Dauzat, Albert (1877-1955)

1. Le témoin

Né le 4 juillet 1877 à Guéret (Creuse), mort le 31 octobre 1955 à Alger. Fils de Marien Dauzat, agrégé de mathématiques puis inspecteur d’académie et d’Elizabeth Roche. Brillant élève au collège d’Auxerre en 1885 et 1886 puis au lycée de Chartres où il passe son baccalauréat en 1894. Poursuit ses études à Paris et obtient une licence ès lettres en 1896. Thèse de droit en 1899 puis thèse de lettres en 1906. Suit des cours au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études. Diplômé de cette école. Se spécialise dans l’étude des argots français et franco-provençaux. Nombreux voyages à l’étranger : Suisse, Italie et Espagne. Devient maître de conférence à la Ve section de l’École pratique des hautes études en 1913. Fondateur et directeur de la revue de linguistique Le Français moderne.

N’a pas accompli son service militaire. Ajourné à deux reprises puis classé dans le service auxiliaire pour une sévère myopie. Se retrouve donc à la mobilisation, vu son âge, dans la territoriale de l’auxiliaire. Bien que n’ayant aucune compétence particulière, y occupe un poste d’infirmier à l’arrière dans la région de Châteaudun. Si l’on en croit le témoignage qui suit, il semble que Dauzat n’ait pu accomplir sa tâche d’infirmier que jusqu’au 5 septembre 1914. Il semble alors avoir été mis en disposition pour cause d’inadaptation physique à  l’emploi. Sera réformé définitivement le 29 janvier 1915 pour endocardite.

Publie durant la guerre plusieurs ouvrages la concernant. Poursuivant ses travaux universitaires, l’auteur mène une vaste enquête dès 1917 sur l’argot militaire par le biais du Bulletin des Armées qui aboutira en 1918 à la publication de L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats. Fervent admirateur des thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, il publie en 1919 Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre.

2. Le témoignage

Impressions et Choses vues (juillet-décembre 1914). Les Préliminaires de la Guerre – Le Carnet d’un Infirmier militaire – Le Journal de Barzac, Attinger Frères, s.d. [1916 selon Jean Vic], 270 p.

Préface de l’auteur. Un seul passage censuré, p 92 mais selon Romain Rolland (Journal des années de guerre, Albin Michel, 1952, p 698) qui cite une lettre de Dauzat, « … la censure lui a coupé quelques pages où il maudissait la guerre. » Dauzat lui-même évoquera pas moins de quatre convocations à la censure en décembre 1915 pour cette publication dans Ephémérides 1914-1915, pp 72-105. Cet ouvrage rétablit, plus de vingt ans après, la trentaine de passages échoppés dans le témoignage analysé ici.

3. Analyse

L’ouvrage d’Albert Dauzat présenté ici a échappé à la vigilance de Jean Norton Cru, sans doute à cause de l’origine franco-suisse de cette édition. Il est toutefois recensé par Jean Vic dans La littérature de guerre, Payot, 1918, pp 301-302.

Le témoignage de Dauzat a la forme d’un journal divisé en 3 parties que nous suivrons ici. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un journal constitué de « choses vues » et notées souvent au jour le jour pour la période allant de juillet à décembre 1914. Voyageant en Autriche à la veille de la déclaration de guerre et pressentant l’évolution des événements, Dauzat rejoint au plus vite la France pour y accomplir ses obligations militaires. Son engagement est à l’image de celui de nombreux intellectuels contemporains : « Cette guerre, que la France n’a pas voulue et par laquelle elle défend son indépendance, son patrimoine national, nous a surpris dans un état imparfait et incomplet de préparation militaire (…) » (préface).

Favorable à une guerre qu’il juge défensive, le témoin n’en demeure pas moins critique quant à l’organisation matérielle et au climat idéologique de l’entrée en guerre. Mais cette clairvoyance est intermittente et parfois ambiguë. L’invention du personnage de Barzac, un intellectuel teinté de nationalisme et qui semble n’être que le double ironique de l’auteur, lui permet de décrire les affres d’un homme cultivé aux prises avec les réalités triviales de la guerre, surtout lorsque l’on manque de galon… Ce procédé littéraire lui permet aussi de reprendre à plus ou moins bon compte, notamment dans la 3e partie intitulée Le journal de Barzac, tous les poncifs nationalistes que les intellectuels français développèrent au moment de l’entrée en guerre.

Il faut sans doute lire le témoignage de Dauzat comme éminemment ironique, même si cette ironie n’est pas toujours complètement débarrassée de l’idéologie dominante du moment. Son texte témoigne des déchirements auxquels durent faire face certains intellectuels. Cette dimension atypique du témoignage de Dauzat, qui joue souvent à merveille d’un double langage, semble avoir en partie échappé à la vigilance de la censure.

L’attitude de Dauzat, sans doute liée à ses travaux sur « les légendes » de la guerre, évoluera par la suite vers des positions plus critiques envers la guerre, ce dont témoignent ses écrits ultérieurs sur Romain Rolland. Nous aurions facilement tendance à penser que cette dimension est déjà présente dans le témoignage présenté ici. Elle ne pouvait amener par la suite son auteur qu’à des positions nettement plus pacifiées et mûrement réfléchies.

Les préliminaires de la guerre

22 juillet : Dauzat est au Tyrol autrichien. Dialogue avec un touriste français qui évoque combien la cour de Vienne, la presse et l’opinion publique autrichiennes sont prêtes à en découdre avec les Serbes.

25 et 27 juillet : Rupture austro-serbe. « Tout le monde a compris que c’est la guerre. Chants, cris, manifestations patriotiques durant toute la nuit. » Mobilisation dans l’enthousiasme populaire. Déjà sensible à ses futures recherches, Dauzat note : « Le faux se mêle parfois au vrai. » Départ des premiers soldats et des touristes. Réflexion d’un contrôleur dans le train : « Pourquoi la guerre ? Nous ne demandons qu’à travailler et à manger. Ceux qui l’ont décidée sont idiots. »

27-30 juillet : Passage du témoin par la Suisse. Lecture de la presse locale et française. « On se rapproche, par petites étapes : on éprouve le besoin d’être à la portée de son pays, afin de rejoindre au premier appel. »

30 juillet : Retour en France où se prépare la mobilisation. Pleurs des femmes. Discussion dans le train sur la mobilisation. Un Alsacien s’est enfui pour rejoindre la France et y être mobilisé.

31 juillet : Paris. Sang froid et bonne humeur dans la capitale. La vie normale continue. Certains ne croient pas à la guerre : les journaux cherchent à effrayer les gens pour vendre du papier. Guillaume II décrète l’état de menace de guerre.

1er août : Rapporte différentes rumeurs sur le sens de la mort de Jaurès. Se rend chez lui pour préparer son départ. « Jamais je ne me suis senti plus de sang froid ni de lucidité. » Affiches de mobilisation générale. « Territorial de l’auxiliaire, n’ayant jamais fait de service militaire, je ne suis évidemment pas gâté. »

2 août : départ. « Dans le train, les hommes se parlent. En ce moment, les taciturnes éprouvent le besoin d’être bavards. Il faut communiquer ses pensées et sa foi dans le succès, identique chez tous. » A Chartres, les mobilisés entament la Marseillaise. Arrivée à Châteauvieux. Prise de contact avec un médecin qui lui dit : « – Infirmier ? Vous avez aussi à vous armer de courage. Les autres connaîtront les enthousiasmes de la guerre ; nous nous n’en verrons que les aspects cruels et douloureux. »

Le carnet d’un infirmier militaire

Période du 2 août au 5 septembre :

Affecté dans un hôpital créé dan un couvent. Dirigé par des religieuses, il a une section militaire qui soigne des militaires malades. Les autres infirmiers ne sont pas plus qualifiés que Dauzat.

Dès le 5 août, s’intéresse aux rumeurs nées de la raréfaction des sources d’information et la mise en place de la censure : Caillaux assassiné par le frère de Calmette (en liaison avec l’assassinat de Jaurès), espionnite, rumeur sur les plaques Kub. Dauzat demeure fortement influencé par les travaux de Le Bon sur la psychologie des foules qu’il connaît et cite.

Perception de la neutralité italienne. Dénonciation des flatteries diplomatiques françaises.

Reçoit des nouvelles de Paris : destruction des laiteries Maggi dont la rumeur prétend que le lait est empoisonné et destruction des commerces pressentis comme appartenant à des Allemands. Dénonce la flambée des prix dans la capitale qui, selon lui, explique l’apparition de ces violences.

Emploie le terme d’ « embusqué » pour désigner des hussards en traitement. Certains malades enveniment leurs plaies pour ne pas partir sur le front. D’autres cherchent à se rendre absolument indispensables (8 août).

Les religieuses qui n’aiment pas voir les infirmiers ou les malades inoccupés les assomment de labeur (recours à la main d’œuvre militaire qu’on ne paie pas…) Elles-mêmes ne se ménagent pas à la tâche mais commandent et sont respectées. Dauzat juge que « ces fourmis laborieuses qui se sont asexuées en s’adonnant exclusivement au travail » manquent de « sensibilité ». Elles ont aussi par rapport à la mort un sentiment d’accoutumance qui est et sera nécessaire au bon fonctionnement de leur établissement.

L’intellectuel découvre un monde qu’il ne côtoyait pas jusque là et s’adonne à des tâches jugées répugnantes : ses camarades ont du mal à comprendre qu’il puisse passer autant de temps à écrire… Dauzat fait intervenir pour la première le personnage de Barzac. Celui-ci déplore « cette organisation qui ne tient compte ni de l’intelligence, ni des capacités, ni de la situation sociale (…) ».

Mention des premières rumeurs teintées de bourrage de crâne prétendant que les Allemands sont démoralisés et qu’on va les prendre par la famine (11 août).

Rumeurs sur les pertes dans les combats d’Altkirch démenties par le gouvernement (12 août).

Doute de l’auteur à l’égard de l’évacuation provisoire de Mulhouse « pour des raisons stratégiques ».

Ironie à l’égard du clergé français qui, comme son homologue allemand, souhaite la destruction de l’ennemi : « Singulière mentalité, tout de même, qui a transformé le Christ d’amour et de pitié en Mars guerrier et massacreur ! »

Arrivée de blessés locaux victimes d’accidents de cheval : les chevaux réquisitionnés s’affolent lorsqu’ils sont utilisés pour des tâches guerrières.

Pression des religieuses pour que les infirmiers assistent aux offices : « mais, sur une vingtaine que nous sommes, il n’y a peut-être pas deux croyants. »

« Les journaux, eux, continuent toujours à sonner la même fanfare, et ils ont raison de vouloir entretenir la confiance : mais ils ne donnent plus le diapason de l’opinion publique. » (24 août)

Arrivée d’émigrants provenant du bassin de Briey. Attitude « résignée, mais point trop abattue. » « Les émigrants ne sont point trop loquaces. Les femmes parlent d’une voix monotone, comme si elles récitaient une leçon apprise. Beaucoup racontent comme ayant vu ce qu’ils ont entendu dire : ainsi se forment les légendes. » Evocation des atrocités allemandes (26 août).

Evocation de la rumeur et des fantasmagories sur « la poudre de Turpin » (29 août)

Arrivée par le train du premier convoi de blessés venant du front. « Vision poignante et inoubliable. » Prise en charge d’une partie de ces blessés. Lorsque le quota de places disponible est atteint, ceux qui n’ont pu être pris en charge poursuivent leur route jusqu’à l’hôpital suivant… (30 août) Arrivée d’un second convoi de 300 blessés. Les ordres reçus parlent de « paille pour recevoir blessés » et prévoient « d’évacuer les moins atteints sur les communes environnantes. » (31 août)

Départ pour la Suisse du personnage de Barzac, suite à de graves problèmes de santé. Nous n’avons pas pu déterminer de façon certaine si l’auteur a réellement pu quitter son affectation ou si il a ici simplement recours à un procédé purement littéraire et fictif, lui permettant de se distancier à l’égard des thèses défendues par Barzac. La suite du témoignage laisse toutefois à penser que Dauzat-Barzac a pu réellement quitter son poste, sans doute à cause de problème de santé et d’une inadaptation physique à la tâche d’infirmier (5 septembre).

Le journal de Barzac

Barzac se rend à Paris. La ville est calme. Il se plonge dans la lecture des journaux français et étrangers avec un mélange de crédulité et de sens critique (évocation de la « « poudre à punaises » [= mélinite] (…) à laquelle toute la population croit avec la foi du charbonnier. ») Passages particulièrement intéressants où se mêlent chez l’intellectuel à la fois une certaine forme de crédulité et des moments d’éveils critiques provoqués par la comparaison entre la presse française et italienne. Du fait de la raréfaction des sources d’information, la presse joue et jouera un rôle déterminant dans son positionnement idéologique (5 septembre).

Poursuite du voyage avec étapes par Dijon, Dôle, Pontarlier. « L’entrée des journaux suisses est interdite, mais on se les procure en cachette. » (7 septembre).

Arrivée en Suisse (10 septembre). Division de l’opinion publique dans ce pays neutre selon qu’on se trouve dans une partie francophile ou germanophile. Peur d’une agression italienne. Consultation de la presse allemande. S’intéresse au rapport entre la publicité et la guerre. Comprend que la guerre idéologique est aussi importante que la guerre militaire : « Les Etats-Majors luttent à coup de bulletins comme à coups de canons ; il ne leur faut pas moins de stratégie pour pallier une défaite sur le papier que pour gagner une victoire sur le terrain. » Analyse la violation de la neutralité belge (14 septembre). La lecture de la presse immerge Barzac dans les récits de propagande journalistiques : balles dum-dum, destruction de la cathédrale de Reims (18 septembre), engagement nationaliste des intellectuels allemands (22 septembre), « insomnies du Kaiser » (30 septembre). Analyse de « la faillite du socialisme » (8 octobre), de l’appel des intellectuels allemands (9 octobre) mais aussi des positions de Romain Rolland dans sa réponse aux intellectuels allemands (« On rendra alors justice aux magnifiques pages, si courageuses, de Romain Rolland, qui a eu assez de force d’âme pour s’élever au-dessus de la mêlée et pour maudire, non pas tel homme ou tel groupe qui passe, mais le fléau et les causes profondes de la boucherie fratricide qui déchire l’Europe. »)  (3-4 novembre). L’air de la Suisse semble produire sur l’auteur des effets pacificateurs et critiques. La censure a parfois laissé complètement passer des aspects qui dévoilent comment se positionne Dauzat dès le début du conflit : « Non ! l’ennemi parce qu’il est ennemi, n’est pas nécessairement une « sale race » qu’il faut exterminer (…) Il faut savoir respecter l’ennemi et lui reconnaître ses qualités. Les Allemands combattent pour leur patrie comme nous pour la nôtre ; ils croient comme nous qu’ils ont été victimes d’une agression (…) » ; « La vraie France n’est pas représentée par les journaux qui crachent et bavent à jet continu sur l’adversaire et qui existent le peuple à des haines de race. » ; « C’est là encore une des conséquences fâcheuse du service militaire obligatoire, qui a jeté les intellectuels dans la mêlée du combat et des haines, alors qu’ils devraient demeurer au-dessus des conflits guerriers et travailler au rapprochement des élites, à la réconciliations des races. » (13 novembre)

De retour à Paris, Dauzat-Barzac déplore l’absence de la presse étrangère qui lui a servi à modérer ses convictions premières. La vie dans la capitale n’a guère changé, entre « dévouement et égoïsme ». Les terribles pertes du début du conflit ne semblent pas avoir affecté outre mesure la population civile : « Pourquoi prétendre que la guerre a transformé notre mentalité ? Il n’y a rien de changé, à part les sujets de conversation. A bien y réfléchir, il ne pouvait en être autrement. Les mêmes hommes restent avec les mêmes cerveaux… » L’auteur cite des « choses » entendues dans le métro qui montrent que la guerre et ses inévitables conséquences sont à cette époque parfaitement entrées dans les mœurs : « – Oui, c’est mon mari qui est mort. Que voulez-vous ? il n’est pas le seul. On s’en doutait bien quand il est parti. » Les œuvres de charité accomplissent pourtant leur besogne pour ceux du front (18 décembre). Le peuple est patient, il demeure « magnifique de sérénité et prêt à tous les sacrifices comme à toutes les temporisations. » (20 décembre) Le gouvernement est de retour dans la capitale. Dauzat-Barzac passe en conseil de révision à Vincennes, décrit la scène mais ne dit rien de son sort. Son témoignage s’achève avec l’évocation de la fête de Noël, « (…) fête plus retenue sans doute, moins bruyante peut-être, – fête tout de même. » « On s’est fait à la guerre avec une impassibilité stupéfiante. On oublie trop les autres, ceux qui à vingt-cinq lieues se font trouer la peau, chaque jour, chaque heure, chaque minute, héros obscurs qui assurent la sécurité de ceux d’ici. » (26 décembre)

4. Autres informations

Dauzat Albert, « Romain Rolland », Les Cahiers idéalistes français, 6 juillet 1917.

Dauzat Albert, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats, Armand Colin, 1918, 195 p. [rééd. 2007, 277 p.]

Dauzat Albert, « Le préjugé de la race », Revue politique et parlementaire, 1918, tome 97, n° 287-289, pp 77 – 84.

Dauzat Albert, Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre, La Renaissance du Livre, s.d. [1919], 283 p. (voir l’analyse de cet ouvrage sur ce site).

Dauzat Albert, Ephémérides 1914-1915, R. Debresse, 1937, 108 p. (Evoque précisément – et avec humour… – comment le témoignage analysé ici fut censuré. Rétablit la totalité des passages censurés).

J.F. Jagielski, avril 2010

 

 

 

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Defaye, Raymond (1892-1974)

1) Le témoin

Né le 7 janvier 1892 à Guéret, dans la Creuse, Raymond Defaye a 22 ans lors de la mobilisation. Fils du directeur départemental des Postes de Tarn-et-Garonne, il est étudiant en médecine à Lyon en 1914. Il est mobilisé le 2 août à Montauban, et part pour la Marne. Très vite affecté à la conduite de convois militaires (122e section automobile TP), il est nommé médecin dans le 347e régiment d’infanterie le 15 juin 1915. Le 16 septembre, il tombe malade et est évacué vers l’intérieur. Après la guerre, il est médecin aide-major, élève de l’Ecole du Service de Santé militaire. Il soutient à Lyon le 26 mars 1919 sa thèse de doctorat en médecine, sur « La lutte contre les émanations gazeuses en guerre de mine ».

2) Le témoignage

Les carnets de guerre de Raymond Defaye ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Moles (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Son carnet s’accompagne de 160 photographies inédites sur les 500 qu’il réalisera pendant la guerre avec son appareil Kodak. Par ailleurs, l’éditeur a choisi de publier les extraits les plus significatifs de sa thèse.

3) Analyse

Le témoignage de Raymond Defaye est riche parce qu’il permet de croiser les photographies et les carnets de ce combattant. Ce jeune homme, à l’arrière front, rapporte les nombreuses rumeurs qui circulent : « Un turco serait revenu avec une tête de boche la jugulaire encore sous le menton. Un autre aurait plusieurs paires d’oreilles dans sa musette » (du 25 au 28 août 1914) ; « On coupe les doigts aux enfants pour les empêcher d’être soldats français » (11 septembre 1914).

Il est fasciné par le spectacle de la guerre et attentif aux traces de la bataille. Le regard qu’il porte sur l’ennemi est complexe. Il note le 12 septembre, travaillant aux côtés d’un médecin allemand prisonnier l’absence de distinction dans les soins accordés aux soldats allemands ou français. Le lendemain, ses camarades se réjouissent à l’idée de pouvoir « descendre quelques boches ». Pour autant, cette opportunité ne se présente pas. Devant Reims en flamme et les collines en feu, il observe « au-dessus un ciel moyen qui reflète l’incendie et qui est sillonné par les obus. C’est magnifique dans son horreur. » (14 septembre 1914). En direction de Reims, en octobre 1914, il se réjouit de « pouvoir voir ce bombardement fantastique. » Mais la lassitude et l’ennui s’installent progressivement. Il supporte difficilement le regard que portent sur lui officiers et soldats exposés au feu ennemi (5 février 1915). Par ailleurs, la fixité du front et l’inaction pèsent : « tous les fantassins en ont plein le dos et tout le monde attend la fin avec une vive impatience. On est découragé de cette inaction. La moindre chose en avant fait aussitôt naître une lueur d’espoir puis quelques jours après tout revient dans le calme un peu plus désespéré qu’auparavant », écrit-il le 18 mai 1915.

Il est titularisé médecin auxiliaire et affecté à la 52e DI, au 347e RI. Il est alors envoyé dans un poste de secours en première ligne. Il partage ainsi le quotidien des combattants. Il s’insurge contre les officiers qui font sentir de façon outrageante leurs galons et se sent déconsidéré.

Le 16 septembre, il est déclaré malade et évacué vers l’intérieur.

Ses photographies offrent un regard tout aussi intéressant sur son expérience de guerre. Les clichés et le carnet se font écho : les photographies témoignent de la vie dans le service automobile au début de la guerre et donnent surtout à voir les mouvements de troupes. R. Defaye photographie également les maisons ou les églises détruites, les cimetières, les activités quotidiennes (creusement d’une tranchée, cuisine, défilés, cérémonies, etc.). Les photographies de Reims s’apparentent à un reportage ou il fixe les ruines avec son appareil. Certaines, photographies ont été prises en 1ère ligne : les cadavres et les explosions y sont montrés (ex. p. 74). L’ensemble des photographies est consultable aux Archives Départementales de la Haute-Garonne.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

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Moles, Raymond (1884-1961)

1) Le témoin

Né en 1884, Raymond Moles a 30 ans lors de la mobilisation. Il est marié avec Léonie Lacaze et père de famille (depuis 1913). Il exerce le métier d’agriculteur à Catus, au nord-ouest de Cahors, dans le Lot, où se trouve sa ferme, le Mas de Pégourié. Il est croyant et pratiquant. Il est affecté dès août 1914 à la 4e section du 138e RI. Il fait fonction d’agent de liaison. Le 7 janvier 1915, il est nommé soldat de 1ère classe, puis occupe la fonction de cycliste du médecin aide major le 23 mars 1915. Il tombe malade en mai et est évacué jusqu’en septembre. Jusqu’en décembre, il reste à l’arrière et témoigne des multiples exercices auxquels il doit se plier. Il semble revenir au 20e RI et regagne le front vers Arras. Il passe le 13 juillet 1917 au train des équipages. Sa femme meurt d’une phtisie ganglionnaire le 28 février 1920 à 29 ans. Elle laisse deux enfants : Emmanuel, né le 28 février 1920 et Roger, né en octobre 1919. Raymond Moles se marie alors avec sa belle-sœur, la femme du frère de Léonie, lui-même décédé des suites de la guerre.

2)      Le témoignage

Depuis 1913, Raymond Moles écrit les faits marquants de ses journées. On relève peu d’émotion ou de prises de position dans ses pages : il se borne à rapporter le temps qu’il fait, les travaux des champs, la guerre. Il continue cette prise de note jusqu’au début des années 1960. Ses carnets de guerre ont été publiés dans Bleu horizon : témoignages de combattants de la guerre, 1914-1918, parallèlement à ceux de Raymond Defaye (sous la direction de Gilles Bernard, Éditions Empreinte, 1999). Il a été recomposé, sans la moindre coupure et en conservant la chronologie, en trois chapitres : « Le front », « Les arrières » et « la vie à Pégourié ». Ces pages sont accompagnées de 160 photographies inédites de Raymond Defaye.

3)      Analyse

Les opinions et les sentiments de R. Moles cèdent souvent le pas devant l’écriture des faits : mouvements de troupes, temps qu’il fait, etc. En effet, son désir d’inscrire tous les événements marquants de sa journée est net : ainsi voit-on passer les troupes décimées et harassées de fatigue (23 août 1914), il donne à lire les cadavres déchiquetés (20 décembre 1914), les bombardements, les misères quotidiennes liées au temps (froid, pluie, boue,…). Le « je » est souvent remplacé par le « nous » ou le « on ». Mais ses observations sont souvent riches à l’instar de son récit d’un assaut sur des tranchées allemandes près de Tahure, le 5 mars 1915 : « nous pouvons remarquer que les types couchés n’étaient pas morts et que la plupart creusaient des trous ou arrangeaient les trous d’obus. » Il détaille l’instruction reçue à l’arrière de septembre à décembre 1915 : le 13 septembre, par exemple, il note que l’après-midi est consacré à de la « théorie sur les marques extérieures de respect et les règlements sur les peines attachés aux crimes ou délits militaires. » Pour autant, l’impression d’une écriture dénuée de sentiments est à nuancer : les rires (27 septembre 1914), la peur (4 mai 1916) sont évoqués.

En dépit de l’apparente objectivité de Raymond Moles, c’est bien sa guerre qu’il raconte dans son carnet. Un témoignage intéressant, donc, qui invite à la comparaison. Saluons d’ailleurs, dans la construction même de l’ouvrage Bleu horizon, le face à face, page après page, des notes de R. Moles et de celles de R. Defaye, médecin issu d’une famille de notable, et qui porte sur la guerre un tout autre regard. Autre regard tout aussi intéressant, celui de R. Moles sur l’arrière.

Marty Cédric, 19 mars 2010.

 

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Kahn, André (1888- ?)

1. Le témoin
Né le 26 septembre 1888, André Kahn est avocat avant la guerre. Intellectuel d’origine bourgeoise, il est défini dans la préface comme un poète et un peintre, politiquement fluctuant, moderniste et conservateur, fervent à la fois d’Anatole France et de Maurice Barrès. Il est juif, et a profondément été marqué par l’Affaire Dreyfus. En 1914, il est en rupture avec sa famille, du fait de sa liaison avec une femme divorcée, déjà mère, et bientôt enceinte.

2. Le témoignage

Ce témoignage a été publié par son petit-fils, Jean-François Kahn, en 1978 sous le titre, Journal de guerre d’un Juif patriote, (Editions Jean-Claude Simoën, Paris). Il s’agit des lettres écrites par André à sa future femme, d’août 1914 à novembre 1918. L’auteur les considère comme « l’embryon » d’un véritable journal, qu’il projetait de publier après la guerre. Prisonnier dès les premiers jours de combats, rapidement libéré, il participe, tantôt dans les tranchées, tantôt au quartier général, aux principales phases de l’affrontement (Marne, Verdun, Chemin des Dames).

3. Analyse

Le 28 août 1914, il note la distance entre la guerre imaginée et la guerre réelle : « Je deviens de plus en plus pacifiste. Quand on songe à l’éclat glorieux des victoires possibles, on est « chauvin », mais quand on respire l’atmosphère du champ de bataille un immense dégoût, joint à une immense pitié, vous remplit l’âme » (p. 17).

Confronté à la violence de la bataille, il note, le 11 octobre, dans le Pas-de-Calais : « Quel air de souffrance ont les mutilés! (…) Quelques instants auparavant, c’étaient de braves soldats obstinés sous la mitraille et dédaigneux de la vie. Ce ne sont plus que des loques humaines, un peu de chair qui souffre, un peu de cerveau qui implore grâce. J’ai senti en moi une grande pitié devant leur douleur et j’ai conclu une fois encore à l’horrible bêtise de la lutte présente » (p.29)

Le 3 novembre, il se plaint de l’incertitude du lendemain : « Contre-ordre. […] Tu ne peux t’imaginer, ma mie, dans quelle perpétuelle tension nerveuse nous devons vivre. On ne sait jamais sur quel pied danser. On ignore tout du lendemain. Quand une nouvelle à peu près sûre luit à l’horizon, aussitôt une nouvelle contradictoire vient nous confondre. C’est em…merdant » (p.51-52)

Le 21, il est pris sous le bombardement allemand à Ypres : « En repassant le pont du canal de Furnes à Ypres, nous avons subi le bombardement des batteries avancées Boches (…) Moment terrible à vivre! Dans la nuit noire et froide, attendre son tour de s’élancer (car on passe un par un), sur le pont sans parapet, déjà bien abîmé par les obus, tandis que la mitraille tombe autour de nous à l’improviste, et se dire soudain que l’on peut rester là, un bout de fer dans le corps, et mourir dans la neige ou dans la boue des Flandres, loin des siens, loin de la France! Ce sont des instants dont on se souvient toujours car on a vécu en quelques secondes, le passé, le présent et l’avenir en une formidable intensité » (p.62)

Dans ce contexte pénible, la fine blessure apparaît comme une aubaine, comme il le note le 8 décembre : « Sur la route, pendant une halte, Marmoiton, notre major, a été blessé cette nuit par une balle au genou. Le veinard! Il était à un mètre de moi. Que ne m’a-t-elle touché avant lui, cette balle bienfaisante! Dire que nous en sommes arrivés à désirer une blessure pour nous permettre de fuir cet infâme pays !»

Les embusqués sont également la cible de sa colère, comme le 15 février 1915 : « Je comprends, car je l’ai éprouvé moi-même, que des hommes énervés et affaiblis par quelques mois de campagne, se laissent aller à une lassitude passagère et à un pessimisme intermittent. Je comprends, à la rigueur, qu’un ancien combattant gardé au dépôt jusqu’à la consolidation d’une blessure, ait une opinion malsaine sur le résultat final de la guerre et quelque appréhension de retourner au feu. Mais je ne saurais admettre qu’un homme solide se vante de rester à l’arrière – il devrait être honteux – et se moque de ceux qui se font tuer pour lui… » (p.105)

Une question récurrente concerne la durée de la guerre. La guerre qu’il décrit insiste, le 16 octobre 1914, sur la fixité des fronts : « Nous restons ici, avec les mêmes ordres de défendre le terrain mètre par mètre. Les Allemands sont toujours là, devant nous, immobiles et muets. Cette guerre de taupes peut durer longtemps encore » (p.31) Le 30, il poursuit cette idée : « La vie d’attente continue (…) C’est une opération délicate pour prendre une tranchée, il faut l’effort de presque un bataillon… et encore, on laisse pas mal d’hommes sur le terrain. Il vaut bien mieux attendre. C’est au plus patient que sera la victoire. Nous n’avançons que sur deux ou trois mètres (je dis bien « mètres ») par jour, qu’importe! Si de cette quasi-immobilité dépend le triomphe définitif, nous ne sommes plus à l’époque de la furia francosa! » (p. 43) Dès lors, la longueur de la guerre est au cœur de ses réflexions, comme le 22 février 1915 : « Mon avis sur la guerre? Elle sera longue, elle ne durera ni cent ans, ni même sept, mais se prolongera au moins jusqu’en novembre. Je fixe cette date car les forces financières et matérielles de tous les belligérants le permettront et que plus personne ne voudra endurer une campagne d’hiver »

Pour déterminer l’issue de la guerre, il profite de ses nouvelles fonctions d’infirmier en mars 1915 pour lire attentivement les journaux, et en particulier suivre le cours de la bourse. Ainsi, le 31 mars il écrit : « Les nouvelles sont bonnes. La rente monte fiévreusement… L’Echo déclare que les Russes progressent contre les Autrichiens. D’autre part, un communiqué télégraphique du corps d’armée annonce une grande victoire russe dans les Carpates. Bravo! ». De même, le 12 avril : « Les communiqués sont toujours excellents sur les opérations de France et de Russie… Mais pourquoi la rente baisse-t-elle progressivement chaque jour depuis une semaine et pourquoi le silence s’appesantit-il sur l’action des flottes aux Dardanelles » (p.138) Trois jours plus tard : « Rien dans l’Echo, rien dans le Matin, rien dans le Journal. Si : la dégringolade de la rente et le silence obstiné sur les opérations aux Dardanelles. Ca ne marche donc pas là-bas? Pourtant un bel article de Barrès expose clairement nos raisons pour être certains de la victoire, malgré tout » (p.141)

On lui propose alors de devenir le secrétaire d’un lieutenant officier du détail, un poste privilégié : « on n’avance jamais à plus de dix kilomètres de la ligne de feu » (p.164). Il devient ainsi « officier de l’état civil ». Son rôle est de dresser les actes de décès des soldats morts au champ d’honneur et de répondre aux demandes d’informations des parents.

Pourtant, dans « le bureau de la mort », l’ennui est tel que le front apparaît comme un échappatoire : Le 7 octobre, il écrit : « Que cette vie est misérable! Ah! Être sous la mitraille, dans le bruit caressant et le fracas terrible des obus et du canon. Vivre au milieu du danger pour bien sentir la valeur de la vie! Mais ne pas rester dans cette solitude déprimante du demi-arrière, où l’on devient fou de mâchonner toujours les mêmes idées, d’être trop seul, de sentir la folie vous étreindre, alors que l’on est là, sans défense, l’œil braqué sur un idéal lointain. » (p.193) Le 10 novembre, il ajoute : « Tu vas me gronder mais je regrette l’existence aventurière de brancardier (…) Excuse-moi, mais mon engourdissement de rond-de-cuir me dégoûte… Je suis trop près de la belle lutte, de l’ardent combat pour ne pas aimer, envier sa passionnante âpreté et je suis trop loin de l’arrière – certes avantageux – pour ne pas déplorer la monotonie de mon existence semi-guerrière… Les extrêmes seuls sont intéressants, la tranchée ou le dépôt. Ici, où je n’ai pas les émotions et les satisfactions de la tranchée et où je n’ai pas non plus les avantages du dépôt, je m’emmerde, pour parler net » (p.200)

Il redevient infirmier et rallie Verdun. Arrive la bataille de la Somme. Le 7 août 1916, il écrit : « Tu te plains de la lenteur des opérations sur la Somme… Moi aussi, je jubilerais d’abattre 30 kilomètres par jour à la poursuite des Boches et j’irais volontiers jusqu’au Rhin et même ailleurs sans un jour de repos. Mais une telle chevauchée n’est permise qu’en imagination » (p.255)

Du 17 au 27 avril 1917, voici comment il rend compte de l’offensive Nivelle : « Que penses-tu de cette offensive? Ca barde et ça marche. Dix mille prisonniers pour le premier jour et ce n’est que le commencement » (17 avril, p.269) ; « je suis trop heureux de succès de nos poilus pour gronder plus longtemps ce soir. L’offensive marche, moins vite peut-être qu’on ne l’espérait tout d’abord, mais les résultats des trois jours sont loin d’être méprisables » (18 avril, p.270) ; « Nous continuons la bataille. Ca marche toujours. Je crois que nous tenons les petits Boches. Dès que ce sera propice, nous progresserons énergiquement. J’ai le ferme espoir de me retrouver sur les rives de la Meuse pour l’hiver prochain » (19 avril, p.270) ; « L’offensive se poursuit méthodiquement. Nous allons sans doute prendre part à deux ou trois coups de butoir encore, puis ce sera le repos avec tous ses avantages tant attendus » (20 avril, p.270) ; « Tu ne sais que penser de notre offensive, moi non plus. Mais je n’hésite pas sur un point : elle est franchement ratée jusqu’à présent. Elle était faite pour la percée (…) Mais n’en concluons pas qu’elle est ratée à jamais. Nous ne sommes qu’au début du printemps. Jusqu’à l’hiver nous avons tout le temps désirable pour repousser les Boches jusqu’à la Meuse » (27 avril, p.271).

A propos des mutineries, il note le 23 mai : « Je ne crois pas à une révolution dans l’armée. Ce que t’a dit Gus, c’est que les poilus, comme après toute offensive ratée et par conséquent meurtrière, en ont plein le dos et déclarent à qui veut les entendre, qu’à l’avenir, ils ne marcheront plus. Depuis trois ans, j’ai constaté cet état d’esprit. Mais un mois après, quand il faut y aller encore, tout le monde marche comme un seul homme » (p.274)

Il part à la mi-août en stage à l’arrière pour être nommé au grade d’officier d’administration au service de santé : « ici, c’est le service militaire dans toute son horreur » (p.279). Début mai, il entame des démarches pour se placer définitivement au sein des Conseils de guerre : « Je ferai une demande prochainement pour être nommé greffier (ce qui me permettrait de passer sergent au bout de cinq ou six mois). C’est un avantage. Et de défenseur, je deviendrai complice de l’accusation. Ah! les avocats! » (7 mai 1918, pp. 297-298)

Le 21 août 1918, à propos du retour de la guerre de mouvement : « J’envie et j’admire les camarades qui traversent les vallons et les plaines sous la mitraille. Je regrette le bon temps d’autrefois. Il se passe de grandes choses en ce moment. L’héroïque poilu fabrique la victoire de la France, c’est incontestable. Il va, dans le matin clair, insensible à la souffrance, joyeux d’aller simplement. Il voit le Boche fuir ou se rendre. Il fait un acte. Il vit la guerre. »

Marty Cédric, 18.03.2010

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Sarrazin, Alfred (1887-1941)

1. Le témoin

Issu d’une famille de propriétaires terriens et protestants convaincus, Alfred Sarrazin est né le 13 novembre 1887 à Saint-Avit du Moiron, dans la banlieue de Sainte-Foy la Grande en Gironde. Fils d’un viticulteur considéré comme un homme de progrès et qui sut transmettre à son fils son sens des initiatives, Alfred entreprit à 20 ans de hautes études de commerce à Bordeaux à une époque où les enfants d’agriculteurs étaient principalement destinés à reprendre l’affaire familiale. Désireux à son retour de gérer le domaine de ses parents, il ne rencontra que l’hostilité de son père et, ne pouvant profiter concrètement de ses initiatives, il s’engagea volontairement le 7 mars 1907 en tant que soldat de 2e classe dans le 26e Bataillon de Chasseurs à pied pour y effectuer une formation d’officier. Devenu sergent le 5 novembre 1908, il abandonna sa première expérience militaire en janvier 1910 avec un sentiment mitigé vis-à-vis de la discipline et du sens de la hiérarchie militaire. Alors qu’il démarrait une carrière de négociant en vin, et tout juste marié, il fut mobilisé à Libourne le 4 août 1914 en tant qu’officier subalterne du 257e RI. Il participa à la grande offensive de Lorraine de l’été 1914 avant de se stabiliser avec ses hommes dans le secteur du Grand Couronné de Nancy le 24 août 1914. Alternant travaux d’aménagement et occupation du front sur les premières lignes, le 257e occupa la zone jusqu’au départ pour Verdun en février 1916. Passé au 212e RI en tant que lieutenant après la dissolution du 257e en juin 1916, il retourna en Lorraine dans les secteurs de Parroy, Arracourt et Nomény avant de participer à la campagne du Chemin des Dames jusqu’au 28 novembre 1917. Afin de compléter les manques en officiers dans les effectifs, Alfred est envoyé au 133e RI stationné dans l’Aisne où il prend la pleine mesure de son goût pour le commandement. Cependant, blessé à la main durant une offensive à Hautevesnes en juillet 1918, il est écarté du front pendant trois mois avant de revenir participer à la dernière grande offensive française qui l’amènera jusqu’en Belgique. Marqué par de gros problèmes de santé et des drames familiaux, certainement lassé de son expérience dans l’armée et souffrant d’un manque de reconnaissance dans son implication qu’il voulait toujours impeccable, il rompt assez nettement avec les affaires militaires quelques années après la fin de la guerre. Très fatigué, il meurt en novembre 1941 d’une infection rénale.

2. Le témoignage

Les traces écrites de l’expérience guerrière d’Alfred Sarrazin sont rares. Quelques lettres récupérées dans les affaires de son frère cadet tué au combat en 1918, un lot de cartes d’Etat-major datant de la seconde moitié du conflit sont les derniers vestiges de son séjour au front. Car l’ensemble de son témoignage repose sur un important fonds de 300 photographies couvrant l’ensemble de la période de stationnement du 257e RI dans le secteur du Grand Couronné de Nancy d’octobre 1914 à février 1916 (avec quelques exceptions de mai et juin 1916). Classées de manière relativement aléatoire dans trois vieux cahiers scolaires, elles furent soigneusement annotées par Alfred Sarrazin, s’efforçant d’indiquer sur chacune la date et le lieu de la prise de vue dans les limites que pouvaient lui accorder la censure (ou l’autocensure). Propriétaire d’un Kodak Vest Pocket, particulièrement répandu dans les effets personnels des poilus à une époque où les appareils photo portables étaient en plein essor, avec un groupe d’officiers de la 18e Compagnie qui partageaient son quotidien, Alfred s’est attaché à garder sur pellicule un ensemble de détails de sa vie quotidienne. Entre photographies de groupes, de « compagnons d’armes », travaux d’aménagement du front et bâtiments mis en ruine par l’activité de l’artillerie, la diversité des thèmes et des situations caractérise un fonds particulièrement riche. Il a fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre d’un master de recherche disponible à la BUFR d’Histoire de l’université de Toulouse Le Mirail.

3. Analyse

Plusieurs thèmes se retrouvent dans le fonds photographique d’Alfred Sarrazin. Les photos de groupe dominent l’ensemble de la collection, comme une manière de garder une trace d’une solidarité et d’un esprit de corps qui fut le ciment de la vie quotidienne d’Alfred durant ces deux années en Lorraine. Dans le même genre, les portraits devant les ruines laissées par l’activité destructrice de l’artillerie lourde reviennent aussi souvent que les clichés de paysages détruits par la guerre. Etant un homme de foi et de la terre, l’indignation et la stupéfaction d’Alfred face à un conflit qui saccageait la nature et les édifices se remarquent dans certains de ces clichés, parfois accompagnés d’une légende explicite et condamnatrice. Mais au-delà de l’expression d’un sentiment particulier, la photographie pour Alfred Sarrazin était aussi un œil captant les détails de sa vie quotidienne. Les armes et les fournitures, les lieux de passages et ses habitants, les équipements de défense dont les aménagements occupèrent le quotidien du 257e RI durant de longues semaines, les installations en tout genre qui composaient le réseau complexe de la tranchée mais aussi, et surtout, les moments de répit de toute nature qui permettaient au soldat de s’extraire temporairement de la réalité guerrière. Ces clichés relatifs au thème du repos sont parmi les pièces les plus intéressantes du fonds, par leur originalité d’une part mais également par le regard qu’ils offrent sur une autre réalité du front, loin des combats, où la peur semble moins présente et où les sentiments d’humanité semblent reprendre quelques droits. Il peut s’agir aussi bien de moments de répit anodins comme les repas, improvisés dans des endroits plus ou moins confortables, que des moments de relative intimité. Mais plus originales sont les photographies d’exhibitions de soldats exerçant leur art devant un public attentif. Qu’il s’agisse d’un acrobate, d’un orchestre de cuivres, de soldats travestis en mariés pour l’occasion d’une photo ou de sportifs en pleine course, ces clichés ont tendance à nous rappeler que derrière chaque combattant se cachait un civil avec ses talents caractéristiques qu’il pouvait mettre à l’œuvre au front malgré l’uniformité dans laquelle baignaient les soldats quotidiennement. De plus, chaque moment loin des préoccupations militaires et de l’atmosphère des combats pouvait être l’occasion de retrouver un semblant de moral par ces instants qui rapprochaient les soldats de leur vie laissée à l’arrière au moment de la mobilisation.

Cependant, si le fonds lui appartient, Alfred Sarrazin ne semble pas l’auteur de l’ensemble des photographies de la collection. René Bergé, sous-lieutenant à la 18e Compagnie du 257e RI en même temps qu’Alfred, et Edmond Potet, lieutenant et supérieur direct des deux hommes, furent aussi photographes sur le même appareil. Il semblerait ainsi que beaucoup de clichés furent reproduits en plusieurs exemplaires lors de leur mise sur papier. Malgré leurs origines diverses (Alfred était un homme d’affaire girondin ambitieux et très croyant, René un ancien déserteur issu d’une famille de militaires tarbais, et Edmond un instituteur parisien ayant un sens des valeurs et du travail irréprochable) l’homogénéité des thèmes dans le fonds témoigne de la construction d’un regard commun sur le conflit et ses effets des trois officiers de la 18e Compagnie du 257e RI.

Benoit Sarrazin, février 2010.

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Bobier Louis (1893-1960)

1. Le témoin

Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).

2. Le témoignage :

Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.

Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.

A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »

Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.

Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.

3. Analyse

Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.

Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).

La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.

Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.

Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet, février 2009

Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.

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Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Massignac, Clément (1894-1917)

1. Le témoin

Massignac Henri, Alfred, Louis, dit Clément, est né le 22 février 1894 à Tournecoupe (Gers). Fils de cultivateurs, il devient apprenti dans une briqueterie du village. Avant-guerre, il cherche à créer sa briqueterie sur l’exploitation paternelle qui permet difficilement à elle seule de faire vivre la famille. On lit La République des Travailleurs, organe de presse radical-socialiste, mais Clément est catholique et participera aux offices à la guerre quand il le pourra. Mobilisé le 8 septembre 1914 au 11e RI de Montauban. Départ pour le front de Champagne dès le 16 novembre. Transfert à Arras le 23 avril 1915. Départ de ce secteur le 1er mars 1916. Montée en ligne à Verdun le 20 juillet 1916. Le 25, blessé à Thiaumont. Hospitalisé jusqu’au 20 août. Il participe ensuite à un stage de mitrailleurs, puis à un stage de servant du canon de 37, du 26 septembre au 27 octobre 1916. Il remonte à Verdun, côte du Poivre, du 14 au 26 novembre 1916, avant de tenir les tranchées dans le secteur d’Apremont du 3 décembre 1916 à mars 1917. Le 17 avril, il participe à l’assaut de la 4e armée sur les Monts de Champagne ; il est tué sur les pentes du Téton le 19 avril 1917.

2. Le témoignage

Lettres originales conservées par les descendants. 19 pour 1914, 106 pour 1915, 99 pour 1916, 26 pour 1917. Au total 250 lettres pour une période de 879 jours de campagne. Une correspondance régulière, un courrier tous les 3 à 4 jours. Les lettres sont publiées, in extenso ou en fragments commentés, in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références données dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage. Pendant toute la période considérée, le témoin appartient à la même unité, le 11e RI.

3. Analyse

Les lettres relatent à la famille les scènes habituelles de la guerre (tranchées inondées, poux, rats, médiocrité du ravitaillement parfois), et les remarques souvent rencontrées sur les rapports combattants/arrière (prix exorbitants pratiqués par les commerçants sur le marché captif des soldats, diatribes contre les embusqués).

Dans un style difficile, contraint d’une part par un faible niveau de formation scolaire et d’autre part par la superposition du français à l’usage du gascon, l’expression et la pensée du témoin progressent de façon nette dans le fil de la correspondance. Cet échantillon de lettres significatif en volume et en durée est intéressant car écrit par un jeune homme socialement représentatif de la masse des fantassins. On y découvre en premier lieu l’instruction bâclée réservée à la classe 1914, la plongée immédiate de cette classe dans la guerre des tranchées. Très vite, dès le 7 décembre 1914, le témoin comprend la nature de cette guerre : « Nous sommes dans les tranchées mais on ne tire presque jamais. Il n’y a que l’artillerie qui donne, surtout celle des Boches » (tome I, p. 482). La lassitude de la guerre est vite exprimée, Clément cherche à survivre en devenant ordonnance d’officiers, puis, dès 1915, en avouant espérer “la fine blessure”, enfin en expliquant que les stages suivis n’ont d’autre but que de profiter d’un sursis. Il relate plusieurs épisodes où la mort l’a frôlé : un ensevelissement à Verdun (tome II, p. 415), deux marmitages (tome II, p. 383 et 385). Les lettres sont riches d’indices de stratégie d’évitement, ou de “vivre et laisser vivre”.

Pour le premier thème, une lettre du 19 mars 1916 explique sa survie lors de l’assaut meurtrier du 9 mai 1915 en Artois, survie qu’il impute au comportement de son capitaine : « Il a refusé de sortir à l’ordre du commandant et lui a dit que sa compagnie ne sortirait que quand les mitrailleuses boches qui étaient devant nous seraient démolies par l’artillerie et qu’il ne voulait pas nous conduire à la boucherie » (tome II, p. 351). On trouve en outre trace d’une “délégation” au commandant sur l’insuffisance de la ration qui débouche sur un sabotage discret des travaux : « Tout le monde n’était pas content, mais aussi, le travail qu’on fait est petit » (11 mai 1916, tome II, p. 367).

S’agissant du second thème, Clément note le 29 mai 1915 : « Ici, on nous fait couper l’herbe devant les Boches, et eux font de même, ils nous tirent pas un coup de fusil » (tome II p. 109). Un témoignage indirect sur une scène qui se serait déroulée au 9e RI sur le front d’Arras est rapporté dans une lettre du 30 octobre (tome II, p. 200) : « Eux sont moins en danger que nous parce qu’ils sont bien avec les Boches. Ils se sont passés du pain entre eux, mais vous savez, leur pain n’est pas si blanc que le nôtre. Un sergent de notre compagnie y est allé les voir à leur secteur, ils sont à deux kilomètres de nous plus sur la droite et ils lui ont raconté ça. Ils plaçaient des fils de fer ensemble et ils ne se tiraient pas un coup de fusil, ils sont allés dans leurs tranchées. Quelqu’un et des officiers boches ont causé avec des officiers à nous, et ils disent qu’eux aussi en ont marre. Le jour de l’attaque du 25 septembre, il y en avait dans les entonnoirs près de la tranchée boche et pendant la nuit les Boches leur ont porté des confitures, et toute la journée le 75 a tapé sur notre tranchée, et il a esquinté la moitié du 9e. Et sur tout le front, ça devrait être comme ça. Peut-être que la guerre comme ça se finirait. Seulement, maintenant, ils les ont avertis : le premier qui parle avec un Boche est fusillé sur place. »

Un autre élément intéressant réside dans la quantification (bien entendu approximative) des épisodes où le témoin a été confronté à l’alternative “tuer ou être tué”. Dès son arrivée en Champagne, Clément relate des scènes de bombardements quasi ininterrompus. Le risque d’être enseveli est fréquent : « Nous sommes restés toute la journée dans une tranchée, couchés à plat ventre, et il y avait des moments que les obus nous couvraient de terre, on avait des blessés et des morts à côté de nous » (19 février 1915, tome II, p. 41). Le 11 janvier 1915, Clément passe à côté du pire : « Hier, nous avons passé une terrible journée, les obus sont tombés toute la journée, nous n’avons eu qu’un mort et un blessé. À moi, il m’en a éclaté un devant la cabane, et a brisé la gamelle à un copain qui était à côté de moi » (p. 30). Mais le danger vient aussi des balles : « J’ai vu les casques à pointe de près, j’ai eu la capote trouée par une balle » (25 décembre 1914, tome II, p. 26). Les narrations du danger subi sur le front d’Arras en 1915 évoquent exclusivement les bombardements. Mais un risque nouveau est mentionné le 12 mai : « Je crois que bientôt les tranchées seront inhabitables à cause des mines. Moi, j’ai sauté à 2m de l’autre côté des tranchées, sans avoir mal » (tome II, p. 87).

Fin janvier 1916, pour faire diversion aux préparatifs de l’offensive de Verdun, le front d’Arras est embrasé par les Allemands. L’historique régimentaire du 11e liste trois attaques allemandes, une contre-attaque et un combat à la grenade. Le 4 février 1916, Clément relate le premier assaut adverse du 28 janvier : « L’autre matin, ils ont sauté en face de nous et les tranchées ne sont qu’à 20 mètres l’une de l’autre et ils ont commencé à monter sur les tranchées en criant “hurrah” mais les mitrailleuses ont ouvert un feu croisé et ils sont vite redescendus quand ils ont entendu ces pruneaux siffler » (tome II, p. 279). On réalise très vite que les adversaires sont restés à distance, d’ailleurs ce sont les mitrailleuses qui ont bloqué la tentative, les fantassins ont-ils seulement eu le temps d’intervenir par le feu individuel ? Le 17 février 1916, nouvelle lettre, nouveau combat pour la reprise d’une tranchée gagnée par les Allemands, dont les formulations montrent que Clément n’est pas acteur : « Hier, il y en a qui ont voulu la reprendre, il y en a deux qui se sont fait tuer » (p. 282). Mais la lettre du 19 février, qui relate la dernière des tentatives de diversion allemande dans le secteur tenu par le 11e RI, évoque une réalité d’une autre nature. Pour la deuxième fois sans doute, Clément est engagé dans une lutte interpersonnelle : « Hier, dans la nuit, nous avons fait 4 prisonniers et 2 ou 3 morts. C’était une patrouille qui s’avançait sur nous. Ils étaient 9, ils avaient pour mission de reconnaître la 1ère ligne à nous. […] Mais seulement, on les a arrêtés, il n’y en a que 2 qui n’ont pas eu de mal, ils ont sauté dans notre tranchée en abandonnant le fusil et l’équipement, les autres étaient broyés par les balles » (p. 282). On peut penser que, cette nuit là, Clément a tué, au minimum il a tiré à faible distance sur des ennemis visibles…

En avril 1916, changement de secteur, retour à la butte du Mesnil, retour à la “routine” du bombardement : « Nous sommes terrés comme des renards toute la journée » (5 mai 1916, p. 362). Au passage, Clément demande à recevoir La République des Travailleurs car « par ici, les journaux nous disent toujours qu’on les aura. Moi aussi je dis qu’on les aura – les bidons vides ou les poux – mais les Boches jamais ».

Un nouveau danger est rapporté : « Avant-hier, nous avons eu une attaque allemande. Nous autres, nous avons souffert beaucoup des gaz lacrymogènes qu’ils ont envoyés en arrière. Et vous savez, c’est très mauvais, ça vous brûle les yeux et ça vous fait vomir » (4 juin 1916, p. 375). Pour le reste, les bombardements sont très majoritairement évoqués. On comprend d’ailleurs pourquoi : Clément manque à deux reprises de mourir. Alors qu’il est de corvée de paille, « voilà qu’il arrive un obus et qui éclate en plein sur nous. C’était peut-être du 200 » (15 juin 1916, p. 383), « Encore maintenant, au moment où j’allais commencer cette lettre avec plusieurs qu’on était, voilà qu’il arrive une rafale d’obus qui tombent à 10 mètres de nous. Heureusement que personne n’a été touché » (20 juin 1916, p. 385).

Le 1er juillet 1916, le 11e quitte la Champagne pour monter à Verdun le 21 juillet. Le 25, Clément est blessé à la jambe par un éclat d’obus. Il avoue s’être terré dans un trou d’obus, il a vécu là plusieurs jours de combats. Outre la blessure, une autre mort aurait pu le prendre : « J’ai été enterré par un obus dont j’ai pas pu me dégager pendant 2 heures avec Guiobert de Saint-Clar » (27 juillet 1916, p. 415).

Enfin, les lettres montrent un soldat paysan s’intéressant à distance à la marche de l’exploitation familiale (date des semis, prix du bétail, opportunité d’acheter une nouvelle machine), s’informant du sort des camarades du village mobilisés, tentant, dès qu’il le peut, de retrouver des habitudes rurales, par la pêche et la chasse (tome II, p. 353). Clément, gourmand, nous montre son dégoût de l’excès de viande, sa nostalgie des légumes du pays, sa découverte de la bière et de la cuisson au beurre des crêpes…

Laurent Ségalant, janvier 2010

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