Perron, Marcel (1897-1993)

Marcel Joseph Marie Perron est né le 9 décembre 1897 à Port-Louis, Morbihan, dans un milieu populaire catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires, il devient électricien, s’engage sur un bateau de guerre et se spécialise dans le domaine des transmissions. Il fait toute la guerre de 1914-18 dans la marine. Marié à Brest en 1920, on le retrouve plus tard dans une usine hydroélectrique des Pyrénées. Sa petite-fille le présente comme résistant sous l’Occupation et grand admirateur de Charles de Gaulle. Membre et porte-drapeau de l’association des « Combattants de moins de 20 ans », il parlait volontiers de la solidarité et de la camaraderie entre marins. Il est mort à Toulouse le 15 novembre 1993 à l’âge de 95 ans.

Son manuscrit est rédigé à l’encre sur un cahier d’écolier. Il est bien écrit et lisible jusqu’à la dernière page où se trouve un passage au crayon difficile à déchiffrer. Il va du 1er août 1914 jusqu’en avril 1916. Une liste sur feuille détachée reprend les principales dates de l’itinéraire en Méditerranée. Elle se termine par : « du 16/8/17 au 6/5/18 – sous-marins ». La petite-fille de Marcel Perron se souvient en effet que son grand-père avait été sous-marinier. Mais on ne dispose d’aucun document précis. Pour la guerre des sous-marins français en 14-18, il reste à se référer au témoignage de Marius Reverdy (voir notice).

L’auteur ne livre pas de sentiments autres que de conformisme patriotique, sauf de la compassion pour les réfugiés arméniens cherchant à échapper au génocide de 1915.

La succession de périodes en mer ou au mouillage n’est pas passionnante, mais c’est un élément d’authenticité que l’on retrouve ailleurs, dans le témoignage de Joseph Madrènes, par exemple (voir notice). Au cours des premiers mois, il s’agit pour le cuirassé Jauréguiberry de croiser au large de Barcelone pour intercepter les bateaux transportant des réservistes allemands venant d’Amérique du Sud et cherchant à regagner leur pays d’origine par l’Italie et la Suisse. Corvées au mouillage et sorties en mer se succèdent.

Le 29 novembre 1914, brève description de Malte : « La ville est assez belle. La plupart des rues sont en escaliers. Il n’y a pas une rue sans église. Du matin jusqu’au soir, on n’entend que le son des cloches. On ne rencontre que des troupeaux de chèvres dans les rues. Les habitants sont froids envers les étrangers. »

Le 21 mars 1915, des nouvelles de la tentative de forcer le détroit des Dardanelles : « Faisons route sur Port-Saïd. Apprenons que le Bouvet est coulé, le Gaulois avarié, et que l’Océan et l’Irrésistible sont coulés. »

Les 24 et 25 avril, long récit du débarquement de troupes françaises sur la rive asiatique du détroit pour faire diversion pendant que les Britanniques prennent pied sur la péninsule de Gallipoli (côté européen). Au soir du 28, la manœuvre ayant réussi, le général D’Amade et l’amiral Guépratte paient « la double en vin ». Le 4 mai, Marcel Perron fait partie de la compagnie de débarquement qui vient renforcer les troupes à terre, mais qui repart sans avoir tiré un coup de fusil, ayant seulement souffert du froid pendant la nuit. Les opérations de bombardement des côtes turques se poursuivent en mai ; des sous-marins allemands torpillent des navires anglais. Un parlementaire français ayant été gardé en otage à Boutroum, le Latouche-Tréville détruit la ville. Sa compagnie de débarquement reçoit le « libre droit de pillage ». Les marins reviennent à bord chargés de poules, oies et canards, et font un grand repas, « le tout à la santé des Turcs ».

Le 28 juillet 1915, sur la côte syrienne, à Lattakié, voici un épisode étonnant mettant en scène le gros cuirassé : « Arrêtons deux barcasses, l’une chargée de blé, d’oignons et d’orge, de la volaille et un mouton, la deuxième chargée d’œufs. Enlevons une partie du chargement de la première et cinq caisses d’œufs de la deuxième. Accueillons leurs équipages et coulons les deux barcasses. » Une suite, le 24 août : « Croisons au sud de Jaffa. Apercevons une caravane de trente chameaux venant de Jaffa et se dirigeant vers le sud. La dispersons à coups de canon, plusieurs bêtes tuées et blessées. »

Le 3 septembre, à Port-Saïd : « La Foudre et le d’Estrées entrent en rade ayant à bord plus de 2000 Arméniens qui fuient leur pays pour échapper au massacre. Il n’y a que des vieillards, des femmes et des enfants, ils font tous pitié à voir. Les hommes sont restés combattre contre les Turcs pour favoriser le départ de leurs familles.

Le document est conservé par Mme Reberga née Perron, petite-fille de Marcel : joele.reberga@wanadoo.fr

Rémy Cazals, décembre 2024

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Hadengue, Pierre 1893 – 1975

Des gros frères à la libellule Journal de marche 1914 – 1919

Olivier Demoinet

1. Le témoin

Pierre Hadengue est originaire d’Etalon (Somme), son père y est éleveur de chevaux, et son grand-père maternel, Émile Pluchet, homme de pouvoir, est président de la Société des agriculteurs de France (1912 – 1918) et régent de la Banque de France. Le regretté André Bach parle de « bourgeoisie terrienne provinciale » dans sa préface. Sous-lieutenant de réserve en avril 1914, il combat avec le 4e Cuirassier (Cambrai) jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il intègre l’école d’aviation de Chartres. Il vole comme pilote d’avion d’observation (MF 22 et So 13), et en 1918 commande l’escadrille 270. Capitaine en août 1918, il se marie en 1919 puis reprend la ferme familiale, participant à la création de l’enseignement agricole en Picardie. Il décède en 1975.

2. Le témoignage

Olivier Demoinet, petit-fils de l’auteur, a publié en 2016 à compte d’auteur « Des gros frères à la libellule », Journal de marche de Pierre Hadengue 1914 – 1919 (358 pages, grand format). Il précise en introduction que c’est en partie grâce à son insistance que son grand-père a, vers 1970, retranscrit ses carnets de guerre dans un texte élaboré. Disposant d’archives familiales, lui-même a repris ce récit en l’accompagnant d’explications et de nombreuses illustrations : carnets de route, carnets de vol, documents militaires et familiaux, cartes et nombreuses photographies…. Le gros dossier final contient la reproduction de l’intégralité du carnet de vol, le livre d’or de l’escadrille 270, des extraits du « Livre de Chartres » du dessinateur Georges Villa, etc…. Le terme « gros frères » désigne la façon dont les cuirassiers se surnommaient entre eux, et la « libellule » est l’insigne peint sur les avions de l’escadrille 270 en 1918.

3. Analyse

Cavalerie

Le document est d’abord précieux pour le récit de la chevauchée d’août à septembre 1914. La mystique de la charge est bien présente (« on se surprend à caresser amoureusement la poignée de son sabre »), mais P. Hadengue note que la Belgique présente de mauvaises conditions pour le déploiement (p. 47) « terrain boisé avec clairières, avec toujours inévitables fil de fer. » De plus la cavalerie allemande refuse systématiquement le combat à cheval, et le commandement interdit rapidement aux cavaliers de pousser trop longtemps les poursuites. Au plan tactique, les cuirassiers montent des « P.A.C. » (« pièges à cons »), destinés à entraîner les uhlans dans de savantes embuscades (p. 53), mais les cavaliers allemands, qui échafaudent de leur côté de semblables constructions, ne se laissent jamais prendre. Dès le 12 août, il doit forcer l’obéissance d’un de ses hommes, qui ne veut pas prendre une faction exposée de nuit (p. 46): [l’homme cède finalement] « Ouf… tuer un Boche, volontiers, mais être obligé de tuer un de ses hommes ç’aurait été terriblement dur, et pourtant c’était le devoir. [à l’écriture 1970] (je viens de revivre là le moment de la guerre le plus pénible pour moi peut-être). » Les cuirassiers font retraite jusqu’à le Marne en septembre et peuvent alors se réorganiser (remonte).

L’auteur, lui-même éleveur, témoigne de ce que grâce à sa vigilance, son escadron a mi-septembre « encore » 80 chevaux sur les 146 du départ de Cambrai. Les montures restantes ont beaucoup souffert (Meaux, p. 74) : « Les plaies [sous les tapis de selle] sont énormes, infectées, et sentent mauvais : dans beaucoup, les asticots grouillent. Spécialement le soir, quand on prend le trot, cela répand sur la colonne une odeur cadavérique. » Il dit aussi que pour la remonte, les chevaux de réquisition, omniprésents dans les récits d’août 1914 à la ferme, sont rapidement abandonnés, car peu endurants «ils ne peuvent fournir le très gros effort que nous demandons maintenant à nos chevaux.» 

« En l’air »

Fin septembre et en octobre les cuirassiers sont utilisés dans la Somme, le Pas-de-Calais puis en Belgique, pour établir le contact sur un front discontinu et mouvant, ils combattent à pied à la carabine, puis se redéploient vers l’avant lorsque l’infanterie les relaie : ils sont « en l’air » avec ordre de boucher les trous, (p. 100) «  Nous allons ainsi (…) contenir l’ennemi, jusqu’à l’arrivée de l’infanterie et continuer notre marche vers l’aile débordante. » Sa progression l’amène près de la ferme familiale à Étalon, il y arrive avec son peloton le 23 septembre (p. 95). L’ennemi est très proche, ses hommes se reposent un temps dans le hameau, et il déjeune avec ses parents qui n’ont pas voulu fuir (p. 95) « Devant nous ça ferraille. Quelques balles dégringolent dans la rue où maman vient de passer. » Quand l’ordre de rejoindre arrive, la scène de départ évoque, pour le cinéphile, l’univers de John Ford (cycle de la cavalerie, 1948 – 1950) : « Il y a un moment pénible, mais il faut se raidir. Il ne faut pas que les hommes voient que je suis ému. J’embrasse Papa et Maman. « À cheval, par deux, direction sur moi » Poignée de mains au départ, ça fait toc-toc ! Quand nous reverrons-nous ? »

À partir d’octobre, de « désagréables nouvelles » arrivent à l’escadron de manière de plus en plus pressante : on demande des cadres pour former des escadrons à pied. Il réussit à éviter toutes ces mutations forcées (« Ce n’est pas rigolo d’abandonner les éperons »), faisant des périodes de combat dans la tranchée, mais continuant aussi l’entraînement à cheval (préparation de la destruction des arrières allemands, si la percée de mai 1915 avait réussi en Artois). Son chef qui l’apprécie bloque sa demande de passage dans l’aviation, mais grâce aux relations de son grand-père, il finit par arriver à Chartres le 30 septembre 1915.

L’aviation

L’auteur décrit de manière précise sa formation initiale de pilote d’octobre à décembre 1915, avec de nombreuses photographies. On retrouve en annexe un fac-similé d’une partie du « Livret de l’école d’aviation de Chartres », album fantaisie de dessins, poèmes et chansons illustré par le dessinateur Georges Villa, élève-pilote au même moment, et P. Hadengue y a sa caricature. L’auteur, passé par Ermenonville au début 1916, est affecté à la MF 22, dans le Pas-de-Calais, dans la Somme puis à Verdun. Les missions de réglage y sont nombreuses et dangereuses (49 missions au-dessus des lignes à Verdun de mai à juin 1916). Son unité est ensuite utilisée à la fin de l’été dans la 2e partie de la bataille de la Somme, il vole beaucoup et en novembre 1916 (p. 178) fait fonction de commandant d’escadrille.

Etalon

On a vu que P. Hadengue est passé par chez lui avec ses hommes pendant le combat de 1914. Cette même mobilité lui fait survoler, en 1916, la ferme-manoir natale à l’intérieur des lignes allemandes. Ses parents ont été autorisés à y rester (lettre en français, du Gal Von Aven, se terminant par « mes compliments à Madame », p. 118). Il est très ému en survolant les siens : c’est une mention fréquente, par exemple dans les récits de pilotes belges de la R.A.F. en 1941 ou 1942, mais beaucoup plus rare pour ce conflit. Lors du retrait volontaire des Allemands en mars 1917, c’est encore sa mobilité (avion + automobile + grade d’officier) qui lui permet, de sa propre initiative, d’aller errer, au milieu d’Anglais surpris, dans les ruines d’Etalon (22 mars 1917 p. 188). Il retrouve très vite ses parents qui ont été laissés à Nesle par le retrait allemand (p. 191) « Que d’émotions dans cette journée ! Le matin, messe et communion tous les trois ensemble. » Lorsqu’on prend connaissance, dans le recueil, de documents issus des cabinets du roi d’Espagne ou du Pape, obtenus par l’entregent du grand-père Pluchet (donner des nouvelles ou appuyer une demande de rapatriement), il est clair que nous ne sommes pas ici dans la famille du PCDF « de base » ; toutefois ces facilités, interdites à l’immense majorité des combattants, n’empêchent pas Étalon d’être complètement détruit, ou l’auteur de mener une guerre exposée et pleine de risques : on a ici un itinéraire très particulier, qui est une des façons marginales, cavalerie montée ou aviation, de faire la guerre.

Religion

Atypique semble aussi le degré de religiosité de P. Hadengue, au point qu’en introduction, O. Demoinet s’en excuse presque : « on peut être choqué (ou sceptique) devant l’importance qu’il apporte à la religion (…)». Par exemple, dans une lettre du tout début de la guerre, sa mère lui précise qu’après la prière habituelle du soir (p. 41), il y aura « spécialement pour toi un Pater, un Ave et des invocations à St Pierre, St Jean Chrysostome, St Georges [le patron de la cavalerie] et St Michel. » et son père ajoute « Si tu quittes la terre, ce sera pour le Paradis ! Tu ne seras pas à plaindre, mon cher Pierre (…)» puis « frappe comme l’Archange Gabriel, etc… ». P. Hadengue mentionne fréquemment ses confessions, ou des entretiens avec des prêtres ; sa pratique ne traduit pas un regain lié à la guerre, elle lui pré-existe, et se retrouve assez souvent dans une petite noblesse, encore bien présente dans la cavalerie ; cette religiosité est ensuite fort « diluée » dans l’aviation, au recrutement plus mêlé.

Les femmes

L’auteur aborde volontiers ce passage « obligé » des mémoires de pilote, et on reste perplexe devant la contradiction entre son éthique religieuse rigoureuse (« pour son arrivée dans cette arme nouvelle », il va par exemple se confesser) et sa relative complaisance pour ce thème. Lors de la disparition d’un équipage, il mentionne le classique contrôle systématique du courrier des disparus, pour éviter de restituer aux familles des correspondances fâcheuses. Si « une noce crapuleuse avec des femmes plus que douteuses » est repérée dans des lettres d’un disparu (p. 180), ce n’est pas surprenant puisqu’il s’agit d’un individu méprisable qui a déserté en se posant volontairement chez l’ennemi. La contradiction évoquée plus haut semble ici dépassée par une lourde insistance de l’auteur sur le niveau social supérieur des bonnes fortunes féminines; ici, pas d’amours ancillaires, mais plutôt une nouba « de classe », pour utiliser une terminologie marxiste (Saint-Dizier, juillet 1916, p. 167) : «Perquin et moi, nous hasardons à aborder deux très jolies femmes, évidemment d’une bonne bourgeoisie, et à les inviter à dîner avec nous à l’hôtel. Impossible me dit l’une d’elles, nous sommes trop connues ici où mon mari est un gros industriel (…)». De même à Nancy en janvier 1918, une ville gaie et dissolue (p. 201): « Il ne s’agissait pas de « professionnelles », mais de personnes aussi désintéressées qu’aimables : femmes d’affaires, de fonctionnaires, de gros commerçants, d’employés. ». Ce thème disparaît en fin de volume, l’auteur se fiançant peu avant l’Armistice.

Politique

Un indice, au tout début du conflit, indique un conservatisme sans nuances : le député de Cambrai qu’il croise, coupable de pacifisme, est pour lui un « infâme radical-socialiste » (p. 28). Les documents de fin de volume montrent qu’il a dû attendre 1938 pour avoir la Légion d’honneur ; ce retard est probablement plus dû, dans la seconde partie des hostilités, à un caractère entier et peu diplomate, qu’à un engagement ultérieur au Comité Central de Défense Paysanne (tendance dorgériste, document de 1938), de toute façon bien plus tardif.

L’escadrille 270

En janvier 1918, la So 13 se dédouble, et P. Hadengue prend le commandement de l’escadrille 270, petite unité d’observation équipée de Sopwith puis de Salmson (été 1918). Son escadrille fait beaucoup de liaisons d’infanterie, et ses statistiques de 1918 témoignent de son engagement: « 13 combats, 4 ennemis abattus, 8 des nôtres descendus sur un effectif de dix avions. »

Olivier Demoinet, décédé en 2021, a donc réalisé un travail remarquable avec ce riche corpus, fruit d’un ambitieux travail de mise en forme, d’explication et de publication d’archives, et ce témoignage est peut-être plus novateur encore pour la cavalerie que pour l’aviation.

Vincent Suard, décembre 2024

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Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Bainville, Jacques (1879-1936)

Journal- 1901-1918, Paris, Plon, 1948, 221 p.

Résumé de l’ouvrage :
Du 30 août 1901 au 27 décembre 1918, Jacques Bainville, journaliste, historien et académicien français fait œuvre, dans un pseudo journal, d’éditorialiste en multipliant les tableaux et réflexions politiques, journalistiques et militaires des 18 premières années de ce XXe siècle européen. Peu de sujets ne sont pas évoqués dans une analyse plus ou moins profonde, puisée dans l’histoire ou la diplomatie, des faits qui influencent la marche du monde et des peuples, républicains comme monarchiques voire dictatoriaux. Maurrassien, nationaliste et royaliste d’extrême droite, il analyse ce monde en distillant ses propres convictions, notamment fustigeant l’unité allemande rendue possible par les défaites françaises successives depuis Napoléon et notamment la dernière guerre franco-prussienne. Dans ses centaines d’éditoriaux, il évoque tour à tour l’Histoire (dont ancienne), la politique, intérieure comme extérieure des états, la diplomatie, la prospective politique, le pangermanisme, les états européens, les questions militaires, la politique économique allemande, son Kulturkampf, et relativement paradoxalement peu l’histoire des combats de la Grande Guerre pendant les cinq années de ses analyses qui correspondent à la période juin 1914, novembre 1918.

Commentaires sur l’ouvrage :
Jacques Bainville est né le 9 février 1879 à Vincennes (Val-de-Marne) dans une famille attachée aux valeurs républicaines. De son mariage, en 1912, avec Jeanne Niobey naîtra un fils, Hervé, en 1921. Montrant très précocement une propension à l’écriture, il débute une œuvre littéraire prolifique dès l’âge de 20 ans et se fait connaître comme journaliste, introduit par Charles Maurras, et historien. Ayant profondément analysé l’Allemagne et la menace qu’elle représente par son unification, surtout depuis la défaite de 1871, qu’il impute à la France, il dénonce l’unité de ce pays, grande menace pour l’Europe. Il fustige le pacifisme républicain et parvient à être élu à l’Académie Française, succédant à Raymond Poincaré. Il adhère à l’avènement des fascismes et ne cache pas son attirance pour la dictature. Il rejoint, à l’instar de Léon Daudet ou Paul Bourget, l’Action Française et s’en fait le zélateur. Il meurt à Paris le 9 février 1936. Son journal est précédé d’une note de l’éditeur qui rappelle qu’il fait partie intégrante de « Collection Bainvillienne » de cet auteur prolixe ; plus de 37 titres, des articles et 17 parutions posthumes. C’est le cas du présent ouvrage et, de fait, il ne s’agit pas strictement d’un journal de guerre mais d’un recueil d’éditoriaux ou de réflexions datées. On en compte ainsi 16 pour la période de guerre de 1914, la première date prise en compté étant le 28 juin, 31 pour 1915, 28 pour 1916, 27 pour 1917 et 51 pour 1918. Mais il n’est pas un analyste stratégique ou tactique ; il faut ainsi attendre le 25 juillet pour que Bainville fasse directement allusion à la guerre qui vient. Au final, sur la totalité de la période, peu d‘articles concernent les opérations militaires. Dès lors Jacques Bainville est un moins un témoin décrivant « à chaud » les jours de guerre et leurs mutations et leur influence prévisible tout au long d’un conflit évolutif et à l’issue incertaine, qu’un éditorialiste politique. Aussi peu d’informations sont à dégager de cette suite d’articles sauf à étudier les déclencheurs des pensées politiques de leur auteur. Quelques réflexions opportunes toutefois.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
37 : Sur la simplification de l’orthographe
44 : « Un paysage n’est rien tant qu’il n’est pas animé par le souvenir des hommes »
58 : Le 11 novembre 1907, Bainville allègue « qu’un chemin de fer stratégique sur la frontière des Vosges fut construit avec précipitation par les Allemands qui annonçaient même, bien haut, que la ligne serait finie pour octobre (le mois des élections). Et le préfet des Vosges écrivait à son ministre que cette construction ne servait qu’à une chose : appuyer la candidature de Jules Ferry en effrayant les populations rurales ».
156 : 26 novembre 1914 : « Sur les origines mêmes et les responsabilités de la guerre, la contradiction est totale, absolue. Le désaccord est formel. Il est dès aujourd’hui visible qu’il se prolongera à travers les siècles, qu’il remplira l’Histoire aussi longtemps qu’une France et une Allemagne existeront ».
157 : Sur la clairvoyante « Action française »
190 : Résumé de la position américaine en février 1917
195 : Tentation de Bainville pour la dictature
: Sur l’Allemagne qui a 4 fois déclaré la guerre à l’Europe (1864, 1866, 1870 et 1914)
203 : 25 janvier 1918, sur le risque de l’oubli : « Car nous devons le prévoir et le craindre, nous ne devons pas nous laisser donner le change : qu’une grande Allemagne libre de ses mouvements se retrouve en face de la France et ces luttes renaîtront dès que les souffrances et les horreurs de la guerre seront oubliées, dès que, sur les souvenirs, sur la lassitude, d’autre sentiments, d’autres intérêts, d’autres besoins prévaudront ».
Yann Prouillet, août 2024

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Dromart, Marie-Louise (1880-1937)

Le chemin du Calvaire, Paris, La Maison Française d’Art et d’Edition, 1920, 167 p.
Résumé de l’ouvrage :
Marie-Louise Dromart demeure à Haybes, petite commune aux confins des Ardennes, à l’entrée de la pointe de Givet, en bordure de La Meuse. En 1914, elle est vice-présidente du Comité des Dames Françaises de la Croix-Rouge de Fumay, Haybes et Revin. A ce titre, elle témoigne des terribles journées d’août, à partir du 16, qui voient l’invasion de son village par les troupes allemandes. Après quelques jours d’exode des habitants des localités voisines auxquels sont mêlés des ressortissants belges, qui témoignent d’exactions, résolue, elle dit : « Vice-présidente d’une société locale de la Croix-Rouge, j’avais assumé la tâche rigoureuse et difficile de tenir tête à l’orage et, si je ne songeai pas un seul instant à déserter mon poste, je jugeai que mon premier devoir était d’écarter ma mère et mes deux enfants du péril imminent » (p. 3). Hélas, le 24, alors qu’elle s’apprête à traverser le fleuve avec sa famille, son fils et son père, « les Hussards de la Mort (du 19e) arrivaient comme une trombe » (p. 3), notamment « sur le Chemin du Calvaire, tristement symbolique, et ainsi nommé parce qu’un beau Christ de pierre le domine et le protège de toute sa détresse miséricordieuse » (p.11) qui donne son titre à son livre testimonial. Dans la tourmente, elle perd un temps sa fille et sa mère, séparée d’elles par la guerre. Devant cette détresse qui la dépasse, elle dit : « Je glissai dans ma poche deux paquets de sublimé, bien décidée à partager le poison avec les miens si les choses tournaient au pire » (p. 17), envisageant ainsi d’assassiner sa famille. Rassérénée, elle va dès lors se démultiplier pour tenter d’influer, en pleins combats, sur l’attitude des allemands qui vont multiplier les répressions et les exactions envers la population. Elle relate par le détail tant son action devant les troupes, et notamment les officiers, qu’en tant qu’infirmière, au château de Moraypré, tout en tentant d’éviter que sa propre famille ne subisse le même sort que son village, centre de combats de résistance, et où les destructions s’accumulent. Se démultipliant, également comme interlocutrice, voire médiatrice, elle assiste au simulacre d’un procès et rapporte (elle n’en n’est pas le témoin direct) celui d’une Cour martiale à l’encontre d’un des prêtres du village. Début septembre, elle constate son village en ruines, qui s’est résolument enfoncé dans l’occupation, la guerre ayant poursuivi son chemin vers le sud. Mais il faut gérer les blessés. Omnipotente, elle organise l’évacuation de ceux de l’hôpital de fortune qu’elle avait créé avec l’instituteur local vers l’hôpital de Fumay, commune limitrophe au sud, par-delà la rivière. Elle dit pour cela bénéficier de l’aide du docteur Mangin, lorrain de Château-Salins, manifestement francophile et francophone (p. 91). La suite de son récit est une succession de tableaux, le plus souvent issus de faits rapportés. Elle dit parfois : « Je n’ai pas vu l’autre scène, celle que je vais rapporter, mais elle me fut contée par des témoins avec une telle minutie de détails impressionnants que j’en ai gardé la macabre obsession » (p. 114), ce qui minore la matérialité testimoniale de ses récits. Ainsi, la description de la mort christique d’un soldat dans un ambulance n’amène pas à la nomination de ce soldat. Elle dit enfin « être rapatriée après un internement de six longs mois en pays occupé » (p. 129), donnant un ouvrage composite construit entre Haybes (le 24 août 1914) et La Guerche (Indre-et-Loire) (le 24 août 1916). L’ouvrage s’achève sur des appendices rapportant les atrocités à Haybes, issu du rapport Bédier (p. 158 à 165), et sa citation pour son attitude courageuse dans les tragiques journées d’août 1914.

Commentaires sur l’ouvrage :

Marie-Louise Grès, épouse Dromart, née à Haybes le 29 juillet 1880, est connue comme poétesse [elle obtient en 1924 le prix Archon-Despérouses puis le prix de l’académie des jeux floraux de Toulouse en 1931]. Son père, Pierre Lambert Édeze Grès, évoqué dans l’ouvrage, est fabricant de pavés en ardoise et sa mère est Adèle Maria Sulin. Marie-Louise Grès est le second enfant du couple qui aura 4 filles. Elle évoque d’ailleurs l’une de ses sœurs, Louise, morte à 20 ans (page 17). Après des études secondaires à Charleville-Mézières, elle se destine au métier d’infirmière. Elle se marie à 19 ans avec François Joseph Dominique Dromart, directeur d’usine. Elle aura une fille (née en 1900) et un garçon (né en 1903), tous deux également cités dans le livre, notamment dans leur tentative avortée de fuite devant l’invasion (p. 19). Elle se fait une place dans la littérature, obtenant quelques critiques encourageantes, notamment de Georges Duhamel, dès avant la Grande Guerre, ce en publiant un premier livre de poésie dès 1912. Elle témoigne également dans un livre recueillant la parole de femmes parisiennes, en compagnie par exemple de Mme Alphonse Daudet ou la duchesse d’Uzès, collectés par Camille Clermont, actrice et autrice. Après la guerre qu’elle a passé réfugiée dans la capitale ou le centre de la France, elle revient à Haybes en 1919, y fait partie des notables (elle narre ainsi succinctement la réception du président Poincaré à Haybes le 1er décembre 1919) (p. 156) et son action au cours des journées terribles d’août 1914 lui valent deux citations à l’Ordre de la Nation, la médaille de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur. Elle meurt à Paris le 23 octobre 1937. Son témoignage, dense et haletant, est issu de son expérience directe sur la période allant du 16 août à octobre 1914 soit un peu plus de la moitié de l’ouvrage. Son style, pétri de patriotisme et d’emphase, mêlant devoir et religion, est un modèle de la littérature emphatique et martyrologe. Elle y multiplie ce style à l’envi : « La voilà bien l’exaltation patriotique des martyrs et des héros qui seront morts sans gloire, mais qui donneront aux siècles futurs la mesure du délire sacré dont notre époque aura frémi » (p. 93) ou un peu plus loin : « De ces riens s’exhale le parfum de la délicatesse française, fleur vivace de la chevalerie et de la loyauté » (p. 95). Son sujet reste toutefois l’histoire du village de Haybes. Dès lors, ce style, ses envolées lyriques (lire à ce sujet le 2ème paragraphe, héroïco-mystique, de la page 116), destinées au lecteur à laquelle elle s’adresse (p. 110) et une certaine centralité omnipotente du personnage dans les faits qui se sont déroulés des 24 au 26 août éludés, l’ouvrage reste référentiel pour l’historiographie de la pointe de Givet et pour les secteurs d’Haybes, de Fumey et de la frontière avec les Ardennes belges. Le livre concourt bien entendu à la littérature martyrologe, mettant en avant les exactions allemandes, la pratique des otages, des boucliers humains, les balles explosives, jusqu’au viol, supposé toutefois (celui de Julie Dévosse p. 94). L’ouvrage s’ouvre en effet sur les 11 soldats tombés au champ d’honneur à la bataille d’Haybes, et sur quatre soldats tombés en formations sanitaires à Haybes (Ambulance de Moraypré) ou Fumay. Toutefois la vérification ponctuelle de quelques patronymes (par exemple Jean-Baptiste Urbain) ne confirme pas toujours les lieux et dates de décès sur les simples noms avancés par Marie-Louise Dromart et invite donc à la prudence et à une vérification plus poussée. Le cas de Jean Marie Ternynck, sous-lieutenant au 245e RI, décédé des suites de ses blessures le 13 septembre (p. 97) et dont elle témoigne de l’enterrement par l’ennemi est par contre conforme à la réalité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

P. 2 : Enfants endimanchés pour l’exode : « on sauvait ce que l’on avait de mieux »
17 : Songe à suicider et à empoisonner sa famille
23 : Cadavre brûlé
30 : A perdu puis retrouvé sa mère et sa fille
33 : Evoque un roulement d’otages
35 : Balle explosive
40 : Croix d’ardoise pour un sépulture
75 : Dans les accusations des prêtres : « Vous avez prêché la revanche »
77 : Acte d’accusation et procès des prêtres puis Cour martiale pour l’abbé Hubert
80 : Allégations allemandes (population hostile, oreille coupée, enfant tirant sur les troupes ou mutilant les soldats, etc.), formulées par un général !
81 : Proclamation
84 : Trou du Diable
94 : Viol supposé de Julie Dévosse, figue johannique
: Allemands se ravitaillant sur le stock de nourriture du fort de Charlemont tombé le 29 août
97 : Mort en enterrement avec le respect de l’ennemi du sous-lieutenant Jean Ternynck
100 : Installation dans l’occupation
103 : Entend le canon du front sur la roche de l’Uf à Fumay (100 km du front)
104 : Soldats français toujours derrière les lignes allemandes plusieurs mois après les combats dans les Ardennes (noms cités) (vap 128 à 130 M. Dutil, parisien, prisonnier puis évadé retrouvé à Paris)
106 : Prix des denrées
108 : Tambour de Raffet, version napoléonienne du Debout les morts de Péricard
112 : Tableau surréaliste de la mort christique d’un soldat
133 : Histoire d’un homme fusillé enterré avec la sacoche postale (vap 154)
134 : Pièce d’or donnée comme Talisman d’un père à son fils
141 : Balle retournée (Dum-dum)
155 : Capitaine Evrard, natif de Fumay, aviateur espion qui a atterri à Bourseigne (Belgique) pour faire sauter le pont ferroviaire Saint-Joseph de Fumey

Table des chapitres
Les Boucliers vivants (p. 1) – Mon village en ruines (p. 55) – Devant la Cour Martiale (p. 61) – Les jours qui suivirent (p. 88) – Figures de désespoir (p. 111) – La dernière classe (p. 117) – La rencontre (p. 126) – La pièce d’or du Poilu (p. 131) – Jeanne Craque (p. 136) – Au temps des Cornouillers (p. 142) – Anniversaire (p. 148) – Appendices (p. 153) dont Rapport des atrocités commises à Haybes par les Allemands, du 24 août au 27 août 1914 (p. 158) et Citation parue au Journal Officiel du 24 octobre 1919 (p. 165)

Yann Prouillet, août 2024

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Jamet, Albert

La guerre vue par un paysan, Paris, Albin Michel, 314 pages

Résumé de l’ouvrage :

Albert Jamet suit la mobilisation et les premières batailles de la Grande Guerre dans la capitale, conflit généralisé qui finit par le rattraper. « Et un beau matin, on nous habille tout à neuf. Nos cartouchières sont garnies de munitions et l’on a complété nos vivres de réserves ; en un mot, nous sommes équipés du barda du fantassin au complet. Je pèse le mien par curiosité : 32 kilogs ! » (page 15). Débute alors une guerre épique et intense, longue suite de survivances d’un soldat qui dit « avant notre départ, je suis nommé caporal » (page 15). Débarqué à Commercy (Meuse) et « accueilli » par le 134ème RI, c’est finalement à la 33ème compagnie du 29ème RI qu’il échoue. Après avoir vu ses premiers morts de la guerre, il établit quelques travaux de défense dans le secteur de Girauvoisin, devant le fort de Liouville. Mais c’est en avril 1916 que débute la précision de sa narration qui commence par un baptême du feu, sous la rafale des obus, dont la peur a des répercussions sur sa dignité. Il est en permission dès juillet, mais un bombardement de Paris le rappelle à la guerre, puis il revient au front comme caporal d’ordinaire avant d’intégrer le 2ème bataillon, (6ème compagnie), détaché au Génie au fameux « point X ». Là, il subit la terrible guerre des mines, la boue, la soif, les conditions dantesques d’un petit poste des premières lignes dans l’enfer des Éparges. Après un repos bien mérité et reconstitutif, le régiment est affecté dans la Somme en décembre 1916 puis en Champagne en janvier 17. D’autres heures pénibles se succèdent, notamment sur les pentes du Mont Cornillet. Après une permission, où il constate l’ampleur du phénomène des mutineries, Jamet retrouve son unité en Argonne à partir de juin. La guerre change de nature et il est de plus en plus désigné pour des coups de mains nocturnes, rôle normalement dévolu aux compagnies franches, pour tenter de faire des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de continuer à tromper la mort mais il dit : « A cette mort brutale et si proche on pense toujours, et malgré soi, on l’imagine lointaine, à droite ou à gauche, mais pas là sur soi » (page 183), ce qui lui fait dire plus loin : « La mort ne veut pas de moi » (page 190). Il s’obstine pour autant à vivre et analyse souvent sa relation à la mort qui rode. Il dit « On veut désespérément ne pas mourir ! Un détail singulier : je crois avoir remarqué que c’est par beau temps que l’on défend sa vie avec le plus d’acharnement » (page 192). Passé à la 11ème compagnie, il constate que peu de camarades autour de lui lui sont connus. En mars 1918, il revient dans la Somme et le mois suivant, il combat dans le secteur de Montdidier. Sa relation d’une attaque d’un petit poste pour tenter d’y faire des prisonniers afin d’identifier le régiment allemand en face de lui est épique et terrible (elle est à rapprocher avec le témoignage similaire de Paul-Marie Lacombe Bon de La Tour dans La Vosgienne). Il en déduit d’ailleurs que la destruction du château du Monchel du député Louis Lucien Klotz à Ayencourt-le-Monchel, peut-être bien attribuée à une représailles à sa propre opération. Cette pratique des coups de main est alors la nouvelle façon de faire la guerre, qu’il réitère au niveau de la compagnie en juin. Dans ces actions d’éclat, il « attrape » des citations mais en dit : « La citation ne m’intéresse pas, mais cela fait toujours deux jours en plus à la prochaine permission » (page 214). Mais il commence également à nourrir quelque inquiétude. Il dit : Cette existence-là dure encore quelques temps, et nous avons comme un pressentiment que cela ne peut pas durer toujours » (page 216). Ayant conscience qu’il est un miraculé perpétuel, il revient à ce sentiment un peu plus loin et dit : « J’ai l’impression que pour moi ce sera la dernière attaque, car je reste le plus ancien de la compagnie, le seul qui n’a pas encore été évacué ? » page 261. En août suivant, c’est « la grande attaque » devant Montdidier, entre Assainvillers et Piennes, retrouvant la guerre de mouvement et même l’emploi de la cavalerie (chapitre XX page 229). Il y fait état de l’hyperviolence de ce type de guerre sans merci, parfois au corps à corps. Il évoque jusqu’à l’égorgement d’un ennemi (page 224), précision rare dans les témoignages. Une nouvelle permission est le prétexte à donner son sentiment sur la guerre, la lassitude de sa longueur, sa perception dans la population, voire la sienne. Il dit, en septembre 1918, « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans un troupeau qu’on mène à l’abattoir » (page 249). La guerre a radicalement changé de nature et l’avance se poursuit. C’est maintenant l’attaque de la Ligne Hindenburg, en avant de Saint-Quentin. « Nous appréhendons le choc, que nous pressentons terrible » (page 260), un pressentiment tel qu’il rédige une lettre à ses parents dans laquelle il dit : « Si je suis tué, c’est la destinée qui l’aura voulu. (…) Que voulez-vous, c’est la guerre ; la guerre est faite pour se tuer mutuellement. C’est un miracle de s’en sortir avec rien. Il peut arriver aussi que je sois fait prisonnier. Tout ça, encore une fois, c’est une question de destinée » (page 261). Et en effet, l’attaque et le massacre des hommes, comme des prisonniers, sont terribles ; lui-même s’interroge pour assassiner de sang-froid un officier prisonnier, avant finalement de renoncer. « Dois-je le tuer celui-là ? J’hésite. Il me regarde et tremble près de moi » (…) et je dis au soldat Catel : – Fous-lui une balle dans la peau, moi je ne peux pas. Catel le regarde et me dit : – Cabot, maintenant qu’il s’est rendu, et se trouve sans défense, je ne peux tirer dessus, et peut-être arrivera-t-il tout de même dans nos tranchées » (pages 266-267). Mais à force de pousser en avant, « le 29 septembre, vers trois heures de l’après-midi », il est fait prisonnier devant Urvillers (page 273). Débute la relation rare de la capture, de l’interrogatoire, et le départ en lamentable troupeau vers une Allemagne elle-même en piteux état. Il arrive à Aix-la-Chapelle puis est interné au camp de Giessen où il subit les privations jusqu’à ce qu’il soit, avec ses camarades de misère, rassemblés pour entendre : « L’Allemagne est en République ! Vous les prisonniers, vous allez être libérés… » (page 303). A la fin de novembre, il rentre enfin chez ses parents à qui l’on répondait invariablement : « Disparu le 29 septembre 1918 » ! (page 310).


Commentaires sur l’ouvrage :

Dans la préface de Jean Martet, écrivain, secrétaire de Georges Clemenceau, rapporte les propos introductifs de l’auteur : « Je m’appelle Albert Jamet. Avant la guerre, je poussais la charrue. La guerre est venue, j’ai été envoyé au front, et j’y suis resté jusqu’au jour où j’ai été fait prisonnier, expédié en Allemagne. Je suis revenu en France après l’armistice. Aujourd’hui, je suis chauffeur d’auto » (page 7). On sait en effet peu de choses sur Jame, berrichon, mais que la guerre ne vient pas chercher chez ses parents mais dans un appartement parisien (page 21). Il dit avoir plusieurs frères, dont un est déjà tué en juillet 1916. A part une légère blessure au début de 1917, Jamet traverse la guerre en voyant se succéder les miracles tant il aurait dû être tué mille fois. Aussi, le livre de ce soldat-paysan aurait pu être sous-titré « Journal de guerre d’un miraculé ». Le témoignage est dense, daté et précis et Jamet exerce différentes fonctions au cours de son parcours, sur toute la durée de la guerre (fonction diverse de caporal, organisateur de corps franc, ou un stage de grenadier). Son style, vivant et enjoué, vaut également pour le vocabulaire du soldat. Jamet est notamment relativement obnubilé par l’hygiène et sa possibilité de souscrire à des besoins naturels, volontaires ou provoqués par les circonstances ! Il rapproche cet aspect à celui de sa condition d’homme traqué et dit « Voilà ce qu’on a fait des hommes ! » (page 66). L’ouvrage peut être sur ce seul aspect physiologique utilement analysé. Mais, plus fortement, l’ouvrage a de fréquentes et profondes analyses psychologiques ; son acceptation d’une mort inéluctable par exemple n’est pas tue. Au terrible Point X, il dit : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends » (page 55). Mais, échappant souvent à l’inéluctable, il développe quelque peu le sentiment, qu’il collectivise même, d’être invulnérable. Il dit : « … la pensée intime de tous, c’est que les obus tombent toujours à côté de nous. Le sentiment bizarre d’être invulnérable soutient notre espérance, c’est ce qui nous donne la force de tant souffrir. Sans cette illusion nul homme ne pourrait vivre dans cette misère (p. 90) ». Plus loin, en 1918, revenu miraculeusement d’un coup de main nocturne, il dit : « Décidément pour avoir réussi à me tirer vivant de ce coin-là, c’est que la mort ne veut pas de moi » (page 190). Il ne tait pas également son sentiment, comme celui, général, lorsqu’il est en permission. Haletant et très dynamique, il est aussi riche que fourmillant d’informations utiles à l’Historien, révélant malgré une origine (relativement) plébéienne un des très bons témoins de la Grande Guerre. En témoigne le nombre conséquent d’éléments utiles extraits de cette « Guerre vue par un paysan ». Peu d’éléments dépréciant ce témoignage sont décelés à sa lecture ; on note toutefois que certains noms cités, tels Rasterre ou Vilbac (le Vosgien) page 188 par exemple, n’ont pas été retrouvés sur le site de Mémoire des Hommes mais celui de Louis Arquinet, tué le 11 avril 1918 à Ayencourt y figure (page 187). Enfin, la relation de sa capture et les dernières semaines sous le statut de prisonnier dans une Allemagne exsangue sont parmi les pages rares des témoignages de cette qualité.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 15 : Il pèse son sac qui fait 32 kg.
18 : « Pisse » par la fenêtre de sa chambre car il ne connaît pas la caserne dans laquelle il dort et qui n’a pas de lumière
19 : Voit ses premiers morts
21 : Fait dans son pantalon à cause d’un obus ; c’est son baptême du feu (vap 40, 41, 44, 48, 66, 67, 107)
27 : Découvre la guerre : « … faire le « plat ventre » lorsqu’arrive un obus, qui du reste le plus souvent est arrivé avant que l’on ait eu le temps de se coucher à terre, je me rends compte que c’est là un genre d’existence auquel il sera difficile de s’habituer »
28 : Ramène un souvenir d’artisanat de tranchée
30 : Bombardé à Paris, il fait confiance à sa chance
34 : Comment fonctionne la cuisine d’une compagnie, répartition des vivres
41 : Vision dantesque du front au Point X
42 : Bruit des obus, galéjade
55 : Sur la mort, inéluctable : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends »
62 : Boue (vap 186)
66 : Odeur du front : « A l’odeur des cadavres et de la poudre se mêle celle de nos excréments »
67 : Rats
72 : La soif
75 : Faire l’exercice, occupation idiote en grand repos
76 : Lance-flammes Vermorel
81 : Horreur de la tentative de récupérer les bottes d’un allemand mort
86 : Vue d’obus au départ : « À le voir partir on dirait un enfant s’élançant dans l’espace à la conquête du ciel »
: Poux et lutte contre (vap 91, 173, 239)
87 : Froid (vap 93, 95 (pain et vin gelés))
88 : Bois des Satyres, bois du Casino, anciens lieux de libations allemands expliqués
90 : Sentiment bizarre comme illusoire d’être invulnérable
91 : La Madelon chantée par un soldat
97 : Horreur
99 : Bruit du no man’s land
104 : Pourquoi il se bat : « La consolation, c’est de savoir que nous nous battons pour le Droit et la Civilisation, la Liberté des Peuples et la Paix Perpétuelles, quand la guerre sera finie. J’ai seulement bien peur qu’au train dont vont les choses il ne reste plus personne pour assister au triomphe de ces belles choses-là ! »
: les lettres, la censure et les auto-mensonges, le moral
106 : Solidarité de misère
107 : Horreur d’un homme gravement blessé
108 : Sur la sape : « Le pilonnage continue. Que d’obus ! que d’obus ! Sans la sape, il ne resterait pas un homme vivant. Il n’y a que l’être humain qui puisse résister à une chose de pareil. Les rats n’ont pas pu tenir le coup. Ils sont tous crevés. Un chien ne supporterait pas quinze jours de cette existence-là ; vivre couché dans la boue, respirer continuellement l’odeur de la poudre et des cadavres, et avec cela être dans un continuel état d’anxiété ou d’épouvante qui use les forces nerveuses ».
109 : « Dans notre enfer, il arrive qu’on chante pour ne pas pleurer »
117 : Tromblon VB, Chauchat (vap 269 (il ne l’aime pas !) et 280)
121 : Prix du champagne
122 : Vol d’un cochon
131 : Conseil de guerre pour les hommes qui ne sont pas montés au Cornillet : « Nous ne savons pas la suite »
: Moral en permission, mutineries dans les trains : « Au départ des trains de permissionnaires, ça va mal » (vap 133)
133 : Vue d’un cimetière de fusillés (secteur de Sainte-Menehould)
134 : Cartes de ravitaillements diverses, ambiance
135 : Reboursite appelée « guerre de repos »
: Live and let live, fraternisation, contacts
: Désertion allemande, répression
140 : Corps francs (vap 146)
145 : Comment on rentre « au bruit » d’une patrouille nocturne, pour trouver la direction
147 : Ration de vin réduite au repos : « 3/4 de litre seulement pour la journée », vin ordinaire (aramon), différence avec le vin bouché et prix (fin 148)
151 : Sentiment de gêne du permissionnaire « il y a dans leur attitude quelque chose pour nous reprocher d’être encore vivants ». Se sent responsable. Bourreurs de crânes. Son sentiment dans le train au retour, ambiance après les mutineries : « Comme si le train emportait la mort avec lui », vue de la gare de l’Est
152 : « On s’est déshabitué si entièrement de la vie civile qu’on se demande en soi si l’on pourra jamais reprendre son ancien métier »
158 : Vue d’un convoi de camions
162 : Respect d’une maison abandonnée
164 : On utilise les portes et les volets pour faire la cuisine
166 : Femme collabo
174 : Sur les métiers de nécessité de la guerre « Et un employé de bureau dans le civil se transforme en bon terrassier lorsqu’il s’agit pour lui de sauver sa peau »
: « … le village de Veaux qui est en zone neutre. Mais pour les obus il est en zone internationale, du fait que nous en bombardons une partie et les Allemands l’autre »
181 : « Camarade ! », « langue internationale, entendu des deux côtés de la tranchée »
: « Tu as les grôles ! » : tu as peur
186 : « Ainsi qu’il a été convenu en prévision d’évènements, j’écris à une tierce personne chargée de prévenir la famille avec tous les ménagements possibles. La pauvre mère d’Arquinet étant grave malade, il importe de lui cacher la triste nouvelle », il en est récompensé d’une somme de 100 francs pour faire une belle tombe à Louis Arquinet
187 : Vue d’obus incendiaires tirés sur Montdidier
188 : Relation épique d’une patrouille au contact, se croit mort
193 : Reçoit l’ordre de monter un coup de main pour identifier le régiment allemand, prime de prisonnier ou d’effet capturé (cf. témoignage de Bon de La Tour) (vap 211)
195 : Comment il se déroule, échec mais Jamet gagne 100 francs pour un fusil récupéré
198 : Destruction du château de Monchel appartenant au député Klotz, répercussion possible de son coup de main
201 : Retire un éclat d’obus dans le corps d’un homme, horreur
203 : Boutons recousus avec du fil téléphonique
208 : Vague d’avions ressemblant à un gros nuage
211 : Autre coup de main, au niveau compagnie, résultat, décoration, le pourquoi du désintérêt pour mais permission et récompenses (vap 243)
215 : Trêve tacite suite à une inondation de tranchée pour écoper, contact, « nous nous faisons des révérences avec le bras »
216 : Présentiment néfaste (vap 261)
220 : Attaque d’avions sur les ballons puis attaque générale
223 : Combat entre une mitrailleuse et un canon de 37
224 : Egorgement
231 : Reddition réglée par la cavalerie
232 : Fusil-mitrailleur, trop encombrant et manquant de précision, non jeté « par crainte du Conseil de guerre »
: Sapes allemandes camouflées par effet de peinture, vue de l’intérieur, pillage
233 : Démine un dépôt de munitions
244 : Vue de Martiniquais et de Sénégalais, ce qu’il en pense
246 : Permission. Remarque un changement dans la population, froideur à l’égard du soldat
247 : Fait des cauchemars
249 : Ambiance de retour au front : « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans le troupeau qu’on mène à l’abattoir. »
259 : Rencontre un condamné d’une compagnie de discipline
260 : Envoi une lettre testament, délai postal
263 : Sauve un camarade chargé de grenades qui prend feu
264 : Carnage de prisonniers
266 : S’interroge pour tuer un officier prisonnier, puis renonce, brutalisation
268 : Coincé entre deux mitrailleuses ennemies
: Fusée à 6 feux
273 : Fait prisonnier, sa relation avec les allemands
279 : Pense être assassiné ! Mais 3 interrogatoires, sans violence
: Vue d’un alsacien francophile (vap 282)
283 : A caché un Louis d’or dans son calot (vap 309)
: Camp de prisonnier, nourriture et misère
287 : Convoi vers l’Allemagne, vision épique : « Il faut voir cette misère de la guerre sur les routes : nos chariots lourdement chargés tirés par trente hommes environ, et suivis d’une horde humaine, maigre, sale, déchirée, et que la vermine ronge »
288 : Boîte de sang en conserve
291 : En train
292 : Moral allemand
294 : Vue des Allemands en Allemagne

Chapitrage de l’ouvrage
C’est la guerre (p.7) – Le baptême du feu (p.21) – La permission (p.27) – Caporal d’ordinaire (p.33) – Aux Eparges (p.36) – La guerre de mine (p.47) – La corvée de soupe (p.53) – La relève du petit poste (p.61) – Le grand repos (p.75) – Dans la Somme (p.79) – En Champagne (p.92) – Au Mont Cornillet (p.117) – En Argonne (p.133) – Retour dans la Somme (p.157) – Vers Montdidier (p.173) – Attaque d’un petit poste (p.193) – Attaque des Allemands (p.205) – Coup de main de la Compagnie (p.211) – La grande attaque (p.217) – Attaque de la cavalerie (p.229) – La relève (p.241) – La permission (p.245) – Le retour à la Compagnie (p.249) – Attaque de la Ligne Hindenburg (p.253) – Prisonniers (p.273) – Vers l’Allemagne (p.287) – En Allemagne (p.295) – La révolution en Allemagne (p.301) – Le retour (p.307).

Yann Prouillet – août 2024
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Pagès, Emile (1893 – 1963)

Résumé de l’ouvrage :
Emile Pagès, La grande étape. Ceux de la « Sans-Fil », Paris, Tallandier, 1931, 221 p.

En août 1918, le caporal Pagès, se « trouvant inapte à tous les fronts par suite d’une blessure à la jambe gauche » (page 10), ronge son frein à La Courade (commune de La Couronne, à peu de kilomètres au sud d’Angoulême), dépôt des éclopés du 8ème régiment du Génie. Un matin, à la lecture du rapport, un gradé « demande des volontaires, aux fins de constituer le poste radio-télégraphique de la Mission militaire française en Sibérie » (page 11). Désœuvré, il décide de s’engager immédiatement comme huit autres comparses : Battesti, hâbleur qui se propose comme le futur mécano du poste, Fendlevent, un classe 17 éleveur d’escargots montmartrois, Lenoir, grippe-sous, Larchaud, sème-fortune, Robert, la belle gueule, Ramon, le sauvé du front, Bollec, racolé de la dernière heure et Fléau, le taciturne. Pour Pagès, un problème se fait jour ; le poste de chef est dévolu à minimum un sergent or il n’est que caporal. Qu’à cela ne tienne, il est alors immédiatement nommé sergent, Battesti devient derechef caporal. Dès lors, il prend la tête de cette petite troupe hétéroclite pour une marche vers l’ouest, avec pour but de convoyer une « caravane » de 120 caisses de matériels de transmission et de téléphones. Le petit noyau fait partie intégrante d’un « échelon », composé d’une dizaine d’officiers, commandée par un colonel. Parti de Paris le 8 octobre, la troupe de ces « Sibériens » embarque à Brest sur le Léviathan, ancien paquebot allemand capturé par les Américains à leur entrée en guerre. Le détachement débarque à New-York après une traversée sans rencontre sous-marine funeste. C’est l’occasion d’une découverte de la grande cité outre-Atlantique où les Français bénéficient d’un crédit patriotique confinant au triomphal. Embarqué dans un train, il faut maintenant au détachement traverser le Nouveau Monde. Le 7 novembre, arrivé à San-Francisco, Pagès embarque sur le Thomas pour traverser maintenant le Pacifique. C’est sur les flots que l’escouade apprend que « la guerre est finie » ; c’est la Victoire ! Et de s’interroger sur celle-ci : « La Victoire ? elle est faite de toutes les tombes qui, pour l’éternité, vont monter la garde au long de la ligne rouge. Un peu de nous-mêmes, les rescapés, se trouve enseveli sous ces croix. Nous ne sommes pas morts, mais quatre ans de la vie, quatre ans d’ardente jeunesse reposent, scellés dans les bières de ceux qui furent fauchés à nos côtés. La guerre est en nous pour toujours, comme un épouvantable virus » (page 124). C’est aussi l’occasion de se remémorer, sur la base du « Boum ! Voilà ! », journal de tranchée du 402e RI que l’auteur a contribué à fonder , de quelques épisodes de la guerre passée. Le détachement débarque enfin à Vladivostock. Pagès dit alors : « En somme, nous abordons la Sibérie sans en rien connaître. Les rouges, les blancs, l’épopée tchèque, la révolution forment un puzzle nébuleux parfaitement incompréhensible pour des cervelles simples comme les nôtres ; et, au surplus, nous estimons que toutes ces querelles ne nous regardent pas. Il fallait des volontaires pour dresser une antenne, monter un poste-radio en Sibérie ; nous nous sommes proposés, un point c’est tout. La politique n’a rien à voir là dedans » (pp. 151-152). Débute alors la dernière partie du voyage, épique et Vernienne, dans un train qui permet d’appréhender le peuple russe, conglomérat cosmopolite, miséreux à l’extrême et bien entendu alcoolisé. Il voit ainsi « des loques, de la vermine, de la faim – une faim rouge, enragé – des agonisants, des enfants, des vieillards, des femmes, toute une humanité blême, cadavérique… » (page 155). Il voit aussi des combattants, ceux qu’il appelle « les Loups de la Steppe » de tous oblasts ; « Kalmouks au nez écrasés, Mongols aux petits yeux bridés, Tartares, Mandchous aux moustaches grêles, Lakoutes aux faces bestiales, des blancs aussi, Cosaques, aventuriers de nationalités mal définies » (page 200). Le but ultime de ce voyage sans fin, au cours duquel il apprend les rudiments du russe, est Omsk, la zone d’affrontement entre les Russes rouges et les blancs. Il dit, « nous ne sommes pas sans savoir que cent milles Tchèques, aidés de Serbes, de Polonais, de Roumains, de tous les prisonniers enfin du front oriental, luttent eux aussi, dans ce combat titanesque. Ils forment même l’ossature véritable de l’armée opposée aux bolchéviks » (pages 205-206). Mais Pagès, pas dupe, complète : « D’ailleurs, tous ces étranges ne peuvent-ils pas disparaître en moins d’un mois. Qu’on laisse à tous ces brave le libre passage, qu’on leur permette de rejoindre leurs foyers, et la Sibérie n’en gardera pas un seul. S’ils se battent en ce moment, c’est qu’ils entendent prouver par la force de leurs coups que le plus sage est de les laisser retourner dans leur patrie, leur présence étant nécessaire dans la république naissante » (page 206). Après de multiples péripéties, dont le vol de l’ensemble de la cargaison du détachement, le train arrive enfin à Omsk et l’escouade de constater que les trois couleurs nationales flottent au-dessus de la ville et qu’une antenne est déjà dressée sur une cheminée, qui sera bientôt complétée par le mât de « l’équipe » du caporal Pagès. « L’odyssée est terminée. Partis du dépôt sur un coup de tête, traversant l’Amérique en délire, voguant sur le Pacifique, apprenant dans une dure expérience les multiples dangers de l’Aventure, nous avons vécu » (page 220).

Commentaires sur l’ouvrage :
Manifestement basé sur ses souvenirs d’Emile Pagès (30 juin 1893, Saint-Maurice (Val-de-Marne) – 9 mars 1963, Paris), cet écrivain français et auteur de romans populaires livre dans La Grande étape, ceux de la Sans-fil » un Road Movie qui naît de la Grande Guerre. En effet, cette relation très personnelle distille au sein du livre, çà et là, quelques souvenirs et éléments de sa carrière militaire, notamment son rôle de créateur du journal de tranchée du 402ème RI, le « Boum Voilà », à l’occasion de son apprentissage de l’Armistice, dans les flancs du Thomas, le bateau qui approche des côtes de Vladivostok (page 125). L’ensemble de l’ouvrage est en vérité un véritable carnet de voyage d’un détachement du 8e régiment du Génie en secours des Russes blancs qui, après la Révolution, combattent au centre de la Russie contre le péril rouge bolchévik. Cet ouvrage, qui emprunte tant de Jack London que de Boris Pasternak, s’étale ainsi d’août 1918 à janvier 1919. L’intérêt principal de cette relation réside donc dans la vision anthropologique de deux continents traversés de part en part, les Etats-Unis peu avant l’Armistice et la Russie pas encore soviétique peu après. Enchaînant les tableaux d’une Amérique très francophile, Pagès, devenu pour les Amec’s le sergent Pig’s, note que, « depuis la visite des chasseurs alpins, en 16, New-York n’a pas revu de poilus dans ses murs, et ceci explique la chaleur d’un tel accueil » (page 58). Il précise encore : « Quand, en 18, un Yankee prononce religieusement : Verdun ! tout est dit » (Page 65). Il voit des scènes pittoresques, comme la collecte effrénée des Liberty Bounds et décrit à cette occasion : « … à une fenêtre de sa maison, un petit drapeau bleu sert de rideau ; ce drapeau est piqué de deux étoiles d’argent. Deux fils au front. » (page 65). A la veille de la Victoire, il continue : « Oui, j’admire un New-York enfiévré qu’on ne retrouvera pas de sitôt. Songez que tous ces gens-là, sportifs et joueurs enragés, considèrent la guerre comme un match dans lequel ils ont engagé des paris » (page 65). A San-Francisco, « le port du masque est obligatoire » (page 105) du fait de la grippe espagnole. De même qu’il a décrit New-York et le trajet en Pullman de la Pacific and Co, Pagès décrit la terre russe, la Vladivostok pendant l’hiver, ses moyens de lutte contre le froid, la population, ville dont il s’extasie que « oui, voilà bien le seuil d’un pays d’aventures » (page 162). Et il n’en manque pas ; attaque du train, parcours chaotique et surréaliste, vol de l’ensemble d’un chargement si difficilement convoyé jusque-là (page 196), mais incident dont on n’entend toutefois étonnamment plus parler à l’arrivée. Un petit doute est toutefois relevé (page 106) quand il dit à peu de jours de l’Armistice : « J’ai vingt ans, je suis heureux de me sentir vivre » alors qu’Emile Pagès est sensé avoir à 25 ans à cette date.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Description d’un képi de chef de gare, à trois galons et à bande blanche
30 : Fourré à l’ours : être puni
42 : Vue du Léviathan, ancien Vaterland, « le plus grand bateau du monde », (vap p. 44)
77 : Sabre Z (sabre-baïonnette Chassepot) pour les GVC
125 : 321e RI cité, qui fait bien brigade, la 133e, avec le 402e R.I. à la création, en Alsace, dans le secteur de Dannemarie, du journal de tranchée « Boum ! Voilà !« .

Yann Prouillet, juillet 2024

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Prévot, Jean 1890 – 1960

Soissonnais 14 – 18, Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel (éd.), Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien. (De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918), Paris, Éditions des Équateurs, 2007, 317 pages.

1. Le témoin

Jean Prévot est né à Montauban en 1890. Bachelier en 1908, la guerre le trouve à Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé ses études de pharmacie. Incorporé au 108e RI de Bergerac, et passé dans une section d’infirmiers non endivisionnée en janvier 1915, il est transféré en avril 1915 à l’ambulance 4 de la 37ème DI, division composée de régiments de tirailleurs et de zouaves. Il est au front ou dans la zone des étapes d’avril 1915 à septembre 1918. Revenu à la vie civile, il exerce les fonctions de pharmacien à Toulouse, Carcassonne et Lautrec. Il décède à Orléans en 1960.

2. Le témoignage

Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien (« De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918») ont été publiés en 2007 par Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel, en association avec l’association « Soissonnais 14 – 18 » aux éditions des Équateurs (317 pages). C’est à Orléans, dans la maison où est décédé Jean Prévot (ne pas confondre avec Jean Prévost, écrivain et journaliste mort en 1944 au Maquis), « qu’en 1970 son petit-fils Marc retrouvera intacts dans une malle entreposée dans le grenier les carnets écrits par son grand-père. » (p. 11). L’introduction de G. Servettaz montre l’importance de la transmission mémorielle, avec un voyage fait par les transcripteurs de l’ouvrage sur les lieux évoqués par l’auteur, et notamment la ferme-ambulance 4/37. À noter une ambiguïté p. 11 « il est nommé 1re classe de réserve le 9 juillet 1919 », c’est bien-sûr aide-major (pharmacien) de 1ère classe, c’est-à-dire l’équivalent du grade de lieutenant.

3. Analyse

Février 1915 –  mars 1916 – infirmier à l’ambulance

Il s’agit de la partie la plus intéressante des carnets, car c’est là que J. Prévôt est le plus disert quand il évoque avec précision ses fonctions d’infirmier dans une ambulance (hôpital de campagne). Jeune étudiant, il n’a pas été reconnu pharmacien dans cette spécialité car son cursus est incomplet, mais cet état lui permet d’échapper à son régiment en janvier 1915 (passage à la 12e section d’infirmier) puis d’intégrer l’ambulance 4/37. Il mentionne ses tentatives infructueuses pour se faire reconnaître comme pharmacien [avec autorisation de citation] (p. 29) « non, des pharmaciens, on en a, à ne savoir qu’en faire ! ». Pour lui cette affectation non enrégimentées est tout de même appréciable, en témoigne cette menace affichée à la 12e section d’infirmiers (avril 1915) : « Tout absent à deux appels : versé dans l’infanterie. » Les carnets décrivent le quotidien des gardes d’infirmier, dans une ambulance proche des lignes ; elle reçoit en 1915 des blessés du secteur de Quennevières (Offémont, Oise). La force de ces mentions, qui rappellent le Georges Duhamel de 1917, est faite d’un mélange de description des blessés, d’évocation de leurs souffrances, avec un ton détaché et neutre, sans empathie particulière, une sorte de froideur clinique qui renforce la dureté de la perception. Ainsi par exemple en avril 1915 (p.53) : « La salle 5 (12 lits) est à moitié pleine de types plus ou moins amochés. (…) On a amené trois Boches blessés. En voici un des plus amochés, pieds broyés, les fesses emportés par les obus. Il n’y a pas moyen de le prendre et après un pansement on le laisse sur son brancard et on le met tel quel sur le lit. La plupart sont blessés à la tête. On ne voit point de figure. On n’entend que des corps qui gémissent et se plaignent des cris du blessé : à boire. Le premier en entrant à droite est déjà mort, les traits calmes comme s’il dormait encore. Au fond un zouave râle, il a une fracture du crâne et ne va pas tarder lui non plus à entrer dans le grand sommeil. » L’auteur est souvent acerbe à propos des talents médicaux des majors, sans qu’il soit possible de savoir si c’est vraiment justifié (p. 58) « Le type à la fracture du crâne qui était dans la tente de la cour et qui râlait depuis hier est mort sur la table d’opération. Jocaveille en sortant de la salle était tout souriant. Ce matin Deveze a amputé le zouave d’hier soir arrivé avec l’hémorragie du bras, il va parfois un peu vite en besogne. » L’auteur évoque p. 73 « un sidi gratifié d’une balle dans la tête, on ne l’a guère regardé. Tout n’est certes pas pour le mieux, et que dire ? » Rien ne permet ici de dire que les blessés sont moins bien soignés parce qu’ils sont indigènes, il s’agit plutôt d’un doute sur les compétences professionnelles de certains majors, dont certains s’improvisent chirurgiens. L’auteur mentionne souvent le fait que lorsque c’est son tour de repos, il ne peut dormir et récupérer à cause des cris persistants des blessés. Ainsi p. 73 « On apporte un tirailleur gravement atteint d’un éclat dans le dos. Le major dit que l’on pourra lui donner à boire ce qu’il voudra, ce qui est sa condamnation sans plus de phrase. Il se voit perdu; d’ailleurs en arrivant dans la salle il se met à hurler et ne cesse guère ce qui m’ôte toute envie de dormir. (…) Bordes vient lui faire une injection de morphine, cela le calme un peu mais point complètement cependant. Quand à minuit Béneyssie vient me réveiller, je n’ai pas encore pu fermer l’œil. » Ces carnets restituent bien la lourde ambiance régnant à l’ambulance lorsque le front est actif, et que des blessés, souvent gravement atteints, sont amenés avant transfert, opération sur place, ou pour attendre le décès si on estime le cas sans espoir.

L’auteur signale plus loin la lecture d’un ordre général (27 avril 1915, p. 66) qui mentionne la citation octroyée à une autre ambulance, puis la liste de soldats qui ont été fusillés, la plupart pour abandon de poste, « quelques-uns pour mutilation volontaire, des tirailleurs surtout. »

J. Prévôt évoque ensuite la bataille de Quennevières (Moulin-sous-Touvent, juin 1915) telle qu’elle est perçue par une ambulance proche du front ; il mentionne les récits et bruits rapportés de la première ligne, par exemple le 1er juin, des affiches allemandes demandent si l’attaque « est pour aujourd’hui ? » (p. 95), ou des ordres de ne pas faire de prisonniers (p. 103), mention relativisée par la mention récurrente d’arrivées de prisonniers allemands. L’activité est éreintante, avec un bombardement qui n’épargne pas les abords de l’ambulance, des blessés nombreux, et des prisonniers allemands souvent blessés eux-aussi. A la fin de la bataille (recul français 15 et 16 juin 1915) il mentionne (p. 117) « Le nombre de blessés entrés est de 357 pour les trois derniers jours dont 195 pour aujourd’hui. »

L’évocation de l’offensive de Champagne (octobre 1915) est beaucoup moins précise, l’auteur est plus à l’arrière, et c’est davantage un témoignage d’ambiance, nous « aurions » attaqué, il y « aurait » déjà deux régiments boches de prisonniers, etc…

Mars 1916 – septembre 1916 – pharmacien auxiliaire – La Somme.

J. Prévot est nommé pharmacien auxiliaire, tout en restant simple soldat, il dépend alors du groupe de brancardiers de corps de la VIIIe Armée. À l’arrière du front, il s’occupe des médicaments, du chlore pour les exercices de gaz, et travaille aussi au laboratoire bactériologique. Sa localisation à Bar-le-Duc ne lui permet de décrire la bataille de Verdun que par ouï-dire. Il n’en est pas de même lorsqu’il arrive dans la bataille de la Somme (août 1916) : dans le secteur de Bouchavesnes, il fait sous le bombardement des liaisons avec les postes de santé avancés. Les progressions sont dangereuses et harassantes, il apporte des fournitures, des médicaments mais aussi du chlore pour des inhumations de fortune à faire sous le bombardement :

3 août 1916 (p. 229) « A 19 heures 30 ordre pour aller à Tatoï. Je pars avec 32 G.B.D., un pharmacien auxiliaire et du chlore. Arrivé au poste du 363e, le médecin-chef me remercie, il ne veut pas faire tuer des vivants pour enterrer des morts. »

19 août (p. 234) « Les Boches nous envoient pas mal de balles (…) Sur 100 mètres nous inhumons 51 cadavres, presque tous des Boches qui ont été tués et ensevelis par le tir des torpilles. »

20 août 1916 « Nous sommes de retour à Vaux, sans casse heureusement. Odeur épouvantable, cadavres vieux de 15 jours. Plusieurs rendent leur repas ! »

Octobre 1917 – juillet 1918 – pharmacien de régiment

Les carnets sont interrompus de septembre 1916 à octobre 1917, et on sait par sa F.M. que l’auteur a été promu pharmacien aide-major de 2e classe (sous-lieutenant) au 8e zouave (Division Marocaine). Les mentions deviennent plus rapides, indiquant déplacements, relations de blessures de connaissances, attaques aériennes, résultats de pêche, statistiques de pertes, etc…

L’engagement du 8e zouave pour tenter d’endiguer les offensives allemandes du printemps 1918, ranime la tension dans les notations.  Son unité vient au secours des Anglais fin avril, dans le secteur de Villers-Bretonneux. (26 avril, p. 277) « À 4 heures, reçois l’ordre de rejoindre le poste de santé à Bois-Labbé. Très violente canonnade vers 5 heures. Pas mal de blessés par mitrailleuse. Nous sommes complètement assourdis par batterie anglaise voisine. Pas mal d’officiers touchés, Cadiot, Minard, Binder. Courtois arrive dans l’après-midi le cou traversé par une balle. Les tirailleurs auraient une grosse casse et ne tiennent pas le coup. Vu passer 2 tanks. L’un d’eux a déchargé deux blessés à la tête par balle ayant traversé les parois. »

L’auteur évoque ensuite les durs combats de la fin mai 1918, pour stopper l’avancée allemande du Chemin des Dames. Il participe aux combats de juillet 1918, mais les carnets s’arrêtent définitivement le 22 de ce mois. On sait qu’il est évacué gazé en septembre, mais pas s’il retourne en ligne avant l’Armistice : il sera plus tard pensionné (gazé) à 30%.

La partie la plus évocatrice de cet intéressant témoignage est donc celle qui concerne en 1915 la vie et la mort à l’intérieur d’une ambulance proche des lignes du Soissonais.

Vincent Suard, mai 2024

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Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)

Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.

1. Le témoin

André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.

2. Le témoignage

Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)

Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :

3. Analyse

C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.

1914 en rase campagne

On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ».  À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive

L’Argonne

La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»

L’offensive de Champagne

L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».

Deux exécutions

L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »

Les Éparges

A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.

La Somme

Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »

L’Algérie

De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.

Chemin des Dames et fin du conflit

Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.

J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal.  Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.

Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299)  – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. » 

Vincent Suard, mai 2024

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Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

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