Lévi, Robert (1895-1981)

1. Le témoin

Né à Paris le 7 décembre 1895, fils d’Israël Lévi, Grand rabbin de France de 1919 à sa mort, en 1939. Reçu en 1914 à l’Ecole polytechnique, il s’engage lors des premières semaines de guerre et n’y commence sa scolarité qu’après l’armistice, intègre le corps des Ponts-et-Chaussées en 1920. Dans les réseaux du chemin de fer contrôlé par l’Etat à partir de 1924, puis de la SNCF à sa création, il est exclu du corps des Ponts en décembre 1940 en application du « statut des juifs » d’octobre 1940, passe en zone non occupée puis en Algérie où il a la charge de la direction des Transports après le débarquement allié. De retour à Paris après la Libération, il occupe des fonctions de direction à la SNCF jusqu’en 1960 et y promeut des procédés nouveaux, comme les longs rails soudés et l’automatisation des triages.

2. Le témoignage

Robert Lévi a rédigé son autobiographie au cours des années 1970. Le manuscrit en a été découvert par Bernard Lévi après le décès de son père. L’objectif de sa rédaction demeure inconnu. Le texte définitif a été mis en forme par Odile Hirsch, sa petite-fille. Dans un essai publié ces années-là (Il n’y a d’absolu que dans le relatif, Paris, Vrin, 1975), Robert Lévi évoquait à plusieurs reprises des souvenirs de cette guerre.

Les mémoires de Robert Lévi ont été publiées, avec celles d’un de ses collègues plus âgé d’une dizaine d’année, Frédéric Surleau [voir notice Surleau], dans la Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°8, Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981), 2007, 346 p. (p. 219-334 pour le texte de Robert Lévi), édition présentée et annotée par Marie-Noëlle Polino. Plusieurs photographies sont publiées avec ce texte, notamment celle d’une tranchée près du Moulin de Laffaux, à l’été 1917 (p. 258). Voir également, pour la période de l’Occupation, « Robert Lévi, «otage présumé» à la SNCF »,  Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°7, Les cheminots dans la guerre et l’Occupation. Témoignages et récit, 2002 (2e édition revue et augmentée, 2004), p. 215-231, par son fils Bernard Lévi qui a également rédigé l’introduction de l’autobiographie (p. 215-217).

3. Analyse

Dans la présentation de cette autobiographie, Marie-Noëlle Polino insiste sur la dimension générationnelle qui explique l’ampleur de cette partie : « La place que R. Lévi a souhaité donner à la Première Guerre mondiale est un témoignage de son impact sur l’ensemble d’une génération » (p. 4). Bernard Lévi remarque également : « On ne peut qu’être frappé par l’importance que mon père attribue dans ces souvenirs à son vécu de la guerre de 1914-1918 » (p. 215). Ce sont 37 des 115 pages (p. 231-267) de l’autobiographie qui sont consacrées à cette guerre.

Engagé volontaire, dans l’artillerie comme il sied à un (presque) polytechnicien, sous-lieutenant en mars 1915, il fut blessé en Champagne puis à Verdun (il consacre ainsi dix pages à sa première journée à Verdun, p. 246-255) et a combattu au Chemin des Dames. Du fort de Vaux, « zone la plus dangereuse de Verdun » (p. 236), au Moulin de Laffaux (sa batterie avait été installée à la ferme Mènejean, p. 259), il a connu parmi les lieux les plus durs de ce front. Il n’en dépeint pas moins avec sobriété les morts, les blessés, les souffrances : « J’ai entendu les hurlements des blessés, j’ai eu sous les yeux d’affreux spectacles de mort, j’ai moi-même été blessé physiquement » (p. 267). Il s’agit avant tout là de la description, à cinquante ans de distance et après d’autres tragédies, des procédés et péripéties de l’artillerie par un polytechnicien, méticuleuse mais paraissant presque indemne de sensations.

Le récit que fait Robert Lévi de la Grande Guerre relève d’abord de la volonté de rétablir une vérité : « La guerre de 1914 est déjà bien loin, mais pas assez pour que je ne sois pas indisposé par certaines images dénaturées qu’on en fait couramment. » Il fustige ainsi les « clichés plus ou moins imbéciles [qui] prennent la place des réalités perçues dans toute leur diversité » (p. 231). C’est donc « une grande variété d’impressions plus ou moins contradictoires » qu’il entend livrer par ce texte, ce qui ne l’empêche pas de se lancer dans une leçon d’histoire qui, bien sûr, commence avec l’attentat de Sarajevo. Une certaine distance par rapport au militarisme d’alors apparaît à plusieurs reprises dans son texte, du béret de son enfance qu’« il fallait ôter […] au passage du drapeau, sinon on recevait une calotte » au défilé du 14 Juillet à Longchamp « sans plus d’impact sur les masses que […] les défilés de majorettes aux Etats-Unis » (p. 231). A propos de scènes ou des officiers ont pris (pour eux-mêmes) des risques inconsidérés, il n’hésite pas à demander : « Faut-il considérer cela comme de l’héroïsme ? » (p. 236). Il évoque en des termes peu amènes le général V., commandant la division : « Cet imbécile, le casque sur la tête, assis sur un châlit, les pieds ballants, à huit mètres sous le sol dans un ancien souterrain allemand » (p.241) et parle d’un capitaine qui « a repris ses esprits… et le contrôle de ses sphincters » (p. 244).

Cette partie de son autobiographie nous donne bien sûr des éléments sur la vision que cet homme avait de la société de son temps et la manière dont il s’y situait. Il connaissait déjà l’Allemagne où il avait passé deux mois à l’âge de 16 ans, et ne se reconnaît nullement dans la germanophobie de ce temps. Dès le début de son texte, il parle des boutiques dévastées (« sans doute par des concurrents ») qu’il a vues « nombreuses » mais ne se souvient pas de cris « A Berlin ! » (p.232). Officier relatant ses promenades à cheval, Robert Lévi décrit longuement les autres officiers, signale scrupuleusement les anciens de l’Ecole polytechnique, construisant ainsi la cohérence biographique d’un ingénieur des chemins de fer tout en se distinguant de la vie des soldats ordinaires. Ayant à cœur de citer des personnages importants (Louis Loucheur, « avec qui mon cousin Lazare Lévi collaborait »), il ne résiste pas au plaisir d’écrire qu’il a longtemps eu sous ses ordres le futur gendre de Raoul Dautry (p. 236). Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard acerbe sur les réalités sociales, lorsqu’il relate ainsi les obsèques d’un de ses camarades de la guerre, ingénieur des Ponts également : « Je n’ai rien vu de plus sinistre. Après la mise en terre, il y avait là la famille du sénateur Régnier dont la fille avait épousé mon camarade et, quinze mètres plus loin, seule, une vieille paysanne, la mère. On lui faisait payer la promotion sociale de son fils » (p. 245).

Robert Lévi n’avait pas 19 ans quand la guerre a été déclarée et elle a véritablement marqué pour lui l’entrée dans une vie d’adulte alors plus tardive hors des milieux populaires. L’autobiographie souligne la jeunesse de l’artilleur se présentant en 1915 aux autres officiers : « Ebahissement général en voyant un blanc-bec comme moi dont la tenue bleu horizon, nouvelle pour eux, accusait l’air enfantin » (p.234). C’est d’ailleurs ce que souligne Bernard Lévi à propos de son père : « Le poids de ces événements est d’autant plus impressionnant qu’il ne nous était pas apparu du vivant de mon père, qui ne nous avait jamais raconté sa vie d’adolescent immergé dans cette boucherie » (p. 215). C’est la question du rapport entre l’intensité (ou la possibilité même) du récit oral et la nécessité de son écriture qu’aborde ici, succinctement, un fils de combattant de la Grande Guerre.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Debré, Robert (1882-1978)

1. Le témoin

Né à Sedan (Ardennes) le 7 décembre 1882, fils et petit-fils de rabbin, Robert Debré fit de la philosophie en Sorbonne après ses années de lycée à Jeanson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de médecine, toujours à Paris. Engagé au moment de l’affaire Dreyfus, proche de Péguy dans les années d’avant-guerre, il était sensibilisé à la question sociale et manifestait une sensibilité socialiste. Sa carrière médicale et universitaire dès l’entre-deux-guerres, son activité dans les questions démographiques avant et après l’Occupation, son engagement au sein de la Résistance, son rôle dans les réformes de l’hôpital et de la formation médicale ont fait de ce pédiatre de renommé internationale un des intellectuels les plus en vue au cours du siècle. Voir sa notice biographique, par Lucien Mercier, in Jacques Julliard et Michel Winock, dir., Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 341-342.

2. Le témoignage

C’est dans les années 1970 que Robert Debré livre ce qu’il appelle « mon témoignage » et, dès la première phrase du préambule de L’Honneur de vivre. Mémoires, le situe dans la continuité de ses nombreuses publications, un peu comme un couronnement et un point final. D’autres ouvrages suivirent néanmoins, notamment Ce que je crois (Paris, Grasset et Fasquel, 1976) tant il lui était malaisé de ne pas écrire. Cette aisance de plume, loin d’être commune à l’ensemble du corps médical, est un élément important de ce texte qui raconte à la première personne une vie bien remplie. Un seul des 41 chapitres de l’ouvrage est consacré à la Première Guerre mondiale (« Chapitre 11 : La Grande Guerre », p. 117-126 de l’édition de 1996, Paris, Hermann). Le chapitre 12, « L’Alsace retrouvée », relate l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg et le choix qu’il fit de poursuivre sa carrière à Paris. Dans la préface de 8 pages à la seconde édition, son petit-fils, le médecin Bernard Debré, ne mentionne que pour mémoire ce conflit : « Après la Grande Guerre de 1914-1918, celle de 1939-1945 ».

3. Analyse

Déjà docteur en médecine au moment de la guerre, ancien interne des hôpitaux de Paris, son implication dans ce conflit est liée à son métier. La relation n’en est pas moins, plus d’un demi-siècle plus tard, téléologique : « Voici qu’approche pour notre génération l’épreuve suprême : la guerre » (p. 117). Le ton est grandiloquent (« Les tempêtes sur l’Europe annoncent l’ouragan », p. 117) et assez attendu. Il raconte la guerre comme dans un livre d’histoire et y ajoute des anecdotes personnelles, comme cette invitation que lui avait faite le 31 juillet 1914 Abel Ferry, alors sous-secrétaire d’Etat (qui n’en dit mot dans ses Carnets secrets 1914-1918, texte revu et notes établies par André Loez, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, p. 51-53) et explique qu’il s’en souvint lorsque, des années plus tard, il retourna au Quai d’Orsay pour une visite à son fils Michel, nouveau ministre des Affaires étrangères. Un demi-siècle plus tard, il rédige son autobiographie en fonction de ce qu’elle devrait être : « Je n’ai le souvenir ni de cris, ni de manifestations, ni de défilés, ni de pillage des laiteries Maggi et autres boutiques » écrit-il à propos du 2 août 1914 (p. 119).

Ce n’est qu’à la quatrième des dix pages qu’il aborde véritablement sa guerre, en des termes peu prometteurs : « J’ai fait la guerre comme tout le monde et, comme la plupart, n’aime pas beaucoup en parler » (p. 120). Dès lors, il raconte la guerre de son frère, « un des tout premiers décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille » (p. 120) et même celle de son ami Charles Péguy, lorsqu’il égrène la liste de ses compagnons qui n’en revinrent pas, dont Abel Ferry dont il ramena le corps à Paris (p. 125). Quant à la sienne, il la commence par des horreurs : « On marche sur des cadavres d’hommes restés sur place, ne sachant, lorsqu’un obus arrive, où se coucher pour éviter les éclats » (p. 121). Les descriptions de blessés ou l’évocation des souffrances sont nombreuses dans ces pages. L’auteur, quant à lui, se met souvent en scène dans des situations socialement valorisantes, en train de commander ou de se déplacer à cheval. Dans la Somme ou à Verdun, il a vécu nombre des moments cruciaux de la guerre. Mais, tout en ne cachant pas les moments où le danger fut grand, il les relativise et se considère comme « privilégié » : « Pour les médecins, la guerre était moins dangereuse et la survie due au retour à l’arrière et aux mois passés loin derrière les lignes. Je fus moi-même affecté au  centre médical de Tours et pus passer plusieurs mois au milieu de ma famille » (p. 125-126).

Au delà d’un récit convenu, mais l’auteur sait fort bien que là n’est pas l’essentiel de sa vie et sans doute pas ce que liront en premier des lecteurs qui attendent surtout les récits de la Résistance, de son action médicale ou de réformateur du système santé, certains passages sont significatifs du recul qu’il sait prendre : « Il me semble que je revois, sur ce chemin longeant la Meuse, tout un vol de vautours qui n’ont certainement jamais existé » (p. 121). Il insiste également sur l’importance de la poésie dans ce contexte, de ses lectures des vers de Paul Valery, de ses rencontres avec le frère de Marcel Proust et en profite pour citer l’étude qu’il publia plus tard, Marcel Proust, ses sommeils et ses réveils, et le commentaire que lui en fit le général de Gaulle. En relatant son rôle lors d’une bataille, lorsqu’il remplaça un officier d’artillerie, il a une phrase terrible (« C’est la seule fois que directement je fus associé aux meurtres de guerre ») avant de décrire sans émotion : « Grâce à ma jumelle -une jumelle Zeiss, excellente, recueillie sur le cadavre d’un officier allemand-, je voyais l’effet de nos obus sur la tranchée ennemie et, dans l’explosion, jetés en l’air comme des pantins désarticulés, les corps des fantassins allemands » (p. 124). Il évoque le temps des mutineries (« Affreux furent les mois de mai et juin 1917 ») en se distinguant bien des mutins (« Nous avons tremblé, car si les Allemands avaient été avertis, il est probable qu’ils remportaient alors la victoire ») mais sans les condamner : (« Quelle pitié pour ceux qui avaient tant souffert et dont l’endurance était à bout après les attaques souvent mal préparées et les coups de mains inutiles ! », p. 124-125), et est hostile aux exécutions : « Dès ce moment, je pensais qu’aucune condamnation à mort n’aurait dû être prononcée », position qu’il met en rapport avec le souvenir de la mort d’un fuyard condamné par le conseil de guerre, deux ans auparavant, dans la Somme : « Au milieu du massacre, j’étais devenu l’ennemi de la peine de mort » (p. 125).

Ecrit plus d’un demi-siècle après les combats, ce témoignage sur la Grande Guerre ne se révèle somme toute qu’un épisode de la vie et de la carrière d’un personnage important du monde médical français du XXe siècle, d’où les nombreuses références aux rencontres avec ses collègues, comme dans le reste de l’ouvrage, et avec des hommes célèbres (Foch, Pétain). Robert Debré a plus de trente ans lorsque commence le conflit, et l’expérience de la guerre n’a pas pour lui le caractère initiatique qu’elle a pu avoir pour ses cadets. Sa relation en est d’autant plus détachée.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Lussu, Emilio (1890-1975)

1. Le témoin

Emilio Lussu naît le 4 décembre 1890 à Armungia, en Sardaigne. Il est issu d’une famille aisée et éclairée. Parlant de son enfance, il mettra toujours l’accent sur l’apprentissage, à la fois familial et régional, des valeurs qui sont les siennes (respect de l’homme et du travail, attachement à la participation de tous aux décisions…), et sur l’importance de l’identité sarde.

En 1914, il passe avec succès sa laurea (équivalent de la maîtrise) de droit. Il est très tôt dans les rangs des interventisti (interventionnistes), ces militants de l’entrée en guerre de l’Italie (qui advient, on le sait, en mai 1915, neuf mois après le début du conflit).

Lieutenant puis capitaine de la brigade Sassari, composée pour l’essentiel de bergers et de paysans sardes, il est au contact réel des hommes de troupe et de la condition du soldat de tranchée. Ses hommes gardent notoirement de lui un souvenir respectueux : Lussu ne fut jamais de ceux qui ajoutent le plaisir sadique à la dureté des ordres dont ils sont le relais.

La guerre terminée, il transpose son engagement dans la vie civile. Animateur du mouvement des anciens combattants – qui, en Sardaigne, coïncide bientôt avec le Parti Sarde d’Action, aux visées autonomistes, et dont Lussu est l’un des fondateurs -, élu local en 1920, il devient député en 1921. Mussolini accède au pouvoir l’année suivante. Lussu est parmi ses adversaires déclarés, mais il tente de négocier une partition entre Sardaigne et Italie. En vain. À mesure que le régime se durcit, singulièrement après la crise consécutive à l’assassinat de Matteotti (1924), la détermination antifasciste de Lussu s’affermit. Il noue des liens plus étroits avec les autres courants politiques opposés au fascisme : républicains, socialistes maximalistes ou réformistes, ou encore communistes – dont le chef de file, Gramsci, vient également de Sardaigne.

Député comme Matteotti, il sera lui aussi, comme bien d’autres élus, la cible directe de la violence fasciste : en 1926, après un attentat contre Mussolini (un coup monté par la police ?), une bande de chemises noires prend sa maison d’assaut, animée des pires intentions. Ancien soldat et chasseur averti, par tradition familiale et locale, il est bien décidé à se défendre. L’un de ses assaillants est tué, les autres prennent la fuite. Arrêté, il passe plus d’un an derrière les barreaux dans l’attente de son procès. Contre toute attente, la juridiction ordinaire, estimant qu’il a agi dans le cadre de la légitime défense, prononce la relaxe. Il est alors déféré devant le Tribunal Spécial (émanation directe du parti fasciste) qui le condamne à une peine de cinq ans de confino (résidence surveillée) dans les îles Lipari.

Il parvient à s’en échapper en 1929, avec deux autres condamnés, Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti. Les trois hommes gagnent Paris où ils fondent le mouvement « Giustizia e Libertà » (Justice et Liberté). L’orientation idéologique du mouvement est socialiste libérale, les méthodes préconisées sont révolutionnaires : il s’agit d’abattre le régime et d’éradiquer de la société italienne les causes (qu’elles soient politiques, économiques, culturelles…) ayant permis son avènement. Toujours en 1929, Lussu publie (en France, mais en italien), la Catena (« La chaîne » ; à ce jour inédit en français), où il tente pour la première fois une analyse du fascisme, de ses méthodes et des causes de son avènement. En 1933, il récidive avec Marcia su Roma e dintorni (La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Gallimard, 1935 ; puis Paris, Arte-Le Félin, 2002), qui relate -­ non sans humour – la résistible ascension de Mussolini au pouvoir dans l’Italie de l’après-guerre. En 1936, après un long séjour de cure en Suisse et dans les Alpes françaises où il soigne la tuberculose qu’il a contractée en prison, il publie un essai politique, Teoria dell’insurrezione (Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971). Deux ans plus tard paraît son texte le plus célèbre, Un anno sull’altipiano (Les hommes contre, Paris, Austral, 1995), sorte de roman autobiographique ou, si l’on veut, d’autobiographie romancée, qui rend compte de son expérience et de ses souvenirs de guerre.

Il prend dès le début une part active à la guerre d’Espagne, mais sa santé d’une part, l’assassinat de Rosselli par l’extrême droite française d’autre part le contraignent à regagner la France. Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du régime mussolinien (juillet 1943), il voyage beaucoup (en France, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux États-Unis), organisant la résistance italienne en exil pour « Giustizia e Libertà », sans cesser de caresser le rêve d’une expédition en Sardaigne à la manière de Garibaldi. Il ne revoit l’Italie qu’après l’armistice (8 septembre 1943), pour participer au premier congrès du Partito d’Azione, dans lequel conflue « Giustizia e Libertà » et à la résistance armée à l’occupant nazi. Ministre du premier gouvernement de l’Italie libérée, sous l’autorité de son camarade de parti Ferruccio Parri, puis du gouvernement d’union nationale dirigé par le démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, il est bien vite en désaccord de fond avec les représentants du courant libéral-démocrate du Partito d’Azione. Après plusieurs revers électoraux, déchiré par les dissensions internes, le Partito d’Azione se dissout ; son aile gauche fusionne avec le Partito Socialista Italiano (très proche de la ligne du PCI), notamment à l’initiative de Lussu. Désormais âgé, il prendra encore une part active à la scission du PSI en 1964, qui donnera naissance au Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria (PSIUP), hostile à la collaboration avec la Démocratie Chrétienne. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire, entre autres l’histoire du Partito d’Azione et un bref roman, Il cinghiale del diavolo (« Le sanglier du diable », inédit en français), continuant à prendre position en faveur de sa Sardaigne d’origine. Il meurt à Rome en 1975, à l’âge de 85 ans.

2. Le témoignage

On trouve dans plusieurs livres de Lussu des allusions directes à son expérience de la guerre, qui fut pour lui, comme pour beaucoup d’autres combattants, véritablement fondatrice. Mais c’est Un anno sull’altipiano (littéralement : « Une année sur le haut plateau » ; il s’agit du plateau d’Asiago, en Vénétie) qui, en l’espèce, constitue son œuvre maîtresse. À la différence d’œuvres plus célèbres et plus célébrées dans l’Italie de l’après-guerre, le témoignage de Lussu sur la Grande Guerre compose, au fil des pages, un tableau sinistre de la vie des soldats dans la tranchée. L’absurdité pathogène de leur condition rejaillit d’autant mieux que la langue est sobre, précise, volontiers ironique, parfois presque technique, les conclusions étant le plus souvent laissées à l’appréciation du lecteur. Tandis que d’autres écrivains-soldats, et non des moindres, tendent à sublimer l’horreur de la guerre dans des textes novateurs parfaitement calibrés (Ungaretti) ou dans des pages qui en réaffirment après-coup la nécessité (Gadda), Lussu démythifie les leurres et les valeurs qui ont animé les interventionnistes d’avant-guerre, dont il faisait partie. Un anno sull’altipiano (dont Lussu dira qu’il ne l’a écrit que sur les insistances de son ami Gaetano Salvemini) est donc implicitement une entreprise auto-analytique et autocritique. Mais, au-delà même des intentions avouées de l’auteur (« Il ne s’agit pas d’un livre à thèse : il ne veut être rien d’autre qu’un témoignage italien sur la Grande Guerre », écrit-il en préambule en 1937), Un anno sull’altipiano atteint à une dimension collective sur les absurdités de cette guerre-ci, et, peut-être, de la guerre en général.

3. Analyse

On ne peut séparer le témoignage de Lussu sur la Première Guerre mondiale de son antifascisme militant. Chronologiquement, Un anno sull’altipiano (1938) vient après La Catena (1929) et après Marcia su Roma e dintorni (1932), et on peut penser qu’il leur fait suite génétiquement aussi : en travaillant à une analyse critique des raisons et des modes de l’avènement du régime, Lussu aurait compris en chemin le rôle crucial du conflit mondial comme creuset des totalitarismes, et pris la mesure de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre par le fascisme.

La description des aberrations de la Grande Guerre, vue à la hauteur des combattants de base et menée sous une forme qui ménage une place importante à leurs dialogues (et, çà et là, aux monologues délirants des hauts gradés), apporte en tout cas un démenti précis non seulement à la rhétorique de la « mort utile et belle », chère à la propagande guerrière, mais aussi aux thèses et aux valeurs du fascisme, qui exalte l’héroïsme des combattants, la beauté du sacrifice de sa vie sur l’autel de la cause patriote, la virilité du combat… Ces valeurs, que Lussu est loin de dédaigner en tant que telles, ont été dévoyées, piétinées, mises au service non point de la cause nationale, mais de la folie personnelle d’officiers ineptes, avides d’exercer le pouvoir sans limites que leur donne leur grade.

Parmi les thèmes et épisodes propres à relativiser fortement, voire à vider de sens les valeurs militaires que la guerre met officiellement à l’honneur, on peut, sans prétention à l’exhaustivité, relever quelques exemples particulièrement marquants.

Le dysfonctionnement chronique.

« Chaque jour, il arrivait des munitions et des tubes de gélatine. C’étaient les grands tubes de gélatine du Karst, de deux mètres de long, faits pour ouvrir des passages dans les barbelés. Et il arrivait des pinces coupe-fil. Les pinces et les tubes ne nous avaient jamais servi à rien, mais ils arrivaient quand même. » (chap. XI).

L’alcool.

Avant chaque bataille, le ravitaillement en alcool atteint des sommets, au point que cela devient un signal précurseur de l’ordre d’attaque imminent (« Et il arriva du cognac, beaucoup de cognac : nous étions donc à la veille d’une action » ; chap. XI). De nombreux officiers sont atteints d’éthylisme, certains ne pouvant visiblement rien faire sans leur forte dose quotidienne de cognac. Lorsqu’il évoque une action, Lussu mentionne systématiquement la présence et la consommation outrancière d’alcool, chez les hommes de troupe et chez ceux qui les guident. C’est le cognac, non l’héroïsme ou le patriotisme, qui est « l’âme du combattant de cette guerre », « le premier moteur » : « moi, sans cognac, à l’assaut, j’y vais pas » (chap. XIII).

La nécessaire déshumanisation de l’ennemi.

Elle se révèle au narrateur lorsque, en compagnie d’un caporal, à la faveur d’une mission de reconnaissance, l’occasion leur est donnée d’observer quelques soldats autrichiens dans leur propre tranchée, tandis qu’ils sont occupés à se préparer du café. Cette activité, dans sa banalité même, le stupéfait : « Voici l’ennemi, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. Étrange. Une telle idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. À présent ils prenaient leur café. Curieux ! et pourquoi n’auraient-ils pas dû prendre le café ? Pourquoi donc me semblait-il extraordinaire qu’ils prennent le café ? » (chap. XIX). Continuant de s’interroger sur la « raison de [sa] stupeur », le narrateur comprend une règle fondamentale de la psychologie du (bon) soldat : pour pouvoir tuer sans état d’âme, il doit se représenter l’ennemi comme un être foncièrement autre, qui n’appartient pas à l’humanité. Mais : « J’avais devant moi un homme. Un homme ! ». Alors qu’il pourrait sans aucun risque l’abattre, il n’en fera rien, ni le caporal qui l’accompagne (« – Tu vois… comme ça… un homme seul… moi, je ne tire pas ? Et toi, tu veux ? Le caporal prit la crosse du fusil et me répondit : – Moi non plus »). Ils regagnent leur tranchée où les attend… un café.

Cet épisode peut être rapproché d’un autre, qui avait vu les Autrichiens faire preuve de compassion envers l’ennemi italien. Lancés dans une attaque vouée, comme d’habitude, à l’échec, des soldats italiens sont exposés au tir ennemi sans aucune chance d’en réchapper, quand les Autrichiens cessent soudain le feu. Puis l’un d’entre, bientôt repris en chœur par ses camarades, leur crie : « Assez ! Assez ! (…) Assez ! braves soldats. Ne vous faites pas tuer comme ça. » (chap. XV).

Guerre et lutte des classes.

À la suite de l’ébauche de fraternisation de l’épisode qui vient d’être évoqué, de la tranchée italienne s’élève bien entendu l’ordre d’aller de l’avant, donné par le général en personne : « En avant ! soldats de ma glorieuse division. En avant ! En avant contre l’ennemi ! » On entrevoit ici ce qui sera explicitement formulé par le lieutenant Ottolenghi, adepte des thèses marxistes : les ennemis véritables ne sont pas les soldats d’en face, pauvres bougres contraints eux aussi de combattre pour une cause qui n’est pas la leur. Les vrais ennemis sont derrière les soldats, sont à l’arrière : ce sont les officiers de l’état-major et la classe politique au pouvoir. Cette guerre est un dérivatif où l’on contraint les prolétaires pour les détourner de la guerre qu’ils devraient légitimement mener, qui est une guerre de classes.

Éloge de la trêve.

Lussu met dans la bouche d’un vaillant officier, ayant fait « toute la guerre de Libye » et pris part déjà à de nombreux combats, décoré pour son courage, un éloge de la trêve parfaitement contradictoire avec la rhétorique héroïque. « Nous sommes des professionnels de la guerre et nous ne pouvons pas nous plaindre si nous sommes obligés de la faire. Mais quand nous sommes prêts à un combat et qu’arrive, au dernier moment, l’ordre de le suspendre, c’est moi qui vous le dis, croyez-moi, on peut être aussi courageux qu’on veut, mais ça fait plaisir. C’est ça, en toute franchise, les plus beaux moments de la guerre » (chap. XXIII).

Les morts absurdes ou inutilement programmées.

Parmi d’autres exemples possibles, on peut citer d’une part l’épisode des « cuirasses Farina », sortes d’armures pesant sans doute (suppose le narrateur) pas moins de cinquante kilos, et supposément à l’épreuve des tirs de mitrailleuse. Dix-huit cuirasses arrivent, dont sont équipés autant de soldats, que le général de division charge d’aller couper les barbelés autrichiens, en vue d’une attaque prochaine. À peine sont-ils sortis de la tranchée qu’ils tombent l’un après l’autre sous le feu ennemi. Le général assiste à ce massacre « comme s’il avait prévu que les événements se dérouleraient exactement comme ils se déroulaient en réalité » (chap. XIV). Il y a d’autre part le sacrifice du lieutenant Santini, connu pour sa bravoure et son sens du devoir, auquel un lieutenant-colonel ordonne d’aller couper les fils barbelés, après que plusieurs hommes ont déjà laissé leur vie dans ce même genre d’opérations, sans le moindre résultat – ce que le lieutenant colonel sait parfaitement : « – C’est une opération impossible – répondit Santini – il est trop tard. – Je ne vous ai pas demandé – répliqua le lieutenant-colonel – s’il était tard ou tôt. Je vous ai demandé si vous vous portez volontaire. – Non, mon colonel. – Alors, je vous ordonne, je dis bien je vous ordonne de sortir quand même, et immédiatement. – Oui, mon colonel, – répondit Santini. Si vous me donnez un ordre, je ne peux que l’exécuter. » (chap. XIII). Parfaitement conscient de ce qui l’attend, Santini sort de la tranchée et est abattu quelques instants plus tard.

Dénonciation de l’inflexibilité de la hiérarchie militaire.

L’épisode de la mort de Santini illustre la règle militaire qui veut qu’un ordre doit être exécuté, sans que l’exécutant ait à en discuter le bien-fondé ou le bon sens. En temps de guerre, et notamment en présence de l’ennemi, cette règle devient un monstrueux instrument. Un ordre manifestement assassin a force de loi pour les subalternes, ni plus ni moins qu’un ordre raisonnable et juste. Qu’il soit inspiré par la bêtise, par l’excès de zèle, par l’abus d’alcool ou par la cruauté pure ne fait guère de différence pour ceux qui en subissent les conséquences mortelles. C’est également ce que soutient, pour le revendiquer du point de vue des chefs, un personnage du livre, le commandant Melchiorri : « Ceux qui commandent ne se trompent jamais et ne commettent pas d’erreurs. Commander signifie le droit qu’a le supérieur hiérarchique de donner un ordre. Il n’y a pas d’ordres bons et d’ordres mauvais, d’ordres justes et d’ordres injustes. L’ordre est toujours le même. C’est le droit absolu à l’obéissance d’autrui » (chap. XXIV).

Adepte fanatique d’une discipline de fer, qui fige les rôles dans un organigramme absolutisé et prive par principe les inférieurs de tout droit sur eux-mêmes, Melchiorri est un hiérarque fasciste avant l’heure (on est en 1916 quant au temps de l’action, mais en 1938 lorsque le livre paraît). Il confirme l’hypothèse selon laquelle Lussu, au cours des années qui suivirent la guerre et, particulièrement, pendant l’écriture d’Un anno sull’altipiano, prit conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre. Une des devises du fascisme -« croire, obéir, combattre » – n’est somme toute que l’explicitation d’un axiome de la logique guerrière.

Plusieurs interprétations critiques d’Un anno sull’altipiano restent possibles, qui s’échelonnent entre la thèse qui veut que Lussu dénonce les modalités particulières de cette guerre, mais pas les causes et les raisons qui la justifiaient et cette autre selon laquelle la dénonciation affecte y compris les justifications historiques et morales de la Grande Guerre, voire toute guerre orchestrée par un État. Cette deuxième option, qui a été ouverte par l’adaptation cinématographique du livre de Lussu par Francesco Rosi (Uomini contro, 1970), semble actuellement gagner en crédibilité. On peut de fait la conforter à la lumière des engagements politiques jamais démentis de Lussu, qui s’enracinent dans une gauche radicale rétive aux structurations des appareils politiques, à toute forme de hiérarchisation obligée.

4. Pour aller plus loin

• Lussu E., Les hommes contre, Paris, Austral, 1995.

• Lussu E., La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Arte-Le Félin, 2002.

• Lussu E., Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971

Emilio Lussu (1890-1975), politique, histoire, littérature, cinéma, (Collectif), sous la direction d’Eric Vial, Patrizia De Capitani et Christophe Mileschi, Grenoble, MSH-Alpes, 2008 (288 p.). (http://www.msh-alpes.prd.fr/Publications/OuvrageEmilioLussu.htm)

Christophe Mileschi

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Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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Lecompt, Andrée (1903-1998)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Rémy Cazals, octobre 2008

Complément : D’après La Voix du Nord du 17 décembre 2014, un livre, Andrée Lecompt, mon journal, aurait été publié par Régine Meunier.

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Tremblay, Thomas-Louis (1886-1951)

1.   Le témoin

Thomas-Louis Tremblay est né le 16 mai 1886 à Chicoutimi (Québec) ; père capitaine de navire ; pendant ses études secondaires, Thomas-Louis Tremblay  est simple soldat dans la milice de Lévis. En 1904, choix plutôt rare de la part des Canadiens français, il s’inscrit au Collège militaire royal de Kingston (Ontario), dont la fonction est de fournir à la fois des officiers et des ingénieurs ; après trois ans d’études, il obtient en 1907 le diplôme d’ingénieur civil. Il devient alors employé par le chemin de fer Transcontinental ; en 1913, il est arpenteur-géomètre auprès de la province de Québec. Pendant toutes ces années, il demeure très actif dans la milice.

Au moment où débute la guerre, Tremblay rejoint l’active ; d’abord adjudant de la 1ère Colonne de munitions divisionnaire, il rejoint en mars 1915 le 22e bataillon (canadien français) en tant que commandant en second, avec le grade de lieutenant-colonel. Après plusieurs mois d’entraînement, départ du Canada pour l’Angleterre en mai 1915 où se prolonge la préparation ; le 15 septembre 1915, départ de Folkestone pour Boulogne. Arrivée en secteur de tranchées le 20 septembre, près de Kemmel, dans le saillant d’Ypres. Secteur de Flandres jusqu’à la fin août 1916 ; puis transfert dans la Somme et préparation d’attaque à partir du 10 septembre 1916 entre Albert et Bouzincourt ; 15 septembre, attaque de Courcelette grand succès des Canadiens français (p. 151) ; évacué pour maladie (hémorroïdes) et subir une opération, le 22 septembre 1916 ; après 4 mois d’absence, il retrouve son bataillon le 14 février 1917 en secteur  à Neuville-Saint-Vaast. 1er juillet 1917, secteur de Liévin. 15 août 1917, attaque de la cote 70 qui domine Lens. 18 octobre, transfert sur Ypres et Randhoeck, secteur qu’a déjà occupé le bataillon lors de son arrivée en France. 6 novembre 1917, force d’appui et de réserve durant l’attaque de Passchendaele dans un océan de boue ; 17 novembre 1917 retour sur Neuville-saint-Vaast ; durant l’offensive allemande d’avril 1918, le bataillon est déplacé pour boucher des brèches dans le dispositif anglais ; nouvelle évacuation de Tremblay pour raisons médicales du 15 avril au 31 mai et du 3 juin au 25 juillet 1918. Dans le secteur d’Amiens, préparation avec l’appui de chars (31 juillet-début août 1918) et participation à l’offensive générale ; entrée dans Cambrai le 9 octobre 1918 ; etc.

Il devient Brigadier-général à la 5e Brigade d’infanterie du 10 août 1918 au 9 mai 1919,  à la veille de l’embarquement pour le voyage de retour ; les hommes du bataillon sont démobilisés dix jours plus tard.

Après la guerre (1922), Tremblay retourne à la vie civile et occupe le poste d’ingénieur en chef et de directeur du Port de Québec jusqu’en 1936. Depuis 1931 jusqu’à sa mort en 1951, il est colonel honoraire de son régiment. Il reprend du service actif pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’inspecteur-général pour l’est du Canada. Il décède à l’âge de 64 ans.

2.   Le témoignage

Thomas-Louis Tremblay commence son journal au moment de son affectation au 22e bataillon, le 11 mars 1915 et le clôt à la date du 20 décembre 1918 alors que son unité est stationnée à Bonn, en Allemagne.

Le document original est constitué d’une double série de carnets écrits en parallèle, sans doute pour des raisons de sécurité ; pour l’essentiel, les deux versions coïncident et, lorsqu’elles diffèrent, l’éditrice identifie le texte supplémentaire par un astérisque.

Conservé aux archives du Musée du Royal 22e Régiment, ce journal était resté inédit jusqu’à sa publication par Marcelle Cinq Mars, archiviste au Musée du 22e Royal Régiment, sous le titre : Thomas-Louis Tremblay, Journal de guerre (1915-1918), texte établi et annoté par Marcelle Cinq Mars, Outremont (Québec), Athéna éditions, 2006. L’éditrice précise que ce Journal n’a pas été rédigé pour être publié : « il le fait pour se remémorer et non pour expliquer » (p. 11). Cette caractéristique explique pourquoi un certain nombre d’annotations sembleront au lecteur un peu laconiques. D’autres silences sont en revanche un peu plus surprenants. Fort heureusement, l’édition de ce témoignage d’officier canadien est enrichie par le croisement d’éléments du Journal avec des extraits d’autres témoignages provenant de combattants ayant appartenu à la même unité, ainsi que par une mise en contexte à l’aide d’extraits d’ouvrages d’historiens.

Par ailleurs, le lecteur français s’étonnera peut-être du grand nombre de termes ou d’expressions anglais dans le texte ; cela témoigne de la prédominance de la langue anglaise dans l’armée canadienne.

3.   Analyse

Jusqu’à l’arrivée sur le sol français en septembre 1915, le Journal relate les préparatifs des Canadiens. L’arrivée de ces « Britanniques » parlant et chantant français à Boulogne suscite l’étonnement puis l’enthousiasme de la population. Ce débarquement « épatait les gens » dit sobrement Tremblay… « Le 22e bataillon fait sensation » écrit un autre acteur-témoin, Joseph Chaballe (p. 61). Les relations avec les civils sont globalement excellentes.

Au fil des mois les liens noués avec les civils dans les cantonnements sont forts : « Le pays où nous sommes est très familier aux anciens du bataillon ; nous renouvelons de vieilles connaissances parmi la population civile. […] Ces endroits nous rappellent de vieux souvenirs ; il reste un bien petit nombre des anciens. La population civile, surtout des femmes, est anxieuse de savoir où est un tel… tel autre… ces pauvres personnes pleurent en apprenant qu’au cours des deux dernières années, leurs vieux amis se sont fait tuer les uns après les autres en défendant leur liberté » (3 novembre 1917, p. 245).

L’honneur des Canadiens francophones : un enjeu spécifique du chef du 22e bataillon (et au-delà du premier ministre canadien, Cf. p. 283) ; un but de guerre…

L’un des premiers soucis de Tremblay, outre la bonne santé de ses hommes, consiste dans la « bonne tenue » de son unité ; faire honneur au Canada francophone ici placé sous le regard des Britanniques et des Canadiens anglophones est un des principaux buts de guerre des volontaires québécois : 20-21 septembre 1915 ; nommé officiellement Lieutenant-colonel le 26 février 1916, Tremblay est fier du comportement de son bataillon : « Mon bataillon représente toute une race [N.B. « race » est ici employé au sens de nation], la tâche est lourde » (p. 100)

Quelles que soient les situations, tout vaut mieux que de paraître flancher : à la veille de l’attaque de Courcelette Tremblay note dans son Journal : « Nous comprenons très bien que nous allons à la boucherie, la tâche paraît presque impossible avec si peu de préparation dans un pays que nous ne connaissons pas du tout. Cependant le moral est extraordinaire, et nous sommes déterminés de prouver que les « Canayens » ne sont pas des « slackers » [paresseux]. […] C’est notre première grande attaque, il faut qu’elle soit un succès pour l’honneur de tous les Canadiens français que nous représentons en France. Je peux facilement voir sur la figure de mes hommes ce qu’ils ne peuvent dire : leur enthousiasme, leur détermination. Tous mes officiers sont remplis d’ardeur, et il y a parmi eux des entraîneurs [meneurs] d’hommes parfaits » (15 septembre 1916, p. 153) ; voir également sur ce thème notes du 18 septembre 1916, p. 166 ; celles du 27 septembre 1916, du 12 octobre 1916, 27 novembre 1917 ; le 1er de l’an 1918 il écrit encore : « comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité ; ils se rappellent mes souhaits des années passées. Ces vieux soldats sont encore parmi les plus solides, ils sentent que l’honneur du bataillon repose surtout sur leurs épaules. Bah ! ils ont tellement sacrifié pour le bataillon, que le sacrifice est devenu une seconde nature chez eux. Leurs compatriotes comprendront-ils jamais la tâche pénible, dangereuse qu’ils se sont imposée afin que leur race ne soit pas considérée par les peuples au niveau ignominieux prêché par Lord Beaverbrook » (1er janvier 1918, p. 259) ; au moment où se joue la phase ultime de la guerre, Tremblay se plaint du rôle assigné à son bataillon : « Notre bataillon ne fait que suivre l’attaque, il est en réserve. Alors que nous devions être à l’attaque. […] La situation pratique au pays est peut-être la cause de ce désappointement ! ! » (5 août 1918, p. 281) Tremblay fait ici allusion à l’opposition violente des Québécois envers la loi instituant la conscription en mars 1918 (Cf. p. 283)

Autre facteur important dans la conduite des hommes, le sens de l’honneur viril : deux éclaireurs du bataillon ont placé des explosifs sous les barbelés allemands : « deux canayens (canadiens) avec du poil aux pattes » (1er mars 1916) ; l’un d’eux est ensuite décoré par un général français ; après avoir été félicité par Tremblay, il se serait écrié : « Colonel y a pu rien à faire, y faut que je me fasse casser la gueule », une phrase que le colonel considère digne d’être consignée dans son carnet.

Tremblay est un chef respecté et admiré ; sa bravoure n’est pas mise ne doute par ses hommes ; de fait, il est très attentif à leurs conditions de vie et à leur moral : Tremblay visite régulièrement les tranchées ; il organise les travaux de mise en état de défense des tranchées ; il alterne visites des tranchées et travaux de bureau. Il proteste par exemple contre la mise en mouvement de ses troupes qui, venant d’être vaccinées contre la paratyphoïde, sont malades et pour beaucoup en proie à la fièvre ; il fait observer qu’ « il n’est pas humain de demander aux hommes une marche semblable. Ces démarches de ma part n’ont pas de succès…. » (2 avril 1916) ; il fait alors en sorte que des autobus et des ambulances suivent le bataillon durant sa marche ; il montre constamment l’exemple : « j’ai marché moi-même en tête du bataillon suivi de mon cheval… » (3 avril 1916) ; lors de l’attaque de Courcelette, il guide ses hommes jusqu’à leurs positions de départ sous le barrage allemand (15 septembre 1916, p. 152). Visite plusieurs fois par jour ses hommes qui tiennent les tranchées sous une avalanche d’obus asphyxiant (29 avril 1917, p. 208)

Cependant en tant que chef, d’autres préoccupations sont présentes : l’esprit de compétition et la course à la gloire règne parmi les commandants, Cf. notes du 27 mars 1917, p. 199 ; celles du 1er juillet 1917, p. 219 ; les soucis de promotion sont également exprimés : « Je crois que la raison pour laquelle Ross me passe par-dessus est qu’il y a trois bataillons anglais dans la brigade contre un seul bataillon de Canadiens français. La Franc-maçonnerie a aussi dû jouer une grande influence… » (23 juillet 1917, p. 225)

Alliés : frictions entre Anglais et Canadiens : des rixes fréquentes opposent des soldats des deux nations, Cf. notes du 24 octobre 1915 ; idem, 17 juillet 1916.

Au Havre, du 24 janvier au 11 février 1917, Tremblay voit arriver le contingent portugais : « j’ai vu un grand nombre de ces Portugais, et ils ne m’inspirent pas confiance : ce sont généralement de tous petits hommes chétifs ; sales, hautains ; qui se réclament beaucoup de leur histoire militaire, et qui sont destinés à gagner la guerre. Je me demande quelle tenue ils auront sous une avalanche de Bertha Krupp. Pauvres diables ils ne savent pas encore ce que c’est que la guerre ! ! » (p. 189)

L’absence de remarques et de commentaires concernant les autres secteurs du front, à l’exception de celui tenu par les Britanniques est notable. Ainsi, alors que la prise de Vimy le 9 avril 1917 est décrite et saluée comme un grand succès canadien, on ne trouve aucun écho de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames.

La lutte contre l’eau et la boue qui envahissent les tranchées et les rend intenables (novembre 1915) ; boue jusqu’au ventre (12 mars 1917) ; début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ;

Premier Noël sur le front : « Après cette messe, les hommes ont leur réveillon dans leurs quartiers respectifs, et les officiers au couvent de Locre » (24 décembre 1915) ; « Les hommes ont reçu aujourd’hui leurs cadeaux de Noël, et tous sont heureux comme des princes » (25 décembre) ; troisième Noël : « […] Les nouveaux hommes sont bruyants, les anciens plus ou moins moroses ; ils commencent à croire que cette maudite guerre ne finira jamais. Comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité… » (1er janvier 1917) ; la lassitude est perceptible et perçue chez les volontaires des premiers jours.

Les différences pouvant exister entre les secteurs sont parfois importantes : « Le bataillon que nous avons visité (des Ecossais) perd en moyenne 80 hommes par tour de tranchée : nous sommes habitués à n’en perdre que cinq ou six. L’avenir ne s’avère pas brillant… » (19 mars 1916)

Description du secteur de Saint-Eloi durant la bataille des cratères : tranchées quasi inexistantes ; plus de végétation ; « air saturé d’une odeur qui prend  à la gorge, en raison de tous ces morts que l’on voit partout, et qui sont déjà en décomposition… » (10 avril 1916)

L’effet des informations sur le moral des troupes : « […] les Russes ont remporté une grande victoire en Galicie […]. La joie est dans le camp, toutes nos fatigues sont oubliées. » (12 juin 1916) ; à noter que la bataille de la Somme engagée le 1er juillet n’est pas mentionnée avant le 25 août 1916 : « nous nous préparons maintenant à notre départ prochain pour la Somme où les hommes se font tuer par milliers ». (p. 143)

Pratique sportive : matchs de base-ball entre officiers de plusieurs bataillons (22 juin 1916).

Gaz : à cause des vents fort changeants, Tremblay doit renoncer à lancer les gaz accumulés dans sa tranchée : « […] avec regret, car elle promettait bien. Tous les soirs il y a une centaine d’Allemands qui travaillent à « Picadilly Farm » : nous aurions gazé tous ces gens-là et aurions dû faire un bon nombre de prisonniers » (14 juillet 1916) ; mais le port prolongé du masque « aigrit les hommes » (p. 208)…

Combinaisons infanterie-aviation (16 août 1916) grâce à des chandelles allumées dans des trous de la tranchée (p. 140)

Violence et sur-violence

Plusieurs cas de shell-shock (8-10 juin 1916) ; 19 septembre 1916 ; 1er mai 1917 ; 24 septembre 1917 ;

Combat rapproché ; patrouille dans le no man’s land : « La patrouille du Sgt. Pouliot a rencontré une patrouille allemande de la même force dans le No Man’s Land en face du cratère N°1. Sans hésitation nos hommes ont attaqué les Allemands à coups de grenades et de revolvers, leur prenant deux prisonniers et en blessant une couple d’autres qui ont réussi à se sauver » (4 juillet 1916) ; décorations et primes pour les hommes de la patrouille (p. 132, note 74) ; attaque de Courcelette : « Nous avons presque immédiatement rencontré des Boches, qui n’ont pas souffert longtemps. [un autre témoin relate que les Allemands qui se rendent sont systématiquement massacrés, Cf. note 100, p. 155] Les hommes ont la rage au cœur et pour cause. N’avons-nous pas vu hacher le tiers du bataillon, nos camarades, au cours de la dernière demi-heure… » (15 septembre 1916, p. 155) ; il faut relever le lien établi entre un taux de pertes extrêmement élevé subi par cette unité durant son approche sous le barrage allemand et la fureur destructrice qui suit immédiatement la prise de contact ; ce combat est la première véritable attaque des hommes de Tremblay ; la terreur emmagasinée durant une approche particulièrement meurtrière se libère et conduit de nombreux hommes à massacrer des hommes désireux de se rendre ; cependant, ce moment de paroxysme dépassé, on fait à nouveau des prisonniers (Cf. p. 156-157, 159 et photographie p. 159) ; voir aussi p. 232. À noter que lors de la libération de Valenciennes : « la population civile est tellement montée contre les Boches qu’elle bat les prisonniers au passage » (5 novembre 1918, p. 303)

Prisonniers allemands bombardés par leur artillerie alors qu’ils transportent des blessés canadiens : « Afin de protéger nos blessés, j’ai donné [précise Tremblay] un pavillon de la Croix-Rouge à un sergent-major allemand avec instruction de le porter haut afin qu’il soit bien vu. Comme escorte, il y a deux messagers à la tête de la colonne et deux hommes fermant la marche. Ils n’étaient pas plutôt partis qu’ils ont été aperçus par les Allemands, qui ont raccourci leur barrage d’artillerie tuant ou blessant une trentaine de prisonniers et finissant plusieurs de nos blessés… » (bataille de Courcelette, 16 septembre 1916); que penser de cette action ? Les tirs sur les blessés et les antennes de la Croix Rouge sont souvent avancés pour attester de l’hyperviolence de la guerre structurée autour d’une haine profonde de l’ennemi. Dans le cas ici rapporté, il est peu probable que les artilleurs allemands aient déclenché ce tir en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en sachant qu’ils tiraient sur leurs propres hommes. Plus en arrière, à l’hôpital de campagne, « le Sgt. Casgrain est en charge de l’hôpital où il y a plus de 200 blessés, il dirige très intelligemment ses subordonnés qui sont les deux docteurs allemands et dix brancardiers allemands que nous avons gardés avec nous… » (p. 160) ; Tremblay « fraternise » avec ces deux médecins (17 septembre 1916, p. 163).

Comme beaucoup d’autres témoins, il arrive à Tremblay de plaindre l’ennemi : « […] je plains presque les Boches qui se font massacrer, comme nous un jour… Ce trouble n’a cependant pas été de longue durée et nous avons suivi cette opération avec le plus grand intérêt… » (28 avril 1917, p. 207).

Autres contacts furtifs avec l’ennemi :

Saint-Sylvestre 1915 : « À minuit ce soir nous entendons chanter dans les lignes allemandes, et certains instruments de musique. Les Boches fêtent la nouvelle année, mais du moment qu’ils se montrent la tête pardessus le parapet, nous les saluons par une volée et avec nos mitrailleuses ».

1er janvier 1916 : « L’artillerie a été assez active, cependant l’infanterie n’a pas tiré un seul coup de feu. Le soldat Brunelle qui fait de l’observation pour la brigade a traversé le No Man’s Land froidement en plein jour. Il a causé pendant quelques instants avec les Boches, il nous est revenu chargé de boutons, badges, etc. ce qui identifie l’ennemi en face de nous. Son but était de reconnaître un endroit dans la tranchée ennemie que nous soupçonnons près du Petit Bois. Il rapporte l’entrée d’un puits à  cet endroit probablement une mine. Brunelle a été très hardi, il l’a fait dans un bon but ; cependant, il est sous arrêt ce soir. Il lui fallait une autorisation… »

Un propos désabusé sur la guerre : « On me rapporte que la brigade compte à peine la valeur d’un bataillon. Enfin une ère de folie règne en Europe : il est impossible de raisonner les causes de tels sacrifices. On se fiche tout simplement de la logique, on ne raisonne pas. » (26 octobre 1916, p. 178) ; d’autres notations contredisent ce je m’en foutisme.

Révolte contre les attaques « criminelles » : ce matin, nous avons été témoins d’une scène terrible, criminelle… Il y a des centaines de morts, et de blessés dans la No Man’s Land et jusque dans les fils barbelés allemands. Les survivants de ce massacre nous racontent qu’ils ont subi un bombardement terrible avant l’attaque, et que pendant l’attaque, ils ont marché sous un feu intense de mitrailleuses. Ceux qui ont réussi à se rendre aux tranchées allemandes les ont trouvées remplies de Boches prêts à les recevoir au bout de la baïonnette. Vers les 10 heures du matin, un colonel Bavarois a offert un armistice de quelques heures qui a été accepté afin de permettre l’évacuation des blessés. Les Allemands transportent nos blessés jusqu’au milieu du No Man’s Land où nos hommes vont les chercher… » (28 février 1917, p. 194)

La discipline : après Courcelette, et pendant son congé de maladie, Tremblay ne cesse de prendre des nouvelles de son bataillon ; il s’inquiète à plusieurs reprises d’un relâchement de la discipline attribué aux renforts venus combler les pertes causées au bataillon et à la présence de « femmes légères » (14 novembre 1916, p. 179) : « Le nouveau bataillon a dans ses cadres un trop grand nombre d’hommes plutôt dégénérés, qui n’ont pas l’esprit de corps que nous avions développé chez nos hommes jusqu’à Courcelette » ; le bataillon est alors à Bully-Grenay à quelques milles au nord de Lens. Ce secteur est très tranquille et les pertes sont légères. Fosse 10 où le bataillon va cantonner quand il est en réserve a trop d’attraction et cause toujours beaucoup d’ennui » (20-31 décembre 1916, p. 185)

« Le 9 janvier [1917] j’ai passé mon deuxième examen médical et me suis fait déclarer « fit » [apte au service] quoique je ne sois pas complètement guéri, étant encore sous traitement. Il y a beaucoup d’absences sans permission au 22e et le général Turner est anxieux que je retourne en France au plus vite » (p 187). Une lettre qui valut à son auteur 4 mois de travaux forcés apporte d’autres éléments d’explication : le soldat exprime le sentiment d’abandon ressenti par les hommes quand des chefs comme Tremblay s’absentent durablement du bataillon ; les nouveaux chefs n’ont pas l’aura ni la réputation de compétence de leurs prédécesseurs ; enfin, la colère contre les Anglais est toujours là ; les Canadiens ont le sentiment d’être systématiquement sacrifiés aux missions les plus meurtrières par le commandement britannique (Cf. extrait de lettre, p. 192).

Reprise en mains du bataillon : « inspection minutieuse du bataillon, qui n’est pas du tout satisfaisante, suivie d’instructions sévères sur la tenue, la discipline, l’équipement, les absences sans permissions. L’esprit de corps si remarquable au 22e avant la Somme n’existe pas, il faut de toute nécessité le ressusciter » (2 mars 1917) ; « Exercices toute la journée en vue de raidir la discipline. Inspection… […] Réunion spéciale des officiers […] Instructions sévères rappelant aux officiers le devoir de chacun, attirant leur attention sur l’état pitoyable du bataillon, leur indiquant les moyens à prendre pour remédier à cet état de choses et les avertissant que des mesures sévères seront prises contre les officiers ne remplissant pas leurs fonctions pleinement » (3 mars 1917) ; deux soldats exécutés le 3 juillet 1917 (on peut noter le silence de Tremblay sur ce point) ; la reprise en mains continue : « Messe à 11 hrs ce matin sur la lisière du bois de Riaumont. Le sermon est fait par le major Fortier qui, sur ma demande, traite des absences sans permission qui sont encore nombreuses. Après la messe, je parle au bataillon moi-même sur ce sujet indiquant aux hommes la gravité de cette offense, et les peines terribles encourues par ceux qui s’absentent sans permission. À l’avenir tous les absents sans permission seront traduits devant une cour martiale pour la première offense. Trop de braves gens ont sacrifié leur vie pour l’honneur de leur bataillon pour qu’aujourd’hui on permette à quelques insoumis de le déshonorer. Le sermon du père Fortier a créé une forte impression sur tous les membres du bataillon. Un grand nombre de femmes de mœurs très légères sont la cause du mal : la grande majorité du bataillon se comporte très bien. C’est le petit nombre qui nous cause tous ces ennuis » (15 juillet 1917, p. 222-223). Autres silences sur l’exécution de deux soldats le 3 juillet 1917, jugés coupables de désertion ; et sur celle d’un autre (exécuté le 15 mars 1918) ;

En permission à Paris : « Nous n’avons pas tous le même sort. Quel contraste entre la vue d’ici et celle du front. Même en temps de paix, je ne désirerais rien de mieux que de passer ma vie ici au grand Opéra ce soir. » (26 mai 1916) ; Tremblay passera plusieurs permissions à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement. Tremblay assiste aux funérailles de Galliéni (1er juin 1916) ; nouvelles notes sur les Parisiens, le 24 novembre 1916 : « J’avoue que j’ai été grandement surpris, et que je n’aurais jamais cru que les Français aient pu devenir si froids… » (p. 182). Apprenant le succès de Verdun : « Le peuple lisait les placards sur les boulevards, et tout naturellement, sans la moindre émotion visible, témoignait froidement de son contentement. « On les aura », était le dicton populaire… « Un corps d’armée de moins », disaient d’autres… et ainsi de suite Réellement j’aime bien les Français » (p. 182)

Tremblay poursuit ce qu’il appelle son analyse du moral des Parisiens qu’il assimile aux Français : « Les Français suivent la guerre de très près, ce qui est bien naturel car chaque jour des centaines des leurs se font hacher par la mitraille. Ils réalisent [comprennent] qu’ils leur faut gagner cette guerre ou devenir les esclaves des Allemands. Les Français préfèrent la mort, si […] la ruine totale de leur pays, à l’esclavage… » ; on se gardera de tirer des conclusions générales de ces affirmations ; comme de nombreuses autres du même type, cette analyse ne vaut que pour l’étroit milieu fréquenté par Tremblay durant sa convalescence et nous renseigne assez peu sur le moral et les sentiments des Français ; dans quelques mois, de nombreux Français vont d’ailleurs apporter un cinglant démenti à l’affirmation selon laquelle ils « préfèrent la mort ».

Femmes : « Les hommes sont cantonnés la majorité dans des granges couchant sur la paille. Les officiers sont dans des maisons couchant dans des lits. Quel luxe ! ! On sent que tout le monde est heureux et il fait tellement beau ; nous sommes dans la pleine campagne, et jouissons de la plus grande tranquillité sans responsabilité etc., etc. Les jeunes femmes et les jeunes filles sont très recherchées. Elles sont presque toutes très laides, cependant nous sommes aveuglés, nous les trouvons très bien ! ! Elles nous rappellent de si bon souvenirs… ne reverra-t-on jamais le pays ! ! ! ! C’est très amusant de voir l’empressement de tous ces hommes à vouloir rendre service, se rendre utiles à nos cousins de France ; attraper un regard, un sourire… Enfin ils sont comme le chien fidèle qui regarde son maître prêt à tout faire pour lui procurer son attachement. Ces sentiments sont bien compréhensibles ; car ces hommes ont vécu une vie qui n’est pas humaine et le contraste est tellement grand… » (2 juin 1917, p. 213)

Maladies vénériennes (9 août 1917, p. 227) ;

Femmes fantasmées : « […] presque toutes nos tranchées portent le nom des actrices les plus populaires en Angleterre. J’ai visité aujourd’hui Piggy-Gaby-Gladdys-Doris-Dorothy-Doris […] Les dug-outs sont remplis de photos, de ces fameuses artistes, dans leurs poses les plus populaires ; ce sont des reines muettes qui se font faire la cour par les centaines d’hommes qui se succèdent sans interruption jour et nuit… » (21 septembre 1917, p.240)

Début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ; de nombreuses pertes mais le 22e bataillon ne prend pas part à l’attaque; Tremblay visite un hôpital : « Plusieurs officiers [blessés] me souhaitent la chance qu’ils ont eue « un beau blighty » [équivalent de la fine blessure, suffisante pour être évacué, mais à la gravité modérée] » (6 novembre 1917, p. 247)

Tir « ami » de l’artillerie (p. 265)

Angoisse perceptible lorsque se déclenche l’offensive allemande : « l’avance allemande est phénoménal » (23 mars) ; « leur offensive a été formidable, elle a pratiquement annihilé la 5e Armée anglaise. La situation est grave ; nous nous attendons de partir d’un moment à l’autre pour le théâtre où se joue probablement la partie décisive » (25 mars 1918)

Propagande : prises de vues scénographiées pour les actualités cinématographiques (2 juin 1918, p. 278).

Frédéric Rousseau, octobre 2008.

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Collomp, Marie-Auguste (1871-1956)

1. Le témoin.

Instituteur de la classe 1891, Marie-Auguste Collomp est rappelé dans le cadre de la réserve de l’armée territoriale à l’âge de 43 ans en août 1914. D’abord mobilisé à  Aix en Provence au dépôt du 145e régiment d’infanterie territorial où il passe la fin de l’année 1914, successivement affecté à Grans puis à Pélissanne (Provence), il part retrouver son régiment en Argonne entre avril et septembre 1915, puis en Champagne, de septembre à novembre de la même année.

Marié, père de deux enfants lorsque la guerre éclate, Marie Auguste Collomp enseigne depuis plusieurs années dans le village de Montagnac dans les Alpes de Hautes-Provence, faisant office, comme c’était souvent le cas pour l’instituteur, de secrétaire de mairie. Marqué par sa formation d’enseignant, il cultive dans ses lettres comme au front, le goût de la curiosité, de la description des hommes et des lieux qu’il rencontre, celui aussi de mener convenablement avec le grade de caporal, son escouade de « pépères » dans toutes les tâches qu’elle ne manque pas d’effectuer au front ou dans son arrière immédiat.

2. Le témoignage.

Le témoignage de guerre de Marie-Auguste Collomp a été publié dans les cahiers de Haute-Provence, n° 3 à Forcalquier en 2004 sous le titre : Un instituteur provençal dans la Grande Guerre : Marie-Auguste Collomp. Lettres à Léontine, 1914-1915. On peut d’emblée souligner le sérieux avec laquelle a été menée la publication du témoignage, multiforme, de ce territorial provençal dont l’écriture n’était pas vouée, à l’origine, à trouver un large public au-delà du cercle familial. Seules les 180 lettres auraient pu être publiées, mais le choix a été fait d’y joindre notamment quelques photographies issues du même fonds (portraits, quelques clichés du front et des instituteurs au dépôt, cartes postales) et son carnet tenu de mai 1915 à avril 1916 (p. 232 – 244). Ce dernier, placé en fin de volume, mais souvent judicieusement cité à la suite des lettres correspondant à la même date, donne aux lecteurs une juste idée de ce que l’on appelle le phénomène d’autocensure, la volonté délibéré du combattant de minimiser dans le courrier du jour, le danger des situations réellement vécues.

3. Analyse.

L’ensemble des éléments du témoignage de Marie-Auguste Collomp couvre la fin de l’année 1914 et l’année 1915 et permettent de suivre l’alternance des affectations, des périodes d’attente et de travaux, puis de fortes activités de combat : dépôt, départ, intégration, premières lignes, grand repos, préparatif de l’offensive de Champagne (septembre 1915). Autant les lettres sont empreintes d’une volonté de raconter, autant les pages de son carnet dévoilent un témoignage asséché et très « factuel » des événements, essentiellement militaires. Les deux se complètent heureusement.

Le premier intérêt de ce témoignage vient du fait qu’il émane d’un instituteur, habitué aux travaux d’écriture, et qui aime à « tourner » ses lettres, ce qui rend leur lecture très agréable, et très instructive.

Le deuxième intérêt vient de la chronologie : les premiers lettres sont expédiées du dépôt d’Aix et nous renseignent sur cette vie d’avant le front, parmi ses territoriaux provençaux qui se connaissent bien et voient encore la guerre de loin, même si elle occupe une grande partie de leurs conversations. Un second lot de lettres correspond à celles adressées à sa femme depuis l’Argonne, entre avril et août 1915. Il ne cache pas les épisodes guerriers, l’ennui, la vie de terrassier, et tente en parallèle et dans la mesure du possible, de donner des détails sur sa situation, ses sentiments, son entourage. Mais l’autocensure est lisible sans chaque lettre  d’autant que les pages de son carnet personnel mis en parallèle, révèlent les non-dits : la pluie, le froid, les alertes, les bombardements qui tuent régulièrement, les blessés en continu. Ce n’est d’ailleurs que dans des lettres écrites plus tard, au repos, qu’il dévoile à son épouse les dangers qu’il a pu traverser.

Tout au longde sa correspondance, Marie Collomp ne manque pas de donner des nouvelles des Montagnacais, et des hommes des villages d’alentours, à la manière de ce que l’on peut lire dans les cahiers du caporal audois Louis Barthas et de ses Peyriacois. La solidarité entre ses hommes issus du même terroir se lie à travers le partage des colis, les commissions que les uns et les autres font pour le groupe lorsqu’ils partent en permission, les lettres renvoyées à l’un d’entre eux lorsqu’il a été évacué (p. 161). Cette « petite patrie » des connaissances, outre qu’elle construit l’identité du combattant et réconforte son moral alors qu’il se trouve loin de ses bases, permet également de fonder un lien solide avec les siens restés au « pays », par le biais de connaissances communes, et ainsi sans doute se rapprocher malgré l’éloignement qui sépare (« je ne sais pas trop quoi te dire. Cependant je vais causer un moment avec toi », p. 163).

Curieux de tout et de tous ceux qu’il rencontre, des paysages dans lequel il évolue, M. A. Collomp en profite pour glisser quelques analyses personnelles. Evoquant les fermes de la Marne : « Tandis que chez nous on souhaite la fin de la guerre, ici on veut la victoire à tout prix » (p. 175). Car la fin de la guerre est rapidement attendue, mais toutes les anticipations s’avèrent illusoires, malgré la ferme croyance (plus liée à de l’auto persuasion qu’à un esprit critique émoussé) en quelques rumeurs anciennes ou nouvelles qui disent l’effondrement de l’Allemagne ou la valeur de l’armée française et de sa prochaine victoire.

Enfin, plusieurs éléments dans son témoignage intéresse l’historien soucieux en particulier  d’écrire l’histoire de la Grande Guerre à partir des comportements et des pratiques  sociales: cette insistance à vouloir comprendre pourquoi les territoriaux restent mobilisés dans des régiments d’active après plusieurs mois et la volonté d’écrire aux autorités, civils et militaires comme aux associations de métiers (les instituteurs) (p. 177), de mener une campagne collective qui, juste et appuyée sur le droit, partirait de l’arrière (p. 201) ; ce moral qui flanche à l’arrivée de l’hiver 1915-1916 alors que le sens de la guerre échappe de plus en plus aux hommes confrontés aux corvées et autres revues, et à la mort des camarades (celle en particulier du premier cercle) ; ce glissement enfin, d’une guerre d’abord perçue comme extra – ordinaire, qui devient par la force des choses, une école de débrouille et de routine où les tâches se succèdent, évitant finalement l’ennui total qui résumera les journées de mobilisation de Marie-Auguste à Troyes, loin du front, à partir de novembre 1915.

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André, François dit Victor (1890-1917)

1. Le témoin

François Victor André (1890-1917) est originaire de La Roquette sur Var, commune rurale de l’arrière-pays niçois (426 habitants en 1906), où il est agriculteur et travaille parfois dans des usines proches. Appartenant à la clase 1910, il effectue son service militaire entre 1911 et 1913 au 111e RI de Toulon (libéré le 7 novembre 1913). Son retour à la vie civile est de courte durée, puisqu’il est mobilisé dès août 1914 dans la même unité, qui fait partie du XVe corps un peu plus tard diffamé pour sa mauvaise tenue au feu. Il participe à quelques combats en Meurthe-et-Moselle (Moncourt, Bourdonnay, Dieuze) puis est très rapidement fait prisonnier, en octobre 1914. Jusqu’au 25 août 1915, il est interné à Grafenwohr, en Bavière (à 70 kms au N.-E. de Nüremberg), puis à Pucheim, camp proche de Munich. A l’automne 1915, il est détaché dans une ferme de la région à Weissenfeld. Sa santé se fragilise petit à petit et il meurt en captivité (« abcès et méningite cérébro-spinale »), le 22 mai 1917.

2. Le témoignage

La correspondance échangée entre le témoin et sa famille a été recueillie par Paul Raybaut, ethnologue à l’université de Nice. L’édition du corpus est très complète, avec des notes et annexes précises (extraits du journal de marche du 111e RI, informations sur la famille, tableau récapitulatif des envois demandés par Victor, plan du camp de Puchheim, nombreuses photographies et fac-similés de documents).

Référence complète : Paul RAYBAUD (éd.), “Les raisins sont bien beaux”. Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1916, préface de Robert Mandrou, Paris, Fayard, 1977, 235 pages.

3. Analyse

– L’exil d’un homme attaché à sa terre, à la terre :

L’expérience de guerre de Victor est essentiellement celle de la captivité en Allemagne. A ce titre, ses lettres sont emplies de la souffrance liée à l’éloignement des siens, ainsi que des plaintes contre l’environnement dans lequel il est contraint de vivre. Il endure ainsi un climat rude (p. 47, 94) et des privations de nourriture. L’alimentation est, pour cet homme d’un terroir, davantage encore qu’un pesant souci quotidien : un symbole de son exil (« Epuis envoyé moi souvent des colis de pain avec quelques figues », demande-t-il ainsi le 28 février 1915). Le travail des champs lui manque également, aussi se réjouit-il lorsqu’il est affecté dans une ferme où il retrouve des occupations familières ainsi que certaines formes de civilités : « Je vous parlerai un peu de ma situation travaillant à la campagne je suis toujours dans la même maison on fait du bois on coupe du foin on soigne le bétail comme patrons c’est des gens très gentil je n’aurais pût tomber mieux que la tout en travaillant on un peu tranquil » (10 juin 1916). Nulle trace ici, par suite, de velléités tenaces de retourner au combat. Si Victor se morfond en captivité, il ne songe pas à échanger son sort contre celui du combattant. Ce qui transparaît constamment, c’est en fait la mélancolie de ne pas être chez lui : « enfin espérons que cela finira un jour cette année ou l’année prochaine que le bon Dieu mettras fin un jour à cette néfaste guerre qui fait trembler le ciel et la terre et qu’on pourras se réunir et se revoir car croyez mes chers que je languis beaucoup, je ne suis pas toujours content de penser qu’il y a bientôt 2 ans que je suis exilé de la maison sans savoir quand j’y rentrerais ou si j’aurais le bonheur d’y rentrer encore, enfin ayons bon espoir toujours. Mes chers parents tous les mois je vieillis d’un an ici, je ne vous en dis pas davantage » (10 juin 1916).

– Le malheur d’une guerre qui s’éternise :

On ne trouve que peu de traces d’un investissement patriotique dans l’événement de la part d’André François, tout comme de sa famille. La seule mention explicite par le témoin fait significativement référence au moment du départ, le 9 août 1914 : « d’un seul coup nous furent tous debout chaqu’un brouqua son sac et son fusil et nous dans un quart d’heures tous rassemblés dans la rue le cœur content d’aller défendre notre pays la France » (écrit postérieurement, en janvier 1915). Une seule autre lettre du recueil fait référence au devoir patriotique : il s’agit de celle envoyée par l’adjudant français prisonnier pour annoncer le décès à la famille…. L’ensemble des lettres échangées regorgent par contre d’appréciations hostiles au conflit en cours. L’oncle Auguste, négociant à Nice, tente ainsi de rasséréner son neveu par des mots sans emphase : « allons Victor bon courage et espérons que tôt ou tard cette maudite guerre aura une fin » (17 octobre 1915). On ne trouve pas de références à la victoire à tout prix, au sentiment national qui serait un impératif auquel il faudrait savoir se sacrifier ni, d’ailleurs, d’antigermanisme. Pour l’oncle Auguste, le travail de Victor à la ferme est une excellente chose, d’autant que son ardeur à la tâche ne peut manquer de lui valoir un bon traitement de la part des paysans bavarois qu’il doit aider : « j’espère que comme tu est un enfant brave et qui ne refuse en rien le travail le patrons de la ferme auront quelques égards pour toi » (4 août 1916). Bien sûr, la mauvaise qualité de la nourriture et les conditions de vie au camp font l’objet de plaintes, mais sans que cela soit rattaché à une quelconque nature mauvaise de l’ennemi.

En définitive, l’origine sociale du témoin, petit paysan catholique du sud de la France, écrivant dans une langue assez fruste, à la syntaxe imparfaite, est l’intérêt principal de ce corpus épistolaire. Il est en effet représentatif d’un très grand nombre de mobilisés de 1914-1918, les ruraux, proportionnellement très sous-représentés dans l’ensemble de l’écriture combattante. François André, avec son triste sort, rend de façon très juste cet amalgame de mélancolie, de résignation et de petits biais (famille, colis, espoirs…) pour surmonter le quotidien qui façonnent l’expérience de guerre des millions de mobilisés.

François Bouloc, sept. 2008

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Delmotte, Maurice (1873-1955)

1. Le témoin

Maurice Célestin Delmotte est né le 24 décembre 1873 à Paillencourt (département du Nord), village situé au nord de Cambrai. Il est le quatrième enfant et le premier garçon d’une famille qui va compter un autre garçon et deux autres filles. Milieu de cultivateurs aisés, très catholiques. Il fait ses études au lycée Notre-Dame de Cambrai et obtient le baccalauréat. Mariage en octobre 1908. Ses trois enfants naissent en 1909, 1911 et 1912. Le dernier deviendra prêtre. Maurice Delmotte achète une brasserie et il ajoute son exploitation à celle de la ferme familiale. En 1914, la famille Delmotte est installée à Fontaine-au-Pire près de Beauvois-en-Cambrésis.

2. Le témoignage

Comme Albert Denisse (voir ce nom), Maurice Delmotte est resté en août 1914 pour protéger ses biens, et il a envoyé sa femme et ses enfants à Boulogne. Son journal représente donc la conversation presque quotidienne avec son épouse : « Heureuse es-tu [de ne pas être restée] », écrit-il, ou encore « Chère Guite ». Toute la première partie de ce journal est perdue. La deuxième partie, qui va du 6 septembre 1916 au 29 septembre 1918, a été rédigée sur un ancien livre de comptes de la brasserie. Le document a été trouvé dans les décombres de la maison Delmotte par un officier néo-zélandais, Lindsay Inglis (1894-1966), en octobre 1918, lors de l’avance des Alliés, le village ayant été évacué par ses habitants. Ce journal se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande dans les Lindsay Inglis Papers, avec une traduction en anglais par le découvreur lui-même, et des lettres de l’officier à sa fiancée pendant la guerre. Il a été retrouvé par Nathalie Philippe à l’occasion d’une recherche pour l’exposition « All Quiet on the Western Front ? » en 1998. L’enquête en France a fait apparaître un deuxième journal de Maurice Delmotte, écrit après la guerre pour compenser la perte du premier. Il est plus court, moins détaillé, mais donne quelques informations sur la période 1914-1916. Intitulé « Ecoute, Andrée », il est destiné à sa fille, comme le premier journal était destiné à sa femme.

Dans son livre Vie quotidienne en France occupée : journaux de Maurice Delmotte 1914-1918, Paris, L’Harmattan, collection « Mémoires du XXe siècle », 2007, 287 p., illustrations, index, Nathalie Philippe donne le texte intégral des deux journaux ainsi que quelques documents complémentaires parmi lesquels le récit de la découverte du premier texte par Lindsay Inglis.

3. Analyse

Le contenu du journal de Maurice Delmotte est proche de celui d’Albert Denisse, mais moins nourri. Un des problèmes, exposé fréquemment, est celui de la séparation et du manque de nouvelles. Celles de la famille arrivent difficilement et avec un délai considérable : « Ce matin 9 juillet [1917], nous avons eu une heureuse surprise : un mot de toi par la Croix Rouge, qui dit qu’on pense à nous là-bas ! Que les petits grandissent. » Même difficulté pour avoir des nouvelles exactes du déroulement de la guerre. Maurice Delmotte connaît cependant les propositions de paix du Kaiser [16 décembre 1916] et il ne croit pas à leur sincérité : « c’est une façon à Guillaume de faire voir à son peuple qu’il fait la guerre malgré lui ! » Il note aussi les deux révolutions russes, le 19 mars et le 14 novembre 1917. L’afflux de troupes allemandes en mars 1918 annonce une grande offensive, et l’afflux des blessés est le signe visible qu’il y a eu « un carnage épouvantable ».

La vie matérielle devient de plus en plus difficile. Les réquisitions allemandes concernent tous les produits, jusqu’à l’absurde : « livrer des noix alors qu’ils ont abattu les noyers ; coucher douillettement les officiers alors qu’ils ont pris les matelas ». On maigrit (p. 126). On cache ce que l’on peut. On bénéficie de l’alimentation envoyée par l’Amérique. Certains spéculent. « Joseph nous cite des cas où la guerre fait des fortunes », écrit Maurice Delmotte le 1er août 1918. Lui-même estime que la guerre l’aura ruiné (2 juin 1917). La perspective de la misère revient à plusieurs reprises, ce qui affaiblit le moral : à la fin de la guerre il aura aussi perdu sa jeunesse (7 août 1917).

En pays envahi, non loin du front, on doit vivre avec les troupes allemandes. La cour de la brasserie est « pleine de torses nus dont les propriétaires s’occupent activement à rechercher les bestioles qui voyagent dessus » (19 mai 1918). Les Allemands réquisitionnent et ils volent ; l’autorité impose des amendes et prend des otages… Sous le titre « Bizarrerie des mœurs », Maurice Delmotte écrit (7 mai 1918) : « Chacun, en bon patriote, daube sur le dos des Prussiens qui nous tuent nos familles, qui nous ruinent, qui s’installent chez nous, et saccagent tout. Mais individuellement, on n’en veut à aucun. » Et auparavant (26 septembre 1917) : « En ces temps de guerre, toutes les notions du bien et du mal se modifient. Tuer un homme en temps de paix, c’est abominable même si on est suffisamment provoqué. En temps de guerre, on s’embusque et on tue l’ennemi qui ne vous dit rien. Si cet ennemi est de passage dans votre pays et que vous ne l’avez pas tué, il loge chez vous, vous offre des cigares, a des égards pour votre femme, cajole vos enfants. Vous lui offrez du café, et ce qu’il désire, vous lui vendez ou donnez ce qu’il a besoin, à charge de revanche ; il vous fait des commissions ; on apprend la langue avec lui ; les filles lui tiennent compagnie dans la rue ; elles sont désœuvrées, et toutes aiment à recevoir des compliments ou des nouvelles, à se faire admirer. On les critique mais avec une différence de plus ou moins, chacun fait de même. »

En vivant au contact des Allemands, on constate qu’ils sont mal nourris, et on apprend qu’il en est ainsi dans toute l’Allemagne et l’Autriche. Un médecin qui loge chez Delmotte décrit les horreurs des blessures reçues aux tranchées et conclut que « cela n’encourage pas à aller au feu pour le bon plaisir des dirigeants qui n’ont qu’à aller se battre entre eux dans le Sahara » (5 avril 1917). Maurice Delmotte exprime à titre personnel des pensées identiques (1er mai 1917) : « Y a-t-il vraiment des cas de guerre qui puissent légitimer de pareils carnages et n’aurait-on pas raison de refuser tout le monde de marcher ? » Et « l’autorité allemande » n’est pas seule responsable, il faut critiquer aussi les « fanfarons français » qui désirent la guerre « et sont parfois les derniers quand il s’agit d’y faire un sacrifice sans compensation ». A partir d’août 1918, il semble que les Allemands reculent. Les choses se précisent en septembre et il faut envisager l’évacuation, dans le désarroi, en abandonnant ses biens, en emportant un minimum sur une poussette. La remarque générale de M. Delmotte est alors la même que celle d’Albert Denisse : « L’heure est pleine d’émotions : je suis content car c’est peut-être terrible, mais c’est la fin sans doute ! »

Rémy Cazals, septembre 2008

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