Krémer, Louis (1883-1918)

1.   Le témoin

Louis Krémer est né en 1883 à Étampes ; d’origine fort modeste, il effectue des études classiques dans sa ville natale, puis son droit à Paris avant d’entrer dans une étude de notaire ; toutefois, le jeune homme « se rêvait homme de lettres, érudit, critique littéraire… », fréquente les salons artistiques et les musées, lit les poètes et s’essaie lui-même à l’écriture et à la poésie. « À l’été 1914, écrit Laurence Campa, Krémer n’avait pas encore atteint sa maturité littéraire »…

Mobilisé après quelques semaines de dépôt, il rejoint le 231e RI au nord de Soissons, le 7 décembre 1914. Le 9 décembre, il est aux avant-postes à Cuffies ; après avoir été blessé par obus, à Crouy, en janvier 1915, il se rétablit rapidement et intègre en février 1915 la compagnie Hors rang de son régiment où il assure successivement les fonctions de téléphoniste puis de secrétaire (lettre du 22 juillet 1915). Cela le place dès lors à une certaine distance du danger ; cependant, ses nouvelles fonctions ne le mettent pas totalement et définitivement hors de danger (Cf. lettre du 3 juin 1915); de la mi-mai au début décembre 1915, il est dans le secteur de Souchez ; en août 1915, il y partage la popote avec notamment plusieurs personnalités du monde artistique : Robert Marvini, ténor de l’Opéra-Comique, Le Feuve, violoniste, l’illustrateur Auguste Vallée et Henri Barbusse (Lettre du 22 août 1915)…

Fin mars 1916, Krémer stationne dans le bois de Beaumarais (Chemin des Dames) ; après la dissolution de son régiment, Krémer est versé au 276e RI qui, entre juillet 1916 et mai 1917, alterne entre la cote 304 en Argonne et la région de Verdun.

En septembre 1917, le 276e RI est dissous et refondu. Krémer est alors versé dans un corps d’instruction divisionnaire à Essey-les-Nancy ; il connaît alors la vie de l’arrière-front mais ce filon ne dure qu’un temps ; en effet, à la mi-avril 1918, au plus fort de la grande offensive allemande sur le front ouest, Krémer est remis dans le rang au sein du 12e RI ; blessé à nouveau dans le secteur de Montdidier en juin 1918 à la bataille du Matz. Il meurt de ses blessures à l’hôpital de l’École de Polytechnique, annexe du Val-de-Grâce, le 18 juillet 1918.

2.   Le témoignage

Le témoignage du poète nous est livré grâce à la correspondance adressée à son ami d’enfance Henry Charpentier, de six ans son cadet, poète lui aussi, mais réformé. Au fil des échanges épistolaires, Charpentier devint ainsi le dépositaire d’un « volumineux dossier de guerre » composé de lettres, de cartes, de textes divers, d’esquisses, de dessins, etc. À l’instar d’un Barbusse, d’un Dorgelès (par ex., Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre, 1914-1916, préface de Micheline Dupray, introduction par Frédéric Rousseau, Paris, Albin Michel, 2003), Krémer rassemblait ainsi les matériaux censés nourrir sa littérature une fois la paix revenue (Cf. Lettres du 1er avril 1915, 18 décembre 1915 ; d’ailleurs, ses projets d’écriture se précisent dans la lettre du 21 janvier 1918).

Cette correspondance est aujourd’hui publiée sous le titre : Louis Krémer. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918). D’encre, de fer et de feu, présentation et notes de Laurence Campa, Paris, La Table ronde, 2008. Les indications d’ordre biographique sont empruntées à l’excellente et savante présentation de Laurence Campa. L’ouvrage, d’une facture très soignée est assortie de reproductions de lettres, de cartes, de dessins, de photographies.

Un grand nombre de lettres se caractérisent par un humour et une ironie mordante non exempts d’un certain cynisme (Voir la lettre à son ami « embusqué » du 12 avril 1915 ; ou encore le post-scriptum de celle du 8 juillet 1916).

La correspondance proprement dite est ponctuée d’un certain nombre « d’impressions » d’une grande profondeur et surtout d’une très grande force d’évocation, mélange de textes descriptifs du champ de bataille (« Le soir tombe sur la forêt des croix », 27 mai 1917), et de réflexions sur la guerre, sur l’humanité ; le poète, comme tant d’autres artistes mobilisés sait voir et faire voir. Ses « charniers » sont d’une précision chirurgicale sans concession. S’il avait vécu, nul doute que Barbusse aurait eu avec Krémer un sérieux concurrent. Et Jean Norton Cru, un bon témoin.

3.   Analyse

Encore un témoignage d’artiste, de bourgeois ? Oui, et alors ? Précisément, nous ne sommes pas de ceux qui rejettent les témoignages ; nous n’opposons pas non plus témoignages des élites et témoignages populaires ; nous pensons au contraire que les historiens ont encore beaucoup à apprendre de tous les témoins, qu’ils soient « d’en haut » ou « d’en bas ». Peu à peu, à mesure que les témoignages livrent, page après page, leurs multiples traces, l’extraordinaire complexité de la guerre et des hommes qui l’ont vécue se dévoile. L’enquête continue…

Une mobilisation à reculons :

Première surprise : contrairement à nombre de ses confrères qui abordent l’entrée en guerre avec une vraie curiosité pour le grand événement qu’est la guerre, Krémer accueille sa mobilisation avec une profonde angoisse : « Mon cher ami, Tu t’es réjoui pour moi beaucoup trop tôt. Je ne suis en effet ni à Corbeil, ni à Melun, mais cantonné à Voisenon, petit village des environs de Melun et désigné pour partir incessamment sur les lignes du feu. Je vis les derniers jours d’un condamné à mort… » (lettre du 29 août 1914) ; rappelons que son ami Charpentier est réformé.

On retrouve la même teneur dans une lettre du 7 octobre : « Je me reprends à espérer. Le bataillon est bien parti hier, sur les premières lignes du feu – mais je suis resté ! Il n’y a plus à Melun que 80 hommes environ – je suis du nombre. Évidemment, je puis encore partir – dans une heure, dans 15 jours, dans 2 mois, qui sait ? – mais c’est une chance de plus et dans la très bizarre vie que je mène, une chance de plus, un jour de plus, une heure de plus, c’est quelque chose ! […] À Melun, casernes vides. […] Puissé-je y couler des jours paisibles, jusqu’à l’avènement de la Paix. » Cette lettre s’achève sur cette information : « Un des réservistes du bataillon s’est tué lundi, en apprenant le départ pour le combat. Il est mort de suite. »

Et le 3 novembre 1914 : « Hélas, c’en est fait ! Je suis officiellement avisé que nous quittons Melun… » ; le 19 septembre 1917, Krémer annonce à son ami sa prochaine affectation dans un nouveau régiment : « Le Régt où je vais passer est un régiment actif et d’assaut. C’est te dire l’avenir qui m’attend… » Dès lors, il entame, et son ami fait de même de son côté, des démarches pour tenter de s’extraire de la guerre (Lettre du 26 septembre 1917) ; « Mon cher ami Candide, Je vois toujours en toi l’indécrottable optimiste qui annonce, imperturbable, la fin du marasme pour le trimestre suivant. Cependant, cette fois, j’en accepte l’heureux augure et j’incline également à penser (contrairement à mes prévisions d’il y a six mois) que cette année sera la dernière. Il me semble discerner un certain nombre d’indices. Mais je pense aussi qu’il y aura encore beaucoup de casse d’ici là au Printemps et en Eté. Il s’agit donc de ne pas être compris dans les dernières fournées… » (Lettre du 12 janvier 1918) ; ainsi, après plus de 4 ans de guerre, Krémer se montre toujours aussi indifférents aux enjeux nationaux, politiques de la guerre.

Une lettre du 15 avril 1918 nous apprend que Krémer a perdu son « filon » : « Je suis en ce moment complètement dans le rang […]. Je n’ai aucune possibilité immédiate d’échapper au sort qui m’attend (mon envoi dans une compagnie de l’avant)…. » D’ultimes tentatives d’embusquage sont tentées auprès de Barrès… (8 mai 1918) ; « jamais ma situation ne fut plus critique qu’à l’heure actuelle (sauf peut-être à Crouy) » écrit-il le 29 mai 1918. Le 2 juin : Mauvais pressentiment : « Tournant dangereux ! Je suis arrivé à une période éminemment critique de mon existence… » Krémer est blessé le 13 juin devant Compiègne… et meurt des suites de ses blessures trois jours plus tard.

Le poète éprouve le plus profond mépris pour ses confrères patriotards (lettre du 27 avril 1915) ; trouve les chansons patriotiques de Botrel « ineptes » (Lettre du 13 décembre 1915)

L’ennemi : « Les sentinelles sont debout, cibles vivantes, à la merci du moindre coup de feu et généralement à 50 ou 100 mètres de l’ennemi, dans certains endroits même à dix mètres. Les tranchées adverses se touchent presque : on se voit, on s’entend parler et même depuis quelques jours on se parle, entre Français et Allemands : c’est incroyable, mais c’est vrai » (Lettre du 13 décembre 1914).

Krémer n’éprouve aucune haine pour l’ennemi ; il décrit la souffrance commune des capotes bleues et des capotes grises.

Critiques de l’arrière : comme de nombreux poilus, Krémer n’a pas de mots assez forts pour dénoncer l’insouciance de Paris et des Parisiens qui paraissent si bien s’accommoder de la guerre : « […] Paris qui dort, chante, se promène, circule, s’amuse, avec la rassurante sensation d’une centaine de kilomètres et de centaines de milliers de poitrines humaines interposées. Tout cela derrière moi, la France entière, si égoïste, où des humanités intactes continuent à vivre, à aimer, à dormir – et devant moi la fragile ceinture des porteurs d’armes, en lutte avec le feu ! Navrante disproportion… » (p. 41)

Krémer éprouve de la rancœur vis-à-vis de ses collègues, mieux embusqués que lui (Lettre du 8 mai 1915) ; « […] Pergaud n’est peut-être que prisonnier. J’ai lu le récit très détaillé de sa disparition dans le Bulletin des écrivains que reçoit Henri Barbusse et qui, avec quelques autres publications analogues, donne les adresses de tous les artistes – en majorité embusqués ; les exceptions sont infimes » (Lettre du 20 septembre 1915) ; critique acerbe des « embusqués » des Sections de Transport de Matériels et de Transport de Personnels (20 juillet 1916) ; voir sur ce sujet le livre de Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.

Comme souvent, c’est à l’arrière-front que se crée un « journal de tranchée » ; ainsi naît Le Tuyau de la Roulante, auquel Krémer collabore en tant que secrétaire de rédaction (un fac-similé figure page 105 suivi par un certain nombre d’articles de Krémer). Voir sur ce thème le livre de Marcelle Cinq-Mars, L’Echo du front. Journaux de tranchées (1915-1919), Outremont (Québec), Athéna Editions, 2008. Le 29 mai 1918, Krémer a encore ces mots acerbes pour un faux témoin de la guerre des fantassins : « Dans un livre héroïque, Binet-Valmer narre ses campagnes magnifiques d’officier auto-mitrailleur, de chevalier de l’escorte divisionnaire, etc. Quelle dérision ! » Jean Norton Cru partage son jugement : Cf. Témoins, Presses universitaires de Nancy, [1929] 2006, p. 275 : « Binet-Valmer a été un véritable mousquetaire, il a voulu courir toutes les aventures de la guerre, et il y a réussi, sans vouloir s’astreindre cependant à l’aventure la plus commune, la plus essentielle : celle du fantassin. S’il faut avouer qu’il s’exposa plus que Barrès, il faut se rendre compte qu’il y a loin entre le sort d’un porte-fanion divisionnaire et celui d’un capitaine ou un soldat de compagnie. Je dirai maintenant, qu’en somme, Binet-Valmer s’est assez bien tiré de sa tâche d’approvisionneur de la presse, que ses récits sont infiniment plus vrais que ceux que l’on écrivait à Paris… »

La pression sociale pesant sur les jeunes hommes ne portant pas l’uniforme apparaît au détour d’un extrait d’une lettre adressée par Charpentier à Kremer : « Hier, en me rendant chez Me Legay, je passai sur le boulevard de la Madeleine, rasant les murs, et poursuivi par les quolibets des vaillants permissionnaires, par le mépris des femmes odorantes et par l’hostilité des bourgeois héroïques… » (Lettre du 19 mars 1916) ; un certain nombre de femmes suspectent la virilité de ces hommes réduits par leur non-participation à la « Grande tuerie ». (Cf. Nicoletta F. Gullace, « The Blood of Our Sons ». Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship During The Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002)

Le premier mort : « Vision sans égale ! Une pauvre charogne boueuse, infecte, souillée de terre et d’ordures, sans tête (un tas de chiffons pleins de sang, une boule à la place de la tête, les mains couleur de cire, recroquevillées. J’ai assisté à la mise en terre de ce misérable, devant un prêtre soldat et une centaine d’hommes. Les maisons démolies, les usines incendiées, les arbres fracassés, les ponts rompus ne se comptent plus. Et tout cela dans la boue, dans la pluie, dans l’ordure, les détritus, la pourriture, les excréments, les vieux linges, les vieux meubles, l’infection » (Lettre du 13 décembre 1914) ; Le pourrissement des cadavres (lettre du 3 juin 1915) ; celle du 27 mai 1917 ;

C.H.R.

Krémer voit son versement dans la Compagnie Hors Rang comme une véritable « amélioration » de son sort : « Milieu beaucoup plus intelligent, mieux traité, mieux soigné. Rapports constants avec les officiers, le colonel, les secrétaires. Plus de corvées fastidieuses, ni de gardes, et même, pour le moment, plus de tranchées. Séjour dans une ville toujours bombardée, où les dégâts vont croissant. Dans une seule journée, il tombe des centaines d’obus qui font un bruit affreux. On y fait à peine attention… » (Lettre du 28 février 1915) ; on peut renvoyer ici au journal d’Octave Bouyssou (Cf.  sa notice dans ce dictionnaire)

Cependant, Krémer retrouve les tranchées à plusieurs reprises en juin 1915 (deuxième bataille d’Artois). Quand le régiment participe à la bataille, le métier de téléphoniste s’avère même des plus dangereux : « […] J’ai passé ces 4 jours sous terre, dans un trou aussi petit qu’une niche à chiens, sous le fossé d’une grande route transformée en volcan. De la poussière, des mouches par grappes, par monceaux, des cadavres ! ! du sang. Et il faut souvent sortir, courir réparer les fils par les boyaux et les tranchées, risquer la mort cent fois. Ni sommeil, ni appétit, ni calme. C’est l’ensevelissement avant le tombeau. Quelle guerre ! Je viens d’être cité à l’ordre du régiment et de la brigade (plus rare) pour m’être spontanément proposé il y a 3 semaines, pour porter un pli au colonel et avoir réparé les lignes sous un pareil bombardement. Cela me donne droit à la Croix de la Guerre » (Lettre du 14 juillet 1915). On notera à ce propos que l’on peut haïr la guerre, ne pas cesser de craindre d’y laisser sa peau et faire, malgré tout, acte de bravoure et d’esprit de sacrifice. Complexité de l’homme…

Krémer a pleine conscience des différences de situation existant entre l’avant et l’arrière-front : « […] suis actuellement dans une cabane confortable, sous terre, garnie d’une litière de paille, d’une table, de 2 bancs rustiques, pourvue d’une lampe, de livres, de journaux, d’encre, de papier – tout le confort moderne ! C’est analogue aux photos publiées par Le Matin ou autres journaux ejusdem farinae, et représentant des abris soit-disant situés sur le front, en réalité à 5 ou 7 km en arrière et réservés au commandement, aux officiers d’artillerie, à l’administration, etc. Jamais, je n’avais connu un tel luxe. Évidemment, il y a encore des ombres au tableau : beaucoup de rats (furieuses batailles, toutes les nuits, entre ces rongeurs qui se livrent, par bandes, des assauts effrayants !), beaucoup de parasites, dont je n’arrive pas à me débarrasser ; quand il y a de l’orage, quelques petits filets d’eau sur « mon lit ». Tout cela n’est rien en comparaison des souffrances endurées dans les tranchées… » (Lettre du 30 août 1915)

Pas d’euphémisation chez ce témoin : « Un obus tombe en pleine route sur une des sections de mon régiment, 8 hommes sont tués du coup ; on n’a jamais pu retrouver leurs cadavres Rien que des viandes déchiquetées, carbonisées, éparses, certaines collées au talus de la route, d’autres fichées sur des poteaux de télégraphe, à 200 m de là – les hommes avaient été, littéralement, volatilisés » (Lettre du 22 juin 1915) ; « […] Au-delà de cette route [de Béthune], c’est l’affreuse horreur de la Mort, la vision de tous les carnages et de toutes les épouvantes, ce sont, parmi les râles et les hoquets, les blessés geignants, aux visages décomposés, mouillés de sueur, aux voix suppliantes, avec leurs loques boueuses ou poussiéreuses, leurs capotes ouvertes, que l’on transporte, tendus sur les brancards ou qui se traînent, tâtonnant par les boyaux, soutenus par les brancardiers ou des camarades. Et ce sont les cadavres raidis, les cadavres aux mains crispées, aux yeux vitreux, aux joues blêmes mangées par des barbes sales, couverts de linges sanglants, de torchons infects, empesés par un caillis de sang noirâtre, les cadavres à moitié ensevelis, couverts d’insectes voraces, assiégés par un remous de vers et de mouches. […] C’est l’épouvante des bipèdes frissonnants, suant la peur, en proie à toutes les révoltes des instincts affolés, sursautant aux vacarmes et aux chocs, terrés au plus profond de leurs abris ou s’efforçant au courage sous la grêle des averses… » (Impressions adressées à Charpentier le 9 septembre 1915). Jean Norton Cru eut apprécié ce témoignage sur la peur qui règne sur le peuple de l’avant.

Charnier : « […] Il y a dans tous les replis de ce chemin creux une collection de membres putréfiés, des jambes coupées dont les tibias effilochés sortent de bottes intactes, des pieds dans des chaussures, des casques de guetteurs (casques énormes en blindages d’acier) complètement criblés de trous, autant de choses abjectes qui évoquent l’intensité de la bataille passée et la rage, et la puissance formidable des explosifs […]. Il y a, à dix mètres environ de l’entrée de ma sape, deux cadavres allemands à demi enterrés, sur lesquels on marche toute la journée… » (lettre du 6 avril 1917)

Krémer a côtoyé Barbusse : « […] Il n’a, au demeurant, bien que vice-président de la Société des Gens de Lettres, rien d’un artiste et les seules pellicules qu’il porte sur lui sont des pellicules photographiques, car il manie volontiers le Kodak. C’est un grand, grand homme maigre, jaune, malade, ridé – l’air d’un long Don Quichotte souffreteux, très taciturne, très flegmatique, terne – est-ce volontairement ? Il remplit les fonctions de brancardier et a été l’objet d’une citation à l’ordre de la brigade pour avoir été relever des blessés au péril de sa vie, car il fait, je crois, très noblement son devoir » (Lettre du 22 août 1915) ; il lit avec une particulière attention les premières pages du Feu publiées dans l’Œuvre ; voir les lettres du 20 septembre 1915 ; du 4 août 1916 : « Henri Barbusse commence dans l’Œuvre la publication de son roman sur le 231e, Le Feu. » ; du 21 août 1916 : « Oui, le roman de Barbusse est bien plat et déplorablement populaire par moments. Cela me confirme dans l’opinion que je m’étais faite de l’auteur » ; à mesure que la guerre dure, l’appréciation se fait de plus en plus positive : « Au cas où vous auriez été tentés de croire à quelque exagération de ma part sur les Champs de Bataille de l’Artois, en 1915, voici la vision de Barbusse, contemporaine de la mienne… » (lettre du 16 avril 1917) ; « Et je me glisse à nouveau sous les blocs effondrés du béton, dans l’ombre sordide de la casemate – et je relis Le Feu de Barbusse (je l’apprécie mieux en volume. L’épisode du poste de secours, le sergent infirmier, le tir de barrage sont beaux)… » (Lettre du 27 mai 1917) ; un peu plus tard, Krémer compare Le Feu à La Guerre, Madame de Paul Géraldy : « Quelle différence, et quel contraste avec Le Feu, dont ce livre est exactement à l’antipode – et comme il est curieux de comparer, sur un même sujet, les visions de deux professionnels de la Littérature, justes sur bien des points, l’une dans son optimisme, l’autre dans son pessimisme… » (Lettre du 19 octobre 1917)

La censure du courrier : Cf. Lettre du 7 août 1915 ; Barbusse évoque lui aussi les nouvelles dispositions dans une lettre à sa femme en date du 8 août 1915 (Cf. Barbusse, Lettres à sa femme, Paris, Buchet-Chastel, 2006).

Sexualité : « la chasteté des combattants » (Lettre du 28 décembre 1915) ; « […] Le héros [lui-même] n’a pas délacé sa cuirasse d’airain ni abdiqué sa chasteté. Mais il y a des jours où il souffre bien cruellement parmi toutes ces femmes… » (Lettre du 2 janvier 1916) ; « il a fallu la guerre pour que le chaste Héros vînt échouer dans cet antre, sorti d’on ne sait quelle Claudine à l’école. J’ai quitté la jeune Germaine et les juments de la Grande Ferme, après quelques inoffensifs jeux de mains » (lettre du 10 janvier 1916) ; les marraines de guerre (Lettres du 29 janvier et 7 février 1916.) ; fantasmes sexuels (lettre du 27 février 1916) ; la prostitution dans les villages de l’arrière-front (7 juillet, 4 août 1916) ; encore page 142 ;

La situation en Russie n’est commentée qu’en ce qu’elle peut hâter ou non la fin de la guerre : « Les événements actuels (Russie, Briand, etc.) nous permettent peut-être d’entrevoir une fin – lointaine il est vrai – mais tout de même perceptible » (lettre du 19 mars 1917) ; « […] La Révolution russe – mérite-t-elle bien ce nom ? N’est-ce pas le remplacement d’un parti par un autre parti ? Et la Russie est-elle vraiment capable d’avoir une influence sensible sur notre sort ? J’en doute. » (lettre du 24 mars 1917) ; à nouveau, on ne peut que constater une totale indifférence aux enjeux nationaux de la guerre.

Permissions : « il est formellement interdit à l’homme de troupe permissionnaire, et sous les peines les plus sévères, de passer par Paris » (Lettre du 13 juin 1917) ; cela est à mettre en relation avec les mesures prises par le Haut commandement pour réduire le mouvement des mutineries. Sur cette question se reporter à l’ouvrage suivant : André Loez, Nicolas Mariot (dir.), Obéir-Désobéir, Les Mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, Coll° Recherche, 2008. En revanche, dans la correspondance de Krémer on ne trouve aucun mot concernant les mutineries de 1917 sauf une brève allusion, peut-être, dans une lettre du 12 juillet 1917 lorsque sont passés en revue les événements susceptibles d’amener la paix : « Offres de paix par l’Allemagne (bien improbables, et puis nous les repousserions pour jouer au plus malin) ; écrasement des Empires centraux par les armes… hum, hum !… Ecrasement des Alliés par les armes (tout aussi improbable). Défection d’un des Alliés (par ex. la Russie). Les événements actuels sont contraires. Et même, cela n’imposerait pas du tout la paix. Défection de plusieurs alliés simultanément (impossible). Evénements intérieurs graves en Allemagne (très possible, mais j’y compte peu étant donné la mentalité de ce peuple). Idem en France. La situation s’éclaircit sérieusement sous ce rapport. Eventualité à rejeter. Famine et usure générales (ne se produiront pas d’une façon impérieuse et critique avant quelques années)… » Krémer a été impressionné par ce qu’il a vu durant sa permission à Quiberon : nombreux aménagements portuaires et ferroviaires en cours, nombreux transports transatlantiques, et arrivée des premiers américains… A noter que cette énumération reste effectuée avec un ton très distancié, froidement ; les mots victoire, défaite, sont absents du raisonnement et de l’expression ; seul intéresse la fin de la guerre… quel que soit la manière d’aboutir à ce résultat attendu depuis le premier jour.

« Si rien de nouveau se produit d’ici-là, je ne prendrai vraisemblablement pas encore ma prochaine permission à Paris. Cette ville-bazar, repaire de goualeuses et de marlous, me répugne… » (Lettre du 27 août 1917)

Gaz : « […] Ce sont des produits à base de bichlorure de méthyle, très volatiles et qui irritent et brûlent toutes les muqueuses : bouche, gorge, nez, intérieur des cuisses, surtout les parties génitales ( !). Des cloques énormes surgissent sur la peau aux endroits atteints, les vêtements s’en imprègnent et jouent le rôle de la tunique de Nessus. Toutes les nuits, vers minuit, le cri fatal retentit : « Alerte aux gaz, préparez les masques »… » (Lettre du 27 août 1917)

Frédéric Rousseau, 6 janvier 2009

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Cocordan, Lucien (1893-1962)

1. Le témoin

Né le 6 octobre 1893 à Paris. Famille de religion protestante. Le père, Georges, était conducteur de bus hippomobile ; la mère, Louise Cottart, était passementière. Les parents seront plus tard épiciers à Fontainebleau. Avant la guerre, Lucien était apprenti chapelier. En mars 1913, il s’engage pour trois ans au 22e Dragons de Reims, ayant vraisemblablement l’intention de faire une carrière militaire (l’expérience de 14-18 va l’en dissuader). Il obtient le grade de brigadier. Il fait toute la guerre de 1914-1918 dans la cavalerie, combattant alternativement à cheval et à pied. Il se marie le 16 septembre 1919 à Viroflay, Seine-et-Oise, avec une infirmière qui l’a soigné en mars 1917 à l’hôpital d’Orléans. Deux enfants : Pierre, né en 1920 ; Monique, née en 1925. Il devient représentant de commerce en chapellerie et chemiserie à Paris, puis à Charleville. Il se réfugie en 1940 à Toulouse. Il meurt le 22 mai 1962 à Chaum, Haute-Garonne.

2. Le témoignage

La famille (qui a fourni les renseignements ci-dessus) a conservé six petits carnets ou agendas correspondant aux périodes suivantes : (1) du 25 juillet au 10 novembre 1914 ; (2) de novembre 1914 au 10 août 1915 (+ quelques pages détachées pour août-octobre de la même année) ; (3) d’octobre 1915 à décembre 1916 ; (4) 1917 ; (5) 1918 ; (6) 1919. Un cahier format écolier reprend le texte « au propre » du début de la guerre jusqu’au 31 janvier 1917.

3. Analyse

Dès le début, Lucien Cocordan exprime des sentiments d’amour pour la patrie pour laquelle le devoir est d’accepter de mourir. Il faut « fiche une bonne volée aux Boches ; tous on a hâte de marcher au feu pour en finir avec cette race et après l’on sera tranquille ».

Départ vers le nord. Entrée en Belgique le 6 août. « Vallée de la Semois. Sur tout le parcours, ce n’est que des drapeaux représentant les nations alliées. On nous chante La Marseillaise. Ovations monstres sur tout le parcours. L’on nous donne des tartines, tabac, boisson, œufs, médailles de sainteté, souvenirs en masse. Accueil touchant et inoubliable. L’on nous appelle leurs frères. Quels braves gens ! »

Les dragons font des reconnaissances, toujours en alerte (« nous dormons bride au bras »). Ils affrontent des tirailleurs allemands. Repli vers Paris, puis poursuite début septembre. Période confuse au cours de laquelle des Français tirent sur des Français, des Allemands sur des Allemands. Divers bobards présentés comme des faits : arrestation d’espions allemands « la plupart déguisés en prêtres » ; infirmières allemandes sur lesquelles on trouve « revolvers et poignards cachés dans leurs corsages ».

Le 25 septembre à Bouchavesnes, « l’escadron fait une charge stupide contre fantassins et mitrailleuses ennemis, qui crachent une véritable pluie de mitraille sur nous. Rebroussons sous une pluie de balles. » Le 11 octobre en Artois, c’est un combat à pied toute la journée. Vers la Belgique (17 octobre) : « Nous passons par Vieux-Berquin. Plus une seule maison est debout. Les habitants sont revenus, pleurent dans les rues. Pays complètement détruit, partout des cadavres de bestiaux, des maisons qui achèvent de se consumer. Quel spectacle inoubliable ! Quelles visions de barbarie, quels sauvages et quelle nation infecte que cette race porcine que l’on nomme la nation allemande ! Bailleul est également ravagé. Nous passons la frontière à 11 h 30. Loker, premier village belge. » Le 20 octobre, durs combats entre Staden et Langemark : « Quelle scène qu’un champ de bataille, on entend le râle des blessés. De voir ceux qui tombent à nos côtés en poussant un râle, l’on songe à quand notre tour, et lorsque l’on sort de cette fournaise l’on se demande comment l’on est sans blessure lorsque tant d’autres sont tombés ! »

Suivent une période de repos et un bref séjour à l’hôpital d’Abbeville. Sa demande pour passer dans l’aviation est refusée. Après une permission en août 1915 (« Joie indescriptible à se sentir sur le macadam après 13 mois passés dans des patelins plus ou moins vaseux »), le voici en Champagne à la veille de l’offensive de septembre. « 27 septembre. Arrivons le matin dans les bois de Suippes, bivouaquons en plein feuillage. Croyons être tranquille pour quelque temps mais départ à 11 heures. Le colonel nous rassemble et nous fait un discours concernant : offensive, heure venue, etc. Arrivons à 2 h de l’après-midi à Suippes en pleine bataille. Cela, paraît-il, marche très bien. Poussons plus loin et nous nous installons sans desseller près de Souain. La pluie tombe, nous sommes trempés. 28, 29, 30, 1er octobre. Que dire pendant ces jours sinon que nous avions tous fait le sacrifice de notre existence. A toute minute pendant ces jours nous nous attendions à charger, et charger dans quelles conditions ? sur quoi ? une ligne de mitrailleuses ou un fortin. Nous sommes restés pendant tous ces jours, les 22e et 16e, brigade d’avant-garde. Gare à la réputation que nous avons, et nous pouvions dire que nous étions sacrifiés. Nous nous sommes trouvés jusqu’à 300 à 400 mètres de la ligne. Si l’escadron n’a eu comme perte qu’un cheval, cela tient du miracle. Jamais je n’ai vu les marmites tomber si près en terrain découvert. Une est tombée à 3 pas, nous enterrant complètement, moi et un cycliste. Nous étions couverts de terre. Nous avons souffert non seulement de la fatigue, mais principalement de la faim. Cette offensive n’a pas réussi comme nous le voulions. Des compagnies entières restaient sur le terrain. Nos escadrons à pied partis à l’attaque, sur 220 sont revenus à 40, et tout cela pourquoi ? C’est du terrain payé bien cher. »

Période calme d’octobre 1915 à janvier 1916. Le 6 octobre, près de Cuperly, il note qu’il a 22 ans. Le 1er janvier : pas un coup de canon. Les choses se gâtent en février. Dès le 22 février : « Une offensive extraordinaire se fait du côté boche sur Verdun. » Cela a pour conséquence un retard pour les permissions. Il ne peut partir qu’en mai : « Cafard monstre à la fin. 20 mai. Le cafard me tient bien et ne me quitte pas. Vite la fin. J’en ai assez. » La fin approcherait-elle ? « 28 juin. Les Russes, en offensive depuis 8 jours, marchent merveilleusement. Offensive sur tous les fronts. Anglais dans le Nord,  Français à Verdun, Italiens et Russes à leur front respectif, attaquent avec avantage. Nous croyons très fermement à une fin avant l’hiver. Quelques pronostics nous annoncent la fin pour août ou septembre. Chic alors ! » Août en Lorraine, à Lunéville : « Nous nous installons dans un quartier de cavalerie. Quel cafard se revoir là-dedans après 2 ans de guerre. L’ancienne vie de quartier reprend, les corvées, l’appel, etc. Tout le monde est dégoûté. » Et en secteur calme : « C’est un vrai secteur de rentier. Pas un coup de fusil ni de canon. Nous couchons dehors, pas d’abris. Nous installons des couchettes sous une ancienne tuilerie presque écroulée. Nous restons 5 jours ici et 5 en réserve. »

Janvier 1917 : « En pleine chaîne des Vosges, région merveilleuse, mais quel froid ! et la neige ne cesse de tomber. Très bien reçus par les habitants. » Mais, de l’autre côté de la frontière, à Traubach : « L’heure est restée l’heure allemande. Ici l’on parle un javanais incompréhensible et qui n’est pas l’allemand mais un patois alsacien. L’on rencontre dans les maisons beaucoup de photos de soldats allemands. »

En permission en février 1917. Visite médicale pour mal à la gorge. Il est envoyé à l’hôpital d’Orléans : « 17 février. Très bien soigné. Georges vient me voir tous les jours. Infirmières charmantes. 6 mars. Je crois m’apercevoir que l’affection que je portais à ma petite infirmière, qui après avoir été ma marraine est maintenant ma grande amie, se change en amour. Elle m’en rend mon amour largement du reste. »

Avril 1917. Préparatifs de l’offensive : « 13 avril. Départ à 7 h 30. Après une étape de 45 km, faite plutôt lentement, nous arrivons à 4 h 30 dans un bois près de Fère-en-Tardenois. L’on pense rester ici deux ou trois jours. La région ici est remplie de troupes. Infanterie, cavalerie, etc. passent et repassent. Sur la ligne de chemin de fer de Fismes à côté de nous, les trains de troupes et de ravitaillement ne cessent pas de défiler. […] 15 avril, dimanche. Rien de nouveau. Nous partons le soir pour aller plus près du front. Passons une nuit inoubliable. Treize heures pour faire 12 km, c’est insensé. Nous avons mis à un moment trois heures pour faire 400 m. C’est pire qu’à Souain, et quel temps ! De l’eau, du vent et un froid glacial. 16 avril. Arrivons à 7 h du matin à 4 km des lignes. Un bombardement effroyable tape de Soissons à Reims. Quel carnage à une époque où le progrès et la civilisation nous gouvernent. C’est incroyable quand l’on pense à cette boucherie qui dure depuis plus de 2 ans ½. […] 18 avril. De la pluie, toujours de la pluie. Quel temps pour les malheureux fantassins ! 19 avril. Nous ne les percerons jamais dans de pareilles conditions. Pourquoi alors sacrifier tant de vies humaines si précieuses ? Quelle insouciance ! 20 avril. Quel changement dans mes idées politiques, et dans quel état d’esprit je me trouve ! J’en suis étonné moi-même, et pourtant je n’ai plus le cafard. 21 avril. Nous allons voir un camp de prisonniers tout près. Tous ont assez de la guerre et reconnaissent notre avantage et aussi que l’Allemagne ne peut plus tenir question alimentaire. »

Le pourcentage de permissionnaires est augmenté. Lucien pourra partir le 9 juin. En attendant, il a des nouvelles de Paris et il est confronté aux mutineries de l’infanterie : « 28 mai. A Paris, c’est un chambard du diable, ce n’est que grévistes, principalement chez les femmes, couturières, usines à munitions, alimentation, tout en grève. Où cela nous mènera-t-il ? 30 mai. A 4 h du matin, alerte. Il faut être prêt à partir dans une demi-heure. Quel chambard ! Rien n’est prêt et il manque un tas de choses. Nous partons à 6 h moins ¼ direction Attichy. A Breuil je reviens avec les chevaux de mains du régiment. Au retour, j’apprends que c’est deux régiments d’infanterie, qui venaient de passer 60 jours en ligne aux dernières attaques, et après 6 jours de repos remontaient en ligne. Ils ont refusé de marcher et marchent sur Compiègne. Nous devons les arrêter. Voilà où nous en sommes après presque 3 ans de guerre. S’ils résistent, nous devons tirer dessus, sur nos frères. Quelle honte ! Pour ma part, je suis heureux de me défiler d’un tel travail. Ils reviennent à 14 heures, sans avoir rien vu. 31 mai. Détails sur la journée d’hier. La révolte a commencé ainsi : un capitaine donnant un ordre à un caporal de monter aux tranchées avec son escouade, ayant refusé, le capitaine l’a tué d’un coup de revolver. Aussitôt les quelques hommes l’ont percé de coups de baïonnette et ont marché sur l’arrière, entraînant beaucoup d’officiers qui eux aussi en ont assez. Autre chose à remarquer : les officiers de chez nous, pendant l’instant où nous attendions les deux régiments, ont baissé pavillon et parlaient aux hommes avec une politesse à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les mitrailleuses tenues par les officiers eux-mêmes nous tenaient en même temps sous leurs feux en même temps que le terrain devant nous. A ce sujet, aucun commentaire… Aujourd’hui, 2 h, présentation des gradés au colonel. 1er juin. A Paris, les grèves continuent ! Ce matin, alerte, ce n’est qu’un exercice car à l’alerte d’avant-hier beaucoup n’étaient pas prêts. 2 juin. Nous partons à 6 h 30 pour changer de cantonnement. Rassemblement à Breuil. Départ 7 h 30, allons à Blérancourt, même travail que mercredi dernier, et quel travail ! C’est honteux et il règne un état d’esprit déplorable et si les fantassins arrivent, beaucoup se mettront avec eux car nous leur donnons raison. Ils demandent un repos d’un mois et le tour de permission tous les 4 mois, ce qui est leur droit. Nous rentrons à Camelin pour cantonner. Le 360e y est. Cris à notre arrivée. Des imbéciles leur ont raconté que nous avions tiré sur un bataillon de chasseurs à pied. Altercation comique entre le colonel Retheny [?] et un fantassin. Finalement nous fraternisons avec tous et l’erreur est reconnue par eux-mêmes. »

La permission : « 9 juin. Je me couche à 9 h, à peine endormi l’on vient me prévenir que je pars en permission ce soir. 10 juin. Arrivons au lieu de départ à Vic-sur-Aisne à 5 h 30. Départ à 9 h. Arrivée à Creil à 12 h 30 où j’attends le train pour Montereau qui part à 4 h 45. Vraiment je commence à en avoir assez de ces changements de train et aussi des attentes de plusieurs heures dans les gares. Si ce n’était ma permission ! J’ai grande hâte à revoir tous ceux qui me sont chers et aussi ma chère petite fiancée. Que de bons jours heureux nous allons passer ! 11 juin. Arrivée à Montereau à 12 h 15, je vais chez Georges sans faire timbrer ma perm. […] 12 juin. Je repars à Montereau faire timbrer ma permission qui ne compte qu’à partir de demain. 22 juin. Je pars par le train civil avec le billet militaire pris par Georges […] Retour à Camelin […] temps affreux, cafard monstre, je deviens depuis quelque temps complètement anarchiste : une fin et le retour chez soi ! 30 juin. La relève se fait ce soir. Nous remplaçons le 11e cuir, l’on parle d’une division de cavalerie allant cantonner aux environs de Paris en cas de troubles dans la capitale. Ce serait notre tour, cela ne me déplairait pas car je pourrais aller à Paris et voir tous ceux qui me sont chers, mais malgré [tout] ce rôle de gendarme me répugne ! »

A partir de juillet, l’année 1917 compte plusieurs permissions, maladies, stages et séjours à Paris ou dans la région parisienne. Les notes de 1918 et 1919 sont très laconiques. Le 11 octobre 1918 : « Une autre grande offensive se prépare. Mais nous espérons qu’elle ne se fera pas. L’armistice viendra peut-être avant. Que de vies épargnées alors ! Attendons et espérons. » Le 28 décembre : « Quelle ironie : on demande des rengagés (et dire qu’ils en trouveront !) pour partir pour Salonique, mais je crois que c’est plutôt pour la Russie. » Le 24 juin : « Nous apprenons que les Boches ont signé le traité de Paix hier soir. A bientôt la démobilisation. A partir du 7 juillet, marqué 55, commence le compte à rebours, et le 22 août est marqué 0. Lucien part vers Paris. Il est démobilisé à Vincennes le 25 août : « Me voici enfin redevenu civil. »

Rémy Cazals, janvier 2009

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Déverin, Edouard (1881-1946)

1. Le témoin

Appartenance 48e BCP (mention de cette unité p 139). Soldat d’origine parisienne. Devient téléphoniste dans le courant de l’année 1915. Aucun élément dans le témoignage ne permet de déterminer l’origine sociale du témoin qui paraît plutôt être un intellectuel et peut-être même un homme de plume. Termine sa guerre à partir de fin 1917 – sans que le témoignage ne dise le moindre mot des raisons de cette affectation – au G.Q.G. à Compiègne (« Mais simplement un hasard s’est présenté que je n’ai pas repoussé. », p 159) puis à Provins où il fait partie de l’équipe chargée de la rédaction des communiqués. Semble terminer définitivement sa guerre à Metz (Pierrefeu évoque ce déplacement critiqué du G.Q.G dans GQG Secteur 1, tome 2, Edition française illustrée, 1920, p. 241-242). N’évoque ni les conditions ni les termes de sa démobilisation.

2. Le témoignage

Du Chemin des Dames au G.Q.G. R.A.S. 1914-1918, Les Etincelles, 1931, 169 p. constitue la réédition enrichie de Feuillets (1914-1918), Maison d’Art et d’Edition, 1919, 124 p., ouvrage tiré à 500 exemplaire qui n’eut qu’une diffusion restreinte auprès des amis et camarades du front de l’auteur. Elle fut donc assez rapidement épuisée.

C’est la seconde édition que nous analyserons ici, faute d’avoir pu consulter la première et donc d’avoir pu mesurer la part de réécriture de cette édition revue et augmentée.

Selon l’auteur, la première édition était constituée de « notes directes et volontairement non romancées [qui] ne sont et ne veulent être qu’un choix de souvenirs et d’images, de la retraite à l’armistice, en passant par les tranchées de l’Aisne et la Somme. »  (préface de la seconde édition, p. 13). Elle semble donc naturellement trouver sa place dans la collection de témoignages des Etincelles, maison d’édition qui accepta en 1929 la publication du controversé Témoins de Jean-Norton Cru. La préface de cette seconde édition rend compte de l’accueil dans la presse de l’édition de 1919 (pp 14-16).

Une dédicace : « A mes camarades des 26e et 48e B.C.P. je dédie ce choix de souvenirs et d’images. »

Illustrations en tête de chapitre par Richard Maguet.

3. Analyse

Ouvrage elliptique qui, comme l’indiquent sa dédicace et sa préface, privilégie « un choix de souvenirs et d’images. »

Evocation de la guerre de la mobilisation jusqu’à l’armistice. Des va-et-vient chronologiques (évocation du plateau de Craonne en août 1914, p 35) montrent à l’évidence que si ces souvenirs ont été écrits à partir d’un carnet de route, celui-ci n’interdit pas à l’auteur de toujours privilégier une vision récapitulative de l’ensemble de la guerre (voir également p. 111-112).

Les têtes de chapitres possèdent parfois des indications spatio-temporelles mais la chronologie et la topographie de l’ensemble demeurent parfois assez lacunaires, comme il en est souvent pour le genre rétrospectif. Ces souvenirs sont, sous la plume de Déverin, également empreints d’une certaine forme de nostalgie. L’auteur évoque assez peu sa personne ou son ressenti face à la guerre. Ses descriptions portent sur ce qu’il voit ou ceux qui l’entourent directement. Seules les pages narrant un projet d’attaque de la ligne Hindenburg en mars 1917 et, par la suite, son affectation au G.Q.G. laissent entendre un jugement critique à l’égard du haut commandement.

Des groupes de chapitres forment des parties distinctes de l’ouvrage à partir du chapitre 7 : L’Aisne (1915-1916), chapitres 7 à 12 ; la Somme (juin-octobre 1916), chapitres 13 à 17 ; Des abords de Saint-Quentin à Metz (1917-1918), chapitres 18 à 25.

pp 23-29 : chapitre 2 : Le pillage et la pagaye (Noisy-le-Sec, 3-5 août 1914)

Mention du carnet de notes qui servit à la rédaction de l’ouvrage (p 17).

Evocation du saccage d’une laiterie Maggi par des civils en août 1914 (liée à des rumeurs d’empoissonnement d’enfants par les Allemands). « Ebahis, mais impassibles comme des Parigots qui se respectent, nous assistons à ce saccage-pillage – preuve évidente de l’imbécillité et de la passivité populaire. » (p 24)

Départ par la gare du Bourget : « Nous n’avons guère envie de chanter la Marseillaise ou le Chant du Départ. » (p 28)

pp 31-37 : chapitre 3 : Chimay et la retraite (août 1914)

Arrivée en Belgique : « Jusqu’ici, ce n’est qu’une impression de manœuvres, un optimisme certain ; beaucoup d’insouciance juvénile, le vague plaisir de l’aventure et de l’inconnu. » (p 32) A Chimay, premier contact avec les réalités de la guerre : les trains de blessés. Pas d’engagement de son unité dans la bataille de Charleroi, repli immédiat sur Vervins, Orbais, Villiers-Saint-Georges puis Montmirail.

pp 39-44 : chapitre 4 : Reims (13-14 septembre 1914)

Départ de Château-Thierry pour Reims où l’unité de l’auteur cantonne. Début des bombardements de la ville.

pp 45-48 : chapitre 5 : T.S.F.

pp 49-54 chapitre 6 : la maison des cercueils

Description d’une menuiserie à Jonchery-sur-Vesles (Marne) servant à fabriquer les cercueils pour l’hôpital de cette localité.

pp 57-61 : chapitre 7 : Au créneau (Soupir)

Séjour au pied du Chemin des Dames en période calme, sans doute au printemps 1915.

pp 63-67 : chapitre 8 : réglage de tir

Promu téléphoniste dans le même secteur, apparemment à la même période.

Un camarade, Letourné, évoque une trêve entre Français et Allemands pour aller ramasser les cadavres entre les lignes. Cette scène qui confine à une fraternisation (deux majors de chaque camp se seraient serré la main) est interrompue par un officier observateur qui en rend compte à la brigade.

Du fait de sa nouvelle affectation, l’auteur est amené à régler par téléphone le tir de batteries

pp 69-73 : chapitre 9 : 14 juillet devant la ferme Saint-Victor

Evocation du secteur de la ferme de Saint-Victor dans l’Oise.

pp 75-79 : chapitre 10 : nocturne

Evocation d’un secteur agité – où les bombardements par artillerie de tranchée coupent régulièrement les lignes téléphoniques (les bombardements sporadiques mais intenses par torpilles d’artillerie de tranchée sont l’une des caractéristiques du secteur des environs de la ferme de Confrécourt).

pp 81-88 : chapitre 11 : relève à Confrécourt

« Saison funèbre. Tout s’écroule sous la pluie éternelle, les talus eux-mêmes s’éboulent. On ne peut désirer et réaliser qu’une chose : ne pas vivre absolument dans un cloaque. » (p 82)

Evocation des difficultés à maintenir les liaisons téléphoniques dans un tel bourbier. Une évocation de ce secteur à la p. 111 la situe en décembre 1915.

pp 89-92 : chapitre 12 : secteur calme

« Chaque jour est un jour de gagné sur le risque de la mort – même dans ce secteur en apparence tranquille – et le rythme se déploie, impitoyablement régulier. Trop de petites choses quotidiennes enserrent les soldats pour qu’ils puissent s’offrir le luxe de remuer des idées. » (pp 89-90) Sur « le luxe de remuer des idées », on trouve une évocation toute à fait opposée à celle qui est exprimée ici chez Etienne Giran (Parmi les Zouaves, Edition du Nouveau Monde, 1923) dont l’unité se trouve dans le même secteur et à une période immédiatement postérieure à celle évoquée ici, visiblement matériellement beaucoup moins pénible.

Evocation des loisirs des combattants : parties de cartes, rédaction de la correspondance. La guerre et son spectacle rompent parfois la monotonie et « animent » le paysage : « Plus loin, au faite de la colline, un spectacle attire : les arrivées des gros noirs. Combien risible paraît l’étonnement des gens d’en face sur un inoffensif repli de terrain. Puissance de l’assimilation : j’éprouve un étrange mais réel plaisir, à voir monter avec un sifflement plaintif les trombes de fumée, de terre et les morceaux d’acier. » (p 92)

pp 95-99 : chapitre 13 : l’espoir de la Somme

Après avoir transité par le Valois, l’unité de Déverin rejoint la Somme (Rosières, Marcelcave). Les préparatifs d’offensive semblent prometteurs : « Pourquoi ne serait-ce pas le dernier acte, le commencement de la ruée finale ? » (p 96)

pp 101-104 : chapitre 14 : Le « 105 » devant Belloy

Engagé dans l’offensive, l’auteur subit les effets d’un bombardement dont il ressort miraculeusement indemne : « A distance, on remâche mieux cette idée de mort. Cela fut proche. Mais pourquoi faire tant d’histoires ? Nous reposerions en un cimetière sans faste. Il resterait deux noms sur les croix de bois noir ; cela ne serait même pas le tragique lamentable du papier dans la bouteille des premiers temps de guerre. Et l’oubli serait fait si vite. Un homme remplace un autre homme. » (p 104)

pp 105-109 : chapitre 15 : En réserve, au « Chancelier »

Evocation de la mort « voici déjà deux mois (…) [de] ce charmant Marcel Etévé » (l’auteur des Lettres d’un combattants (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, cf. J.N. Cru, Témoins, Les Etincelles, 1929, pp 516-518) dans cette même tranchée des Chanceliers reconquise par l’unité de Déverin.

« Quant aux prisonniers, adolescents pour la plupart, nous les regardons sans haine, mais sans indulgence. Physique ingrat, l’air absent, abruti par la prodigieuse rafale d’acier qui, depuis plusieurs jours, s’abat sur eux. Ils défilent, identiques. Je leur dis : « Kriegsende ! » Ils s’épanouissent largement (…) Ce qui nous frappe, c’est leur mine humble et souvent sournoise, sous cet affreux calot. A l’un d’eux, un biffin arrache violemment sa patte d’épaule. Pas un geste, ni un mot de révolte. » (p 107)

Evocation d’un blessé allemand, dans ce contexte particulier à l’offensive : « Pauvre type, il est bien amoché ; on devine des moignons sanglants sous la toile de tente tachée de grandes plaques rouges. On le plaint un peu. « Oui, c’est dommage, dit Pernin, mais ils ont fait le sale coup si souvent de faire semblant de se rendre et de nous balancer une « citron » dans le blair ! » Chacun est devenu assez dur ; la pitié ne se prodigue plus qu’à bon escient. Et d’ailleurs toute sensibilité s’émousse. Il faut, pour la toucher, que l’horreur atteigne un certain degré, soit proche et directe. Combien de fois avons-nous devisé gaiement le long de tombes inconnues. » (p 108)

pp 111-115 : chapitre 16 : Benoît, téléphoniste

Evocation rétrospective de tous les secteurs parcourus et des camarades de combats rencontrés (des téléphonistes). Evocation – là encore rétrospective – de la mort d’un camarade proche : Benoît.

pp 117-120 : chapitre 17 : Faune

Evocation rétrospective des animaux croisés pendant la guerre, qu’ils soient aimés ou détestés : chevaux, chats, rats, poux, chiens, ânes.

pp 123-124 : chapitre 18 : Le repli (mars 1917)

Après une période de repos, avance sur Lassigny : « Partout des entonnoirs, partout les routes sont barrées par les arbres coupés, les poteaux renversés. » (p. 126)

« A Guiscard, à Guivry, ce qui reste de la population – des vieillards et des femmes – nous regarde défiler, sans manifester d’ailleurs aucun enthousiasme. Ces gens là semblent encore plongés dans une certaine hébétude. Un seul geste émouvant : à l’entrée d’un village, des gamins blêmes, au visage osseux, accourent nous prendre les mains. » (p 127)

pp 131-132 : chapitre 19 : Benay

Occupation de nouvelles positions, particulièrement inconfortables du fait de l’avance.

pp 135-140 : chapitre 20 : La ferme Lambay

Installation un peu moins précaire dans une ferme détruite. Le projet d’attaque de la ligne Hindenburg au niveau de Saint-Quentin est jugé comme une « folie ». Un lieutenant du 48e déclare : « Vous voyez Déverin, les généraux qui préparent froidement des attaques aussi ridicules, tout en sifflant une bonne fine, au coin du feu, ce sont des assassins. » (p 139)

pp 141-144 : chapitre 21 : Pernin – dit « le petit »

Portrait-épitaphe  du « parigot » Pernin, sergent-fourrier débrouillard : « C’est l’homme-bricole ; il sait tout faire, hormis les écritures. D’ailleurs il affiche un profond mépris des papiers et des bouquins. Quand il nous voit manier la pelle ou la pioche, il regarde avec condescendance, puis tout à coup, enlevant sa vareuse : – Vous me faites mal au ventre. Passez-moi ça. » (p 142)

pp 145-149 : chapitre 22 : Chemin des Dames

Ce chapitre évoque un moment de la bataille dite des observatoires, à l’été 1917 : « Comme je gagnais le secteur par ces chemins sinueux où, de place ne place, des avis intiment : « Passage dangereux. Faites vite », j’ai rencontré un blessé, conduit au poste de secours le plus proche. Ensemble nous fîmes halte en un endroit moins exposé. Il me dit : « J’suis de la 9e ; c’est infernal là-haut. Pour ainsi dire plus de sapes, plus de boyaux. Tout le temps des coups de main, des bombardements. On ne roupille quasi plus. Tant qu’à la soupe, on se met souvent la bride (…) On en a déjà vu, mon poteau, mais pas comme ici. Et soi-disant la division ne démarrera que quand elle aura atteint un certain chiffre de pertes… » (p 146)

La sortie de ce secteur difficile est vécue comme une libération miraculeuse : « (…) j’atteins une première étape, Villers-en-Prayères, où les roulantes stationnent sous les arbres frais (…) La zone des privilégiés, de ceux que le sort a touché du doigt, commence ici. » (p 149)

pp 151-155 : chapitre 23 : Le communiqué (G.Q.G.)

Affectation au G.Q.G. de Compiègne, probablement vers fin 1917. Membre de l’équipe chargé de la rédaction des communiqués (mais ne donne aucune description détaillée des services de Pierrefeu).

pp 157-163 : chapitre 24 : Les derniers jours de Compiègne

« Chose singulière, j’ai eu de la peine à m’accoutumer à ce milieu nouveau. On sent qu’ici on a perdu le contact et cela crée comme un malaise. Par instants, il vous manque la rude camaraderie, l’insouciance parfois gaie de front et aussi ce partage émouvant de tout ce qui est quotidien, du tabac aux pensées. Il y a bien un fossé entre ceux qui ont connu la tranchée, et tous les autres. » (p 158)

L’offensive allemande sur Noyon et les fréquentes alertes aériennes entraînent un déménagement complet du G.Q.G. pour Provins.

Pp 165-169 : chapitre 25 : Metz (la farandole et les prisonniers)

La journée du 11 novembre est décevante : « Mais quel manque d’émotion en ce Provins assoupi, en ce Grand Quartier sans flamme et sans cohésion. Car nous ne connaissons ici ni la gravité recueillie du front, ni le délire de Paris. Cette journée unique nous paraît morne et vide. Je l’avais rêvée toute autre. » (p 166) Pierrefeu, quant à lui, en dit tout le contraire : « Le jour de l’armistice fut, à Provins, un jour de folie comme dans toute la France. » (GQG Secteur 1, tome 2, p 238)

Départ pour la Lorraine. Cantonne à Metz et participe aux festivités de la ville libérée.

La dernière vision de guerre évoque gravement le retour de prisonniers français : « Ah ! ceux-là n’avaient pas le droit aux fleurs et aux musiques, à l’accueil triomphal. Pas de défilé pompeux, pas de sympathie. Encadrés militairement, ils semblaient plutôt un troupeau de suspects ou de condamnés. Hâves, le regard fixe, ils allaient, chargés de ballots et de caisses. Etrange théorie où tous les uniformes se mêlaient, où certains soldats – ceux du début – portaient encore des pantalons et des képis d’un rouge éteint. » (pp 168-169)

J.F. Jagielski, décembre 2008

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Catulle-Mendes, Jane (1867-1955)

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1. Le témoin

Née en 1867. Nom de jeune fille, Jeanne Mette. Seconde épouse de l’écrivain et critique « fin de siècle »  Catulle Mendes (1841-1909) qu’elle épouse le 8 juillet 1897 et dont elle aura trois enfants. Femme de lettres et poétesse appartenant, après son mariage, à la grande bourgeoisie littéraire parisienne. Catholique « réservée » (« Hélas ! je ne suis chrétienne que par tradition familiale, par déférence, par instinct d’admiration pour la douceur évangélique. Mais la foi qui recrée, je ne l’ai pas. Je ne connais que la vie et mon enfant mort. », p 65). Publie plusieurs livres et recueils de poésies avant et après la guerre : Chez soi, les petites confidences (1911), La ville merveilleuse (1911), France, ma bien aimée (1925), L’amant et l’amour (1932). Collabore régulièrement à différents journaux : Le Gaulois, La Vie heureuse, La Fronde, La Presse.

Intellectuelle qui considère que la guerre menée par la France est une guerre juste et défensive. S’engage durant la guerre dans l’Oeuvre du Vestiaire des Blessés, une organisation caritative qui se chargeait de l’amélioration de l’habillement des soldats blessés dans les hôpitaux de l’arrière et de la réunion des familles dispersées (régions envahies et Belgique). Donne durant la guerre des conférences aux Etats-Unis et en Amérique du Sud mettant en valeur le rôle des femmes dans l’effort de guerre.  Ses trois fils sont partis sur le front.  Elle apprend la mort de l’un de ses fils, un  artilleur, Jean-Primice, jeune engagé volontaire tombé le 8 mai 1917 dans le secteur de Mourmelon lors de la bataille des Monts. Ce deuil affecte profondément et durablement cette mère qui semble avoir eu une relation très fusionnelle avec ce fils.

Après la guerre, ses écrits tombent dans un relatif oubli. Fonde deux prix littéraires : le prix Catulle Mendes et le prix Primice Catulle Mendes en 1922. Décédée en 1955.

2. Le témoignage

La Prière sur l’Enfant mort, Lemerre, 1921, 401 p. Une illustration : un profil de Primice dessiné par l’auteure que nous reproduisons ici.

Une dédicace : « A mon enfant adoré Primice Catulle-Mendes engagé volontaire en 1914 tombé pour la France à vingt ans le 23 avril 1917. »

La rédaction de ce témoignage suit chronologiquement d’assez près la perte de ce fils : « Commencé à St-Jean-de-Luz, le 10 juillet 1918. Terminé à Paris, le 12 décembre 1920 » (p 401). Il est donc écrit dans la phase critique du deuil.

Cet ouvrage – difficilement consultable aujourd’hui – a pu être tiré à compte d’auteur, ce qui pourrait expliquer sa très faible diffusion.

Tout l’intérêt de ce témoignage – présenté sous forme de journal avec des repères chronologiques précis – réside dans la description méticuleuse des différentes phases du deuil d’une mère fortement affecté par la mort à la guerre d’un fils et qui s’investit totalement dans une quête qui doit aboutir à la mise en sécurité de ses restes. L’extrême complexité des démarches et les multiples étapes pleines d’imprévus qui autoriseront le retour de ce corps sont également décrites dans le détail. Les différentes « communautés de deuil » et les interventions des multiples intermédiaires qui autoriseront y sont nettement décrites.

Ce témoignage permet également de mieux appréhender la vision des réalités du front par un membre de la grande bourgeoise intellectuelle au moment de son arrivée à Mourmelon (vie dans une localité de l’immédiat arrière-front, ressenti face aux mutineries qui affectent le secteur, pp 117-119 et 132-133), sans qu’il soit toujours facile de faire le tri entre ce qui tient du strict témoignage et ce qui de l’ordre de l’arrangement proprement littéraire (scène du cimetière de Mourmelon où les croix de bois s’accrochent au voile de la mère en deuil, p 142-147, ou scène des soldats redescendant du front avec des roses au bout du fusil et au casque, pp 153-154) . Chez elle, l’observation de l’immédiat arrière-front n’annihile jamais complètement certains clichés sur les réalités de cette guerre, propres au monde de l’arrière. Clichés d’une civile découvrant la vie de l’avant et clichés d’une intellectuelle qui ne peut lire ce qu’elle voit qu’au prisme des a priori du milieu social dans lequel elle évolue. Elle constate, par exemple, que l’église de Mourmelon n’a pas été bombardée par les Allemands car « elle n’a pas de valeur artistique, ce qui ôte aux Allemands le goût de la détruire. » (p 155). A plusieurs reprises son témoignage glisse sans retenue du côté des racontars douteux. Ainsi en est-il de l’épisode du tunnel du Cornillet qui aurait pris grâce à une attaque au gaz et où les soldats français « blaguaient [et] conservaient leur bonne humeur » en évacuant les corps des soldats allemands en décomposition (pp 233-237).

3. Analyse

Les prémices : l’absence de courrier

La première partie de ce témoignage est centré sur la montée de l’angoisse liée à l’absence de nouvelles entre ce fils et sa mère qui correspondaient très régulièrement : « C’était le 8 mai 1917, un mardi. Il est à peu près dix heures du matin. Depuis seize jours je suis sans nouvelles. Heure par heure, je me les rappelle, ces seize jours d’attente. Ces jours d’une autre existence, d’un autre monde. Ces jours où je ne savais pas encore, où j’approchais de savoir, où la lumière diminuait en moi, affreusement, jusqu’à l’horreur brusque par quoi tout est noir. » (p 11)

Passant par des phases d’espoir et d’angoisse, l’auteure multiplie les lettres qui resteront sans réponses : « Inquiète ?… Mon cerveau n’est pas inquiet. Il nie toute inquiétude. Il ne sait rien. Mais quelque chose qui monte en moi, que j’ignore, qui ne monte pas jusqu’à l’esprit, est déjà désespéré. » (p 19)

« Dimanche… Deux semaines… J’écris, j’écris à tous ceux de mes amis qui peuvent quelque chose peut-être… Je télégraphie, je téléphone… Oh ! sans folie, en des termes mesurés, sages. Je ne consens pas encore à avouer la torture… Qu’on m’explique ce retard, voilà tout… Et j’écris à mon petit enfant, à lui, avec délire : « Réponds… Réponds… » (p 22) Des raisonnements rassurants prennent corps : « Quand je reprends connaissance de l’endroit où je me trouve, appuyée sur le mur, en haut de l’escalier, pour la première fois, j’accepte de formuler une supposition… Prisonnier ?… (…) Et peut-être qu’il a pu s’échapper avant d’être pris. Il est si clairvoyant, si agile, si robuste. » (p 23)

La nouvelle

L’auteure apprend la nouvelle de la mort de son fils par le biais de deux infirmières qui se rendent à son domicile. Un des fils de l’une de ces infirmières, Etienne D. ami intime de Primice, a écrit une lettre à sa mère lui demandant d’aller annoncer la mort de son ami à sa mère. « Sur sa demande [celle de Primice], j’avais pris l’engagement, en cas de malheur, de prévenir sa mère. Mais, par lettre, c’est trop terrible, je ne peux pas, surtout bouleversé comme je suis. Je viens donc te [à sa mère] demander d’aller trouver toi-même la mère de Primice et de lui annoncer le malheur qui la frappe. » (p 28) Suivent les premières indications attendues sur les circonstances de sa mort : « Il n’a pas été défiguré du tout. Son visage était très calme. Ses camarades qui étaient autour de lui croyaient qu’il n’avait rien » (p 29) et le lieu où il repose (plan du secteur, les premières attentions des camarades autour de la tombe, la mise en bière, la récupération des effets personnels).

Auto culpabilité et premier désir de rapatrier le corps

« Je l’ai adoré… Je l’ai adoré… il était dans mon existence comme un cœur est dans la poitrine… Je l’ai veillé toutes les minutes de sa vie. Je pensais à tout… Je n’ai rien fait puisque je n’ai pu empêcher cela. » (p 34)

« Pourtant, presque soudain, dans l’ombre, il me vient un apaisement… il ne monte pas de moi… Je ne l’ai pas désiré… Il ne dépend pas de moi… Le long de mon épaule, un poids léger, impalpable, une présence veut que je n’aie pas tant de mal… (…) Elle m’oblige à céder. Ce n’est pas ma faute, un moment, je souffre moins… Un moment, et c’est tout… Mais il a existé… » (p 36)

« Quand à venir… il ne faut pas y songer… J’irai. Je sais que j’irai. « C’est balayé de tous côtés par les obus… » Est-ce que je peux laisser mon enfant mort sous les obus… Est-ce que je peux laisser les obus le déterrer… l’abîmer… quand la mort lui a épargné cela. Elle m’a réservé ma tâche. » (p 37)

L’auteure fait jouer l’ensemble de ses relations – littéraires et autres (Pierre Loti, un général russe, le colonel W., chef des ambulances russes) pour obtenir l’autorisation d’aller récupérer le corps (voir sur ce site les démarches assez identiques entamées par la famille Verne pour obtenir l’autorisation d’aller se recueillir en mai 1917 sur la tombe de leur fils).

Sa position privilégiée l’autorise à faire intervenir toutes ses relations pour aller récupérer ce corps. Cette quête est relativement brève si on la rapporte au reste de la population des endeuillés (Ce n’est qu’à la promulgation de la loi du 31 juillet 1920 et du décret du 28 septembre que les familles seront autorisées à rapatrier les corps. Cette question avait d’ailleurs été vivement débattue au sein même de la Commission des Sépultures, mise en place par arrêté ministériel du 25 novembre 1918 . Début 1919, un rapport de cette commission avait préconisé un « projet de loi interdisant l’exhumation et le transport des corps des militaires français alliés et ennemis sur le territoire français pendant une période à déterminer. » Un projet de loi en date du 4 février 1919, déposé par le gouvernement, lui avait donné raison. Mais au sein même de cette commission, un vif débat avait opposé, lors de la séance du 31 mai, deux de ses vice-présidents : Louis Barthou favorable au rapatriement et Paul Doumer qui entendait que les corps demeurent à jamais dans les cimetières du front (AN F2 2125). Même après la guerre cette question faisait débat et les multiples interdictions ne parvinrent jamais à mettre fin aux nombreuses exhumations clandestines dont témoigne ici le récit de Jane Catulle-Mendes.

Une intervention familiale paraît décisive : « Mon frère m’apporte une carte d’état-major de la région. Nous la comparons au petit plan que l’a envoyé Etienne D… C’est bien conforme (…) Je demande :

– Une fois à Mourmelon, comment faire ?

– C’est très difficile. Pourtant, sur place, tu trouveras peut-être un moyen.

– Des familles ont dû, souvent, parvenir à ramener leur enfant ?

– Oui, on fermait les yeux… Maintenant, c’est absolument défendu. Il y a eu des accidents, des hommes blessés, tués… Et aussi des erreurs, des abus graves…

– Qui s’en chargeait avant que ce fût interdit ?

– Des brancardiers en général. Mais, dans les régions dangereuses, il n’y a pas de sécurité… ils se pressent, ils peuvent se tromper… Quelquefois, ils ne trouvent pas… On a rendu, à des familles, des cercueils qui ne contenaient que du sable…

– Je serai là.

– Ca vaut mieux…

Il ne doute pas. Enfin, quelqu’un qui ne doute pas… » (p 49)

Elle obtient l’appui inattendu d’un brancardier permissionnaire qui connaît le secteur de Mourmelon et qui lui propose son aide. « Ce même jour, une jeune femme dévouée m’annonce qu’un de ses intimes amis, le Dr M… qui commande le train de blessés où il est maître absolu, se trouvera à Châlons.

– Il pourra peut-être vous aider. Voulez-vous que je lui écrive de venir vous attendre à votre arrivée ?

– Oui… »

Elle obtient finalement par cette entremise l’appui du capitaine V… qui dirige les services de l’état-civil du champ de bataille dans le secteur (pp 51-52)

Les condoléances

S’en suit la mention, citations à l’appui, de nombreux courriers de condoléances émanant du tout-Paris littéraire et artistique. Aux condoléances patriotiques, l’auteure répond : « Personne plus que moi n’a la gratitude, le culte de la patrie. Mais l’enfant c’est aussi la patrie. C’est le tout proche, c’est le plus adoré visage de la patrie. Si l’on m’avait dit : « Choisissez… » non, non, je n’aurais pas pu faire le choix, je n’aurais pas pu condamner mon enfant à mort, même pour mon pays. Que d’autres aient ce stoïcisme… » (p 57) S’ajoutent aux condoléances écrites, les obligations mondaines, pesantes, envers ceux qui peuvent d’une manière ou d’une autre favoriser la quête : « L’empressement du docteur M… ne se ralentit pas. Il me seconde chaque instant (…) Je voudrais fermer les yeux, ne rien dire, surtout ne rien dire… (…) Pour avoir mon enfant je dois me plier à tout… Allons, un effort qui me soulève de cette fatigue… Je parle… Je parle selon le thème qu’on me propose, littérature, philosophie (…) Des sujets dont j’ai l’habitude… Je me rappelle que j’étais complètement absente de ces propos et que j’entendais ma voix sans l’écouter, comme la voix d’une passante qui dit des histoires monotones, dont on ne retient rien… » (pp 84-85)

Le souvenir du disparu

Evocation de souvenirs du jeune homme soldat : au moment de la mobilisation, en permission : « Mais jamais, non plus, elle ne devait me quitter, l’image de tout à l’heure, renversée, si pâle… Chassée de mes yeux, chassée de ma connaissance, elle restait, présence obsédante et pesante, près de l’autre, dans l’obscur de mon être. Pourquoi, pourquoi, n’ai-je pas écouté ces annonciations du malheur… Pourquoi les ai-je écartées de ma conscience… J’aurais dû, au contraire, les dresser devant moi, comme la vérité nue. Je n’aurais dû avoir qu’elles pour conseils et pour guides… Mais qu’aurais-je fait ? » (pp 71-72)

Visite d’Etienne D…

Le 28 mai, l’auteure apprend qu’elle a obtenu le sauf-conduit pour se rendre à Mourmelon. Elle attend un courrier du capitaine V. pour se mettre en route.

Le 1er juin, elle reçoit la visite d’Etienne D., l’ami intime de Primice qui lui avait fait connaître sa mort. Il revient sur les circonstances. La mère lui demande ce que sont devenues les affaires personnelles de Primice. Le soldat se charge de les récupérer et de les transmettre à la mère. Dans ces affaires, un carnet de notes tâché de sang : « Ses dernières gouttes de sang vivant… Je les aurai… » (p 75)

« Y aller »

Les espoirs qu’avaient laissé entrevoir le capitaine V. s’amenuisent. « Rien n’était commencé. Les dernières [lettres] que j’ai envoyées sont restées sans réponse. Face au découragement des proches, l’auteur s’obstine : « Je n’écoute pas. J’attends » (p 76) Elle se rend au ministère de la Guerre pour réclamer les affaires de Primice qui la renvoie vers « un service spécial », rue Lacretelle. « J’y vais. Toujours ce soleil intolérable. Mais j’aurai tout à l’heure, les objets qui étaient sur lui quand il est mort, qui ont absorbé sa dernière chaleur… » (p 77)

Le sauf-conduit ayant expiré, sans nouvelles du capitaine V, elle se met en route, quitte à aviser sur place. Un ami, le commandant Massard, l’avertit qu’à Châlons la consigne est extrêmement rigoureuse et qu’elle devra utiliser un subterfuge : une mission rattachée au service de Santé.

En partant pour le front, sa détermination est intacte : « Ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une volonté, ce n’est pas une illusion. C’est un feu fixe, sans raison, sans obstacle. Il m’emplit toute. Il est tout ce qui existe pour moi (…) Récapituler toutes les recommandations qu’on m’a faites… appeler toute ma présence d’esprit… Il faut que je passe. » (pp 81-82)

Elle est accueillie à Châlons par le Docteur M. qui propose, si nécessaire, de la cacher dans son train de blessés jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen d’aller vers Mourmelon. Elle apprend que le capitaine V. est dans la ville et cherche à le joindre par courrier. Dans l’attente d’une réponse, elle parvient à faire prolonger son sauf-conduit. Un mot du capitaine V. l’avertit que le corps de Primice n’a pu être exhumé. Un vague désespoir l’envahit sans toutefois altérer sa ferme détermination : « Mais pas un fléchissement, pas un doute. J’irai jusqu’à lui et je le reprendrai. Que sa pauvre mort reste exposée au sacrilège, c’est seulement cela qui est impossible. Comme quand il était dans mon sein, il n’a que moi. Je ne peux pas plus l’abandonner que si je le portais toujours en moi. » (p 93)

Retournant vers le capitaine qui lui a prolongé son sauf-conduit, ce dernier l’oriente vers Melle de Baye (une des futurs responsables de l’ossuaire provisoire de Douaumont) qui est à l’ambulance militaire de Mourmelon. Jane Catulle Mendes s’y rend enfin.  L’infirmière, nouvellement arrivée dans le secteur, le connaît mal et ne peut lui être d’un grand secours. L’auteure parvient alors à se loger sur place et à y rencontrer le capitaine V. qui a fait ouvrir une fosse dans le cimetière mais n’a pu y faire venir le corps. Cet officier va faire venir les amis de Primice auprès de sa mère.

Entre temps, Etienne D. qui a été mis au courant de la présence de la mère de son ami vient la rejoindre et l’assure de tout faire pour récupérer le corps grâce aux amis communs de la victime. Jane Catulle Mendes se rend chez un menuisier afin qu’il lui assemble un cercueil en chêne. Ce dernier, après hésitation, accepte la commande après avoir demandé qu’on lui fournisse les dimensions exactes de la bière dans laquelle repose actuellement le corps.

L’auteure, qui n’a toujours pas récupéré les effets de son fils, se rend au camp de Châlons, « une petite ville de baraquements en bois », pour y prendre des renseignements. Ces objets viennent d’être expédiés vers la mairie d’arrondissement de son domicile. Au contact des réalités du front depuis quelques jours, l’auteure ne peut s’empêcher de déplorer « cette bureaucratie nécessaire [qui] est loin de nos Morts et de nous. » (p 137).

Le 13 juin, elle se rend sur les indications du capitaine V. dans le cimetière civil de Mourmelon pour voir la fosse dans laquelle pourra être inhumé son fils. Puis elle prend en charge les différentes tâches matérielles nécessaires à cette inhumation : « Penser à tout… Dans la terre, le bois a pu gondoler. Il faut augmenter un peu ces mesures pour que l’emboîtement des deux cercueils se fasse sûrement. » (p 148). Une visite chez le menuisier avec les dimensions du cercueil la déroute : la taille demandée ne permettra pas d’introduire le cercueil dans la fosse… Un nouvel adjuvant arrive, il s’agit du général T. qui la connaît et a eu vent de sa présence. Il l’invite à dîner à sa table. Dans un premier temps, l’endeuillée lui cache l’objet réel de sa présence et prétexte une mission visant à photographier et inventorier les tombes russes. Elle rencontre Marcel N., « ce jeune soldat qui a enlevé mon Primice de l’endroit où il est tombé, et l’a porté au poste de secours. » (p 157). On revient sur les circonstance de sa mort : « Savoir encore… » (p 161).

Le 15 juin, retour chez le menuisier qui finalement accepte de faire le cercueil aux dimensions voulues. Puis il faut prendre contact avec le serrurier qui doit l’envelopper d’une gaine métallique et le plomber. Etienne D. continue les préparatifs en vue de la prochaine exhumation mais un déplacement imprévu de sa batterie annihile les espoirs de la mère. Elle se tourne alors vers les G.B.D. du secteur qui acceptent de l’emmener vers la tombe nuitamment mais les gendarmes stoppent le convoi et lui interdisent d’aller plus loin. « Un seul recours : le général. Ces brancardiers font partie de sa division. Il faut qu’il me donne l’ordre. En lui demandant, je sais le danger que je cours. Je le surmonterai. Je surmonterai tout. Il ne pourra pas me refuser. Aucun être humain ne pourrait me refuser. » (p 183). Le général accepte et entend jouer le jeu malgré les récentes interdictions d’exhumation. Il donne des ordres au capitaine M. qui doit prendre les dispositions nécessaires pour que la visite ait lieu le lendemain.

Le 16 au soir, elle se rend sur la tombe en compagnie du général T. et du capitaine M. Visite brève (« Les genoux enfoncés dans la terre où tu es… Délire d’oubli avec Toi… », p 194)  car les tirs d’artillerie se rapprochent dangereusement.

Le lendemain, « une seule pensée. Le ramener. » (p 197). Ce retour ne pourra s’accomplir qu’ultérieurement car la division commandée par le général T. doit partir au repos. « 25 juin. J’attendrai ces quelques semaines, puisque j’ai ces promesses. » (p 200)

De retour à l’arrière

Le 26 juin, elle quitte le front et rentre sur Paris puis se rend au Havre. Une dépêche la fait revenir sur Paris pour aller récupérer les effets de Primice qui sont revenus à la mairie de son arrondissement. « Devant un bureau, un scribe, accoté à son fauteuil, fume, l’air ennuyé. D’une voix molle, il demande, sans me regarder :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Cet homme, impudent d’attitude, et plein de mauvaise volonté, il détient ces choses sacrées… Peut-être a-t-il pouvoir de m’en priver. » (p 213)

Elle récupère finalement les « reliques » : «  Des chemises, des gilets, des mouchoirs, des serviettes… Au fond, son portefeuille, son porte-cigarette, sa pipe… Ses plaques d’identité, celle qui était à son poignet et celle qui était sur sa poitrine… Sa montre, son petit carnet… Son petit carnet. Les tranches des feuilles, en haut et sur la moitié du côté, sont imbibées d’un rouge un peu sombre. Ses dernières gouttes de sang vivant… Je n’ose pas même y poser mes lèvres. Je les regarde, je les respire… Que mes larmes ne les tachent pas…» (pp 214-215). L’exploration des « reliques » – lettres, contenu du portefeuille – ne se fait pas sans scrupules mais aide à pénétrer et comprendre les derniers moments de la vie du soldat.

De retour au Havre, elle reçoit une lettre du général T. : « … Je suis allé visiter la tombe de votre petit Primice. Elle est en bon état. J’y ai déposé des fleurs de votre part. » (p 222) Une autre lettre du capitaine V. : « J’ai causé avec l’abbé V… Nous sommes bien d’accord. Nous ferons le nécessaire pour tout arranger quand vous serez là. Je vous avertirai du moment exact où vous pourrez demander votre sauf-conduit… » (p 222) « Attendre… Avec ses affaires… Chaque soir, avant de m’endormir je mets contre moi, ses lettres, son carnet. Je m’imprègne de lui. Peut-être quelque chose du mystère de sa vie, passe en moi, survit en moi… » (p 223)

Le 27 septembre, une nouvelle lettre du général : « Nous ne sommes pas dans le secteur, mais nous sommes tout contre. Vous pouvez venir. » (p 228)

Y retourner et l’exhumer

La petite fosse qui avait été creusée dans le cimetière civil de Mourmelon n’est plus disponible. Finalement, le corps sera réinhumé dans un cimetière militaire. Cette nouvelle fosse devra être élargie pour accueillir la bière en chêne qui est prête. Il faut reprendre contact avec le serrurier.

Le capitaine V. s’assure une dernière fois que l’endeuillée veuille bien se rendre sur place et assister, malgré les risques, aux opérations d’exhumation. « J’aurai la force. », répond-elle (p 233). Finalement, seuls la mère, le capitaine et une équipe de brancardiers se rendront au cimetière du front. Le capitaine V. entend ainsi couvrir son supérieur dans ce qui est une entorse grave aux règlements en vigueur.

Le 7 octobre, à la nuit tombée, le groupe se met en route sous la pluie pour le cimetière proche des premières lignes. Les travaux d’exhumation se révèlent pénibles et dangereux. L’état du cercueil imprévisible. Pour parer à tout, on a emmené des bâches. « Les brancardiers travaillent sans bruit. Leurs gestes sont alertes et pieux. Ils ont enlevé le petit entourage de bois, les couronnes. Les pelletés s’accumulent, soigneusement déposées au bord de la petite fosse. Malgré ma volonté irréductible de reprendre mon enfant, j’avais parfois l’émoi secret de ce qu’il peut y avoir de sacrilège à ouvrir une sépulture, même avec tout l’amour, même pour tout le devoir. » (pp 242-243) Au moment de la remontée de la bière, « … Et je ne sais plus ce qui se passe… Vaguement, je sens que le capitaine me dépose, avec précaution, par terre… Quand je reviens à moi, Primice est étendu sur le chemin central, un peu en travers. Je suis contre lui. Mes mains serrent et caressent son cercueil (…) Le voir… Le tenir dans mes bras… Soulever cette planche qui nous sépare… Je ne peux pas… Quelque chose me retient… Quelque chose de mystérieux que je ne dois pas enfreindre… J’obéis… » (p 245)

On rebouche la fosse pour masquer l’exhumation. Le cercueil est particulièrement lourd car une ouverture a permis qu’il se remplisse de sable calcaire. Mais, selon les dires du capitaine V., « ce sable l’a comme embaumé, il doit être admirablement conservé. Il n’y a aucun symptôme de décomposition. J’en suis sûr. J’avais le visage juste au-dessus de l’ouverture. Aucune odeur. Votre Primice est intact. » (p 246) Le corps du défunt est donc entré en odeur de sainteté…

Rapatrié, placé dans une deuxième bière confectionnée par les soins de sa mère, plombé, réinhumé au cimetière militaire, il semble désormais à l’abri des injures de la guerre. Elle a désormais un lieu pour le pleurer, un lieu où l’enfant est définitivement en sécurité : « Ne pas partir encore… Il est là. Je l’ai. Le jour grandit. Le soleil se lève sur sa tête. On m’emmène. Plusieurs fois, je me retourne, je contemple la petite tombe toute blanche dans le soleil levant. » (p 252)

Le livre, second tombeau

Mais après tant d’efforts et de patience déployés pour en arriver là, un vide apparaît : « J’ai sauvé ton corps. Je lui ai donné une petite tombe blanche qu’abrite mon amour. Qu’est-ce que je peux pour ton âme ? Un livre… Lui donner, à elle aussi, une petite tombe, la petite tombe blanche d’un livre (…) Un livre… Quelques mots pour parler de Toi (…) J’écrirai un livre pourtant. Je te le promets. Puisque c’est tout ce que je peux. » (pp 253-254) L’écriture littéraire de ce « témoignage » fait donc indissociablement partie du processus de deuil et participe à son accomplissement complet. L’auteure a recours à des effets stylistiques proprement littéraires, mis  au service de ce témoignage : une écriture elliptique, saccadée, parfois volontairement incohérente, capable d’exprimer la souffrance et mieux dire le désespoir psychologique.

La longue séquence traumatique du deuil : le souvenir du disparu

Le fait d’avoir pu enterrer décemment le fils et d’écrire l’histoire de ce deuil ne sont pas pour autant clôture de la période traumatique et d’auto-culpabilisation : « Des rêves, chaque nuit. Presque toujours mêlés à la Nuit où je l’ai ramené. » (p 263) Dans ces rêves, la mère est présente au dernier instant, juste avant la mort de son fils qu’elle parvient à sauver.

Les objets qui appartenaient au fils reprennent vie avec elle, par elle : « A mesure que les jours s’écoulent, que les jours l’écartent d’elle, je répands de plus en plus, autour de moi, les petits objets qui lui ont appartenu, pour quelle que chose de lui soit encore mêlé à la vie. Il aimait dessiner. Je me sers de ces crayons de pastel pour accentuer la ressemblance de quelques uns de ses portraits. Sa montre est, chaque jour, remontée. Ses coupe-papier tranchent les livres que je lis. Je ne cachette les lettres qu’avec les cachets à ses initiales. » (p 265). Nombres d’indices dans le comportement de cette mère laissent à penser qu’elle s’identifie fortement au disparu et que cette façon de faire l’aide à surmonter sa propre douleur : « Le mêler à la vie. Ne rien oublier de lui. Ma pensée, c’est toute sa résurrection. Quand je mourrai, il mourra une seconde fois. » (p 276)

Le premier anniversaire de sa mort est vécu sur le mode de la culpabilité : la demande de sauf-conduit n’a pas abouti à temps. La publication d’un poème du jeune Primice publié dans la presse, intitulé Les cuirassiers de Reichshoffen, est perçu a posteriori par sa mère comme une annonce de sa destinée tragique.

Le 17 mai 1918, le sauf-conduit arrive enfin. Une visite de la tombe avec le capitaine M. ne la satisfait pas complètement : « … Demain, mon Bien-aimé, je reviendrai seule, longtemps seule… » (p 272) La séparation entre le lieu de sépulture et le lieu de villégiature de la mère est de plus en plus mal vécue : « C’est horrible cette séparation. Comme je les envie, ces coutumes d’Orient qui permettent de garder les morts aimés dans le jardin de la maison qu’on habite, de mêler familièrement leurs mânes mystérieuses à tous les actes de l’existence. » (p 273)

L’offensive du 18 juillet 1918 réveille les craintes. On va se battre aux abords de sa tombe. De longs passages évoquent alors une forme de régression de la mère : il n’est plus question que de Primice enfant ou de Primice bébé. La vie heureuse de la mère et son enfant est sans cesse remémorée comme pour mieux faire oublier l’instant présent et l’absence. S’ensuit une longue évocation des écrits de Primice, de la petite enfance jusqu’à sa dernière lettre, qui permettent d’établir une biographie qui se métamorphose en véritable hagiographie.

L’après guerre

La proclamation de l’armistice n’est pas mentionnée. Par cette omission volontaire l’auteure exprime cette attitude partagée et largement évoquée par une multitude d’autres témoins, lorsque le deuil submerge et parfois dépasse la victoire. Seule une autre date compte : le 23 avril. C’est donc en ce 23 avril 1919, deux ans jour pour jour après la mort du fils adoré, qu’elle se rend sur la tombe de celui-ci. En route pour le cimetière et croisant deux prisonniers allemands en train de rire, elle intime au sous-officier français qui les accompagne de les faire taire : « Jusqu’à ce qu’ils aient disparu, je reste debout entre eux et mon enfant, pour qu’il ne les entende pas. » (p 382)

Elle semble alors entrer dans une nouvelle dimension du deuil, moins personnelle et plus ouverte aux autres : « Personne… Si. Trois silhouettes noires surviennent dans la blancheur crue du soleil et du cataclysme. Ce sont des jeunes filles en deuil, qui marchent lentement, graves, sans paroles, en se tenant le bras. Elles ont l’air de chercher… » (pp 384-385) Le deuil n’affecte donc pas seulement les mères mais aussi les épouses et les fiancées. Un retour vers le Bois noir, ce lieu ambivalent de la première inhumation et du dernier souffle de vie s’avère incontournable.

Les fêtes de la Victoire ont peu de sens. Elle ne se rend pas à la veillée funèbre de la nuit du 13 au 14 juillet 1919 où a été érigé sous l’Arc de Triomphe un immense cénotaphe dressé à la mémoire des morts de la Grande Guerre. Son deuil n’entre pas dans la dimension publique, attendue, il demeure solidement ancré en elle : « Mais Toi, tu n’es pas vainqueur, tu es un Mort. » (p 391) Le 10 juillet, jour de la fête du défunt, elle préfère aux futures commémorations grandioses la présence d’une tombe : « Quelle fête pour Toi ?… Tu ne sens pas plus les ailes de la Victoire au fronton de ta tombe que mes larmes sur ton seuil. » (p 393) Le 23 avril 1920, de retour sur les mêmes lieux, le questionnement butte toujours sur les mêmes inévitables questions : « Pourquoi es-tu mort ? Quelle vérité égale ta mort, quelle vérité est aussi belle que Toi ? « Mort pour la France», qu’est-ce que cela veut dire ? » (p 395)

J.F. Jagielski, novembre 2008

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Surleau, Frédéric (1884-1972)

 

 

1. Le témoin

Né le 2 juin 1884 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), fils d’un inspecteur des écoles. Après des études secondaires au lycée de Brest, c’est à Paris qu’il acheva sa formation. Ingénieur des Ponts-et-Chaussées sans être polytechnicien, il exerça dans les chemins de fer de 1919 à 1939, notamment les lignes contrôlées par l’Etat (réseau de l’Etat et chemins de fer d’Alsace-Lorraine) puis à la SNCF dont il fut directeur général de 1937 à 1939. Administrateur extraordinaire de la ville de Marseille en 1939 et 1940, préfet des Bouches-du-Rhône en 1940, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de 1941 à 1944, conseiller d’Etat de 1944 à 1954, il a assumé alors diverses fonctions dans l’administration ou dans l’économie. Parmi ses distinctions et engagements, notons qu’il fut membre de la fondation Carnegie.

2. Le témoignage

Le but explicite de l’auteur est de retracer sa carrière à « [s]es chers petits-enfants ». Il part même de sa notice dans le Who’s Who pour se mettre à l’écriture d’une autobiographie largement professionnelle qu’il intitule « Causeries du grand-père ». La Grande Guerre n’est traitée que dans l’équivalent de 5 des 203 pages de ce texte dont la rédaction a été terminée en août 1970 (p. 50-56), dont une page sur une captivité qui a duré plus de quatre ans.

Les mémoires de Frédéric Surleau ont été publiées, avec celles d’un de ses collègues plus jeune d’une dizaine d’année, Robert Lévi [voir notice Lévi], dans la Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°8, Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981), 2007, 346 p. (p. 7-210 pour le texte de Frédéric Surleau), édition présentée et annotée par Marie-Noëlle Polino.

3. Analyse

La guerre commence alors que l’auteur, déjà âgé de 30 ans, vient de terminer avec succès deux ans de formation à l’Ecole des Ponts-et-Chaussées. Mobilisé comme sous-lieutenant du 23e régiment d’infanterie coloniale, il doit la veille du départ, le 6 août 1914, rejoindre l’état-major de la division coloniale où sa qualification professionnelle serait d’une grande utilité dans le génie. Après quelques instants d’hésitation, il demande à son épouse d’informer l’état-major qu’il n’a pas reçu la note de service l’y affectant : « J’avais formé ma section au 23e colonial, choisi mes gradés, fait connaissance avec mes hommes : les abandonner à l’heure du départ aux frontières pour aller dans un de ces états-majors que les combattants considèrent -à tort bien souvent- comme étant le refuge des pistonnés et des froussards me parut être une lâcheté » (p. 51). Plongé dans les combats du début de la guerre, il est fait prisonnier fin août. Il doit alors attendre la fin de la guerre au camp de Torgau-sur-Elbes puis à celui de Strasburg-Westpreussen, bien plus à l’Est. Interné en Suisse en juillet 1918, il arrive à Paris où il retrouve sa famille le 11 novembre.

Exercice commun dans ce type de texte, loin de se limiter à ce conflit, il note ses rencontres avec des personnages importants (Joffre) et il insiste sur les rapports hiérarchiques, citant ainsi un de ses subordonnés agonisant : « Mon lieutenant, mon lieutenant, j’ai une balle dans les reins » (p.53). La brièveté de l’expérience des combats explique peut-être l’absence de description des souffrances des soldats. Quelques passages de ce court texte insistent sur des détails (comme la description des imperfections de sa tenue du sous-lieutenant au moment de la mobilisation, p.51) sans grand intérêt, un peu comme si ce grand-père devait allonger un peu le récit d’une guerre qui, pour lui, n’a pas duré un mois. Ce texte, écrit pour les petits-enfants de l’auteur, se veut alors une leçon d’histoire et n’oublie pas l’attentat de Sarajevo ni les différents plans mis au point par l’état-major ou l’origine du verbe « limoger », limitant ainsi la partie la plus personnelle. Ecrit un demi-siècle plus tard, ce court récit de la Grande Guerre de Frédéric Surleau est aussi largement rédigé en fonction de ce qui est survenu ultérieurement : « Je dirai seulement que, d’une façon générale, les militaires allemands de l’époque de Guillaume II ne déshonoraient pas l’espèce humaine, alors que cela a été trop souvent le cas à l’époque hitlérienne » (p.55-56). Il serait néanmoins intéressant de confronter ce texte à d’autres document pour percevoir la manière dont s’est construite la mémoire de l’auteur : qu’en fut-il ainsi de ces « plusieurs [cas d’insolation] mortels [qui] jalonnèrent cette route interminable » (p.52) lorsque les soldats de son régiment colonial marchaient à la mi-août 1914 en direction de la Belgique ?

Christian Chevandier, novembre 2008

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Lévi, Robert (1895-1981)

1. Le témoin

Né à Paris le 7 décembre 1895, fils d’Israël Lévi, Grand rabbin de France de 1919 à sa mort, en 1939. Reçu en 1914 à l’Ecole polytechnique, il s’engage lors des premières semaines de guerre et n’y commence sa scolarité qu’après l’armistice, intègre le corps des Ponts-et-Chaussées en 1920. Dans les réseaux du chemin de fer contrôlé par l’Etat à partir de 1924, puis de la SNCF à sa création, il est exclu du corps des Ponts en décembre 1940 en application du « statut des juifs » d’octobre 1940, passe en zone non occupée puis en Algérie où il a la charge de la direction des Transports après le débarquement allié. De retour à Paris après la Libération, il occupe des fonctions de direction à la SNCF jusqu’en 1960 et y promeut des procédés nouveaux, comme les longs rails soudés et l’automatisation des triages.

2. Le témoignage

Robert Lévi a rédigé son autobiographie au cours des années 1970. Le manuscrit en a été découvert par Bernard Lévi après le décès de son père. L’objectif de sa rédaction demeure inconnu. Le texte définitif a été mis en forme par Odile Hirsch, sa petite-fille. Dans un essai publié ces années-là (Il n’y a d’absolu que dans le relatif, Paris, Vrin, 1975), Robert Lévi évoquait à plusieurs reprises des souvenirs de cette guerre.

Les mémoires de Robert Lévi ont été publiées, avec celles d’un de ses collègues plus âgé d’une dizaine d’année, Frédéric Surleau [voir notice Surleau], dans la Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°8, Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981), 2007, 346 p. (p. 219-334 pour le texte de Robert Lévi), édition présentée et annotée par Marie-Noëlle Polino. Plusieurs photographies sont publiées avec ce texte, notamment celle d’une tranchée près du Moulin de Laffaux, à l’été 1917 (p. 258). Voir également, pour la période de l’Occupation, « Robert Lévi, «otage présumé» à la SNCF »,  Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°7, Les cheminots dans la guerre et l’Occupation. Témoignages et récit, 2002 (2e édition revue et augmentée, 2004), p. 215-231, par son fils Bernard Lévi qui a également rédigé l’introduction de l’autobiographie (p. 215-217).

3. Analyse

Dans la présentation de cette autobiographie, Marie-Noëlle Polino insiste sur la dimension générationnelle qui explique l’ampleur de cette partie : « La place que R. Lévi a souhaité donner à la Première Guerre mondiale est un témoignage de son impact sur l’ensemble d’une génération » (p. 4). Bernard Lévi remarque également : « On ne peut qu’être frappé par l’importance que mon père attribue dans ces souvenirs à son vécu de la guerre de 1914-1918 » (p. 215). Ce sont 37 des 115 pages (p. 231-267) de l’autobiographie qui sont consacrées à cette guerre.

Engagé volontaire, dans l’artillerie comme il sied à un (presque) polytechnicien, sous-lieutenant en mars 1915, il fut blessé en Champagne puis à Verdun (il consacre ainsi dix pages à sa première journée à Verdun, p. 246-255) et a combattu au Chemin des Dames. Du fort de Vaux, « zone la plus dangereuse de Verdun » (p. 236), au Moulin de Laffaux (sa batterie avait été installée à la ferme Mènejean, p. 259), il a connu parmi les lieux les plus durs de ce front. Il n’en dépeint pas moins avec sobriété les morts, les blessés, les souffrances : « J’ai entendu les hurlements des blessés, j’ai eu sous les yeux d’affreux spectacles de mort, j’ai moi-même été blessé physiquement » (p. 267). Il s’agit avant tout là de la description, à cinquante ans de distance et après d’autres tragédies, des procédés et péripéties de l’artillerie par un polytechnicien, méticuleuse mais paraissant presque indemne de sensations.

Le récit que fait Robert Lévi de la Grande Guerre relève d’abord de la volonté de rétablir une vérité : « La guerre de 1914 est déjà bien loin, mais pas assez pour que je ne sois pas indisposé par certaines images dénaturées qu’on en fait couramment. » Il fustige ainsi les « clichés plus ou moins imbéciles [qui] prennent la place des réalités perçues dans toute leur diversité » (p. 231). C’est donc « une grande variété d’impressions plus ou moins contradictoires » qu’il entend livrer par ce texte, ce qui ne l’empêche pas de se lancer dans une leçon d’histoire qui, bien sûr, commence avec l’attentat de Sarajevo. Une certaine distance par rapport au militarisme d’alors apparaît à plusieurs reprises dans son texte, du béret de son enfance qu’« il fallait ôter […] au passage du drapeau, sinon on recevait une calotte » au défilé du 14 Juillet à Longchamp « sans plus d’impact sur les masses que […] les défilés de majorettes aux Etats-Unis » (p. 231). A propos de scènes ou des officiers ont pris (pour eux-mêmes) des risques inconsidérés, il n’hésite pas à demander : « Faut-il considérer cela comme de l’héroïsme ? » (p. 236). Il évoque en des termes peu amènes le général V., commandant la division : « Cet imbécile, le casque sur la tête, assis sur un châlit, les pieds ballants, à huit mètres sous le sol dans un ancien souterrain allemand » (p.241) et parle d’un capitaine qui « a repris ses esprits… et le contrôle de ses sphincters » (p. 244).

Cette partie de son autobiographie nous donne bien sûr des éléments sur la vision que cet homme avait de la société de son temps et la manière dont il s’y situait. Il connaissait déjà l’Allemagne où il avait passé deux mois à l’âge de 16 ans, et ne se reconnaît nullement dans la germanophobie de ce temps. Dès le début de son texte, il parle des boutiques dévastées (« sans doute par des concurrents ») qu’il a vues « nombreuses » mais ne se souvient pas de cris « A Berlin ! » (p.232). Officier relatant ses promenades à cheval, Robert Lévi décrit longuement les autres officiers, signale scrupuleusement les anciens de l’Ecole polytechnique, construisant ainsi la cohérence biographique d’un ingénieur des chemins de fer tout en se distinguant de la vie des soldats ordinaires. Ayant à cœur de citer des personnages importants (Louis Loucheur, « avec qui mon cousin Lazare Lévi collaborait »), il ne résiste pas au plaisir d’écrire qu’il a longtemps eu sous ses ordres le futur gendre de Raoul Dautry (p. 236). Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard acerbe sur les réalités sociales, lorsqu’il relate ainsi les obsèques d’un de ses camarades de la guerre, ingénieur des Ponts également : « Je n’ai rien vu de plus sinistre. Après la mise en terre, il y avait là la famille du sénateur Régnier dont la fille avait épousé mon camarade et, quinze mètres plus loin, seule, une vieille paysanne, la mère. On lui faisait payer la promotion sociale de son fils » (p. 245).

Robert Lévi n’avait pas 19 ans quand la guerre a été déclarée et elle a véritablement marqué pour lui l’entrée dans une vie d’adulte alors plus tardive hors des milieux populaires. L’autobiographie souligne la jeunesse de l’artilleur se présentant en 1915 aux autres officiers : « Ebahissement général en voyant un blanc-bec comme moi dont la tenue bleu horizon, nouvelle pour eux, accusait l’air enfantin » (p.234). C’est d’ailleurs ce que souligne Bernard Lévi à propos de son père : « Le poids de ces événements est d’autant plus impressionnant qu’il ne nous était pas apparu du vivant de mon père, qui ne nous avait jamais raconté sa vie d’adolescent immergé dans cette boucherie » (p. 215). C’est la question du rapport entre l’intensité (ou la possibilité même) du récit oral et la nécessité de son écriture qu’aborde ici, succinctement, un fils de combattant de la Grande Guerre.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Debré, Robert (1882-1978)

1. Le témoin

Né à Sedan (Ardennes) le 7 décembre 1882, fils et petit-fils de rabbin, Robert Debré fit de la philosophie en Sorbonne après ses années de lycée à Jeanson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de médecine, toujours à Paris. Engagé au moment de l’affaire Dreyfus, proche de Péguy dans les années d’avant-guerre, il était sensibilisé à la question sociale et manifestait une sensibilité socialiste. Sa carrière médicale et universitaire dès l’entre-deux-guerres, son activité dans les questions démographiques avant et après l’Occupation, son engagement au sein de la Résistance, son rôle dans les réformes de l’hôpital et de la formation médicale ont fait de ce pédiatre de renommé internationale un des intellectuels les plus en vue au cours du siècle. Voir sa notice biographique, par Lucien Mercier, in Jacques Julliard et Michel Winock, dir., Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 341-342.

2. Le témoignage

C’est dans les années 1970 que Robert Debré livre ce qu’il appelle « mon témoignage » et, dès la première phrase du préambule de L’Honneur de vivre. Mémoires, le situe dans la continuité de ses nombreuses publications, un peu comme un couronnement et un point final. D’autres ouvrages suivirent néanmoins, notamment Ce que je crois (Paris, Grasset et Fasquel, 1976) tant il lui était malaisé de ne pas écrire. Cette aisance de plume, loin d’être commune à l’ensemble du corps médical, est un élément important de ce texte qui raconte à la première personne une vie bien remplie. Un seul des 41 chapitres de l’ouvrage est consacré à la Première Guerre mondiale (« Chapitre 11 : La Grande Guerre », p. 117-126 de l’édition de 1996, Paris, Hermann). Le chapitre 12, « L’Alsace retrouvée », relate l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg et le choix qu’il fit de poursuivre sa carrière à Paris. Dans la préface de 8 pages à la seconde édition, son petit-fils, le médecin Bernard Debré, ne mentionne que pour mémoire ce conflit : « Après la Grande Guerre de 1914-1918, celle de 1939-1945 ».

3. Analyse

Déjà docteur en médecine au moment de la guerre, ancien interne des hôpitaux de Paris, son implication dans ce conflit est liée à son métier. La relation n’en est pas moins, plus d’un demi-siècle plus tard, téléologique : « Voici qu’approche pour notre génération l’épreuve suprême : la guerre » (p. 117). Le ton est grandiloquent (« Les tempêtes sur l’Europe annoncent l’ouragan », p. 117) et assez attendu. Il raconte la guerre comme dans un livre d’histoire et y ajoute des anecdotes personnelles, comme cette invitation que lui avait faite le 31 juillet 1914 Abel Ferry, alors sous-secrétaire d’Etat (qui n’en dit mot dans ses Carnets secrets 1914-1918, texte revu et notes établies par André Loez, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, p. 51-53) et explique qu’il s’en souvint lorsque, des années plus tard, il retourna au Quai d’Orsay pour une visite à son fils Michel, nouveau ministre des Affaires étrangères. Un demi-siècle plus tard, il rédige son autobiographie en fonction de ce qu’elle devrait être : « Je n’ai le souvenir ni de cris, ni de manifestations, ni de défilés, ni de pillage des laiteries Maggi et autres boutiques » écrit-il à propos du 2 août 1914 (p. 119).

Ce n’est qu’à la quatrième des dix pages qu’il aborde véritablement sa guerre, en des termes peu prometteurs : « J’ai fait la guerre comme tout le monde et, comme la plupart, n’aime pas beaucoup en parler » (p. 120). Dès lors, il raconte la guerre de son frère, « un des tout premiers décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille » (p. 120) et même celle de son ami Charles Péguy, lorsqu’il égrène la liste de ses compagnons qui n’en revinrent pas, dont Abel Ferry dont il ramena le corps à Paris (p. 125). Quant à la sienne, il la commence par des horreurs : « On marche sur des cadavres d’hommes restés sur place, ne sachant, lorsqu’un obus arrive, où se coucher pour éviter les éclats » (p. 121). Les descriptions de blessés ou l’évocation des souffrances sont nombreuses dans ces pages. L’auteur, quant à lui, se met souvent en scène dans des situations socialement valorisantes, en train de commander ou de se déplacer à cheval. Dans la Somme ou à Verdun, il a vécu nombre des moments cruciaux de la guerre. Mais, tout en ne cachant pas les moments où le danger fut grand, il les relativise et se considère comme « privilégié » : « Pour les médecins, la guerre était moins dangereuse et la survie due au retour à l’arrière et aux mois passés loin derrière les lignes. Je fus moi-même affecté au  centre médical de Tours et pus passer plusieurs mois au milieu de ma famille » (p. 125-126).

Au delà d’un récit convenu, mais l’auteur sait fort bien que là n’est pas l’essentiel de sa vie et sans doute pas ce que liront en premier des lecteurs qui attendent surtout les récits de la Résistance, de son action médicale ou de réformateur du système santé, certains passages sont significatifs du recul qu’il sait prendre : « Il me semble que je revois, sur ce chemin longeant la Meuse, tout un vol de vautours qui n’ont certainement jamais existé » (p. 121). Il insiste également sur l’importance de la poésie dans ce contexte, de ses lectures des vers de Paul Valery, de ses rencontres avec le frère de Marcel Proust et en profite pour citer l’étude qu’il publia plus tard, Marcel Proust, ses sommeils et ses réveils, et le commentaire que lui en fit le général de Gaulle. En relatant son rôle lors d’une bataille, lorsqu’il remplaça un officier d’artillerie, il a une phrase terrible (« C’est la seule fois que directement je fus associé aux meurtres de guerre ») avant de décrire sans émotion : « Grâce à ma jumelle -une jumelle Zeiss, excellente, recueillie sur le cadavre d’un officier allemand-, je voyais l’effet de nos obus sur la tranchée ennemie et, dans l’explosion, jetés en l’air comme des pantins désarticulés, les corps des fantassins allemands » (p. 124). Il évoque le temps des mutineries (« Affreux furent les mois de mai et juin 1917 ») en se distinguant bien des mutins (« Nous avons tremblé, car si les Allemands avaient été avertis, il est probable qu’ils remportaient alors la victoire ») mais sans les condamner : (« Quelle pitié pour ceux qui avaient tant souffert et dont l’endurance était à bout après les attaques souvent mal préparées et les coups de mains inutiles ! », p. 124-125), et est hostile aux exécutions : « Dès ce moment, je pensais qu’aucune condamnation à mort n’aurait dû être prononcée », position qu’il met en rapport avec le souvenir de la mort d’un fuyard condamné par le conseil de guerre, deux ans auparavant, dans la Somme : « Au milieu du massacre, j’étais devenu l’ennemi de la peine de mort » (p. 125).

Ecrit plus d’un demi-siècle après les combats, ce témoignage sur la Grande Guerre ne se révèle somme toute qu’un épisode de la vie et de la carrière d’un personnage important du monde médical français du XXe siècle, d’où les nombreuses références aux rencontres avec ses collègues, comme dans le reste de l’ouvrage, et avec des hommes célèbres (Foch, Pétain). Robert Debré a plus de trente ans lorsque commence le conflit, et l’expérience de la guerre n’a pas pour lui le caractère initiatique qu’elle a pu avoir pour ses cadets. Sa relation en est d’autant plus détachée.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Lussu, Emilio (1890-1975)

1. Le témoin

Emilio Lussu naît le 4 décembre 1890 à Armungia, en Sardaigne. Il est issu d’une famille aisée et éclairée. Parlant de son enfance, il mettra toujours l’accent sur l’apprentissage, à la fois familial et régional, des valeurs qui sont les siennes (respect de l’homme et du travail, attachement à la participation de tous aux décisions…), et sur l’importance de l’identité sarde.

En 1914, il passe avec succès sa laurea (équivalent de la maîtrise) de droit. Il est très tôt dans les rangs des interventisti (interventionnistes), ces militants de l’entrée en guerre de l’Italie (qui advient, on le sait, en mai 1915, neuf mois après le début du conflit).

Lieutenant puis capitaine de la brigade Sassari, composée pour l’essentiel de bergers et de paysans sardes, il est au contact réel des hommes de troupe et de la condition du soldat de tranchée. Ses hommes gardent notoirement de lui un souvenir respectueux : Lussu ne fut jamais de ceux qui ajoutent le plaisir sadique à la dureté des ordres dont ils sont le relais.

La guerre terminée, il transpose son engagement dans la vie civile. Animateur du mouvement des anciens combattants – qui, en Sardaigne, coïncide bientôt avec le Parti Sarde d’Action, aux visées autonomistes, et dont Lussu est l’un des fondateurs -, élu local en 1920, il devient député en 1921. Mussolini accède au pouvoir l’année suivante. Lussu est parmi ses adversaires déclarés, mais il tente de négocier une partition entre Sardaigne et Italie. En vain. À mesure que le régime se durcit, singulièrement après la crise consécutive à l’assassinat de Matteotti (1924), la détermination antifasciste de Lussu s’affermit. Il noue des liens plus étroits avec les autres courants politiques opposés au fascisme : républicains, socialistes maximalistes ou réformistes, ou encore communistes – dont le chef de file, Gramsci, vient également de Sardaigne.

Député comme Matteotti, il sera lui aussi, comme bien d’autres élus, la cible directe de la violence fasciste : en 1926, après un attentat contre Mussolini (un coup monté par la police ?), une bande de chemises noires prend sa maison d’assaut, animée des pires intentions. Ancien soldat et chasseur averti, par tradition familiale et locale, il est bien décidé à se défendre. L’un de ses assaillants est tué, les autres prennent la fuite. Arrêté, il passe plus d’un an derrière les barreaux dans l’attente de son procès. Contre toute attente, la juridiction ordinaire, estimant qu’il a agi dans le cadre de la légitime défense, prononce la relaxe. Il est alors déféré devant le Tribunal Spécial (émanation directe du parti fasciste) qui le condamne à une peine de cinq ans de confino (résidence surveillée) dans les îles Lipari.

Il parvient à s’en échapper en 1929, avec deux autres condamnés, Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti. Les trois hommes gagnent Paris où ils fondent le mouvement « Giustizia e Libertà » (Justice et Liberté). L’orientation idéologique du mouvement est socialiste libérale, les méthodes préconisées sont révolutionnaires : il s’agit d’abattre le régime et d’éradiquer de la société italienne les causes (qu’elles soient politiques, économiques, culturelles…) ayant permis son avènement. Toujours en 1929, Lussu publie (en France, mais en italien), la Catena (« La chaîne » ; à ce jour inédit en français), où il tente pour la première fois une analyse du fascisme, de ses méthodes et des causes de son avènement. En 1933, il récidive avec Marcia su Roma e dintorni (La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Gallimard, 1935 ; puis Paris, Arte-Le Félin, 2002), qui relate -­ non sans humour – la résistible ascension de Mussolini au pouvoir dans l’Italie de l’après-guerre. En 1936, après un long séjour de cure en Suisse et dans les Alpes françaises où il soigne la tuberculose qu’il a contractée en prison, il publie un essai politique, Teoria dell’insurrezione (Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971). Deux ans plus tard paraît son texte le plus célèbre, Un anno sull’altipiano (Les hommes contre, Paris, Austral, 1995), sorte de roman autobiographique ou, si l’on veut, d’autobiographie romancée, qui rend compte de son expérience et de ses souvenirs de guerre.

Il prend dès le début une part active à la guerre d’Espagne, mais sa santé d’une part, l’assassinat de Rosselli par l’extrême droite française d’autre part le contraignent à regagner la France. Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du régime mussolinien (juillet 1943), il voyage beaucoup (en France, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux États-Unis), organisant la résistance italienne en exil pour « Giustizia e Libertà », sans cesser de caresser le rêve d’une expédition en Sardaigne à la manière de Garibaldi. Il ne revoit l’Italie qu’après l’armistice (8 septembre 1943), pour participer au premier congrès du Partito d’Azione, dans lequel conflue « Giustizia e Libertà » et à la résistance armée à l’occupant nazi. Ministre du premier gouvernement de l’Italie libérée, sous l’autorité de son camarade de parti Ferruccio Parri, puis du gouvernement d’union nationale dirigé par le démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, il est bien vite en désaccord de fond avec les représentants du courant libéral-démocrate du Partito d’Azione. Après plusieurs revers électoraux, déchiré par les dissensions internes, le Partito d’Azione se dissout ; son aile gauche fusionne avec le Partito Socialista Italiano (très proche de la ligne du PCI), notamment à l’initiative de Lussu. Désormais âgé, il prendra encore une part active à la scission du PSI en 1964, qui donnera naissance au Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria (PSIUP), hostile à la collaboration avec la Démocratie Chrétienne. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire, entre autres l’histoire du Partito d’Azione et un bref roman, Il cinghiale del diavolo (« Le sanglier du diable », inédit en français), continuant à prendre position en faveur de sa Sardaigne d’origine. Il meurt à Rome en 1975, à l’âge de 85 ans.

2. Le témoignage

On trouve dans plusieurs livres de Lussu des allusions directes à son expérience de la guerre, qui fut pour lui, comme pour beaucoup d’autres combattants, véritablement fondatrice. Mais c’est Un anno sull’altipiano (littéralement : « Une année sur le haut plateau » ; il s’agit du plateau d’Asiago, en Vénétie) qui, en l’espèce, constitue son œuvre maîtresse. À la différence d’œuvres plus célèbres et plus célébrées dans l’Italie de l’après-guerre, le témoignage de Lussu sur la Grande Guerre compose, au fil des pages, un tableau sinistre de la vie des soldats dans la tranchée. L’absurdité pathogène de leur condition rejaillit d’autant mieux que la langue est sobre, précise, volontiers ironique, parfois presque technique, les conclusions étant le plus souvent laissées à l’appréciation du lecteur. Tandis que d’autres écrivains-soldats, et non des moindres, tendent à sublimer l’horreur de la guerre dans des textes novateurs parfaitement calibrés (Ungaretti) ou dans des pages qui en réaffirment après-coup la nécessité (Gadda), Lussu démythifie les leurres et les valeurs qui ont animé les interventionnistes d’avant-guerre, dont il faisait partie. Un anno sull’altipiano (dont Lussu dira qu’il ne l’a écrit que sur les insistances de son ami Gaetano Salvemini) est donc implicitement une entreprise auto-analytique et autocritique. Mais, au-delà même des intentions avouées de l’auteur (« Il ne s’agit pas d’un livre à thèse : il ne veut être rien d’autre qu’un témoignage italien sur la Grande Guerre », écrit-il en préambule en 1937), Un anno sull’altipiano atteint à une dimension collective sur les absurdités de cette guerre-ci, et, peut-être, de la guerre en général.

3. Analyse

On ne peut séparer le témoignage de Lussu sur la Première Guerre mondiale de son antifascisme militant. Chronologiquement, Un anno sull’altipiano (1938) vient après La Catena (1929) et après Marcia su Roma e dintorni (1932), et on peut penser qu’il leur fait suite génétiquement aussi : en travaillant à une analyse critique des raisons et des modes de l’avènement du régime, Lussu aurait compris en chemin le rôle crucial du conflit mondial comme creuset des totalitarismes, et pris la mesure de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre par le fascisme.

La description des aberrations de la Grande Guerre, vue à la hauteur des combattants de base et menée sous une forme qui ménage une place importante à leurs dialogues (et, çà et là, aux monologues délirants des hauts gradés), apporte en tout cas un démenti précis non seulement à la rhétorique de la « mort utile et belle », chère à la propagande guerrière, mais aussi aux thèses et aux valeurs du fascisme, qui exalte l’héroïsme des combattants, la beauté du sacrifice de sa vie sur l’autel de la cause patriote, la virilité du combat… Ces valeurs, que Lussu est loin de dédaigner en tant que telles, ont été dévoyées, piétinées, mises au service non point de la cause nationale, mais de la folie personnelle d’officiers ineptes, avides d’exercer le pouvoir sans limites que leur donne leur grade.

Parmi les thèmes et épisodes propres à relativiser fortement, voire à vider de sens les valeurs militaires que la guerre met officiellement à l’honneur, on peut, sans prétention à l’exhaustivité, relever quelques exemples particulièrement marquants.

Le dysfonctionnement chronique.

« Chaque jour, il arrivait des munitions et des tubes de gélatine. C’étaient les grands tubes de gélatine du Karst, de deux mètres de long, faits pour ouvrir des passages dans les barbelés. Et il arrivait des pinces coupe-fil. Les pinces et les tubes ne nous avaient jamais servi à rien, mais ils arrivaient quand même. » (chap. XI).

L’alcool.

Avant chaque bataille, le ravitaillement en alcool atteint des sommets, au point que cela devient un signal précurseur de l’ordre d’attaque imminent (« Et il arriva du cognac, beaucoup de cognac : nous étions donc à la veille d’une action » ; chap. XI). De nombreux officiers sont atteints d’éthylisme, certains ne pouvant visiblement rien faire sans leur forte dose quotidienne de cognac. Lorsqu’il évoque une action, Lussu mentionne systématiquement la présence et la consommation outrancière d’alcool, chez les hommes de troupe et chez ceux qui les guident. C’est le cognac, non l’héroïsme ou le patriotisme, qui est « l’âme du combattant de cette guerre », « le premier moteur » : « moi, sans cognac, à l’assaut, j’y vais pas » (chap. XIII).

La nécessaire déshumanisation de l’ennemi.

Elle se révèle au narrateur lorsque, en compagnie d’un caporal, à la faveur d’une mission de reconnaissance, l’occasion leur est donnée d’observer quelques soldats autrichiens dans leur propre tranchée, tandis qu’ils sont occupés à se préparer du café. Cette activité, dans sa banalité même, le stupéfait : « Voici l’ennemi, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. Étrange. Une telle idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. À présent ils prenaient leur café. Curieux ! et pourquoi n’auraient-ils pas dû prendre le café ? Pourquoi donc me semblait-il extraordinaire qu’ils prennent le café ? » (chap. XIX). Continuant de s’interroger sur la « raison de [sa] stupeur », le narrateur comprend une règle fondamentale de la psychologie du (bon) soldat : pour pouvoir tuer sans état d’âme, il doit se représenter l’ennemi comme un être foncièrement autre, qui n’appartient pas à l’humanité. Mais : « J’avais devant moi un homme. Un homme ! ». Alors qu’il pourrait sans aucun risque l’abattre, il n’en fera rien, ni le caporal qui l’accompagne (« – Tu vois… comme ça… un homme seul… moi, je ne tire pas ? Et toi, tu veux ? Le caporal prit la crosse du fusil et me répondit : – Moi non plus »). Ils regagnent leur tranchée où les attend… un café.

Cet épisode peut être rapproché d’un autre, qui avait vu les Autrichiens faire preuve de compassion envers l’ennemi italien. Lancés dans une attaque vouée, comme d’habitude, à l’échec, des soldats italiens sont exposés au tir ennemi sans aucune chance d’en réchapper, quand les Autrichiens cessent soudain le feu. Puis l’un d’entre, bientôt repris en chœur par ses camarades, leur crie : « Assez ! Assez ! (…) Assez ! braves soldats. Ne vous faites pas tuer comme ça. » (chap. XV).

Guerre et lutte des classes.

À la suite de l’ébauche de fraternisation de l’épisode qui vient d’être évoqué, de la tranchée italienne s’élève bien entendu l’ordre d’aller de l’avant, donné par le général en personne : « En avant ! soldats de ma glorieuse division. En avant ! En avant contre l’ennemi ! » On entrevoit ici ce qui sera explicitement formulé par le lieutenant Ottolenghi, adepte des thèses marxistes : les ennemis véritables ne sont pas les soldats d’en face, pauvres bougres contraints eux aussi de combattre pour une cause qui n’est pas la leur. Les vrais ennemis sont derrière les soldats, sont à l’arrière : ce sont les officiers de l’état-major et la classe politique au pouvoir. Cette guerre est un dérivatif où l’on contraint les prolétaires pour les détourner de la guerre qu’ils devraient légitimement mener, qui est une guerre de classes.

Éloge de la trêve.

Lussu met dans la bouche d’un vaillant officier, ayant fait « toute la guerre de Libye » et pris part déjà à de nombreux combats, décoré pour son courage, un éloge de la trêve parfaitement contradictoire avec la rhétorique héroïque. « Nous sommes des professionnels de la guerre et nous ne pouvons pas nous plaindre si nous sommes obligés de la faire. Mais quand nous sommes prêts à un combat et qu’arrive, au dernier moment, l’ordre de le suspendre, c’est moi qui vous le dis, croyez-moi, on peut être aussi courageux qu’on veut, mais ça fait plaisir. C’est ça, en toute franchise, les plus beaux moments de la guerre » (chap. XXIII).

Les morts absurdes ou inutilement programmées.

Parmi d’autres exemples possibles, on peut citer d’une part l’épisode des « cuirasses Farina », sortes d’armures pesant sans doute (suppose le narrateur) pas moins de cinquante kilos, et supposément à l’épreuve des tirs de mitrailleuse. Dix-huit cuirasses arrivent, dont sont équipés autant de soldats, que le général de division charge d’aller couper les barbelés autrichiens, en vue d’une attaque prochaine. À peine sont-ils sortis de la tranchée qu’ils tombent l’un après l’autre sous le feu ennemi. Le général assiste à ce massacre « comme s’il avait prévu que les événements se dérouleraient exactement comme ils se déroulaient en réalité » (chap. XIV). Il y a d’autre part le sacrifice du lieutenant Santini, connu pour sa bravoure et son sens du devoir, auquel un lieutenant-colonel ordonne d’aller couper les fils barbelés, après que plusieurs hommes ont déjà laissé leur vie dans ce même genre d’opérations, sans le moindre résultat – ce que le lieutenant colonel sait parfaitement : « – C’est une opération impossible – répondit Santini – il est trop tard. – Je ne vous ai pas demandé – répliqua le lieutenant-colonel – s’il était tard ou tôt. Je vous ai demandé si vous vous portez volontaire. – Non, mon colonel. – Alors, je vous ordonne, je dis bien je vous ordonne de sortir quand même, et immédiatement. – Oui, mon colonel, – répondit Santini. Si vous me donnez un ordre, je ne peux que l’exécuter. » (chap. XIII). Parfaitement conscient de ce qui l’attend, Santini sort de la tranchée et est abattu quelques instants plus tard.

Dénonciation de l’inflexibilité de la hiérarchie militaire.

L’épisode de la mort de Santini illustre la règle militaire qui veut qu’un ordre doit être exécuté, sans que l’exécutant ait à en discuter le bien-fondé ou le bon sens. En temps de guerre, et notamment en présence de l’ennemi, cette règle devient un monstrueux instrument. Un ordre manifestement assassin a force de loi pour les subalternes, ni plus ni moins qu’un ordre raisonnable et juste. Qu’il soit inspiré par la bêtise, par l’excès de zèle, par l’abus d’alcool ou par la cruauté pure ne fait guère de différence pour ceux qui en subissent les conséquences mortelles. C’est également ce que soutient, pour le revendiquer du point de vue des chefs, un personnage du livre, le commandant Melchiorri : « Ceux qui commandent ne se trompent jamais et ne commettent pas d’erreurs. Commander signifie le droit qu’a le supérieur hiérarchique de donner un ordre. Il n’y a pas d’ordres bons et d’ordres mauvais, d’ordres justes et d’ordres injustes. L’ordre est toujours le même. C’est le droit absolu à l’obéissance d’autrui » (chap. XXIV).

Adepte fanatique d’une discipline de fer, qui fige les rôles dans un organigramme absolutisé et prive par principe les inférieurs de tout droit sur eux-mêmes, Melchiorri est un hiérarque fasciste avant l’heure (on est en 1916 quant au temps de l’action, mais en 1938 lorsque le livre paraît). Il confirme l’hypothèse selon laquelle Lussu, au cours des années qui suivirent la guerre et, particulièrement, pendant l’écriture d’Un anno sull’altipiano, prit conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre. Une des devises du fascisme -« croire, obéir, combattre » – n’est somme toute que l’explicitation d’un axiome de la logique guerrière.

Plusieurs interprétations critiques d’Un anno sull’altipiano restent possibles, qui s’échelonnent entre la thèse qui veut que Lussu dénonce les modalités particulières de cette guerre, mais pas les causes et les raisons qui la justifiaient et cette autre selon laquelle la dénonciation affecte y compris les justifications historiques et morales de la Grande Guerre, voire toute guerre orchestrée par un État. Cette deuxième option, qui a été ouverte par l’adaptation cinématographique du livre de Lussu par Francesco Rosi (Uomini contro, 1970), semble actuellement gagner en crédibilité. On peut de fait la conforter à la lumière des engagements politiques jamais démentis de Lussu, qui s’enracinent dans une gauche radicale rétive aux structurations des appareils politiques, à toute forme de hiérarchisation obligée.

4. Pour aller plus loin

• Lussu E., Les hommes contre, Paris, Austral, 1995.

• Lussu E., La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Arte-Le Félin, 2002.

• Lussu E., Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971

Emilio Lussu (1890-1975), politique, histoire, littérature, cinéma, (Collectif), sous la direction d’Eric Vial, Patrizia De Capitani et Christophe Mileschi, Grenoble, MSH-Alpes, 2008 (288 p.). (http://www.msh-alpes.prd.fr/Publications/OuvrageEmilioLussu.htm)

Christophe Mileschi

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Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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