Brothier, Célestin (1873-1915)

1. Le témoin

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e RI (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers. Dysentérique, il est évacué, le 7 septembre 1914 et il meurt, semble-t-il des suites de cette affection, en 1915 sans être jamais retourné au front.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes » est embarqué avec l’état-major de la 18ème D. I. du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre ».

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition de ce double témoignage un des très rares carnets de guerre de gendarme dans la campagne de 1914-1918 (voir dans ce dictionnaire la notice du second témoin, André Bourgain, du 114e RI) . Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, décrypte les apports de la publication du carnet de Brothier. Il est en effet constaté l’absence de témoignages sur cette arme, en rien révélatrice d’une absence de devoir ou de sacrifice. Et le présentateur de rappeler la réhabilitation faite par Pétain en août 1919 du rôle de surveillance et de maintien de l’ordre, outils également nécessaires pour la victoire. En effet, « 1 200 gendarmes sur les 70 000 gendarmes engagés sur le font pendant la première guerre mondiale ont été tués au champ d’honneur » (page 18). Ainsi le témoignage de Célestin Brothier reste exceptionnel par le statut du témoignage, exhaussé par les nombreuses descriptions des moments intenses de ses missions, même si quelques poncifs de bourrage de crâne ne sont pas évités. Il a été rendu d’autant plus intéressant par l’éclairage de la publication postérieure du journal de guerre du capitaine Jules Allard, son supérieur dans le détachement prévôtal.

En première ligne sur la question redondante, parangon de la littérature de bourrage de crâne, de l’espionnite, le gendarme se nourrit de ces rumeurs qu’il combat dès la vérité obtenue. Loin à l’intérieur, à Maulévrier : « Des espions allemands ont fait sauter des ponts dans les environs, des routes stratégiques ont été ont été coupées. Des personnes viennent me demander des renseignements à ce sujet. Je leur dis que tout cela est insensé, qu’il ne faut attacher aucune importance à ces faux bruits, absolument faux. J’ai ajouté que j’allais procéder à une enquête à ce sujet ; et que je ne désespérais pas d’arrêter celui qui avait lancé ces nouvelles, aussi fausses que dépourvues de bon sens » (page 40). Il nous renseigne sur l’ambiance dans sa commune lors de la mobilisation et fait état des télégrammes reçus, préconisant entre autres « l’affichage de l’état de siège programmé dans toutes les communes de France, la suppression de tous les appareils de télégraphie sans fil, l’application immédiate des instructions au sujet des étrangers résidant en France, au sujet des personnes munies de laissez-passer… » (page 40). Il précise que le « rappel des permissionnaires s’effectue, tous revenus sans faille » (page 41) et décrit l’ambiance dans les gares, les wagons enguirlandés sur lesquels sont dessinées inscriptions et caricatures (page 43). Lui-même devenu agent prévôtal, il fait état des consignes reçues, telle la censure des correspondances : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre ».

Confronté à la réalité de la guerre, il découvre l’horreur des cadavres frais (page 82), dont ont fait des barricades (page 86), un adjudant blessé devenu fou (page 104) sans que l’on puisse sur ses constatations douter de ses propres expériences, différentes de sa souscription à la rumeur dont il fait lui-même état à plusieurs reprises, mais par procuration. Ainsi, il rapporte que « les Allemands, qui veulent la peste, s’opposent à l’assainissement du champ de bataille » (page 92) mais aussi la multiplicité des espions et des faux bruits (page 93) ou des balles explosives (page 108). Il est lui-même se demande si guerre et barbarie ne seraient pas apprises à l’école allemande et rapporte qu’ils achèvent leurs propres blessés inaptes à servir la nation à l’avenir (page 110). Enfin, « il paraît que ces gredins sont allés jusqu’à achever leurs propres blessés ; ceux qui n’étaient plus d’aucune utilité à la nation, c’est-à-dire les misérables et ceux qui devaient rester infirmes » (page 110).

Enfin, comme beaucoup de témoins, il relate sa fascination du spectacle de la guerre (page 94) qui abrutit le soldat et lui fait perdre sa notion du temps (page 109).

Lieux cités (date – page) :

1914 : Maulévrier (1er – 4 août – 37-44), Angers (4-5 août – 45-46), Blois, Beaugency, Troyes, Mirecourt, Flavigny (6-7 août – 47-50), Saint-Nicolas-de-Port, Ludres, Faulx (8-11 août – 50-53), Belleau (12-20 août – 54-62), Toul, Commercy, Lérouville, Sampigny, Verdun, Sedan (19-24 août – 62-70), Nancy (25-26 août – 71-74), Velaine-sous-Amance, Cercueil, Réméréville, (27 août – 3 septembre – 73-98), Nancy, Bazeilles, Sedan (4-5 septembre – 100-101), Arcis-sur-Aube, Herbisse (5-7septembre – 102-105), Orléans, Châteauroux, Limoges, Brives, Cahors, Castelsarrasin ; Montauban, Angers, Maulévrier (8-20 septembre – 106-120).

Rapprochements bibliographiques

Allard, Jules (Cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916. Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

Yann Prouillet, février 2011

Share

Belmont, Ferdinand (1890-1915)

1. Le témoin

Ferdinand Belmont est né le 13 août 1890 à Lyon de Régis et de Joséphine Marguerite Raillon. Issu d’une famille implantée à Grenoble depuis 1893, il a six frères et une sœur ; Jean, Joseph, Maxime, Paul, Émile, Jacques et Victorine, tous élevés dans la foi catholique. Son père est le neveu de monseigneur Belmont, évêque de Clermont et sa mère est l’arrière petite nièce de monseigneur Raillon (évêque de Dijon et archevêque d’Aix). Quand la guerre survient, Joseph se destine à être prêtre, Jean est en classe préparatoire à l’institut polytechnique de Grenoble alors que Ferdinand fait des études de médecine. Maxime deviendra un brillant architecte et le conservateur des antiquités et objets d’art des Hautes-Alpes. Ferdinand Belmont fait son temps militaire au 14ème BCA de 1908 à 1910, qu’il quitte comme sous-lieutenant, grade avec lequel il entre en guerre avec le 51e BCA avant d’être nommé lieutenant le 2 septembre 1914 et capitaine le 23 octobre suivant. Gravement blessé par éclat d’obus dans les environs du Hirztein, il meurt le 28 décembre 1915 à Moosch (Haut-Rhin).

2. Lé témoignage

Belmont, Ferdinand, Lettres d’un officier de chasseurs alpins. (2 août 1914 – 28 décembre 1915), Paris, Plon, 1916, 309 pages. Le texte paraît d’abord sous la forme d’extraits commentés par Henry Bordeaux dans le numéro 1216 du Correspondant du 25 septembre 1916.

Le 7 août 1914, le sous-lieutenant Belmont, du 51e BCA est en garnison à Annecy pour une période de garde à la frontière Italienne, à Macot (près de Bourg-Saint-Maurice), afin de se préserver d’un éventuel basculement de ce pays vers l’entente. Cette latence, qui ronge le patriotisme du fougueux officier s’achève enfin le 22 août avant qu’un trajet de trois jours de train dépose le 51e à Saint-Dié (Vosges). Dès lors, les choses s’accélèrent pour celui qui veut combattre à tout prix et montrer sa valeur car le baptême du feu, au hameau de Dijon (2 km à l’est de Saint-Dié) sera terrible ce 26 août 1914 et les jours suivants. Epuisé, affamé, sale et au moral atteint, Belmont a livré ses premiers combats, cerné par la mort de camarades et de ses supérieurs, à l’héroïsme inutile et sacrificiel et occasionnant au 51e des pertes sans nombres. « Du 51e, il ne reste que des débris. Je ne sais pas combien d’hommes sont tués ou blessés. Il n’y a plus de capitaines ; la moitié des lieutenants ou sous-lieutenants sont tués ou blessés ; il y a des hommes égarés qui ne nous ont pas retrouvés » (page 35). « Ainsi s’égrène le 51ème Chasseurs ! » (page 38) tant et si bien que ce bataillon est dissous et les lambeaux de compagnies restantes, exsangues, se fondent dans les effectifs du 11ème B.C.A., tout aussi terriblement éprouvé. Nous sommes le mercredi 2 septembre, date qui coïncide avec la nomination de Belmont au grade de lieutenant.

Les combats sont maintenant moins violents, ponctués par les canonnades d’artillerie avant que les défenseurs de la Haute Meurthe ne s’aperçoivent, le 11, de la retraite de l’ennemi. Saint-Dié est immédiatement réoccupé et le bataillon n’est désormais plus utile dans ce secteur. Le 15, il est transporté à Magnières (au nord de Rambervillers) puis Clermont, Fournival-l’Argillière avant Péronne où le 11e est éprouvé dans cette « Course à la mer » qui l’a amené sur la Somme. Rapidement l’enlisement s’installe et c’est désormais sous la surface du sol que vont se poursuivre les engagements durant le mois d’octobre qui verra tout de même, le 18, la reformation et le rééquipement du 51e BCA. Le 11e est aussi réorganisé et notre officier garde le commandement de la 6e compagnie avec le grade de capitaine qui suivra très vite (le 23).

Le 12 novembre, nouveau déplacement du bataillon qui va connaître les Flandres de manière tragique, puisque le train qui les emmène en gare d’Hazebrouck percute un autre convoi, occasionnant la mort de deux soldats. Là, Belmont côtoie le flegme et l’organisation britanniques mais aussi la grisaille et le malheur belges dans le village de Dickebusch (ou Dikkebus).

Les attaques et les périodes de repos se succèdent sous le froid et la boue du Nord tout le reste de l’année 1914, où le front s’est définitivement cristallisé et enterré. Le 5 janvier 1915, le bataillon est au cantonnement et au repos à Gérardmer. La ville est paisible et n’a l’aspect d’une ville en guerre que par suite de l’affluence militaire et Belmont va jouir de cette relative quiétude jusqu’au 4 février où il est commandé pour une reconnaissance en Alsace par le Rudlin et le Lac Blanc. Mais en fait, c’est une globale inactivité qui ponctue la vie de Belmont qui ne s’accommode que très mal de l’ordinaire.

Le 20 février, les combats reprennent pour l’officier dans les bois du Sattel (près de Munster) mais ils vont dès lors dépasser en horreur ce que Belmont avait juqu’alors connu. Le 11e va encore souffrir tant de l’ennemi que du froid et de la neige. Des attaques successives, inutiles, vont se suivre et se ressembler dans la violence et le sacrifice pendant toute l’année 1915 sur les hauteurs de Metzeral, au Linge, au Schratzmannele, au Reichackerkopf ou Braunkopf. Un cours répit au début de juillet, pendant lequel Ferdinand Belmont pourra embrasser une dernière fois sa famille avant de remonter vers le « tombeau des Chasseurs ».

Le 30 juillet, il attaque « sur ces fronts bardés de fer et hérissés de citadelles, défendus par des engins de plus en plus écrasants… ». Il y sera d’ailleurs légèrement blessé d’un éclat. Mais le Linge est un sommet inexpugnable et le 20 août est une hécatombe. Une attaque un temps victorieuse est contre-attaquée et reprise si vivement que Belmont refuse de proroger le massacre qui laisse le 11e en ruine, avec 70 hommes en ligne. « Je ne sais pas quand on nous relèvera ; nos poilus sont en loques, les godillots bâillent, les pantalons sont encore bien plus inquiétants. De se laver, il n’est pas question. Les hommes n’ont pas pu changer de linge depuis un mois, et quand il ne fait pas trop froid, ils se distraient en faisant la chasse à leurs poux ! »

Le 4 septembre 1915, Ferdinand Belmont bénéficie d’une nouvelle permission de quelques jours. Un court repos à Corcieux avant un autre sommet sanglant, le Schratzmannele surnommé le Schratz où également règnent le froid, la boue et le brouillard.

Le 28 décembre, à 4 heures du matin, sur les pentes inférieures de l’Hartmannsvillerkopf, au seuil de l’Alsace, Belmont, pris sous un violent bombardement, est frappé d’un éclat d’obus au bras qui se révélera mortel et c’est le lieutenant Verdant qui apprend la nouvelle à sa famille, que l’officier avait pris soin, tout au long des mois et des lettres, de préparer à cette issue qu’il acceptait en toute piété.

3. Analyse

Dans une très grande préface (54 pages) Henry Bordeaux, savoyard, ami de la famille Belmont, magnifie la valeur testimoniale exceptionnelle de qualité de l’officier de chasseurs et reprend en panégyrique la biographie de l’officier. Cette amitié avec Henry Bordeaux est également due au fait que le 11e BCA commandé par le lieutenant-colonel Bordeaux, frère de l’écrivain. Toutefois, ses envolées, par trop littéraires et mystiques, n’atteignent pas la qualité d’expression de leur sujet.

Cet ouvrage offre au lecteur un témoignage d’une grande philosophie, d’une humanité teinté au fil des pages de la plus grande piété et de la conscience du sacrifice ultime. Ferdinand Belmont rédige avec un style simple et particulièrement bien écrit, décrivant souvent avec beaucoup d’à propos les lieux, les faits et les personnes qu’il côtoie. Ce sont surtout ses sentiments qu’il dépeint en toute circonstance, conscient du rôle qui lui est dévolu et de son infinie petitesse « perdu dans cet océan d’hommes« .

Doué d’une grande clairvoyance mais aussi d’un souci très profond de l’Homme, il a semblé un chef très humain, allant jusqu’à refuser l’attaque (page 239) sans le regret de l’insubordination militaire. Belmont a conscience de son rôle d’officier, qu’il analyse opportunément (page 284). Ces lignes sont finalement admirables de style et de clairvoyance et l’on peut y trouver le rapport assez fidèle non seulement de ses faits d’arme mais aussi de son état d’esprit du moment. On peut également trouver une multitude de détails techniques dépeints par Belmont avec précision mais aussi avec franchise, souvent censurée par ailleurs. Il faut se souvenir que les lettres reproduites ont été envoyées par l’épistolier sans aucun souci de parution ultérieure et que sa plume n’est guidée que par les sentiments du moment et une très grande dévotion parentale. Ainsi, sauf le sentiment de souffrance qui est volontairement éludé pour préserver sa famille des angoisses, Belmont ne cache rien de ses sentiments et des ses perceptions et c’est intact que nous sont livrés ces éléments indispensables à l’historien. Ainsi, il a conscience de ne pas s’appartenir dans la guerre : « Je ne puis vous dire à quel point, depuis le début de cette guerre, la sensation de n’être rien par moi-même ; je ne me rends nullement compte de la part que je prends effectivement à ce que je fais, et il me semble être comme une feuille saisie dans un ouragan » (page 118).

Belmont nous décrit assez superficiellement les lieux traversés, les combats auxquels il prend part, les personnes qu’il côtoie, sans que les noms ne soient occultés. Il reste médecin, notamment quand il perçoit les effets de l’alcool sur la santé de la population savoyarde (page 12) et s’interroge sur la présence d’alcools divers mais aussi d’éther sur les soldats allemands faits prisonniers (page 154). Il décrit également une opération d’exhumation, accompagnée d’honneurs et du culte des morts (page 274). Il fait œuvre de peu de bourrage de crâne et l’espionnite (page 156) n’est que rapportée, non constatée. Faisant esprit d’analyse, il digresse parfois sur des considérations comparatives entres les esprits allemand et français (page 160) ou alsacien (page 169) et loue l’organisation allemande (page 192). Multipliant les descriptions, panoramas et anecdotes, son témoignage fourmille de détails, y compris dans les rapprochements entre belligérants (tel ces contacts entre ennemis par des échanges de boîtes à messages et de journaux lestés de pierres page 268). Il est possible ainsi de suivre l’officier chronologiquement et géographiquement de manière très précise, ce qui permet de vérifier et de confronter cette richesse d’enseignements avec les autres textes existants sur le même front. Sans conteste, les lettres de Belmont sont une référence qualitative sur les opérations des Vosges et des Hautes Vosges. Les Lettres d’un officier de chasseurs alpins sont donc à classer dans le panel très restreint des ouvrages dont l’utilisation pour l’étude est indispensable tant les enseignements sont à retirer dans l’ensemble de ce témoignage de tout premier ordre sur les opérations des Vosges.

Bibliographie complémentaire

Dussert A., Ferdinand Belmont d’après les lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Grenoble, Allier Frères, 1917, 41 pages.

Crenner Pierre (Col),   Les belles lettres du capitaine Belmont. Colmar, association du Mémorial du Linge, 1998, 14 pages.

Huguet (Abbé), Ferdinand, Jean, Joseph Belmont (1914-1915). Lettres de Mgr Caillot, évêque de Grenoble. Mgr Girayr, évêque de Cahors. Notices de Mr le chanoine Martel, Supérieur. Insérées dans le Livre d’Or du Rondeau-Montfleury. Slnd.

Bulletin de l’Académie Delphinale, Abbé A. Dussert,  Grenoble 1917.

Bulletin de la Société d’Histoire du Canton de Lapoutroie – Val d’Orbey, Jecker L. 1995.

Huguet G., Livre d’or du Rondeau. Anciens maîtres et élèves tombés au champ d’honneur pendant la guerre 1914-1919. Imprimerie Guirimand (Grenoble), 1921, 520 pages. La notice sur Ferdinand Belmont figure en page 62.

Lien Internet utiles

http://hwk68.free.fr/belmont_177.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Ferdinand_Belmont

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BOBIER Louis, Il avait 20 ans en 1913. Louis Bobier un Poilu de Bourbon dans la Grande Tourmente. Bourbon, L’Echoppe, 2003,  447 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet – 10 janvier 2011

Share

Christian-Frogé, René (1880-1958)

1. Le témoin

Christian Pierre René Frogé, dit Christian-Frogé est né le 17 avril 1880 à Vernoil-le-Fourrier dans le Maine-et-Loire. Après une carrière littéraire débutée dès 1908 dans la poésie, il multiplie les publications et fait partie avant guerre du cercle des Loups. Le 19 mai 1911, il défraie la chronique à cause d’une échauffourée avec Gabriel Tristan-Franconi (qui mourra dans la Somme le 23 juillet 1918) lors d’une réunion littéraire (« Hurle-aux-Loups »). La Grande Guerre lui offre la possibilité de témoigner de son parcours militaire. Membre fondateur en février 1919, et secrétaire général de l’Association des Ecrivains combattants, il dirige ainsi plusieurs publications dont « La Grande Guerre, vécue, racontée, illustrée par les combattants » chez Quillet en 1922. Après guerre, il prend le parti de son frère, l’intendant-adjoint Georges Frogé, accusé d’espionnage à Belfort, en janvier 1933. Il meurt en 1958.

Norton-Cru précise son parcours de guerre. Mobilisé le 3 août 1914 comme caporal au 43e colonial, il arrive au front le 10 et passe sergent dès le 7 septembre. Blessé le 27 à Chuignolles, dans la Somme, il est évacué pendant 3 moi. Il revient au front avec le grade de sous-lieutenant le 11 mars 1915. Blessé le 27 septembre près de Souchez, il est attaché au cabinet du Ministre de la Guerre mais, bien qu’inapte au service armé, retourne « au front », à l’état-major du 1er corps colonial le 3 novembre 1916. Intoxiqué par les gaz, il quitte cette fois-ci définitivement le front pour la Section d’Information du Ministère de la Guerre avec le grade de capitaine.

2. Le témoignage

Christian-Frogé, R. Morhange et les marsouins en Lorraine, Nancy, Berger-Levrault, 1916, 220 pages

L’auteur, caporal à la 14e compagnie de 43e RI Colonial (les Marsouins) du 20e corps d’armée, créé le 2 août 1914, raconte ses impressions de guerre durant la période 11 août au 25 septembre 1914. Ce 20ème Corps est celui, héroïque, de la défense du Grand Couronné et de la bataille de Morhange. Ainsi, nous allons pouvoir cheminer avec l’auteur quand il parcours le front tant dans les combats que dans les cantonnements et suivre pas à pas les petits et les grands évènements dont il est le témoin direct ou indirect. Parti de Nancy le 11 août, il va gagner Laître-sur-Amance, au nord et se trouver en réserve de Corps et « renvoyé de brigade en brigade » avant de passer la frontière pour le village de Chicourt, en terre Lorraine annexée. La bataille de Morhange fait rage mais nos marsouins ne sont pas à l’honneur. Mal engagée la bataille de Morhange se fera pour la 14e compagnie au sud de cette commune, aux alentours d’Oron et de Château-Bréhain. Malheureusement, la position devient très vite intenable et les troupes sont hachées sous la mitraille. Elles doivent tenir trois heures, elles en tiendront six ! Mais sous le nombre, les marsouins plient et le 20e Corps retraite. Ce qui reste des unités repasse la frontière et laisse derrière elle son charnier et ses blessés. Reformé vers Saint-Nicolas-de-Port, la fin du mois d’août va consacrer les marsouins à compléter le rempart que les Français opposent à l’investissement de Nancy par les troupes allemandes. Le 28 août, la compagnie de Christian-Frogé se trouve en réserve d’artillerie qui doit elle-même « tenir jusqu’à la mort, mais barrer à l’ennemi la route de Lunéville à Nancy » près de la colline de Friscaty, adossée à la tragique forêt de Vitrimont. En effet, dans ce bois vont se concentrer les foudres de l’artillerie ennemie qui va occasionner aux défenseurs de lourdes pertes. Début septembre, la bataille se poursuit vers Saint-Nicolas-de-Port et Varangéville et se sont toujours d’homériques combats d’artilleries de tous calibres mais petit à petit, cette fois, l’ennemi rebrousse, Lunéville est repris et le Grand Couronné est définitivement dégagé. La besogne héroïque accomplie, le 20e Corps est relevé 15 septembre de ses positions où il a laissé tant des siens. Il descend sur Toul pour s’embarquer pour gagner Rouvrel (au sud d’Amiens) et se trouver engager, dès le 25 et après une marche de nuit de 45 kilomètres, à Chuignolles (à l’ouest de Péronne) où la bataille fait rage. C’est là que Christian-Frogé termine la courte anthologie.

Commentaires sur l’ouvrage :

Un journal de guerre très personnel, empli de tableaux successifs tour à tour poétiques ou tragiques. Par les yeux de l’auteur se révèlent donc de multiples facettes des combats d’août/septembre 1914 en Lorraine – l’ouvrage n’est pas victime de la censure toponymique – et sa vision fournit au lecteur outre quelques renseignements historiques de nombreuses anecdotes ou scénettes qui rendent cet ouvrage vivant mais d’une historicité douteuse, relevée à juste titre par Norton Cru. Bien entendu, de nombreuses exactions ennemies, toujours vues par procuration, comme ce hussard mutilé, nez et oreilles coupées (page 92) ou ces enfants masquant les Allemands (page 93) sont aussi présentes que l’espionnite (page 22) restent attachées aux ouvrages publiés pendant le conflit. Quelques visions de combats de jour (page 61) ou d’une marche de nuit (pages 179 à 187) fournissent quelques belles lignes descriptives.

Sources biographiques complémentaires

Ouvrages de Réne Christian-Frogé

Morhange et les Marsouins en Lorraine. Berger-Levrault, 1916, 220 pages.

Sous les rafales. Eugène Figuière, 1916.

Les Diables Noirs. De Maricourt à Souchez. Souvenirs des batailles d’Artois. Berger-Levrault, 1917. (Ouvrage annoncé mais jamais publié selon une communication de Jean-Louis Pailhès (Service d’information des bibliothécaires à distance (SINDBAD), Département de recherche bibliographique de la Bibliothèque nationale de France) à monsieur Alain Chaupin, que nous remercions pour cette précision).

Les captifs. Berger-Levrault, 1918, 207 pages.

La géhenne. (Extrait de l’ouvrage « Les Captifs« ). Berger-Levrault, 1920, 31 pages.

La Grande Guerre, vécue, racontée, illustrée par les combattants. (Deux tomes). Quillet, 1922, 259 pages.

Les croix de guerre. Librairie de France, 1936, 246 pages.

Autres ouvrages de Réne Christian-Frogé

Trois fresques, Angers, André Bruel, 1924. 32 pages. ?Ces trois fresques sont constitués par trois poèmes sur des thèmes antiques : Les Jardins de Magdeleine, Héliogabale, La mort du Sphinx, précédés d’un poème de l’auteur en hommage à son Anjou natal.

Au Jardin des Roses mourantes, Sansot, 1908, 177 pages.

L’affaire Frogé, Nouvelles Editions Latines, 1919, 332 pages.

Yann Prouillet, 9 janvier 2011

Share

Michelin, Pierre (1876-1952)

1. Le témoin

Né le 19 novembre 1876 à Commenailles (Jura) d’un père exploitant forestier, Pierre Michelin est issu d’un milieu modeste. Son certificat d’études obtenu et après avoir parfait son éducation auprès d’un prêtre précepteur, il s’engage à 19 ans au 27ème régiment d’infanterie (Dijon) dans lequel il passe caporal puis sergent avant d’entrer à Saint-Maixent en 1899. Sorti 3ème/307 de sa promotion (Transvaal) il rejoint le 2ème régiment de tirailleurs algériens d’Oran. Son autodidactisme arabe lui servira dès la déclaration de guerre quand il chiffre en arabe le message de mobilisation (page 10). Il reste quatre ans en Afrique où il combat aux côtés de Lyautey. Il atteint le grade capitaine en 1912 et est fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1913. De retour en métropole, il sert dans les Alpes et c’est à ce grade que la guerre le trouve à la tête de la 7e compagnie du 157e R. I. de Gap-Barcelonnette. Nommé commandant à titre temporaire à l’issue des combats de la Chipotte dans les Vosges, il l‘est à titre définitif après la Somme en 1916 mais il quitte alors son régiment pour commander le 43e BCP (Langres). En 1918, il commande le 31e BCP (Sélestat) puis c’est à nouveau l’Afrique en 1923 où, au Maroc, il retrouve Lyautey et participe aux combats du Rif avec le 13e RTA. Rentré en France en 1926, il commande le 46e RI (Fontainebleau) puis quatre ans plus tard il revient à Saint-Maixent comme général (brigadier) commandant l’école. En 1935, promu divisionnaire, il commande la 23e division d’infanterie à Limoges et en 1936, ayant reçu sa quatrième étoile, il est placé à la tête de la 5e région militaire à Orléans. Admis  à la retraite en 1938, il est rappelé au service à la mobilisation de 1939 et prend le commandement de la 5e région territoriale (Orléans). Il s’éteint à Limoges en 1952 à l’âge de 76 ans et repose au cimetière de Commenailles.

2. Le témoignage

Michelin, Pierre, (Cdt), 1914-1918, Présents ! Union Latine d’Edition, 1932, 204 pages, (réed. Lavauzelle, 1937, 178 pages).

Michelin, Pierre, (Cdt), Carnets de campagne. 1914-1918. Paris, Payot, 1935, 176 pages, collection mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre mondiale.

Bien qu’il l’ait annoncé en frontispice de cet ouvrage, témoignant a minima de son parcours dans la Grande Guerre (page 10), Michelin fournit un témoignage étique, aveugle de son propre rôle militaire et des actions menées malgré quelques fronts particulièrement difficiles tenus. En effet, ses unités sont tragiquement absentes, presque moins citées que ses propres permissions. Quand il se mue historiographe, il multiplie les lieux communs dans un journal discontinu, à la chronologie hachée, comportant de nombreux passages de silence, parfois de plusieurs mois dont certains sont certes dus à des évacuations pour blessures (du 31 décembre 1914 au 3 avril 1915 (page 43). De même pour l’année 1915, entre les dates du 7 octobre 1914 et 16 février 1916, qui est à deviner dans les quelques cinq pages reproduites. Ainsi, peu de personnes sont citées et l’auteur se borne à l’itinéraire dont l’adjonction de cartes vient encore appuyer l’absence de descriptions d’opérations.

Seul le récit, haletant des combats de la Chipotte et quelques rares belles lignes sur l’avance belge peuvent rehausser ce carnet manqué qui peut alimenter le sentiment de Norton Cru qui seul voit en le soldat, jusqu’au grade de capitaine, le vrai témoin combattant. Pour le reste, il est blessé – comment ? où ? – devant Verdun et l’autre seule blessure est une chute de cheval devant Reims.

Donc l’Historien n’apprend presque rien dans un ouvrage qui mélange souvenirs et notes issues d’un carnet de route, parfois délaissé pour des raisons stratégiques. En effet, il déclare (page 160) : « J’ouvre un carnet de fortune, l’interdiction étant formelle de garder sur soi tout document en période d’attaque ». L’auteur disserte sur le monde politique et militaire global en guerre, dialogue avec lui-même, fait de la littérature ou de la doctrine militaire dans un style parfois télégraphique (voir page 21 sur « l’ascendant moral ») qui polluent la relation attendue de son parcours de guerre.

2. Résumé et analyse

1900 : Alors qu’il est sous-lieutenant, le (futur) général Michelin ouvre un carnet d’impressions. A la veille de la « Grande revanche », il le rouvre « en limitant [s]es observations aux évènements officiels, au journal de [ses] déplacement, à quelques impressions ». Ainsi, du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, on suit l’officier dans ses périples et ses impressions de guerre. Après une courte garde à la frontière, où il assiste à un exode bigarré et au minage des routes (p. 11), il arrive en Alsace le 18 août, décrivant le sentiment et les attitudes alsaciens (pages 18 et 20). Il y voit aussi des avions (Taube) allemands mitrailler des colonnes d’exode le 25 août 1914 ! (page 22). Il tient Aspach avant d’être débarqué à Saint-Dié à la veille de la bataille de la Meurthe. Il est en grand’garde dans la vallée de la Fave et se replie sur Raon-l’Etape où il va participer aux âpres combats de la Chipotte. Il y avoue ses premiers morts et blessés. La bataille gagnée, le reflux allemand l’amène dans la vallée de la Plaine, sur ce front qui va devenir le lieu emblématique de la guerre des mines : la Chapelotte. Le 157ème ne le verra pas, parti au début de la cristallisation dans la Meuse à l’est d’Apremont. Là, son carnet de guerre se fait lacunaire et l’on devine une année 1915 passée entièrement dans ce secteur. Il décrit toutefois une distorsion d’échelle du front dans la guerre de tranchée ou l’environnement immédiat apparaît plus grand qu’en réalité (page 68) et confirme l’axiome de Norton Cru : « C’est qu’en ligne, l’observation par le créneau, le regard furtif jeté au ras du parapet, ne laissent saisir à la fois qu’un détail« . Il évoque également les fraternisations, réprimées ou non. Ainsi, page 74, des Allemands « qui voulaient causer » sont abattus alors qu’ailleurs surviennent des accommodements dans les bombardements : « Par un accord tacite, des deux côtés de la barricade on ménage les gens et les demeures ». Il revient sur ce point page 104 à propose de trêves tacites et de coups de main.

On retrouve l’officier à Verdun le 17 février 1916. Il avait délaissé son carnet mais, à la veille de la grande bataille, nous fait à nouveau part de la fébrilité de l’activité de son bataillon de terrassiers. En juin, il vient au repos dans une vallée de Celles qu’il connaît déjà et, le 11, il est « nommé d’office au commandement du 43ème bataillon de chasseurs ». Il quitte alors son régiment et arrive en Alsace, dans sa nouvelle unité : « Excellente moyenne d’officiers ; troupe solide (…) hommes faits, calmes, appliqués et prêts ». C’est avec ces hommes qu’il arrive fin août 1916 sur la Somme. Très certainement victime de fortes pertes, le 43ème est au repos complet en Normandie et revient à Belfort pour la campagne d’hiver. En avril 1917, le bataillon participe à l’affaire du Chemin des Dames jusqu’en octobre. Il y évoque très sommairement les mutineries (pages 88 : « 11 juin – L’impatience, l’inquiétude des hommes ont fait éclat : quelques meneurs isolés, des malheureux détournés de leur devoir, ont manifesté. D’où des traductions assez nombreuses devant le Conseil de guerre ; quelques exécutions » et 92, sur l’assagissement des troupes). On sent à ce moment que la guerre dure : le 20 août 1917, il ne voit la solution qu’en 1919 (page 95), sentiment qui sera le même en octobre 1918 ! (page 164). Il avait déjà déclaré à ce sujet le 17 février 1916 : « La guerre accapare, sa longueur réédite indéfiniment les mêmes situations » (page 44).

Il revient à Verdun, où l’on continue de mourir après la mort de masse, puis dans le secteur de Lunéville où il prend contact avec les premiers officiers américains (qu’il décrit pages 115 et 116), tout de « curiosité cordiale ». Il décrit avec émotion les premières croix de guerre qui leur sont remises (page 117). Il reste une longue période en Lorraine puis, devant l’offensive allemande de 1918, est appelé en secteur devant Beauvais. Il commande quelques jours le 152ème R. I. en l’absence du colonel. C’est ensuite Nanteuil-sur-Marne ; la Fère-en-Tardenois et la poursuite, inexorable, en Belgique qu’il délivre en profondeur. Un moment de retour sur soi lui décrire l’attaque comme « un trouble particulier, comme une vague griserie qui appréhende et qu’il n’est pas possible de surmonter dans l’instant ». Il évoque les drames dans la libération et le minage (à retardement des tranchées page 166 et même des paillasses  ! page 168), mais aussi la cocasserie de femmes belges balayant la rue sous les obus ! (page 169). Il reste également lucide sur la propagande en croisant, le 29 septembre 1918, en Belgique, un convoi de prisonniers allemands qu’il décrit : « La masse est en très bonne forme physique ; les privations sur le front sont bien l’une de ces affirmations sujettes à caution ». L’Armistice le trouve à Audenarde, en Flandre orientale, sur les rives de l’Escaut. Il est déçu de n’avoir pas porté le fléau de la guerre en terre allemande et « garde pour l’envahisseur les sentiments que cinquante et un mois et onze jours de guerre ancraient au plus profond de [s]on être » (page 176).

Quelques renseignements utiles à des études spécifiques sur l’hygiénisme peuvent encore être collectés ; page 125, liste des mesures contre l’Ypérite, page 130, son bataillon immobilisé par les oreillons, page 140, la grippe espagnole est nommée grippe des Flandres (décrite aussi page 172). Ou encore sur le ravitaillement par avion : « On les ravitaille par avion ; et la pluie de boules de pain, de boîtes de conserve (…) qui éclatent au sol mais dont les débris sont bons, déclenchent une gaîté folle… » (page 162).

4. Autres informations

Lieux cités (date – page) :

1914 : Barcelonnette (25 juillet – 1er août – 10), Alpes, Gleizolles, Larche, Chatelard (2-17 août – 11-15), Alsace Morvillars, Dannemarie, Grosne, Walheim, Illfurt, Bréchaumont, Belfort (18-21 août – 16-20), Vosges, Saint-Dié, Remémont, Coinches, Saint-Benoît, Brû, la Chipotte, (22 août – 12 septembre – 21-32), Raon-l’Etape, vallée de Celles, Rambervillers (12-22 septembre – 33-34), Pagny, Raulecourt, Rupt-de-Mad (26 septembre – 7 octobre – 34-38), Bouconville, Hautes-Charrières, Géréchamp, Vargévaux, Xivray, Flirey, bois d’Ailly (7 octobre – 15 décembre – 39-43).

1915 : Apremont-Loupmont (3 avril – 43).

1916 : Liouville, Rambucourt, Commercy, Pont-sur-Meuse (17 février – 16 mars – 44-52), Behonne, Pretz (Argonne), Ippécourt, Dombasle-en-Argonne, bois de Fouchères, ferme de Verrières, bois de Malancourt, forêt de Hesse, ouvrage 12, réduit d’Avocourt (16 mars – 18 avril – 52-56), Vosges, Laveline, Neuné, Saint-Michel-sur-Meurthe, la Trouche, Pierre-Percée, la Chapelotte (27 avril – 13 juin – 56-58), Alsace, Belfort, Montreux, Dannemarie, bois du Schonholtz, Hangenbach (14 juin – 12 août – 59-62), Vosges, camp d’Arches (13-24 août – 62-63), la Somme, Maurepas, le Forest, Rancourt, la Ferme Rouge (30 août – 10 octobre – 63-70), Normandie, Belfort (11 octobre 1916 – 6 janvier 1917 – 70-76).

1917 : Alsace, Schonholtz, camp de Villersexel (7 janvier – 3 avril – 77-81), Chemin des Dames, Villers-Cotterets, Pierrefonds, Saint-Etienne, Silly-la-Poterie, Neuilly-Saint-Front, Grisolles, Fismes, Baslieu-les-Fismes (4 avril – 9 mai – 82-86), Hurtebise, Craonne, plateau de Vauclerc, Glennes, Maizy, Saint-Brice, Cavaliers de Courcy, (10 mai – 30 octobre – 86-100), Hautvilliers, Rémicourt, fort de Vaux, ravin du Loup, bois des Caurières, marais d’Hassoule, Bezonvaux, Maratz (31 octobre – 28 décembre – 101-110).

1918 : Saffais, forêt de Parroy, Croismare, Laneuveville, Vigneulles (près de Rosières-aux-Salines), Ferrières (29 décembre 1917 – 20 mai – 111-130), la Place (15 km nord de Beauvais), Cuy-Saint-Fiacre, Formerie, Aumale, Montmarquet, Neuilly-Saint-Front, Brény, Rocourt, Nanteuil-sur-Marne, la Bordette, Crotigny, Brumetz, Priez, la Grange-aux-Bois, bois des Préaux, ferme de la Folie, Villers-sur-Fère, Saint-Quentin, la Ferté-Milon, Bazoches, Pont-d’Arcy, Loupeigne, Beuvardes, Thiollet, ferme de la Cense, Citry-sur-Marne (21 mai – 21 septembre – 131-156), Belgique, Amiens, Calais, la Chaussée, Saint-Georges, Gravelines, Killem, Ostyleteren, Langemarck, Hooglède, Wildeman Cabaret, de Wincke, Ouckene, Pandeers, Katelberg, Kalberg, Beveren, Waereghem, Meerlaren, Winkeloek, Audenarde (22 septembre – 11 novembre – 156-176).

Sources biographiques complémentaires

Source http://commenailles.pagesperso-orange.fr/gen_michelin.htm

Yann Prouillet, 4 janvier 2011

Share

Michel, André (1892-1981)

1. Le témoin

Né le 21 février 1892. Appartient à la classe 12. Son père est officier supérieur d’active et commande la mobilisation à Aurillac. Catholique. Part à la guerre avec le grade de sergent au 139e RI de cette même ville et y commande une demi-section de réservistes. Blessé une première fois le 25 août 1914 dans les combats du bois Bazien (Vosges). Nommé lieutenant en 1915. Sera blessé une seconde fois à Verdun en 1917. Deviendra ingénieur après la guerre. Mobilisé à nouveau comme officier d’un régiment de cavalerie en 1940.

2. Le témoignage

Journal de Campagne d’André Michel, 1914, Komédit, 2008, 79 p. Avant propos de Raymond Riquier (pp 7-17). Présentation par son fils, Gérard Michel (p 19-24). Photographies non légendées. Croquis de l’auteur pour illustrer certaines phases de combats (pp 60-74 et 76). Itinéraire de l’auteur du 9 au 25 août 1914 (p 25).

Ce journal de campagne, écrit sur un cahier et accompagné de notes prises au jour le jour, a été retrouvé par le fils de l’auteur, après sa mort survenue en 1981. Il couvre une période s’étendant du 1er août au 25 août 1914 et évoque la période de mobilisation à Aurillac et les combats de la bataille des frontières dans le secteur des Vosges. Le journal semble avoir été rédigé en 1914 au cours d’une période de convalescence occasionnée par une première blessure, d’après les dires de l’auteur, pour ses parents. Le cahier est accompagné d’un document écrit sur cinq pages et reproduit en annexe (La 1ère compagnie à Bruderdorf, 20 août 1914, combat de Sarrebourg, pp 75-79). Les têtes de chapitre de la publication respectent celles du cahier. Le chapitre « La campagne » est particulièrement riche en évocations des nombreuses défections de la troupe en ce tout début guerre.

3. Analyse

La mobilisation

1er août : Apprend l’ordre de mobilisation. « A la maison tout le monde est calme et résigné. » (p 28)

3 août : « Du quartier j’ai vu partir et arriver quelques trains de réservistes. C’est un spectacle bien réconfortant car ils ont tous l’air bien enthousiastes et ils chantent. » (p 30)

Le transport

8 août : « Nous passons à Clermont, Rion (sic), Moulins. A Paray-le-Monial des jeunes filles nous mettent à tous sur la poitrine de petits insignes du Sacré-Cœur et tout le monde les garde. Qu’il nous protège, nous et la France ! » (p 33)

9 août : « Pendant le voyage, un dénommé D. de la 2e section est devenu fou. Il est là sur le quai, faisant des signes de croix, des prières ; les médecins ont de la peine à l’approcher. »

La campagne

11 août : « Le soir, quand j’étais couché il s’est passé un incident. Les officiers du 1er Bon dînaient à côté d’une fenêtre ouverte devant laquelle il y avait beaucoup d’hommes qui entendent tout à coup le commandant R. déclarer « Après tout, il faut qu’ils marchent ou qu’ils crèvent. » Le Cne B. se lève et déclare au Ct que ce qu’il dit là est indigne et dégoutant. Pendant ce temps les hommes crient « Assassin, assassin. » » (p 37)

13 août : « Sur la route passent des hommes du 17e d’Infanterie et du 17e Chasseurs à pied qui nous racontent que la veille ils ont essayé de déloger les Allemands de leurs tranchées du côté de Badonviller et de Baccarat ; certaines compagnies ont été décimées par le feu de l’ennemi ; ils ont peur des baïonnettes, paraît-il. » (p 39)

14 août : « Pas mal d’hommes sont effrayés entre autre le Lt L. qui perd la tête au point de ne plus savoir quelle formation on prend sous le feu de l’artillerie. » (p 40)

20 août : « Quelques minutes après le Cne R. me dit : « Sergent Michel, allez donc derrière cette maison G [indiquée comme telle sur un croquis] et ramenez les hommes qui se cachent derrière. » J’y vais donc et renvoie quelques hommes entre autre le caporal D. qui claque des dents et me dit qu’il ira quand on commencera à tirer ; il ne se décide à y aller que quand j’ai armé mon fusil et que je lui ai placé ma baïonnette sur la poitrine. » (p 62)

Abandon de matériel sous l’effet de la panique : «  En chemin, je trouve une caisse de cartouches de mitrailleuse abandonnée là. Je la ramasse et l’emporte. C’est lourd en effet mais on n’abandonne pas ainsi 600 cartouches. En arrivant au bois un mitrailleur me la reprend. » (p 63)

21 août : «  Mais au premier coup les hommes ont tiqué et voyant quelques hommes de la section voisine qui se défilent en arrière ils ont bien envie d’en faire autant je bondis à l’arrière de la section et j’arme mon fusil menaçant de brûler la cervelle au premier qui partira (…) Malheureusement  on nous donne l’ordre de nous déployer en tirailleurs et les hommes échelonnés alors sur une grande largeur échappent à ma surveillance et je les vois qui un à un se défilent en arrière sans que je puisse les arrêter par les cris. » (pp 65-66)

J.F. Jagielski, décembre 2010

Share

Dufestre, Henri (dit d’Estre) (1873- ?)

1. Le témoin

Henry d’Estre, de son vrai nom Henri-Xavier Dufestre, est né en 1873. On le sait basé en Algérie avant la première guerre mondiale ; il est effectivement officier d’état-major dans la 45e division d’Afrique. En plus de son témoignage en tant qu’officier et d’un essai sur la bataille de Verdun, L’énigme de Verdun – Essai sur les causes et la genèse de la bataille, parus la même année, il est spécialiste du XIXe siècle. Il a notamment publié Bourmont. La Chouannerie. Les Cent jours. La Conquête d’Alger 1773-1846 en 1934 ou encore trois volumes sur le règne de Napoléon : Bonaparte, les années obscures 1769-1795, en 1942, Bonaparte, les années éblouissantes. Italie. 1796-1797, en 1944, et Bonaparte, le mirage oriental, Égypte : 1798-1799, en 1946. Il s’est de plus intéressé à l’histoire du territoire algérien. Ainsi paraît en 1930 Les conquérants de L’Algérie 1830-1857. Enfin, deux romans sont parus sous son nom : Temps Du Panache, en 1904 et Le bol magique, en 1934.

2. Le témoignage

D’Oran à Arras, Impressions de Guerre d’un Officier d’Afrique, Henry d’Estre, éditions Plon (353 pages), publié en deux éditions successives. Une première, publiée en 1916, est complétée par une seconde en 1921 apportant quelques précisions concernant les lieux et personnages masqués dans l’édition originale. Rétablis dans des notes à la fin de l’ouvrage, il est par ailleurs agrémenté d’une notice, d’un glossaire des abréviations et d’une liste alphabétique des noms propres. Elle est de plus divisée par périodes du « branle-bas en Algérie » jusqu’à « Devant le labyrinthe ». Ce carnet de route a été couronné par le prix Davaine de l’Académie française.

L’auteur nous présente avec cet ouvrage écrit après la guerre ses impressions de campagne durant la période du 24 juillet 1914 au 18 février 1915.

Ainsi, nous le suivons, pas à pas, dans ce conflit qui le surprend en permission estivale dont il comptait bien profiter dans les Alpes, en France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps, étant basé en Algérie. Mais le 28 juillet au matin arrive l’ordre de regagner l’Algérie au plus vite par le premier bateau. Il participe dès lors à la mobilisation, à la levée des troupes et à l’embarquement en compagnie de sa 45e division d’Afrique, tout juste constituée. C’est donc durant le mois d’août que la troupe accoste en France et traverse le pays pour rejoindre la zone du front où elle est intégrée à la 6e armée (Maunoury) qui tient le secteur de Charny près de Meaux à partir du 6 septembre 1914.

Le capitaine d’Estre est agent de liaison. Sa mission est de parcourir les lignes et les secteurs à la recherche du renseignement. Ainsi, relativement préservé, il peut décrire les combats de ses postes d’observation mais aussi dépeindre ceux qui y prennent part et les lieux dans lesquels il évolue. A partir du 10 septembre, la marche en avant survient faisant suite aux combats victorieux de la Marne. Cette « course à la mer » de quatre jours va se terminer sous Soissons où la division va cantonner jusqu’au 3 octobre, date à laquelle elle va rejoindre Arras après un court passage dans la forêt de Compiègne. Le 2 décembre 1914, le Général Quiquandon prend le commandement de la 45ème Division d’Afrique qui va se battre au Labyrinthe dans le secteur infernal de Neuville-Saint-Vaast où l’auteur sera toujours, à la fin de l’ouvrage, le 18 février 1915.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire avec cet ouvrage très personnel un carnet de route qui trouve son intérêt dans la vision de l’intérieur d’un bataillon d’Afrique, moins évoqué que les unités métropolitaines. Passés les éclairages sur l’uniformologie, « ils portent la culotte demi bouffante et les bandes molletières. […] La vareuse genre alpin et la chéchia semi-rigide avec couvre-nuque tombant sur les épaules, complètent cette tenue » (page 23), son « efficacité », « [ils sont] autant de bouquets de coquelicots et de bluets, aisés à repérer » (page 162) et son évolution quand, en septembre 1915, la plupart a ainsi quitté le jupons rouge et la chéchia garance pour des vêtements kakis plus appropriés, Henry d’Estre décrit la spécificité des troupes d’Afrique ; zouaves, goumiers ou encore de tabors. Un goumier, étant, comme il le précise dans les premières pages de son carnet, un cavalier volontaire s’habillant à ses frais et n’obtenant de l’Etat que la solde et l’armement. Ce statut est propre aux colonies et a surtout concerné le Maroc. « Tabor » désigne un régiment de goumiers. Il nous est également donné d’autres renseignements pratiques concernant l’armée d’Afrique, tel celui du salaire d’un soldat marocain, de dix sous, ou le symbole présent sur le fanion marocain, la main de Fatima. Enfin, il laisse dans une notice à la fin de l’ouvrage, la composition de sa 45e division d’Afrique.

D’Estre décrit la mobilisation comme un moment de grande effervescence monopolisant la plupart des transports et laissant la population indécise. Au front, il cède à l’espionnite ambiante et  rapporte l’épisode d’un espion, exécuté pour avoir utilisé la croix de Genève pour révéler à ses compatriotes allemands des positions d’armes ou l’emplacement des réserves (le 8 septembre 1914, page 108). Ce qui amène par ailleurs un phénomène « d’espionnomanie » parmi les soldats, comme l’observe d’après certains faits l’officier Dufestre (page 164). Le 17 septembre 1914, un autre événement remarquable est mentionné quand les Allemands utilisent des mannequins comme trompe-l’œil en première ligne ou se déguisent eux-mêmes en zouaves. Il décrit aussi à deux reprises des retraites allemandes, en septembre 1914 sur la grande route Meaux-Villers-Cotterets (page 140) puis entre Paris et Chaudun deux jours plus tard (page 154). Les Allemands ont abandonné leurs bicyclettes, tué ou laissé leurs chevaux, incendié leurs voitures. Suite à ces départs précipités, d’Estre relève l’utilisation par les Allemands de caféine pour stimuler leurs troupes. Il assiste également aux fuites des paysans et repère qu’ils ont enfilé leurs plus beaux vêtements pour les préserver. Enfin, le 18 décembre, l’officier découvre un écriteau original : « E…-les-Eaux Station thermale pour maladies nerveuses. […] Cuisine soignée : spécialité de pruneaux et de petites marmites. On sert à domicile. Ruines à l’instar de Pompéi. » (page 304).

Sur le plan militaire, il établit un commentaire comparatif sur les manœuvres d’artillerie : « les canons de nos ennemis sont peu susceptibles de déplacer leur tir latéralement, ce que les nôtres font si facilement avec leur terrible fauchage ». En outre, il évoque à plusieurs reprises « la balle dum-dum » qu’il atteste utilisée par l’ennemi le 8 septembre par un ingénieux système, adaptant au fusil Mauser un appareil spécial destiné à « retourner les balles ». L’auteur remarque également que ces balles retournées produisent un son spécifique (page 316). Page 333, il note l’absence de plaintes des blessés et en explique ensuite l’origine. En effet, « les armes actuelles frappent avec une si excessive violence, qu’il en résulte, pour la partie atteinte, une sorte d’insensibilité avec phénomènes d’anesthésie locale ». Par plusieurs notes, l’auteur nous renseigne de plus, à la manière d’un ouvrage documentaire, sur certains détails spécifiques, tel le « Miracle de la Marne », exploit militaire auquel il a participé (page 107), le fonctionnement de la trésorerie et de la poste (page 266) ou la composition d’une artillerie divisionnaire (page 152). Enfin, les observations de son carnet de route comportent de nombreux renseignements sur la prise en charge des morts. Page 124, le 9 septembre, dans les environs de Barcy, on apprend que les ravages de l’artillerie ont été tels qu’ « il est impossible d’enterrer tous les cadavres, aussi est-on obligé de les brûler. ». Il décrit (page 192) les différents us des belligérants pour l’identification de leurs cadavres et la formulation de l’épitaphe. Les britanniques se servent d’une bouteille où est enfermé l’état civil du défunt, les circonstances de sa mort, et qui indique : « In remembrance of X…, killed in action ». Les Allemands quant à eux honorent leurs morts de l’épitaphe « Hier ruht im Gott, als Feld gefallen. », « Ici repose en Dieu, tombé en héros. ». Page 287, côté français, d’Estre explique que sont ôtées au soldat les affaires personnelles destinées à la famille, puis on insère dans une boutonnière de la capote un morceau de carton soutenu par un bout de bois fendu sur lequel est mentionné l’état civil. Le soldat est ensuite inhumé la nuit après une brève cérémonie, laquelle est clôturée le plus souvent par l’expression « On te vengera ». Quant aux circonstances de la mort, l’auteur s’estime (pages 113 et 114) capable de la déduire par la position et l’état du cadavre. Ainsi, d’après lui, si celui-ci est étendu sur le ventre, il aura été tué par balle, mais s’il est allongé sur le dos, il y a plus de chances que sa mort ait été causée par une baïonnette. De plus, par la marque d’une balle sur la tempe, l’officier extrapole que le mort a sûrement été exécuté suite à un second passage de l’ennemi alors qu’il n’était que blessé.

Page 208, il compare ceux qui adoptent une position neutre face à la guerre à des corbeaux qui s’engraissent. Il est aussi étonné (page 208) du rapport disproportionné qui existe dans cette guerre moderne entre le nombre de kilogrammes de plomb utilisés et celui qui tuera réellement un homme. Il évalue que seul un dixième de la totalité du plomb utilisé atteint sa cible. Enfin, il note que les combats ont plongé ses hommes dans un état quasi léthargique (page 331).

Enfin, il apporte diverses informations supplémentaires. Il cite quatre caricaturistes et dessinateurs Willette, Weber, Steinlein et Abel Faivre aptes à décrire les atrocités allemandes utilisant des plastrons humains : « ces héros qui, pour attaquer, se sont fait parfois des matelas de femmes et se cuirassaient de vieillards et d’enfants ! ». Il dit avoir vu le corps du poète Charles Péguy (Norton Cru remet en doute cette affirmation), nous renseigne sur une visite du président Poincaré le 3 novembre 1914 pour des remises de décorations. On apprend que l’acteur Raynal est enterré à Barcy, et que Mme Macherez était administratrice de Soissons en septembre 1914. L’ouvrage, mâtiné de « bourrage de crâne » se révèle donc d’un intérêt inégal quant à sa valeur testimoniale.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau, novembre 2010

Share

Olivier, Gaston (1884-1915)

1. Le témoin

Son petit-fils, Alain Chaupin, a retrouvé les lettres qui constituent le témoignage. Il a composé un livre appartenant à la catégorie des réalisations de piété familiale, intitulé Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d’un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le spécialiste de l’histoire de ce régiment, Stéphan Agosto, en a écrit la préface. Les éditions Anovi l’ont publié en 2008. C’est de cet ouvrage que sont tirés les renseignements biographiques.

Gaston Olivier est né le 26 mai 1884 à Wambrechies (Nord). Ses parents, catholiques, sont dits journaliers, mais la photo de la famille (nombreuse) reproduite p. 12 montre une certaine aisance, et Gaston lui-même va devenir sous-directeur à la Société rouennaise d’engrais et de produits chimiques à Petit-Quevilly en 1913. Il est alors marié et père de deux garçons ; une fille allait naître en 1914. Gaston Olivier part dès les premiers jours d’août 1914 comme simple soldat au 274e RI. Sa mort, le 14 janvier 1915, est provoquée par l’éclatement du mortier de tranchée dont il est devenu le serveur.

2. Le témoignage

Il est constitué d’un carnet brièvement tenu du 10 août au 13 octobre 1914 et des lettres écrites à sa femme et à ses enfants. L’orthographe en a été respectée ; elle est plutôt bonne. Quelques rares erreurs de transcription sont immédiatement identifiables. Le témoignage est accompagné de notes historiques sur la vie avant 1914, la mobilisation, la marche des régiments, de textes officiels et autres qui n’étaient sans doute pas indispensables. Le témoignage lui-même est intéressant.

3. Analyse

L’introduction nous donne, sur cinq pages, les extraits les plus significatifs du témoignage, ce qui peut faire gagner du temps à l’historien qui veut l’utiliser, mais ce serait alors au détriment de la lecture intégrale. Gaston Olivier, simple soldat d’infanterie, décrit les marches terribles lors de la retraite en août, les spectacles horribles, la vie sous la pluie, le froid, les brimades de certains chefs qui « seraient excellents pour commander les armées de Guillaume ». Notons deux passages remarquables : la description d’une fraternisation à Noël (lettre du 26 décembre 1914) ; l’aveu à sa femme, le 30 décembre seulement, que ses souffrances insupportables l’avaient presque conduit au suicide quatre mois auparavant : « Je puis te le dire, le 26 août, pendant la nuit, nous marchions dans un bois, par une nuit noire comme ça depuis deux jours, je souffrais tellement des pieds de partout, que dans un moment de fièvre, sans doute, j’ai mis une cartouche dans mon fusil et par un hasard tout à fait heureux, je n’avais pas fait 100 mètres de plus, en pensant à vous tous à mes chers gosses, et j’allais me faire sauter la tête quand enfin on s’est arrêté. Nous sommes tous tombés, morts de fatigue, de soif, de sommeil, de mal et nous avons dormi là sans faire un pas de plus, où nous étions. » Sur son carnet personnel, il avait noté : « Plus grande souffrance de ma vie (mes enfants m’empêchent de me détruire). »

Il écrit toujours à sa femme que la fin de la guerre est pour bientôt, par épuisement des Boches et victoires des Russes. Le dit-il pour rassurer son épouse ou y croit-il sérieusement ? On a l’impression qu’il a du mal à imaginer que la guerre puisse durer au-delà de mars 1915. Lui-même résiste en disant qu’il évite de penser, mais, en même temps, il avoue (23-24 octobre) : « Si j’avais su j’aurais fait cinq gosses. » Il témoigne aussi de son angoisse devant le sort de ses parents restés à Lille, et dans l’attente de nouvelles de son beau-frère porté disparu. Il répète ses conseils : ne pas payer le loyer, ne pas payer les impôts. Il s’inquiète en apprenant que les femmes de Rouen et de Quevilly se font consoler par les Anglais. Et on découvrirait ici et là des allusions sexuelles étonnantes.

Rémy Cazals, novembre 2010

Share

Varenne, Joseph (1894-1980)

1. Le témoin

Né le 27 février 1894 à Chavigny (Meurthe-et-Moselle). Aîné de 4 enfants, fils d’un ouvrier mineur, il obtient son Certificat d’études Primaires et est employé de commerce au moment de sa mobilisation. Appelé le 1er décembre 1914, il part pour la Somme le 17 mai 1915 avec le 414e RI, après une période d’instruction. Le 31 mai, son régiment tient le secteur de Lihons, puis celui de Frise où Varenne reçoit son baptême du feu. Il se trouve à Wailly le 25 septembre 1915, au moment où l’offensive est déclenchée. Son régiment participe ensuite à la bataille de Souchez. Comme beaucoup de ses camarades, Varenne souffre d’une gelure des pieds en novembre et ne peut se remettre de ses fatigues qu’au mois de décembre pendant le Grand Repos, en  Haute Saône. Du début de l’année 1916 jusqu’à la fin du mois de mars, son régiment est en Haute Alsace. Il occupe les tranchées de Moos et participe aux combats de Seppois. Il quitte ce secteur pour les Hauts de Meuse le 31 mars. Après une préparation au camp de Beholle où il arrive le 9 avril 1916, puis à celui de Tremblay, Varenne monte en ligne avec son régiment à Verdun, le 31 juillet. Il occupe la tranchée Christophe. Varenne écrit des pages poignantes sur cet épisode qui inflige au 414e RI de lourdes pertes. Relevé le 5 août, il part pour le Grand Repos près de Sainte-Menehould, puis rejoint ses camarades au camp de Mailly après une permission (il en aura 5 pendant la durée de ses campagnes, prodigalité qui le ravit). Dans le secteur de Douaumont, le 414e tient le bois des Caurières où il est engagé du 22 décembre 1916 au 18 janvier 1917. Au repos dans la Haute Marne, il repart pour la Somme début février. Le 414e RI entame alors une série d’étapes. La marche lui semble étonnamment « paisible » et pour cause : il ignore que les Allemands ont décidé d’un repli stratégique pour s’installer sur des positions plus solides : « Nous ne savons rien, sinon que nous ne sommes que de modestes pions qu’on déplace à volonté sur l’immense échiquier qui va de la Belgique à la frontière suisse » (p.123). Le 16 mars, il participe à une action sur le village de Crapeaumesnil. Il est alors agent de liaison. La progression française étant mal coordonnée, il se perd dans les lignes ennemies pendant l’une de ses courses, pensant alors rejoindre son unité. Il a la présence d’esprit de détruire l’ordre dont il est porteur et tente de fuir mais, pris pour cible, il doit « faire le mort » entre les lignes, attendant longuement la nuit. Varenne reçoit une citation à l’ordre du Corps d’Armée pour cette action de sang-froid. Son régiment continue sa marche en avant : découvrant les ruines abandonnées par les Allemands dans leur repli, il a un sursaut de colère. Le 15 avril, le 414e RI se met en marche et part en ligne le 16 au matin. Prêt à intervenir pour exploiter la grande offensive, il n’est pas engagé et se trouve mêlé à l’encombrement des routes. En attente au camp de Cambressis, il s’emploie à la réfection d’une route avant de partir pour un entraînement intensif le 21 avril 1917, au camp de la Villette. Les 7, 8 et 9 mai, son régiment est engagé sur le plateau de Californie. Varenne décrit une expérience d’apocalypse. Il abandonne sur le plateau nombre de ses anciens camarades. Après 10 jours de repos, il retrouve le secteur de Vauclerc du 19 au 31 mai (en réserve dans les abris Electra). Le moral est bas et Varenne, désigné pour une liaison avec le camp de Blanc-Sablon le 26, trouve à son arrivée un bataillon au bord de la révolte. Le 414e RI monte en ligne dans le secteur de Laffaux. De septembre à octobre 1917, Varenne participe à l’offensive qui aboutit à la prise du fort de la Malmaison. Du 13 au 17 novembre, le 414e RI est au Bois Mortier puis part à nouveau dans la Somme. Après un séjour au Camp B de Remaugies, il se porte dans le Pas de Calais à Nesles, puis dans les Vosges, avant de partir pour la Marne en mai 1918. Le 27, le 414e est en ligne pour tenter de contenir l’offensive allemande. Il se porte devant Bligny. C’est là que Varenne est grièvement blessé au crâne par un éclat d’obus qui traverse son casque, le 6 juin 1918. Il était alors sergent (Varenne ne mentionne aucune de ses promotions, dont je n’ai pas retrouvé les dates). Il est évacué et réformé le 15 novembre (date à laquelle son récit prend fin).

Souffrant d’une paralysie du côté droit et d’un trouble temporaire de l’élocution, Varenne suit une rééducation intensive. Son infirmité lui vaut une proposition pour être accueilli à l’Hôtel des Invalides : il la refuse et travaille avec acharnement à son insertion sociale. Apprenant à écrire de la main gauche, il passe les concours de l’administration et est admis en novembre 1919 à la fonction de percepteur des impôts. Il se marie en 1923 et aura deux fils. Après guerre, il s’implique dans de multiples activités associatives et présidences au sein du monde des anciens combattants. Il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier, pour que cette guerre soit la dernière. À Carcassonne où il est muté en 1946, il se lie d’amitié avec Joë Bousquet. Varenne lit beaucoup, dessine encore de la main gauche, et écrit poèmes, articles et nouvelles dont certains sont publiés dans des revues et journaux. Retraité en 1960 (receveur des Finances), il meurt le 24 avril 1980.

2. Le témoignage

L’aube ensanglantée. Récits de guerre d’un poilu, éd. de la Revue mondiale, 1934, 223 p. réed. Paris, L’Harmattan, 2004.

Souvenirs rédigés d’après les carnets de route tenus pendant trois ans et demi de guerre. Paru une première fois en 1934, à compte d’auteur, les souvenirs de guerre de Varenne ont été l’objet d’une réédition en 2004, conforme à l’édition originale, et préparée par ses deux fils. Cette édition est enrichie d’annexes : un texte et des dessins inédits de l’auteur, des lettres inédites qui lui ont été adressées par Joë Bousquet, un glossaire, une note biographique, des repères géographiques.

Dans l’avant propos de l’édition de 2004, André et Georges Varenne examinent les raisons qui poussèrent leur père à attendre près de 15 années avant de se replonger dans ses carnets et de publier ce livre. La première raison tient au fait qu’ayant été grièvement blessé, Joseph Varenne avait perdu l’usage de sa main droite et souffrait de séquelles importantes. Il dut subir une longue rééducation. La seconde raison de cette attente découle de la première : il dut consacrer beaucoup de temps et d’effort pour assurer son insertion sociale. La troisième raison avancée par ses fils est un motif souvent invoqué dans l’explication de la rédaction sur le tard des souvenirs de combattants : choqué, traumatisé, Varenne avait trop souffert. Au lendemain de la guerre, il avait soigneusement remisé dans un tiroir de son bureau 6 carnets où il avait noté pendant 42 mois de guerre, presque chaque jour, ses « Souvenirs et impressions de guerre ». Le temps était alors à l’oubli et à la guérison des blessures physiques et morales.

Lecteur passionné, Joseph Varenne lit la littérature d’après guerre. Au sein d’associations d’anciens combattants, il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier. Il ressent le devoir de raconter son expérience de combattant. À partir de 1930, il ressort ses carnets et commence à les mettre en forme.

À la page 244 figure un extrait (retranscrit) du manuscrit original, consignant le souvenir terrible de ce jour où il tomba entre les lignes ennemies et dut attendre là l’obscurité. On peut y constater la sobriété initiale de la prise de notes : « Retour aux nouvelles positions, portant un pli concernant la relève, avec Villard. Tranchée ennemie. Coups de feu. Imitant la mort de 7h à la nuit. Rafales de mitrailleuses. Retour indemne. Contentement ». Si l’on compare cette note au récit qui en est fait dans le témoignage, on mesure l’importance du travail de réécriture et de mise en récit a posteriori : « Peu à peu mes membres s’engourdissent. Alors le martyre commence, le corps sentant ses forces diminuer veut tenter l’impossible, mais la raison que dirige l’esprit de conversation commande d’attendre et de ne pas désespérer. Et ainsi, pendant des heures entières, ils se livrent à ce singulier combat dont ma vie est l’enjeu. Alors le « moi » se révèle, le passé s’impose en une foule de souvenirs. Je pense à tous ceux que j’aime et que je ne verrai peut-être plus. Le présent, c’est le devoir, l’abnégation, le sacrifice ; l’avenir, en ce moment, m’échappe. […] Maintenant je voudrais bouger, mais mon corps est scellé à la terre. Je suis lié à elle depuis environ 7 heures du matin, je me sens rapetisser. Que la nuit est donc lente à venir ! Je la désire, je l’appelle de toutes les forces qui me restent » (p.126).

Ce travail de mémoire s’inscrit dans une démarche de lutte farouche contre la guerre, ainsi que l’indique la dédicace : « à mes fils André et Georges. Qu’ils ne connaissent jamais pareil sacrifice ». Publié en 1934, l’ouvrage reçoit le Prix International de Littérature contre la Guerre de Genève la même année.

3. Analyse

Dans le paratexte de l’édition 2004, une page intitulée « Sur les camarades je, on et nous » attire notre attention sur le personnage principal du récit qui va suivre. Cette page, signée A. V. (André Varenne ?) soulève une question essentielle dans l’étude du témoignage. Qui parle par la plume de Joseph Varenne ? Est-ce « je » ? Est-ce un « on » impersonnel ou le « nous » des copains ? Le choix du système d’énonciation par le témoin est significatif d’une démarche, d’une intention. Le « on » pluriel comme le « nous » appellent la communauté à témoin. Le groupe donne une légitimité au discours, de par son autorité collective. Dire « je », c’est s’exposer seul au jugement. Si l’emploi du « je » créé l’illusion d’une mise à nu de l’auteur, il ne garantit pas un degré de sincérité supérieur au « nous ». Tout au plus assure-t-il un spectre d’analyse, un point de vue plus resserré sur l’individu. Le modèle d’écriture militaire tend à susciter le « nous » collectif : le combattant est imprégné du groupe, c’est là l’essence même de l’expérience de la camaraderie militaire. Si son emploi peut relever de la volonté de minimiser prudemment l’implication personnelle de l’auteur dans l’événement raconté, il peut aussi indiquer le désir de ressusciter une expérience vécue collectivement, dans la communion du groupe. Celui qui publie ses souvenirs en hommage à ses camarades devient le dépositaire de la mémoire de l’unité. Varenne est de ces auteurs qui recourent fréquemment au « on » des copains. Cependant, le « je » tient une place importante dans ce texte. En partie parce que Varenne exerça souvent la fonction de coureur, expérience « solitaire », et qu’il relate donc des missions effectuées en marge de l’action collective. Le point de vue adopté pour la narration se limite strictement à ce que l’auteur a vu et fait. L’exemple le plus éloquent de cette subjectivité : le témoignage se termine sans la moindre allusion à la victoire ou à la paix ! Il n’est fait aucune mention du 11 novembre, ni de la liesse qui l’accompagne. Pourtant farouche défenseur de la paix, Varenne aurait eu matière à disserter. Mais cette étonnante omission tient au parcours personnel de l’auteur : blessé grièvement le 6 juin 1918, sa guerre n’est hélas pas terminée… Une nouvelle bataille commence : « La patrie me remercie, à 24 ans, avec 80 pour cent d’invalidité, la médaille militaire, quatre citations, et le costume Abrami pour rentrer dans mes foyers »  (p.235).

Le témoignage de Joseph Varenne mêle la simplicité des scènes du quotidien aux réflexions les plus profondes sur le devoir, la résistance morale, l’obéissance. Les scènes de vie les plus douces et anodines alternent avec les scènes de mort les plus abjectes. L’auteur n’a pas sacrifié les scènes de repos, où la vie reprend ses droits au profit des scènes de combat les plus infernales. Ces évocations occupent des chapitres à part, intercalés entres les chapitres consacrés aux séjours au front. Dans cette alternance des expériences les plus contraires, c’est toute l’absurdité de la guerre qui est dépeinte avec finesse. C’est l’indignation de l’auteur que l’on retrouve à chaque page : « Quel lamentable destin est le nôtre ! En regardant autour de soi, en écoutant son propre désir, c’est avec un profond désespoir qu’on se retrouve n’être qu’un matricule, un chiffre insignifiant » (p.133).

Au centre de cet ouvrage : le poilu, qui nous apparaît comme un être « simplifié » (cf. Frédéric Rousseau, La guerre censurée, Paris, Seuil, 1999). Simplifié dans son corps (abandon de la pudeur, saleté, chosification par la non-information, le port d’un numéro de matricule, l’abandon dans la mort, etc.). Simplifié dans ses besoins (omniprésence du souci compulsif pour la nourriture, pour la boisson, évocation de la frustration sexuelle). Simplifiés dans son rapport aux autres (dureté des rapports, du langage, obéissance passive, etc.). S’il râle souvent, commente, critique, il a appris le sens de la résignation : « Cette docilité ne découlerait-elle pas de notre embrigadement, de l’abandon de notre personnalité ? Que vous soyez patriote convaincu ou un irréductible sans-patrie, que vous incarniez la révolte ou l’obéissance passive, vous n’êtes pas moins un matricule, considéré uniquement par sa valeur numérique, devant obéir sans regimber à des ordres parfois discutables » (p.57-58). Cette disparition de l’homme derrière sa seule utilité militaire écœure Varenne : dans ses souvenirs, il travaille à redonner un peu d’humanité à ses numéros qui étaient pères de famille, maris et fils, civils sous l’uniforme. Et les anecdotes comme les dialogues composés par l’auteur ébauchent une galerie de portraits qu’il n’a malheureusement pas le loisir d’approfondir.  Redescendant du plateau de Californie en mai 1917, il a alors déjà perdu presque tous ses anciens et plus proches camarades. À partir de ce moment, les poilus qu’il fréquente paraissent moins familiers au lecteur, Varenne met moins d’application à nous les faire connaître. « La compagnie Lambert n’est plus » (p.170).

Sans pour autant s’effacer dans cette reconstitution de l’univers des tranchées,  l’auteur s’applique à n’être qu’un poilu comme les autres. Il néglige même de mentionner ses différentes promotions (caporal puis sergent), rappelant ainsi ce qui compte réellement : partager le sort de ses camarades. Ses fils notent en préface que Joseph Varenne aurait refusé plusieurs fois la formation d’officier qui lui était proposée. Certaines pratiques, certaines méthodes de commandement, une trop grande négligence pour la vie des hommes l’indignent. Il ne restera qu’un exécutant. L’incarnation du chef modèle apparaît dans ses souvenirs sous les traits du sous-lieutenant Lambert. Tombé sur le Chemin des Dames, il emporte avec lui le regret de ses hommes, lui qui « tout en restant leur chef, sût être leur frère de misère » (p.170). Car c’est bien là la condition essentielle pour gagner le cœur des hommes. Les officiers étrangers à la tranchée n’appartiennent pas au même monde : « Quel contraste offrent ces officiers aux buffleteries étincelantes avec les nôtres nettoyées à la graisse et nos armes débronzées par le dur contact de la terre des tranchées et les intempéries ! » (p.40). Varenne se souvient de l’agitation fébrile excitée par la venue du général en première ligne dans le secteur de Douaumont. L’occasion en est si rare qu’elle a quelque chose de mystique !

L’aspiration égalitaire poussée à sa plus vibrante expression ne tolère pas les exceptions. Les souvenirs de Varenne traquent et débusquent le planqué sous toutes ses formes. L’embusqué de l’arrière-front n’échappe pas aux volées de bois vert. C’est un fait connu : pour le fantassin en première ligne, tout individu qui se trouve derrière lui est potentiellement un planqué… Pendant la Première Guerre mondiale, cette suspicion atteint un niveau paroxystique qui fait parler « d’embuscomanie ». L’embusqué est un exutoire, un modèle repoussoir qui exorcise la peur de céder à la tentation de l’imiter. Il est la détestable exception qui bafoue la règle d’or fraternelle. Dans les moments les pires, cette solidarité des camarades est tout ce qui reste ; un simple quart d’eau généreusement partagé entre des hommes torturés par la soif vaut tous les serments : « Si ce n’était la camaraderie créée par la souffrance mutuelle, le plus fortuné l’acquerrait à prix d’or. Mais ce dernier n’a ici aucune valeur et, même s’il en avait, il ne saurait corrompre la fraternité qui nous unit sans distinction de religion et de fortune » (p.69).

Joseph Varenne nous donne quelques indices précieux pour la compréhension de la résistance morale des hommes au combat. C’est par exemple la nécessaire intériorisation des exigences qui pèsent sur les épaules du combattant. Dans le combat, l’emprise des chefs n’est jamais absolue. L’homme se retrouve face à lui-même et doit apprendre à gérer cette dangereuse part d’autonomie : « On se retrouve quatre, quatre deuxièmes classes, pas un gradé pour nous guider. Que faire ? Où aller ? Se planquer ? Ah ! non. Le geste est trop grave » (p.20). Mais qui aurait pu leur en faire le reproche ? Personne, Varenne le sait. Dans la confusion du combat, ils étaient là, échappant à toute surveillance, si ce n’est la surveillance mutuelle. L’évitement est une alternative. Mais la ténacité dépasse l’obéissance et la discipline. Elle est aussi le fruit de l’intériorisation de valeurs sociales, de l’appropriation de valeurs collectives, le résultat de la pression d’exigences personnelles, intimes, qui poussent les hommes à faire leur devoir.  « Fuir ! Fuir ces lieux ! On ne pense qu’à cela ! Mais non, il faut rester là ! Vivre avec les morts et vaincre avec les vivants. Il faut attendre que la mort ait creusé les vides nécessaires pour espérer la relève. En attendant, autour de nous, les cadavres toujours plus nombreux s’amoncellent. Ils servent de boucliers aux vivants, bravant encore la mitraille en nous protégeant. Les chefs, à leur tour, un à un disparaissent ; puis le commandement cesse. Mais le combat, rapide comme la pensée, a fait vite du soldat un chef. Dès lors, l’action n’est plus subordonnée à un ordre, mais dépend de sa propre volonté, on est celui qui ordonne et qui obéit ».

Mais si Varenne exalte le courage simple des hommes, il n’en porte pas moins un regard honnête sur leurs défaillances. À commencer par les siennes. Peur et souffrance morale sont omniprésentes dans son récit. De même que le dégoût, l’indignation, la grogne et le grondement sourd des sentiments les plus amers. Varenne ne fait pas de secret de ses émotions. Il les contemple, les analyse. Il finit la guerre sur une blessure grave qui lui vaut la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. Comme le veut la formule : il finit la guerre en héros. Le texte accompagnant cette distinction figure dans les annexes : « Sous-officier de tout premier ordre, courageux et plein d’allant ».  Que nous dit Varenne ? « Je suis appelé. Il est décidé que je contournerai le village sur la gauche pendant que l’un d’eux exécutera la même manœuvre à droite. J’ai un sursaut de révolte. – Ce n’est pas mon tour de marcher, vous n’ignorez pas que je viens de mener la patrouille au combat. […] Je suis surpris d’avoir manifesté si hautement mon indignation. Je ne me reconnais plus… […] – Quelle sale histoire ! Il faut que j’y retourne. C’est toujours aux mêmes poires à marcher ! ». C’est ainsi que l’auteur nous livre la réalité que sublime cette formule : « plein d’allant ». Cette faiblesse humilie-t-elle celui qui partit non avec enthousiasme mais par devoir, avec résignation ? Varenne est sans doute un héros, mais ce héros est un homme ordinaire, confronté à son instinct de conservation, combattant sa nature et luttant contre la révolte de sa chair. La sincérité de ce témoignage grandit plus qu’elle n’amoindrit l’homme, dans ce combat avec lui-même. Elle nous parle de ce sens du devoir tel qu’il a pu être vécu par beaucoup d’hommes : non pas comme une inspiration patriotique aux accents mystiques mais plutôt comme une lutte intérieure constante pour parvenir à l’obéissance. Assistant à la révolte d’un bataillon au Camp de Blanc-Sablon, au moment des mutineries de 1917, Varenne se souvient des paroles des officiers à la troupe : « les officiers s’efforcent de l’apaiser. Ils vont d’un groupe à un autre, ils ne parlent pas de patrie, mais s’adressant à l’homme plutôt qu’au soldat, en un tableau rapidement brossé, ils montrent le désespoir et le déshonneur des familles si jamais survenait le pire ! » (p.149-150).

La haine de l’ennemi ? « Ah ! si chaque projectile tuait, la guerre serait finie, bien finie. Nous ne serions plus là, obscurs artisans d’une mêlée fratricide dont les raisons nous échappent » (p.87).  Varenne œuvra après la guerre, à son niveau, au rapprochement des ennemis d’hier. Actif dans le milieu des anciens combattants, il organisait des rencontres. Nul étonnement à ce que la représentation de l’ennemi soit très mesurée sous sa plume, fidèle aux leçons que Varenne tira de son expérience de guerre et à son engagement : « En face, je devine la même immobilité forcée, les mêmes gestes et des besoins identiques. Mais voilà, ils sont vert réséda pendant que nous sommes bleu horizon ! Ce sont des humains qui défendent leur vie comme nous défendons la nôtre. Ils obéissent à la loi commune qui veut que celui qui tue diminue les chances de l’être. Et c’est surtout cette idée dominante qui donne la force de tuer, donc celle de vaincre, et qui crée à son insu tant d’héroïsme » (p.135-136).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

Share

Maufrais, Louis (1889-1977)

1. Le témoin

Né le 29 septembre 1889. Externe à l’hôpital Saint-Louis, Louis Maufrais se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne au moment de la déclaration de la guerre. Il reçoit sa feuille de route le 3 août et se rend à la Caserne Bellevue (août-décembre 1914). Nommé médecin auxiliaire dans le service de santé il part pour le camp de Coëtquidan pour être incorporé au dépôt du 94e régiment d’infanterie le 8 janvier 1915. Il part pour l’Argonne (février-mai 1915). Le 17 février, il se porte avec son régiment en renfort du Corps d’Armée, les Allemands attaquant à Vauquois. Début mars, il est dans le secteur de Blanloeil puis au saillant de Marie-Thérèse début avril. Louis Maufrais reçoit une citation au mois de mai. Successivement dans les secteurs de Bagatelle et de Beaumanoir au début de l’été, il quitte l’Argonne le 17 juillet. Il part en Champagne, secteur du bois Vauban. Le 18 septembre, arrive l’ordre de monter en première ligne. « J’avoue ne jamais avoir vu de scènes d’enthousiasme, en pareille circonstance » remarque-t-il (p.142). Le 25 septembre, c’est l’offensive : Maufrais est dans son poste de secours de première ligne, désemparé face à l’afflux de blessés et le manque de moyens. L’année suivante, il est à Verdun (mars-avril 1916), dans les secteurs de la redoute de Thiaumont puis de Cumières en avril. Le 19 de ce mois, il est nommé médecin du 1er bataillon, médecin aide-major de 2e classe et officier. Il est au Mort-Homme en mai. Maufrais note le 17 mai une veillée d’armes morose : les hommes ont le cafard, plus que d’habitude. Entre mai et septembre 1916, son régiment est en Lorraine, placé en réserve en juin. Maufrais est maintenant chef du service médical du 1er bataillon. Il retourne dans la Somme du 1er juillet au 18 novembre 1916. Souffrant de rhumatisme fébrile, il passe 15 jours à l’hôpital. Le moral est mauvais, ses amis de l’Argonne et de la Champagne sont tombés et Maufrais décide de quitter l’infanterie. On lui propose de devenir médecin du 2e groupe du 40e régiment d’artillerie : il accepte avec soulagement et rejoint son nouveau poste le 10 mars 1917. Dans l’Aisne, son régiment prend position en préparation de l’attaque du 16 avril, au centre du dispositif, face à ses objectifs : la cote 108 et le Mont Sapigneul. « Enfin arrive le 16 avril, jour fixé de l’attaque. Lever à 4 heures du matin. À cinq heures, nous quittons les positions avec tout le matériel pour aller, en principe, nous poster derrière l’infanterie et l’accompagner dans son avance » (p.269). Il voit l’infanterie à Berry-au-Bac et à la ferme de Moscou et souhaite se placer au poste de secours du 94e RI, son ancien régiment. Le 16 avril, c’est l’incompréhension : « L’attaque a été ajournée. C’est ce que me dit le commandant, en veine de confidences. La cote 108 et Sapigneul sont encore trop fortement occupés par les Allemands, paraît-il » (p.270). Son régiment est en attente pendant une vingtaine de jours à Hermonville, puis à St Thierry et Merfy. En juillet, il reçoit l’ordre de prendre la route pour le front de Verdun. Une grande offensive se prépare pour le 25 septembre. Maufrais est ensuite affecté à l’ambulance 1/10. À peine arrivé, il doit passer 15 jours avec le 332e RI : très las, il se dit désespéré d’être toujours ramené à l’infanterie. À l’ambulance 1/10, d’avril à novembre 1918, il fait fonction d’aide-chirurgien. L’ambulance part pour la Somme le 30 avril. Après l’armistice, il est détaché de l’ambulance 1/10 et affecté à la mission française près de la 3e armée britannique. Ses souvenirs se terminent sur l’évocation du défilé sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919. Louis Maufrais soutient sa thèse en 1920 et devient médecin généraliste. Il décède le 5 décembre 1977.

2. Le témoignage

J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Laffont, 2008.

Dans ses vieux jours, devenu presque aveugle, Louis Maufrais entreprit de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant à l’aide d’un magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants se trouvent quelques 600 photographies du front légendées et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet découvre ce précieux héritage en 2001. Elle passe 4 années à la mise en écriture des souvenirs de son grand-père, procédant à une retranscription du témoignage et menant une enquête appliquée, afin de vérifier l’exactitude des faits racontés par son aïeul (consultation des JMO, de quelques carnets personnels conservés par Louis Maufrais, de lettres adressées par lui à ses parents, du journal non publié d’un camarade, etc.).

Le témoin se met une fois en scène dans son travail d’écriture : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. Je décris, je classe, j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants » (p.75-76). La prise de notes aurait été une sorte d’exutoire, un travail intime, un besoin impérieux de laisser une trace, de ne pas oublier. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à s’enregistrer peu de temps avant sa mort. Martine Veillet remarque dans sa préface que les raisons qui incitèrent son grand-père à immortaliser ses souvenirs semblent avoir évolué au cours du temps : d’abord soucieux de garder le souvenir d’une expérience personnelle, Maufrais aurait pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire exceptionnelle. Photographies et notes deviennent un reportage. Le souci de Maufrais était avant tout de décrire ce dont il avait été lui-même témoin. S’il s’autorise des passages moins subjectifs, dans le souci de poser le contexte, il ne manque jamais de rappeler ce que lui-même pouvait voir ou entendre de son poste : « Cela, ce sont les rescapés qui me le décrivent au fur et à mesure. Car je suis au travail, avec Parades, enterré dans le poste de secours, au milieu du vacarme assourdissant » (p.150). Ou encore : « Moi, je n’avais rien vu. Ma seule ouverture sur l’extérieur était un petit soupirail de dix centimètres de haut sur vingt-cinq de large » (p.220).

3. Analyse

Témoignage d’un grand intérêt, autant pour la qualité du texte, la finesse des observations, que pour le très riche corpus de photographies. Le texte mis au point par la petite-fille de Louis Maufrais laisse transparaître un sens de l’observation aiguisé, un esprit d’analyse et un vrai souci de précision.

Martine Veillet remarque dans sa préface que Louis Maufrais ne s’est jamais senti atteint dans sa virilité par le fait de ne pas porter les armes. Son devoir était de soigner. Cette réflexion semble justifiée : il est vrai que l’on ne retrouve chez Maufrais aucune des mentions que l’on peut trouver chez un Lucien Laby par exemple (Les Carnets de l’aspirant Laby, Bayard, 2001), qui, quant à lui, exprime un certain « complexe » à ne pas participer à l’activité guerrière au même titre que ses camarades combattants : « Je serais tellement vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien […] j’ai décidé fermement d’aller passer vingt-quatre heures dans un petit poste avancé, sans brassard, mais avec un Lebel » (Laby, p.75). Notons que Laby ne fait pas figure de belliqueuse exception. On retrouve aussi chez Édouard Laval (Souvenirs d’un médecin major, 1914-1917, Paris, Payot, 1932, 237 p.) : « Combattants mes frères […] dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place » (p.80). Le besoin de participer à l’action combattante n’est pas, semble-t-il, une aspiration unanimement partagée. Toutefois, on remarque dans le témoignage de Maufrais d’autres signes d’un besoin de « conformisme » générationnel. Au-delà de l’exaltation d’une identité virile, le besoin de participer à l’action collective s’inscrit avant tout dans la revendication de l’appartenance au groupe. La pression sociale est très forte à l’entrée en guerre. L’expérience collective mise en scène au moment du départ tend à rendre illégitime toute autre situation. Maufrais, partant pour l’armée, exprime la satisfaction de ne plus se démarquer. Il semble fier : « désormais comme les autres garçons de ma classe d’âge. Je pouvais enfin dire aux gens où j’allais ! » (p.28). Son séjour à la caserne s’éternisant, il manifeste la peur de ne pas avoir le temps de faire la guerre, ce qui le démarquerait à vie de sa génération : « Je me sentais mauvaise conscience. Je me disais : ‘La guerre va se terminer au printemps, après une offensive’. J’imaginais déjà une seconde bataille de la Marne er je me disais : ‘Je n’aurai pas fait la guerre. Je n’aurai pas suivi le sort de ma génération. Et cela, ce sera une tache que je ne pourrai pas effacer’ » (p.45). Il écrit alors au député, M. le Hérissé, pour demander son départ.

Louis Maufrais n’est pas un sujet très sensible à la propagande patriotique. Patrie et ennemi sont presque absents de son récit. S’il fait quelques réflexions sur l’ennemi, c’est plutôt pour parler de l’attitude du soldat à son égard. p.81, il note que les hommes urinent dans des boîtes de conserve pour les jeter aux Allemands quand ils n’ont plus de munitions. Le commandant se sent obligé de lui dire : « On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous ». Il remarque aussi, lors de l’interrogatoire d’un prisonnier allemand, qu’un homme est en train de couper des boutons de sa vareuse pour les récupérer. Quel sentiment Maufrais éprouve-t-il face à ces procédés ? On ne le sait guère. On peut lire un passage frappant, au moment où il se trouve au Mort-Homme, après l’attaque du 18 mai 1916. Maufrais décrit une forme de cessez le feu entre les Français et les Allemands ahuris par la violence de la lutte :

« Alors nous nous avançons. Nous trouvons des gars qui cherchent on ne sait quoi, l’air hagard. Il y en a qui titubent. Un peu plus loin, qu’est-ce que je vois ? Des Allemands. Je dis à Cousin : – ça y est mon vieux, nous sommes prisonniers. – Oh, me répond-il, ce n’est pas possible, les Allemands n’ont pas d’armes.

Eh bien oui. Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous, ils sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien » (p.236).

Soucieux des autres et plein de bonne volonté, Maufrais nous fait partager de nombreuses réflexions sur la place du médecin au sein de l’unité combattante. On trouve par exemple une remarque intéressante ayant trait à son expérience du brassage social induit par l’expérience militaire : « Je trouve tout à fait extraordinaire de pouvoir discuter amicalement avec des gens que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer dans la vie civile » (p.33). Maufrais est étudiant en médecine : tout naturellement, les médecins militaires d’active l’intriguent. Il en a généralement une assez mauvaise impression : « Et voilà comment, dans l’armée, d’anciens médecins d’active dont les connaissances médicales commencent à faiblir sérieusement s’arrangent pour s’adjoindre des gens de la réserve très à la page de façon à profiter de leurs leçons en se piquant de faire des publications médicales sous la signature, associée à la leur, d’un gars qui connaissait son affaire » (p.57).

Le récit de Maufrais est évidemment intéressant pour une histoire des premiers soins. Il évoque ses pratiques de médecin de tranchées, dans les postes de secours de première ligne, parfois décrites dans le détail sans pour autant constituer un récit très technique. Elles le désolent. Il se livre d’ailleurs sur cette peur qu’ont pu avoir les jeunes étudiants de médecine d’avoir tout oublié à la fin de la guerre et d’être incapables d’exercer la médecine dans des conditions normales : « j’étais torturé par l’idée du temps qui passait. J’étais en train d’oublier mes connaissances. Faute d’exercices, la médecine me devenait de plus en plus étrangère » (p.279). S’il observe les blessures, il est aussi témoin des effets du stress et des bombardements sur les hommes, effets qu’il peut également observer sur lui-même : « Ca martèle la tête, et tout notre système nerveux en est ébranlé. Je vois mes gars peu à peu perdre connaissance. Devant moi, Vannier me regarde avec des yeux ronds sans me voir. À côté de lui, un infirmier dort déjà… » (p.234). Il se rappelle, entre autres, avoir vu un homme devenir fou furieux après l’éclatement d’un obus (p.92). Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire. Par moments, il nous semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? » (p.94).

Le témoignage de Louis Maufrais est également riche en observations sur le personnel de santé, les brancardiers en premier lieu. Car sans brancardiers efficaces, le poste de secours est bien vite saturé : « Je suis découragé. Par moments, il y a quinze à vingt blessés à évacuer. Je demande des renforts au régiment et aux musiciens. Le chef de musique me fait répondre qu’un saxophone vient d’être évacué et que, s’il donne encore des hommes, la musique cessera d’exister. Alors, on fait appel aux brancardiers divisionnaires, qui font le service entre les postes de régiments et les hôpitaux de l’arrière » (p.89). Sans porter de jugements très sévères à leur encontre, souvent indulgent même, il note la difficulté pour les brancardiers à être là où l’on souhaiterait qu’ils soient : « Parmi les brancardiers bénévoles et les convoyeurs volontaires qui effectuent les évacuations, quelques-uns reviennent mais pas tous. Les autres préfèrent rester aux cuisines, en fin de compte. Faut-il leur en vouloir ? Ils risquent leur vie à chaque trajet. Au poste de secours, nous vivons dans l’attente des brancardiers, qui arrivent souvent trop tard, pour les blessés les plus graves » (p.122). Maufrais a conscience que le brancardier qui est sorti vivant de la fournaise a bien du mal à revenir sur les lieux de combat. Il fait cette remarque : « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner comme brancardier des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c’était l’inverse qu’il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments – résistance physique et morale, esprit de devoir » (p.72). Cette part d’autonomie, cette façon d’agir « en dehors de tout contrôle », le médecin y est aussi confronté. Car, bien souvent dans le combat, il ne s’agit pas tant pour lui d’obéir à un ordre que d’agir selon sa conscience. Le personnel de santé a la terrible responsabilité de faire des choix en permanence : le choix des blessés transportés et soignés en priorité, le choix du possible et de l’impossible. Le médecin de bataillon Maufrais évoque ce terrible doute, alors qu’il est pris sous un tir de barrage et qu’il ne peut que rester couché à terre : « Que faire ? Il remue une jambe. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? » (p.120). Il ressort de l’expérience du champ de bataille un douloureux sentiment d’impuissance que les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Louis Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun (p.267). Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience.

Le témoignage du médecin Louis Maufrais offre un point de vue intéressant : n’étant pas combattant, il peut porter sur ses camarades soldats un regard plus extérieur, curieux et analytique, sans être à la fois juge et partie. Des détails intéressants ressortent de son observation du fantassin. Par exemple, la répugnance des hommes face aux couteaux qui leur sont distribués : « Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. Eh oui… des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de boucher dont la lame est insérée dans une gaine de toile, avec un manche en bois, mais dépourvue de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n’aura aucun succès auprès des troupes : après l’attaque, il n’y aura qu’à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre… » (p.141). Il remarque, le 29 avril 1915, que la proportion des blessés par grenade est de plus en plus importante.  Louis Maufrais se penche aussi sur la question des rapports des combattants avec le personnel soignant. Dans les premiers temps, l’externe Maufrais doit se faire à sa nouvelle condition de médecin auxiliaire. Il se souvient du peu de considération de certains gradés à l’égard des médecins auxiliaires et étudiants en médecine (p.58-59). Le cas de Maufrais est celui d’un médecin de tranchées, qui partage donc en bonne partie le quotidien des hommes, les souffrances, les risques, au même titre qu’un officier de tranchées. Le récit de ses premières expériences ressemble, à beaucoup d’égards, à celui de n’importe quel combattant. Le premier mort est un choc: « L’événement me laisse découragé jusqu’à la fin de la journée. Je viens de découvrir brutalement toute la bêtise de la guerre » (p.64). Puis c’est le baptême du feu : « Une grande journée pour moi, celle de l’initiation. J’éprouve plus d’appréhension que d’enthousiasme, je l’avoue, à l’idée de me trouver bientôt dans cet endroit dont on parle tous les jours dans les journaux depuis plus d’un mois » (p.65). Arrivé à l’armée plus tardivement que ses camarades, il remarque que le personnel de son poste de secours est déjà aguerri : « Malgré le bruit des balles, mes camarades de l’infirmerie ont parfaitement dormi. C’est tous des gars aguerris qui vivent ce métier-là depuis le début du mois d’août. Ils ont fait la retraite de la Marne, la bataille de la Marne, sont remontés se battre à Sézanne, puis finalement au fort de la Pompelle et, de là ; ils sont partis participer à la guerre des Flandres. Rien ne les impressionne plus. Les bruits sont ceux de leur vie quotidienne. Leur sensibilité devant les atrocités s’est émoussée. C’est indispensable. Ils cherchent un dérivatif à leurs pensées en remontant les mois, les années pour retrouver des souvenirs de famille, de caserne, de femme… Voilà comment je me trouve bientôt entraîné dans leur vie privée sans l’avoir cherché. Car, dans les tranchées, on ne se cache rien entre copains » (p.69-70). Le mot est dit. « copains ». Maufrais fait l’expérience de la solidarité et de l’esprit de corps. En règle générale, on peut dire qu’une profonde ambigüité caractérise les rapports entre les soignants et les combattants, car l’asymétrie de leurs statuts fait obstacle au processus de resserrement des liens qui est le fondement de la ténacité au combat. Des sentiments très variables se manifestent à l’égard des brancardiers, infirmiers, médecins, allant de la méfiance la plus hargneuse à la plus poignante reconnaissance. Trouvant peu à peu sa place, on le voit plus sûr de lui, plus usé également. Dans l’Aisne en 1917, on le fait venir au secours d’un blessé, sous le bombardement. Obligé de sauter de trou d’obus en trou d’obus pour ce faire, il aperçoit le commandant, hilare. Le médecin n’est pas exempt d’une mise à l’épreuve de son courage ! Maufrais goûte peu la bonne humeur du chef : « Ces imbéciles, ils ne se rendent pas compte du capital que représente un jeune médecin. Je n’étais pas d’humeur à rire de la plaisanterie, mais je ne pouvais pas lui donner ma façon de penser ». Furieux, il lance : « Pour que vous me fassiez sortir alors que tout le monde est planqué, lui dis-je, je suppose que l’affaire est grave » (p.267).

Particularité du statut des soignants : la neutralité. Les témoins sont unanimes et Maufrais ne déroge pas à la règle : la Convention de Genève n’est pas toujours respectée. Tous rapportent la négligence à user du brassard et du drapeau à croix rouge, soit par souci de ne pas se démarquer des autres, soit parce que, il faut le dire, personne ne croit plus en l’immunité du personnel de santé. Tout d’abord parce que les obus ne choisissent pas leurs cibles, et parce que peu de « trêves des brancardiers » sont effectivement accordées dans le combat. Le port des armes est également l’une des infractions les plus constatées. Le désir de s’armer exprime souvent un sentiment de vulnérabilité extrême. On lit par exemple chez le musicien-brancardier Léopold Retailleau la formule « Je prends un fusil et des cartouches pour vendre chèrement ma vie » (Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, p.51). La non-observance répétée de la Convention, au-delà de la mauvaise volonté ou de la méconnaissance, procède également de la difficulté à les appliquer sur le terrain. Louis Maufrais y fait fréquemment allusion. Voici deux exemples. Voyant passer des prisonniers allemands dans la tranchée, il dit : « Ils sont désarmés et accompagnés d’un caporal qui a toutes les peines à les suivre. C’est tout de même le moment de prendre quelques précautions élémentaires : cacher les armes du poste de secours, déchirer les lettres et mettre le brassard de la Croix-Rouge » (p.173). Puis plus loin : « Une chose nous ennuie, c’est d’avoir avec nous encore une vingtaine voire une trentaine d’hommes armés de fusils. On n’a pas le droit, dans un poste de secours, d’avoir des soldats en armes, nos adversaires le savent fort bien. Alors nous convenons avec le chef du petit détachement que, si les Allemands arrivent, les hommes jetteront leurs armes dans les trous alentour » (p.208-209).

Louis Maufrais ne fait aucun secret de sa progressive usure morale au fil des années de guerre. Le contact permanent avec les blessés est une expérience profondément anxiogène. Le manque de moyens, le sentiment d’impuissance, la peur, la mort des copains, tout concourt à éroder la résistance du jeune médecin. Au cours de l’année 1916, dans une lettre à ses parents, Louis s’agace du bourrage de crâne orchestré par les communiqués : « Il paraît que les hommes réclamaient à nouveau l’honneur de remonter en ligne. Que c’étaient des héros… Bien sûr que c’étaient des héros. Mais, à la fin, ils en ont marre » (p.213-214). Il note : « Mes camarades ont changé, eux aussi. Cathalan, Laguens et Raulic. Ils ont l’air de sortir d’un cauchemar, Raulic surtout. Ce philosophe jovial est devenu taciturne, amer, proche du désespoir. Il me confie qu’il se sent physiquement et moralement incapable d’affronter la même épreuve dans dix jours à peine. Je le comprends – moi aussi, passé les premiers moments de repos, je suis hanté par les images de ces vingt et un jours d’enfer, j’ai sans cesse devant les yeux ce décor de trous et de boue, au pied de la redoute » (p.214). Louis Maufrais ne veut plus servir dans l’infanterie. Après un séjour à l’hôpital à la fin de l’année 1916, il a enfin la possibilité de quitter l’infanterie pour l’artillerie. Plus tard, il demande une affectation dans les ambulances de l’arrière-front. Les titres des deux derniers chapitres de cet ouvrage en disent long sur l’usure morale de Louis Maufrais à la fin de la guerre : « Le deuil de la victoire » et « Les fantômes du défilé ». Son témoignage s’achève sur cette impression lugubre : « J’ai la chance de survivre, mais aujourd’hui, je me sens seul » (p.318).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

Share

Croste, Bernard-Henri (1896-1964)

  1. Le témoin

Né le 18 décembre 1896 à Esténos, en Haute Garonne, dans une famille de colporteurs, il perd sa mère en 1903 et est confié à sa tante avant d’être placé en pension chez un instituteur à Ore. Il suit la formation de l’école primaire supérieure de 1910 à 1912 et obtient le brevet supérieur. Admis à l’école normale d’instituteurs de Toulouse, il est instituteur intérimaire en 1914. Classe 16, il est déclaré bon pour le service le 4 janvier 1915 et est incorporé le 12 mars comme soldat de 2e classe. Croste part pour Saint Cyr en tant qu’élève aspirant, grade qu’il obtient à sa sortie le 15 octobre 1915. Il rejoint le 144e RI. Il sera affecté  successivement au 46e RI (3 décembre 1915), puis au 329e RI (5 octobre 1916).

En février-mars 1917, il est dans l’Aisne et occupe le secteur de Vénizel. Son régiment est rattaché au 1er corps colonial, général Mangin. Le 15 avril, il se place face à son objectif : le Chemin des Dames vers Laffaux (JMO : Béthancourt/le Bosquet/Pré Gayan). Il n’est pas engagé. Le 19 avril, le régiment se positionne à Condé-sur-Aisne. Entre le 20 avril et le 4 mai, le régiment relève le 224e RI au nord de Condé, puis occupe Sancy, les fermes Volvreux et Colombes. Il prend part aux combats du 5 mai : attaque de la tranchée de la Pertuisane, prise et perte de la tranchée de la Rade, etc. La relève est effectuée dans la nuit du 17 au 18 mai. Après quelques jours de repos, le régiment remonte en ligne dans le même secteur. Croste évoque les mutineries dans une considération très générale (p.80). Le régiment remonte en ligne en juillet : attaque de la tranchée de Franconie le 15 juillet (échec), de la tranchée de Camberg le 23 juillet (150m gagnés), forte attaque allemande le 25 juillet. Il est relevé le 29. Croste est nommé sous lieutenant le 21 août 1917 et cité à l’ordre de la Division et du Corps d’Armée. Son régiment occupe toujours ce secteur en décembre 1917 puis part au Grand Repos dans l’Oise jusqu’en mars 1918. Après le déclenchement de l’offensive allemande et la percée du front anglais au nord de St Quentin, son régiment doit se replier à Guiscard dans l’Oise. Croste est capturé le 25 mars 1918, pendant la bataille de Noyon. Interné jusqu’au 27 novembre 1918 en Allemagne au camp d’officiers de Trêves, il rentre en France en fin novembre et passe au 9e tirailleurs de marche le 22 mars 1919 et part au Maroc en juin. Démobilisé le 30 septembre, il décide de s’installer au Maroc à partir de 1924. Il y sera instituteur.

Cité deux fois à l’ordre de son régiment. Décoré de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre en 1921.

2. Le témoignage

Témoignage publié à titre posthume. Pour la France ou pour des prunes. Souvenirs et réflexions d’un poilu pyrénéen, Sorèze, Anne-Marie Denis Editeur, 1999. Curieux titre, qui n’a sans doute pas été choisi par l’auteur et pour lequel je n’ai trouvé aucune information.

Bernard-Henri Croste avait rédigé ses souvenirs sur le tard, au milieu des années 1960, à l’aide de quelques notes personnelles succinctes prises pendant la guerre. Le texte de la présente édition a été préparé par Suzanne et son frère André Croste qui ont tenu à respecter l’orthographe, la ponctuation, la syntaxe, la mise en forme et n’ont apporté au texte original qu’un découpage en 4 chapitres. Pas de projet auctorial très précis, si ce n’est cette indication : « Je note donc simplement mes souvenirs sans aucune prétention en respectant la vérité et en ajoutant parfois quelques réflexions mûries par l’âge. En souhaitant que les lecteurs de ces simples pages aient comme moi l’Horreur de la Guerre et de ceux qui y mènent » (p.1).

3. Analyse

Bernard-Henri Croste dit avoir rédigé ses souvenirs à l’appui de notes personnelles prises à l’époque : le remaniement de ces données pour en faire un récit est à l’origine d’un important travail de recomposition. La chronologie est souvent imprécise. Cependant, la richesse et la qualité de ce témoignage sont incontestables.

Débutant avec un grade d’aspirant, Croste a conscience de devoir faire ses preuves. À la sortie de Saint Cyr, il se dit « gonflé à bloc », « dopé » (p.18-19) et impatient d’aller voir ce qui se passe en première ligne. Le récit de son baptême du feu est poignant de sincérité : « Quelle pénible vision ! Toute l’entrée de l’abri est effondrée. Sans doute y a-t-il d’autres tués ou blessés. Et le bombardement se poursuit intense, impitoyable, régulier pendant vingt minutes. Je dois pleurer sans doute. Il vaut mieux qu’il fasse nuit. Mon premier repas n’est pas allé bien bas… J’étais curieux, je voulais voir le front de près. M’y voici cette fois… » (p.41). Fait intéressant à souligner : dans ses premiers temps au front, Croste, très stressé, dit  avoir souffert d’une forme d’anorexie (les quelques photographies de l’auteur prises à cette époque le montrent d’ailleurs bien amaigri). « Pourrai-je m’y habituer ? Tous on aussi peur et ne le cachent pas » (p.43). Le jeune aspirant doit faire ses preuves pour gagner la confiance de ses hommes : « J’entends murmurer : ‘Il en a l’Aspi…Il n’a pas les FOIES’. Il paraît que c’est à mon éloge. Moi, je sais bien que j’ai parfois une trouille intense et pas gros appétit » (p.44).

L’auteur confie que les premiers blessés et morts l’ont beaucoup affecté. Au fil du récit, son témoignage se ponctue de récurrentes protestations de son abomination pour la guerre. Ces réflexions sont-elles le fait de la distanciation temporelle ? En vérité, Croste ne se montre ni antimilitariste ni spécialement patriote. Comme beaucoup d’hommes, il se contente de survivre : « Patrie ! Drapeau ! ces mots pour lesquels on se fait tuer, me font mal maintenant. Les soldats sont de grands enfants ; ils oublient vite » (p.45). Tout au long de son témoignage, l’auteur nous expose ses cas de conscience qui nous permettent d’explorer l’univers intérieur du combattant : « Maintenant je songe à ce pauvre Fritz ou Karl que j’ai froidement abattu dans l’escalier de son abri. Me menaçait-il vraiment ? Ne voulait-il pas se rendre ? Autant de questions qui me troublent et me font penser que j’ai peut-être accompli une mauvaise action. […] Je suis très peiné » (p.99).

Son témoignage est riche en détails de tous ordres sur le quotidien et les tracas des hommes dans les tranchées (éducation des illettrés dans les moments d’accalmie, lexique du poilu, usage du bromure pour calmer les appétits sexuels, trêves tacites, tuyaux de la roulante, etc.). On peut également souligner la qualité descriptive de certains passages relatant coups de main et assauts (description de la formation de la carapace en conditions réelles p.67, préférence pour le fusil plutôt que pour l’arme blanche dans les opérations de reconnaissance p.69, progression par bonds p.75, techniques du lancer des grenades p.76, etc).

Officier, Bernard-Henri Croste ne mentionne qu’assez sporadiquement ses rapports directs avec ses hommes mais met consciencieusement en lumière ses responsabilités, ses doutes, en tant que chef. Car les responsabilités de l’officier ne se réduisent pas à donner ordres et consignes : Croste a bien conscience que la vie de ses hommes dépend de ses décisions et de ses capacités à les entraîner au combat. Importance de l’exemple (p.83), être toujours le premier à s’élancer et le dernier à déguerpir (p.94), etc. Comme un Tézenas du Montcel par exemple, Croste explique la douloureuse part d’autonomie qui revient au chef dans le combat : face à des situations locales pas toujours bien évaluées par le haut-commandement, faut-il respecter les ordres à tout prix ou faut-il refuser le sacrifice de ses hommes ?  « Ai-je bien fait de retenir ma troupe ? Le règlement dit Non ! Ma conscience, Bougrier et ses camarades me disent Oui ! » (p.77). Le doute hante l’auteur jusqu’à la conclusion de son récit qui évoque la discipline militaire en ces termes : « j’avoue ne pas l’avoir toujours acceptée de bon cœur et même en certains cas l’avoir accommodée. Précisément parce que j’avais rôle de chef. Parce que je me sentais responsable de l’existence de mes hommes, que je ne jugeais l’ordre exécutable qu’au prix de lourdes pertes et que j’entrevoyais, moi à l’extrême avant, mieux que le Chef de l’arrière, une solution moins coûteuse. Pas très militaire tout cela ! Possible. Les circonstances et les résultats ne m’ont pas contredit. Ni mes poilus, ni mes camarades ne m’ont blâmé » (p.186).

On retiendra enfin l’intéressant récit de sa captivité en Allemagne.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

Share