais passèrent par les Ardennes et apprirent alors qu’on les dirigeait sur Saint-Quentin. Après quelques formalités, on les rendit à leurs familles joyeusement étonnées.
Le pauvre M. Jaëck qui nous a raconté cela, n’a sans doute pas tout dit, car il craint que son fils soit prisonnier, il ne veut pas effrayer sa famille. »

Henriette Thiesset mentionne aussi les conséquences des mesures municipales sous la pression des Allemands. Proche du front et pourtant loin des sources d’information, son récit montre la pesanteur de l’attente, les espoirs de paix déçus, les craintes d’un lendemain incertain.
Lorsque la ville est libérée, que le Président Poincaré vient à Ham, tous pensent être au bout du chemin et un avenir est envisageable. Henriette cherche à se remettre à niveau et à devenir institutrice. Elle réussit le concours d’entrée et part étudier à Amiens. L’offensive allemande reprend. Tous les Hamois reçoivent l’ordre d’évacuer. Commence alors l’exil pour une partie de la famille, la grand-mère ayant refusé de quitter la ville. Henriette raconte alors la difficile recherche d’un logement sur Rouen, l’aide des populations et des religieux. Puis vient enfin le retour dans un pays dévasté suite à la pratique destructrice des Allemands lors de leur repli. Henriette recueille le récit de sa grand-mère qui a subi de terribles privations et a été évacuée en Belgique. Son grand-père Henri, épuisé par tant d’efforts, est atteint de la grippe espagnole et meurt le 22 février 1919. La ville de Ham est dévastée. Henriette, sa mère et sa grand-mère s’installent dans un petit bâtiment encore debout au fond du jardin. Tout est à rebâtir.
Nathalie Jung-Baudoux
*Journal de guerre d’Henriette Thiesset, 1914-1920, annoté par Nathalie Jung-Baudoux, Encrage Edition, 2012, 304 p. L’ouvrage comporte un index, les poésies de guerre d’Henriette Thiesset, d’autres témoignages et extraits de journaux de guerre (Docteur Dodeuil, M. Cagnon puis Mme Laurence Rousseau sur la ville de Roye), de nombreux documents d’archives sur Ham et sur quelques familles des environs.

Complément :

Les quatre cahiers manuscrits constituant le témoignage de Henriette
Thiesset font partie du fonds « La Guerre dans le ressort de l’Académie
de Lille » et sont conservés à la BDIC sous la cote F D 1126/07/C.695
On peut les visionner sur le site web de la BDIC dans la rubrique
« L’Argonnaute » en recherchant « Thiesset » ou alors par le lien suivant
(http://argonnaute.u-paris10.fr/ark:/14707/a011435678431tBxzgs)

Aldo Battaglia
Responsable des collections de peintures et dessins
Musée d’histoire contemporaine – BDIC
Hôtel national des Invalides
75007 Paris

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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