Lecompt, Andrée (1903-1998)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Rémy Cazals, octobre 2008

Complément : D’après La Voix du Nord du 17 décembre 2014, un livre, Andrée Lecompt, mon journal, aurait été publié par Régine Meunier.

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Tremblay, Thomas-Louis (1886-1951)

1.   Le témoin

Thomas-Louis Tremblay est né le 16 mai 1886 à Chicoutimi (Québec) ; père capitaine de navire ; pendant ses études secondaires, Thomas-Louis Tremblay  est simple soldat dans la milice de Lévis. En 1904, choix plutôt rare de la part des Canadiens français, il s’inscrit au Collège militaire royal de Kingston (Ontario), dont la fonction est de fournir à la fois des officiers et des ingénieurs ; après trois ans d’études, il obtient en 1907 le diplôme d’ingénieur civil. Il devient alors employé par le chemin de fer Transcontinental ; en 1913, il est arpenteur-géomètre auprès de la province de Québec. Pendant toutes ces années, il demeure très actif dans la milice.

Au moment où débute la guerre, Tremblay rejoint l’active ; d’abord adjudant de la 1ère Colonne de munitions divisionnaire, il rejoint en mars 1915 le 22e bataillon (canadien français) en tant que commandant en second, avec le grade de lieutenant-colonel. Après plusieurs mois d’entraînement, départ du Canada pour l’Angleterre en mai 1915 où se prolonge la préparation ; le 15 septembre 1915, départ de Folkestone pour Boulogne. Arrivée en secteur de tranchées le 20 septembre, près de Kemmel, dans le saillant d’Ypres. Secteur de Flandres jusqu’à la fin août 1916 ; puis transfert dans la Somme et préparation d’attaque à partir du 10 septembre 1916 entre Albert et Bouzincourt ; 15 septembre, attaque de Courcelette grand succès des Canadiens français (p. 151) ; évacué pour maladie (hémorroïdes) et subir une opération, le 22 septembre 1916 ; après 4 mois d’absence, il retrouve son bataillon le 14 février 1917 en secteur  à Neuville-Saint-Vaast. 1er juillet 1917, secteur de Liévin. 15 août 1917, attaque de la cote 70 qui domine Lens. 18 octobre, transfert sur Ypres et Randhoeck, secteur qu’a déjà occupé le bataillon lors de son arrivée en France. 6 novembre 1917, force d’appui et de réserve durant l’attaque de Passchendaele dans un océan de boue ; 17 novembre 1917 retour sur Neuville-saint-Vaast ; durant l’offensive allemande d’avril 1918, le bataillon est déplacé pour boucher des brèches dans le dispositif anglais ; nouvelle évacuation de Tremblay pour raisons médicales du 15 avril au 31 mai et du 3 juin au 25 juillet 1918. Dans le secteur d’Amiens, préparation avec l’appui de chars (31 juillet-début août 1918) et participation à l’offensive générale ; entrée dans Cambrai le 9 octobre 1918 ; etc.

Il devient Brigadier-général à la 5e Brigade d’infanterie du 10 août 1918 au 9 mai 1919,  à la veille de l’embarquement pour le voyage de retour ; les hommes du bataillon sont démobilisés dix jours plus tard.

Après la guerre (1922), Tremblay retourne à la vie civile et occupe le poste d’ingénieur en chef et de directeur du Port de Québec jusqu’en 1936. Depuis 1931 jusqu’à sa mort en 1951, il est colonel honoraire de son régiment. Il reprend du service actif pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’inspecteur-général pour l’est du Canada. Il décède à l’âge de 64 ans.

2.   Le témoignage

Thomas-Louis Tremblay commence son journal au moment de son affectation au 22e bataillon, le 11 mars 1915 et le clôt à la date du 20 décembre 1918 alors que son unité est stationnée à Bonn, en Allemagne.

Le document original est constitué d’une double série de carnets écrits en parallèle, sans doute pour des raisons de sécurité ; pour l’essentiel, les deux versions coïncident et, lorsqu’elles diffèrent, l’éditrice identifie le texte supplémentaire par un astérisque.

Conservé aux archives du Musée du Royal 22e Régiment, ce journal était resté inédit jusqu’à sa publication par Marcelle Cinq Mars, archiviste au Musée du 22e Royal Régiment, sous le titre : Thomas-Louis Tremblay, Journal de guerre (1915-1918), texte établi et annoté par Marcelle Cinq Mars, Outremont (Québec), Athéna éditions, 2006. L’éditrice précise que ce Journal n’a pas été rédigé pour être publié : « il le fait pour se remémorer et non pour expliquer » (p. 11). Cette caractéristique explique pourquoi un certain nombre d’annotations sembleront au lecteur un peu laconiques. D’autres silences sont en revanche un peu plus surprenants. Fort heureusement, l’édition de ce témoignage d’officier canadien est enrichie par le croisement d’éléments du Journal avec des extraits d’autres témoignages provenant de combattants ayant appartenu à la même unité, ainsi que par une mise en contexte à l’aide d’extraits d’ouvrages d’historiens.

Par ailleurs, le lecteur français s’étonnera peut-être du grand nombre de termes ou d’expressions anglais dans le texte ; cela témoigne de la prédominance de la langue anglaise dans l’armée canadienne.

3.   Analyse

Jusqu’à l’arrivée sur le sol français en septembre 1915, le Journal relate les préparatifs des Canadiens. L’arrivée de ces « Britanniques » parlant et chantant français à Boulogne suscite l’étonnement puis l’enthousiasme de la population. Ce débarquement « épatait les gens » dit sobrement Tremblay… « Le 22e bataillon fait sensation » écrit un autre acteur-témoin, Joseph Chaballe (p. 61). Les relations avec les civils sont globalement excellentes.

Au fil des mois les liens noués avec les civils dans les cantonnements sont forts : « Le pays où nous sommes est très familier aux anciens du bataillon ; nous renouvelons de vieilles connaissances parmi la population civile. […] Ces endroits nous rappellent de vieux souvenirs ; il reste un bien petit nombre des anciens. La population civile, surtout des femmes, est anxieuse de savoir où est un tel… tel autre… ces pauvres personnes pleurent en apprenant qu’au cours des deux dernières années, leurs vieux amis se sont fait tuer les uns après les autres en défendant leur liberté » (3 novembre 1917, p. 245).

L’honneur des Canadiens francophones : un enjeu spécifique du chef du 22e bataillon (et au-delà du premier ministre canadien, Cf. p. 283) ; un but de guerre…

L’un des premiers soucis de Tremblay, outre la bonne santé de ses hommes, consiste dans la « bonne tenue » de son unité ; faire honneur au Canada francophone ici placé sous le regard des Britanniques et des Canadiens anglophones est un des principaux buts de guerre des volontaires québécois : 20-21 septembre 1915 ; nommé officiellement Lieutenant-colonel le 26 février 1916, Tremblay est fier du comportement de son bataillon : « Mon bataillon représente toute une race [N.B. « race » est ici employé au sens de nation], la tâche est lourde » (p. 100)

Quelles que soient les situations, tout vaut mieux que de paraître flancher : à la veille de l’attaque de Courcelette Tremblay note dans son Journal : « Nous comprenons très bien que nous allons à la boucherie, la tâche paraît presque impossible avec si peu de préparation dans un pays que nous ne connaissons pas du tout. Cependant le moral est extraordinaire, et nous sommes déterminés de prouver que les « Canayens » ne sont pas des « slackers » [paresseux]. […] C’est notre première grande attaque, il faut qu’elle soit un succès pour l’honneur de tous les Canadiens français que nous représentons en France. Je peux facilement voir sur la figure de mes hommes ce qu’ils ne peuvent dire : leur enthousiasme, leur détermination. Tous mes officiers sont remplis d’ardeur, et il y a parmi eux des entraîneurs [meneurs] d’hommes parfaits » (15 septembre 1916, p. 153) ; voir également sur ce thème notes du 18 septembre 1916, p. 166 ; celles du 27 septembre 1916, du 12 octobre 1916, 27 novembre 1917 ; le 1er de l’an 1918 il écrit encore : « comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité ; ils se rappellent mes souhaits des années passées. Ces vieux soldats sont encore parmi les plus solides, ils sentent que l’honneur du bataillon repose surtout sur leurs épaules. Bah ! ils ont tellement sacrifié pour le bataillon, que le sacrifice est devenu une seconde nature chez eux. Leurs compatriotes comprendront-ils jamais la tâche pénible, dangereuse qu’ils se sont imposée afin que leur race ne soit pas considérée par les peuples au niveau ignominieux prêché par Lord Beaverbrook » (1er janvier 1918, p. 259) ; au moment où se joue la phase ultime de la guerre, Tremblay se plaint du rôle assigné à son bataillon : « Notre bataillon ne fait que suivre l’attaque, il est en réserve. Alors que nous devions être à l’attaque. […] La situation pratique au pays est peut-être la cause de ce désappointement ! ! » (5 août 1918, p. 281) Tremblay fait ici allusion à l’opposition violente des Québécois envers la loi instituant la conscription en mars 1918 (Cf. p. 283)

Autre facteur important dans la conduite des hommes, le sens de l’honneur viril : deux éclaireurs du bataillon ont placé des explosifs sous les barbelés allemands : « deux canayens (canadiens) avec du poil aux pattes » (1er mars 1916) ; l’un d’eux est ensuite décoré par un général français ; après avoir été félicité par Tremblay, il se serait écrié : « Colonel y a pu rien à faire, y faut que je me fasse casser la gueule », une phrase que le colonel considère digne d’être consignée dans son carnet.

Tremblay est un chef respecté et admiré ; sa bravoure n’est pas mise ne doute par ses hommes ; de fait, il est très attentif à leurs conditions de vie et à leur moral : Tremblay visite régulièrement les tranchées ; il organise les travaux de mise en état de défense des tranchées ; il alterne visites des tranchées et travaux de bureau. Il proteste par exemple contre la mise en mouvement de ses troupes qui, venant d’être vaccinées contre la paratyphoïde, sont malades et pour beaucoup en proie à la fièvre ; il fait observer qu’ « il n’est pas humain de demander aux hommes une marche semblable. Ces démarches de ma part n’ont pas de succès…. » (2 avril 1916) ; il fait alors en sorte que des autobus et des ambulances suivent le bataillon durant sa marche ; il montre constamment l’exemple : « j’ai marché moi-même en tête du bataillon suivi de mon cheval… » (3 avril 1916) ; lors de l’attaque de Courcelette, il guide ses hommes jusqu’à leurs positions de départ sous le barrage allemand (15 septembre 1916, p. 152). Visite plusieurs fois par jour ses hommes qui tiennent les tranchées sous une avalanche d’obus asphyxiant (29 avril 1917, p. 208)

Cependant en tant que chef, d’autres préoccupations sont présentes : l’esprit de compétition et la course à la gloire règne parmi les commandants, Cf. notes du 27 mars 1917, p. 199 ; celles du 1er juillet 1917, p. 219 ; les soucis de promotion sont également exprimés : « Je crois que la raison pour laquelle Ross me passe par-dessus est qu’il y a trois bataillons anglais dans la brigade contre un seul bataillon de Canadiens français. La Franc-maçonnerie a aussi dû jouer une grande influence… » (23 juillet 1917, p. 225)

Alliés : frictions entre Anglais et Canadiens : des rixes fréquentes opposent des soldats des deux nations, Cf. notes du 24 octobre 1915 ; idem, 17 juillet 1916.

Au Havre, du 24 janvier au 11 février 1917, Tremblay voit arriver le contingent portugais : « j’ai vu un grand nombre de ces Portugais, et ils ne m’inspirent pas confiance : ce sont généralement de tous petits hommes chétifs ; sales, hautains ; qui se réclament beaucoup de leur histoire militaire, et qui sont destinés à gagner la guerre. Je me demande quelle tenue ils auront sous une avalanche de Bertha Krupp. Pauvres diables ils ne savent pas encore ce que c’est que la guerre ! ! » (p. 189)

L’absence de remarques et de commentaires concernant les autres secteurs du front, à l’exception de celui tenu par les Britanniques est notable. Ainsi, alors que la prise de Vimy le 9 avril 1917 est décrite et saluée comme un grand succès canadien, on ne trouve aucun écho de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames.

La lutte contre l’eau et la boue qui envahissent les tranchées et les rend intenables (novembre 1915) ; boue jusqu’au ventre (12 mars 1917) ; début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ;

Premier Noël sur le front : « Après cette messe, les hommes ont leur réveillon dans leurs quartiers respectifs, et les officiers au couvent de Locre » (24 décembre 1915) ; « Les hommes ont reçu aujourd’hui leurs cadeaux de Noël, et tous sont heureux comme des princes » (25 décembre) ; troisième Noël : « […] Les nouveaux hommes sont bruyants, les anciens plus ou moins moroses ; ils commencent à croire que cette maudite guerre ne finira jamais. Comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité… » (1er janvier 1917) ; la lassitude est perceptible et perçue chez les volontaires des premiers jours.

Les différences pouvant exister entre les secteurs sont parfois importantes : « Le bataillon que nous avons visité (des Ecossais) perd en moyenne 80 hommes par tour de tranchée : nous sommes habitués à n’en perdre que cinq ou six. L’avenir ne s’avère pas brillant… » (19 mars 1916)

Description du secteur de Saint-Eloi durant la bataille des cratères : tranchées quasi inexistantes ; plus de végétation ; « air saturé d’une odeur qui prend  à la gorge, en raison de tous ces morts que l’on voit partout, et qui sont déjà en décomposition… » (10 avril 1916)

L’effet des informations sur le moral des troupes : « […] les Russes ont remporté une grande victoire en Galicie […]. La joie est dans le camp, toutes nos fatigues sont oubliées. » (12 juin 1916) ; à noter que la bataille de la Somme engagée le 1er juillet n’est pas mentionnée avant le 25 août 1916 : « nous nous préparons maintenant à notre départ prochain pour la Somme où les hommes se font tuer par milliers ». (p. 143)

Pratique sportive : matchs de base-ball entre officiers de plusieurs bataillons (22 juin 1916).

Gaz : à cause des vents fort changeants, Tremblay doit renoncer à lancer les gaz accumulés dans sa tranchée : « […] avec regret, car elle promettait bien. Tous les soirs il y a une centaine d’Allemands qui travaillent à « Picadilly Farm » : nous aurions gazé tous ces gens-là et aurions dû faire un bon nombre de prisonniers » (14 juillet 1916) ; mais le port prolongé du masque « aigrit les hommes » (p. 208)…

Combinaisons infanterie-aviation (16 août 1916) grâce à des chandelles allumées dans des trous de la tranchée (p. 140)

Violence et sur-violence

Plusieurs cas de shell-shock (8-10 juin 1916) ; 19 septembre 1916 ; 1er mai 1917 ; 24 septembre 1917 ;

Combat rapproché ; patrouille dans le no man’s land : « La patrouille du Sgt. Pouliot a rencontré une patrouille allemande de la même force dans le No Man’s Land en face du cratère N°1. Sans hésitation nos hommes ont attaqué les Allemands à coups de grenades et de revolvers, leur prenant deux prisonniers et en blessant une couple d’autres qui ont réussi à se sauver » (4 juillet 1916) ; décorations et primes pour les hommes de la patrouille (p. 132, note 74) ; attaque de Courcelette : « Nous avons presque immédiatement rencontré des Boches, qui n’ont pas souffert longtemps. [un autre témoin relate que les Allemands qui se rendent sont systématiquement massacrés, Cf. note 100, p. 155] Les hommes ont la rage au cœur et pour cause. N’avons-nous pas vu hacher le tiers du bataillon, nos camarades, au cours de la dernière demi-heure… » (15 septembre 1916, p. 155) ; il faut relever le lien établi entre un taux de pertes extrêmement élevé subi par cette unité durant son approche sous le barrage allemand et la fureur destructrice qui suit immédiatement la prise de contact ; ce combat est la première véritable attaque des hommes de Tremblay ; la terreur emmagasinée durant une approche particulièrement meurtrière se libère et conduit de nombreux hommes à massacrer des hommes désireux de se rendre ; cependant, ce moment de paroxysme dépassé, on fait à nouveau des prisonniers (Cf. p. 156-157, 159 et photographie p. 159) ; voir aussi p. 232. À noter que lors de la libération de Valenciennes : « la population civile est tellement montée contre les Boches qu’elle bat les prisonniers au passage » (5 novembre 1918, p. 303)

Prisonniers allemands bombardés par leur artillerie alors qu’ils transportent des blessés canadiens : « Afin de protéger nos blessés, j’ai donné [précise Tremblay] un pavillon de la Croix-Rouge à un sergent-major allemand avec instruction de le porter haut afin qu’il soit bien vu. Comme escorte, il y a deux messagers à la tête de la colonne et deux hommes fermant la marche. Ils n’étaient pas plutôt partis qu’ils ont été aperçus par les Allemands, qui ont raccourci leur barrage d’artillerie tuant ou blessant une trentaine de prisonniers et finissant plusieurs de nos blessés… » (bataille de Courcelette, 16 septembre 1916); que penser de cette action ? Les tirs sur les blessés et les antennes de la Croix Rouge sont souvent avancés pour attester de l’hyperviolence de la guerre structurée autour d’une haine profonde de l’ennemi. Dans le cas ici rapporté, il est peu probable que les artilleurs allemands aient déclenché ce tir en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en sachant qu’ils tiraient sur leurs propres hommes. Plus en arrière, à l’hôpital de campagne, « le Sgt. Casgrain est en charge de l’hôpital où il y a plus de 200 blessés, il dirige très intelligemment ses subordonnés qui sont les deux docteurs allemands et dix brancardiers allemands que nous avons gardés avec nous… » (p. 160) ; Tremblay « fraternise » avec ces deux médecins (17 septembre 1916, p. 163).

Comme beaucoup d’autres témoins, il arrive à Tremblay de plaindre l’ennemi : « […] je plains presque les Boches qui se font massacrer, comme nous un jour… Ce trouble n’a cependant pas été de longue durée et nous avons suivi cette opération avec le plus grand intérêt… » (28 avril 1917, p. 207).

Autres contacts furtifs avec l’ennemi :

Saint-Sylvestre 1915 : « À minuit ce soir nous entendons chanter dans les lignes allemandes, et certains instruments de musique. Les Boches fêtent la nouvelle année, mais du moment qu’ils se montrent la tête pardessus le parapet, nous les saluons par une volée et avec nos mitrailleuses ».

1er janvier 1916 : « L’artillerie a été assez active, cependant l’infanterie n’a pas tiré un seul coup de feu. Le soldat Brunelle qui fait de l’observation pour la brigade a traversé le No Man’s Land froidement en plein jour. Il a causé pendant quelques instants avec les Boches, il nous est revenu chargé de boutons, badges, etc. ce qui identifie l’ennemi en face de nous. Son but était de reconnaître un endroit dans la tranchée ennemie que nous soupçonnons près du Petit Bois. Il rapporte l’entrée d’un puits à  cet endroit probablement une mine. Brunelle a été très hardi, il l’a fait dans un bon but ; cependant, il est sous arrêt ce soir. Il lui fallait une autorisation… »

Un propos désabusé sur la guerre : « On me rapporte que la brigade compte à peine la valeur d’un bataillon. Enfin une ère de folie règne en Europe : il est impossible de raisonner les causes de tels sacrifices. On se fiche tout simplement de la logique, on ne raisonne pas. » (26 octobre 1916, p. 178) ; d’autres notations contredisent ce je m’en foutisme.

Révolte contre les attaques « criminelles » : ce matin, nous avons été témoins d’une scène terrible, criminelle… Il y a des centaines de morts, et de blessés dans la No Man’s Land et jusque dans les fils barbelés allemands. Les survivants de ce massacre nous racontent qu’ils ont subi un bombardement terrible avant l’attaque, et que pendant l’attaque, ils ont marché sous un feu intense de mitrailleuses. Ceux qui ont réussi à se rendre aux tranchées allemandes les ont trouvées remplies de Boches prêts à les recevoir au bout de la baïonnette. Vers les 10 heures du matin, un colonel Bavarois a offert un armistice de quelques heures qui a été accepté afin de permettre l’évacuation des blessés. Les Allemands transportent nos blessés jusqu’au milieu du No Man’s Land où nos hommes vont les chercher… » (28 février 1917, p. 194)

La discipline : après Courcelette, et pendant son congé de maladie, Tremblay ne cesse de prendre des nouvelles de son bataillon ; il s’inquiète à plusieurs reprises d’un relâchement de la discipline attribué aux renforts venus combler les pertes causées au bataillon et à la présence de « femmes légères » (14 novembre 1916, p. 179) : « Le nouveau bataillon a dans ses cadres un trop grand nombre d’hommes plutôt dégénérés, qui n’ont pas l’esprit de corps que nous avions développé chez nos hommes jusqu’à Courcelette » ; le bataillon est alors à Bully-Grenay à quelques milles au nord de Lens. Ce secteur est très tranquille et les pertes sont légères. Fosse 10 où le bataillon va cantonner quand il est en réserve a trop d’attraction et cause toujours beaucoup d’ennui » (20-31 décembre 1916, p. 185)

« Le 9 janvier [1917] j’ai passé mon deuxième examen médical et me suis fait déclarer « fit » [apte au service] quoique je ne sois pas complètement guéri, étant encore sous traitement. Il y a beaucoup d’absences sans permission au 22e et le général Turner est anxieux que je retourne en France au plus vite » (p 187). Une lettre qui valut à son auteur 4 mois de travaux forcés apporte d’autres éléments d’explication : le soldat exprime le sentiment d’abandon ressenti par les hommes quand des chefs comme Tremblay s’absentent durablement du bataillon ; les nouveaux chefs n’ont pas l’aura ni la réputation de compétence de leurs prédécesseurs ; enfin, la colère contre les Anglais est toujours là ; les Canadiens ont le sentiment d’être systématiquement sacrifiés aux missions les plus meurtrières par le commandement britannique (Cf. extrait de lettre, p. 192).

Reprise en mains du bataillon : « inspection minutieuse du bataillon, qui n’est pas du tout satisfaisante, suivie d’instructions sévères sur la tenue, la discipline, l’équipement, les absences sans permissions. L’esprit de corps si remarquable au 22e avant la Somme n’existe pas, il faut de toute nécessité le ressusciter » (2 mars 1917) ; « Exercices toute la journée en vue de raidir la discipline. Inspection… […] Réunion spéciale des officiers […] Instructions sévères rappelant aux officiers le devoir de chacun, attirant leur attention sur l’état pitoyable du bataillon, leur indiquant les moyens à prendre pour remédier à cet état de choses et les avertissant que des mesures sévères seront prises contre les officiers ne remplissant pas leurs fonctions pleinement » (3 mars 1917) ; deux soldats exécutés le 3 juillet 1917 (on peut noter le silence de Tremblay sur ce point) ; la reprise en mains continue : « Messe à 11 hrs ce matin sur la lisière du bois de Riaumont. Le sermon est fait par le major Fortier qui, sur ma demande, traite des absences sans permission qui sont encore nombreuses. Après la messe, je parle au bataillon moi-même sur ce sujet indiquant aux hommes la gravité de cette offense, et les peines terribles encourues par ceux qui s’absentent sans permission. À l’avenir tous les absents sans permission seront traduits devant une cour martiale pour la première offense. Trop de braves gens ont sacrifié leur vie pour l’honneur de leur bataillon pour qu’aujourd’hui on permette à quelques insoumis de le déshonorer. Le sermon du père Fortier a créé une forte impression sur tous les membres du bataillon. Un grand nombre de femmes de mœurs très légères sont la cause du mal : la grande majorité du bataillon se comporte très bien. C’est le petit nombre qui nous cause tous ces ennuis » (15 juillet 1917, p. 222-223). Autres silences sur l’exécution de deux soldats le 3 juillet 1917, jugés coupables de désertion ; et sur celle d’un autre (exécuté le 15 mars 1918) ;

En permission à Paris : « Nous n’avons pas tous le même sort. Quel contraste entre la vue d’ici et celle du front. Même en temps de paix, je ne désirerais rien de mieux que de passer ma vie ici au grand Opéra ce soir. » (26 mai 1916) ; Tremblay passera plusieurs permissions à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement. Tremblay assiste aux funérailles de Galliéni (1er juin 1916) ; nouvelles notes sur les Parisiens, le 24 novembre 1916 : « J’avoue que j’ai été grandement surpris, et que je n’aurais jamais cru que les Français aient pu devenir si froids… » (p. 182). Apprenant le succès de Verdun : « Le peuple lisait les placards sur les boulevards, et tout naturellement, sans la moindre émotion visible, témoignait froidement de son contentement. « On les aura », était le dicton populaire… « Un corps d’armée de moins », disaient d’autres… et ainsi de suite Réellement j’aime bien les Français » (p. 182)

Tremblay poursuit ce qu’il appelle son analyse du moral des Parisiens qu’il assimile aux Français : « Les Français suivent la guerre de très près, ce qui est bien naturel car chaque jour des centaines des leurs se font hacher par la mitraille. Ils réalisent [comprennent] qu’ils leur faut gagner cette guerre ou devenir les esclaves des Allemands. Les Français préfèrent la mort, si […] la ruine totale de leur pays, à l’esclavage… » ; on se gardera de tirer des conclusions générales de ces affirmations ; comme de nombreuses autres du même type, cette analyse ne vaut que pour l’étroit milieu fréquenté par Tremblay durant sa convalescence et nous renseigne assez peu sur le moral et les sentiments des Français ; dans quelques mois, de nombreux Français vont d’ailleurs apporter un cinglant démenti à l’affirmation selon laquelle ils « préfèrent la mort ».

Femmes : « Les hommes sont cantonnés la majorité dans des granges couchant sur la paille. Les officiers sont dans des maisons couchant dans des lits. Quel luxe ! ! On sent que tout le monde est heureux et il fait tellement beau ; nous sommes dans la pleine campagne, et jouissons de la plus grande tranquillité sans responsabilité etc., etc. Les jeunes femmes et les jeunes filles sont très recherchées. Elles sont presque toutes très laides, cependant nous sommes aveuglés, nous les trouvons très bien ! ! Elles nous rappellent de si bon souvenirs… ne reverra-t-on jamais le pays ! ! ! ! C’est très amusant de voir l’empressement de tous ces hommes à vouloir rendre service, se rendre utiles à nos cousins de France ; attraper un regard, un sourire… Enfin ils sont comme le chien fidèle qui regarde son maître prêt à tout faire pour lui procurer son attachement. Ces sentiments sont bien compréhensibles ; car ces hommes ont vécu une vie qui n’est pas humaine et le contraste est tellement grand… » (2 juin 1917, p. 213)

Maladies vénériennes (9 août 1917, p. 227) ;

Femmes fantasmées : « […] presque toutes nos tranchées portent le nom des actrices les plus populaires en Angleterre. J’ai visité aujourd’hui Piggy-Gaby-Gladdys-Doris-Dorothy-Doris […] Les dug-outs sont remplis de photos, de ces fameuses artistes, dans leurs poses les plus populaires ; ce sont des reines muettes qui se font faire la cour par les centaines d’hommes qui se succèdent sans interruption jour et nuit… » (21 septembre 1917, p.240)

Début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ; de nombreuses pertes mais le 22e bataillon ne prend pas part à l’attaque; Tremblay visite un hôpital : « Plusieurs officiers [blessés] me souhaitent la chance qu’ils ont eue « un beau blighty » [équivalent de la fine blessure, suffisante pour être évacué, mais à la gravité modérée] » (6 novembre 1917, p. 247)

Tir « ami » de l’artillerie (p. 265)

Angoisse perceptible lorsque se déclenche l’offensive allemande : « l’avance allemande est phénoménal » (23 mars) ; « leur offensive a été formidable, elle a pratiquement annihilé la 5e Armée anglaise. La situation est grave ; nous nous attendons de partir d’un moment à l’autre pour le théâtre où se joue probablement la partie décisive » (25 mars 1918)

Propagande : prises de vues scénographiées pour les actualités cinématographiques (2 juin 1918, p. 278).

Frédéric Rousseau, octobre 2008.

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Collomp, Marie-Auguste (1871-1956)

1. Le témoin.

Instituteur de la classe 1891, Marie-Auguste Collomp est rappelé dans le cadre de la réserve de l’armée territoriale à l’âge de 43 ans en août 1914. D’abord mobilisé à  Aix en Provence au dépôt du 145e régiment d’infanterie territorial où il passe la fin de l’année 1914, successivement affecté à Grans puis à Pélissanne (Provence), il part retrouver son régiment en Argonne entre avril et septembre 1915, puis en Champagne, de septembre à novembre de la même année.

Marié, père de deux enfants lorsque la guerre éclate, Marie Auguste Collomp enseigne depuis plusieurs années dans le village de Montagnac dans les Alpes de Hautes-Provence, faisant office, comme c’était souvent le cas pour l’instituteur, de secrétaire de mairie. Marqué par sa formation d’enseignant, il cultive dans ses lettres comme au front, le goût de la curiosité, de la description des hommes et des lieux qu’il rencontre, celui aussi de mener convenablement avec le grade de caporal, son escouade de « pépères » dans toutes les tâches qu’elle ne manque pas d’effectuer au front ou dans son arrière immédiat.

2. Le témoignage.

Le témoignage de guerre de Marie-Auguste Collomp a été publié dans les cahiers de Haute-Provence, n° 3 à Forcalquier en 2004 sous le titre : Un instituteur provençal dans la Grande Guerre : Marie-Auguste Collomp. Lettres à Léontine, 1914-1915. On peut d’emblée souligner le sérieux avec laquelle a été menée la publication du témoignage, multiforme, de ce territorial provençal dont l’écriture n’était pas vouée, à l’origine, à trouver un large public au-delà du cercle familial. Seules les 180 lettres auraient pu être publiées, mais le choix a été fait d’y joindre notamment quelques photographies issues du même fonds (portraits, quelques clichés du front et des instituteurs au dépôt, cartes postales) et son carnet tenu de mai 1915 à avril 1916 (p. 232 – 244). Ce dernier, placé en fin de volume, mais souvent judicieusement cité à la suite des lettres correspondant à la même date, donne aux lecteurs une juste idée de ce que l’on appelle le phénomène d’autocensure, la volonté délibéré du combattant de minimiser dans le courrier du jour, le danger des situations réellement vécues.

3. Analyse.

L’ensemble des éléments du témoignage de Marie-Auguste Collomp couvre la fin de l’année 1914 et l’année 1915 et permettent de suivre l’alternance des affectations, des périodes d’attente et de travaux, puis de fortes activités de combat : dépôt, départ, intégration, premières lignes, grand repos, préparatif de l’offensive de Champagne (septembre 1915). Autant les lettres sont empreintes d’une volonté de raconter, autant les pages de son carnet dévoilent un témoignage asséché et très « factuel » des événements, essentiellement militaires. Les deux se complètent heureusement.

Le premier intérêt de ce témoignage vient du fait qu’il émane d’un instituteur, habitué aux travaux d’écriture, et qui aime à « tourner » ses lettres, ce qui rend leur lecture très agréable, et très instructive.

Le deuxième intérêt vient de la chronologie : les premiers lettres sont expédiées du dépôt d’Aix et nous renseignent sur cette vie d’avant le front, parmi ses territoriaux provençaux qui se connaissent bien et voient encore la guerre de loin, même si elle occupe une grande partie de leurs conversations. Un second lot de lettres correspond à celles adressées à sa femme depuis l’Argonne, entre avril et août 1915. Il ne cache pas les épisodes guerriers, l’ennui, la vie de terrassier, et tente en parallèle et dans la mesure du possible, de donner des détails sur sa situation, ses sentiments, son entourage. Mais l’autocensure est lisible sans chaque lettre  d’autant que les pages de son carnet personnel mis en parallèle, révèlent les non-dits : la pluie, le froid, les alertes, les bombardements qui tuent régulièrement, les blessés en continu. Ce n’est d’ailleurs que dans des lettres écrites plus tard, au repos, qu’il dévoile à son épouse les dangers qu’il a pu traverser.

Tout au longde sa correspondance, Marie Collomp ne manque pas de donner des nouvelles des Montagnacais, et des hommes des villages d’alentours, à la manière de ce que l’on peut lire dans les cahiers du caporal audois Louis Barthas et de ses Peyriacois. La solidarité entre ses hommes issus du même terroir se lie à travers le partage des colis, les commissions que les uns et les autres font pour le groupe lorsqu’ils partent en permission, les lettres renvoyées à l’un d’entre eux lorsqu’il a été évacué (p. 161). Cette « petite patrie » des connaissances, outre qu’elle construit l’identité du combattant et réconforte son moral alors qu’il se trouve loin de ses bases, permet également de fonder un lien solide avec les siens restés au « pays », par le biais de connaissances communes, et ainsi sans doute se rapprocher malgré l’éloignement qui sépare (« je ne sais pas trop quoi te dire. Cependant je vais causer un moment avec toi », p. 163).

Curieux de tout et de tous ceux qu’il rencontre, des paysages dans lequel il évolue, M. A. Collomp en profite pour glisser quelques analyses personnelles. Evoquant les fermes de la Marne : « Tandis que chez nous on souhaite la fin de la guerre, ici on veut la victoire à tout prix » (p. 175). Car la fin de la guerre est rapidement attendue, mais toutes les anticipations s’avèrent illusoires, malgré la ferme croyance (plus liée à de l’auto persuasion qu’à un esprit critique émoussé) en quelques rumeurs anciennes ou nouvelles qui disent l’effondrement de l’Allemagne ou la valeur de l’armée française et de sa prochaine victoire.

Enfin, plusieurs éléments dans son témoignage intéresse l’historien soucieux en particulier  d’écrire l’histoire de la Grande Guerre à partir des comportements et des pratiques  sociales: cette insistance à vouloir comprendre pourquoi les territoriaux restent mobilisés dans des régiments d’active après plusieurs mois et la volonté d’écrire aux autorités, civils et militaires comme aux associations de métiers (les instituteurs) (p. 177), de mener une campagne collective qui, juste et appuyée sur le droit, partirait de l’arrière (p. 201) ; ce moral qui flanche à l’arrivée de l’hiver 1915-1916 alors que le sens de la guerre échappe de plus en plus aux hommes confrontés aux corvées et autres revues, et à la mort des camarades (celle en particulier du premier cercle) ; ce glissement enfin, d’une guerre d’abord perçue comme extra – ordinaire, qui devient par la force des choses, une école de débrouille et de routine où les tâches se succèdent, évitant finalement l’ennui total qui résumera les journées de mobilisation de Marie-Auguste à Troyes, loin du front, à partir de novembre 1915.

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André, François dit Victor (1890-1917)

1. Le témoin

François Victor André (1890-1917) est originaire de La Roquette sur Var, commune rurale de l’arrière-pays niçois (426 habitants en 1906), où il est agriculteur et travaille parfois dans des usines proches. Appartenant à la clase 1910, il effectue son service militaire entre 1911 et 1913 au 111e RI de Toulon (libéré le 7 novembre 1913). Son retour à la vie civile est de courte durée, puisqu’il est mobilisé dès août 1914 dans la même unité, qui fait partie du XVe corps un peu plus tard diffamé pour sa mauvaise tenue au feu. Il participe à quelques combats en Meurthe-et-Moselle (Moncourt, Bourdonnay, Dieuze) puis est très rapidement fait prisonnier, en octobre 1914. Jusqu’au 25 août 1915, il est interné à Grafenwohr, en Bavière (à 70 kms au N.-E. de Nüremberg), puis à Pucheim, camp proche de Munich. A l’automne 1915, il est détaché dans une ferme de la région à Weissenfeld. Sa santé se fragilise petit à petit et il meurt en captivité (« abcès et méningite cérébro-spinale »), le 22 mai 1917.

2. Le témoignage

La correspondance échangée entre le témoin et sa famille a été recueillie par Paul Raybaut, ethnologue à l’université de Nice. L’édition du corpus est très complète, avec des notes et annexes précises (extraits du journal de marche du 111e RI, informations sur la famille, tableau récapitulatif des envois demandés par Victor, plan du camp de Puchheim, nombreuses photographies et fac-similés de documents).

Référence complète : Paul RAYBAUD (éd.), “Les raisins sont bien beaux”. Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1916, préface de Robert Mandrou, Paris, Fayard, 1977, 235 pages.

3. Analyse

– L’exil d’un homme attaché à sa terre, à la terre :

L’expérience de guerre de Victor est essentiellement celle de la captivité en Allemagne. A ce titre, ses lettres sont emplies de la souffrance liée à l’éloignement des siens, ainsi que des plaintes contre l’environnement dans lequel il est contraint de vivre. Il endure ainsi un climat rude (p. 47, 94) et des privations de nourriture. L’alimentation est, pour cet homme d’un terroir, davantage encore qu’un pesant souci quotidien : un symbole de son exil (« Epuis envoyé moi souvent des colis de pain avec quelques figues », demande-t-il ainsi le 28 février 1915). Le travail des champs lui manque également, aussi se réjouit-il lorsqu’il est affecté dans une ferme où il retrouve des occupations familières ainsi que certaines formes de civilités : « Je vous parlerai un peu de ma situation travaillant à la campagne je suis toujours dans la même maison on fait du bois on coupe du foin on soigne le bétail comme patrons c’est des gens très gentil je n’aurais pût tomber mieux que la tout en travaillant on un peu tranquil » (10 juin 1916). Nulle trace ici, par suite, de velléités tenaces de retourner au combat. Si Victor se morfond en captivité, il ne songe pas à échanger son sort contre celui du combattant. Ce qui transparaît constamment, c’est en fait la mélancolie de ne pas être chez lui : « enfin espérons que cela finira un jour cette année ou l’année prochaine que le bon Dieu mettras fin un jour à cette néfaste guerre qui fait trembler le ciel et la terre et qu’on pourras se réunir et se revoir car croyez mes chers que je languis beaucoup, je ne suis pas toujours content de penser qu’il y a bientôt 2 ans que je suis exilé de la maison sans savoir quand j’y rentrerais ou si j’aurais le bonheur d’y rentrer encore, enfin ayons bon espoir toujours. Mes chers parents tous les mois je vieillis d’un an ici, je ne vous en dis pas davantage » (10 juin 1916).

– Le malheur d’une guerre qui s’éternise :

On ne trouve que peu de traces d’un investissement patriotique dans l’événement de la part d’André François, tout comme de sa famille. La seule mention explicite par le témoin fait significativement référence au moment du départ, le 9 août 1914 : « d’un seul coup nous furent tous debout chaqu’un brouqua son sac et son fusil et nous dans un quart d’heures tous rassemblés dans la rue le cœur content d’aller défendre notre pays la France » (écrit postérieurement, en janvier 1915). Une seule autre lettre du recueil fait référence au devoir patriotique : il s’agit de celle envoyée par l’adjudant français prisonnier pour annoncer le décès à la famille…. L’ensemble des lettres échangées regorgent par contre d’appréciations hostiles au conflit en cours. L’oncle Auguste, négociant à Nice, tente ainsi de rasséréner son neveu par des mots sans emphase : « allons Victor bon courage et espérons que tôt ou tard cette maudite guerre aura une fin » (17 octobre 1915). On ne trouve pas de références à la victoire à tout prix, au sentiment national qui serait un impératif auquel il faudrait savoir se sacrifier ni, d’ailleurs, d’antigermanisme. Pour l’oncle Auguste, le travail de Victor à la ferme est une excellente chose, d’autant que son ardeur à la tâche ne peut manquer de lui valoir un bon traitement de la part des paysans bavarois qu’il doit aider : « j’espère que comme tu est un enfant brave et qui ne refuse en rien le travail le patrons de la ferme auront quelques égards pour toi » (4 août 1916). Bien sûr, la mauvaise qualité de la nourriture et les conditions de vie au camp font l’objet de plaintes, mais sans que cela soit rattaché à une quelconque nature mauvaise de l’ennemi.

En définitive, l’origine sociale du témoin, petit paysan catholique du sud de la France, écrivant dans une langue assez fruste, à la syntaxe imparfaite, est l’intérêt principal de ce corpus épistolaire. Il est en effet représentatif d’un très grand nombre de mobilisés de 1914-1918, les ruraux, proportionnellement très sous-représentés dans l’ensemble de l’écriture combattante. François André, avec son triste sort, rend de façon très juste cet amalgame de mélancolie, de résignation et de petits biais (famille, colis, espoirs…) pour surmonter le quotidien qui façonnent l’expérience de guerre des millions de mobilisés.

François Bouloc, sept. 2008

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Delmotte, Maurice (1873-1955)

1. Le témoin

Maurice Célestin Delmotte est né le 24 décembre 1873 à Paillencourt (département du Nord), village situé au nord de Cambrai. Il est le quatrième enfant et le premier garçon d’une famille qui va compter un autre garçon et deux autres filles. Milieu de cultivateurs aisés, très catholiques. Il fait ses études au lycée Notre-Dame de Cambrai et obtient le baccalauréat. Mariage en octobre 1908. Ses trois enfants naissent en 1909, 1911 et 1912. Le dernier deviendra prêtre. Maurice Delmotte achète une brasserie et il ajoute son exploitation à celle de la ferme familiale. En 1914, la famille Delmotte est installée à Fontaine-au-Pire près de Beauvois-en-Cambrésis.

2. Le témoignage

Comme Albert Denisse (voir ce nom), Maurice Delmotte est resté en août 1914 pour protéger ses biens, et il a envoyé sa femme et ses enfants à Boulogne. Son journal représente donc la conversation presque quotidienne avec son épouse : « Heureuse es-tu [de ne pas être restée] », écrit-il, ou encore « Chère Guite ». Toute la première partie de ce journal est perdue. La deuxième partie, qui va du 6 septembre 1916 au 29 septembre 1918, a été rédigée sur un ancien livre de comptes de la brasserie. Le document a été trouvé dans les décombres de la maison Delmotte par un officier néo-zélandais, Lindsay Inglis (1894-1966), en octobre 1918, lors de l’avance des Alliés, le village ayant été évacué par ses habitants. Ce journal se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande dans les Lindsay Inglis Papers, avec une traduction en anglais par le découvreur lui-même, et des lettres de l’officier à sa fiancée pendant la guerre. Il a été retrouvé par Nathalie Philippe à l’occasion d’une recherche pour l’exposition « All Quiet on the Western Front ? » en 1998. L’enquête en France a fait apparaître un deuxième journal de Maurice Delmotte, écrit après la guerre pour compenser la perte du premier. Il est plus court, moins détaillé, mais donne quelques informations sur la période 1914-1916. Intitulé « Ecoute, Andrée », il est destiné à sa fille, comme le premier journal était destiné à sa femme.

Dans son livre Vie quotidienne en France occupée : journaux de Maurice Delmotte 1914-1918, Paris, L’Harmattan, collection « Mémoires du XXe siècle », 2007, 287 p., illustrations, index, Nathalie Philippe donne le texte intégral des deux journaux ainsi que quelques documents complémentaires parmi lesquels le récit de la découverte du premier texte par Lindsay Inglis.

3. Analyse

Le contenu du journal de Maurice Delmotte est proche de celui d’Albert Denisse, mais moins nourri. Un des problèmes, exposé fréquemment, est celui de la séparation et du manque de nouvelles. Celles de la famille arrivent difficilement et avec un délai considérable : « Ce matin 9 juillet [1917], nous avons eu une heureuse surprise : un mot de toi par la Croix Rouge, qui dit qu’on pense à nous là-bas ! Que les petits grandissent. » Même difficulté pour avoir des nouvelles exactes du déroulement de la guerre. Maurice Delmotte connaît cependant les propositions de paix du Kaiser [16 décembre 1916] et il ne croit pas à leur sincérité : « c’est une façon à Guillaume de faire voir à son peuple qu’il fait la guerre malgré lui ! » Il note aussi les deux révolutions russes, le 19 mars et le 14 novembre 1917. L’afflux de troupes allemandes en mars 1918 annonce une grande offensive, et l’afflux des blessés est le signe visible qu’il y a eu « un carnage épouvantable ».

La vie matérielle devient de plus en plus difficile. Les réquisitions allemandes concernent tous les produits, jusqu’à l’absurde : « livrer des noix alors qu’ils ont abattu les noyers ; coucher douillettement les officiers alors qu’ils ont pris les matelas ». On maigrit (p. 126). On cache ce que l’on peut. On bénéficie de l’alimentation envoyée par l’Amérique. Certains spéculent. « Joseph nous cite des cas où la guerre fait des fortunes », écrit Maurice Delmotte le 1er août 1918. Lui-même estime que la guerre l’aura ruiné (2 juin 1917). La perspective de la misère revient à plusieurs reprises, ce qui affaiblit le moral : à la fin de la guerre il aura aussi perdu sa jeunesse (7 août 1917).

En pays envahi, non loin du front, on doit vivre avec les troupes allemandes. La cour de la brasserie est « pleine de torses nus dont les propriétaires s’occupent activement à rechercher les bestioles qui voyagent dessus » (19 mai 1918). Les Allemands réquisitionnent et ils volent ; l’autorité impose des amendes et prend des otages… Sous le titre « Bizarrerie des mœurs », Maurice Delmotte écrit (7 mai 1918) : « Chacun, en bon patriote, daube sur le dos des Prussiens qui nous tuent nos familles, qui nous ruinent, qui s’installent chez nous, et saccagent tout. Mais individuellement, on n’en veut à aucun. » Et auparavant (26 septembre 1917) : « En ces temps de guerre, toutes les notions du bien et du mal se modifient. Tuer un homme en temps de paix, c’est abominable même si on est suffisamment provoqué. En temps de guerre, on s’embusque et on tue l’ennemi qui ne vous dit rien. Si cet ennemi est de passage dans votre pays et que vous ne l’avez pas tué, il loge chez vous, vous offre des cigares, a des égards pour votre femme, cajole vos enfants. Vous lui offrez du café, et ce qu’il désire, vous lui vendez ou donnez ce qu’il a besoin, à charge de revanche ; il vous fait des commissions ; on apprend la langue avec lui ; les filles lui tiennent compagnie dans la rue ; elles sont désœuvrées, et toutes aiment à recevoir des compliments ou des nouvelles, à se faire admirer. On les critique mais avec une différence de plus ou moins, chacun fait de même. »

En vivant au contact des Allemands, on constate qu’ils sont mal nourris, et on apprend qu’il en est ainsi dans toute l’Allemagne et l’Autriche. Un médecin qui loge chez Delmotte décrit les horreurs des blessures reçues aux tranchées et conclut que « cela n’encourage pas à aller au feu pour le bon plaisir des dirigeants qui n’ont qu’à aller se battre entre eux dans le Sahara » (5 avril 1917). Maurice Delmotte exprime à titre personnel des pensées identiques (1er mai 1917) : « Y a-t-il vraiment des cas de guerre qui puissent légitimer de pareils carnages et n’aurait-on pas raison de refuser tout le monde de marcher ? » Et « l’autorité allemande » n’est pas seule responsable, il faut critiquer aussi les « fanfarons français » qui désirent la guerre « et sont parfois les derniers quand il s’agit d’y faire un sacrifice sans compensation ». A partir d’août 1918, il semble que les Allemands reculent. Les choses se précisent en septembre et il faut envisager l’évacuation, dans le désarroi, en abandonnant ses biens, en emportant un minimum sur une poussette. La remarque générale de M. Delmotte est alors la même que celle d’Albert Denisse : « L’heure est pleine d’émotions : je suis content car c’est peut-être terrible, mais c’est la fin sans doute ! »

Rémy Cazals, septembre 2008

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Berthelé, Raoul (1886-1918)

1. Le témoin

D’une famille ayant des racines dans l’Aisne, Raoul Berthelé est né à Niort, le 6 juin 1886, où son père occupait le poste d’archiviste départemental des Deux-Sèvres. L’archiviste Joseph Berthelé fut nommé à Montpellier en 1891. C’est là que Raoul fit ses études, pour devenir ingénieur chimiste. Au service militaire, il suivit la formation des élèves officiers d’administration, et obtint sa promotion en avril 1910. Mobilisé à Lunel le 2 août 1914, il partit en qualité d’officier d’approvisionnement de l’ambulance 15 du 16e Corps d’armée (la 15/16) où il resta jusqu’au 30 septembre 1916. Le JMO de cette ambulance n’a pas été conservé aux archives du Val de Grâce. Elle se trouvait dans la région d’Amiens d’avril à août 1915, puis à Cuperly (Marne, près de Suippes) d’octobre 1915 à mai 1916, et à Fleury-sur-Aire, au nord de Bar-le-Duc jusqu’au départ de Berthelé. Celui-ci fut alors nommé à l’ambulance 3/15 en octobre 1916, secteur de Dieue-sur-Meuse. Le JMO de cette ambulance existe mais il est fort laconique. Il signale cependant l’arrivée et le départ de l’officier gestionnaire Berthelé. Affecté au service météo en mars 1917, il fit un stage à Dugny, région parisienne, à partir d’avril 1917, avec un séjour à l’hôpital du Val de Grâce dans la deuxième quinzaine d’avril. A partir du 12 juin 1917, il dirige la station météo de la 6e Armée à Berzy (Aisne), se replie lors de l’avance allemande, puis suit les armées alliées dans l’offensive finale, jusqu’en Belgique. Le JMO de l’ambulance 1/64 signale que cette unité médicale s’est fixée à Roulers en Belgique le 28 octobre, dans les bâtiments du Petit Séminaire, et qu’elle s’est spécialisée dans les soins aux grippés. Atteint de la maladie, Raoul Berthelé y a été admis. Il y est mort de la grippe espagnole, le 22 décembre 1918.

2. Le témoignage

Il ne s’agit pas ici d’un témoignage écrit, mais photographique. Il existait un lien entre chimie et photo. Raoul Berthelé a fait de la photo avant la guerre (sujets familiaux, Montpellier, Palavas…). Ses premiers clichés du temps de guerre datent d’avril 1915 ; sans doute était-il parti sans son matériel. Le fonds Berthelé contient 1 500 plaques de verre négatives ou positives dans leurs boîtes, et les tirages contacts correspondants collés sur des albums, plus 500 autres tirages sur papier à chlorure d’argent. Les formats variés laissent entendre que Raoul Berthelé a utilisé au moins deux appareils dont un de type jumelle permettant de tirer des vues stéréo ou des panoramiques. Le fonds a été déposé aux Archives Municipales de Toulouse par la sœur de Raoul qui a vécu dans cette ville. Il a été inventorié récemment dans le cadre des travaux sur 1914-1918 des étudiants en histoire de l’université de Toulouse Le Mirail (master de Julie Maisonhaute). Une exposition a lieu aux Archives municipales de Toulouse du 8 novembre 2008 au 31 janvier 2009, accompagnée de la publication d’un livre aux éditions Privat :

1914-1918 Images de l’arrière-front. Raoul Berthelé, lieutenant et photographe, ouvrage préparé par Rémy Cazals, préface de Geneviève Dreyfus-Armand, Toulouse, Privat, 2008, 128 p., 140 illustrations, index des noms de lieux.

3. Analyse

Tous les mobilisés de 14-18 ne se sont pas trouvés dans la zone des Armées. Certains n’ont jamais quitté les dépôts de l’arrière. Parmi ceux de l’avant, certains ne stationnaient pas sur le front proprement dit (lignes de tranchées, artillerie de campagne), mais à quelques kilomètres des premières lignes. On peut appeler cette zone l’arrière-front. Elle fait cependant partie de la zone des Armées. A l’arrière-front, se trouvent les ambulances. Le personnel d’une ambulance comprend les médecins, les infirmiers et les officiers d’administration (fonction de Berthelé qui a pris de nombreux clichés de la vie à l’ambulance). Les ambulances doivent suivre les troupes dans leurs mouvements, mais au cours de la guerre des tranchées elles fonctionnent dans les mêmes bâtiments pendant plusieurs mois. L’unité change de secteur en même temps que le Corps d’Armée auquel elle appartient. L’officier gestionnaire s’occupe des approvisionnements de l’ambulance. Il a aussi pour tâche de faire creuser les tombes pour enterrer les blessés décédés à l’ambulance, en arrivant du champ de bataille, ou des suites des opérations (pratiquées quelquefois dans l’urgence, et qui étaient souvent sans espoir ; nombreuses photos de tombes, d’enterrements). L’arrière-front est une zone de passage. Les fantassins la traversent, montant au front ou en descendant. Passent aussi des convois de prisonniers allemands. Berthelé les a photographiés assez souvent. Il a été sensible à l’exotisme et a photographié goumiers, tirailleurs sénégalais, Indochinois… Il a photographié aussi les pièces d’artillerie de tous calibres. L’arrière-front subit des bombardements qui détruisent des bâtiments (le fonds contient de nombreuses photos de ruines). Mais le risque n’est pas permanent. La vie civile se poursuit. Civils et militaires vivent côte à côte. Certains militaires sont parfois logés chez des civils. Raoul Berthelé est jeune, célibataire, officier. Il bénéficie du prestige de l’uniforme, et celui-ci n’est pas couvert de la boue des tranchées. Ses « conquêtes féminines », photographiées, sont nombreuses. Les officiers d’administration, toujours propres, vivant loin des lignes et près des femmes, étaient détestés des hommes des tranchées.

Un officier gestionnaire d’ambulance dispose de temps libre. Les terrains d’aviation sont évidemment situés dans l’arrière-front. Photographe et passionné d’aviation, Raoul Berthelé a fréquenté les pilotes et pris de nombreux clichés des machines volantes, la plupart du temps au sol. Il s’est photographié debout devant le train d’atterrissage, ou dans le poste de pilotage. Il a effectué des « promenades en aéroplane » au cours desquelles il a pris des clichés. A Berzy-le-Sec, ses fonctions l’ont conduit à quelques « acrobaties aériennes », suspendu à un ballon captif, peut-être pour prendre les clichés de divers types de nuages qui se trouvent dans le fonds photographique qu’il a constitué. En octobre 1917, l’attaque française sur le secteur de la Malmaison, partie occidentale du Chemin des Dames, a permis d’avancer les premières lignes françaises. Les anciennes premières lignes deviennent ainsi partie de l’arrière-front. Les officiers de l’arrière-front viennent, comme en touristes, photographier le paysage ravagé et les anciennes lignes allemandes (en particulier du côté du moulin de Laffaux). La série se termine par les photos prises en suivant l’offensive finale des Alliés : ruines ; cadavres ; tanks détruits et deux photos assez rares représentant un tank allemand capturé par les Australiens, par la suite envoyé en Australie comme trophée de guerre.

4. Autres informations

– Etat des services de Raoul Berthelé, au SHD à Vincennes.

– JMO des ambulances 3/15 (boîte 889) et 1/64 (boîte 906), Archives du Val de Grâce, Paris.

– Voir dans ce dictionnaire les notices BLAYAC, MARTIN, VIGUIER.

Rémy Cazals, septembre 2008

Une photo prise par Berthelé dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 68.

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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Bec, Jean (1881-1964)

1. Le témoin

Jean Bec, petit vigneron à Montagnac (Hérault), est né le 11 octobre 1881 (classe 1901). On sait de lui qu’il était catholique et patriote. Il est décédé le 10 novembre 1964 (on peut noter pour l’anecdote que ses funérailles ont eu lieu le lendemain, le 11 novembre).

Affecté comme brancardier au 96e RI, il part à la guerre en janvier 1915. Evacué le 3 février 1915 pour problèmes intestinaux, puis en permission, il revient au front le 22 juillet 1915, dans une unité combattante du 96e RI, à Valmy. Légèrement blessé le 15 août 1915, il reste dans la région champenoise jusqu’au début 1916, date à laquelle il est déplacé dans le secteur du Chemin des Dames. Ensuite, il part dans le secteur de Verdun (juillet 1916-avril 1917).

19 septembre 1915 : remise de la croix de guerre à sa compagnie (10e) pour « sa belle tenue dans les tranchées ».

24 novembre 1915 : croix de guerre remise par le général de Cadoudal

« Seul gradé survivant de sa section, n’ayant que huit hommes valides, a conservé le 6 octobre 1915, sous un violent bombardement, toute la journée et une partie de nuit, le terrain conquis et l’a organisé défensivement ».

27 décembre 1915 : citation au corps d’armée

« Vieux sous-officier qui, une nouvelle fois, s’est distingué dans la contre-attaque du 8/12/15. A, bien que blessé à la main gauche, donné l’exemple du mépris le plus absolu du danger. A contribué à la reprise d’une bonne partie de nos tranchées envahies par l’ennemi ».

16-22 janvier 1916 : J. Bec devient sergent, chef de section à la 2e compagnie de mitrailleuses de brigade, suivi d’un stage de formation à Mareuil-le-Port.

31 janvier-11 février 1916 : permission, retour chez lui, puis retour à Braine, près de Soissons.

23 avril 1916 : « toute la compagnie passe armes et bagages au 122e RI », cantonnement à Pont-Arcy.

30 mai 1916 : en première ligne à Mont Sapin, au-dessus de la route de Soupir à Chavonnes.

8 juillet 1916 : départ pour la région de Verdun, en relève du 107e RI.

31 juillet 1916 : permission exceptionnelle suite au décès de son fils. Retour avec ses homes en forêt d’Argonne.

29 septembre-10 octobre 1916 : permission.

26 décembre : départ pour Vauquois.

19-29 janvier 1917 : permission.

Printemps 1917 : lassitude et fatigue, suite d’évacuations, permissions de convalescence, permissions agricoles que J. Bec parvient à faire perdurer jusqu’à la fin des hostilités.

2. Le témoignage

Notes journalières à partir de janvier 1915 jusqu’à septembre 1918.

Publié dans Bulletin des Amis de Montagnac (34), 50-51, octobre 2000 [notée : I] & février 2001 [notée : II], pp. 3-46 & pp. 11-47.

Noter que la deuxième partie est suivie de deux fac-similés : la couverture du carnet (carreaux 5×5, où le témoin a écrit « 1914 » en gros, puis ajouté en serrant jusqu’au bord « 15, 16, 17, 18 »), la retranscription par l’auteur d’une chanson de la section de mitrailleuses dont il a la charge, où les sous-officiers sont aimablement croqués sur l’air de « La Paimpolaise ».

Contact : andrenos@club-internet.fr (Association des Amis de Montagnac, 9 rue Savignac, 34530 MONTAGNAC).

3. Analyse

– Attachement à la vie civile :

La « petite patrie » :

Jean Bec est très attaché à son village de Montagnac. Le train qui l’emmène au front part de Montpellier et passe à côté de la localité, ce qui lui cause une grande émotion : « lorsque je suis en vue de Montagnac, ma pensée, mon esprit, mon cœur se transportent encore une fois auprès des miens. Je revois encore avec plaisir mais avec tristesse, tout le village, le clocher, l’église où j’ai été baptisé (…) ma vie de famille qui s’écoulait dans la plus grande joie (…) que je quitte pour combien ? … hélas !… Dieu seul le sait. Au souvenir de tous ces êtres si chers, je ne peux retenir mes larmes ». Il se raffermit toutefois peu après : « C’est pour la France !! Je fais mienne la devise du régiment “EN AVANT QUAND MEME” » (22 juillet 1915, I, p.6).

Les travaux agricoles :

Comme cela peut être remarqué chez de nombreux témoins d’origine rurale, Jean Bec est très sensible aux paysages et travaux agricoles des régions qu’il est amené à traverser. Il déplore ainsi qu’un exercice de tir se déroule dans un champ de blé, ce qui a pour effet d’endommager les cultures (26 janvier 1916, I, p. 35), et prend ailleurs le temps de noter les cépages de raisins cultivés : autant de résonances d’une vie civile à retrouver, assurément.

La famille :

La nostalgie de son terroir est aussi celle de ses proches. Plusieurs fois, Jean Bec pense à eux avant une attaque, dans un moment difficile ou d’abattement. Le plus significatif est cet événement tragique qu’est la mort de son fils Pierre, nourrisson de seize mois. Il obtient une permission exceptionnelle juste à temps pour vivre ses derniers instants : « Petit Pierre rend le dernier soupir, s’envole vers le Ciel. C’est un ange qui veillera sur son père (…) la mort de mon petit Pierre a sauvé sûrement la vie de son papa car celui qui m’a remplacé au commandement de la section a été tué », (5 & 12 août 1916, II, p. 15). Ce décès, et l’affliction qui l’accompagne, apparaît pour ce témoin être le moment le plus intense d’irruption de la mort dans un quotidien qui,au front, en est pourtant saturé. La distinction persistante entre deuil intime et mort de masse est ici clairement décelable : la seconde ne galvaude pas la première.

– Un catholique patriote. Croyance et pratique religieuses :

Jean Bec est très croyant, il fait souvent mention des offices organisés sur le front. La religion est aussi pour lui un recours dans les mauvais moments qui s’éternisent : « Il faut prendre tout cela en esprit de pénitence » (10 décembre 1914, I, p. 31). « Beaucoup de morts et de blessés mais pas de pertes à ma section. C’est aujourd’hui la fête de mon St Patron. Quelle fête ! Je l’invoque tout particulièrement et ai confiance en lui » (19 mars 1917, II, p. 33). Il est également très réceptif au discours clérical sur le sens de la guerre en cours : « que ce sang ne soit pas versé inutilement, qu’il régénère notre chère Patrie, qu’il lave toutes nos fautes et toutes celles de nos gouvernants ! Faites qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments et que désormais la France mérite pour toujours le titre de fille aînée de l’Eglise » (18 août 1914, I, p. 12). Il note néanmoins les fluctuations du nombre de participants aux offices, moindre dans les périodes de repos : « cette période d’un mois passée en dehors de tout danger a de nouveau amolli les âmes. Cependant l’assistance devrait être aujourd’hui bien plus nombreuse, car l’horizon est bien incertain » (22 septembre 1914, I, p. 16).

Antigermanisme :

La résolution de ce combattant s’accompagne, à l’égard des Allemands, d’une agressivité soutenue par les aspirations à venger les victimes françaises des « vilaines brutes de boches » (25 juillet 1915, I, p. 8). Suite à une attaque, une note quelque peu elliptique laisse à penser que des Allemands qui voulaient se rendre ont été tués : « Ah !… têtes de boche, c’est bien les premiers que je vois de si près “Kamarades, kamarades, pas capout !!”. ils veulent qu’on leur laisse la vie sauve cependant que les nôtres ne sont plus ou seront invalides pour le reste de leur vie » (26 septembre 1914, I, p. 17). Cependant, la proximité de fait induite par les conditions du combat l’amène à des réflexions plus pondérées, sur la qualité des tranchées et abris notamment : « on dirait plutôt un chalet de plaisance, qu’une habitation provisoire de guerre. Je reconnais par là combien les boches sont pratiques » (7 octobre 1914, I, p. 22)

– Vie quotidienne au front :

Camaraderie :

Le sergent Bec a retranscrit une chanson créée par ses camarades de la 4e section de la 2e compagnie de mitrailleuses du 96e RI, à fredonner sur l’air de la Paimpolaise, dont un couplet parle de lui :

« Voyez c’est la quatrième

Sous les ordres du sergent Bec

Qui n’en est pas à ses premières

Et qui pour nous est notre chef

Qui ne s’en fait pas, il est un peu là

Aussi la section entière

A beaucoup d’estime pour ce gradé

Que ce soit à l’arrière

Aussi bien que dans les tranchées » (II, p. 46)

Ce document est un exemple révélateur des liens profonds, et réciproques, qui peuvent unir les hommes et leurs officiers de terrain – respect réciproque beaucoup plus incertain pour ce qui concerne les gradés des lignes arrières.

– Attitude critique :

Ce témoignage présente une évolution remarquable de son auteur, patriote catholique, soldat décoré, qui laisse petit à petit transparaître un agacement certain, puis un ressentiment explicite envers la hiérarchie, la conduite de la guerre, l’inégale répartition des sacrifices au sein du pays.

Bourrage de crânes :

« Rien ou pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les journaux nous bourrent le crâne en nous disant que les boches manquent de vivres, je suis porté à croire que c’est plutôt nous », 3 décembre 1915, I, p. 29.

Exercices au cantonnement :

Ces activités routinières, harassantes physiquement et nerveusement pour les soldats, sont en général mal supportées. Jean Bec les légitime pourtant au départ, donnant certes l’impression de répercuter le discours hiérarchique (« c’est la vie de caserne qui reprend. On ne se dirait pas en guerre (d’ailleurs sans exercice la France serait perdue », 24 août 1915, I, p. 13). L’auteur est nettement moins bien disposé quelques mois plus tard (« Exercice comme en caserne. Ils ne peuvent s’empêcher de vous en faire faire lorsque vous avez passé deux jours de repos », 5 novembre 1915, I, p. 25), avant d’apparaître tout à fait dégoûté de ce type d’activités (« on dirait que les officiers sont payés pour vous enlever le peu de bonne volonté qui vous reste. Avec ce froid de loup, on nous amène de force à l’exercice », 5 février 1917, II, p. 27).

Rancœur contre les officiers, et les gouvernants :

Ici, la césure entre les combattants, ceux qui risquent leur vie sur le champ de batailles, et les officiers d’Etat-major est sans cesse réaffirmée. Déjà, durant son premier hiver de guerre, Bec se plaint des inégalités de confort entre les cagnas des soldats et celles des officiers (4 décembre 1915, I, p. 29). Les moments d’affrontement sont en général rendus sans emphase particulière, de façon concise et limitée à ce que le témoin a vu ou sait de source sûre, cantonnée en tout cas à son environnement proche. Les jugements portés sur le sens de tels engagements n’en prend que plus de relief : « un coup demain a lieu au 304. Pendant une bonne heure, les rafales de grenades font rage. Là encore, il y aura sûrement de nos camarades d’infortune qui auront payé de leur vie pour le plaisir de quelque légume installé à 20 ou 30 km à l’arrière à téléphoner. Il faut sans rimes ni raisons redresser 15 ou 20 m de tranchées. On fait ainsi zigouiller quelques-uns de plus de la classe ouvrière », nuit du 27 février 1917, II, p. 29-30). Cette assertion est d’autant plus frappante qu’elle doit être rapportée aux convictions politiques du témoin, sans liens aucun avec l’extrême-gauche du champ politique. On peut penser qu’ici, le harassement croissant de Bec l’aura amené à intégrer des éléments d’une phraséologie captée dans les conversations avec d’autres camarades, ou dans une feuille passée de main en main. La portée de sa colère déborde même le seul cadre de l’armée pour prendre une dimension sociale et politique abrupte : « gare après, lorsque la paix nous aura renvoyés, je ne réponds pas trop de ce qui pourra se passer », 26 février 1917, II, p. 29.

– Lassitude :

Les semaines qui suivent ces cris séditieux, comme on dit, se singularisent par une chute du moral et de l’implication du sergent Bec. La perte, par « bonne blessure » – deux doigts coupés – de son ami Pinchard de Montagnac est un premier signe de son désinvestissement, quelques mois auparavant (14 septembre 1916, II, p. 18). Deux semaines plus tard, il note « en réserve, je m’y trouve bien » (27 septembre 1916, II, p. 19). Pendant l’hiver 1917, une vaccination est le bon filon pour rester à l’infirmerie : « ayant tout fait pour me faire porter malade, je vais à la visite et titre 8 jours » (14 février 1916, II, p. 28). Le 21 avril, un pas définitif est franchi vers un éloignement sans retour du front : « je reviens de la visite et, avec l’aide de mon lieutenant qui est intime avec le major, me traitant pour une fatigue générale, m’envoie quelques jours à l’infirmerie divisionnaire. J’en suis fort heureux ? C’est un commencement de marche vers l’arrière. Je tâcherai de faire un deuxième bond et d’autres s’il le faut, pour aller le plus loin possible ». L’aspiration à partir loin du feu, des fatigues et des angoisses de la guerre surpasse tous les autres aspects de sa vie de combattant : « je quitte mes amis et camarades avec le ferme espoir de ne plus revenir et leur donne rendez-vous vers l’intérieur. J’estime avoir fait mon devoir quand il y en a tant et tant qui n’ont pas encore bougé de l’intérieur » (21 avril 1917, II, p. 38).

Jean Bec n’est alors plus mobilisé qu’en principe, celui qui était parti avec une ferme résolution patriotique a terminé sa guerre. Sa principale occupation, décrite de façon plus relâchée dans la suite de ses carnets, est dès lors de se maintenir à l’arrière, en usant de tous les recours que son âge et ses états de service lui permettent d’ailleurs de solliciter : hospitalisation, permissions de repos et pour travaux agricoles notamment. Il passe par chez lui, Lyon, ou encore Rodez, où il finit sergent fourrier, chargé de jeunes recrues en la compagnie desquelles il voit la guerre se terminer dans la banlieue parisienne. Il n’en part pour rentrer chez lui sue le 20 février 1919, où, dit-il « la démobilisation vient me rendre à ma femme, mes enfants, mon foyer » (sept. 1918, II, p. 44).

François Bouloc, septembre 2008

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Frot, Paul (1897-1964 ?)

1.   Le témoin

Paul Frot est étudiant préparant HEC et a 19 ans lorsqu’il est appelé avec la classe 17. Il effectue six mois de préparation à l’école d’officiers de Saint-Maixent ; maîtrise la langue allemande, ce qui lui permet d’interroger des prisonniers à plusieurs reprises.

Baptême du feu le 15 juin 1917 en Flandres au 165e R.I. ; 9 mois de tranchées de Coxyde à Nieuport.

29 mars 1918 : transféré dans le secteur de la Somme (Boves) ; il fait partie des troupes envoyées stopper l’offensive allemande qui paraît alors irrésistible ; brûlé à l’ypérite, il rejoint Verdun après sa convalescence.

En août, son régiment est sous le commandement du général Mangin chargé de la délivrance des territoires envahis ; combats dans l’Aisne.

2. Le témoignage

Ce témoignage est un journal retrouvé par les filles de l’auteur en 2004 et publié sous le titre : Paul Frot, Mon journal de guerre 1914/1918, du 15 juin 1917 au 11 novembre 1918, Paris, Connaissances & Savoirs, 2005. Cet ouvrage est précédé d’une « adresse » en guise de dernière lettre des trois filles à leur père. Ce journal est un récit composé par Paul Frot à partir des notes consignées dans son carnet de campagne ; on y trouve certains récits construits à partir des dires d’anciens (voir notamment sur l’affaire du 22 avril 1915 et la première attaque aux gaz sur le front occidental, p. 70) ; d’après « l’adresse » écrite par ses filles, cette copie aurait été réalisée sur une machine de l’armée (p. 9) « avec son ruban bleu » ; on notera qu’au moment de cette recopie, mise au propre et mise en récit, l’auteur a effectué quelques rajouts « extraits de mon carnet de campagne » qu’il signale, comme à la page 39. À partir du 9 octobre (p. 84), les dates deviennent plus fréquentes ; on peut supposer qu’à partir de cette date, le journal « colle » de plus en plus au carnet d’origine, mais de nombreux indices signalent la recomposition du récit jusqu’à la fin. Des notices historiques ponctuent le journal ; référence est faite d’un livre publié au lendemain de la guerre (p. 89)…

Ce journal a été ensuite transmis de génération en génération par la main d’hommes de la famille ayant également connu la guerre.

3.   L’analyse

Les Flandres belges : longue description du front dans le secteur de Nieuport-Bains. Une particularité, pas de boue ; de l’eau et du sable. Ce qui nécessite d’étayer en permanence les tranchées ; le vent est ici un problème majeur, qui pénètre partout et enraye notamment les armes.

Malgré les bombardements, présence de civils : « quelques belges encore tolérés par l’armée anglaise, séjournent dans le village dans l’espoir de sauvegarder leurs biens. Ils passent la plus grande partie de leur vie dans les caves » (p. 55)

Cadavres : L’émotion causée par les premiers (p. 53) ; Travaux d’approfondissement des tranchées dans un charnier (p. 72) ; les marais de Martjevaert (p. 89-90), espaces pestilentiels. « […] le corps d’un soldat du 321e Fusilier Mitrailleur, noyé dans la boue et dont le casque et l’extrémité du canon du fusil émergeaient » ; « J’ai appris que nos camarades en première ligne, aux petits postes les plus avancés, avaient sans cesse de l’eau jusqu’au ventre…

Un chef : Souci du confort de ses hommes (p. 59) ; « j’ai presque honte d’avoir la satisfaction de manger, malgré ma présence en secteur, une cuisine spécialement préparée à l’intention des sous-officiers par leur cuistot attitré établi avec la roulante de la compagnie au bord de l’Yser » (p. 59) ; montrer l’exemple : « J’ai gardé tout mon calme. J’ai conscience sans vanité que mon attitude a plu aux hommes et que, pour un véritable baptême du feu, je n’ai pas trop fait mauvaise figure. Je me persuade que c’est grâce à cette attitude que j’acquerrai à leurs yeux une autorité suffisante à l’avenir pour me faire respecter malgré mon jeune âge… » (p. 77) ; d’autres réflexions sur ce thème tout au long de l’ouvrage.

Regard critique envers son supérieur direct. 2 avril 1918, lors de la remontée en ligne (secteur d’Hailles) : « un peu d’énervement chez tout le monde, beaucoup chez notre commandant de compagnie qui se confond en gémissements et en lamentations avant d’étourdir ses subalternes par des ordres et des contre-ordres qu’accompagnent des termes vexants inutiles » (p. 148) ; « Notre lieutenant, commandant de compagnie, qui n’ose pas sortir le nez de son trou et qui n’a pas manqué d’exiger un compte-rendu écrit de notre installation pour s’éviter un dérangement, a rassemblé sa liaison pour lui aménager un abri » (p. 149)

Alliés: Voisinage britannique au camp de Woesten ; les Ecossais et leur flegme étonnant sous le bombardement ; fraternisation entre alliés avec force boisson… (p. 64-65)

Assauts : Le rôle du sergent serre-file au moment de l’assaut: « Le sergent Lagache, d’un calme et d’un sang-froid imperturbables, longe la tranchée sous les obus, observant si tout le monde est à  son poste et pour faire sortir si nécessaire les froussards de leurs trous ; précaution au fond inutile, car chacun fait preuve dans ces circonstances émouvantes d’une attitude parfaite » (p. 76)

Offensive allemande :

A partir du 29 mars 1918, en renfort des troupes britanniques refoulés violemment par l’offensive allemande (secteur de Bertheaucourt-les-Thennes). Attaques de la cavalerie canadienne (p. 143) ; grande tuerie de cavaliers » (p. 143-144) ; pillage consciencieux des caves mais « […] les hommes respectent les intérieurs des maisons. Nombreux sont, en effet, au Régiment ceux qui ont souffert de l’invasion et de l’occupation allemande. Ils savent bien tordre le cou d’une poulette ou écorcher un lapin, mais une sorte de respect les pousse à ne trop rien déranger du mobilier abandonné des maisons où le hasard des cantonnements les a placés » (p. 146)

Alcool : soutien du moral. 3 avril : « Le petit jour paraît. Avec lui, la gnole rempli les quarts, une gnole détestable mais réconfortante après une nuit terrible, glaciale, sous la pluie qui nous a traversés jusqu’aux os » (p 150)

13-14 septembre : la nuit précédant l’assaut sur Laffaux (Aisne) : « Impossible de chercher à trouver le sommeil. Je regarde mes hommes. Aucun ne dort. L’heure est trop grave. Les uns boivent du café corsé de gnole comme le feraient des chasseurs au marais. Les rations de gnole ont été fortes, c’est l’usage à la veille des attaques. Nous laissons aux Boches le procédé du dopage à l’éther. Jamais fantassin de France n’en a usé. D’autres rêvent éveillés, écrivent ou parlent à voix basse… » (p. 266) Ces mentions tardives des distributions de gnole au sein des troupes combattantes sont confirmées par de nombreux autres témoins. Ainsi, en dépit des inconvénients évidents de cette alcoolisation, l’armée n’a pas trouvé meilleur moyen pour consolider le moral des troupes d’assaut.

Tirs amis : Des batteries françaises et anglaises tirent sur les lignes françaises : « Malgré toutes les fusées lancées pour demander l’allongement du tir, celui-ci se poursuit… toujours trop court ! Les hommes quittent leurs emplacements pour chercher un coin plus sûr, à l’exemple du commandant de compagnie lui-même » (p. 153) ; à d’autres moments encore, les fantassins menacent de quitter les lignes…

12 avril 1918 : défense acharnée du château de Hangard (p. 162-182) ; encore des tirs « amis » (p. 169) ; l’auteur et ses hommes sont prisonniers des Allemands pendant quelques minutes avant d’être délivrés par une vive contre-attaque franco-canadienne ; 13 avril, gazé à l’hypérite pendant son repos à Domart et atteint par la grippe espagnole. Evacuation par train sanitaire sur l’hôpital n°16 de Poitiers. Le 30 mai, rejoint son corps devant Verdun.

Fin août 1918, son régiment est mis à la disposition du général Mangin pour la poursuite victorieuse.

Une réflexion sur le comportement des soldats : « 28 août [1918]. Cette terrible guerre est un grand exemple de la toute puissance de l’habitude. Le Français d’aujourd’hui combat avec une passivité qui, à la réflexion, s’avère stupéfiante pour quiconque a vécu depuis longtemps les souffrances du soldat. Au moment où les périls s’aggravent, où les embûches, se dressant partout à la fois, devraient secouer les âmes d’anxiété, les hommes, dont les maîtres attendent encore un effort gigantesque, se conduisent comme les rouages fidèles d’une force que l’on croirait mécanique. Ils se meuvent avec une précision et une si grande docilité que l’on se demanderait parfois si ce sont là des êtres qui souffrent. Pour comprendre à quel degré d’automatisme, d’assujettissement, sont parvenus les tempéraments même les plus réfractaires, il faut voir évoluer les unités de notre arme, sans cesse alertées, déplacées, oubliées, rappelées, et aussi sobres devant le danger et la mort que devant la cohue des routes et des bivouacs » (p. 232-233).

Il est significatif qu’un officier reconnaissent aussi ouvertement l’assujettissement des hommes de troupe. La force de l’habitude, le poids des automatismes, l’idée de ne pouvoir échapper à son « destin » ou son « devoir », l’idée d’être dépassé, sinon écrasé par l’événement (la guerre) ont effectivement contribué dans une certaine mesure à nourrir ce que l’on appelle la ténacité des combattants.

Panique causée par les gaz (p. 252)

Combats sur le Chemin des Dames. Septembre 1918.

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Bouyssou, Raymond Octave (1884-1923)

1.   Le témoin

Né le 2 janvier 1884 à Toulouse ; père retraité de la Compagnie du Midi ; marié depuis 1906 ; un enfant (Gilbert) de 7 ans et demi à la déclaration de la guerre ; employé de banque à la Société Générale de Toulouse depuis 1899 ; notions d’anglais.

Mobilisé le 3 août 1914 au 18e régiment d’artillerie de campagne ; affecté aux services auxiliaires à Agen ; commis aux écritures ; quitte Agen le 9 septembre 1915 pour rejoindre son unité sur le front d’Artois (Arras) ; affecté à l’échelon, vit la guerre, pour l’essentiel, dans l’arrière-front. Quitte le front le 4 décembre 1918, malade ; libéré en mars 1919 après convalescence ; il reprend aussitôt son travail à la banque jusqu’à sa mort provoquée par une péritonite foudroyante en 1923.

2. Le témoignage

Il s’agit de notes prises au jour le jour ; elles commencent à partir de son séjour au front en septembre 1915. Ni le séjour à Agen, ni les périodes de permission ne sont renseignées. Ces notes n’étaient pas destinées, selon l’auteur lui-même, à être publiées : « Ce qui suit est la copie fidèle des carnets de route que, durant la campagne, j’ai tenus au jour le jour ; relatant ce que j’ai vu de la Grande guerre, et, exclusivement ce que j’ai vu, sans commentaires et sans conclusion. J’y ai mis parfois mes espoirs, mes peines, mes humiliations, mes petites joies, tout cela pour mon propre compte, dans le but de fixer des souvenirs personnels et non pour être livré à la lecture de quiconque » (son introduction datée du 11 mars 1919).

Toutefois, Gilbert, le fils du témoin, après la mort prématurée de son père, est devenu le dépositaire de ces notes ; et il y a ajouté quelques lignes précisant le destin de son père depuis la sortie de la guerre jusqu’à son décès. Nous ignorons si Gilbert avait en tête la publication des notes de son père.

Ces notes sont publiées sous le titre, Journal de campagne de R. O. Bouyssou, 1914-1918, préface de Frédéric Rousseau, Paris, Ed. des Trois Orangers, 2008.

3.   L’analyse

Ces notes ne sont pas celles d’un combattant mais celles d’un travailleur de guerre faisant sa guerre dans l’arrière-front, cette zone mouvante située à plusieurs kilomètres des lignes tenues par les fantassins ; Bouyssou a pleinement conscience qu’il est un « embusqué » et rend hommage aux « poilus » ; l’échelon, le monde décrit par Bouyssou, détone donc considérablement avec celui, plus connu, des combattants. Y cohabitent cuisiniers, chauffeurs, ravitailleurs, secrétaires des bureaux et employés des différents services. La guerre de ce petit monde se caractérise tout d’abord par la distance vis-à-vis du danger ; pour Bouyssou, hors de ses heures de service, lorsque le temps et l’artillerie adverse le permettent, la guerre des premières lignes est pour l’essentiel un spectacle pyrotechnique fascinant que l’on observe d’une crête, la nuit ou aux jumelles depuis un poste d’observation ; ses camarades, trompent l’ennui de leurs soirées en s’adonnant aux dérivatifs procurés par l’artisanat dit « de tranchée », au joies du football, pratique récente empruntée aux troupes britanniques voisines ; tout au long des carnets, une note récurrente relève les nombreux cas d’ébriété parmi les hommes de l’échelon ; l’alcoolisme est endémique et crée un certain nombre d’incidents. Au total, l’égrènement des activités des hommes de l’arrière-front permet de mieux comprendre le sentiment souvent énoncé par les combattants qu’il existe un fossé grandissant entre les hommes qui tiennent les lignes et les millions d’habitants, militaires et civils, qui peuplent les différents arrières. La guerre des uns n’est pas la guerre des autres.

Pour autant, les hommes de l’arrière-front ne sont pas totalement à l’abri des obus et des balles ; il y a aussi des morts, hommes et chevaux, dans les services. Et puis, il y a le ravitaillement des batteries de tir (Bouyssou en profite pour tirer quelques obus) : sous le bombardement, c’est très dangereux. Et puis, il y a les travaux de désamorçage des obus non éclatés effectués par les « bombardiers » qui ne sont pas sans risques. En outre, Bouyssou croise des fantassins dont il note les fluctuations du moral ; il fréquente également des Allemands, prisonniers, occupés à diverses tâches dans l’arrière-front. Les travailleurs des deux nations conversent. On ne peut donc dire que l’arrière-front ne connaît rien de la guerre des hommes de l’avant ; les odeurs des dépouilles enveloppent aussi cette zone ; et puis lorsque le front bouge, Bouyssou emprunte des chemins, des tranchées où règnent le chaos habituel de la bataille avec ses débris, humains et matériels, de toutes sortes.

Toutefois, pas de pathos, pas de grandes phrases dans les notes de Bouyssou. C’est d’ailleurs inutile. L’auteur de ces notes ne les écrit que pour lui, pour plus tard ne pas oublier… Bouyssou se montre particulièrement attentif au traitement réservé aux morts ; en cela il ne se distingue guère de la plupart des combattants. Quelques semaines après son arrivée sur le front, il effectue cette brève mais significative remarque : « Le cimetière a été largement fleuri. Les poilus n’oublient pas les camarades disparus » (Notes du 1er novembre 1915). Quelques jours plus tard, une nouvelle incise vient compléter la première : « Dès 9 heures, le bombardement a recommencé sur le même point, 77, fusant et 105 explosifs, mais les coups tombent dans le cimetière. Ils retuent les morts… »…

Quelques notes remarquables :

2 janvier 1916, il rapporte un cas de trêve tacite entre fantassins.

18 mars 1917 : des hommes chantent l’Internationale dans un bistrot ; Bouyssou condamne cela comme « une faute » mais il n’est pas certain que cet acte exprime alors une baisse du moral ou une révolte ; à la mi-mars, les soldats commencent à avoir des informations en provenance de Russie et voient d’un bon œil l’évolution politique de l’allié russe ; il en sera autrement lorsque la Révolution paraîtra entraîner le retrait russe de la guerre, puis la signature d’une paix séparée, synonymes d’alourdissement de la pression allemande à l’Ouest.

Quelques échos de l’offensive Nivelle et de la crise du moral de 1917. La pagaille des services censés participer à la poursuite après la percée qui ne vient pas… ; mesures prises par le commandement pour reprendre en mains les hommes déçus par les résultats de l’offensive Nivelle : conférences par des officiers ; amélioration de l’ordinaire ; trains de permissionnaires très surveillés (13 juin) ; un fantassin vient les appeler à mettre la « crosse en l’air » (23 juin 1917) ; un gendarme tué par des fantassins à Commercy (11 septembre 1917)…

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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