Bainville, Jacques (1879-1936)

Journal- 1901-1918, Paris, Plon, 1948, 221 p.

Résumé de l’ouvrage :
Du 30 août 1901 au 27 décembre 1918, Jacques Bainville, journaliste, historien et académicien français fait œuvre, dans un pseudo journal, d’éditorialiste en multipliant les tableaux et réflexions politiques, journalistiques et militaires des 18 premières années de ce XXe siècle européen. Peu de sujets ne sont pas évoqués dans une analyse plus ou moins profonde, puisée dans l’histoire ou la diplomatie, des faits qui influencent la marche du monde et des peuples, républicains comme monarchiques voire dictatoriaux. Maurrassien, nationaliste et royaliste d’extrême droite, il analyse ce monde en distillant ses propres convictions, notamment fustigeant l’unité allemande rendue possible par les défaites françaises successives depuis Napoléon et notamment la dernière guerre franco-prussienne. Dans ses centaines d’éditoriaux, il évoque tour à tour l’Histoire (dont ancienne), la politique, intérieure comme extérieure des états, la diplomatie, la prospective politique, le pangermanisme, les états européens, les questions militaires, la politique économique allemande, son Kulturkampf, et relativement paradoxalement peu l’histoire des combats de la Grande Guerre pendant les cinq années de ses analyses qui correspondent à la période juin 1914, novembre 1918.

Commentaires sur l’ouvrage :
Jacques Bainville est né le 9 février 1879 à Vincennes (Val-de-Marne) dans une famille attachée aux valeurs républicaines. De son mariage, en 1912, avec Jeanne Niobey naîtra un fils, Hervé, en 1921. Montrant très précocement une propension à l’écriture, il débute une œuvre littéraire prolifique dès l’âge de 20 ans et se fait connaître comme journaliste, introduit par Charles Maurras, et historien. Ayant profondément analysé l’Allemagne et la menace qu’elle représente par son unification, surtout depuis la défaite de 1871, qu’il impute à la France, il dénonce l’unité de ce pays, grande menace pour l’Europe. Il fustige le pacifisme républicain et parvient à être élu à l’Académie Française, succédant à Raymond Poincaré. Il adhère à l’avènement des fascismes et ne cache pas son attirance pour la dictature. Il rejoint, à l’instar de Léon Daudet ou Paul Bourget, l’Action Française et s’en fait le zélateur. Il meurt à Paris le 9 février 1936. Son journal est précédé d’une note de l’éditeur qui rappelle qu’il fait partie intégrante de « Collection Bainvillienne » de cet auteur prolixe ; plus de 37 titres, des articles et 17 parutions posthumes. C’est le cas du présent ouvrage et, de fait, il ne s’agit pas strictement d’un journal de guerre mais d’un recueil d’éditoriaux ou de réflexions datées. On en compte ainsi 16 pour la période de guerre de 1914, la première date prise en compté étant le 28 juin, 31 pour 1915, 28 pour 1916, 27 pour 1917 et 51 pour 1918. Mais il n’est pas un analyste stratégique ou tactique ; il faut ainsi attendre le 25 juillet pour que Bainville fasse directement allusion à la guerre qui vient. Au final, sur la totalité de la période, peu d‘articles concernent les opérations militaires. Dès lors Jacques Bainville est un moins un témoin décrivant « à chaud » les jours de guerre et leurs mutations et leur influence prévisible tout au long d’un conflit évolutif et à l’issue incertaine, qu’un éditorialiste politique. Aussi peu d’informations sont à dégager de cette suite d’articles sauf à étudier les déclencheurs des pensées politiques de leur auteur. Quelques réflexions opportunes toutefois.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
37 : Sur la simplification de l’orthographe
44 : « Un paysage n’est rien tant qu’il n’est pas animé par le souvenir des hommes »
58 : Le 11 novembre 1907, Bainville allègue « qu’un chemin de fer stratégique sur la frontière des Vosges fut construit avec précipitation par les Allemands qui annonçaient même, bien haut, que la ligne serait finie pour octobre (le mois des élections). Et le préfet des Vosges écrivait à son ministre que cette construction ne servait qu’à une chose : appuyer la candidature de Jules Ferry en effrayant les populations rurales ».
156 : 26 novembre 1914 : « Sur les origines mêmes et les responsabilités de la guerre, la contradiction est totale, absolue. Le désaccord est formel. Il est dès aujourd’hui visible qu’il se prolongera à travers les siècles, qu’il remplira l’Histoire aussi longtemps qu’une France et une Allemagne existeront ».
157 : Sur la clairvoyante « Action française »
190 : Résumé de la position américaine en février 1917
195 : Tentation de Bainville pour la dictature
: Sur l’Allemagne qui a 4 fois déclaré la guerre à l’Europe (1864, 1866, 1870 et 1914)
203 : 25 janvier 1918, sur le risque de l’oubli : « Car nous devons le prévoir et le craindre, nous ne devons pas nous laisser donner le change : qu’une grande Allemagne libre de ses mouvements se retrouve en face de la France et ces luttes renaîtront dès que les souffrances et les horreurs de la guerre seront oubliées, dès que, sur les souvenirs, sur la lassitude, d’autre sentiments, d’autres intérêts, d’autres besoins prévaudront ».
Yann Prouillet, août 2024

Share

Dromart, Marie-Louise (1880-1937)

Le chemin du Calvaire, Paris, La Maison Française d’Art et d’Edition, 1920, 167 p.
Résumé de l’ouvrage :
Marie-Louise Dromart demeure à Haybes, petite commune aux confins des Ardennes, à l’entrée de la pointe de Givet, en bordure de La Meuse. En 1914, elle est vice-présidente du Comité des Dames Françaises de la Croix-Rouge de Fumay, Haybes et Revin. A ce titre, elle témoigne des terribles journées d’août, à partir du 16, qui voient l’invasion de son village par les troupes allemandes. Après quelques jours d’exode des habitants des localités voisines auxquels sont mêlés des ressortissants belges, qui témoignent d’exactions, résolue, elle dit : « Vice-présidente d’une société locale de la Croix-Rouge, j’avais assumé la tâche rigoureuse et difficile de tenir tête à l’orage et, si je ne songeai pas un seul instant à déserter mon poste, je jugeai que mon premier devoir était d’écarter ma mère et mes deux enfants du péril imminent » (p. 3). Hélas, le 24, alors qu’elle s’apprête à traverser le fleuve avec sa famille, son fils et son père, « les Hussards de la Mort (du 19e) arrivaient comme une trombe » (p. 3), notamment « sur le Chemin du Calvaire, tristement symbolique, et ainsi nommé parce qu’un beau Christ de pierre le domine et le protège de toute sa détresse miséricordieuse » (p.11) qui donne son titre à son livre testimonial. Dans la tourmente, elle perd un temps sa fille et sa mère, séparée d’elles par la guerre. Devant cette détresse qui la dépasse, elle dit : « Je glissai dans ma poche deux paquets de sublimé, bien décidée à partager le poison avec les miens si les choses tournaient au pire » (p. 17), envisageant ainsi d’assassiner sa famille. Rassérénée, elle va dès lors se démultiplier pour tenter d’influer, en pleins combats, sur l’attitude des allemands qui vont multiplier les répressions et les exactions envers la population. Elle relate par le détail tant son action devant les troupes, et notamment les officiers, qu’en tant qu’infirmière, au château de Moraypré, tout en tentant d’éviter que sa propre famille ne subisse le même sort que son village, centre de combats de résistance, et où les destructions s’accumulent. Se démultipliant, également comme interlocutrice, voire médiatrice, elle assiste au simulacre d’un procès et rapporte (elle n’en n’est pas le témoin direct) celui d’une Cour martiale à l’encontre d’un des prêtres du village. Début septembre, elle constate son village en ruines, qui s’est résolument enfoncé dans l’occupation, la guerre ayant poursuivi son chemin vers le sud. Mais il faut gérer les blessés. Omnipotente, elle organise l’évacuation de ceux de l’hôpital de fortune qu’elle avait créé avec l’instituteur local vers l’hôpital de Fumay, commune limitrophe au sud, par-delà la rivière. Elle dit pour cela bénéficier de l’aide du docteur Mangin, lorrain de Château-Salins, manifestement francophile et francophone (p. 91). La suite de son récit est une succession de tableaux, le plus souvent issus de faits rapportés. Elle dit parfois : « Je n’ai pas vu l’autre scène, celle que je vais rapporter, mais elle me fut contée par des témoins avec une telle minutie de détails impressionnants que j’en ai gardé la macabre obsession » (p. 114), ce qui minore la matérialité testimoniale de ses récits. Ainsi, la description de la mort christique d’un soldat dans un ambulance n’amène pas à la nomination de ce soldat. Elle dit enfin « être rapatriée après un internement de six longs mois en pays occupé » (p. 129), donnant un ouvrage composite construit entre Haybes (le 24 août 1914) et La Guerche (Indre-et-Loire) (le 24 août 1916). L’ouvrage s’achève sur des appendices rapportant les atrocités à Haybes, issu du rapport Bédier (p. 158 à 165), et sa citation pour son attitude courageuse dans les tragiques journées d’août 1914.

Commentaires sur l’ouvrage :

Marie-Louise Grès, épouse Dromart, née à Haybes le 29 juillet 1880, est connue comme poétesse [elle obtient en 1924 le prix Archon-Despérouses puis le prix de l’académie des jeux floraux de Toulouse en 1931]. Son père, Pierre Lambert Édeze Grès, évoqué dans l’ouvrage, est fabricant de pavés en ardoise et sa mère est Adèle Maria Sulin. Marie-Louise Grès est le second enfant du couple qui aura 4 filles. Elle évoque d’ailleurs l’une de ses sœurs, Louise, morte à 20 ans (page 17). Après des études secondaires à Charleville-Mézières, elle se destine au métier d’infirmière. Elle se marie à 19 ans avec François Joseph Dominique Dromart, directeur d’usine. Elle aura une fille (née en 1900) et un garçon (né en 1903), tous deux également cités dans le livre, notamment dans leur tentative avortée de fuite devant l’invasion (p. 19). Elle se fait une place dans la littérature, obtenant quelques critiques encourageantes, notamment de Georges Duhamel, dès avant la Grande Guerre, ce en publiant un premier livre de poésie dès 1912. Elle témoigne également dans un livre recueillant la parole de femmes parisiennes, en compagnie par exemple de Mme Alphonse Daudet ou la duchesse d’Uzès, collectés par Camille Clermont, actrice et autrice. Après la guerre qu’elle a passé réfugiée dans la capitale ou le centre de la France, elle revient à Haybes en 1919, y fait partie des notables (elle narre ainsi succinctement la réception du président Poincaré à Haybes le 1er décembre 1919) (p. 156) et son action au cours des journées terribles d’août 1914 lui valent deux citations à l’Ordre de la Nation, la médaille de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur. Elle meurt à Paris le 23 octobre 1937. Son témoignage, dense et haletant, est issu de son expérience directe sur la période allant du 16 août à octobre 1914 soit un peu plus de la moitié de l’ouvrage. Son style, pétri de patriotisme et d’emphase, mêlant devoir et religion, est un modèle de la littérature emphatique et martyrologe. Elle y multiplie ce style à l’envi : « La voilà bien l’exaltation patriotique des martyrs et des héros qui seront morts sans gloire, mais qui donneront aux siècles futurs la mesure du délire sacré dont notre époque aura frémi » (p. 93) ou un peu plus loin : « De ces riens s’exhale le parfum de la délicatesse française, fleur vivace de la chevalerie et de la loyauté » (p. 95). Son sujet reste toutefois l’histoire du village de Haybes. Dès lors, ce style, ses envolées lyriques (lire à ce sujet le 2ème paragraphe, héroïco-mystique, de la page 116), destinées au lecteur à laquelle elle s’adresse (p. 110) et une certaine centralité omnipotente du personnage dans les faits qui se sont déroulés des 24 au 26 août éludés, l’ouvrage reste référentiel pour l’historiographie de la pointe de Givet et pour les secteurs d’Haybes, de Fumey et de la frontière avec les Ardennes belges. Le livre concourt bien entendu à la littérature martyrologe, mettant en avant les exactions allemandes, la pratique des otages, des boucliers humains, les balles explosives, jusqu’au viol, supposé toutefois (celui de Julie Dévosse p. 94). L’ouvrage s’ouvre en effet sur les 11 soldats tombés au champ d’honneur à la bataille d’Haybes, et sur quatre soldats tombés en formations sanitaires à Haybes (Ambulance de Moraypré) ou Fumay. Toutefois la vérification ponctuelle de quelques patronymes (par exemple Jean-Baptiste Urbain) ne confirme pas toujours les lieux et dates de décès sur les simples noms avancés par Marie-Louise Dromart et invite donc à la prudence et à une vérification plus poussée. Le cas de Jean Marie Ternynck, sous-lieutenant au 245e RI, décédé des suites de ses blessures le 13 septembre (p. 97) et dont elle témoigne de l’enterrement par l’ennemi est par contre conforme à la réalité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

P. 2 : Enfants endimanchés pour l’exode : « on sauvait ce que l’on avait de mieux »
17 : Songe à suicider et à empoisonner sa famille
23 : Cadavre brûlé
30 : A perdu puis retrouvé sa mère et sa fille
33 : Evoque un roulement d’otages
35 : Balle explosive
40 : Croix d’ardoise pour un sépulture
75 : Dans les accusations des prêtres : « Vous avez prêché la revanche »
77 : Acte d’accusation et procès des prêtres puis Cour martiale pour l’abbé Hubert
80 : Allégations allemandes (population hostile, oreille coupée, enfant tirant sur les troupes ou mutilant les soldats, etc.), formulées par un général !
81 : Proclamation
84 : Trou du Diable
94 : Viol supposé de Julie Dévosse, figue johannique
: Allemands se ravitaillant sur le stock de nourriture du fort de Charlemont tombé le 29 août
97 : Mort en enterrement avec le respect de l’ennemi du sous-lieutenant Jean Ternynck
100 : Installation dans l’occupation
103 : Entend le canon du front sur la roche de l’Uf à Fumay (100 km du front)
104 : Soldats français toujours derrière les lignes allemandes plusieurs mois après les combats dans les Ardennes (noms cités) (vap 128 à 130 M. Dutil, parisien, prisonnier puis évadé retrouvé à Paris)
106 : Prix des denrées
108 : Tambour de Raffet, version napoléonienne du Debout les morts de Péricard
112 : Tableau surréaliste de la mort christique d’un soldat
133 : Histoire d’un homme fusillé enterré avec la sacoche postale (vap 154)
134 : Pièce d’or donnée comme Talisman d’un père à son fils
141 : Balle retournée (Dum-dum)
155 : Capitaine Evrard, natif de Fumay, aviateur espion qui a atterri à Bourseigne (Belgique) pour faire sauter le pont ferroviaire Saint-Joseph de Fumey

Table des chapitres
Les Boucliers vivants (p. 1) – Mon village en ruines (p. 55) – Devant la Cour Martiale (p. 61) – Les jours qui suivirent (p. 88) – Figures de désespoir (p. 111) – La dernière classe (p. 117) – La rencontre (p. 126) – La pièce d’or du Poilu (p. 131) – Jeanne Craque (p. 136) – Au temps des Cornouillers (p. 142) – Anniversaire (p. 148) – Appendices (p. 153) dont Rapport des atrocités commises à Haybes par les Allemands, du 24 août au 27 août 1914 (p. 158) et Citation parue au Journal Officiel du 24 octobre 1919 (p. 165)

Yann Prouillet, août 2024

Share

Jamet, Albert

La guerre vue par un paysan, Paris, Albin Michel, 314 pages

Résumé de l’ouvrage :

Albert Jamet suit la mobilisation et les premières batailles de la Grande Guerre dans la capitale, conflit généralisé qui finit par le rattraper. « Et un beau matin, on nous habille tout à neuf. Nos cartouchières sont garnies de munitions et l’on a complété nos vivres de réserves ; en un mot, nous sommes équipés du barda du fantassin au complet. Je pèse le mien par curiosité : 32 kilogs ! » (page 15). Débute alors une guerre épique et intense, longue suite de survivances d’un soldat qui dit « avant notre départ, je suis nommé caporal » (page 15). Débarqué à Commercy (Meuse) et « accueilli » par le 134ème RI, c’est finalement à la 33ème compagnie du 29ème RI qu’il échoue. Après avoir vu ses premiers morts de la guerre, il établit quelques travaux de défense dans le secteur de Girauvoisin, devant le fort de Liouville. Mais c’est en avril 1916 que débute la précision de sa narration qui commence par un baptême du feu, sous la rafale des obus, dont la peur a des répercussions sur sa dignité. Il est en permission dès juillet, mais un bombardement de Paris le rappelle à la guerre, puis il revient au front comme caporal d’ordinaire avant d’intégrer le 2ème bataillon, (6ème compagnie), détaché au Génie au fameux « point X ». Là, il subit la terrible guerre des mines, la boue, la soif, les conditions dantesques d’un petit poste des premières lignes dans l’enfer des Éparges. Après un repos bien mérité et reconstitutif, le régiment est affecté dans la Somme en décembre 1916 puis en Champagne en janvier 17. D’autres heures pénibles se succèdent, notamment sur les pentes du Mont Cornillet. Après une permission, où il constate l’ampleur du phénomène des mutineries, Jamet retrouve son unité en Argonne à partir de juin. La guerre change de nature et il est de plus en plus désigné pour des coups de mains nocturnes, rôle normalement dévolu aux compagnies franches, pour tenter de faire des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de continuer à tromper la mort mais il dit : « A cette mort brutale et si proche on pense toujours, et malgré soi, on l’imagine lointaine, à droite ou à gauche, mais pas là sur soi » (page 183), ce qui lui fait dire plus loin : « La mort ne veut pas de moi » (page 190). Il s’obstine pour autant à vivre et analyse souvent sa relation à la mort qui rode. Il dit « On veut désespérément ne pas mourir ! Un détail singulier : je crois avoir remarqué que c’est par beau temps que l’on défend sa vie avec le plus d’acharnement » (page 192). Passé à la 11ème compagnie, il constate que peu de camarades autour de lui lui sont connus. En mars 1918, il revient dans la Somme et le mois suivant, il combat dans le secteur de Montdidier. Sa relation d’une attaque d’un petit poste pour tenter d’y faire des prisonniers afin d’identifier le régiment allemand en face de lui est épique et terrible (elle est à rapprocher avec le témoignage similaire de Paul-Marie Lacombe Bon de La Tour dans La Vosgienne). Il en déduit d’ailleurs que la destruction du château du Monchel du député Louis Lucien Klotz à Ayencourt-le-Monchel, peut-être bien attribuée à une représailles à sa propre opération. Cette pratique des coups de main est alors la nouvelle façon de faire la guerre, qu’il réitère au niveau de la compagnie en juin. Dans ces actions d’éclat, il « attrape » des citations mais en dit : « La citation ne m’intéresse pas, mais cela fait toujours deux jours en plus à la prochaine permission » (page 214). Mais il commence également à nourrir quelque inquiétude. Il dit : Cette existence-là dure encore quelques temps, et nous avons comme un pressentiment que cela ne peut pas durer toujours » (page 216). Ayant conscience qu’il est un miraculé perpétuel, il revient à ce sentiment un peu plus loin et dit : « J’ai l’impression que pour moi ce sera la dernière attaque, car je reste le plus ancien de la compagnie, le seul qui n’a pas encore été évacué ? » page 261. En août suivant, c’est « la grande attaque » devant Montdidier, entre Assainvillers et Piennes, retrouvant la guerre de mouvement et même l’emploi de la cavalerie (chapitre XX page 229). Il y fait état de l’hyperviolence de ce type de guerre sans merci, parfois au corps à corps. Il évoque jusqu’à l’égorgement d’un ennemi (page 224), précision rare dans les témoignages. Une nouvelle permission est le prétexte à donner son sentiment sur la guerre, la lassitude de sa longueur, sa perception dans la population, voire la sienne. Il dit, en septembre 1918, « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans un troupeau qu’on mène à l’abattoir » (page 249). La guerre a radicalement changé de nature et l’avance se poursuit. C’est maintenant l’attaque de la Ligne Hindenburg, en avant de Saint-Quentin. « Nous appréhendons le choc, que nous pressentons terrible » (page 260), un pressentiment tel qu’il rédige une lettre à ses parents dans laquelle il dit : « Si je suis tué, c’est la destinée qui l’aura voulu. (…) Que voulez-vous, c’est la guerre ; la guerre est faite pour se tuer mutuellement. C’est un miracle de s’en sortir avec rien. Il peut arriver aussi que je sois fait prisonnier. Tout ça, encore une fois, c’est une question de destinée » (page 261). Et en effet, l’attaque et le massacre des hommes, comme des prisonniers, sont terribles ; lui-même s’interroge pour assassiner de sang-froid un officier prisonnier, avant finalement de renoncer. « Dois-je le tuer celui-là ? J’hésite. Il me regarde et tremble près de moi » (…) et je dis au soldat Catel : – Fous-lui une balle dans la peau, moi je ne peux pas. Catel le regarde et me dit : – Cabot, maintenant qu’il s’est rendu, et se trouve sans défense, je ne peux tirer dessus, et peut-être arrivera-t-il tout de même dans nos tranchées » (pages 266-267). Mais à force de pousser en avant, « le 29 septembre, vers trois heures de l’après-midi », il est fait prisonnier devant Urvillers (page 273). Débute la relation rare de la capture, de l’interrogatoire, et le départ en lamentable troupeau vers une Allemagne elle-même en piteux état. Il arrive à Aix-la-Chapelle puis est interné au camp de Giessen où il subit les privations jusqu’à ce qu’il soit, avec ses camarades de misère, rassemblés pour entendre : « L’Allemagne est en République ! Vous les prisonniers, vous allez être libérés… » (page 303). A la fin de novembre, il rentre enfin chez ses parents à qui l’on répondait invariablement : « Disparu le 29 septembre 1918 » ! (page 310).


Commentaires sur l’ouvrage :

Dans la préface de Jean Martet, écrivain, secrétaire de Georges Clemenceau, rapporte les propos introductifs de l’auteur : « Je m’appelle Albert Jamet. Avant la guerre, je poussais la charrue. La guerre est venue, j’ai été envoyé au front, et j’y suis resté jusqu’au jour où j’ai été fait prisonnier, expédié en Allemagne. Je suis revenu en France après l’armistice. Aujourd’hui, je suis chauffeur d’auto » (page 7). On sait en effet peu de choses sur Jame, berrichon, mais que la guerre ne vient pas chercher chez ses parents mais dans un appartement parisien (page 21). Il dit avoir plusieurs frères, dont un est déjà tué en juillet 1916. A part une légère blessure au début de 1917, Jamet traverse la guerre en voyant se succéder les miracles tant il aurait dû être tué mille fois. Aussi, le livre de ce soldat-paysan aurait pu être sous-titré « Journal de guerre d’un miraculé ». Le témoignage est dense, daté et précis et Jamet exerce différentes fonctions au cours de son parcours, sur toute la durée de la guerre (fonction diverse de caporal, organisateur de corps franc, ou un stage de grenadier). Son style, vivant et enjoué, vaut également pour le vocabulaire du soldat. Jamet est notamment relativement obnubilé par l’hygiène et sa possibilité de souscrire à des besoins naturels, volontaires ou provoqués par les circonstances ! Il rapproche cet aspect à celui de sa condition d’homme traqué et dit « Voilà ce qu’on a fait des hommes ! » (page 66). L’ouvrage peut être sur ce seul aspect physiologique utilement analysé. Mais, plus fortement, l’ouvrage a de fréquentes et profondes analyses psychologiques ; son acceptation d’une mort inéluctable par exemple n’est pas tue. Au terrible Point X, il dit : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends » (page 55). Mais, échappant souvent à l’inéluctable, il développe quelque peu le sentiment, qu’il collectivise même, d’être invulnérable. Il dit : « … la pensée intime de tous, c’est que les obus tombent toujours à côté de nous. Le sentiment bizarre d’être invulnérable soutient notre espérance, c’est ce qui nous donne la force de tant souffrir. Sans cette illusion nul homme ne pourrait vivre dans cette misère (p. 90) ». Plus loin, en 1918, revenu miraculeusement d’un coup de main nocturne, il dit : « Décidément pour avoir réussi à me tirer vivant de ce coin-là, c’est que la mort ne veut pas de moi » (page 190). Il ne tait pas également son sentiment, comme celui, général, lorsqu’il est en permission. Haletant et très dynamique, il est aussi riche que fourmillant d’informations utiles à l’Historien, révélant malgré une origine (relativement) plébéienne un des très bons témoins de la Grande Guerre. En témoigne le nombre conséquent d’éléments utiles extraits de cette « Guerre vue par un paysan ». Peu d’éléments dépréciant ce témoignage sont décelés à sa lecture ; on note toutefois que certains noms cités, tels Rasterre ou Vilbac (le Vosgien) page 188 par exemple, n’ont pas été retrouvés sur le site de Mémoire des Hommes mais celui de Louis Arquinet, tué le 11 avril 1918 à Ayencourt y figure (page 187). Enfin, la relation de sa capture et les dernières semaines sous le statut de prisonnier dans une Allemagne exsangue sont parmi les pages rares des témoignages de cette qualité.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 15 : Il pèse son sac qui fait 32 kg.
18 : « Pisse » par la fenêtre de sa chambre car il ne connaît pas la caserne dans laquelle il dort et qui n’a pas de lumière
19 : Voit ses premiers morts
21 : Fait dans son pantalon à cause d’un obus ; c’est son baptême du feu (vap 40, 41, 44, 48, 66, 67, 107)
27 : Découvre la guerre : « … faire le « plat ventre » lorsqu’arrive un obus, qui du reste le plus souvent est arrivé avant que l’on ait eu le temps de se coucher à terre, je me rends compte que c’est là un genre d’existence auquel il sera difficile de s’habituer »
28 : Ramène un souvenir d’artisanat de tranchée
30 : Bombardé à Paris, il fait confiance à sa chance
34 : Comment fonctionne la cuisine d’une compagnie, répartition des vivres
41 : Vision dantesque du front au Point X
42 : Bruit des obus, galéjade
55 : Sur la mort, inéluctable : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends »
62 : Boue (vap 186)
66 : Odeur du front : « A l’odeur des cadavres et de la poudre se mêle celle de nos excréments »
67 : Rats
72 : La soif
75 : Faire l’exercice, occupation idiote en grand repos
76 : Lance-flammes Vermorel
81 : Horreur de la tentative de récupérer les bottes d’un allemand mort
86 : Vue d’obus au départ : « À le voir partir on dirait un enfant s’élançant dans l’espace à la conquête du ciel »
: Poux et lutte contre (vap 91, 173, 239)
87 : Froid (vap 93, 95 (pain et vin gelés))
88 : Bois des Satyres, bois du Casino, anciens lieux de libations allemands expliqués
90 : Sentiment bizarre comme illusoire d’être invulnérable
91 : La Madelon chantée par un soldat
97 : Horreur
99 : Bruit du no man’s land
104 : Pourquoi il se bat : « La consolation, c’est de savoir que nous nous battons pour le Droit et la Civilisation, la Liberté des Peuples et la Paix Perpétuelles, quand la guerre sera finie. J’ai seulement bien peur qu’au train dont vont les choses il ne reste plus personne pour assister au triomphe de ces belles choses-là ! »
: les lettres, la censure et les auto-mensonges, le moral
106 : Solidarité de misère
107 : Horreur d’un homme gravement blessé
108 : Sur la sape : « Le pilonnage continue. Que d’obus ! que d’obus ! Sans la sape, il ne resterait pas un homme vivant. Il n’y a que l’être humain qui puisse résister à une chose de pareil. Les rats n’ont pas pu tenir le coup. Ils sont tous crevés. Un chien ne supporterait pas quinze jours de cette existence-là ; vivre couché dans la boue, respirer continuellement l’odeur de la poudre et des cadavres, et avec cela être dans un continuel état d’anxiété ou d’épouvante qui use les forces nerveuses ».
109 : « Dans notre enfer, il arrive qu’on chante pour ne pas pleurer »
117 : Tromblon VB, Chauchat (vap 269 (il ne l’aime pas !) et 280)
121 : Prix du champagne
122 : Vol d’un cochon
131 : Conseil de guerre pour les hommes qui ne sont pas montés au Cornillet : « Nous ne savons pas la suite »
: Moral en permission, mutineries dans les trains : « Au départ des trains de permissionnaires, ça va mal » (vap 133)
133 : Vue d’un cimetière de fusillés (secteur de Sainte-Menehould)
134 : Cartes de ravitaillements diverses, ambiance
135 : Reboursite appelée « guerre de repos »
: Live and let live, fraternisation, contacts
: Désertion allemande, répression
140 : Corps francs (vap 146)
145 : Comment on rentre « au bruit » d’une patrouille nocturne, pour trouver la direction
147 : Ration de vin réduite au repos : « 3/4 de litre seulement pour la journée », vin ordinaire (aramon), différence avec le vin bouché et prix (fin 148)
151 : Sentiment de gêne du permissionnaire « il y a dans leur attitude quelque chose pour nous reprocher d’être encore vivants ». Se sent responsable. Bourreurs de crânes. Son sentiment dans le train au retour, ambiance après les mutineries : « Comme si le train emportait la mort avec lui », vue de la gare de l’Est
152 : « On s’est déshabitué si entièrement de la vie civile qu’on se demande en soi si l’on pourra jamais reprendre son ancien métier »
158 : Vue d’un convoi de camions
162 : Respect d’une maison abandonnée
164 : On utilise les portes et les volets pour faire la cuisine
166 : Femme collabo
174 : Sur les métiers de nécessité de la guerre « Et un employé de bureau dans le civil se transforme en bon terrassier lorsqu’il s’agit pour lui de sauver sa peau »
: « … le village de Veaux qui est en zone neutre. Mais pour les obus il est en zone internationale, du fait que nous en bombardons une partie et les Allemands l’autre »
181 : « Camarade ! », « langue internationale, entendu des deux côtés de la tranchée »
: « Tu as les grôles ! » : tu as peur
186 : « Ainsi qu’il a été convenu en prévision d’évènements, j’écris à une tierce personne chargée de prévenir la famille avec tous les ménagements possibles. La pauvre mère d’Arquinet étant grave malade, il importe de lui cacher la triste nouvelle », il en est récompensé d’une somme de 100 francs pour faire une belle tombe à Louis Arquinet
187 : Vue d’obus incendiaires tirés sur Montdidier
188 : Relation épique d’une patrouille au contact, se croit mort
193 : Reçoit l’ordre de monter un coup de main pour identifier le régiment allemand, prime de prisonnier ou d’effet capturé (cf. témoignage de Bon de La Tour) (vap 211)
195 : Comment il se déroule, échec mais Jamet gagne 100 francs pour un fusil récupéré
198 : Destruction du château de Monchel appartenant au député Klotz, répercussion possible de son coup de main
201 : Retire un éclat d’obus dans le corps d’un homme, horreur
203 : Boutons recousus avec du fil téléphonique
208 : Vague d’avions ressemblant à un gros nuage
211 : Autre coup de main, au niveau compagnie, résultat, décoration, le pourquoi du désintérêt pour mais permission et récompenses (vap 243)
215 : Trêve tacite suite à une inondation de tranchée pour écoper, contact, « nous nous faisons des révérences avec le bras »
216 : Présentiment néfaste (vap 261)
220 : Attaque d’avions sur les ballons puis attaque générale
223 : Combat entre une mitrailleuse et un canon de 37
224 : Egorgement
231 : Reddition réglée par la cavalerie
232 : Fusil-mitrailleur, trop encombrant et manquant de précision, non jeté « par crainte du Conseil de guerre »
: Sapes allemandes camouflées par effet de peinture, vue de l’intérieur, pillage
233 : Démine un dépôt de munitions
244 : Vue de Martiniquais et de Sénégalais, ce qu’il en pense
246 : Permission. Remarque un changement dans la population, froideur à l’égard du soldat
247 : Fait des cauchemars
249 : Ambiance de retour au front : « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans le troupeau qu’on mène à l’abattoir. »
259 : Rencontre un condamné d’une compagnie de discipline
260 : Envoi une lettre testament, délai postal
263 : Sauve un camarade chargé de grenades qui prend feu
264 : Carnage de prisonniers
266 : S’interroge pour tuer un officier prisonnier, puis renonce, brutalisation
268 : Coincé entre deux mitrailleuses ennemies
: Fusée à 6 feux
273 : Fait prisonnier, sa relation avec les allemands
279 : Pense être assassiné ! Mais 3 interrogatoires, sans violence
: Vue d’un alsacien francophile (vap 282)
283 : A caché un Louis d’or dans son calot (vap 309)
: Camp de prisonnier, nourriture et misère
287 : Convoi vers l’Allemagne, vision épique : « Il faut voir cette misère de la guerre sur les routes : nos chariots lourdement chargés tirés par trente hommes environ, et suivis d’une horde humaine, maigre, sale, déchirée, et que la vermine ronge »
288 : Boîte de sang en conserve
291 : En train
292 : Moral allemand
294 : Vue des Allemands en Allemagne

Chapitrage de l’ouvrage
C’est la guerre (p.7) – Le baptême du feu (p.21) – La permission (p.27) – Caporal d’ordinaire (p.33) – Aux Eparges (p.36) – La guerre de mine (p.47) – La corvée de soupe (p.53) – La relève du petit poste (p.61) – Le grand repos (p.75) – Dans la Somme (p.79) – En Champagne (p.92) – Au Mont Cornillet (p.117) – En Argonne (p.133) – Retour dans la Somme (p.157) – Vers Montdidier (p.173) – Attaque d’un petit poste (p.193) – Attaque des Allemands (p.205) – Coup de main de la Compagnie (p.211) – La grande attaque (p.217) – Attaque de la cavalerie (p.229) – La relève (p.241) – La permission (p.245) – Le retour à la Compagnie (p.249) – Attaque de la Ligne Hindenburg (p.253) – Prisonniers (p.273) – Vers l’Allemagne (p.287) – En Allemagne (p.295) – La révolution en Allemagne (p.301) – Le retour (p.307).

Yann Prouillet – août 2024
Share

Pagès, Emile (1893 – 1963)

Résumé de l’ouvrage :
Emile Pagès, La grande étape. Ceux de la « Sans-Fil », Paris, Tallandier, 1931, 221 p.

En août 1918, le caporal Pagès, se « trouvant inapte à tous les fronts par suite d’une blessure à la jambe gauche » (page 10), ronge son frein à La Courade (commune de La Couronne, à peu de kilomètres au sud d’Angoulême), dépôt des éclopés du 8ème régiment du Génie. Un matin, à la lecture du rapport, un gradé « demande des volontaires, aux fins de constituer le poste radio-télégraphique de la Mission militaire française en Sibérie » (page 11). Désœuvré, il décide de s’engager immédiatement comme huit autres comparses : Battesti, hâbleur qui se propose comme le futur mécano du poste, Fendlevent, un classe 17 éleveur d’escargots montmartrois, Lenoir, grippe-sous, Larchaud, sème-fortune, Robert, la belle gueule, Ramon, le sauvé du front, Bollec, racolé de la dernière heure et Fléau, le taciturne. Pour Pagès, un problème se fait jour ; le poste de chef est dévolu à minimum un sergent or il n’est que caporal. Qu’à cela ne tienne, il est alors immédiatement nommé sergent, Battesti devient derechef caporal. Dès lors, il prend la tête de cette petite troupe hétéroclite pour une marche vers l’ouest, avec pour but de convoyer une « caravane » de 120 caisses de matériels de transmission et de téléphones. Le petit noyau fait partie intégrante d’un « échelon », composé d’une dizaine d’officiers, commandée par un colonel. Parti de Paris le 8 octobre, la troupe de ces « Sibériens » embarque à Brest sur le Léviathan, ancien paquebot allemand capturé par les Américains à leur entrée en guerre. Le détachement débarque à New-York après une traversée sans rencontre sous-marine funeste. C’est l’occasion d’une découverte de la grande cité outre-Atlantique où les Français bénéficient d’un crédit patriotique confinant au triomphal. Embarqué dans un train, il faut maintenant au détachement traverser le Nouveau Monde. Le 7 novembre, arrivé à San-Francisco, Pagès embarque sur le Thomas pour traverser maintenant le Pacifique. C’est sur les flots que l’escouade apprend que « la guerre est finie » ; c’est la Victoire ! Et de s’interroger sur celle-ci : « La Victoire ? elle est faite de toutes les tombes qui, pour l’éternité, vont monter la garde au long de la ligne rouge. Un peu de nous-mêmes, les rescapés, se trouve enseveli sous ces croix. Nous ne sommes pas morts, mais quatre ans de la vie, quatre ans d’ardente jeunesse reposent, scellés dans les bières de ceux qui furent fauchés à nos côtés. La guerre est en nous pour toujours, comme un épouvantable virus » (page 124). C’est aussi l’occasion de se remémorer, sur la base du « Boum ! Voilà ! », journal de tranchée du 402e RI que l’auteur a contribué à fonder , de quelques épisodes de la guerre passée. Le détachement débarque enfin à Vladivostock. Pagès dit alors : « En somme, nous abordons la Sibérie sans en rien connaître. Les rouges, les blancs, l’épopée tchèque, la révolution forment un puzzle nébuleux parfaitement incompréhensible pour des cervelles simples comme les nôtres ; et, au surplus, nous estimons que toutes ces querelles ne nous regardent pas. Il fallait des volontaires pour dresser une antenne, monter un poste-radio en Sibérie ; nous nous sommes proposés, un point c’est tout. La politique n’a rien à voir là dedans » (pp. 151-152). Débute alors la dernière partie du voyage, épique et Vernienne, dans un train qui permet d’appréhender le peuple russe, conglomérat cosmopolite, miséreux à l’extrême et bien entendu alcoolisé. Il voit ainsi « des loques, de la vermine, de la faim – une faim rouge, enragé – des agonisants, des enfants, des vieillards, des femmes, toute une humanité blême, cadavérique… » (page 155). Il voit aussi des combattants, ceux qu’il appelle « les Loups de la Steppe » de tous oblasts ; « Kalmouks au nez écrasés, Mongols aux petits yeux bridés, Tartares, Mandchous aux moustaches grêles, Lakoutes aux faces bestiales, des blancs aussi, Cosaques, aventuriers de nationalités mal définies » (page 200). Le but ultime de ce voyage sans fin, au cours duquel il apprend les rudiments du russe, est Omsk, la zone d’affrontement entre les Russes rouges et les blancs. Il dit, « nous ne sommes pas sans savoir que cent milles Tchèques, aidés de Serbes, de Polonais, de Roumains, de tous les prisonniers enfin du front oriental, luttent eux aussi, dans ce combat titanesque. Ils forment même l’ossature véritable de l’armée opposée aux bolchéviks » (pages 205-206). Mais Pagès, pas dupe, complète : « D’ailleurs, tous ces étranges ne peuvent-ils pas disparaître en moins d’un mois. Qu’on laisse à tous ces brave le libre passage, qu’on leur permette de rejoindre leurs foyers, et la Sibérie n’en gardera pas un seul. S’ils se battent en ce moment, c’est qu’ils entendent prouver par la force de leurs coups que le plus sage est de les laisser retourner dans leur patrie, leur présence étant nécessaire dans la république naissante » (page 206). Après de multiples péripéties, dont le vol de l’ensemble de la cargaison du détachement, le train arrive enfin à Omsk et l’escouade de constater que les trois couleurs nationales flottent au-dessus de la ville et qu’une antenne est déjà dressée sur une cheminée, qui sera bientôt complétée par le mât de « l’équipe » du caporal Pagès. « L’odyssée est terminée. Partis du dépôt sur un coup de tête, traversant l’Amérique en délire, voguant sur le Pacifique, apprenant dans une dure expérience les multiples dangers de l’Aventure, nous avons vécu » (page 220).

Commentaires sur l’ouvrage :
Manifestement basé sur ses souvenirs d’Emile Pagès (30 juin 1893, Saint-Maurice (Val-de-Marne) – 9 mars 1963, Paris), cet écrivain français et auteur de romans populaires livre dans La Grande étape, ceux de la Sans-fil » un Road Movie qui naît de la Grande Guerre. En effet, cette relation très personnelle distille au sein du livre, çà et là, quelques souvenirs et éléments de sa carrière militaire, notamment son rôle de créateur du journal de tranchée du 402ème RI, le « Boum Voilà », à l’occasion de son apprentissage de l’Armistice, dans les flancs du Thomas, le bateau qui approche des côtes de Vladivostok (page 125). L’ensemble de l’ouvrage est en vérité un véritable carnet de voyage d’un détachement du 8e régiment du Génie en secours des Russes blancs qui, après la Révolution, combattent au centre de la Russie contre le péril rouge bolchévik. Cet ouvrage, qui emprunte tant de Jack London que de Boris Pasternak, s’étale ainsi d’août 1918 à janvier 1919. L’intérêt principal de cette relation réside donc dans la vision anthropologique de deux continents traversés de part en part, les Etats-Unis peu avant l’Armistice et la Russie pas encore soviétique peu après. Enchaînant les tableaux d’une Amérique très francophile, Pagès, devenu pour les Amec’s le sergent Pig’s, note que, « depuis la visite des chasseurs alpins, en 16, New-York n’a pas revu de poilus dans ses murs, et ceci explique la chaleur d’un tel accueil » (page 58). Il précise encore : « Quand, en 18, un Yankee prononce religieusement : Verdun ! tout est dit » (Page 65). Il voit des scènes pittoresques, comme la collecte effrénée des Liberty Bounds et décrit à cette occasion : « … à une fenêtre de sa maison, un petit drapeau bleu sert de rideau ; ce drapeau est piqué de deux étoiles d’argent. Deux fils au front. » (page 65). A la veille de la Victoire, il continue : « Oui, j’admire un New-York enfiévré qu’on ne retrouvera pas de sitôt. Songez que tous ces gens-là, sportifs et joueurs enragés, considèrent la guerre comme un match dans lequel ils ont engagé des paris » (page 65). A San-Francisco, « le port du masque est obligatoire » (page 105) du fait de la grippe espagnole. De même qu’il a décrit New-York et le trajet en Pullman de la Pacific and Co, Pagès décrit la terre russe, la Vladivostok pendant l’hiver, ses moyens de lutte contre le froid, la population, ville dont il s’extasie que « oui, voilà bien le seuil d’un pays d’aventures » (page 162). Et il n’en manque pas ; attaque du train, parcours chaotique et surréaliste, vol de l’ensemble d’un chargement si difficilement convoyé jusque-là (page 196), mais incident dont on n’entend toutefois étonnamment plus parler à l’arrivée. Un petit doute est toutefois relevé (page 106) quand il dit à peu de jours de l’Armistice : « J’ai vingt ans, je suis heureux de me sentir vivre » alors qu’Emile Pagès est sensé avoir à 25 ans à cette date.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Description d’un képi de chef de gare, à trois galons et à bande blanche
30 : Fourré à l’ours : être puni
42 : Vue du Léviathan, ancien Vaterland, « le plus grand bateau du monde », (vap p. 44)
77 : Sabre Z (sabre-baïonnette Chassepot) pour les GVC
125 : 321e RI cité, qui fait bien brigade, la 133e, avec le 402e R.I. à la création, en Alsace, dans le secteur de Dannemarie, du journal de tranchée « Boum ! Voilà !« .

Yann Prouillet, juillet 2024

Share

Prévot, Jean 1890 – 1960

Soissonnais 14 – 18, Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel (éd.), Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien. (De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918), Paris, Éditions des Équateurs, 2007, 317 pages.

1. Le témoin

Jean Prévot est né à Montauban en 1890. Bachelier en 1908, la guerre le trouve à Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé ses études de pharmacie. Incorporé au 108e RI de Bergerac, et passé dans une section d’infirmiers non endivisionnée en janvier 1915, il est transféré en avril 1915 à l’ambulance 4 de la 37ème DI, division composée de régiments de tirailleurs et de zouaves. Il est au front ou dans la zone des étapes d’avril 1915 à septembre 1918. Revenu à la vie civile, il exerce les fonctions de pharmacien à Toulouse, Carcassonne et Lautrec. Il décède à Orléans en 1960.

2. Le témoignage

Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien (« De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918») ont été publiés en 2007 par Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel, en association avec l’association « Soissonnais 14 – 18 » aux éditions des Équateurs (317 pages). C’est à Orléans, dans la maison où est décédé Jean Prévot (ne pas confondre avec Jean Prévost, écrivain et journaliste mort en 1944 au Maquis), « qu’en 1970 son petit-fils Marc retrouvera intacts dans une malle entreposée dans le grenier les carnets écrits par son grand-père. » (p. 11). L’introduction de G. Servettaz montre l’importance de la transmission mémorielle, avec un voyage fait par les transcripteurs de l’ouvrage sur les lieux évoqués par l’auteur, et notamment la ferme-ambulance 4/37. À noter une ambiguïté p. 11 « il est nommé 1re classe de réserve le 9 juillet 1919 », c’est bien-sûr aide-major (pharmacien) de 1ère classe, c’est-à-dire l’équivalent du grade de lieutenant.

3. Analyse

Février 1915 –  mars 1916 – infirmier à l’ambulance

Il s’agit de la partie la plus intéressante des carnets, car c’est là que J. Prévôt est le plus disert quand il évoque avec précision ses fonctions d’infirmier dans une ambulance (hôpital de campagne). Jeune étudiant, il n’a pas été reconnu pharmacien dans cette spécialité car son cursus est incomplet, mais cet état lui permet d’échapper à son régiment en janvier 1915 (passage à la 12e section d’infirmier) puis d’intégrer l’ambulance 4/37. Il mentionne ses tentatives infructueuses pour se faire reconnaître comme pharmacien [avec autorisation de citation] (p. 29) « non, des pharmaciens, on en a, à ne savoir qu’en faire ! ». Pour lui cette affectation non enrégimentées est tout de même appréciable, en témoigne cette menace affichée à la 12e section d’infirmiers (avril 1915) : « Tout absent à deux appels : versé dans l’infanterie. » Les carnets décrivent le quotidien des gardes d’infirmier, dans une ambulance proche des lignes ; elle reçoit en 1915 des blessés du secteur de Quennevières (Offémont, Oise). La force de ces mentions, qui rappellent le Georges Duhamel de 1917, est faite d’un mélange de description des blessés, d’évocation de leurs souffrances, avec un ton détaché et neutre, sans empathie particulière, une sorte de froideur clinique qui renforce la dureté de la perception. Ainsi par exemple en avril 1915 (p.53) : « La salle 5 (12 lits) est à moitié pleine de types plus ou moins amochés. (…) On a amené trois Boches blessés. En voici un des plus amochés, pieds broyés, les fesses emportés par les obus. Il n’y a pas moyen de le prendre et après un pansement on le laisse sur son brancard et on le met tel quel sur le lit. La plupart sont blessés à la tête. On ne voit point de figure. On n’entend que des corps qui gémissent et se plaignent des cris du blessé : à boire. Le premier en entrant à droite est déjà mort, les traits calmes comme s’il dormait encore. Au fond un zouave râle, il a une fracture du crâne et ne va pas tarder lui non plus à entrer dans le grand sommeil. » L’auteur est souvent acerbe à propos des talents médicaux des majors, sans qu’il soit possible de savoir si c’est vraiment justifié (p. 58) « Le type à la fracture du crâne qui était dans la tente de la cour et qui râlait depuis hier est mort sur la table d’opération. Jocaveille en sortant de la salle était tout souriant. Ce matin Deveze a amputé le zouave d’hier soir arrivé avec l’hémorragie du bras, il va parfois un peu vite en besogne. » L’auteur évoque p. 73 « un sidi gratifié d’une balle dans la tête, on ne l’a guère regardé. Tout n’est certes pas pour le mieux, et que dire ? » Rien ne permet ici de dire que les blessés sont moins bien soignés parce qu’ils sont indigènes, il s’agit plutôt d’un doute sur les compétences professionnelles de certains majors, dont certains s’improvisent chirurgiens. L’auteur mentionne souvent le fait que lorsque c’est son tour de repos, il ne peut dormir et récupérer à cause des cris persistants des blessés. Ainsi p. 73 « On apporte un tirailleur gravement atteint d’un éclat dans le dos. Le major dit que l’on pourra lui donner à boire ce qu’il voudra, ce qui est sa condamnation sans plus de phrase. Il se voit perdu; d’ailleurs en arrivant dans la salle il se met à hurler et ne cesse guère ce qui m’ôte toute envie de dormir. (…) Bordes vient lui faire une injection de morphine, cela le calme un peu mais point complètement cependant. Quand à minuit Béneyssie vient me réveiller, je n’ai pas encore pu fermer l’œil. » Ces carnets restituent bien la lourde ambiance régnant à l’ambulance lorsque le front est actif, et que des blessés, souvent gravement atteints, sont amenés avant transfert, opération sur place, ou pour attendre le décès si on estime le cas sans espoir.

L’auteur signale plus loin la lecture d’un ordre général (27 avril 1915, p. 66) qui mentionne la citation octroyée à une autre ambulance, puis la liste de soldats qui ont été fusillés, la plupart pour abandon de poste, « quelques-uns pour mutilation volontaire, des tirailleurs surtout. »

J. Prévôt évoque ensuite la bataille de Quennevières (Moulin-sous-Touvent, juin 1915) telle qu’elle est perçue par une ambulance proche du front ; il mentionne les récits et bruits rapportés de la première ligne, par exemple le 1er juin, des affiches allemandes demandent si l’attaque « est pour aujourd’hui ? » (p. 95), ou des ordres de ne pas faire de prisonniers (p. 103), mention relativisée par la mention récurrente d’arrivées de prisonniers allemands. L’activité est éreintante, avec un bombardement qui n’épargne pas les abords de l’ambulance, des blessés nombreux, et des prisonniers allemands souvent blessés eux-aussi. A la fin de la bataille (recul français 15 et 16 juin 1915) il mentionne (p. 117) « Le nombre de blessés entrés est de 357 pour les trois derniers jours dont 195 pour aujourd’hui. »

L’évocation de l’offensive de Champagne (octobre 1915) est beaucoup moins précise, l’auteur est plus à l’arrière, et c’est davantage un témoignage d’ambiance, nous « aurions » attaqué, il y « aurait » déjà deux régiments boches de prisonniers, etc…

Mars 1916 – septembre 1916 – pharmacien auxiliaire – La Somme.

J. Prévot est nommé pharmacien auxiliaire, tout en restant simple soldat, il dépend alors du groupe de brancardiers de corps de la VIIIe Armée. À l’arrière du front, il s’occupe des médicaments, du chlore pour les exercices de gaz, et travaille aussi au laboratoire bactériologique. Sa localisation à Bar-le-Duc ne lui permet de décrire la bataille de Verdun que par ouï-dire. Il n’en est pas de même lorsqu’il arrive dans la bataille de la Somme (août 1916) : dans le secteur de Bouchavesnes, il fait sous le bombardement des liaisons avec les postes de santé avancés. Les progressions sont dangereuses et harassantes, il apporte des fournitures, des médicaments mais aussi du chlore pour des inhumations de fortune à faire sous le bombardement :

3 août 1916 (p. 229) « A 19 heures 30 ordre pour aller à Tatoï. Je pars avec 32 G.B.D., un pharmacien auxiliaire et du chlore. Arrivé au poste du 363e, le médecin-chef me remercie, il ne veut pas faire tuer des vivants pour enterrer des morts. »

19 août (p. 234) « Les Boches nous envoient pas mal de balles (…) Sur 100 mètres nous inhumons 51 cadavres, presque tous des Boches qui ont été tués et ensevelis par le tir des torpilles. »

20 août 1916 « Nous sommes de retour à Vaux, sans casse heureusement. Odeur épouvantable, cadavres vieux de 15 jours. Plusieurs rendent leur repas ! »

Octobre 1917 – juillet 1918 – pharmacien de régiment

Les carnets sont interrompus de septembre 1916 à octobre 1917, et on sait par sa F.M. que l’auteur a été promu pharmacien aide-major de 2e classe (sous-lieutenant) au 8e zouave (Division Marocaine). Les mentions deviennent plus rapides, indiquant déplacements, relations de blessures de connaissances, attaques aériennes, résultats de pêche, statistiques de pertes, etc…

L’engagement du 8e zouave pour tenter d’endiguer les offensives allemandes du printemps 1918, ranime la tension dans les notations.  Son unité vient au secours des Anglais fin avril, dans le secteur de Villers-Bretonneux. (26 avril, p. 277) « À 4 heures, reçois l’ordre de rejoindre le poste de santé à Bois-Labbé. Très violente canonnade vers 5 heures. Pas mal de blessés par mitrailleuse. Nous sommes complètement assourdis par batterie anglaise voisine. Pas mal d’officiers touchés, Cadiot, Minard, Binder. Courtois arrive dans l’après-midi le cou traversé par une balle. Les tirailleurs auraient une grosse casse et ne tiennent pas le coup. Vu passer 2 tanks. L’un d’eux a déchargé deux blessés à la tête par balle ayant traversé les parois. »

L’auteur évoque ensuite les durs combats de la fin mai 1918, pour stopper l’avancée allemande du Chemin des Dames. Il participe aux combats de juillet 1918, mais les carnets s’arrêtent définitivement le 22 de ce mois. On sait qu’il est évacué gazé en septembre, mais pas s’il retourne en ligne avant l’Armistice : il sera plus tard pensionné (gazé) à 30%.

La partie la plus évocatrice de cet intéressant témoignage est donc celle qui concerne en 1915 la vie et la mort à l’intérieur d’une ambulance proche des lignes du Soissonais.

Vincent Suard, mai 2024

Share

Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)

Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.

1. Le témoin

André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.

2. Le témoignage

Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)

Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :

3. Analyse

C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.

1914 en rase campagne

On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ».  À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive

L’Argonne

La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»

L’offensive de Champagne

L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».

Deux exécutions

L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »

Les Éparges

A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.

La Somme

Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »

L’Algérie

De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.

Chemin des Dames et fin du conflit

Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.

J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal.  Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.

Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299)  – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. » 

Vincent Suard, mai 2024

Share

Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

Share

Villa, Georges (1883 – 1965)

Au-dessus de la tranchée – Carnets de guerre d’un chef d’escadrille

1. Le témoin

Georges Villa est un peintre-dessinateur-illustrateur parisien qui publie dans la presse, travaille sur commande pour l’édition et fréquente le milieu artistique montmartrois. Surpris par la mobilisation en Russie, il rejoint le 132e RI où il est blessé en novembre 1914. Il réintègre ensuite son unité aux Éparges et est à nouveau blessé en avril 1915. Accepté dans l’aviation en juillet 1915, il débute une formation de pilote. Affecté à la MF 50 en janvier 1916 avec le grade de lieutenant, il passe ensuite dans un emploi d’état-major à Bar-le Duc pour former l’infanterie à la liaison avec l’aviation. Passé capitaine, et malade au printemps 1917, il est finalement affecté en école d’aviation : directeur-adjoint à Juvisy, chef du personnel à Étampes, il termine la guerre à Châteauroux. Il continue ensuite sa carrière de peintre-dessinateur, se spécialisant notamment dans le thème de l’aviation.

2. Le témoignage

Les carnets de G. Villa, découverts récemment, ont été publiés aux éditions Edhisto, sous la forme d’un texte retranscrit, préfacé et annoté par Christian Wagner (Au-dessus de la tranchée, 2022, 285 pages). Ce beau livre, édité en collaboration avec la Société historique et archéologique de Bourmont (Haute-Marne), contient, outre le texte des carnets, de nombreuses photographies et la reproduction de dessins, caricatures, projets… le tout en provenance du fonds Villa. Le début des écrits raconte le voyage en Russie avant août 1914, puis on passe directement à juillet 1915 en école de pilotage, la période « infanterie » est manquante. La présentation du livre par Christian Wagner, par ailleurs auteur d’une biographie de G. Villa, est très fouillée et nous aide à cerner notre témoin, c’est une mise en perspective biographique, historique et littéraire très stimulante. Le préfacier précise aussi que de nombreuses considérations sur les projets graphiques de l’auteur n’ont pas été reproduites dans ce volume.

3. Analyse

Les journaux de guerre sont en général destinés à la famille ou au public ; avec Georges Villa, il s’agit plutôt de carnets « pour soi-même. » En plus de ses expériences comme pilote et officier, ses écrits intègrent des notes sur son art, ses doutes, ainsi que ses résolutions comme artiste. Il se livre aussi sur sa vie sentimentale, sa relation avec sa marraine de guerre et les péripéties de cette relation tumultueuse. Enfin il évoque sans fard ses faiblesses, sa grave dépression du printemps 1917, et son sentiment de ne pas être reconnu à sa valeur. C’est donc un document à caractère intime, probablement pas destiné à être rendu public, et si cela entraîne pour nous un devoir de responsabilité, c’est bien ce caractère de totale franchise qui fait l’intérêt du document.

Pilote débutant

Les carnets regroupent les remarques d’un lieutenant élève-pilote appliqué, mais qui ne semble pas comme d’autres dévoré par la passion de l’aviation. Ses remarques montrent ses progrès réguliers ainsi que la conscience de ses limites, gage de survie sur ces appareils qui pardonnent peu les erreurs. Le 22 septembre il note : « ça vient. Je ne pense plus, sur l’appareil, au danger que je cours. » Dans l’aviation, l’esprit crâne est de rigueur et il est impossible d’avouer ses appréhensions. Lors de l’obtention de son brevet en novembre 1915, il fait encore preuve de lucidité (p. 72) : « Je suis breveté. Sincèrement, puis-je dire en moi que je sais voler ? Non ! (…) J’ai constaté d’autre part que maintenant, au fur et à mesure que j’apprends, je constate que j’ai encore beaucoup à savoir, et l’assurance de voici un mois fait place à une prudence et à une réflexion de meilleure utilité. » Ce n’est donc pas un pilote d’instinct, mais un pilote réfléchi qui sort de formation pour intégrer la MF 50 (pour avion Maurice Farman).

Pilote de guerre

Il réalise sa première mission au-dessus des lignes le 20 février 1916, et fait ensuite régulièrement du réglage, c’est-à-dire qu’il emmène un observateur qui règle les tirs de l’artillerie au sol. Ces observateurs sont en général de jeunes artilleurs sortant de grandes écoles scientifiques ou de formation d’ingénieur. Revenu au sol il dessine, entretient sa correspondance avec sa marraine, et rumine (p. 100, mars 1916) : « Quand donc irai-je au danger sans une telle appréhension ? Je devrais pourtant m’y habituer. » Il progresse aussi par ailleurs, se forme au vol de nuit, exécutant une mission de bombardement sur Laon. L’aviation en 1916 est encore un petit monde, et il réalise un réglage avec Jean Navarre en protection (mars) puis rencontre Nungesser (août). L’auteur mentionne ses missions, mais il entre peu dans le détail de ses vols.

À l’escadrille

Ses écrits montrent qu’en escadrille il est recherché pour ses dessins, illustrations de menus ou caricatures de camarades, mais aussi qu’il n’est pas complètement intégré (p. 116, juin 1916): « Je m’isole de plus en plus. Pourquoi le contact avec mes compagnons d’escadrille m’est-il si désagréable ? Les observateurs surtout.

1° Ils sont du Midi et vantards

2° Ils sont artilleurs.

3° Ils sont jeunes et de mentalité trop potache, sans discipline.

(…) Un pilote, près d’eux, paraît un vulgaire chauffeur de ces messieurs. »

À 33 ans, il ne se sent pas d’affinité avec ces étudiants attardés et indisciplinés, et alors qu’il a accumulé une importante expérience avant la guerre, il fait un complexe d’infériorité, ayant aussi conscience d’être trop réservé pour ce milieu bruyant. G. Villa vole en mission de guerre durant l’année 1916, puis va en octobre occuper des fonctions de liaison à Bar-le-Duc.

Dépression

Passé capitaine, il est satisfait de son affectation temporaire à Bar pour faire des conférences et des propositions sur la liaison infanterie-aviation. Il pense (p. 144) que c’est une bonne étape pour quitter la MF 50, aller vers une promotion et passer deux ou trois mois d’hiver « plus au confort ». Las, rien ne fonctionne comme il l’espérait : il attend en vain un commandement d’escadrille et finit par être renvoyé à la F 44 comme simple pilote. Arrivé sur place, c’est alors l’effondrement moral et physique rapide, il ne se sent plus capable de rien (p. 175) : « L’écœurement, l’usure, les déceptions et la fatigue physique autant que nerveuse m’ont complètement ôté l’énergie et l’idéal qu’il faut à un militaire actif. » Le médecin du groupe d’aviation de la 2e Armée lui diagnostique une « asthénie très forte, lassitude prononcée, volonté très affaiblie, impossibilité d’un effort physique ou moral soutenu.» Il se soigne, se repose, et sa nomination à Juvisy en juin 1917 comme commandant-adjoint de l’école de pilotage lui permet de reprendre le dessus. On notera que cette mutation, un embuscage qui n’est jamais formulé comme tel, est obtenue grâce à ses relations familiales : son père, décédé en 1903, était général de brigade et sa mère s’est mise en relation avec l’État-major (p. 184).

Juvisy, Étampes et Châteauroux

Dans ces postes administratifs, l’auteur donne satisfaction, et retrouve santé et énergie, tout en récupérant de l’autorité (p. 196) : « ici, c’est le collège où il faut être sévère, punir, faire peur car chacun veut tirer à la corde et ne cherche qu’à carotter. Il faut éviter d’être poire. C’est l’École des pistonnés, Juvisy. Pour y venir, il faut avoir des recommandations. Et les moniteurs ! Brousse, fils de député ; Zévaco, Dalbiez. » G. Villa évoque la vie de bureau, les relations avec les chefs, sa volonté de progresser (organisation du travail) et ses rencontres. Il rationalise et propose des innovations. Dans ses fonctions d’autorité, on peut aussi citer par exemple des incidents à Étampes (p. 233), peu courants en première ligne : « Il y a des drames avec les dames [serveuses-femmes de ménage]. On les pelote de tous côtés et cela, forcément, tourne mal et ce sont des histoires embêtantes. »

Les marraines

Georges Villa, au début de 1916, correspond avec sa marraine de guerre Valentine Brunet ; il déclare le 11 avril : « Je suis amoureux ! Amoureux de ma marraine que je ne connais pas sinon en photographie. » S’il se dit certain que cette relation n’aura aucune suite sérieuse, car elle a trente ans et deux petites filles, sa position évolue rapidement et en juillet, il incline vers le mariage avec « Chou », qui semble avoir un peu de bien. Le divorce n’est toutefois pas une affaire simple, d’autant que le mari mobilisé (« Attila ») ne reste pas passif. L’affaire est traversée d’incertitudes, liées à l’inconstance de Chou, et aux infidélités platoniques de Georges : un soir de spleen, il met une annonce dans la Vie Parisienne, et reçoit en réponse près de 200 lettres de marraines… (p. 160) : « je brûle presque tout. N’ai-je pas Chou mieux que tout cela ? Mais flirteur incorrigible, pour m’amuser, pour la psychologie, je réponds à une vingtaine afin de voir ce que c’est.» Malgré ce marivaudage « industriel », notre couple aviateur-marraine de guerre semble tenir jusqu’à l’Armistice, et, pour nous, il reste la précieuse liste des marraines de la page 161, que C. Wagner a eu la bonne idée de reproduire en fac-simile : si on évoque souvent ces correspondances, on a peu de traces matérielles des stratégies de séduction, et de plus ici, certaines marraines reçoivent une appréciation (2 TB, 6 B…), il y a aussi des zéros et des points d’interrogation. Un nom est rayé avec l’appréciation « sale caractère », et un autre avec « boniche ».

Un anti-héros ?

Christian Wagner suggère dans sa présentation des analogies prises avec Barrès, Huysmans et Radiguet, et compare le narrateur à un anti-héros houellebecquien. En effet, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est l’apparente contradiction entre les photographies d’un pilote paradant devant sa machine, et le secret, que nous découvrons, de ses prudences en vol ; les dessins hardis d’un caricaturiste corrosif et ses questionnements sur son art ; ses apparents succès féminins et sa fragilité intérieure… Décoré tardivement (9 mai 1916, p. 111), il témoigne : « Ouf ! Quel soulagement. J’ai enfin un signe de gloire à montrer. » Il reste que G. Villa, patriote constant, est redevenu un officier énergique, et il reçoit la légion d’honneur en janvier 1918.

Peu avant que le rideau ne tombe sur ces intéressants carnets, intervient un coup de théâtre : G. Villa tombe sur son dossier personnel (p. 256), « un hasard extraordinaire vient de me permettre de lire mes notes militaires.» Sous-lieutenant, il a été assassiné par son colonel au 132e RI en 1913 « D’après lui, je suis mou, incapable de commander, indifférent, etc. : il y en a presque 15 lignes ». Ses autres notes dans l’infanterie sont seulement un peu meilleures, et elles deviennent convenables dans l’aviation. On comprend alors que sa carrière a été freinée par les notes détestables de ses débuts. Pour lui il s’agit d’une vengeance froide : « souvenirs rappelés, je me souviens qu’il me parlait un jour de papa avec qui il avait été élève à Saint-Cyr ; j’aurais dû me douter, à son ton rageur et moqueur qu’il se vengerait sur le fils de la sévérité du Père. » On comprend ainsi pourquoi blessé deux fois, il quitte l’infanterie sans citation, et attend ensuite en vain un commandement d’escadrille. Alors, héros brimé ou costume d’aviateur trop large ? Certes G. Villa est un privilégié qui peut se mettre à l’abri, mais il est attachant en ce qu’ayant conscience du handicap que constitue son caractère réservé, il se bat pour en surmonter les effets. Combien d’autres pilotes dans ce cas au mess, où tout le monde n’est ni Guynemer, ni Nungesser?

« On comprend combien je me sens seul, ici, à l’escadrille où l’attitude de « je m’en foutisme » est presque de règle, étant donné que se déclarer prudent, c’est presque dire : « j’ai peur ». Je n’ai pour me soutenir, que ma force morale, ma mère et Chou. »

Vincent Suard, décembre 2023

Share

Braud, Félix (1876 – 1951)

Carnets de guerre (1914 – 1917)

1. Le témoin

Félix Braud est né à Cholet et y réside au moment de la mobilisation. À 38 ans, marié, deux enfants, il est cadre dans une banque. Sergent au 72e RIT, et longtemps vaguemestre de son unité, il devient payeur en 1918 au 1er Corps d’Armée. Démobilisé en février 1919, il travaille alors comme directeur d’agence bancaire au Crédit de l’Ouest. Après sa retraite, il est fondé de pouvoir d’une propriétaire du textile choletais, et continue de travailler jusqu’à son décès en 1951.

2. Le témoignage

Les Carnets de guerre du sergent vaguemestre Félix Braud (1914 – 1917) ont été publiés en 2022 par Agnès Guillaume et Thierry Hardier, conjointement par les FSE Collège Éluard/Edhisto/CRID 14-18, avec une préface de Rémy Cazals. L’ouvrage de 191 pages est richement illustré avec des documents qui viennent de la famille Braud et par des cartes postales des riches collections de Thierry Hardier. Ce travail scientifique est aussi lié à un projet pédagogique avec des élèves du collège, certaines ont notamment réalisé des listes nominatives de soldats à la fin du volume.

3. Analyse

Les 11 carnets qui vont de la mobilisation à octobre 1917 sont rédigés lors de moments de repos et résument les événements de la journée. Ils décrivent la tournée du vaguemestre [celui qui envoie, reçoit, trie et redistribue le courrier], son itinéraire, les incidents ou événements rencontrés : bombardements, tués et blessés, mouvements d’unités, avions aperçus, anecdotes, etc.. L’auteur évoque aussi le temps qu’il fait, les paysages et panoramas rencontrés. Les notations très régulières et denses au début se font plus rapides à partir de l’été 1916. Les régions décrites, en suivant les emplacements successifs du 72e RIT, sont le nord de la Région Parisienne (1914), l’Oise au nord de Compiègne, les arrières de Verdun, l’Aisne (1915-1916), le Noyonnais, puis enfin les Flandres belges et françaises (1917). Ces carnets sont destinés à être lus « plus tard » par sa famille (p. 19), et on ignore pourquoi l’année 1918 est manquante : peut-être qu’étant passé payeur dans un emploi traditionnel de bureau, le mouvement, l’espace et la nature lui manquaient pour motiver la tenue d’un journal. Félix Braud est aussi, sauf à quelques moments, moins exposé au danger que ses camarades dans la tranchée, et son cantonnement à l’arrière de la deuxième ligne lui permet une sociabilité avec les civils restés sur place.

Un itinéraire de vaguemestre

L’homme décrit ses circuits de distribution (postes de secours, échelons, PC, etc…), avec les villages, hameaux, fermes, moulins et châteaux rencontrés ; on a ainsi, par exemple, une description très précise de la campagne picarde en 1915, non exempte d’émotion esthétique (p. 62) « J’attrape encore un grand chaud en gravissant la côte abrupte du moulin à vent, mais j’en suis récompensé par la vue du splendide panorama. » Il mentionne les bombardements, sporadiques ou plus soutenus, il n’est en général guère menacé par les obus, sauf s’il passe au mauvais moment, ainsi le 15 août 1915 vers Roye-sur-Matz p. 52 : « Dois-je m’arrêter ou continuer ma route ? (…) Je reste là une ½ heure accroupi dans le boyau. Nos batteries tirent de toute part, jamais je n’avais entendu semblable canonnade. Les Allemands répondent et sèment des obus un peu partout. (…) Je crois que je ne reverrai jamais Cholet. » Le reste de la tournée est partagé entre mises à l’abri et grosses accélérations en vélo lors des accalmies : « Je suis fatigué et trempé de sueur. Il ne faudrait pas beaucoup d’après-midi comme cela pour vieillir un homme. » Il décrit ses différents cantonnement, souvent chez des habitants non-évacués ; les relations sont cordiales et il est parfois invité dans les familles. À Dombasle (Verdun) en 1916, les descriptions de l’arrière sont beaucoup moins champêtres, avec passage dense de voitures, de trains d’artillerie, de blessés…, le tout sous un pilonnement constant d’artillerie lourde, beaucoup plus dangereux que dans l’Oise en 1915.

Iconographie

La publication a aussi un intérêt iconographique, avec des documents qui viennent de la famille Braud, et les apports fournis par les auteurs du livre. On peut citer par exemple une photographie de la troupe (72e RIT) au départ de la gare de Cholet le 9 août 1914 (coll. Famille Braud). L’intérêt du cliché, qui montre par ailleurs une troupe fort calme (pas de fleurs, pas de craie sur les wagons), est que l’on peut identifier Félix Braud assez nettement, ce qui donne un intérêt particulier pour ce type de photos, tant de fois reproduites, de troupiers anonymes embarquant dans une gare en août 1914. La carte- photographie est envoyée par l’auteur à son fils, et il lui en décrit l’origine (p. 21): « 2 octobre 1914, 1 heure, Mon cher petit Félix, regarde sur cette petite carte, tu y verras petit père non loin du wagon et de la prise d’eau, nous sommes deux debout. Nous avons été photographiés au départ de la gare de Cholet sans nous en apercevoir. C’est un camarade qui, en ayant reçu une ici, m’a reconnu et m’en a fait venir une. » Les lieux cités dans les carnets, lors des tournées, sont souvent illustrés par les cartes postales des collections Hardier, ainsi par exemple pour un monument aux morts précoce du hameau l’Écouvillon, hommage à des tués des 38, 86 et 92e RI en 1914, on a (p. 72 et 73):

– la mention du vaguemestre Braud (p. 71, « superbe monument élevé le long de la route (…) »)

– une photographie de 1915, collée sur une carte postale, qui montre le monument alors tout récent, avec reproduction des explications données par celui qui écrit la carte

– une photo contemporaine du monument dans son état d’aujourd’hui (2022).

Le soldat Ernest Dulong du 72e RIT a été tué le 22 janvier 1915, et F. Braud rapporte du bureau du colonel « un porte-monnaie et une mèche de cheveux de sa femme et de ses enfants. (…) Triste chose que la guerre» (p. 34 et 35). Une photographie récente de la croix de la tombe d’Ernest Dulong au cimetière de Thiescourt, en plan rapproché, apporte une paradoxale mais réelle présence du défunt, évoqué par la mention mélancolique du vaguemestre.

Parmi d’autres documents intéressants, on citera une carte postale (p. 48) intitulée « Rollot (Somme) – Le Départ des Journaux pour le front », mêlant des villageoises et des vaguemestres à bicyclette, probablement des territoriaux, tout le monde étant chargé des exemplaires de presse qui vont être distribués dans les lignes.

Éléments variés

N’étant ni le combattant de la première ligne, ni l’embusqué d’un lointain arrière, l’auteur, qui est un homme instruit (il dit avion et pas aéro), a l’œil pour signaler de petits événements ténus, plaisants, ou émouvants. Il fait par exemple une description précise de l’apparence pittoresque de troupes marocaines de passage, avec une brève remarque lors de leur départ (septembre 1915, p. 60) « Les deux bataillons de Marocains quittent Élincourt (Sainte-Marguerite). Les habitants n’en sont pas fâchés surtout les dames qu’ils poursuivaient de leurs galanteries. Il en reste du reste encore trois bataillons. ». Son hostilité aux Allemands est réelle mais pas univoque : dans une première occurrence, au cours d’une promenade, il écrit rencontrer une tombe « boche », puis raye le terme pour laisser « allemande » (p. 39). À cette occasion, les auteurs nous disent que les carnets contiennent 63 fois le terme « boche » contre 336 fois le terme « allemand » (subst. ou adj.). Dans ce même domaine, une des mentions les plus significatives du recueil concerne une visite du cimetière d’Élincourt, dont on citera un long extrait (3 octobre 1915, p. 67) : « À gauche de ce petit cimetière, tombes allemandes. Assez vaste emplacement entouré. Une croix est au milieu. Trente ou quarante Allemands, m’a-t-on dit, ont été enterrés-là, pêle-mêle. Sur la croix cette seule inscription « Boches ». Pourquoi ce mot ? N’aurait-on pas plutôt pu mettre « Allemands » ? Le respect à la mort, il me semble, est mal observé. La vieille chevalerie française n’aurait pas toléré cela. Quel effet peut produire sur des Neutres visitant ce champ de repos ce mot « Boches » ? Nos ennemis, je le sais, ne sont guère chevaleresques. » Il reste que l’auteur insiste sur la sauvagerie des Allemands dans leurs destructions systématiques, lors de leur retrait volontaire de 1917, et à l’occasion des bombardements aériens de 1918, aveugles à la distinction entre civils et militaires ; Ces mentions de bombardements par avion se multiplient à partir de 1917, ainsi (p. 176) : « Les avions allemands jettent des bombes sur Rosendaël près de Malo-les-Bains et Dunkerque. Il y a de nombreuses victimes dans la population civile. Les bombes atteignent un train de permissionnaires belges. 28 soldats sont tués et 150 blessés ainsi que trois petits enfants. »

À l’été 1916, notre territorial mentionne que le contrôle effectué sur le courrier des soldats a révélé un découragement et une crise de motivation; l’encadrement réagit, et c’est l’occasion d’une mention intéressante qui montre les préoccupations spécifiques de ces hommes « âgés » (19 août 1916, p. 127) : « Nous surtout, territoriaux qui avons abandonné depuis si longtemps femmes, enfants, situations que pour beaucoup nous avions mis de longues années pour les acquérir et qui aujourd’hui sont compromises ou perdues à tout jamais. (…).»  Ce texte de Félix Braud, cantonné à Amblény (Aisne) à l’automne 1916, peut aussi par ailleurs être croisé avec profit avec celui d’Onézime Hénin, un habitant de cette localité, répertorié dans 500 témoins. Enfin, comme souvent dans les descriptions de poilus arrivant dans les Flandres, l’auteur souligne la propreté des lieux rencontrés, en tout cas lorsqu’ils sont intacts (p. 173) : « Tous ces coins sont charmants. Grand-Millebrugge et Petit-Millebrugge, deux petits pays construits à cheval sur le canal de la Colme qui relie Furnes à Saint-Omer sont d’une grande propreté. ».

Vincent Suard, décembre 2023

Share

Beaufort, Gustave (1848 – après 1923)

Ces choses-là ne s’oublient pas…

Carnets journaliers d’un senlisien (1914-1923)

1. Le témoin

Gustave Beaufort est né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1848. En août 1914, il est chef cantonnier de la ville de Senlis : non mobilisable (66 ans), il poursuit toute la guerre son activité professionnelle au service de la ville, en y ajoutant celle de responsable du cimetière. Mutualiste militant, il a un bon niveau de rédaction écrite. Marié sans enfants, l’auteur a de nombreux neveux mobilisés. Les notations du carnet vont jusqu’à 1923, mais les mentions des missions pour la commune s’arrêtent en 1919, ce qui fait supposer qu’il a arrêté sa charge vers l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

René Meissel (préface et établissement du texte) et Philippe Villain (initiative et choix des illustrations) ont fait paraître en 1988, de Gustave Beaufort : Ces choses-là ne s’oublient pas…, carnets journaliers d’un senlisien (1914 – 1923), aux éditions Corps 9, soit 331 pages de texte avec en fin de volume 16 pages d’illustrations, essentiellement photographiques. Le manuscrit est conservé à la Médiathèque de Senlis. G. Beaufort s’est astreint à la tenue d’un journal de guerre, avec mention quotidienne jusqu’à mars 1919 et le texte proposé ici est fidèle à l’original, il a seulement été allégé de redites, comme par exemple à l’occasion d’un travail poursuivi sur plusieurs jours, et de nombreux noms de soldats inhumés en 1918 et 1919 n’ont pas été repris. R. Meissel précise aussi qu’il a rectifié l’orthographe, amélioré la ponctuation, et parfois rectifié la syntaxe, tout en gardant (p. 10) certaines tournures incorrectes qui, restant compréhensibles, « constituent un élément très personnel du style de l’auteur. »

3. Analyse

Le témoignage de Gustave Beaufort est précieux : il restitue méticuleusement la vie d’une petite ville de l’Oise pendant toute la guerre, et sa position de chef des travaux de la commune, en relation directe avec le maire, le met en relation avec le quotidien et les moments exceptionnels d’une cité de l’arrière plongée dans la guerre. Senlis est à la fois une ville provinciale, une cité proche de Paris et un axe routier important : l’auteur voit passer pendant toute la guerre un grand nombre d’unités qu’il mentionne dans ses carnets. Le témoignage est évidemment marqué par l’épisode initial dramatique de l’occupation allemande du 2 au 9 septembre 1914 (avancée extrême avant la Marne). La rue de la République et la gare sont incendiées et le maire Eugène Odent est fusillé sur la plaine de Chamant, ainsi que six autres otages pris au hasard. Le récit de l’auteur abonde en détails techniques, mais cette rigueur descriptive n’empêche pas l’auteur d’avoir un style à lui, fait à la fois de précision, de dignité (il insiste souvent sur sa conception du devoir) et d’humour, ce qui rend le personnage attachant. Même si la modération orthographique et stylistique du texte pour la publication oblige à rester prudent sur ce point, la maîtrise de l’écrit de cet ouvrier municipal en fait un autodidacte accompli : cet homme de devoir sait raconter.

a. Les Allemands à Senlis

L’auteur évoque les heures dramatiques de l’arrivée des Allemands, et il raconte ce qu’il sait de l’exécution des otages, le maire lui ayant demandé de se mettre à l’abri des bombardements peu avant d’être arrêté et fusillé. L’ennemi déclenche volontairement des incendies en ville et prend dans sa progression ce que l’on n’appelle pas encore des boucliers humains. G. Beaufort cite les noms des civils senlisiens concernés (p. 25) et « ils firent marcher ce groupe dans le milieu de la rue et eux étaient sur les bas-côtés, tirant sur l’arrière garde des troupes françaises. ». Lors de l’occupation, l’auteur hérite, en plus de ses fonctions de cantonnier, de la charge de responsable du cimetière, le titulaire ayant été tué par des cavaliers allemands entrant en ville ; le 4 septembre, il se rend au cimetière et « constate qu’on avait amené 13 corps, 10 soldats et 3 civils. » L’auteur décrit longuement l’identification des corps, les blessures apparentes, le lieu où on les a trouvés, et le travail d’inhumation (p. 27) : «Quelques-uns avaient des photographies, soit de leurs pères et mère, soit de leur femme et de leurs enfants. C’était navrant. J’ai passé là des heures bien douloureuses, mais je n’ai pas failli à mon devoir. » L’après-midi se passe à ces travaux d’inhumation alors que toute sorte de troupes allemandes passent de l’autre côté du mur en chantant, « c’était un triste contraste pour la besogne que nous faisions ». Les jours suivant, il décrit les pillages des Allemands dans les boutiques, les cadavres de chevaux épars qu’il doit ensevelir, et les nombreux chiens errants d’habitants ayant fui qu’il attrape et abat à l’abattoir (il décrit sa méthode qui ne les fait pas souffrir). Le 9 septembre la fusillade reprend dans la ville, et il aperçoit des zouaves rue de Paris (p. 33) « Je cours chez moi leur chercher du café que je leur distribue. » Le 10 septembre, des prisonniers allemands sont escortés par un détachement de dragons, et les prisonniers sont hués par les civils (p.34) « Ces pauvres Boches n’ont pas l’air fier », c’est la première mention du terme, elle est précoce mais les carnets ont été recopiés par l’auteur postérieurement (p. 11) « je résolus donc de transcrire mes deux carnets sur un livre d’un format plus grand », le terme Boche a peut-être remplacé Allemand à cette occasion.

b. Missions funéraires

Les jours suivants, G. Beaufort doit notamment faire exhumer de Chamant (le lieu d’exécution) et réinhumer à Senlis les dépouilles du maire et des six otages exécutés, ainsi qu’aller enterrer provisoirement sur place les cadavres de soldats qui lui sont signalés dans les bois. Début octobre, c’est au contraire l’ordre de regrouper les tombes dispersées sur le territoire de la commune, pour ré-enterrer les soldats dans le cimetière de la ville. Ces travaux occupent beaucoup l’auteur et son équipe à l’automne, et celui-ci note consciencieusement dans son journal les identités des soldats et la description des corps ; le 8 octobre, il a exhumé au total 26 corps, très dégradés, sur tout le territoire de la commune. Ce travail est pénible et il remercie solennellement ses aides, qu’il cite nommément (p. 57) : « les hommes courageux qui m’ont aidé à faire cette triste besogne se nomment : etc… ». L’auteur reçoit les familles des tués identifiés, et on trouve ici la mention de scènes qu’on rencontre d’ordinaire à partir de 1918 ou 1919, lorsque le temps long a atténué la douleur. Ici, avec la proximité de Paris, des proches viennent sur la tombe d’un des leurs deux ou trois mois après le début de la guerre. Ainsi par exemple, en novembre 1914, la femme et la sœur d’Adrien Thomas, du 294e RI (p. 80) : «Elles eurent une crise de larmes sur la tombe de leur frère et mari. Ensuite, je les conduisis à la mairie où on leur remit ce que j’avais recueilli sur le soldat Thomas. Sa dame en voyant ces objets tombe en syncope ; on a beaucoup de peine à lui faire reprendre ses sens. Je suis tout bouleversé de voir la douleur de ces pauvres gens. » Plus rares à partir de 1915, ces travaux au cimetière reprennent de l’importance à partir de juin 1918 : avec les offensives allemandes le front se rapproche de nouveau, et G. Beaufort signale régulièrement, jusqu’en 1919, des enterrements de soldats décédés à l’hôpital militaire de Senlis.

c. La guerre vue de l’arrière

L’auteur décrit les unités qui passent à Senlis, ainsi que les Anglais ou les ressortissants des colonies, avec des détails intéressants, ainsi de la mention de la présence des femmes avec les troupes indigènes le 18 août 1914 (p. 17) : « Il passe deux régiments de tirailleurs sénégalais. Ils ont une très belle allure. Il y a de beaux hommes. On les acclame. Ils ont l’air heureux ; beaucoup ont leurs femmes. » et le 28 août (p. 18): « Il passe deux régiments de tirailleurs marocains. On les acclame et on leur offre à boire. (…) beaucoup, comme les Sénégalais, ont leur femme avec eux, portant leur gosse sur le dos. C’est très pittoresque.» Des régiments territoriaux stationnent dans la ville, et G. Beaufort développe de bonnes relations avec eux, comme ici avec des Bretons du 86e RIT. Même s’il est bien plus âgé qu’eux, il s’en sent proche : « Beaucoup se promènent en ville avec des gosses par la main. Cela leur rappelle leurs enfants à eux, qui sont restés là-bas. Ils ont l’air très heureux, les bons gars, de la réception qu’on leur a faite à Senlis. » Cette fréquentation amicale le fait s’identifier à ces territoriaux (p. 92) : « je fais monter un poêle dans le vestibule de la mairie qui sert de poste de police au 85e Territorial [ce doit être le 86e RIT, appartenant à la 85e DIT]. Mes bons Bretons me remercient (…) je les tutoie tous du reste. Depuis la guerre on a pris cette habitude. Du reste en ce moment, tout marche militairement. Étant continuellement avec des soldats, je me considère un peu comme un soldat. » En avril 1917, il découvre l’existence des ambulancières anglaises (p. 239) : « Elles ont une allure très crâne avec leurs habits masculins couleur kaki, et un petit calot sur le coin de l’oreille. Elles sont très acclamées des habitants. »

d. Les travaux et les jours

Aide aux déplacés, réaménagement de l’école, transport de matelas, réfection des chemins défoncés par le trafic important, préparation des hivers… notre narrateur est un homme très occupé, mais il tient au repos dominical (les « c’est dimanche » rythment les carnets), avec repos, promenade avec sa femme et manille en fin d’après-midi avec les copains. Il lui faut aussi trouver le temps de rédiger une importante correspondance avec ses nombreux neveux mobilisés (28 février 1915 p. 124) : «Je n’ai jamais écrit tant de lettres que depuis les hostilités. Cela me donne du tintouin car je ne veux laisser aucune de leurs lettres sans réponse. J’estime qu’il est de mon devoir de leur donner de bons conseils et à bien faire leur devoir de soldat.»

En novembre 1914, il signale avoir témoigné devant une Commission qui enquêtait sur les crimes allemands. Au printemps 1915, le maire lui demande d’être guide pour des excursionnistes parisiens, les cinq guides (1000 visiteurs sur un week-end) devant être choisis parmi (p. 129) « des personnes convenables et des ouvriers ayant resté à Senlis pendant l’occupation allemande. ». Senlis est une belle ville à patrimoine antique et médiéval, mais il n’est pas dupe, et c’est ici une des premières occurrences du tourisme organisé sur les champs de bataille de la Grande Guerre (juin 1915) « Je guide un groupe d’excursionnistes de la Société des Arts et Sciences qui viennent pour visiter les monuments de la ville. Je crois plutôt que c’était pour visiter les ruines, car des monuments ils ne s’en occupent guère ! ». En septembre 1915, l’auteur va, sur la demande du maire, rencontrer Henri Brispot à Chamant. Ce peintre veut réaliser un tableau des derniers moments du maire Odent, avant qu’il ne soit fusillé le 2 septembre 1914. G. Beaufort se fait accompagner par un des otages épargnés, et celui-ci « a retracé devant ces Messieurs toutes les péripéties du drame. » Le peintre prend des notes, fait des croquis, et en novembre il revient faire des études des protagonistes de la scène. Ce tableau est actuellement à la mairie, on peut s’en faire une idée avec une carte postale (mots clés : L’Armarium Odent adieux).

René Meissel et Philippe Villain ont donc eu une idée précieuse en publiant dans une édition soignée ce journal de Gaston Beaufort, un témoignage tel qu’on souhaiterait en retrouver plus souvent, fait à la fois d’apports factuels, de précision et d’humanité.

Vincent Suard, décembre 2023

Share