Azéma, François (1877-1968)

1. Le témoin
François Azéma, fils d’autre François, cultivateur à Saint-André de Roquelongue (Aude), est né à Auragne (Haute-Garonne) le 26 mars 1877. Il n’avait que 14 ans à la mort de son père, et les religieux de l’abbaye de Fontfroide auraient achevé son éducation (ses carnets révèlent une assez bonne orthographe). Après le service militaire effectué au 100e RI à Narbonne (on a une photo), il s’est marié en février 1905 et a eu un fils en novembre. Il exerçait la profession de cordonnier à Saint-André lors de la mobilisation. Appartenant à la territoriale, il n’est monté en renfort au 280e RI que le 16 mai 1915 (plus jeune que lui de deux ans, Louis Barthas était parti début novembre 1914 pour le même régiment). Lorsque le 280e est dissous, Azéma passe au 256e, et son chemin se sépare de celui de Barthas. En juillet 1917, âgé de 40 ans, il devient cordonnier au dépôt divisionnaire, puis il passe dans l’artillerie de campagne et enfin au 77e régiment d’artillerie lourde à grande puissance. Il est démobilisé le 28 janvier 1919 à Carcassonne, et écrit : « le 29 je rentre chez moi à St André ». Il est mort dans son village le 22 août 1968.

2. Le témoignage
est représenté par deux petits carnets de 44 et 32 pages conservés par la famille. Les notes sont prises au jour le jour, depuis le 16 mai 1915 jusqu’au 29 janvier 1919, au crayon ou à l’encre selon les possibilités. Sur la dernière page du premier carnet, l’auteur a ajouté, après la guerre, la mention suivante : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Les notes sont très brèves, surtout au début, par exemple en juin 1915 : « 22 marche 8 k, soir revue, 23 exercice, 24 matin marche, soir revue, 25 marche et pluie ». Par la suite, elles forment des phrases, sans développements, mais qui réussissent à montrer le caractère exténuant des marches et des travaux, et les dangers affrontés. Pour la première partie, jusqu’à la fin de 1915, on pourra s’appuyer sur les longues descriptions de Louis Barthas pour développer les propos laconiques de François Azéma, par exemple lors des inondations suivies de fraternisations de décembre 1915 en Artois.

3. Analyse
De juin à décembre 1915, le 280e est en Artois, et on retrouve dans les carnets les noms du Fond de Buval, de la tranchée de Calonne, La Targette, Neuville-Saint-Vaast, etc. Comme Barthas, il fait des corvées de rondins, des marches sous la pluie battante, il subit les journées de bombardements qui alternent avec des périodes plus calmes. Le 26 septembre, il note : « Nous avons passé la nuit bien froide couchés sur la terre » ; le 4 octobre, un obus de 77 tombe sur la cagna « d’où on a pu sortir sans blessure » ; le 11 octobre : « J’ai failli être tué par un 105 tombé à 4 m et qui a tué 2 camarades » ; le 75 fait aussi des victimes, tués et blessés.
Il y avait de la boue avant décembre 1915, mais ce mois-là est particulièrement pluvieux : « Nous sommes allés travailler à déblayer les boyaux où la boue nous arrivait jusqu’aux genoux ; il fallait se donner la main les uns les autres pour s’arracher ; plusieurs ont dû abandonner sac, fusil et équipement pour pouvoir se dégager. […] Puis nous sommes montés en 1ère ligne où nous avons eu de la pluie tout le temps et de la boue jusqu’aux genoux ; il fallait travailler tout le temps à la réfection des tranchées : nous avons souffert atrocement pendant ces jours de 1ère ligne, nos pieds gelaient dans la boue ; pendant ces jours-là les Allemands sont montés sur la tranchée, nous de notre côté on en a fait autant et pendant 5 jours tout le monde était en terrain découvert ; les Allemands nous offraient des cigarettes, puis du rhum. Le 15 décembre nous avons été relevés des 1ères lignes. » Louis Barthas, Léopold Noé et d’autres ont évoqué ces scènes.
François part en permission le 1er janvier 1916. Il rejoint son régiment à Dunkerque, pour aller en Belgique. Le 3 mars 1916 est ainsi décrit : « Monté en 1ère ligne par une nuit noire où on ne voyait pas à un pas, il pleuvait à verse, nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os ; du fait de l’obscurité nous tombions dans des trous d’obus où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; en résumé, relève très pénible où nous avons souffert atrocement. Le lendemain 4 mars nous avons eu de la neige en abondance nous couvrant ainsi que la terre de son manteau blanc. Cette journée a été très rude car étant mouillés et un vent glacial nous avons gelé ; en somme, journée mémorable par la souffrance que nous avons endurée ; dans la soirée les Allemands nous ont lancé quelques crapouillots sans résultat car personne n’a été blessé ni tué. »
En juin 1916, cet artisan rural, proche des choses de la terre, remarque avec tristesse : « Pendant tout notre séjour à Hardivilliers, nous avons de la manœuvre dans les cultures, soit blé, luzerne, seigle, etc. où nous brisons tout sur notre passage. » Dans la Somme, à la fin de 1916, ce sont encore de très durs moments dans la boue et sous les obus. En Alsace en 1917, cela va mieux, et il va passer dans l’artillerie (sans donner d’explication sur ce changement de statut).
En novembre 1918, un long passage écrit au crayon se termine par la remarque que les prisonniers boches (mot rarement employé) ont été très heureux d’apprendre la nouvelle de l’armistice. Il trouve alors une plume et de l’encre pour écrire, en soulignant la première ligne : « L’armistice a été signé le 11 9bre à 5 heures matin et le feu a cessé à 11 h m. sur tous les fronts. Guillaume II abdique et s’enfuit en Hollande. Son fils le kroumpritz renonce au trône, il en pleure comme un gosse. »
Photo de François Azéma dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 42.

Rémy Cazals, mai 2011

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Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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Cocho, Paul (1879-1951)

1. Le témoin
Fils d’épicier, Paul Toussaint Marie Cocho est né à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord) le 9 janvier 1879. La famille est très catholique. Paul va à l’école chrétienne de garçons et obtient le Certificat d’études primaires. Marié en 1906, il reprend l’épicerie paternelle. Il a quatre enfants, le dernier en 1914. Il adhère à diverses associations chrétiennes. Il poursuit ses pratiques pendant la guerre (messe, prières) et affirme sa soumission à la volonté de Dieu (p. 36). Cependant, au moins au début, il négocie à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Notre Dame du Perpétuel Secours : prières contre avantages divers. Une décision favorable d’un médecin est attribuée à son intervention (p. 37) ; le fait de rester au chaud dans l’abri, pendant que les camarades vont travailler en première ligne, doit aussi à ce que la Vierge lui a encore « accordé sa protection ». Curieusement, cette pratique cesse en octobre 1915. Paul Cocho continue d’aller à la messe quand c’est possible, mais il n’est plus question de Notre Dame du Perpétuel Secours, et ses considérations sur la fragilité de la destinée humaine, sur la mort des camarades (p. 168, 177, 187, 216) ne sont accompagnées d’aucune référence explicite à Dieu ou à son entourage. Après la guerre, il continuera à s’occuper d’associations catholiques et sera nommé chevalier de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par le pape sur proposition de l’évêque de Saint-Brieuc.
Paul Cocho, caporal en 1914, a un certain goût des grades et des décorations. Sergent en 1915, il devient officier, sous-lieutenant en 1916, lieutenant en 1918. Il obtient quatre citations et en est très fier, après avoir, cependant, critiqué l’incohérence et l’injustice qui président à leur distribution (p. 55, 94). Il est heureux de recevoir la Croix de guerre juste avant de partir en permission afin de pouvoir la montrer (15/11/15). Le 29 avril 1917, il écrit qu’il a « le secret espoir de décrocher d’autres citations et peut-être le ruban rouge » ; il obtient celui-ci le 12 juillet 1919.
Sur le plan politique, il estime que la République vaut mieux que l’absolutisme (p. 179) et il admire la démocratie telle qu’elle se pratique au Danemark, y compris le rôle politique des femmes (p. 215). Mais il souhaite pour la France « que dans l’avenir elle ait un gouvernement plus digne d’elle » (p. 83) et qu’on y reconnaisse « l’importance de la famille nombreuse » (p. 154). Il condamne « les honteuses fiches » du général André, ministre de la Guerre (p. 178) et craint le danger de la contagion bolchevique (p. 181).

2. Le témoignage
Paul Cocho a rédigé son témoignage de guerre sur 9 petits carnets conservés par la famille qui a participé à la publication du livre : Mes carnets de guerre et de prisonnier 1914-1919, Presses universitaires de Rennes, 2010, 225 p. Le livre est préfacé par Fabienne Bock. Il est illustré de quelques photos et complété par des extraits de l’Historique du 74e régiment d’infanterie territoriale. La guerre occupe 107 pages, datées du 31 octobre 1914 au 27 mai 1918, avec des lacunes, notamment de juillet 1917 à mars 1918. Les quelques jours précédant sa capture sont décrits sur un carnet acheté en Allemagne, et il enchaîne sur sa captivité. Cette période, du 27 mai 1918 au 16 janvier 1919 occupe 96 p. Sans doute disposait-il de plus de temps pour écrire, mais il faut voir aussi dans ces longs développements la volonté de raconter une histoire devenue strictement personnelle, celle de l’individu blessé, capturé, soigné (voir des cas semblables dans les notices Bieisse et Tailhades).
Paul Cocho écrit bien ; il fait peu de fautes d’orthographe. Son récit nous apprend qu’il « cause un peu littérature » avec un lieutenant (p. 75) ; prisonnier, il lit ce qui lui tombe sous la main, et fait une longue digression sur Renan dont il connaît deux ouvrages (p. 175).
Les carnets ressemblent parfois à de la correspondance, car il s’adresse à sa femme. Quelques passages ont été rendus illisibles sur l’original, vraisemblablement par l’auteur lui-même. L’un, de 16 lignes, pourrait correspondre à une évocation des mutineries (mai-juin 1917) ; d’autres suivent des considérations sur les femmes allemandes (p. 148, 198).

3. Analyse
– En octobre et novembre 1914, c’est la guerre en Belgique. Paul Cocho décrit des spectacles épouvantables de corps déchiquetés (p. 22), les longues périodes où on attend la mort, presque sans boire ni manger, ni dormir (p. 25). Il est évacué, épuisé, et avoue : « J’ai été témoin de choses qui ont refroidi mon ardeur du début. Je n’imaginais pas la guerre de cette façon ! Ce n’est pas que j’ai peur et je ferai mon devoir si je retourne au feu, mais enfin, je crois qu’après ce que j’ai fait, je puis légitimement essayer d’échapper à la fournaise. » D’autant qu’il existe des embusqués : « On souhaite les tranchées à tous ces gens si tranquilles et si paisibles. » « D’une façon générale, je crois que tout le monde en a assez. L’enthousiasme du début a fait place chez les uns à une sorte de résignation, chez les autres à un profond découragement. » Ce même jour, 22 novembre 1914, il note que beaucoup voient la guerre terminée à Noël ; lui pense qu’elle va « durer longtemps encore, jusqu’à Pâques au moins ». Et le lendemain : « La conversation à peu près unique a roulé, comme d’habitude, sur la durée de la guerre. L’on sent que tout le monde, à quelques exceptions près, commence à en avoir assez. » Toutefois, les Alliés ayant la maîtrise de la mer et pouvant se ravitailler, ils finiront par l’emporter.
– 1915 et 1916 : Paul Cocho se trouve dans les tranchées, toujours en Belgique, menant une guerre étrange (p. 43) : « Qui aurait cru qu’elle aurait consisté à se tenir tapis, au fond des trous, guettant l’ennemi en première ligne, allongés au fond de la tranchée, et attendant les événements en deuxième ou troisième ! » Une guerre différente selon que l’on est artilleur ou fantassin (p. 72), ou bien encore embusqué, sans oublier la catégorie des « embusqués du front » (p. 78), décrite aussi par Louis Barthas. Il présente un capitaine nouveau venu qui a contre lui de devoir commander « à une majorité d’hommes qui font campagne depuis dix mois » ; un autre officier, heureux de prendre en ligne « un commandement vraiment actif et amusant », et Cocho de commenter : « Il se pourrait bien qu’il le trouvât rapidement un peu trop amusant ! » et il ajoute : « Il a encore tous les enthousiasmes et toutes les naïvetés de ceux qui n’ont pas vu vraiment le feu ! » (p. 89). Le 23 septembre 1915, notre Breton décrit l’exécution d’un soldat français. Le 30 juillet 1916, il visite l’ambulance américaine de Mrs Depew.
– Sous-lieutenant affecté aux communications, il se sent lui-même devenir un peu un embusqué (p. 98). De fait, il bénéficie d’un nombre incroyable de permissions entre décembre 1916 et avril 1917, et en prend même une illégale (p. 107). Il fait partie des auteurs de carnets qui ne notent rien pendant les périodes de permissions, en dehors du cafard au moment de repartir (p. 80, 99). Au front, il signale le plaisir de pouvoir parler de la famille et du « pays » avec d’autres Bretons. Il considère les soldats bretons comme des troupes d’élite (p. 40), et les printemps bretons comme les plus jolis (p. 113). Au début de 1917, il décrit les préparatifs de l’offensive, puis son échec en mai attesté par « le remue-ménage qui se fait dans le haut commandement ». Rappelons que 16 lignes rendues illisibles concernaient peut-être les mutineries.
– Blessé et capturé lors de l’offensive Ludendorff sur le Chemin des Dames, le 27 mai 1918, il est soigné, bien traité (p. 126), regardé avec pitié par la population (p. 131). Au lazaret de Mayence, puis au camp de Czersk en Pologne, on ne peut mener qu’une vie végétative dans laquelle l’alimentation joue le rôle principal : rations insuffisantes, compensées par les colis envoyés par sa femme. Si le premier colis ne lui parvient que le 8 septembre, celui du 22 novembre est le 27e. C’est alors l’abondance, et le prisonnier, en promenade, peut distribuer du chocolat aux gamins allemands ravis. En septembre, les Russes donnent des concerts qui ont pour auditeurs Français, Anglais, Italiens, Roumains, Américains et Allemands. Autre spectacle : voir passer les civils, avec un intérêt particulier pour les femmes allemandes, qui portent souvent des toilettes élégantes, mais qui ont toujours « une très forte cheville » (p. 158). Paul Cocho suit l’évolution de la guerre dans la presse berlinoise, la marche en avant des Alliés, les négociations pour l’armistice, la révolution allemande. Curieusement, alors que tant de soldats français éprouvent une forte rancune pour l’empereur Guillaume (et aussi pour Poincaré), Paul Cocho pense que le Kaiser « n’a fait que réaliser les aspirations de son peuple » (p. 182). Reste que, le 16 novembre 1918, le drapeau rouge flotte au-dessus du camp. La période qui suit, au cours de laquelle Paul et ses camarades sont à la fois des prisonniers de guerre et des vainqueurs, est très complexe. Les Allemands, heureux de la fin de la guerre (p. 185), s’amusent (p. 193), et les anciens prisonniers font de même, tout en souhaitant un retour rapide au pays.

Rémy Cazals, 18 mai 2011

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Tanty, Étienne (1890-1970)

1. Le témoin

La famille Tanty, dreyfusarde, anticléricale, est originaire de la Creuse. Le père est professeur au lycée Hoche à Versailles. Étienne fait des études classiques à Henri IV puis à la Sorbonne, et se destine à l’enseignement comme son grand-père, son père et ses deux sœurs. Sa connaissance du grec lui permettra de faire passer des informations qui n’auraient pas plu à la censure, en particulier lorsqu’il dit regretter de ne pas s’être rendu aux Allemands au tout début de la guerre (p. 155, 174, et sur d’autres sujets p. 225, 432). Par contre, le 18 septembre 1915, il indique que, s’il connaissait le langage Morse au lieu du grec ancien, il pourrait trouver une planque.
Lorsque la guerre éclate, il est en train d’effectuer le service militaire au 129e RI du Havre, depuis octobre 1913. D’août 1914 à septembre 1915, il fait la guerre en Belgique, sur la Marne, dans l’Aisne et en Artois. Nommé caporal depuis peu, il est blessé le 25 septembre à Neuville-Saint-Vaast : « Je jouis de revivre, au sortir de la plus abominable fournaise où j’aie jamais pénétré », écrit-il à ses parents. Guéri, il revient au front au 24e RI ; il est au Chemin des Dames en avril-mai 1917 avant d’être à nouveau évacué ; il est fait prisonnier à Tahure en mars 1918, envoyé au camp de Giessen où il assiste en spectateur à la révolution allemande.
Démobilisé en 1919, il se marie en 1921 (il aura trois fils) et exerce son métier de professeur de lettres classiques en différents postes avant d’être nommé au lycée de Saint-Germain-en-Laye (1936-1955). Il n’appartient pas aux associations d’anciens combattants, mais lit beaucoup sur la Première Guerre mondiale, en particulier les ouvrages de Pierrefeu et du général Percin.

2. Le témoignage

La correspondance d’Étienne Tanty est considérable. La publication des 400 lettres d’août 14 à septembre 15 donne un livre de 606 pages. Le soldat a voulu écrire presque tous les jours : c’était comme une conversation avec sa famille. Les lettres contenaient parfois des fleurs aujourd’hui séchées, d’où le titre du livre : Les violettes des tranchées, Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, éditions Italiques, 2002. Claude Tanty, son fils, a rédigé une notice biographique et un texte complémentaire sur « l’esprit de la famille » ; il a ajouté quelques pièces annexes et deux cahiers de photos. Dans sa préface, Annette Becker dit des choses très justes, mais surprenantes sous sa plume, à propos du non-consentement à la guerre du personnage du livre : sa seule haine était pour la guerre ; il savait bien qu’il n’avait pas le choix ; il attendait la paix ou la planque représentée par la capture, la bonne blessure ou la maladie. Plus discutable de la part de la préfacière est l’affirmation que la guerre transformait les hommes en brutes : en effet, s’il est exact qu’Étienne Tanty décrit son escouade en août 14 formée de brutes, frappes ou gouapes, il est clair que ces gens étaient des malotrus dès avant la guerre ; d’autre part, si on lit le livre jusqu’à la p. 553, on découvre qu’au 24e RI il a vécu au milieu de « bons types » et que l’escouade du 129e était une exception.
Dans les annexes figure un extrait de l’historique du 129e qui note l’enthousiasme des soldats, leur esprit merveilleux, l’héroïsme d’hommes impatients d’aller de l’avant pour écrire d’immortelles pages de gloire et venger la cathédrale de Reims. La comparaison de ces expressions avec celles qui suivent, extraites de la correspondance d’un du 129e, permet de confirmer la méfiance quant à la fiabilité des sources officielles.

3. Analyse

– Le départ et la découverte de la guerre
Avant même de laisser la parole à Étienne Tanty, on peut citer une lettre du 4 août de son père, sans doute lecteur de Jean Jaurès, qui affirme que la guerre sera « épouvantable », « une guerre d’extermination » (p. 572). Étienne remarque que les femmes pleurent ; des hommes mariés pleurent aussi ; des troubles ont lieu au Havre (p. 43-48). Il n’éprouve aucun emballement, aucune idée de revanche ; il part « avec une résignation confiante et avec le sentiment de contribuer à la défense des gens et des choses [qu’il] aime ». Les « patriotes en chambre » applaudissent ; certains vont se saouler ; « nul ne saura jamais quelles sources de patriotisme recèlent les comptoirs des bistrots » (p. 55). Mais la semaine du 13 au 20 août est terrible. C’est l’horreur, un massacre. La réalité dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer. Dès le 25 septembre, il est « complètement démoralisé ».
– Les facettes de son non-consentement
C’est d’abord la condamnation de la guerre par principe. C’est une stupidité (p. 170, 182). On se bat contre des ennemis « sans savoir pourquoi ni comment » (p. 370). Le sentiment est largement partagé (29 janvier 1915) : « Tout le monde en a plein le dos de la guerre, on ne soupire plus qu’après la paix, quelle qu’elle soit. » C’est ensuite la condamnation des fauteurs de guerre, Guillaume certes, mais aussi Poincaré ; des grands chefs qui font massacrer les soldats pour obtenir « une vaine gloire ». Il faudrait tirer sur eux, « sans remords, sans scrupules et sans pitié » (p. 271) ; il faudrait que les artilleurs pointent « leurs pièces sur l’Élysée, la Wilhelmstrasse, les Parlements, les salons, les hôtels de journaux et cette vieille crapule de pape ». Sont condamnés aussi de façon véhémente les profiteurs de la guerre, les embusqués, et plus largement les civils jusqu’au-boutistes. Concrètement, les souffrances infligées à l’infanterie sont inadmissibles, que ce soit au feu, sous les bombardements et dans les attaques fauchées par les mitrailleuses, ou dans la vie quotidienne, la boue des tranchées, la soif, les cantonnements lamentables. Les fantassins sont des esclaves, du bétail parqué pour l’abattoir (p. 266, 340, etc.). Et en plus il faut subir le bourrage de crâne. Botrel est condamné dès le 2 octobre 1914, « ce crétin qui flâne paisiblement et vient vous poser au héros et vous sermonner dans un jargon sans nom, honte de la langue française ». L’Écho de Paris l’est quelques jours plus tard, ainsi que tous les « apologistes du carnage ». Des expressions très fortes comme « J’en ai soupé, de la patrie » (p. 395) reviennent fréquemment. Aussi cherche-t-il à s’échapper dans une sorte d’anesthésie générale, tandis que beaucoup d’autres choisissent l’alcool. Il souhaite la capture ou la blessure. Il exprime à plusieurs reprises le regret de ne pas s’être fait capturer à Courcy dès le début de la campagne.
– Quelques notations intéressantes dans un ensemble très riche
Pour notre combattant, comme pour beaucoup d’autres, le courrier a une importance capitale. Il éprouve un véritable soulagement à écrire ; il a besoin des lettres de la famille pour tenir. Il n’hésite pas à lancer à la Censure : « tu es aussi vieille que le monde car tu es fille de l’Impuissance et du Mensonge » (p. 475).
La guerre est une guerre moderne, celle du canon. Le fusil ne joue qu’un rôle secondaire : le 29 octobre 1914, après trois mois de guerre, Étienne signale qu’il n’a pas encore tiré 50 cartouches. « La balle blesse et tue, écrit-il (p. 241). L’obus torture. » Les outils ont une importance capitale car ils permettent de creuser la terre pour se protéger. Mais la guerre a aussi cet aspect de chaos (p. 333) : « La terre est semée de trous de percutants, les arbustes sont déchiquetés de balles de shrapnels ; des morceaux de marmites traînent çà et là ; un vieux bonnet de police boche, une capote boche en lambeaux, du fumier, des bouts de pain, un gros os de bœuf, encore plein de viande et rouge, ça traîne pêle-mêle dans les trous. »
Les fantassins portent un regard critique sur leurs officiers, bien logés, coutumiers de mauvais traitements, de véritables « petits seigneurs féodaux » (p. 311). Sur les artilleurs qui emmerdent les Boches, et les Français aussi parce qu’ils provoquent des tirs de représailles (p. 488, 541). Les « familiarisations » entre ennemis sont très précoces, puisqu’elles sont interdites par un ordre lu aux soldats le 5 décembre 1914. Notre combattant signale des trêves tacites (p. 262, 351). Son opinion des Allemands passe, durant la courte période du 22 mai au 7 juin 1915, par deux cris de haine : pas de pitié pour eux ! On n’en voit pas bien l’origine, mais c’est une preuve de la complexité des situations et des sentiments. Avant et après cette période, la position d’Étienne est de dire que « les Allemands sont comme nous » (p. 219, 266), de parler des « pauvres diables français ou boches qui râlent et crèvent sur les champs de bataille » (p. 504).
Étienne Tanty a assisté deux fois à des exécutions de soldats français, le 25 septembre 1914 et le 9 août 1915. Les annexes, lettres d’une sœur et du père d’Étienne, les 4 et 5 août 1915, révèlent une véritable émeute des parents de permissionnaires au Bourget (p. 577-581).
Les conclusions sont dans le texte des lettres : « Il y a des gens qui sont sous les crapouillots et d’autres qui n’y sont pas. Ceux qui n’y sont pas ne veulent pas y aller et ceux qui y sont voudraient bien s’en aller » (p. 478) ; « L’homme n’est rien, la chance est tout. C’est là le caractère démoralisant de la guerre des tranchées » (p. 518) ; « Se demander si chaque minute n’est pas la dernière, sentir d’imagination le choc d’un éclat… » (p. 548). Ce qui précède ne peut donner qu’un écho insuffisant d’un témoignage qui fait partie de ceux qu’il faut lire absolument. Par les situations décrites, la pensée, les expressions employées, il est très proche de celui de Louis Barthas.
Rémy Cazals, 8 mai 2011

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Olanié, Maurice (1897-1983)

1. Le témoin
Les éditeurs de son témoignage ne donnent ni sa date de naissance, ni son milieu social. Il faut donc traquer ces renseignements dans le texte lui-même. Nous apprenons qu’il a 19 ans en 1916. Il serait donc né en 1897. L’Alsace était le berceau de sa famille, et il parlait allemand. Il est vraisemblablement né à Troyes, puis ses parents ont vécu à Meaux. Il a reçu une bonne instruction primaire et il se montre curieux . Il visite les monuments à Noyon comme à Aix-la-Chapelle ; il passe une semaine merveilleuse à lire dans la riche bibliothèque d’un château, avec l’autorisation du colonel ; il se perfectionne en latin auprès d’un prêtre et en algèbre auprès d’un instituteur. Ayant effectué un stage en cartographie, il en sait plus que les officiers, et s’étonne de leur ignorance. Il est mort à Avignon le 3 février 1983, mais on ignore tout de son métier.

2. Le témoignage
Il est constitué de deux séries de textes. D’abord des carnets rédigés sur le moment en 1917 et 1918, conservés par sa fille. Ensuite des compléments apportés par l’auteur en 1978. Le travail d’édition a été réalisé par Rose-Marie Lange, petite-fille de l’auteur, et Jean-Pierre Rocca, qui a rédigé l’avant-propos et exposé le contexte des opérations militaires. Stephan Agosto a donné une introduction. Le livre, hors commerce, semble avoir été tiré en un petit nombre d’exemplaires en vue de trouver un véritable éditeur. Il porte comme titre Maurice Olanié, 114e Bataillon de Chasseurs alpins, Notes de guerre 1917-1918. Il est complété par quelques photos de la collection Férole (notamment une belle vue de vraie tranchée, boueuse, abri et fils du téléphone visibles ; une étonnante photo montrant, en face de la tranchée française, le visage de deux Allemands casqués). Le texte figure aussi sur le site chtimiste.com.

3. Analyse
Du 12 août au 2 septembre 1917, Olanié se trouve près du Chemin des Dames, en proie à la soif et à la vermine. Le 31 août, il décrit une attaque, précédée d’un barrage, la prise de la tranchée ennemie abandonnée, le nettoyage des abris au lance-flamme, mais aussi la capture de 15 prisonniers.
En mars 1918, il a les oreillons, puis il revient vers Montdidier, pour constater la retraite dans « un désordre indescriptible » (p. 70). Du 6 au 16 avril, il occupe un petit-poste et attend vainement la relève. De mai à août 1918, secteur du Violu dans les Vosges. Le voici ensuite dans l’Oise au moment de la contre-offensive. Le 11 août, le bataillon reçoit de l’eau-de-vie, « ce qui veut dire qu’on est unité de combat ». Ce qui est dur, c’est de respirer l’odeur de cadavre, mais un bombardement violent, qui dure toute une nuit, « par obus de tous calibres et par avions » ne fait aucune victime. Plus loin il décrit Noyon qui flambe sous les obus français ; l’explosion du dépôt de munitions de Bas-Beaurains ; la remontée à travers le département de l’Aisne ; et conclut, le 13 septembre : « La compagnie va se reformer ayant ses effectifs réduits des 2/3. »
Du 30 septembre au 14 octobre 1918, opérations en Belgique. Olanié part en permission et n’en revient que le 2 novembre. Il décrit ainsi la joie qui règne lors de l’armistice : « Quel peut-être, en effet, l’état d’esprit d’hommes qui, la veille encore, n’étaient pas sûrs de terminer sans accident la journée commencée et qui, maintenant, savent que ce cauchemar de quatre années est fini, qu’ils peuvent espérer sans crainte, qu’ils n’entendront plus le bruit si énervant des canons, le sifflement des obus, le grognement des gros noirs ! C’est fini ! Plus d’abris à creuser, plus de tranchées, plus de garde, plus de gaz, plus d’alerte ! » Dans le Brabant, les troupes sont accueillies triomphalement.
Soixante ans après, Olanié ajoute quelques souvenirs. On en retiendra trois. D’abord une critique de la guerre, « cette boucherie » (p. 166), et des combats, « mini-massacres » qui n’ont servi à rien (p. 137). Ensuite, un dialogue dans le no man’s land avec un Allemand qui lui donne des renseignements qu’il ne transmet pas à ses supérieurs parce que « notre artillerie lourde et légère s’en serait donnée à cœur joie, l’artillerie allemande aurait répliqué, et alors quel beau massacre des deux côtés !! » (p. 146). Enfin, et à quatre reprises, il s’en prend, en 1978, aux « salopards de Lénine », à cette « vermine rouge » (p. 119, 134, 162, 166). Il leur reproche d’avoir abandonné les Français en 1917-18. Mais, curieusement, une telle remarque n’apparaît pas dans les notes d’époque. Il est vraisemblable que son opinion de l’URSS et du parti communiste français entre 1918 et 1978 ait joué ici. Un passage, également écrit en 1978, éclaire encore les positions politiques de l’auteur lorsqu’il oppose les « 40 rois qui en mille ans firent la France » aux « mille propres à rien » qui l’avaient « maintes fois conduite au désastre » (p. 123).
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Pomès, Joseph (1883-1966)

1. Le témoin
Joseph Pomès est né le 9 novembre 1883 à Pessan (Gers) dans une famille de paysans aisés. Il est allé à l’école de Castelnau-Barbarens, où il était en pension chez l’instituteur. Il a fait son service militaire dans les Dragons. Célibataire en 1914, il est affecté au 18e RAC avec pour tâche le ravitaillement des batteries de 75. Il vit donc surtout dans l’arrière-front, mais les déplacements fréquents sont pénibles et dangereux. Son régiment est en Champagne d’août 1914 à avril 1915 ; dans la Somme d’avril 1915 à mars 1916 ; à Verdun de mars 1916 à juin 1918 ; il participe à la deuxième bataille de la Marne et à la contre-offensive. Il est démobilisé le 19 mars 1919.
Dans une lettre, Emmanuel de Luget, le présentateur du témoignage, m’écrit ceci : « Joseph Pomès n’a ramené aucune séquelle de ces années de guerre : ni blessure, ni maladie, ni troubles du sommeil, comme si la page était tournée, l’affaire classée, naturellement. Il n’était pas taciturne, mais au contraire d’un tempérament gai. Il n’en parlait pas, sauf avec les gens de sa classe. Pas d’esprit d’ancien combattant non plus. À son retour, il a repris la ferme, sans en étendre la superficie, avec un domestique à l’année et un pour les gros travaux. C’était un propriétaire aisé. Il aimait la chasse, mais pas la pêche. Il avait la passion des chevaux. Il en a toujours eu, même avant la guerre, et n’a jamais voulu d’automobile : il se rendait au marché d’Auch en voiture à cheval. »
Il s’est marié à Pessan, le 3 mai 1920. Il a pris sa retraite peu après la Deuxième Guerre mondiale, et son gendre a repris l’exploitation. Joseph Pomès est décédé à Pessan le 24 décembre 1966.

2. Le témoignage
Joseph Pomès a commencé un premier carnet et lui a donné comme titre « Campagne de 1914 », devant ensuite rajouter les autres années. Le témoignage comprend un deuxième carnet et 200 lettres du front adressées à sa famille. Emmanuel de Luget m’écrit que sa fille et sa femme ont lu les carnets. Ils ont été ensuite « rangés » dans une caisse en bois au grenier. Personne, pas même lui, ne s’en est plus occupé. « On les y savait », sans plus. On les a retrouvés, un peu attaqués par les souris. Emmanuel de Luget a transcrit les documents et les a réunis dans l’ordre chronologique de rédaction, sous la forme d’un tapuscrit de format A4 intitulé « Les carnets de guerre de Joseph Pomès 1914-1919, Texte enrichi de plus de 200 lettres du front ». Il en a rédigé l’avant-propos, et a ajouté trois photos et une chronologie des déplacements de l’auteur.

3. Analyse
Le présentateur remarque très justement que Joseph Pomès s’intéresse surtout à ce qui se passe « au pays », à la vie de l’exploitation, à la famille. La lettre du 8 octobre 1914, par exemple, évoque les travaux : « Enfin je vois que vous vous êtes débrouillés pour faire les travaux. Le dépiquage a dû cependant être long faute de personnel et si vous avez terminé les labours vous avez dû vous lever quelquefois de bonne heure. » La même lettre et d’autres se préoccupent des blessés et des morts du village. Son meilleur copain est Ernest Vignaux, le boulanger de Pessan, « avec qui nous faisons la campagne ensemble depuis le début et que je considère comme un frère » (15 juillet 1915). Mais, le boulanger mobilisé et la farine étant de mauvaise qualité, le pain est mauvais à Pessan. Les parents de Joseph lui ont demandé de transmettre l’information à son copain.
L’évolution de la pensée de Joseph est intéressante. Il part « avec confiance et espoir que ce sera vite fini » (7 août 1914). Dès le 8 mai suivant, il critique un autre Gersois « qui a eu la veine de rester jusqu’à ce moment au dépôt et qui était paraît-il au moment de la mobilisation si partisan de la guerre ; il ne dira pas peut-être toujours pareil. » Celui-là ne semble pas être le seul : « Il y en a beaucoup qui au début criaient « À Berlin » eh bien ! à présent ils sont rares parce qu’on s’aperçoit que nous en sommes loin, aussi beaucoup de ceux-là demanderaient plutôt la paix » (16 mai 1915). Le 21 mai encore : « Nous avons l’occasion de parler tous les jours avec les fantassins. Ils commencent d’en avoir assez. Ils sont découragés, ils n’ont pas tout le tort, car lorsqu’ils veulent sortir des tranchées l’ennemi est si bien retranché qu’ils sont mal reçus par les mitrailleuses, et comme ordinairement c’est toujours celui qui attaque qui casque, c’est pour cela qu’ils ne prennent guère plaisir de monter à l’assaut. » Le tapuscrit contient aussi une lettre de même époque (23 mai), adressée par un soldat du Gers (du 288e RI) aux parents Pomès à Pessan : « Vous me dites de faire tout mon possible pour repousser ces troupes valeureuses et infâmes boches. Oui, cela est beau à dire, mais pas commode à faire et je n’y tiens pas trop à le faire non plus parce que j’en vois trop les conséquences. Mourir pour la Patrie, c’est beau aussi, mais pour moi la Patrie c’est moi, aussi j’étais Patriote mais cela, voyez-vous, m’est passé, et tous ceux qui sont avec moi sont du même avis. Personne ne demande à les taquiner pour les faire partir chez eux. Quand on nous parle de cela, le mal de ventre n’est pas loin. On nous a bourré trop les crânes. »
Plus le temps passe, plus les propos se font virulents. Ainsi le 28 décembre 1917 : « De la victoire à présent on s’en fout mais ce que nous demandons c’est la paix. » Le 10 mars 1918 : « Que vont dire les Parisiens avec les visites si fréquentes des gothas. Ils ne crieront pas tous jusqu’au bout. » Le 5 mai, il s’insurge contre le contrôle de la production et donne à ses parents ces conseils : « Levez-vous tard, couchez-vous de bonne heure, ce qui veut dire travailler pour le nécessaire, soignant la vigne et le bétail, mais ce que je vous recommande n’allez pas vous esquinter pour faire venir du blé. » Mais, en juillet, un sursaut lui fait écrire : « Il faut s’attendre sous peu à un autre coup de torchon. On craindrait à une forte secousse justement sur le point où nous sommes. Eh bien ! ils peuvent venir, nous les attendrons de pied ferme, ils ne passeront pas ! C’est le cri du jour. » Et, le 3 septembre, notant le recul des Allemands, l’agriculteur s’indigne de ce « qu’ils poussent leur méchanceté jusqu’à couper tous les arbres fruitiers. La plus grande partie c’est des pommiers. Ils sont sciés à un mètre de haut. »
Notons enfin trois remarques ponctuelles sur le début de la guerre : la réquisition des chevaux le 4 août 1914 ; un suicide dès le 14 août ; un blessé allemand soigné et nourri en septembre 1914. Au total, même s’il s’agit du témoignage d’un « combattant non directement engagé dans les combats », on peut dire avec Emmanuel de Luget : « La Grande Guerre, c’est aussi la guerre de Joseph Pomès. »
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Boutant, Pierre Émile (1879-1953)

1. Le témoin

Pierre Émile Boutant est né à Messeux (Charente) le 18 mars 1879 dans une famille de cultivateurs d’une certaine aisance. Titulaire du certificat d’études primaires, son esprit est très ouvert et il saura observer les techniques agricoles dans les pays traversés pendant la guerre. Marié en avril 1907, il a une fille avant 1914 (deux fils après la guerre). Parti de son village le 8 octobre 1914, on ne sait rien de sa participation à la guerre jusqu’à son embarquement pour Salonique, le 14 décembre 1915. Il est alors au 112e régiment d’artillerie lourde (canons de 105) et exerce les fonctions de ravitailleur des batteries en ligne. Il rentre en France par Itea et Tarente, malade, et il est « rayé des contrôles » le 15 octobre 1917. Il souffrira longtemps de crises de paludisme. Le présentateur du témoignage signale qu’il est devenu conseiller municipal de sa commune. Il est décédé en 1953.

2. Le témoignage

Deux carnets de 11×6,7 cm ont pour dates extrêmes le 14 décembre 1915 et le 7 août 1917. Conservés par la famille, ils ont été confiés à Joël Giraud, professeur agrégé d’histoire au lycée de Confolens, qui les a édités en une plaquette de format A4 : Un Charentais dans les Balkans, Carnets de Pierre Émile Boutant sur le front d’Orient (1915-1917), présentés par Joël Giraud, Les Amis du Vieux Confolens, 1999, 65 p. Les notes du journal de route sont la plupart du temps d’un style laconique, sans développements ; le présentateur a choisi de les publier intégralement, écrivant avec juste raison que nous ignorons « si nos curiosités d’aujourd’hui seront celles des historiens et des lecteurs de demain ». Le texte du témoignage est suivi de la transcription de deux lettres de l’auteur à sa femme, du fac-similé de deux pages des carnets et de son livret militaire, de quelques photos et d’une carte du front d’Orient.

3. Analyse

– Agriculteur, Boutant note, même succinctement, des observations de professionnel : sur la vigne en Languedoc, lors de son transport vers Marseille (décembre 1915) ; sur les instruments de labour primitifs dans les Balkans (février 1916) ; sur les techniques de la moisson à la faucille (juin 1916) et de battage (8 août 1916) : « C’est un drôle de battage qu’ils font. Ils font traîner à deux bœufs une espèce de madrier qui a en-dessous des petites lames de fer, sur leur blé étendu par terre, et d’autres traînent un rouleau attaché derrière un avant-train jusqu’à ce que leur paille soit minée comme des balles. »

– Il est conscient d’un dépaysement auquel il n’aurait jamais pu penser en temps de paix (11 août 1916) : « Si nous avons la chance de revenir au vieux pays, nous pourrons dire que nous avons mangé du poulet rôti à la frontière bulgare tout en entendant gronder le canon. » Dans les Balkans, il fait aussi la découverte d’un alcool (le mastic) et du vin de Samos, d’une pêche miraculeuse dans la Cerna où, après un orage, on peut ramasser à la main jusqu’à 80 livres de poisson (1er juin 1917). Les minarets lui paraissent de curieux clochers d’églises. Plusieurs villages portent encore la marque des destructions des guerres balkaniques de 1912-1913.

– Ses notes ne montrent aucune haine pour l’ennemi. Il cause parfois avec des Bulgares qui parlent français. Le 18 mars 1917, il fait monter sur sa voiture un officier bulgare prisonnier qui lui paraît « être las de la guerre ». En 1917 encore, mais sans qu’il ait été question de la révolution dans leur pays, il note que les Russes sont retirés du front. Quant aux Anglais, ils ont des infirmières qui mènent joyeuse vie avec les officiers, « aussi ce n’est pas la guerre pour tout le monde » (28 mai 1917).

– L’éloignement n’est supportable que par les liens conservés avec la famille, courrier et colis de nourriture du « pays ». Le 11 juin 1917, il note : « St Barnabé, mais je suis bien loin de la foire de Ruffec. »

– Une grande partie de son travail est de s’occuper des chevaux. L’expression « soins aux chevaux » revient sans cesse dans ses notes. Ils souffrent de la faim plus que les hommes : d’abord, ils semblent moins résistants ; ensuite ils ne peuvent pas mettre la main au portefeuille pour se payer un repas quand l’intendance ne suit pas, ce qui est assez fréquent..

– Le danger vient des coups de pied des chevaux, et un terrible accident arrive le 23 septembre 1916 : « Dans la nuit, un cheval détaché défonce le tonneau de gniole. » Il faut se préserver lors du passage d’avions ou de zeppelins qui lâchent des bombes. Un zeppelin est abattu dans le Vardar le 5 mai 1916. Ravitailleur d’artillerie, Boutant n’assiste que de loin aux combats : il voit passer l’infanterie qui monte ; il entend le bruit du canon ; il voit revenir les blessés et les prisonniers. Un autre danger menace les permissionnaires ou ceux qui rentrent en France définitivement, c’est celui des sous-marins qui ont coulé plusieurs transports de troupes.

– Les froids intenses de l’hiver, les chaleurs de l’été, la consommation d’eau non potable, mais aussi les abus d’alcool ont des conséquences graves sur la santé et sur les relations humaines qui deviennent tendues. Émile Boutant est souvent fatigué, malade. Les gradés vont de soulographie en soulographie ; une fois (24 février 1917), ils en viennent aux mains et les hommes doivent les séparer. Les gradés s’entendent avec les cuistots pour se réserver les meilleurs morceaux, et les hommes doivent provoquer une « crise ministérielle » pour mettre fin aux abus (6 janvier 1917). L’animosité grandit, et Boutant, peu porté sur ce type de notations, signale, le 26 juin 1917, les troubles qui ont lieu tant en France qu’au camp de Zeitenlick, près de Salonique. C’est le moment (14 juillet) où Boutant émet une critique de la guerre en jugeant « assez acceptables » les conditions de paix avancées par les socialistes allemands : « sans annexions, ni indemnités, référendum pour l’Alsace-Lorraine ». Le 5 août, lors de l’embarquement pour la France, il note que, lui et ses camarades, sont « tous gais d’être libérés définitivement de cette boucherie humaine qui existe depuis trois ans ».

Rémy Cazals, 2 mai 2011

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Pensuet, Maurice (1895-1966)

1. Le témoin
Il est né le 25décembre 1895 à Meung-sur-Loire (Loiret) où son père était horloger et photographe. Titulaire du brevet, il joue du violon et pratique le football. Il reste, tout au long de la guerre, dans la tradition familiale du catholicisme pratiquant, avec cependant des moments d’exaspération comme le 26 décembre 1916 : « Comment ce Dieu si bon peut-il permettre de telles abominations ? Quelle force de caractère faudrait-il avoir pour supporter cette épreuve sans être tenté de blasphémer ? »
Appartenant à la classe 15, il arrive sur le front avec le 169e RI au Bois-le-Prêtre en avril 1915, où il est nommé caporal. En juillet, il est au Bois de la Gruerie en Argonne, où il est blessé le 25 septembre (« Je suis sorti de l’enfer. J’ai pris une balle dans la cuisse. C’est une bonne petite blessure, assez douloureuse, mais ça va. ») Il remonte fin décembre, à l’est de Nancy ; en juillet 1916, c’est un court mais dur séjour à Verdun, puis en forêt d’Apremont où il est à nouveau blessé le 1er novembre (« Je suis un veinard. Cet après-midi, travaillant à découvert, j’ai attrapé la fine blessure. Une balle m’a traversé le pied, bien gentiment, sans rien casser : donc pas à vous tourmenter. Ce n’est pas assez grave, mais c’est tout de même un peu de bon temps. ») Son régiment occupe ensuite un secteur en Champagne au moment où se prépare l’offensive Nivelle, où elle échoue, et où se produit la révolte qu’il annonçait depuis quelque temps. Il revient à Verdun en septembre 1917 et il est blessé pour la troisième fois (« Cette carte pour vous rassurer. Je suis blessé et depuis hier dans une ambulance du front, près d’Ancemont. Pour une fois, j’ai la bonne blessure. Ce n’est pas grave mais j’espère tirer 2 ou 3 mois à l’hosto. D’ici quelques jours je filerai à l’intérieur. Ça a été dur là-haut. Vous donnerai détails plus tard. ») On n’a pas de renseignements sur l’année 1918, sinon le plus important qui est qu’il a survécu à la guerre. « Le principal, écrivait-il le 23 janvier 1916, c’est encore d’en ramener ses abatis. » Il est devenu lui-même horloger et photographe à Reims. Il s’est marié et a eu deux filles. Il est mort le 5 mars 1966.

2. Le témoignage
Les secteurs du front indiqués ci-dessus rythment le livre réalisé à partir des lettres adressées à ses parents : Écrit du front, Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917, édition établie par Antoine Prost, Paris, Tallandier, 2010, 383 p. Une boîte en carton contenait environ 500 lettres dont seules ont été retenues, avec quelques coupures, celles venant du front. La transcription a été effectuée par son neveu Jean Pensuet et Marie-Françoise Daudin (fac-similé d’une lettre p. 381). Dans son introduction, Antoine Prost souligne la clarté de la langue. La lecture est cependant alourdie par une incroyable accumulation de [sic] accompagnant la moindre faute. Il aurait suffi d’indiquer une fois pour toutes : « l’orthographe des lettres originales a été respectée ». Questionné, Antoine Prost me répond que les [sic] ne sont pas de son fait, mais qu’ils ne l’ont pas gêné. Il est vrai que l’intérêt de ce témoignage n’en est pas affaibli. Les lettres s’appuient parfois sur des croquis, qui n’ont pas été retenus parce que peu parlants. Le photographe a évidemment pris des clichés (une cinquantaine, d’après la réponse d’Antoine Prost), mais ils ont disparu avec le temps. Le livre ne reproduit qu’une photo de Maurice en permission à Meung, sur laquelle le garçon paraît très sympathique.

3. Analyse
– Sur la guerre de l’infanterie, Maurice Pensuet n’apporte rien d’original par rapport aux témoignages déjà publiés. On notera cependant, le 8 juin 1915, sa vision synthétique de « trois phases de la vie des tranchées » : l’attaque, suivie de contre-attaques continuelles ; le bombardement par « la grosse artillerie boche » ; « la vie monotone de tranchée où l’on ne tire même pas ». Pour échapper à l’artillerie allemande, dit-il, à Verdun « nous nous collons le plus près possible des Boches », mais alors, c’est le 75 qui fait le plus de dégâts (23/07/16). Maurice a su décrire « la boucherie », l’enfer dont il est sorti à trois reprises sur blessure, la faim et la soif (27/07/16), mais aussi un secteur « tranquille » (4/01/16). Chez lui, cependant, la réflexion tient une place plus importante que la description.
– Sans être original là non plus, il s’en prend au bourrage de crâne, mais c’est à peine quelques semaines après son arrivée sur le front : les journaux « sont en contradiction avec tout ce que nous voyons » et cela exaspère les hommes (29/07/15). Mieux vaut ne pas leur donner à lire une feuille de propagande signée Lavisse : ils seraient furieux (23/01/16). Il faudrait pendre Barrès et Sembat (21/08/17). « Le seul parlementaire populaire ici, c’est ce vieux Brizon. Dans les cantonnements on pousse des Hourras à son intention » (26/12/16). Le fantassin critique aussi les « beaux aviateurs » qui auraient besoin de venir monter la garde dans la neige et le froid (10/02/16) ; et l’arrière où « on prend du bon temps comme si la guerre n’existait pas » (14/06/16).
– Sa réflexion va loin. Dès le 5 juillet 1915, il note que « la guerre finira par l’épuisement de l’un ou de l’autre ». Dès le 25 juillet, il a compris que les attaques étaient trop coûteuses et qu’il valait mieux « user les ressources des Boches, faire une guerre d’or ». Il a compris aussi que les méthodes anglaises de culpabilisation pour conduire des volontaires à s’engager avaient trouvé leurs limites et qu’il faudrait établir le service militaire obligatoire (7/08/15) ; que l’expédition pour prendre Constantinople était un échec (même date). Tandis que certains, parfois haut placés, se réjouissent du recul allemand de mars 1917, il a compris qu’ils « doivent avoir en arrière des lignes formidablement organisées » (18/03/17). Tandis que d’autres, ou les mêmes, pensent que l’offensive Nivelle va apporter la victoire, il note : « On va les avoir, paraît-il ! Maman me paraît pleine d’espoir. Moi je m’attends à une superbe piquette et vous embrasse de tout mon cœur » (25/03/17).
– On ne trouve pas, dans cette correspondance, de scène de fraternisation (sauf une allusion, le 4 janvier 1916). Les sentiments de haine anti-allemande sont rares. Le 2 juin 1915, il note : « Mon sergent de section a été tué et tout le monde le regrette, moi le premier. C’est triste, mais gare aux Boches ; ils le paieront. Et dire que, une heure après sa mort, j’ai donné mon reste de flotte à un boche blessé… » ; et, après la mort de son cousin, il demande au Bon Dieu de lui permettre « de faire payer sa mort aux Boches à la première occasion ». En fait, Maurice réserve sa haine pour les responsables de la guerre, ceux qui la mènent comme des bouchers, et ceux qui ne font rien pour l’arrêter. Parti confiant, le retournement s’opère au Bois de la Gruerie en juillet 1915 après l’échec d’une attaque sur des tranchées intactes et le feu des mitrailleuses. Maurice et tous ses camarades en ont assez ; les officiers sont dans le même cas (6/08/15). « J’en ai marre, marre, marre !!! », écrit-il le 1er janvier 1916. Il est capable d’analyser le fait que ces sentiments sont plus fréquents au cantonnement qu’en tranchée : « là-bas, ou bien nous sommes réduits à l’état de bêtes de somme par un travail exagéré, ou bien crispés par une idée fixe, celle de sauver sa peau. Tandis qu’ici nous avons le temps de penser à la guerre, aux copains, à la boucherie, à toutes les horreurs » (4/01/16). L’attitude de l’arrière, et même de sa famille, l’exaspère de plus en plus (même date) : « Maintenant pensez et agissez comme bon vous semblera, mais je vous le répète, ce n’est pas de victoire qu’il doit être question, mais de Paix et de Paix à tout prix, et plus elle sera rapprochée, moins elle coûtera cher, la vie d’un seul homme ayant plus de prix que tous les trésors du monde. » Il aurait mieux valu mettre les crosses en l’air dès le début (23/01/16). Les récits de refus de travailler, de faire devant des officiers un exercice stupide, et même de sortir en patrouille apparaissent dans ses lettres de 1916. « Il va y avoir du grabuge à la division, écrit-il le 4 juillet. Les hommes refusent de marcher, il a été tiré une balle sur le général. » Et, le 19 septembre : « Ce qu’il faut déplorer c’est que les femmes et les mères ne se lèvent pas toutes devant de telles souffrances et tant de vies sacrifiées pour aller entre les tranchées arrêter cette lutte d’extermination. Dans les deux camps il n’y a que l’orgueil qui empêche les pourparlers de paix de s’engager. Ce serait pourtant le moment à la veille de commencer l’hiver. […] Cependant papa est certain qu’à la fin d’octobre il n’y aura plus un Boche en France !!! En 1920 peut-être et encore ce n’est pas sûr. Au revoir ; gardez votre confiance, cela vous fait du bien et à moi pas de mal. Je vous embrasse mille et mille fois. » « Vous verrez que les troupes finiront par se révolter », annonce-t-il le 30 décembre.
– Le principal thème des lettres de 1917 est le rapport avec ses parents, la correspondance jouant le rôle d’un exutoire, parfois limité quand Maurice se reprend (10/01/17) : « Je suis désolé de vous avoir causé de la peine et je te jure que dorénavant je ne vous écrirai que de bonnes choses. Je croyais pouvoir vous dire sans crainte toute la répulsion que me produit cette guerre sans merci. […] Je ne suis plus un gosse et j’aurais dû trouver en moi la force de vous cacher ce qui me passe par la tête. » Mais il a trop besoin de s’épancher : « Si je vous raconte nos misères c’est que par la suite on les supporte plus facilement » (18/04/17). Des expressions très fortes apparaissent : « Oh ! si seulement je pouvais avoir une guibole en moins » (2/04/17) ; « Il faut de la casse pour la popularité de nos généraux » (8/05/17). Le 7 juin 1917, il évoque les mutineries, refus de monter, drapeaux rouges aux portières des trains de permissionnaires, mais sans insister, comme l’a remarqué André Loez à propos de l’ensemble des témoignages. Le catholique Maurice Pensuet devient révolutionnaire : « On ne se bat que pour les gros, industriels ou financiers » (21/08/17) ; « Tant mieux, bon sang, s’il n’y a plus de pain, la guerre finira peut-être » ; « Je fais le vœu traditionnel de me retrouver d’ici quelques jours sur un lit d’hôpital ; seulement cette fois-ci c’est tout ou rien qu’il me faut : une patte, un bras, n’importe pourvu que ce soit définitif » (26/08/17). Ce seront trois éclats d’obus sous l’aisselle et dans la cuisse, troisième blessure et, semble-t-il, celle qui lui permettra d’échapper aux tueries de 1918.
Rémy Cazals, 30 avril 2011

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Marquand, Albert (1895-1938)

1. Le témoin

Albert Marquand est né le 13 décembre 1895 à Troyes où son père était directeur de la fabrique de papier Montgolfier. Il a 3 ans lorsque la famille s’installe à Aubenas (Ardèche) pour gérer une librairie-papeterie. Il aura deux frères plus jeunes, Georges et Henri, à qui il donnera, pendant la guerre, le conseil de choisir l’artillerie en devançant l’appel de leur classe. La famille, de moyenne bourgeoisie, est cultivée et pratique la musique ; les jeunes sont membres actifs d’une association de gymnastique. Au front, Albert se fait envoyer de la lecture, en particulier la presse d’Aubenas qu’il critique, et Le Canard enchaîné, ce qui est peu banal.

Pendant la guerre, au 55e RI, puis au 149e, il connaît quatre courtes périodes infernales : au Bois de la Gruerie en Argonne en juin 1915 ; à Verdun en avril 1916 ; à Laffaux et à la Malmaison en juin et octobre 1917. Entre temps, il a été évacué pour blessure en juin 1915, et pour maladie en octobre ; il a connu des secteurs calmes, des périodes de stage ou de cantonnement en réserve. Devenu sergent, il préfère abandonner ses galons pour entrer dans un groupe de radio-télégraphie, au 8e Génie, en février 1918. Après le 11 novembre, il fait partie des troupes d’occupation en Rhénanie, puis devient élève interprète auprès de l’armée américaine.

Libéré, il rentre à Aubenas, puis il va tenir une librairie-papeterie à Sedan où il meurt en 1938. Il semble qu’il soit resté célibataire.

2. Le témoignage

Il est publié sous le titre « Et le temps, à nous, est compté », Lettres de guerre (1914-1919), présentation de Francis Barbe, postface du général André Bach, aux éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011, 416 p., nombreuses notes, annexes, illustrations. Le fonds, conservé par la nièce d’Albert Marquand, est constitué de 459 lettres, de quelques rares pages de carnet personnel, du récit de la bataille de la Malmaison, repris au repos, et de photos. Les lettres sont adressées à différentes personnes de la famille, son père, sa mère et ses deux frères, l’auteur sachant bien qu’il en serait fait une lecture collective. Il lui fallait donc tenir compte des sentiments conformistes des parents. Albert Marquand évoque le désir de son père de le voir gagner du galon (p. 31), et il promet « de faire honneur à la famille » (p. 49). Mais l’expérience de la guerre réelle le conduit d’une part à pratiquer une stratégie d’évitement systématique (voir ci-dessous), d’autre part à ne pas accepter les remarques moralisatrices sur le désir des soldats en permission de « profiter du restant qui nous reste à vivre » (p. 153). Accusé littéralement de mener « une vie d’orgie », Albert répond à son père que celui-ci n’a pas l’expérience de l’enfer des tranchées et ne peut donc parler en connaissance de cause. Les quelques moments d’incompréhension et d’opposition n’interrompent cependant pas une correspondance suivie et les sentiments d’affection au sein de la famille, marqués aussi par l’envoi de nombreux colis.

Quelques coupures ont été effectuées par l’éditeur qui n’en dit pas la raison.

3. Analyse

On peut résumer l’apport de ce témoignage en trois points.

a) Des notations émanant d’un vrai combattant :

– Le départ plein d’illusions (21/05/15 : « dans la guerre de tranchées il y a un nombre infime de victimes »), puis la découverte des réalités (4/07/15 : « ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie »), la condamnation du bourrage de crâne par les journaux (18/05/16 : « ne tablez pas sur les journaux pour les communiqués ; c’est des bourdes ! »), par le conférencier Marc Sangnier qui délivre « le bourrage de crâne officiel » (15/07/18), par Botrel, « ce triste Monsieur qui porte la croix de guerre avec ostentation » (30/11/18). Parmi les autres embusqués, figurent « la prêtraille » et « les rupins » (8/11/15). Si les poilus en ont assez, il en est de même des Boches, aux dires des prisonniers (18/09/15). Son régiment est touché en 1917 par le mouvement des mutineries, mais c’est un sujet qu’il ne veut pas aborder dans son courrier du fait de la censure (11/06/17).

– Et encore : les ravages de l’artillerie amie et les détrousseurs de cadavres (récit de la bataille de la Malmaison, p. 384), les rats (22/05/15), les simples satisfactions de pouvoir se laver, se raser (30/05/16), la pêche à la grenade et la chasse au Lebel (3/04/17), les mercantis et leurs prix exorbitants (4/07/17), la lecture du Feu de Barbusse, livre sur lequel il émet quelques réserves, mais qu’il considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus » (16 et 19/09/17).

– Deux remarques plus rares : le général Sarrail, ayant constaté que « beaucoup d’hommes portent au képi des insignes religieux », interdit cette pratique (19/06/15) ; la rencontre dans les rues de Metz, après l’armistice, de soldats lorrains en uniforme allemand (20/11/18).

b) Une stratégie d’évitement systématique :

– Mobilisé avec la classe 15, en caserne à Digne, il remplit les fonctions d’instructeur qui lui permettent de retarder son départ pour le front (mars-avril 1915).

– Blessé, soigné à l’hôpital de Chaumont, il souhaite ne pas remonter là-haut de sitôt, essayant de persuader les médecins qu’il n’est pas rétabli (juillet 1915).

– Lors de toutes ses permissions, il prend plusieurs jours de « rabiot ».

– En septembre 1915, il essaie de se faire réclamer par son oncle comme ouvrier métallurgiste ou dessinateur dans son usine. Il revient à l’assaut à plusieurs reprises : « cela ferait mon affaire car j’en ai assez de cette vie et tous sont comme moi » (4/09/15). Il sollicite l’appui de son frère : « Parle de ma demande de métallurgie au Papa » (7/09/15) ; de sa mère : « Encore aujourd’hui, il en part un de mon escouade pour la métallurgie, il était cultivateur ! Tu vois d’ici les résultats du piston ! » (13/09/15).

– La tentative métallurgique ayant échoué, Albert joue la carte de l’agriculture. Il demande à son père de lui procurer un certificat de viticulteur afin d’obtenir une permission agricole (6/01/16). Il reçoit le certificat, mais craint de ne pas obtenir la permission car, sur les 480 hommes de la compagnie, « il y en a au moins la moitié qui demandent » (12/01/16).

– Immédiatement après, selon son expression : « j’ai bondi me faire inscrire » pour devenir moniteur d’éducation physique de la classe 17, mais le « filon de moniteur a échoué » (janvier 1916). Et encore, il paraît qu’on accorde une permission à ceux qui s’engagent à aller chez eux pour en rapporter de l’or pour la Défense nationale (27/01/16)…

– Chance ou piston, le voilà en juillet 1916 affecté au dépôt divisionnaire : « Je ne sais combien de temps je vais passer là mais c’est toujours autant de pris. » Il y est encore en octobre : « Tout de même je m’estime plus heureux que les camarades du régiment qui vont attaquer. »

– En juin 1917, il va faire un stage de mitrailleur à l’arrière : « ça me fera toujours louper une période de tranchées. »

– Enfin, en février 1918, ayant intégré une équipe de radio-télégraphie, il constate que « le temps s’écoule avec une monotonie désespérante », mais qui ne lui « fait pas regretter les heures tragiques d’autrefois ». Il éprouve « la satisfaction du voyageur arrivant au port après une affreuse tempête » (8/06/18). Avec un certain cynisme, il ajoute, le 31 août : « Mon ancien régiment, le 149, a sa 4e citation à l’Armée et attend la fourragère verte et jaune. Grand bien lui fasse !! »

– Le 12 novembre 1918, il écrit : « Pour moi, je considère une chose : c’est que je suis arrivé à traverser la tourmente, les membres à peu près intacts. »

c) Le problème soulevé par les textes : a-t-il tué ?

– Un soldat, à la guerre, est là pour tuer l’ennemi, et il est armé pour cela. Cependant, le fantassin, avec son fusil et sa baïonnette, est plutôt la victime de l’artillerie. Lors de la bataille de la Malmaison, Albert Marquand note le « peu de frayeur qu’inspirent les balles » : « Leur musique est une simple sensation désagréable pour des hommes accoutumés aux plus violentes commotions, aux bombardements prolongés qui vident les organismes et transforment les plus courageux en loques humaines. » Il a aussi décrit les effets terribles d’un obus lorsqu’il tombe au milieu d’un groupe d’hommes (p. 63 et p. 384).

– Lors d’une avancée aux dépens de l’ennemi, les abris, qui pourraient servir de « repaires » aux défenseurs, sont nettoyés à la grenade, et Albert trouve cela normal (p. 381). Par contre, les prisonniers ne sont pas abattus, mais envoyés à l’arrière ; les blessés ennemis sont parfois réconfortés (p. 382).

– Mais voilà le problème. Dans sa lettre du 6 novembre 1917, écrite au lendemain de l’attaque de la Malmaison, après avoir montré comment la mort l’avait « frôlé de son aile macabre », comment un obus avait tué devant lui le camarade avec qui il parlait, tandis que lui-même ne recevait qu’un éclat minuscule dans le nez, comment sa compagnie avait eu 40 % de pertes, il termine ainsi : « Mais il y avait des cochons dans le tas ; ils n’ont pas été épargnés ; pour ma part j’en ai abattu 2 comme au tir au lapin : ces salauds, en se débinant, tiraient sur nous en passant leur arme sous le bras ! Ça n’a pas traîné. Ah, mais non ! Donc, je termine là, mes bien chers. Je vous embrasse de tout cœur. PS Admirez le papier boche ! Excusez le décousu de mon style, j’écris les idées comme elles arrivent. » Or, dans son récit structuré de la bataille de la Malmaison, qui occupe les pages 368 à 385 du livre, il n’est plus question de ces deux Allemands tués. Par contre, on trouve le passage suivant, après la fin des combats (p. 383) : « Décidément, le bois se peuple, car, peu après, deux silhouettes viennent à ma rencontre… Ce sont des Boches ; je tâte la crosse de mon pistolet automatique, bien décidé à tirer au moindre geste, mais je n’ai pas à en faire usage… Ils portent le brassard à croix rouge. Arrivés à ma hauteur, ils s’écartent presque avec crainte ; l’un d’eux est affublé de grosses lunettes rouges ; ils me lancent un regard atone et continuent leur marche sans un mot. »

On peut envisager deux hypothèses : ou bien Albert Marquand a dit à chaud la vérité à ses parents, puis, pris de remords et dans un souci « d’aseptisation », a voulu « refouler » ce geste dans son récit écrit à froid ; ou bien, dans l’excitation du lendemain de bataille, il a inventé un acte viril, exagération abandonnée par la suite. Les arguments en faveur de cette deuxième hypothèse sont qu’il n’hésite pas à signaler la violence du nettoyage des abris, et que, si les Allemands avaient eu le comportement de se débiner en tirant, on comprend mal pourquoi il n’en aurait pas fait état dans son récit. Mais aucune preuve décisive n’emporte l’adhésion en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse. Il faut donc mentionner les deux.

– Au-delà, les descriptions de la violence et des horreurs montrent que les théories farfelues sur « l’aseptisation » de la guerre dans les récits de combattants ne résistent pas à un examen bien simple : lire les récits des combattants.

Rémy Cazals, avril 2011

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Bourgain, André (1883-1953)

1. Le témoin

André Bourgain est né en 1883. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie des métiers du droit. Le grand-père se tournera vers la viticulture puis le père, après la crise du phylloxéra vers la céréaliculture. Sa mère, Louise Noury est le frère du colonel Noury, propriétaire du château de Chantermerle, à Sainte-Pézenne près de Niort. Il a deux frères ; Henri et Pierre. André effectue sa scolarité au collège Saint-André de Poitiers où il obtient la première partie de son baccalauréat. En 1911, alors qu’il effectue une traversée sur un navire de commerce effectuant une liaison entre Le Havre et les Antilles, le navire manque de couler dans une tempête. Il abandonne alors une profession qu’il juge aventureuse. Le 22 juillet 1913, il signe à Poitiers un engagement militaire qui l’affecte au 114e RI de Saint-Maixent mais à l’issue d’une altercation avec son capitaine, ne va pas au bout de sa préparation militaire. C’est donc comme simple soldat qu’il fait la campagne avec son régiment en Lorraine puis en Champagne où il est blessé en septembre 1914. C’est au cours de sa convalescence qu’il rédige les souvenirs de ses deux mois de campagne. De retour au front à une date inconnue, il est promu sergent le 26 février 1915, est gazé puis est porté disparu devant Loos. Fait prisonnier, il est interné à Lunebourg, près de Soltau, camp duquel il tentera de s’évader une dizaine de fois. Il ne regagne la France que le 8 janvier 1919. D’abord cultivateur à Mignaloux-Beauvoir (Vienne), il se lance dans l’immobilier commercial, se spécialisant dans la mutation des débits de boissons. En 1921, André Bourgain se marie à Madeleine Sarget, issue d’une famille de propriétaires terriens et le couple s’installe dans une maison bourgeoise de Saint-Martial-sur-Isop. Trois enfants (Gabriel, Edith et François) naissent de leur union. Courtier d’assurance, il est élu maire de sa commune en 1931 jusqu’en 1944. Il meurt d’un infarctus en 1953.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

André Bourgain part donc à la guerre au sein de la 14e escouade de la 8e compagnie du 114e RI Prêt pour la mobilisation, celle-ci se déroule avec calme et détermination puis le train dépose le régiment à Maxéville en Meurthe-et-Moselle. Là, marches et contremarches laissent l’unité inemployée à l’arrière des combats de la bataille de frontières. Ainsi, ce n’est que le 24 que le régiment subit son baptême du feu entre Cercueil et Erbéviller, laissant 400 hommes hors de combat. Tenant la ligne de feu jusqu’au 3 septembre, le 114e est enlevé et transporté sur la Marne près de Fère-Champenoise. Dès son arrivée « dans un petit bois », il est soumis au bombardement et doit retraiter, peu de temps ; la bataille de la Marne est gagnée, c’est la poursuite jusqu’à Mourmelon. Le 26 septembre, André Bourgain est blessé à la tête par un shrapnel. Bien que légèrement touché, il est évacué dès le lendemain et ne reprendra apparemment pas son carnet de guerre dans la suite de sa campagne.

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition deux témoignages (dont un des très rares carnets de guerre de gendarme, voir dans ce dictionnaire la notice de Célestin Brothier) dans la campagne d’août-septembre 1914. Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, il rapporte – sans que la précision du cheminement par fausses pistes revête un réel intérêt – l’enquête effectuée en amont de la publication du carnet de Bourgain. Quand au témoignage d’André Bourgain, celui-ci n’a pas pu s’affranchir d’une unité dont le rôle dans la période considérée (août-septembre 1914) se révèle finalement fort ténu sauf l’exposé des quelques engagement auxquels il participe sont chargés d’intensité et d’honnêteté. Bourgain ne cède pas au bourrage de crâne même si sa relation à la guerre reste fortement « domestique » par son lien au ravitaillement quotidien. Cela est dû à une activité militaire peu intense en combats de son régiment. Il y apprend pourtant la guerre, et que le feu tue, différemment selon l’endroit où éclate l’obus (page 122) et heurte l’esprit de corps en trouvant « honteux » la déroute du 137e RI (Fontenay-le-Comte) (page 106).

Dès lors, à part quelques pages intenses et quelques descriptions intéressantes, le choix de rapprocher Bourgain de Brothier reste à démontrer. Enfin l’imbrication des deux carnets avec la date d’écriture comme fil conducteur peut être débattue étant donné la diversité des rôles des deux témoins et une pratique de réécriture sur souvenirs frais des deux témoins.

Des notes opportunes rendent l’édition de qualité à peine minorée par quelques rares erreurs de retranscription (croix rouge au lieu de croix de guerre page 90 ou Chalon-sur-Saône au lieu de Châlons-sur-Marne pages 100 et 115). L’ouvrage est illustré de deux portraits des témoins.

Lieux cités (date – page) :

1914 : Saint-Maixent (1er – 3 août – 37-40), Parthenay (3-5 août – 41-46), Thouars, Saumur, Tours, Saint-Pierre-des-Corps, Orléans, Troyes, Mirecourt, Chalon, Chervigny, Maizières, Neuves-Maisons, Pont-Saint-Vincent (6-7 août – 47-49), Neuves-Maisons, Ludres (8-10 août – 50-51), Nancy, Nomény, Lay-Saint-Christophe (11-12 août – 52-53), Dommartin-sous-Amance (15-17 août – 57-58), Brin-sur-Seille, Nancy, Saint-Max (18-19 août – 59-62), Velaine-sous-Amance (21-23 août – 63-65), Cercueil, Erbéviller (24-25 août – 66-72),  Réméréville, Serres (26 août – 3 septembre – 73-97), Hoéville, Réméréville, Cercueil, Jarville (3-4 septembre – 97-100), Toul, Chalon, Troyes, Thaas, Gourganson (5-6 septembre – 101-103), Gourganson, Faux-Fresnay, Euvy (7-11 septembre – 104-114), Châlons, Mourmelon-le-Grand (12-27 septembre – 115-125).

Rapprochements bibliographiques

Paul, Pierre, Le 114ème au feu. Historique de la guerre 1914-1918, S. éd., 1919, 40 pages.
Tézenas du Montcel, Henry, Lettres de guerre, Protat Frères, 1928.
Quivron, D. (Cpt), « Peur ne connaît, mort ne craint ». La longue marche du 114ème R. I., A.I.A.T. (Saint-Maixent), 1980.

Yann Prouillet, février 2011

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