André, François dit Victor (1890-1917)

1. Le témoin

François Victor André (1890-1917) est originaire de La Roquette sur Var, commune rurale de l’arrière-pays niçois (426 habitants en 1906), où il est agriculteur et travaille parfois dans des usines proches. Appartenant à la clase 1910, il effectue son service militaire entre 1911 et 1913 au 111e RI de Toulon (libéré le 7 novembre 1913). Son retour à la vie civile est de courte durée, puisqu’il est mobilisé dès août 1914 dans la même unité, qui fait partie du XVe corps un peu plus tard diffamé pour sa mauvaise tenue au feu. Il participe à quelques combats en Meurthe-et-Moselle (Moncourt, Bourdonnay, Dieuze) puis est très rapidement fait prisonnier, en octobre 1914. Jusqu’au 25 août 1915, il est interné à Grafenwohr, en Bavière (à 70 kms au N.-E. de Nüremberg), puis à Pucheim, camp proche de Munich. A l’automne 1915, il est détaché dans une ferme de la région à Weissenfeld. Sa santé se fragilise petit à petit et il meurt en captivité (« abcès et méningite cérébro-spinale »), le 22 mai 1917.

2. Le témoignage

La correspondance échangée entre le témoin et sa famille a été recueillie par Paul Raybaut, ethnologue à l’université de Nice. L’édition du corpus est très complète, avec des notes et annexes précises (extraits du journal de marche du 111e RI, informations sur la famille, tableau récapitulatif des envois demandés par Victor, plan du camp de Puchheim, nombreuses photographies et fac-similés de documents).

Référence complète : Paul RAYBAUD (éd.), “Les raisins sont bien beaux”. Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1916, préface de Robert Mandrou, Paris, Fayard, 1977, 235 pages.

3. Analyse

– L’exil d’un homme attaché à sa terre, à la terre :

L’expérience de guerre de Victor est essentiellement celle de la captivité en Allemagne. A ce titre, ses lettres sont emplies de la souffrance liée à l’éloignement des siens, ainsi que des plaintes contre l’environnement dans lequel il est contraint de vivre. Il endure ainsi un climat rude (p. 47, 94) et des privations de nourriture. L’alimentation est, pour cet homme d’un terroir, davantage encore qu’un pesant souci quotidien : un symbole de son exil (« Epuis envoyé moi souvent des colis de pain avec quelques figues », demande-t-il ainsi le 28 février 1915). Le travail des champs lui manque également, aussi se réjouit-il lorsqu’il est affecté dans une ferme où il retrouve des occupations familières ainsi que certaines formes de civilités : « Je vous parlerai un peu de ma situation travaillant à la campagne je suis toujours dans la même maison on fait du bois on coupe du foin on soigne le bétail comme patrons c’est des gens très gentil je n’aurais pût tomber mieux que la tout en travaillant on un peu tranquil » (10 juin 1916). Nulle trace ici, par suite, de velléités tenaces de retourner au combat. Si Victor se morfond en captivité, il ne songe pas à échanger son sort contre celui du combattant. Ce qui transparaît constamment, c’est en fait la mélancolie de ne pas être chez lui : « enfin espérons que cela finira un jour cette année ou l’année prochaine que le bon Dieu mettras fin un jour à cette néfaste guerre qui fait trembler le ciel et la terre et qu’on pourras se réunir et se revoir car croyez mes chers que je languis beaucoup, je ne suis pas toujours content de penser qu’il y a bientôt 2 ans que je suis exilé de la maison sans savoir quand j’y rentrerais ou si j’aurais le bonheur d’y rentrer encore, enfin ayons bon espoir toujours. Mes chers parents tous les mois je vieillis d’un an ici, je ne vous en dis pas davantage » (10 juin 1916).

– Le malheur d’une guerre qui s’éternise :

On ne trouve que peu de traces d’un investissement patriotique dans l’événement de la part d’André François, tout comme de sa famille. La seule mention explicite par le témoin fait significativement référence au moment du départ, le 9 août 1914 : « d’un seul coup nous furent tous debout chaqu’un brouqua son sac et son fusil et nous dans un quart d’heures tous rassemblés dans la rue le cœur content d’aller défendre notre pays la France » (écrit postérieurement, en janvier 1915). Une seule autre lettre du recueil fait référence au devoir patriotique : il s’agit de celle envoyée par l’adjudant français prisonnier pour annoncer le décès à la famille…. L’ensemble des lettres échangées regorgent par contre d’appréciations hostiles au conflit en cours. L’oncle Auguste, négociant à Nice, tente ainsi de rasséréner son neveu par des mots sans emphase : « allons Victor bon courage et espérons que tôt ou tard cette maudite guerre aura une fin » (17 octobre 1915). On ne trouve pas de références à la victoire à tout prix, au sentiment national qui serait un impératif auquel il faudrait savoir se sacrifier ni, d’ailleurs, d’antigermanisme. Pour l’oncle Auguste, le travail de Victor à la ferme est une excellente chose, d’autant que son ardeur à la tâche ne peut manquer de lui valoir un bon traitement de la part des paysans bavarois qu’il doit aider : « j’espère que comme tu est un enfant brave et qui ne refuse en rien le travail le patrons de la ferme auront quelques égards pour toi » (4 août 1916). Bien sûr, la mauvaise qualité de la nourriture et les conditions de vie au camp font l’objet de plaintes, mais sans que cela soit rattaché à une quelconque nature mauvaise de l’ennemi.

En définitive, l’origine sociale du témoin, petit paysan catholique du sud de la France, écrivant dans une langue assez fruste, à la syntaxe imparfaite, est l’intérêt principal de ce corpus épistolaire. Il est en effet représentatif d’un très grand nombre de mobilisés de 1914-1918, les ruraux, proportionnellement très sous-représentés dans l’ensemble de l’écriture combattante. François André, avec son triste sort, rend de façon très juste cet amalgame de mélancolie, de résignation et de petits biais (famille, colis, espoirs…) pour surmonter le quotidien qui façonnent l’expérience de guerre des millions de mobilisés.

François Bouloc, sept. 2008

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Delmotte, Maurice (1873-1955)

1. Le témoin

Maurice Célestin Delmotte est né le 24 décembre 1873 à Paillencourt (département du Nord), village situé au nord de Cambrai. Il est le quatrième enfant et le premier garçon d’une famille qui va compter un autre garçon et deux autres filles. Milieu de cultivateurs aisés, très catholiques. Il fait ses études au lycée Notre-Dame de Cambrai et obtient le baccalauréat. Mariage en octobre 1908. Ses trois enfants naissent en 1909, 1911 et 1912. Le dernier deviendra prêtre. Maurice Delmotte achète une brasserie et il ajoute son exploitation à celle de la ferme familiale. En 1914, la famille Delmotte est installée à Fontaine-au-Pire près de Beauvois-en-Cambrésis.

2. Le témoignage

Comme Albert Denisse (voir ce nom), Maurice Delmotte est resté en août 1914 pour protéger ses biens, et il a envoyé sa femme et ses enfants à Boulogne. Son journal représente donc la conversation presque quotidienne avec son épouse : « Heureuse es-tu [de ne pas être restée] », écrit-il, ou encore « Chère Guite ». Toute la première partie de ce journal est perdue. La deuxième partie, qui va du 6 septembre 1916 au 29 septembre 1918, a été rédigée sur un ancien livre de comptes de la brasserie. Le document a été trouvé dans les décombres de la maison Delmotte par un officier néo-zélandais, Lindsay Inglis (1894-1966), en octobre 1918, lors de l’avance des Alliés, le village ayant été évacué par ses habitants. Ce journal se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande dans les Lindsay Inglis Papers, avec une traduction en anglais par le découvreur lui-même, et des lettres de l’officier à sa fiancée pendant la guerre. Il a été retrouvé par Nathalie Philippe à l’occasion d’une recherche pour l’exposition « All Quiet on the Western Front ? » en 1998. L’enquête en France a fait apparaître un deuxième journal de Maurice Delmotte, écrit après la guerre pour compenser la perte du premier. Il est plus court, moins détaillé, mais donne quelques informations sur la période 1914-1916. Intitulé « Ecoute, Andrée », il est destiné à sa fille, comme le premier journal était destiné à sa femme.

Dans son livre Vie quotidienne en France occupée : journaux de Maurice Delmotte 1914-1918, Paris, L’Harmattan, collection « Mémoires du XXe siècle », 2007, 287 p., illustrations, index, Nathalie Philippe donne le texte intégral des deux journaux ainsi que quelques documents complémentaires parmi lesquels le récit de la découverte du premier texte par Lindsay Inglis.

3. Analyse

Le contenu du journal de Maurice Delmotte est proche de celui d’Albert Denisse, mais moins nourri. Un des problèmes, exposé fréquemment, est celui de la séparation et du manque de nouvelles. Celles de la famille arrivent difficilement et avec un délai considérable : « Ce matin 9 juillet [1917], nous avons eu une heureuse surprise : un mot de toi par la Croix Rouge, qui dit qu’on pense à nous là-bas ! Que les petits grandissent. » Même difficulté pour avoir des nouvelles exactes du déroulement de la guerre. Maurice Delmotte connaît cependant les propositions de paix du Kaiser [16 décembre 1916] et il ne croit pas à leur sincérité : « c’est une façon à Guillaume de faire voir à son peuple qu’il fait la guerre malgré lui ! » Il note aussi les deux révolutions russes, le 19 mars et le 14 novembre 1917. L’afflux de troupes allemandes en mars 1918 annonce une grande offensive, et l’afflux des blessés est le signe visible qu’il y a eu « un carnage épouvantable ».

La vie matérielle devient de plus en plus difficile. Les réquisitions allemandes concernent tous les produits, jusqu’à l’absurde : « livrer des noix alors qu’ils ont abattu les noyers ; coucher douillettement les officiers alors qu’ils ont pris les matelas ». On maigrit (p. 126). On cache ce que l’on peut. On bénéficie de l’alimentation envoyée par l’Amérique. Certains spéculent. « Joseph nous cite des cas où la guerre fait des fortunes », écrit Maurice Delmotte le 1er août 1918. Lui-même estime que la guerre l’aura ruiné (2 juin 1917). La perspective de la misère revient à plusieurs reprises, ce qui affaiblit le moral : à la fin de la guerre il aura aussi perdu sa jeunesse (7 août 1917).

En pays envahi, non loin du front, on doit vivre avec les troupes allemandes. La cour de la brasserie est « pleine de torses nus dont les propriétaires s’occupent activement à rechercher les bestioles qui voyagent dessus » (19 mai 1918). Les Allemands réquisitionnent et ils volent ; l’autorité impose des amendes et prend des otages… Sous le titre « Bizarrerie des mœurs », Maurice Delmotte écrit (7 mai 1918) : « Chacun, en bon patriote, daube sur le dos des Prussiens qui nous tuent nos familles, qui nous ruinent, qui s’installent chez nous, et saccagent tout. Mais individuellement, on n’en veut à aucun. » Et auparavant (26 septembre 1917) : « En ces temps de guerre, toutes les notions du bien et du mal se modifient. Tuer un homme en temps de paix, c’est abominable même si on est suffisamment provoqué. En temps de guerre, on s’embusque et on tue l’ennemi qui ne vous dit rien. Si cet ennemi est de passage dans votre pays et que vous ne l’avez pas tué, il loge chez vous, vous offre des cigares, a des égards pour votre femme, cajole vos enfants. Vous lui offrez du café, et ce qu’il désire, vous lui vendez ou donnez ce qu’il a besoin, à charge de revanche ; il vous fait des commissions ; on apprend la langue avec lui ; les filles lui tiennent compagnie dans la rue ; elles sont désœuvrées, et toutes aiment à recevoir des compliments ou des nouvelles, à se faire admirer. On les critique mais avec une différence de plus ou moins, chacun fait de même. »

En vivant au contact des Allemands, on constate qu’ils sont mal nourris, et on apprend qu’il en est ainsi dans toute l’Allemagne et l’Autriche. Un médecin qui loge chez Delmotte décrit les horreurs des blessures reçues aux tranchées et conclut que « cela n’encourage pas à aller au feu pour le bon plaisir des dirigeants qui n’ont qu’à aller se battre entre eux dans le Sahara » (5 avril 1917). Maurice Delmotte exprime à titre personnel des pensées identiques (1er mai 1917) : « Y a-t-il vraiment des cas de guerre qui puissent légitimer de pareils carnages et n’aurait-on pas raison de refuser tout le monde de marcher ? » Et « l’autorité allemande » n’est pas seule responsable, il faut critiquer aussi les « fanfarons français » qui désirent la guerre « et sont parfois les derniers quand il s’agit d’y faire un sacrifice sans compensation ». A partir d’août 1918, il semble que les Allemands reculent. Les choses se précisent en septembre et il faut envisager l’évacuation, dans le désarroi, en abandonnant ses biens, en emportant un minimum sur une poussette. La remarque générale de M. Delmotte est alors la même que celle d’Albert Denisse : « L’heure est pleine d’émotions : je suis content car c’est peut-être terrible, mais c’est la fin sans doute ! »

Rémy Cazals, septembre 2008

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Berthelé, Raoul (1886-1918)

1. Le témoin

D’une famille ayant des racines dans l’Aisne, Raoul Berthelé est né à Niort, le 6 juin 1886, où son père occupait le poste d’archiviste départemental des Deux-Sèvres. L’archiviste Joseph Berthelé fut nommé à Montpellier en 1891. C’est là que Raoul fit ses études, pour devenir ingénieur chimiste. Au service militaire, il suivit la formation des élèves officiers d’administration, et obtint sa promotion en avril 1910. Mobilisé à Lunel le 2 août 1914, il partit en qualité d’officier d’approvisionnement de l’ambulance 15 du 16e Corps d’armée (la 15/16) où il resta jusqu’au 30 septembre 1916. Le JMO de cette ambulance n’a pas été conservé aux archives du Val de Grâce. Elle se trouvait dans la région d’Amiens d’avril à août 1915, puis à Cuperly (Marne, près de Suippes) d’octobre 1915 à mai 1916, et à Fleury-sur-Aire, au nord de Bar-le-Duc jusqu’au départ de Berthelé. Celui-ci fut alors nommé à l’ambulance 3/15 en octobre 1916, secteur de Dieue-sur-Meuse. Le JMO de cette ambulance existe mais il est fort laconique. Il signale cependant l’arrivée et le départ de l’officier gestionnaire Berthelé. Affecté au service météo en mars 1917, il fit un stage à Dugny, région parisienne, à partir d’avril 1917, avec un séjour à l’hôpital du Val de Grâce dans la deuxième quinzaine d’avril. A partir du 12 juin 1917, il dirige la station météo de la 6e Armée à Berzy (Aisne), se replie lors de l’avance allemande, puis suit les armées alliées dans l’offensive finale, jusqu’en Belgique. Le JMO de l’ambulance 1/64 signale que cette unité médicale s’est fixée à Roulers en Belgique le 28 octobre, dans les bâtiments du Petit Séminaire, et qu’elle s’est spécialisée dans les soins aux grippés. Atteint de la maladie, Raoul Berthelé y a été admis. Il y est mort de la grippe espagnole, le 22 décembre 1918.

2. Le témoignage

Il ne s’agit pas ici d’un témoignage écrit, mais photographique. Il existait un lien entre chimie et photo. Raoul Berthelé a fait de la photo avant la guerre (sujets familiaux, Montpellier, Palavas…). Ses premiers clichés du temps de guerre datent d’avril 1915 ; sans doute était-il parti sans son matériel. Le fonds Berthelé contient 1 500 plaques de verre négatives ou positives dans leurs boîtes, et les tirages contacts correspondants collés sur des albums, plus 500 autres tirages sur papier à chlorure d’argent. Les formats variés laissent entendre que Raoul Berthelé a utilisé au moins deux appareils dont un de type jumelle permettant de tirer des vues stéréo ou des panoramiques. Le fonds a été déposé aux Archives Municipales de Toulouse par la sœur de Raoul qui a vécu dans cette ville. Il a été inventorié récemment dans le cadre des travaux sur 1914-1918 des étudiants en histoire de l’université de Toulouse Le Mirail (master de Julie Maisonhaute). Une exposition a lieu aux Archives municipales de Toulouse du 8 novembre 2008 au 31 janvier 2009, accompagnée de la publication d’un livre aux éditions Privat :

1914-1918 Images de l’arrière-front. Raoul Berthelé, lieutenant et photographe, ouvrage préparé par Rémy Cazals, préface de Geneviève Dreyfus-Armand, Toulouse, Privat, 2008, 128 p., 140 illustrations, index des noms de lieux.

3. Analyse

Tous les mobilisés de 14-18 ne se sont pas trouvés dans la zone des Armées. Certains n’ont jamais quitté les dépôts de l’arrière. Parmi ceux de l’avant, certains ne stationnaient pas sur le front proprement dit (lignes de tranchées, artillerie de campagne), mais à quelques kilomètres des premières lignes. On peut appeler cette zone l’arrière-front. Elle fait cependant partie de la zone des Armées. A l’arrière-front, se trouvent les ambulances. Le personnel d’une ambulance comprend les médecins, les infirmiers et les officiers d’administration (fonction de Berthelé qui a pris de nombreux clichés de la vie à l’ambulance). Les ambulances doivent suivre les troupes dans leurs mouvements, mais au cours de la guerre des tranchées elles fonctionnent dans les mêmes bâtiments pendant plusieurs mois. L’unité change de secteur en même temps que le Corps d’Armée auquel elle appartient. L’officier gestionnaire s’occupe des approvisionnements de l’ambulance. Il a aussi pour tâche de faire creuser les tombes pour enterrer les blessés décédés à l’ambulance, en arrivant du champ de bataille, ou des suites des opérations (pratiquées quelquefois dans l’urgence, et qui étaient souvent sans espoir ; nombreuses photos de tombes, d’enterrements). L’arrière-front est une zone de passage. Les fantassins la traversent, montant au front ou en descendant. Passent aussi des convois de prisonniers allemands. Berthelé les a photographiés assez souvent. Il a été sensible à l’exotisme et a photographié goumiers, tirailleurs sénégalais, Indochinois… Il a photographié aussi les pièces d’artillerie de tous calibres. L’arrière-front subit des bombardements qui détruisent des bâtiments (le fonds contient de nombreuses photos de ruines). Mais le risque n’est pas permanent. La vie civile se poursuit. Civils et militaires vivent côte à côte. Certains militaires sont parfois logés chez des civils. Raoul Berthelé est jeune, célibataire, officier. Il bénéficie du prestige de l’uniforme, et celui-ci n’est pas couvert de la boue des tranchées. Ses « conquêtes féminines », photographiées, sont nombreuses. Les officiers d’administration, toujours propres, vivant loin des lignes et près des femmes, étaient détestés des hommes des tranchées.

Un officier gestionnaire d’ambulance dispose de temps libre. Les terrains d’aviation sont évidemment situés dans l’arrière-front. Photographe et passionné d’aviation, Raoul Berthelé a fréquenté les pilotes et pris de nombreux clichés des machines volantes, la plupart du temps au sol. Il s’est photographié debout devant le train d’atterrissage, ou dans le poste de pilotage. Il a effectué des « promenades en aéroplane » au cours desquelles il a pris des clichés. A Berzy-le-Sec, ses fonctions l’ont conduit à quelques « acrobaties aériennes », suspendu à un ballon captif, peut-être pour prendre les clichés de divers types de nuages qui se trouvent dans le fonds photographique qu’il a constitué. En octobre 1917, l’attaque française sur le secteur de la Malmaison, partie occidentale du Chemin des Dames, a permis d’avancer les premières lignes françaises. Les anciennes premières lignes deviennent ainsi partie de l’arrière-front. Les officiers de l’arrière-front viennent, comme en touristes, photographier le paysage ravagé et les anciennes lignes allemandes (en particulier du côté du moulin de Laffaux). La série se termine par les photos prises en suivant l’offensive finale des Alliés : ruines ; cadavres ; tanks détruits et deux photos assez rares représentant un tank allemand capturé par les Australiens, par la suite envoyé en Australie comme trophée de guerre.

4. Autres informations

– Etat des services de Raoul Berthelé, au SHD à Vincennes.

– JMO des ambulances 3/15 (boîte 889) et 1/64 (boîte 906), Archives du Val de Grâce, Paris.

– Voir dans ce dictionnaire les notices BLAYAC, MARTIN, VIGUIER.

Rémy Cazals, septembre 2008

Une photo prise par Berthelé dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 68.

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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Bec, Jean (1881-1964)

1. Le témoin

Jean Bec, petit vigneron à Montagnac (Hérault), est né le 11 octobre 1881 (classe 1901). On sait de lui qu’il était catholique et patriote. Il est décédé le 10 novembre 1964 (on peut noter pour l’anecdote que ses funérailles ont eu lieu le lendemain, le 11 novembre).

Affecté comme brancardier au 96e RI, il part à la guerre en janvier 1915. Evacué le 3 février 1915 pour problèmes intestinaux, puis en permission, il revient au front le 22 juillet 1915, dans une unité combattante du 96e RI, à Valmy. Légèrement blessé le 15 août 1915, il reste dans la région champenoise jusqu’au début 1916, date à laquelle il est déplacé dans le secteur du Chemin des Dames. Ensuite, il part dans le secteur de Verdun (juillet 1916-avril 1917).

19 septembre 1915 : remise de la croix de guerre à sa compagnie (10e) pour « sa belle tenue dans les tranchées ».

24 novembre 1915 : croix de guerre remise par le général de Cadoudal

« Seul gradé survivant de sa section, n’ayant que huit hommes valides, a conservé le 6 octobre 1915, sous un violent bombardement, toute la journée et une partie de nuit, le terrain conquis et l’a organisé défensivement ».

27 décembre 1915 : citation au corps d’armée

« Vieux sous-officier qui, une nouvelle fois, s’est distingué dans la contre-attaque du 8/12/15. A, bien que blessé à la main gauche, donné l’exemple du mépris le plus absolu du danger. A contribué à la reprise d’une bonne partie de nos tranchées envahies par l’ennemi ».

16-22 janvier 1916 : J. Bec devient sergent, chef de section à la 2e compagnie de mitrailleuses de brigade, suivi d’un stage de formation à Mareuil-le-Port.

31 janvier-11 février 1916 : permission, retour chez lui, puis retour à Braine, près de Soissons.

23 avril 1916 : « toute la compagnie passe armes et bagages au 122e RI », cantonnement à Pont-Arcy.

30 mai 1916 : en première ligne à Mont Sapin, au-dessus de la route de Soupir à Chavonnes.

8 juillet 1916 : départ pour la région de Verdun, en relève du 107e RI.

31 juillet 1916 : permission exceptionnelle suite au décès de son fils. Retour avec ses homes en forêt d’Argonne.

29 septembre-10 octobre 1916 : permission.

26 décembre : départ pour Vauquois.

19-29 janvier 1917 : permission.

Printemps 1917 : lassitude et fatigue, suite d’évacuations, permissions de convalescence, permissions agricoles que J. Bec parvient à faire perdurer jusqu’à la fin des hostilités.

2. Le témoignage

Notes journalières à partir de janvier 1915 jusqu’à septembre 1918.

Publié dans Bulletin des Amis de Montagnac (34), 50-51, octobre 2000 [notée : I] & février 2001 [notée : II], pp. 3-46 & pp. 11-47.

Noter que la deuxième partie est suivie de deux fac-similés : la couverture du carnet (carreaux 5×5, où le témoin a écrit « 1914 » en gros, puis ajouté en serrant jusqu’au bord « 15, 16, 17, 18 »), la retranscription par l’auteur d’une chanson de la section de mitrailleuses dont il a la charge, où les sous-officiers sont aimablement croqués sur l’air de « La Paimpolaise ».

Contact : andrenos@club-internet.fr (Association des Amis de Montagnac, 9 rue Savignac, 34530 MONTAGNAC).

3. Analyse

– Attachement à la vie civile :

La « petite patrie » :

Jean Bec est très attaché à son village de Montagnac. Le train qui l’emmène au front part de Montpellier et passe à côté de la localité, ce qui lui cause une grande émotion : « lorsque je suis en vue de Montagnac, ma pensée, mon esprit, mon cœur se transportent encore une fois auprès des miens. Je revois encore avec plaisir mais avec tristesse, tout le village, le clocher, l’église où j’ai été baptisé (…) ma vie de famille qui s’écoulait dans la plus grande joie (…) que je quitte pour combien ? … hélas !… Dieu seul le sait. Au souvenir de tous ces êtres si chers, je ne peux retenir mes larmes ». Il se raffermit toutefois peu après : « C’est pour la France !! Je fais mienne la devise du régiment “EN AVANT QUAND MEME” » (22 juillet 1915, I, p.6).

Les travaux agricoles :

Comme cela peut être remarqué chez de nombreux témoins d’origine rurale, Jean Bec est très sensible aux paysages et travaux agricoles des régions qu’il est amené à traverser. Il déplore ainsi qu’un exercice de tir se déroule dans un champ de blé, ce qui a pour effet d’endommager les cultures (26 janvier 1916, I, p. 35), et prend ailleurs le temps de noter les cépages de raisins cultivés : autant de résonances d’une vie civile à retrouver, assurément.

La famille :

La nostalgie de son terroir est aussi celle de ses proches. Plusieurs fois, Jean Bec pense à eux avant une attaque, dans un moment difficile ou d’abattement. Le plus significatif est cet événement tragique qu’est la mort de son fils Pierre, nourrisson de seize mois. Il obtient une permission exceptionnelle juste à temps pour vivre ses derniers instants : « Petit Pierre rend le dernier soupir, s’envole vers le Ciel. C’est un ange qui veillera sur son père (…) la mort de mon petit Pierre a sauvé sûrement la vie de son papa car celui qui m’a remplacé au commandement de la section a été tué », (5 & 12 août 1916, II, p. 15). Ce décès, et l’affliction qui l’accompagne, apparaît pour ce témoin être le moment le plus intense d’irruption de la mort dans un quotidien qui,au front, en est pourtant saturé. La distinction persistante entre deuil intime et mort de masse est ici clairement décelable : la seconde ne galvaude pas la première.

– Un catholique patriote. Croyance et pratique religieuses :

Jean Bec est très croyant, il fait souvent mention des offices organisés sur le front. La religion est aussi pour lui un recours dans les mauvais moments qui s’éternisent : « Il faut prendre tout cela en esprit de pénitence » (10 décembre 1914, I, p. 31). « Beaucoup de morts et de blessés mais pas de pertes à ma section. C’est aujourd’hui la fête de mon St Patron. Quelle fête ! Je l’invoque tout particulièrement et ai confiance en lui » (19 mars 1917, II, p. 33). Il est également très réceptif au discours clérical sur le sens de la guerre en cours : « que ce sang ne soit pas versé inutilement, qu’il régénère notre chère Patrie, qu’il lave toutes nos fautes et toutes celles de nos gouvernants ! Faites qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments et que désormais la France mérite pour toujours le titre de fille aînée de l’Eglise » (18 août 1914, I, p. 12). Il note néanmoins les fluctuations du nombre de participants aux offices, moindre dans les périodes de repos : « cette période d’un mois passée en dehors de tout danger a de nouveau amolli les âmes. Cependant l’assistance devrait être aujourd’hui bien plus nombreuse, car l’horizon est bien incertain » (22 septembre 1914, I, p. 16).

Antigermanisme :

La résolution de ce combattant s’accompagne, à l’égard des Allemands, d’une agressivité soutenue par les aspirations à venger les victimes françaises des « vilaines brutes de boches » (25 juillet 1915, I, p. 8). Suite à une attaque, une note quelque peu elliptique laisse à penser que des Allemands qui voulaient se rendre ont été tués : « Ah !… têtes de boche, c’est bien les premiers que je vois de si près “Kamarades, kamarades, pas capout !!”. ils veulent qu’on leur laisse la vie sauve cependant que les nôtres ne sont plus ou seront invalides pour le reste de leur vie » (26 septembre 1914, I, p. 17). Cependant, la proximité de fait induite par les conditions du combat l’amène à des réflexions plus pondérées, sur la qualité des tranchées et abris notamment : « on dirait plutôt un chalet de plaisance, qu’une habitation provisoire de guerre. Je reconnais par là combien les boches sont pratiques » (7 octobre 1914, I, p. 22)

– Vie quotidienne au front :

Camaraderie :

Le sergent Bec a retranscrit une chanson créée par ses camarades de la 4e section de la 2e compagnie de mitrailleuses du 96e RI, à fredonner sur l’air de la Paimpolaise, dont un couplet parle de lui :

« Voyez c’est la quatrième

Sous les ordres du sergent Bec

Qui n’en est pas à ses premières

Et qui pour nous est notre chef

Qui ne s’en fait pas, il est un peu là

Aussi la section entière

A beaucoup d’estime pour ce gradé

Que ce soit à l’arrière

Aussi bien que dans les tranchées » (II, p. 46)

Ce document est un exemple révélateur des liens profonds, et réciproques, qui peuvent unir les hommes et leurs officiers de terrain – respect réciproque beaucoup plus incertain pour ce qui concerne les gradés des lignes arrières.

– Attitude critique :

Ce témoignage présente une évolution remarquable de son auteur, patriote catholique, soldat décoré, qui laisse petit à petit transparaître un agacement certain, puis un ressentiment explicite envers la hiérarchie, la conduite de la guerre, l’inégale répartition des sacrifices au sein du pays.

Bourrage de crânes :

« Rien ou pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les journaux nous bourrent le crâne en nous disant que les boches manquent de vivres, je suis porté à croire que c’est plutôt nous », 3 décembre 1915, I, p. 29.

Exercices au cantonnement :

Ces activités routinières, harassantes physiquement et nerveusement pour les soldats, sont en général mal supportées. Jean Bec les légitime pourtant au départ, donnant certes l’impression de répercuter le discours hiérarchique (« c’est la vie de caserne qui reprend. On ne se dirait pas en guerre (d’ailleurs sans exercice la France serait perdue », 24 août 1915, I, p. 13). L’auteur est nettement moins bien disposé quelques mois plus tard (« Exercice comme en caserne. Ils ne peuvent s’empêcher de vous en faire faire lorsque vous avez passé deux jours de repos », 5 novembre 1915, I, p. 25), avant d’apparaître tout à fait dégoûté de ce type d’activités (« on dirait que les officiers sont payés pour vous enlever le peu de bonne volonté qui vous reste. Avec ce froid de loup, on nous amène de force à l’exercice », 5 février 1917, II, p. 27).

Rancœur contre les officiers, et les gouvernants :

Ici, la césure entre les combattants, ceux qui risquent leur vie sur le champ de batailles, et les officiers d’Etat-major est sans cesse réaffirmée. Déjà, durant son premier hiver de guerre, Bec se plaint des inégalités de confort entre les cagnas des soldats et celles des officiers (4 décembre 1915, I, p. 29). Les moments d’affrontement sont en général rendus sans emphase particulière, de façon concise et limitée à ce que le témoin a vu ou sait de source sûre, cantonnée en tout cas à son environnement proche. Les jugements portés sur le sens de tels engagements n’en prend que plus de relief : « un coup demain a lieu au 304. Pendant une bonne heure, les rafales de grenades font rage. Là encore, il y aura sûrement de nos camarades d’infortune qui auront payé de leur vie pour le plaisir de quelque légume installé à 20 ou 30 km à l’arrière à téléphoner. Il faut sans rimes ni raisons redresser 15 ou 20 m de tranchées. On fait ainsi zigouiller quelques-uns de plus de la classe ouvrière », nuit du 27 février 1917, II, p. 29-30). Cette assertion est d’autant plus frappante qu’elle doit être rapportée aux convictions politiques du témoin, sans liens aucun avec l’extrême-gauche du champ politique. On peut penser qu’ici, le harassement croissant de Bec l’aura amené à intégrer des éléments d’une phraséologie captée dans les conversations avec d’autres camarades, ou dans une feuille passée de main en main. La portée de sa colère déborde même le seul cadre de l’armée pour prendre une dimension sociale et politique abrupte : « gare après, lorsque la paix nous aura renvoyés, je ne réponds pas trop de ce qui pourra se passer », 26 février 1917, II, p. 29.

– Lassitude :

Les semaines qui suivent ces cris séditieux, comme on dit, se singularisent par une chute du moral et de l’implication du sergent Bec. La perte, par « bonne blessure » – deux doigts coupés – de son ami Pinchard de Montagnac est un premier signe de son désinvestissement, quelques mois auparavant (14 septembre 1916, II, p. 18). Deux semaines plus tard, il note « en réserve, je m’y trouve bien » (27 septembre 1916, II, p. 19). Pendant l’hiver 1917, une vaccination est le bon filon pour rester à l’infirmerie : « ayant tout fait pour me faire porter malade, je vais à la visite et titre 8 jours » (14 février 1916, II, p. 28). Le 21 avril, un pas définitif est franchi vers un éloignement sans retour du front : « je reviens de la visite et, avec l’aide de mon lieutenant qui est intime avec le major, me traitant pour une fatigue générale, m’envoie quelques jours à l’infirmerie divisionnaire. J’en suis fort heureux ? C’est un commencement de marche vers l’arrière. Je tâcherai de faire un deuxième bond et d’autres s’il le faut, pour aller le plus loin possible ». L’aspiration à partir loin du feu, des fatigues et des angoisses de la guerre surpasse tous les autres aspects de sa vie de combattant : « je quitte mes amis et camarades avec le ferme espoir de ne plus revenir et leur donne rendez-vous vers l’intérieur. J’estime avoir fait mon devoir quand il y en a tant et tant qui n’ont pas encore bougé de l’intérieur » (21 avril 1917, II, p. 38).

Jean Bec n’est alors plus mobilisé qu’en principe, celui qui était parti avec une ferme résolution patriotique a terminé sa guerre. Sa principale occupation, décrite de façon plus relâchée dans la suite de ses carnets, est dès lors de se maintenir à l’arrière, en usant de tous les recours que son âge et ses états de service lui permettent d’ailleurs de solliciter : hospitalisation, permissions de repos et pour travaux agricoles notamment. Il passe par chez lui, Lyon, ou encore Rodez, où il finit sergent fourrier, chargé de jeunes recrues en la compagnie desquelles il voit la guerre se terminer dans la banlieue parisienne. Il n’en part pour rentrer chez lui sue le 20 février 1919, où, dit-il « la démobilisation vient me rendre à ma femme, mes enfants, mon foyer » (sept. 1918, II, p. 44).

François Bouloc, septembre 2008

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Frot, Paul (1897-1964 ?)

1.   Le témoin

Paul Frot est étudiant préparant HEC et a 19 ans lorsqu’il est appelé avec la classe 17. Il effectue six mois de préparation à l’école d’officiers de Saint-Maixent ; maîtrise la langue allemande, ce qui lui permet d’interroger des prisonniers à plusieurs reprises.

Baptême du feu le 15 juin 1917 en Flandres au 165e R.I. ; 9 mois de tranchées de Coxyde à Nieuport.

29 mars 1918 : transféré dans le secteur de la Somme (Boves) ; il fait partie des troupes envoyées stopper l’offensive allemande qui paraît alors irrésistible ; brûlé à l’ypérite, il rejoint Verdun après sa convalescence.

En août, son régiment est sous le commandement du général Mangin chargé de la délivrance des territoires envahis ; combats dans l’Aisne.

2. Le témoignage

Ce témoignage est un journal retrouvé par les filles de l’auteur en 2004 et publié sous le titre : Paul Frot, Mon journal de guerre 1914/1918, du 15 juin 1917 au 11 novembre 1918, Paris, Connaissances & Savoirs, 2005. Cet ouvrage est précédé d’une « adresse » en guise de dernière lettre des trois filles à leur père. Ce journal est un récit composé par Paul Frot à partir des notes consignées dans son carnet de campagne ; on y trouve certains récits construits à partir des dires d’anciens (voir notamment sur l’affaire du 22 avril 1915 et la première attaque aux gaz sur le front occidental, p. 70) ; d’après « l’adresse » écrite par ses filles, cette copie aurait été réalisée sur une machine de l’armée (p. 9) « avec son ruban bleu » ; on notera qu’au moment de cette recopie, mise au propre et mise en récit, l’auteur a effectué quelques rajouts « extraits de mon carnet de campagne » qu’il signale, comme à la page 39. À partir du 9 octobre (p. 84), les dates deviennent plus fréquentes ; on peut supposer qu’à partir de cette date, le journal « colle » de plus en plus au carnet d’origine, mais de nombreux indices signalent la recomposition du récit jusqu’à la fin. Des notices historiques ponctuent le journal ; référence est faite d’un livre publié au lendemain de la guerre (p. 89)…

Ce journal a été ensuite transmis de génération en génération par la main d’hommes de la famille ayant également connu la guerre.

3.   L’analyse

Les Flandres belges : longue description du front dans le secteur de Nieuport-Bains. Une particularité, pas de boue ; de l’eau et du sable. Ce qui nécessite d’étayer en permanence les tranchées ; le vent est ici un problème majeur, qui pénètre partout et enraye notamment les armes.

Malgré les bombardements, présence de civils : « quelques belges encore tolérés par l’armée anglaise, séjournent dans le village dans l’espoir de sauvegarder leurs biens. Ils passent la plus grande partie de leur vie dans les caves » (p. 55)

Cadavres : L’émotion causée par les premiers (p. 53) ; Travaux d’approfondissement des tranchées dans un charnier (p. 72) ; les marais de Martjevaert (p. 89-90), espaces pestilentiels. « […] le corps d’un soldat du 321e Fusilier Mitrailleur, noyé dans la boue et dont le casque et l’extrémité du canon du fusil émergeaient » ; « J’ai appris que nos camarades en première ligne, aux petits postes les plus avancés, avaient sans cesse de l’eau jusqu’au ventre…

Un chef : Souci du confort de ses hommes (p. 59) ; « j’ai presque honte d’avoir la satisfaction de manger, malgré ma présence en secteur, une cuisine spécialement préparée à l’intention des sous-officiers par leur cuistot attitré établi avec la roulante de la compagnie au bord de l’Yser » (p. 59) ; montrer l’exemple : « J’ai gardé tout mon calme. J’ai conscience sans vanité que mon attitude a plu aux hommes et que, pour un véritable baptême du feu, je n’ai pas trop fait mauvaise figure. Je me persuade que c’est grâce à cette attitude que j’acquerrai à leurs yeux une autorité suffisante à l’avenir pour me faire respecter malgré mon jeune âge… » (p. 77) ; d’autres réflexions sur ce thème tout au long de l’ouvrage.

Regard critique envers son supérieur direct. 2 avril 1918, lors de la remontée en ligne (secteur d’Hailles) : « un peu d’énervement chez tout le monde, beaucoup chez notre commandant de compagnie qui se confond en gémissements et en lamentations avant d’étourdir ses subalternes par des ordres et des contre-ordres qu’accompagnent des termes vexants inutiles » (p. 148) ; « Notre lieutenant, commandant de compagnie, qui n’ose pas sortir le nez de son trou et qui n’a pas manqué d’exiger un compte-rendu écrit de notre installation pour s’éviter un dérangement, a rassemblé sa liaison pour lui aménager un abri » (p. 149)

Alliés: Voisinage britannique au camp de Woesten ; les Ecossais et leur flegme étonnant sous le bombardement ; fraternisation entre alliés avec force boisson… (p. 64-65)

Assauts : Le rôle du sergent serre-file au moment de l’assaut: « Le sergent Lagache, d’un calme et d’un sang-froid imperturbables, longe la tranchée sous les obus, observant si tout le monde est à  son poste et pour faire sortir si nécessaire les froussards de leurs trous ; précaution au fond inutile, car chacun fait preuve dans ces circonstances émouvantes d’une attitude parfaite » (p. 76)

Offensive allemande :

A partir du 29 mars 1918, en renfort des troupes britanniques refoulés violemment par l’offensive allemande (secteur de Bertheaucourt-les-Thennes). Attaques de la cavalerie canadienne (p. 143) ; grande tuerie de cavaliers » (p. 143-144) ; pillage consciencieux des caves mais « […] les hommes respectent les intérieurs des maisons. Nombreux sont, en effet, au Régiment ceux qui ont souffert de l’invasion et de l’occupation allemande. Ils savent bien tordre le cou d’une poulette ou écorcher un lapin, mais une sorte de respect les pousse à ne trop rien déranger du mobilier abandonné des maisons où le hasard des cantonnements les a placés » (p. 146)

Alcool : soutien du moral. 3 avril : « Le petit jour paraît. Avec lui, la gnole rempli les quarts, une gnole détestable mais réconfortante après une nuit terrible, glaciale, sous la pluie qui nous a traversés jusqu’aux os » (p 150)

13-14 septembre : la nuit précédant l’assaut sur Laffaux (Aisne) : « Impossible de chercher à trouver le sommeil. Je regarde mes hommes. Aucun ne dort. L’heure est trop grave. Les uns boivent du café corsé de gnole comme le feraient des chasseurs au marais. Les rations de gnole ont été fortes, c’est l’usage à la veille des attaques. Nous laissons aux Boches le procédé du dopage à l’éther. Jamais fantassin de France n’en a usé. D’autres rêvent éveillés, écrivent ou parlent à voix basse… » (p. 266) Ces mentions tardives des distributions de gnole au sein des troupes combattantes sont confirmées par de nombreux autres témoins. Ainsi, en dépit des inconvénients évidents de cette alcoolisation, l’armée n’a pas trouvé meilleur moyen pour consolider le moral des troupes d’assaut.

Tirs amis : Des batteries françaises et anglaises tirent sur les lignes françaises : « Malgré toutes les fusées lancées pour demander l’allongement du tir, celui-ci se poursuit… toujours trop court ! Les hommes quittent leurs emplacements pour chercher un coin plus sûr, à l’exemple du commandant de compagnie lui-même » (p. 153) ; à d’autres moments encore, les fantassins menacent de quitter les lignes…

12 avril 1918 : défense acharnée du château de Hangard (p. 162-182) ; encore des tirs « amis » (p. 169) ; l’auteur et ses hommes sont prisonniers des Allemands pendant quelques minutes avant d’être délivrés par une vive contre-attaque franco-canadienne ; 13 avril, gazé à l’hypérite pendant son repos à Domart et atteint par la grippe espagnole. Evacuation par train sanitaire sur l’hôpital n°16 de Poitiers. Le 30 mai, rejoint son corps devant Verdun.

Fin août 1918, son régiment est mis à la disposition du général Mangin pour la poursuite victorieuse.

Une réflexion sur le comportement des soldats : « 28 août [1918]. Cette terrible guerre est un grand exemple de la toute puissance de l’habitude. Le Français d’aujourd’hui combat avec une passivité qui, à la réflexion, s’avère stupéfiante pour quiconque a vécu depuis longtemps les souffrances du soldat. Au moment où les périls s’aggravent, où les embûches, se dressant partout à la fois, devraient secouer les âmes d’anxiété, les hommes, dont les maîtres attendent encore un effort gigantesque, se conduisent comme les rouages fidèles d’une force que l’on croirait mécanique. Ils se meuvent avec une précision et une si grande docilité que l’on se demanderait parfois si ce sont là des êtres qui souffrent. Pour comprendre à quel degré d’automatisme, d’assujettissement, sont parvenus les tempéraments même les plus réfractaires, il faut voir évoluer les unités de notre arme, sans cesse alertées, déplacées, oubliées, rappelées, et aussi sobres devant le danger et la mort que devant la cohue des routes et des bivouacs » (p. 232-233).

Il est significatif qu’un officier reconnaissent aussi ouvertement l’assujettissement des hommes de troupe. La force de l’habitude, le poids des automatismes, l’idée de ne pouvoir échapper à son « destin » ou son « devoir », l’idée d’être dépassé, sinon écrasé par l’événement (la guerre) ont effectivement contribué dans une certaine mesure à nourrir ce que l’on appelle la ténacité des combattants.

Panique causée par les gaz (p. 252)

Combats sur le Chemin des Dames. Septembre 1918.

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Bouyssou, Raymond Octave (1884-1923)

1.   Le témoin

Né le 2 janvier 1884 à Toulouse ; père retraité de la Compagnie du Midi ; marié depuis 1906 ; un enfant (Gilbert) de 7 ans et demi à la déclaration de la guerre ; employé de banque à la Société Générale de Toulouse depuis 1899 ; notions d’anglais.

Mobilisé le 3 août 1914 au 18e régiment d’artillerie de campagne ; affecté aux services auxiliaires à Agen ; commis aux écritures ; quitte Agen le 9 septembre 1915 pour rejoindre son unité sur le front d’Artois (Arras) ; affecté à l’échelon, vit la guerre, pour l’essentiel, dans l’arrière-front. Quitte le front le 4 décembre 1918, malade ; libéré en mars 1919 après convalescence ; il reprend aussitôt son travail à la banque jusqu’à sa mort provoquée par une péritonite foudroyante en 1923.

2. Le témoignage

Il s’agit de notes prises au jour le jour ; elles commencent à partir de son séjour au front en septembre 1915. Ni le séjour à Agen, ni les périodes de permission ne sont renseignées. Ces notes n’étaient pas destinées, selon l’auteur lui-même, à être publiées : « Ce qui suit est la copie fidèle des carnets de route que, durant la campagne, j’ai tenus au jour le jour ; relatant ce que j’ai vu de la Grande guerre, et, exclusivement ce que j’ai vu, sans commentaires et sans conclusion. J’y ai mis parfois mes espoirs, mes peines, mes humiliations, mes petites joies, tout cela pour mon propre compte, dans le but de fixer des souvenirs personnels et non pour être livré à la lecture de quiconque » (son introduction datée du 11 mars 1919).

Toutefois, Gilbert, le fils du témoin, après la mort prématurée de son père, est devenu le dépositaire de ces notes ; et il y a ajouté quelques lignes précisant le destin de son père depuis la sortie de la guerre jusqu’à son décès. Nous ignorons si Gilbert avait en tête la publication des notes de son père.

Ces notes sont publiées sous le titre, Journal de campagne de R. O. Bouyssou, 1914-1918, préface de Frédéric Rousseau, Paris, Ed. des Trois Orangers, 2008.

3.   L’analyse

Ces notes ne sont pas celles d’un combattant mais celles d’un travailleur de guerre faisant sa guerre dans l’arrière-front, cette zone mouvante située à plusieurs kilomètres des lignes tenues par les fantassins ; Bouyssou a pleinement conscience qu’il est un « embusqué » et rend hommage aux « poilus » ; l’échelon, le monde décrit par Bouyssou, détone donc considérablement avec celui, plus connu, des combattants. Y cohabitent cuisiniers, chauffeurs, ravitailleurs, secrétaires des bureaux et employés des différents services. La guerre de ce petit monde se caractérise tout d’abord par la distance vis-à-vis du danger ; pour Bouyssou, hors de ses heures de service, lorsque le temps et l’artillerie adverse le permettent, la guerre des premières lignes est pour l’essentiel un spectacle pyrotechnique fascinant que l’on observe d’une crête, la nuit ou aux jumelles depuis un poste d’observation ; ses camarades, trompent l’ennui de leurs soirées en s’adonnant aux dérivatifs procurés par l’artisanat dit « de tranchée », au joies du football, pratique récente empruntée aux troupes britanniques voisines ; tout au long des carnets, une note récurrente relève les nombreux cas d’ébriété parmi les hommes de l’échelon ; l’alcoolisme est endémique et crée un certain nombre d’incidents. Au total, l’égrènement des activités des hommes de l’arrière-front permet de mieux comprendre le sentiment souvent énoncé par les combattants qu’il existe un fossé grandissant entre les hommes qui tiennent les lignes et les millions d’habitants, militaires et civils, qui peuplent les différents arrières. La guerre des uns n’est pas la guerre des autres.

Pour autant, les hommes de l’arrière-front ne sont pas totalement à l’abri des obus et des balles ; il y a aussi des morts, hommes et chevaux, dans les services. Et puis, il y a le ravitaillement des batteries de tir (Bouyssou en profite pour tirer quelques obus) : sous le bombardement, c’est très dangereux. Et puis, il y a les travaux de désamorçage des obus non éclatés effectués par les « bombardiers » qui ne sont pas sans risques. En outre, Bouyssou croise des fantassins dont il note les fluctuations du moral ; il fréquente également des Allemands, prisonniers, occupés à diverses tâches dans l’arrière-front. Les travailleurs des deux nations conversent. On ne peut donc dire que l’arrière-front ne connaît rien de la guerre des hommes de l’avant ; les odeurs des dépouilles enveloppent aussi cette zone ; et puis lorsque le front bouge, Bouyssou emprunte des chemins, des tranchées où règnent le chaos habituel de la bataille avec ses débris, humains et matériels, de toutes sortes.

Toutefois, pas de pathos, pas de grandes phrases dans les notes de Bouyssou. C’est d’ailleurs inutile. L’auteur de ces notes ne les écrit que pour lui, pour plus tard ne pas oublier… Bouyssou se montre particulièrement attentif au traitement réservé aux morts ; en cela il ne se distingue guère de la plupart des combattants. Quelques semaines après son arrivée sur le front, il effectue cette brève mais significative remarque : « Le cimetière a été largement fleuri. Les poilus n’oublient pas les camarades disparus » (Notes du 1er novembre 1915). Quelques jours plus tard, une nouvelle incise vient compléter la première : « Dès 9 heures, le bombardement a recommencé sur le même point, 77, fusant et 105 explosifs, mais les coups tombent dans le cimetière. Ils retuent les morts… »…

Quelques notes remarquables :

2 janvier 1916, il rapporte un cas de trêve tacite entre fantassins.

18 mars 1917 : des hommes chantent l’Internationale dans un bistrot ; Bouyssou condamne cela comme « une faute » mais il n’est pas certain que cet acte exprime alors une baisse du moral ou une révolte ; à la mi-mars, les soldats commencent à avoir des informations en provenance de Russie et voient d’un bon œil l’évolution politique de l’allié russe ; il en sera autrement lorsque la Révolution paraîtra entraîner le retrait russe de la guerre, puis la signature d’une paix séparée, synonymes d’alourdissement de la pression allemande à l’Ouest.

Quelques échos de l’offensive Nivelle et de la crise du moral de 1917. La pagaille des services censés participer à la poursuite après la percée qui ne vient pas… ; mesures prises par le commandement pour reprendre en mains les hommes déçus par les résultats de l’offensive Nivelle : conférences par des officiers ; amélioration de l’ordinaire ; trains de permissionnaires très surveillés (13 juin) ; un fantassin vient les appeler à mettre la « crosse en l’air » (23 juin 1917) ; un gendarme tué par des fantassins à Commercy (11 septembre 1917)…

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1.   Le témoin

Bernard de Ligonnès est né à Mende (Lozère) le 15 novembre 1865. Son père, Édouard, né à Aurillac en 1838, descend d’une famille noble du Vivarais venue s’établir en Gévaudan, les Dupont de Ligonnès. Famille de militaire ; un cousin évêque de Rodez. Édouard entre dans l’administration comme percepteur 2ème classe après une carrière militaire de laquelle il sort à l’âge de 25 ans. Il décède le 1er juin 1889 à Tergnier (Aisne).

Le 9 juin 1885, à 20 ans, Bernard de Ligonnès souscrit un engagement au 87e régiment d’infanterie. Commence alors une longue carrière militaire. Élève officier à Saint-Maixent le 23 avril 1890. 1er avril 1891 : sous-lieutenant au 78e R.I. Son jeune frère, Pierre, choisit également la carrière des armes et par la voie de Saint-Cyr, il devient officier de cavalerie (il décède prématurément suite à une mauvaise chute de cheval en 1906).

Alors qu’il est en garnison en Avignon, Bernard de Ligonnès, catholique et quelque peu réactionnaire, connaît quelques démêlés avec les francs-maçons locaux, en pleine affaire Dreyfus. Ce n’est que le 24 décembre 1904 qu’il est nommé capitaine au 75e R.I. stationné à Romans (Isère). Profondément traditionnel et conservateur, Bernard de Ligonnès éprouve de plus en plus de mal à supporter le « républicanisme » qui gagne le corps des officiers. Le 26 mai 1912, prétextant devoir s’occuper de ses deux propriétés, il demande un congé de trois ans sans solde. Il est libre le 17 juin.

Fin juillet 1914, il est rappelé ; il a 49 ans. Le 2 août, il rejoint le 275e R.I. en cours de formation à Romans. Du 9 au 19 août, entraînement des réservistes. À partir du 22 août, front de Lorraine. Le 20 décembre 1915, de Ligonnès passe au 157e où durant quatre mois, il parfait l’instruction d’un bataillon composé de jeunes gens de la classe 16 ; le 12 mai 1916, il rejoint le 227e R.I. dans lequel il devient chef de bataillon le 4 avril. Du 25 mai au 28 novembre, secteur des Vosges. Cette unité est transformée en unité alpine et part pour l’Orient ; combats autour de Monastir.

Après trois ans de guerre, le commandant est épuisé ; il a alors 52 ans, et, le 14 octobre 1917, général Sarrail le remet à la disposition du ministère de la guerre. Pour Bernard de Ligonnès la guerre est terminée ; il referme ses carnets sur la date du 13 août 1917.

Fin 1919, de Ligonnès devient conseiller municipal de Chanac (élu maire en 1925) et conseiller d’arrondissement. Le préfet le qualifie « d’homme fort distingué, mais réactionnaire militant » (cité par Y. Pourcher, p. 60.). Le 25 janvier 1936, meurt le commandant marquis de Ligonnès.

2. Le témoignage

Le témoignage a été mis au jour et présenté par Yves Pourcher  et publié sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Paris, Les Editions de Paris, 1998 ; il se compose de trois carnets pour trois années de guerre. Bernard de Ligonnès a composé ces carnets après la guerre à partir des notes prises durant la guerre. Comme l’indique Yves Pourcher, ces souvenirs sont le produit d’une réécriture, « l’écriture est mise en scène ». Ils sont découpés en trois parties : Mes souvenirs du 8 août 1914-février 1915 et de février 1915 au 1er janvier 1917 ; Campagne d’Orient du 1er janvier au 13 novembre 1917.

On peut noter la belle et riche présentation d’Yves Pourcher qui écrit : « Jour après jour, Bernard de Ligonnès reconstitue sa guerre. Dans son beau texte, il décrit les lieux et les événements, mais il ne dit rien sur les mutilations volontaires, rien sur les pieds gelés, sur l’horreur des blessures et sur la souffrance des hommes, comme il ne dira rien d’ailleurs, en 1917, sur les mutineries… » (p. 36)

Photographies de la collection personnelle du commandant.

3.   L’analyse

Ces cahiers qui sont des souvenirs reconstitués sont ceux d’un officier d’active et d’un chef ; ils ont la précision d’un rapport d’officier et permettent de suivre les pérégrinations de l’auteur ; rares sont les notations s’écartant de la relation de la mission et de son exécution ; peu d’état d’âme ; peu de descriptions, sauf peut-être, pendant la campagne d’Orient ; fort peu de commentaires ; assurément, ces cahiers témoignent d’un autre point de vue que les carnets d’un Barthas ou du texte d’un Barbusse ; dans ce document, on ne trouve ni déclamations patriotiques, ni dénonciations ; mais de la réserve, de la retenue ; un patriotisme, et une foi aussi qui s’expriment avec simplicité, non dans les mots mais dans la recension des actes et des engagements. Au total, ces cahiers ne nous renseignent pas seulement – un peu – sur la condition d’un officier en campagne. Ils témoignent de la mentalité singulière d’un officier d’active…

1er cahier : Lorraine

22 août 1914 : mise en défense d’une position de repli devant le château de Sandroviller (au loin Dombasle et Rosières-aux-Salines brûlent…).

26 août, bataille de la Mortagne. Attaque en direction du village de Xermaménil.

29 août, traversée de Nancy. Enthousiasme de la population civile (p. 74) ;

8 septembre, bataille du Grand Couronné.

26 septembre, attaque du village de Lahayville ;

Expression du sentiment religieux : 9 septembre 1914 : fait bénir l’ensemble de sa compagnie par un aumônier du 20e corps (p. 76) ; 24 décembre 1914, organisation d’une messe de Noël (p. 86)

Le chef à la manœuvre : en chef avisé, il organise un repli en bon ordre, en plein jour (29 septembre 1914, p. 80) ; 14 décembre, attaque en avant de Flirey. Echec. 18-22 décembre 1914, tranchées dans un charnier (p. 84). La vie dans les tranchées (p. 87-88)

Privilèges de l’officier : les serviteurs (sa « maison ») : le cuisinier, l’ordonnance, et Morette chargé de son cheval  (p. 88)

2e cahier : 1915-1916

Février 1915, de nouveau à Flirey ; description de l’église en ruine et saccagée (p. 91) : « la grande croix du cimetière dont le Christ, coupé en deux, à hauteur de la taille, par un obus, pend lamentablement, accroché encore à la croix par le seul bras qui lui reste… » (p. 91-92)

Relations avec l’ennemi : échanges de mots et de cigarettes, de vin, de tranchée à tranchée (p. 92 et p. 94)

« Un sergent parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous, il ne peut le convaincre. Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé. On le leur dit » (p. 94)

Un prisonnier allemand qui demande grâce, expédié à l’arrière avec un camarade blessé à la jambe (p. 94)

Mars : Toujours le service de tranchée à Flirey en alternance avec le cantonnement à Noviant.

Avril 1915 : bataille de Flirey ; 29 avril-17 juillet 1915 : occupation de tranchées au nord de Seicheprey (bois de Remières) ; annonce aux Allemands, à l’aide d’une planche, de l’entrée en guerre de l’Italie (p. 96-97) ; 17 juillet-19 septembre : congé de repos et de convalescence.

Champagne : Octobre 1915 : secteur de Souain ; des territoriaux, les « pépères » nettoient le champ de bataille (p. 99) ; 10-14 octobre : 2ème bataille de Champagne ; « 400 mètres sud de la Ferme Navarin » ;

Messe dans les ruines de Souain, (p. 101)

30 octobre, relève ; départ pour Toul et Sanzey

Privilèges de l’officier :

24 novembre-4 décembre 1915 : sa femme peut le rejoindre dans un hôtel de Nancy (p. 102).

8 décembre 1915-10 avril 1916 : séjour de 4 mois à Maxey, entre Domrémy et Vaucouleurs (fait défiler son bataillon devant la statue et la maison de Jeanne d’Arc) au cours duquel il parfait l’instruction d’un bataillon du 157e R.I. ; sa femme peut le rejoindre durant cette période (p. 103).

Vosges : 25 mai-28 novembre 1916. Positions à la cote 607, près de Lesseux, rive gauche de la Fave (p. 104-108) ; Une femme de Wissembach, décorée de la Croix de guerre pour son attitude au début de la guerre (p. 107-108)

3e cahier : campagne d’Orient

1er janvier 1917-13 novembre 1917. Voyage en train : Modane, Turin, Gênes, Pise, Rome, jusqu’à Tarente ; et Salonique en bateau ; la croisière (p. 112-113) ; Salonique (p. 114-117): camp de Zeïtenlick (Cf. dans ce dictionnaire la notice de Constantin-Weyer)

24 janvier 1917 : départ pour Koritza (Albanie) ; traversée de la Macédoine, à pieds en compagnie de mulets ; quelques remarques sur la population locale et notamment sur les femmes musulmanes (p. 120) ; nombreuses ruines des guerres balkaniques.

14 février : attaque des hauteurs de Loumlas, du tékké (monastère) de Melkan occupé par les Autrichiens (p. 123); retrait autrichien ; 16 mars 1917 : attaque du « Petit Couronné », secteur de Leskovec, tenu par des forces austro-bulgares ; maintien sur la position conquise jusqu’au 25 mars ; nouvel engagement le 1er avril (p. 133) ; l’extrait suivant permet de se rendre compte de la nature de la description des combats menés : « Ce que je craignais s’est produit. Vers cinq heures, les turcs attaquent très vigoureusement ma compagnie déjà très éprouvée à l’attaque du Couronné. Je la fais renforcer par ma compagnie de réserve. Malgré cela, elle cède un peu de terrain et se replie. Je me porte de ce côté pour examiner la situation et je constate que les turcs occupent quelques éléments de mes tranchées. Après des dispositions prises, je fais contre-attaquer et vers quatorze heures, les Turcs étaient délogés et renvoyés chez eux ou restés sur le terrain ! Leurs pertes furent fortes et surtout dans leur repli… De mon côté, j’ai eu un officier tué, deux blessés et cinquante hommes hors de combat. Le butin laissé par les turcs sur le terrain était nombreux ».

Information par des déserteurs turcs : « C’est cette attaque à laquelle ils ne désiraient pas prendre part qu’ils donnent comme motif de leur désertion. Nous restons alertés pendant une semaine et prêts à recevoir cette attaque. Ces déserteurs se plaignent des mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part des cadres boches qui les encadrent. Le moral ne paraît pas bon en face parmi les Turco-Austro-Bulgares et l’entente entre eux non plus… » (p. 134)

Hommages aux morts, avant d’être relevés par des Russes (2-3 août) : messe pour les morts des combats de mars-avril du bataillon ; scellement d’une plaque de cuivre commémorative ; érection d’une croix au cimetière du régiment (p. 135)

Comité de soldats chez les Russes : note 46 (p. 136) : « La relève devait, paraît-il se faire la veille, mais, sur l’avis du comité des soldats, qui existe dans les régiments russes depuis la Révolution, cette relève a été retardée d’un jour. »

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Laffargue, André (1891-1994)

1. Le témoin

André Laffargue est né en 1891. Il est originaire de Ligardes, un village situé aux limites du Gers et du Lot et Garonne. Après des études au lycée d’Agen, il entre à St Cyr, et entame une carrière militaire de quarante ans. De fait, on se trouve avec André Laffargue devant une existence marquée par les grandes guerres européennes de l’époque moderne. Comme il l’écrit. Il effectue son année de service préalable à Aix en Provence, au 55e régiment d’infanterie. Il quitte St Cyr en décembre 1913, et rejoint en tant que sous-lieutenant le 153e régiment d’infanterie de Toul, au sein duquel il vit la mobilisation d’août 1914. Après une mission initiale de couverture en Lorraine, il prend part aux combats de Morhange à la fin du mois d’août. Puis, la « course à la mer » l’envoie combattre jusque dans les Flandres. En avril 1915, son régiment rejoint l’Artois. Il est blessé gravement à la jambe début mai 1915, lors d’une offensive. Il quitte définitivement les lignes de combat. Lors de sa convalescence, il rédige deux mémoires sur les conditions de réalisation de l’attaque dans la guerre moderne (ces deux études sont publiées chez Plon en 1916, sous les titres Etude sur l’attaque dans la période actuelle de la guerre. Impressions d’un commandant de compagnie, et Conseils aux fantassins pour la bataille). Sur la recommandation de Foch, il entre alors au Grand Quartier Général, où il est affecté au 3e bureau, celui des opérations. Il quitte le GQG début 1917, et rejoint l’Etat-major d’une division d’infanterie. Il vit l’annonce de l’armisitice du 11 novembre 1918 chez Maurice Barrès. Cette amitié révèle l’un des traits principaux de sa personnalité : Laffargue est profondément conservateur, très attaché notamment à la notion de légitimité, à l’idée d’une « terre des morts », garante d’un certain ordre social, à ses yeux disparu.

Après la guerre, Laffargue poursuit son avancée dans les les responsabiltés et les grades, jusqu’au généralat. De 1922 à 1924, il suit l’enseignement de l’Ecole Supérieure de Guerre, dans la même promotion que Charles de Gaulle. En 1926, il entre au cabinet militaire de Joffre, puis, après un séjour dans l’armée du Rhin, il intègre l’Etat major du général Weygand. Il s’attache notamment à la formation de l’infanterie, ce dont témoigne la publication d’un manuel, Les leçons du fantassin. Le livre du soldat, qui connut… 214 éditions jusqu’en 1951! Durant la Deuxième Guerre mondiale, il vit la défaite dans les Ardennes. Au milieu de la débâcle, il traverse les lignes pour rentrer dans le Gers. Weygand l’appelle à ses côtés, et lui confie la direction de l’infanterie. Après avoir assuré le commandement « clandestin » de l’armée des Alpes, il intègre à la fin de la guerre l’entourage de de Lattre de Tassigny, qui lui confie diverses missions au sein de la Ière armée.

Laffargue accepte de témoigner en faveur de Pétain lors de son procès. Mis en disponibilité peu après, il est finalement réintégré, avant de terminer sa carrière militaire en 1951. Il meurt centenaire, en 1994.

2. Le témoignage

Publié en 1962, chez Flammarion, sous le titre Fantassin de Gascogne. De mon jardin à la Marne et au Danube (317 pages). Entre souvenirs et réflexions, le témoignage d’André Laffargue ne laisse finalement qu’une place assez restreinte à son expérience de la Grande Guerre. Le récit de sa participation à la Première Guerre mondiale occupe trois chapitres de l’ouvrage : Ma capote bleu foncé à Morhange, qui couvre les premières semaines de la guerre, avec les opérations de couverture en Lorraine et la Bataille des frontières. Ma capote bleu horizon à l’assaut du 9 mai 1915 aborde l’offensive en Artois, jusqu’à sa blessure à la jambe. Enfin, la pelouse de Chantilly traite de son passage au Grand Quartier Général. La plus grande partie de l’ouvrage traite de l’entre-deux-guerres, et de son parcours durant et juste après la Seconde Guerre mondiale.

3. Analyse

Ce que propose l’auteur, c’est dans un premier temps le compte rendu d’un parcours de militaire durant le 20e siècle : sa vocation, ses études (et notamment son passage par St Cyr et l’école de guerre), ses relations à ses semblables à l’institution. En ce sens, la première moitié de l’ouvrage est assez intéressante, par ce qu’elle nous révèle des éléments qui composent l’imaginaire professionnel d’un soldat comme Laffargue. On soulignera sa critique de l’enseignement proposé à St Cyr, jugé trop morne et sclérosé, les nombreux passages qui témoignent de son admiration pour les chefs (Foch, Joffre, Weygand…), et ses remarques sur la difficulté de l’armée française à s’adapter aux conditions nouvelles de la guerre moderne. Ce qui invite à une lecture attentive de ses deux ouvrages publiés en 1916. Par contre, on comprend assez vite que l’auteur poursuit un autre but dans son livre : justifier sa défense de Pétain lors du procès de ce dernier, réhabiliter l’ « armée de Vichy » (avec de longs développements sur la fiction du « Pétain bouclier » qui préparait en secret la revanche), appuyer son rejet du gaullisme, de la résistance et du parlementarisme (avec notamment une haine prononcée contre Aristide Briand). Il ne faut donc pas se tromper : c’est aussi à un ouvrage politique que nous avons affaire, à travers un exposé de valeurs conservatrices (la légitimité, l’appel au chef…). Bref, le long plaidoyer d’un homme qui semble se refuser à abandonner ce en quoi il a toujours cru.

 

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1. Le témoin

Originaire de Lozère, Bernard de Ligonnès est né en 1865. A vingt ans, il embrasse la carrière militaire (comme son frère), et s’engage au 87e RI, où il est nommé caporal, puis sergent. En 1890, il entre comme élève officier à l’école de Saint-Maixent. En 1904, il devient capitaine au 75e RI, basé à Romans. On vante son sérieux et son professionnalisme. Ses supérieurs lui reprochent cependant de manquer d’ardeur et de passion militaire.

Ligonnès est un catholique réactionnaire peu porté sur la République. Avant-guerre, deux incidents témoignent d’une certaine intransigeance sur ses principes : en 1899, à Avignon, il indique publiquement qu’il ne veut plus que les livres de la bibliothèque des officiers soient achetés chez un libraire franc-maçon. Et en 1911, il se heurte à un officier qui reçoit Armée et démocratie. Mais il est désavoué par sa hiérarchie. En 1912, il demande alors un congé de trois ans sans solde, pour, officiellement, s’occuper de ses affaires, en fait parce qu’il ne veut plus servir une armée qui lui apparaît de plus en plus comme « républicaine et anticléricale ». La guerre le tire de sa retraite : il est rappelé en août 1914. Mobilisé à Romans, Ligonnès participe à ses premiers combats en Lorraine. En décembre 1915, le capitaine de Ligonnès passe au 157e RI. Il n’y reste que quelques mois, avant de rejoindre, en mai 1916, comme chef de bataillon, le 227e RI, qui va bientôt se transformer en unité alpine et partir se battre sur le front d’Orient.

Fin 1917, Bernard de Ligonnès, épuisé, est remis à disposition du ministère de la Guerre par le général Sarrail. La guerre, qui l’aura vu combattre en Lorraine, puis dans les Vosges et en Champagne, avant de terminer sa campagne en Orient, est finie pour lui. Après sa permission de convalescence, il est nommé adjoint du commandant du centre de réentraînement de Nolay, près de Beaune. En mai 1919, atteint par la limite d’âge, il est mis en congé illimité. Il a 54 ans, et partage désormais son temps entre son château de Ressouches et une carrière politique. Il est ainsi élu, sur une liste de la droite catholique, adjoint au maire de Chanac, puis conseiller d’arrondissement, avant de devenir maire de sa commune en 1925. Il participe également à la création et à l’animation de la Ligue des hommes catholiques dans le département de la Lozère.

Bernard de Ligonnès meurt en 1936, à l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

Publié en 1998 aux Editions de Paris, sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès. 1914-1917, ce court témoignage (le livre ne contient que 143 pages) est précédé d’une longue présentation rédigée par l’historien et ethnologue Yves Pourcher. Il reprend les trois petits carnets rédigés semble-t-il juste après la guerre par Bernard de Ligonnès, conservés depuis dans une armoire du château familial. Les deux premiers sont intitulés « Mes souvenirs » et couvrent, pour le premier, la période 8 août 1914 – février 1915, pour le second, la période février 1915 – 1er janvier 1917. Avec pour titre « Campagne d’Orient », le troisième carnet couvre lui les mois de janvier à novembre 1917. Il n’y a pas de mention précise des raisons qui ont poussé Ligonnès à rédiger ses souvenirs. Le texte lui-même est une composition, réalisée à partir des notes qu’il a prises durant la guerre.

3. Analyse

Est-ce dû à sa formation? A sa position d’officier? À son caractère? Le témoignage de Bernard de Ligonnès présente, à première vue, un aspect aride. S’il est très précis sur les lieux fréquentés et les dates des différentes actions menées, il n’offre que peu de développements sur la manière dont l’auteur vit sa guerre. Sa perception de l’adversaire, ses rapports avec ses hommes, ses relations avec sa hiérarchie, les liens avec sa femme… tout ceci est présent dans son texte, mais de manière assez fugace, et il faut donc, pour le lecteur, saisir au vol les quelques commentaires plus personnels que Ligonnès s’autorise.

Le premier carnet, qui couvre les six premiers mois de la guerre, est cependant d’une lecture très profitable, pour qui s’intéresse par exemple à la transformation de la nature de la guerre au début du conflit, avec l’installation dans la guerre de tranchées. Le récit des premières attaques en Lorraine témoigne ainsi de deux éléments. D’abord, du professionnalisme de Ligonnès, officier très consciencieux qui cherche à mener jusqu’au bout les attaques qu’on lui demande d’effectuer. Mais sa volonté se heurte à la puissance du feu des armes modernes : «  Pris sous les feux de fusils et de mitrailleuses, le débouché du bois devant lequel se trouve un long glacis, battu et enfilé, ne peut se faire. Nous nous reportons un peu en arrière » (8.09.14, p.75). Ou encore : « Le déploiement se fait. Les bonds se font, mais sont souvent arrêtés par un feu nourri d’artillerie. Les balles et les obus font rage autour de nous. Mes blessés sont nombreux. La progression est lente et difficile. La nuit arrête notre mouvement, nous restons sur nos positions. J’ai 32 hommes ou gradés hors de combat » (28.09.14, p.78-79).  Dès la fin du mois de septembre, c’est l’installation dans les tranchées : « Chacun s’ingénie à se créer un abri et une chambre de repos dans un trou creusé sous le parapet. Pendant la nuit, tout le monde veille. On travaille ferme de la pelle et de la pioche. On pose des réseaux de fil de fer. L’échange de balles et d’obus se fait continuellement! ». « Pendant cette période, c’est l’alternance pendant quatre jours avec le 35e colonial pour l’occupation des mêmes tranchées. C’est énervant cette vie monotone dans ce large et profond fossé. Toujours le même horizon » (p.81). Le rythme d’écriture du carnet témoigne d’ailleurs de cette installation dans le temps monotone et répétitif de la tranchée : de quotidienne, l’écriture devient bimensuelle, voire mensuelle. Ainsi, pour février 1915, Ligonnès note : «  ce mois s’est écoulé de la même façon que le premier ».

Le deuxième carnet (1915-1916) traduit cette installation progressive dans le temps long de la guerre de tranchées. Quand le catholique Ligonnès décrit l’église du village de Flirey, détruite par les Allemands, il reconnaît : « On est tellement habitué à ces ruines et à ces actes de vandalisme que l’on passe indifférent au milieu de tout cela » (février 1915, p.91). Dans la tranchée, les hommes s’ennuient, tuent le temps en discutant, en jouant aux cartes, célèbrent le moment attendu entre tous, celui de l’arrivée du courrier. Ligonnès évoque aussi deux cas de fraternisations dans son secteur. Par exemple, ces échanges amicaux entre deux tranchées : «  On y fait la conversation, on échange vin et tabac, puis des coups de fusil lorsque le vin est bu et le tabac fumé » « Un sergent français parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous : « Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé » (fin février 1915, p.93-94). Il est intéressant de noter que pour Ligonnès et ses hommes, l’installation dans un secteur « calme », comme leur premières tranchées lorraines, est vécue comme une manière acceptable de faire la guerre. Ainsi, entre avril et juillet 1915, ils occupent des tranchées au nord de Seicheprey : « Ce secteur moins agité que celui de Flirey nous semble être un paradis ». En effet : « Les Boches semblent animés d’un grand esprit pacifique, ce qui ne supprime pas cependant l’échange quotidien de balles et d’obus » (p.96). Et lorsqu’en septembre 1915, le régiment doit quitter la Lorraine pour la Champagne, Ligonnès évoque une forte déception. Ainsi, l’officier Ligonnès, catholique et réactionnaire, témoigne à sa façon de ses pratiques du « vivre et laisser-vivre » analysées, entre autres, par les historiens Tony Ashworth ou Rémy Cazals. On peut donc être un professionnel consciencieux et préférer faire « sa » guerre dans un secteur calme, où le risque de mort n’est pas omniprésent, et où des formes nouvelles de règles, tacites, s’installent de part et d’autre des lignes de tranchées.

Le troisième et dernier carnet est peut-être, paradoxalement, le moins riche. De son expédition en Orient, Ligonnès tire essentiellement un récit de voyage. Sans se délier d’une certaine forme d’exotisme, il note en détails tout ce qu’il rencontre d’inédit, les vêtements, les maisons, la nourriture, les pratiques religieuses… Les quelques actions de guerre de montagnes auxquelles il prend part dans le secteur de Leskovec, sur les bords du lac Prespa, sont vite évoquées. La fin de sa campagne, qui l’amène à Monastir, n’est d’ailleurs pas abordée, comme s’il avait fini sa guerre depuis un moment déjà… dès son arrivée en Orient?

Présenté de manière très complète par Yves Pourcher, le témoignage de Bernard de Ligonnès peut donc au final apparaître d’une lecture bien plus riche pour les parties qui concernent le front ouest, que le récit de sa participation à la campagne d’Orient.

Benoist Couliou. Septembre 2008

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