Bussillet, Henri (Bussi-Taillefer, Henri) (1882-1968)

1. Le témoin

Le docteur Henri Bussillet, alias Henri Bussi-Taillefer n’est pas un inconnu dès avant la guerre. Grand amateur de photographie, qu’il pratique autant en artiste qu’en ethnographe, il est ami de Louis Lumière et va exercer son art entre 1900 et 1910 dans les Alpes, où il est l’un des premiers à faire des autochromes ce, dès 1910. Universellement curieux, y compris en zoologie, il laisse ainsi nombre de collections, de notes et de témoignages de ses découvertes alpines au début du siècle, ainsi que plusieurs ouvrages sur la médecine et la montagne. Le 31 juillet 1914, alors qu’il exerce dans un hôpital de Lyon, il reçoit un télégramme lui intimant de rejoindre la caserne Aubry de Bourg-en-Bresse afin de prendre en compte une ambulance du 23e RI, le « régiment des photographes ». Le 2 août, le terminus ferroviaire échoue dans les Vosges, à Cornimont, pour le regroupement, et il pénètre en vainqueur en Alsace où il participe à la libération de Mulhouse. S’il voit quelques combats, il a fort peu d’activité et se trouve étonné de devoir abandonner la ville quelques jours plus tard. Il y revient pour une seconde libération tout aussi éphémère avant de passer les cols vosgiens dans une retraite plus qu’une déroute. Là commence un nouveau chapitre, celui de la défense des derniers contreforts des Vosges. Il installe pour sa part son ambulance à Saint-Léonard et vit les rudes journées dans ce secteur jusqu’à ce que la décision appartienne finalement aux Français le 12 septembre. Après un séjour à Mandray, il apprend la retraite allemande à l’hôpital de Fraize, participe à la liesse populaire et entre dans Saint-Dié libérée sous les honneurs. La guerre changeant de visage, il abandonne, le 14, ses souvenirs sur les pentes de l’Ormont, à la veille de la cristallisation qui verra le 23ème souffrir d’autres affres sur le sommet de la Fontenelle. Henri Bussillet décède en 1968.

2. Le témoignage

Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges. 7 août – 14 septembre 1914. Notes recueillies par un aide Major du 23e d’infanterie, Dr Bussi-Taillefer, Niort, Imprimerie Nicolas (Niort), 1965, 122 pages

Hélas trop courts et trop lointains (Bussi-Taillefer met en forme ses notes à une date inconnue après la deuxième guerre mondiale), les souvenirs de ce médecin aide major du 23e RI forment toutefois un intéressant complétif des ouvrages sur ce régiment (voir Jean de Langenhager, André Maillet, Joseph Saint-Pierre, Claude-Marie Boucaud (propos recueillis par Jean-Yves Dana), Charles Aguetant, Louis de Corcelles ou le colonel Delorme) mais surtout des souvenirs de Frantz Adam à qui il est à associer intimement. L’ouvrage est constitué d’une succession de tableaux, parfois surréalistes tels ceux de la vision des deux séjours mulhousiens ou impressionnants comme la longue colonne hippomobile de « toutes les armes » abandonnant l’Alsace (page 49). Revenant comme une litanie est la description filigranée de l’incurie des services de santé dans les batailles des frontières où l’auteur confesse à demi-mot s’ennuyer, le 30 août, en pleine bataille des frontières : « Tout le groupe, ainsi que les deux autres médecins du 23e, demeurent en cet endroit sans avoir rien à faire et nous commençons à nous ennuyer (…) » (page 69). Plus loin, Bussi-Taillefer y revient : « Nous sommes trois médecins, sans compter le Médecin-Chef ; nous ne demandons qu’à travailler et à être utiles » (page 71) et enfonce le clou le 5 septembre : « Pour nous, nous attendons, nous n’avons rien de mieux à faire » (page 104). Bussy-Taillefer nous révèle également que les mythifiés « Taxis de la Marne » ont été précédés des « Taxis des Vosges » : « Sur le soir, [du 31 août 1914] a lieu une autre attaque par une section importante de chasseurs à pied venue de Chambéry en taxis. La même erreur ayant été commise, la même charge à la baïonnette, le même résultat imparfait en découle et nos si braves Diables Bleus sont rembarqués, quelques heures après, dans les mêmes voitures, écharpés en première » (page 78). Est-il un bon témoin ? Il est trop peu descriptif et son témoignage est trop ténu pour l’affirmer. En effet, il dit avoir « vu près de la rivière, deux hommes unis entre eux, appliquées l’un contre l’autre, s’étant tués mutuellement à coups de baïonnettes » (page 85) et rapporte les évocations des hommes de l’usage de balles dum-dum, ou, pour le moins, « quelqu’un du groupe, qui présente un cerveau plus calme, dit en toute simplicité qu’il ne s’agit vraisemblablement que de balles retournées » (page 103). Dernière antienne quand, « enfiévrés par la vinasse, par le questch (sic) ou le kirch, les militaires ont fait merveille et repris le col » (page 117). Enfin, la vue de l’ennemi, certes par procuration – celle d’un occupé – est rapportée d’une manière pour le moins « imagée » : « …Monsieur le Major, poursuit-il avec une fureur concentrée…, je les ai vus, ils sont venus ici… Eh bien ! Monsieur le Major, je n’ai jamais rencontré de goinfres pareils et pas davantage, s’il vous plaît, de gens qui sortent des merdes aussi phénoménales, plus grosses que mon bras, je vous en réponds ! …Je ne saurais trop vous le redire, ce sont des têtes de cochons ! » (page 96). Au final, ce court opuscule de souvenirs, non iconographié et couvrant la petite période du 31 juillet au 14 septembre 1914 reste référentiel pour l’étude des combats d’Alsace et des Vosges.

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Bourg-en-Bresse (31 juillet – 7-14), Cornimont (2-6 août – 15-16), Kruth, Thann (7-8 août – 17-20), Mulhouse (8-9 août – 21-34), Lutterbach, couvent d’Olenberg (9-10 août – 34-42), Einsbrücke, Roppe (10-11 août – 43-55), Schweigenhausen, Burschweiler, Pfastatt (16-28 août – 56-63), La Schlucht, Gérardmer, Saint-Léonard (auberge du Saumon) (30 août – 1er septembre – 65-82), Mandray (1er-2 septembre – 82-108), Clefcy, Fraize (2-12 septembre – 108-113), col des Journaux, le Chipal (12 septembre – 114-116), Laveline (13 septembre – 117-118), Saint-Dié, Ormont (14 septembre – 118-119).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Buffereau, Alrhic (1896-1985)

Alrhic Buffereau en mai 1915

1. Le témoin

Alrhic (ou Alric) Armel Onésime Buffereau est né le 17 novembre 1896 à Naveil (Loir-et-Cher) de Anatole et de Lucie Norguet, cultivateurs possédant également des vignes. Ayant un frère, Alcide, né trois ans après lui, il est issu d’une famille modeste, dans un milieu rural où « peu de gens lisaient les journaux locaux. Bien des ménages et jamais sortis du « pays » (page 9). Il sort de l’école à 14 ans avec le certificat d’études primaires mais dit de son avenir : « Sans ambition à la sortie de l’école, ma place est toute trouvée : je devais remplacer à la maison le domestique que mon père embauchait tous les ans de la Chandeleur à la Saint-Martin » (page 9). Le 15 décembre 1914, l’appel de la classe 16 le mène au conseil de révision qui le déclare bon pour le service. S’il rejoint le 15 avril 1915 le 46e RI de Fontainebleau et fait son instruction de guerre à Estissac, dans l’Aube, il n’arrive au front qu’en novembre 1916, à Oulchy-le-Château dans l’Aisne. Là, il fait de nouvelles classes pour intégrer une compagnie de mitrailleuses, stage qui le tient éloigné des premières lignes encore quelques mois à l’issue desquels il entre dans la 3e compagnie de mitrailleuses du 53e RI de Perpignan, en ligne au Mont Têtu, en Champagne. En octobre, il gagne Dommiers, dans l‘Aisne jusqu’au début de 1917 où il monte dans le terrible secteur des Eparges. Il y connaît la guerre de tranchées dans un secteur bouleversé par les mines et sous le bombardement permanent des minenwerfer. A l’été 1917, il occupe à nouveau le secteur des Monts de Champagne et c’est à Verdun qu’il échoue au début de septembre, au tunnel de Tavannes, pour quelques jours. Il retourne en Champagne quand la situation alliée défaille sur la Somme. Il arrive en pleine bataille à Ailly-sur-Somme le 3 avril 1918. Constatant que « je n’ai que 21 ans et je suis le plus ancien de la compagnie » (page 60), il répond alors une demande de volontaires pour le poste de mitrailleur aérien. Contre toute attente, il part le 8 mai pour le 1er groupe d’aviation de Dijon commencer sa formation. Il change radicalement de condition, travaille correctement et est désigné « bombardier de jour » au camp de Châteaudun. Mais avant qu’il y parvienne, au cours d’une « épreuve de hauteur », l’avion, touché par un éclat d’obus au-dessus des lignes, atterrit en territoire ennemi. Buffereau est fait prisonnier avant même d’avoir été combattant aérien, le 28 septembre 1918. Il est interné au camp allemand de Bernau puis à celui de Lechfeld où il apprend la fin de la guerre le 25 novembre seulement. Le lendemain, les portes du camp sont ouvertes et il parvient à rentrer en France le lendemain de Noël 1918. Après guerre, de 1921 à 1967, il épouse Louise Toussaint et tient pendant 46 ans un café-restaurant dans sa commune de naissance, Naveil. C’est à sa retraite qu’Alrhic Buffereau décide de se remémorer sa terrible guerre et en rédige 200 pages de notes, adjointes de lettres, cartes postales, documents ou photos. Il décède à Naveil le 13 novembre 1985.

2. Le témoignage

Alrhic Buffereau, Carnets de guerre, 1914-1918, Vendôme, Libraidisque, 1983, 91 pages.

D’un indéniable intérêt, ces « carnets de guerre » en forme de souvenirs recomposés par leur auteur soixante années plus tard – si le présentateur parle de 1967, la dernière date notée est 1974 –, pêchent par leur minimalisme. Où sont les 200 pages de notes et de lettres évoquées par M. Ferrand, présentateur, tant il ne reste qu’une soixantaine de pages éditées sur cette masse. Comment s’est opérée la réduction ou l’épuration ? Dès lors, comment partager l’optimisme du préfacier sur la réalité du « mérite de l’auteur (…) d’avoir parfaitement réussi à coordonner les notes qu’Alrhic Buffereau portait sur des cahiers, lorsque les combats le permettaient, rendant ainsi plus sensibles la cohésion et l’unité du livre » (page 7). Il n’en reste hélas que trop peu pour conclure à un témoignage référentiel. En effet, si les différents épisodes de la guerre de Buffereau sont abondants quoique survolés, l’ensemble manque de précision et de délayage. Toutefois, on peut deviner en filigrane les évocations peu rencontrées par ailleurs de la misère sexuelle dont s’épanche épisodiquement l’auteur, exhaussant quelque peu l’intérêt de ces trop courtes notes. Mal introduit, l’ouvrage est ponctué de trop nombreuses fautes et erreurs toponymiques qui dénotent une absence de rigorisme de vérification (cf. la Loi Dalbiesse page 46 ou Cormontreuille page 28) et les noms de personnes sont caviardés.

3. Analyse

Ses premiers souvenirs concernent le climat de mobilisation : « Je me rappelle avoir passé la première nuit à garder un carrefour, à Naveil, un fusil de chasse à la main. Nous avions l’ordre d’arrêter tout le monde et de demander le mot de passe : « Cambronne », car soi-disant, le pays était infesté d’espions » (page 18). Suivent une vision intéressante de la classe 16 à l’arrière avant sa mobilisation : « Sachant que les femmes ont besoin de nous, nous jouons aux caïds. (…) Personne pour nous réprimander, nous en profitons. Les distractions étant toutes supprimées (bal, cinéma, fête foraine…), le dimanche, nous nous réunissons dans les caves, et buvons, buvons, pour oublier. » (page 20). Il fustige les pistonnés, amis d’un député influent, qui parviennent à se faire réformer et participe, le 12 janvier 1915, à une « chasse aux réformés » (page 23). Enfin arrivé au front, il assiste à la vision traumatique de l’exécution d’un jeune soldat : « C’est pénible à voir. (…) Lorsque nous revenons au campement, tous écoeurés, nous n’avons échangé aucune parole. Pauvre gars fusillé à vingt ans pour avoir eu peur. Ce spectacle reste gravé dans notre esprit pour toujours » (page 34). Tout aussi traumatique est l’impression dégagée par une permission, à l’été 1917 : « Les quelques civils du train nous fuient. (…) Dans les cafés, la clientèle se compose uniquement d’ouvriers réformés ou retirés de l’armée pour travailler dans les usines comme spécialistes ou des galonnés qui font l’instruction dans les centres mobilisateurs. Moi j’appelle ces messieurs des « embusqués ». En uniforme fantaisie, ils paradent et parlent de la guerre comme s’ils savaient ce qui se passe au front. (…) Je vais rendre visite à une cousine de Villiers. Pour me remonter le moral, elle me dit : « T’es donc encore pas mort ! » (…) Mes dix jours écoulés, il faut reprendre le chemin du retour. Ecœuré par toutes les réflexions entendues, fatigué par une journée entière passé dans le train, c’est le cœur gros que je retrouve mes camarades qui, comme moi, ont été déçus par les propos tenus par « l’arrière » (page 42). Il n’est pas non plus tendre avec les officiers ; en repos vers Vitry-le-François : « Les officiers se font voir, ils n’ont plus peur, même à l’exercice » (page 45). Il relate aussi sa misère sexuelle. Dans un café, il parvient « en cachette à embrasser la bonne » (page 46) ; « Il est vrai que le soldat trouve toutes les filles belles » (page 69). Y revenant ponctuellement, il constate que « les maisons publiques regorgent aussi de soldats, surtout de gradés en uniforme fantaisie qui dansent avec de belles filles maquillées, presque nues (…). Lorsque nous entrons là-dedans avec nos brodequins, bandes molletières, capotes et ceinture, personne ne fait attention à ces pauvres poilus. Nous nous contentons de regarder une demi-heure en sirotant un demi. C’est là tout le plaisir que nous avons. » (page 46). Il revient sur ces bordels car « un beau jour, [s]a section doit assurer un service de garde à la maison close » où « assis sur un banc, nous contemplons le défilé, un défilé incessant qui permet de regarder tous les régiments possibles et imaginables, même des tirailleurs sénégalais. Parfois il y a de la bagarre tant ils sont pressés (…) C’est l’abattage (cent clients par jour). (…) C’est pire qu’à l’usine : 9 heures-midi et 14 heures-20 heures, sans arrêt, ni buvette, ni musique. » (page 53). Buffereau rapporte aussi quelques rumeurs ; « J’ai entendu des choses incroyables qui se colportent : des Sénégalais avec des oreilles ennemies embrochées tout au long de leurs baïonnettes, des gendarmes pendus à des crocs de boucher à Verdun… » (page 54). Enfin, dans les souvenirs de sa captivité ressortent plus particulièrement une nourriture invariable, « pas de travail (…) rien à lire, aucun jeu. Nous restons avachis sur nos lits et parfois l’on s’amuse à « brûler des pets » ! (page 75).  L’ouvrage s’achève sur un rappel chiffré du bilan, d’une conclusion de Buffereau, d’une chanson, « La valse des réformés » et d’une lettre sur l’hécatombe de sa section.

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Naveil (Loir-et-Cher) (17-25).

1915 : Fontainebleau, Estissac (26-27).

1916 : Oulchy-le-Château, Grisolles (avril – 28-29), Cormontreuil, Oulchy-le-Château (juin – 29), Dampierre-le-Château, mont Têtu, Ville-sur-Tourbe, bois d’Auzi (26 juin – 1er octobre – 30-34), Mareuil-en-Dole, Dommiers (octobre – décembre – 35-36).

1917 : Nançois-Tranville, colline des Hures, Rupt-en-Woëvre, les Eparges, Point C (janvier – juillet – 37-42), Mont Haut (12-27 juillet – 43-45), repos à Saint-Amand-sur-Fion (28 juillet – 8 septembre – 45-46), Verdun, caserne Marceau, ravin de Hassoule, ravin des Rousses, tunnel de Tavannes (9-20 septembre – 47-51), Epernay, Flavigny, Avize (repos) (22 septembre – 19 novembre – 51-52), Prosne, ferme de Constantine, Mourmelon (20 novembre 1917 – 20 mars 1918 – 53-55).

1918 : Bois de la Pyramide, Sept-Saulx (20-27 mars – 54), Ailly-sur-Noye, Mailly-Raineval, Amiens, Estrée-Saint-Denis (3-9 avril – 55-58), Champagne, Sept-Saulx, les Marquises, Mont Cornillet, Mont Blon, Mont Haut, Mont Perthois, Mont Sans-Nom, la Cage à Poule (mai – 59-60), école d’aviation de Cazeau, La Teste, Arcachon, Le Crotoy (mai – septembre – 61-65), Allemagne, camp de Bernau, camp de Lechfeld, retour en France (septembre 1918 – février 1919 – 65-82).

Yann Prouillet, CRID14-18, septembre 2011

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Bruté de Rémur, Augustin (1852-1944)

Source de l’image : Collectif, La Chapelotte, SPV, 2004, p. 172.

1. Le témoin

Augustin-Gabriel-Marie Bruté de Rémur est né à Rennes le 18 mars 1852. A 18 ans, il s’engage pour la durée de la guerre de 1870-1871. Il la termine avec le grade de lieutenant dans un bataillon de chasseur, mais la commission de révision des grades le rétrograde sergent. Il est admis à Saint-Cyr avec le rang de 188e sur 304 et en sort 56e. Le 1er novembre 1874, il est sous-lieutenant au 6e BCP (Embrun) et en mars 1879, lieutenant au 10e BCP (Saint-Dié). Diplômé de l’école supérieure de guerre, il est d’abord détaché à la brigade topographique d’Algérie, puis est nommé capitaine au 28e RI en 1884 puis au 47e d’infanterie (Saint-Malo) en 1892. Chef de bataillon au 148e RI (Verdun) deux ans plus tard, le 6 avril 1897, il est alors commandant du 25e BCP (Saint-Mihiel) puis lieutenant-colonel commandant du 173e d’infanterie (Bastia) en 1901. Le 27 septembre 1906, Bruté de Rémur est nommé colonel au 39e RI ; il y succède au général Sarrail promu directeur de l’infanterie. Il est mis à la retraite le 18 mars 1912 et demeure à Boulogne-sur-Mer. Lorsque la guerre éclate, il obtient le commandement de la 152e brigade dans les Vosges. Il quitte les Vosges à regret le 25 mars 1916 pour prendre, avec le grade de général, le commandement de la 194e brigade. Il a alors 64 ans. Le 19 février 1917, envoyé en congé de repos puis atteint par la limite d’âge, il est placé dans le cadre de réserve. Il décède à Rennes le 16 juillet 1944.

2. Le témoignage

Bruté de Rémur, Augustin (général), Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – la Forain – la Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – la Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Après quelques semaines d’inaction, le général Bruté de Rémur parvient, bien que déjà âgé – il a 62 ans -, avec d’inouïes difficultés, – son hagiographe et préfacier de Raymond Duguet rappelle qu’il fut notamment sali par l’affaire des fiches – à être affecté au commandement de la 152e brigade d’infanterie de réserve alors dans les Vosges. C’est un secteur qu’il connaît bien pour y avoir été affecté dans sa carrière de chasseur à pied et surtout pour en avoir dressé plusieurs analyses de doctrine militaire. Il arrive à Saint-Dié le 23 septembre 1914, alors que le front se cristallise. Il va dès lors s’ériger en historiographe de cette grande unité, rapportant de manière précise les opérations militaires et les petits faits révélant sa proximité avec les hommes. Il consigne aussi ses impressions et ses critiques, parfois violentes des incompétents, même s’ils sont ses supérieurs.

Ainsi débutent ses souvenirs, presque jour par jour, de 20 mois de guerre de montagne, de la vallée de la Plaine à La Fontenelle. Rapidement, l’extension du front l’amène sur les hauteurs de la Chapelotte, qui vont devenir le point de friction le plus violent, d’abord sur terre, au début de 1915 puis sous la surface, dans une guerre des mines qui atteindra à cet endroit la plus grande profondeur rencontrée sur l’ensemble des fronts. Mais les différents secteurs intermédiaires n’en seront pas moins des lieux de mort, de la cote 675, face à la Mère-Henry, à la Forain et au Palon.

Après avoir tant donné de sa personne, poussé à l’organisation formidable des fronts de montagne et dirigé ses hommes au feu, il quitte le secteur peu avant sa brigade, qui recueillera sur d’autres fronts « des lauriers peut-être plus sérieux, mais aussi, hélas ! plus coûteux » (page 110). Le 5 avril 1916, il est nommé au commandement de la 194e brigade territoriale et part pour la Somme pour une autre guerre qu’il n’a pas relaté.

2. Analyse

Voici un excellent ouvrage de souvenirs, véritable historique de brigade dans un secteur si peu étudié par la littérature de guerre. Le témoignage est précis, tant dans les lieux que par les faits de guerre évoqués, petits ou grands et l’auteur fait montre d’un franc-parler parfois violent et critique, notamment des « stratèges en chambre » mais aussi de ses subordonnés comme de ses supérieurs. Il présente l’attrait d’une vision non conventionnelle, juste et même novatrice de la guerre à ce grade ; ne considère-t-il pas que la bataille doit être traitée comme une « affaire commerciale » (page II) ? La verve du général narrateur est inaccoutumée et la note de politique générale (page 33), qui fait tâche dans le court du récit, ne parvient pas à minorer cet excellent témoignage vosgien. Après que le préfacier déjà cité rappelle « la vie quotidienne du soldat dans la tranchée, avec tout ce qu’elle a tour à tour de monotone, de dangereux, d’imprévu, de compliqué, vie dans laquelle l’héroïsme reste le plus souvent obscur, dans laquelle on marche à la mort, sans phrases, dans laquelle on survit sans trop savoir comment ! » (page II), le général Bruté de Rémur ajoute sa pierre. Certes, l’officier souscrit lui aussi d’abord à l’espionnite : « Malgré le calme dont nous jouissons, qui permet de mieux étudier ce qui se passe, on se sent environné d’espions ; il n’y a pas de soir où, à la tombée de la nuit, des fusées lancées en arrière de nos lignes ne renseignent l’ennemi sur nos positions et nos mouvements » (page 17), ou à la rumeur : « Le soir du 4 décembre, une de ces tranchées (…) nous est reprise par l’ennemi, grâce au stratagème que voici : vers 18 heures, une soixantaine de soldats allemands, déguisés en soldat français, ayant réussi, on ne sait comment, à traverser notre première ligne (le terrain très boisé facilite la chose), se présente devant l’ouvrage ; c’est l’heure de la relève, nos hommes, les voyant venir de l’arrière, les laissent approcher sans défiance ; mais, arrivés à quelques pas, les Allemands se jettent sur eux, les assomment à coups de crosse, et les enterrent dans la tranchée qu’ils comblent. » (page 31). Mais il est attentif à l’état sanitaire de ses troupes, aux « excès de fatigue », y compris des « officiers et sous-officiers qui, jusqu’ici [février 1915] avaient bien supporté la campagne, accusent maintenant un peu de dépression ; j’ai dû en évacuer plusieurs qui sont rendus, finis ; les soldats tiennent mieux. Je ne néglige d’ailleurs rien de ce qui peut contribuer à les maintenir en bon état » (page 41). Bruté de Rémur va d’ailleurs à ce propos favoriser les « secours religieux et moraux » (page 42), y compris « grâce à la générosité de ma famille et de mes amis, j’avais pu pourvoir les plus nécessiteux de laine les plus indispensables ; en même temps, j’avais sollicité l’aide de nombreuses œuvres et sociétés de secours » (page 42) et visiter ses ambulances, dont il se fait « un devoir » (page 55). Il n’en n’est pas toutefois toujours ainsi ; au cours d’une attaque de l’ennemi, et pour « que le désordre ne se transforme pas en panique (…) le lieutenant-colonel Hatton et son adjoint, le capitaine Moulut, se jettent au-devant des fuyards ; par leurs cris, leurs objurgations et à coup de trique, ils leur [les soldats] font faire demi-tour » (page 48). Sur ce point, il tente, comme nombre d’officiers, de ne pas envoyer à la mort ses soldats : « La préparation d’artillerie n’ayant donné aucun résultat, je décide de ne pas déclencher l’attaque et, de mon P.C. de la Croix-Charpentier, j’en rends compte par téléphone au général commandant la 71ème division. Mais sur l’ordre de celui-ci, l’opération doit être reprise. (…) Que de vies inutilement sacrifiées. Du moins, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il m’était possible pour m’y opposer, mais je ne connais rien de plus pénible pour un chef que d’être obligé de défendre la vie de ses hommes contre les folies inconscientes  ou criminelles de certains stratèges en chambre qui ne connaissent rien du terrain ni de la situation. Lancer des hommes contre des retranchements solidement organisés, alors que notre artillerie, plus dangereuse pour nous que pour l’ennemi en raison de la zone boisée où nous sommes, n’a pu préparer leur attaque, que les tranchées de l’adversaire sont intactes, ses mitrailleuses au complet, que l’assaillant ne dispose d’aucuns moyens matériels pour se débarrasser des réseaux de fils de fer et crever le toit des tranchées (car nous n’avons ni cisailles suffisantes, ni grenades), c’est un véritable crime, c’est celui qu’on m’a fait commettre deux jours de suite et que je ne veux plus renouveler » (page 51). Dans cette affaire, devant un général Dubail qui, lui-même « n’admet aucune objection » à ses ordres d’attaques inutiles, Bruté de Rémur parviendra à conserver son commandement ; d’aucun, tel le colonel Keller, y laisseront leur commandement. Et Bruté de Rémur de conclure : « le grand coupable en tout cela, c’est le communiqué officiel ; chaque commandant d’armée veut avoir quelque chose à y mettre » (page 53). L’officier rapporte cette guerre pour le moins étonnante que l’on fait dans les Vosges, dans le secteur de La Chapelotte : « nous sommes dans une situation bizarre, restés accrochés depuis le 27 février à des rochers, à une vingtaine de mètres de nos adversaires qui nous jettent des cailloux, des bouteilles ; des paquets de journaux boches et souvent essayent d’engager la conversation. Dernièrement, à l’occasion de la prise de Przemysl, le général de Division, à l’instar de ce que font les Allemands quand ils ont un succès quelconque, avait prescrit de pousser des hurlements dans les tranchées. « Oh ! la ferme ! » cria un Boche d’un des ouvrages en face de nous ; celui-ci avait certainement pratiqué l’argot parisien » (page 61). Plus loin, d’ailleurs, « des Lorrains annexés qui ne nous veulent point de mal, au contraire : parfois leurs sentinelles toussent pour nous avertir de nous cacher ; l’autre jour, c’était un de nos officiers qui, dînant à une petite table devant sa casa, voyait tomber un petit caillou dans son assiette, manière de le prévenir qu’il était en vue. Mais les pauvres gens jouent là un jeu dangereux. Parmi les mieux attentionnés à notre égard se trouvait un nommé Harmand, très connu de nos chasseurs : quand il prenait la faction, il les prévenait qu’ils n’avaient rien à craindre ; parfois aussi, avant de la quitter, il leur disait : « Attention, celui qui va me remplacer est un mauvais bougre ». Ses amabilités ont fini par être connues des Boches et ils l’ont fusillé » (page 69). Le général confirme l’accord tacite des artilleurs français et allemands à ne pas tirer sur les localités de chaque côté du front : « Dans cette région vosgienne, nous vivons sous un régime particulier et bizarre : de part et d’autre de la ligne qui sépare Allemands et Français, les troupes sont cantonnées dans des villages, et, sans s’être donné le mot, les deux adversaires semblent avoir pris pour règle d’épargner ces villages et de ne porter leurs coups que sur les maisons ou hameaux fortifiés ou sur les ouvrages de défense » (page 62). De tels exemples peuvent être multipliés à l’envi dans cet ouvrage où Bruté de Rémur nous donne à lire une fresque courte mais dense de multiples tableaux d’un intérêt technique voire anthropologique considérable.

Bibliographie de l’auteur

Etude sur les Vosges, Paris, 1888, 67 pages

La défense des Vosges et la Guerre de Montagne, Paris, Dubois, 1890, 55 pages.

Les Vosges en 1870 et dans la prochaine campagne, par un ancien officier de chasseurs à pied, Rennes, H. Caillère, 172 p.

Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – La Forain – La Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – La Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Béthouart, Antoine (1889-1982)

En grand uniformeSource : http://promogalbethouart.free.fr/index.php?page=parrain_0.xhtml

1.  Le témoin

Né le 17 décembre 1889 à Dôle (Jura), Marie, Émile, Antoine Béthouart embrasse la carrière militaire (Saint-Cyr, promotion de Fez) en 1909. Il en sort en 1912 avec le grade de sous-lieutenant. Après la Grande Guerre, débute alors pour l’officier une période politique et militaire trouble d’entre-deux guerres qui se traduit par une déliquescence de l’armée française, laquelle va amener « au désastre » de la seconde guerre mondiale. Pourtant, il estime que « la disparition de l’armée allemande et le prestige de l’armée française victorieuse ont provoqué de nombreuses demandes de missions militaires françaises par les pays libérés de l’occupation ou de l’influence allemandes et qui avaient besoin d’organiser leur sécurité. » (page 126).

Il entre à l’école de guerre en 1920 et passe par diverses affectations dans l’armée alpine. En mars 1931, il est détaché en mission à Belgrade. Ainsi débute une aventure militaire et diplomatique dans l’imbroglio des Balkans soumis aux tensions européennes et à la montée du nouveau pouvoir allemand national-socialiste. La frilosité voire la démission politique française amèneront, malgré les informations précieuses de la légation française et des rapports adressés par l’officier, au lâchage de la Yougoslavie. Viennent alors l’Anschluss puis les différentes invasions de l’Axe, les fuites politiques de la France et de la S.D.N. devant la montée nazie avec l’aboutissement fatal d’une seconde guerre qui se déclenche. Le 1er août 1939, le colonel Béthouart prend le commandement, à Chambéry, d’une demi-brigade de chasseurs alpins et verrouille la Haute Maurienne en prévision d’une guerre avec l’Italie, qui restera neutre. Il participe à l’opération de Narvik, puis poursuit la guerre au Maroc, organisant l’opération Torch. Nommé général de division, il y gagne une mission militaire aux Etats-Unis afin de préparer le concours américain. Il débarque en Provence en août 1944, participe à la campagne de France, occupe l’Autriche puis se retire de l’active. Il garde un rôle politique et collabore au Figaro. Il décède le 17 octobre 1982 à Fréjus et est inhumé à Rue (Somme).

2. Le témoignage

Des hécatombes glorieuses au désastre, Paris, Presses de la Cité, 1972, 221 pages. La partie de ses souvenirs consacrée à la Grande Guerre occupe les pages 9 à 120.

Le général Béthouart poursuit avec cet ouvrage ses « Mémoires à l’envers« . Après avoir présenté ses années autrichiennes, de 1945 à 1950, puis ses années de la seconde guerre mondiale, il se souvient de sa jeunesse, de la Première guerre mondiale et de l’entre-deux guerres. Après un exposé sommaire nous présentant sa famille et l’armée à la veille de la guerre, il nous fait entrer dans le conflit avec le 152e régiment d’infanterie de Gérardmer (Vosges). Lieutenant, il apprend la déclaration de guerre à Longemer et part occuper le col de Louschpach. Puis il pénètre en Alsace par la vallée de Munster jusqu’à Wintzenheim, aux portes de Colmar avant de retraiter sur Saint-Dié pour y participer à la reprise du piton du Spitzemberg. Globalement, le 15-2 aura eu jusqu’alors moins de pertes que les autres régiments engagés. Aussi, l’hécatombe des officiers de la bataille des frontières oblige l’état-major à reconstituer les autres régiments exsangues.

Béthouart change d’unité et accède au commandement de la 7e compagnie du 158e RI avec laquelle il entre en ligne le 5 janvier 1915 face au bois de Berthonval, à dix kilomètres au nord d’Arras. Il y prend contact avec les tranchées et la boue sur un front qu’il qualifie de « monotone« . Cette situation ne durera pas et l’année 1915 sera terrible dans le secteur de Notre-Dame-de-Lorette. Prise par l’ennemi le 13 mai, le 158e est chargé de reprendre l’éperon. La bataille fait rage quand, debout sur le parapet, l’officier est gravement blessé à l’épaule. Il sera éloigné du front et déclaré inapte à l’infanterie. Après une longue convalescence, il parvient à être affecté à l’état-major de la 77e brigade qui stationne en secteur calme à Baccarat (Meurthe-et-Moselle). Le 17 février 1916, il est brusquement embarqué en train vers un nouveau front, à la veille de ce qui deviendra la fournaise de Verdun. Il y suit l’intensité de la bataille, d’abord à Fleury qu’il faut évacuer pour un abri-caverne de Froideterre, et à son élargissement à la rive gauche de la Meuse.

Le 1er juillet 1916, l’attaque anglo-française qui se déclenche sur la Somme voit la 77e brigade relever les unités anglaises dans le bois de Maricourt. Les attaques se succèdent entraînant de lourdes pertes pour la division, jusqu’au déclenchement de l’attaque française sur le Chemin des Dames. Après un mois de préparation, l’officier intègre le secteur ouest de Vendresse à la fin du mois de mars 1917. Dès le déclenchement de l’attaque, il constate, de l’état-major, l’échec de l’offensive dû à un dispositif linéaire et uniforme, faute indéniable, imputable au G.Q.G. Le capitaine Béthouart demande alors à son supérieur le commandement d’une compagnie, qu’il obtient immédiatement, le 10 mai 1917. A sa tête, il monte en ligne le 13 mai entre l’Epine de Chevregny et Braye-en-Laonnois et se trouve dès son arrivée sous le fouet de la mort. Il y subit à son tour la doctrine de l’attaque à outrance, comme aux jours les plus sombres de 1915. Ayant mal jugé la situation, il concède du terrain à l’ennemi, ce en pleine période de mutinerie. L’une d’elle se déclenche dans son secteur et nécessite sa diplomatie et son intervention énergique pour rétablir le calme.

Le 7 juin 1917, le 20e Corps est mis en repos en Lorraine, où les permissions sont rétablies et augmentées. Remis en secteur de Pont-à-Mousson, réputé calme, jusqu’au 6 janvier 1918, le 158e revient à Verdun. Il y restera engagé au nord de Vacherauville, secteur battu par une artillerie allemande « très active« . L’activité y est composée de patrouilles et de coups de main en attendant une attaque de plus grande ampleur. Le capitaine n’y participera pas. Il est nommé chef de bataillon, lequel est placé en réserve générale au printemps 1918 puis transporté, le 20 avril, en Belgique où les Allemands ont prononcé une attaque sur le Mont Kemmel. Le capitaine Béthouart reçoit l’ordre de contre-attaque le 30 et son action est décisive dans la sauvegarde de la situation. Malheureusement il est pris sous un tir de harcèlement dont un obus le blesse à la main et à la jambe. Il est évacué sur l’hôpital de Dinan et ne réintégrera une unité combattante que le 20 juillet suivant.

Les événements s’enchaînent alors rapidement et la déliquescence de l’armée allemande semble annoncer le dénouement. A la tête du 3e bataillon de son régiment, il va participer à l’irrésistible offensive franco-américaine devant Saint-Mihiel, déclenchée le 12 septembre. Projetant une large offensive de rupture en Lorraine pour la fin de l’année 1918, la division de Béthouart est relevée et placée en réserve à l’est de Nancy. C’est là qu’il va apprendre l’Armistice, « mélange d’incontestable joie, de soulagement, mais aussi d’une déception certaine de ne pas avoir terminé la guerre en territoire allemand » (page 119). Le 19 novembre, il entre triomphalement à Metz.

3. Analyse

Poursuivant son autobiographie militaire, le général Béthouart se souvient de son parcours de 14-18 dans le but de « montrer l’évolution de la guerre au cours de ces quatre années tragiques » (page 120).

Le lieutenant Béthouart n’a probablement pas tenu de carnet de guerre. Il a écrit ses mémoires militaires au soir de sa vie d’après ses souvenirs, mélanges de détails et d’imprécisions. Ainsi, les épisodes de guerre de l’officier sont rapportés en pointillés, avec une précision sommaire. Les combats sont tirés à grands traits, ponctués d’anecdotes et de commentaires, mais le récit est chronologiquement haché au gré des périodes de blessures ou d’inactivités relatives. Dès lors l’ouvrage apparaît comme un livre manqué par un témoin qui aurait pu se révéler exceptionnel tant par son affectation que par son parcours militaire, alternant régiment de couverture (le mythifié 15-2), officier d’état-major et commandant d’une compagnie d’attaque puis d’un bataillon. Malheureusement, la pauvreté d’intérêt du témoignage est navrante et le style narratif reflète cette absence de profondeur. L’ouvrage commence comme un exposé scolaire, relativement maladroit et contient ses impressions doctrinaires ; Béthouart est convaincu que le service militaire, réellement universel, favorise le brassage social (page 19) et impute à l’instituteur un rôle majeur dans la victoire « patriotique » de 1918 (page 29) ou d’impressions personnelles sur la stratégie qui hachent le récit.

Dans le détail, quelques anecdotes prêtent à la réflexion comme l’annonce de la mort du père de l’officier par l’Echo de Paris, début mai 1918, « seul moyen que ma mère ait trouvé pour m’annoncer cette triste nouvelle » ! (page 117). Blessé en mai 1915 devant Lorette, il nous donne une vue tragique d’un poste de secours (page 66) et évoque, plus loin, les « Morituri« , blessés insauvables (page 84). Sans s’étendre sur les mutineries, il évoque des hommes fatigués et nerveux, les limitant presque à un incident avec un gendarme, « hirondelle de malheur », tout en avouant mater la contestation au cours d’un « meeting forestier » (page 104).

Chronologie géographique du parcours suivi par l’auteur, (page) :

1914 : 3 août : Longemer (38), 6 août : secteur de Louschpach (39), 14 août : La Schlucht, l’Altenberg, Stosswihr, Soultzeren, col du Sattel (41), 16 août : Schmelzwassen (42), 20 août : Wihr-au-Wald (44), 21-27 août : Witzenheim (45), 28 août – 3 septembre : Wihr-au-Wald – La Chapelle-Sainte-Croix (45-49). Septembre : Spitzemberg (50)

1915 : 5-8 janvier : Dix kilomètres au nord d’Arras, face au bois de Berthonval (55), 8 janvier – 15 mars : Mengoval, alternance de secteur et de repos dans le secteur d’Aix-Noulette à Noeux-les-Mines (58-60), 15 mars – 14 mai : bois de Bouvigny – Notre-Dame de Lorette (60-66), 14 mai 1915 – 17 février 1916 : convalescence (66-77)

1916 : 17 février : Baccarat (77), 21 février : Revigny (77), 25 février : Regret, Fleury, Douaumont, Ouvrage de Froideterre (77-82), 11 mars : repos à Saint-Dizier (83), 3-14 avril : Cote 304 (84), 1er – 10 juillet : bois de Maricourt à 2 km au nord de la Somme et 13 km au nord de Péronne (86-88), 10-23 juillet : repos en arrière (88), 24 juillet – 8 août : attaques sur Maurepas (89), août – novembre : En réserve (90), fin novembre : Sailly-Saillisel (90), fin 1916 : repos en Lorraine (96)

1917 : 15 janvier : région de Château-Rhierry (96), 24 janvier – 27 février : pentes sud du Chemin des Dames (96), 28 février – 26 mars : nord-ouest de Château-Thierry (97), 26 mars – 21 avril : entre le canal de Braye et Vendresse (99-102), 10 mai : (commandant de compagnie) – attaque entre l’Epine de Chevregny et Braye-en-Laonnois (102), Juin : Nanteuil (104), 7 juin : région de Nancy (109), 25 juin 1917 – 6 janvier 1918 : région de Pont-à-Mousson (109)

1918 : 10 janvier : Toul (110), 15 janvier – 26 mars : Dugny – Verdun, nord de Vacherauville, Côte du Poivre, ravin de Vaudoines (110-112), 27 mars : région de Revigny (112-113), 20 avril – 5 mai : Roesbrugge, Mont Kemmel – Scherpenberg (113-117), (3 mai – 20 juillet) : hôpital de Dinan (117-118), 12 mai : Villers-Cotterêts (117), 20 juillet – 5 août : La Ferte-sous-Jouarre (118), 5 août – 12 septembre : secteur de Saint-Mihiel (118), 12 septembre : nord de Montsec, Buxières, Heudicourt, Vigneulles (119). 19 novembre : entrée à Metz (119)

Index des noms cités dans l’ouvrage – (page)

Soldat Lucien Forgeot, tué le 6 août (30), soldat Pierre Gross (39), soldat Aufray (tué) (40), colonel Nautré, tué dans les bois d’Ormont (51), commandant Prévot, chef d’un bataillon du 158e (15 mars 1915) (61), Girardot (62), lieutenant Bour (63), colonel Lebouc, artilleur, ancien professeur à l’école de guerre, commandant la 77e brigade de la 39e division du 20e Corps (à Baccarat le 16 février 1916) (77), capitaine Flageollet, capitaine commandant une compagnie du 146e RI tué à Douaumont le 26 février 1916 (79), capitaine Denis Cochin, du 146e, blessé le même jour (81), commandant Jacquesson, commandant le 3e bataillon du 146e (même période) (81), colonel Matter, commandant le 153e au Chemin des Dames (99), colonel de Coutard, commandant le 146e au Chemin des Dames (99), général Hellot, commandant une division sur le Chemin des Dames (17 avril 1917) (101), lieutenant de Vrégille, commandant de section au 146e, tué au Chemin des Dames le 13 mai (102), lieutenant Rouyer le remplace, prisonnier le 14 (103), capitaine Gauche, du 146e, tué vers le 15 janvier 1918 sur la côte du Poivre (110), adjudant de bataillon Nugue, tué le 30 avril 1918 sur le Mont Scherpenberg (116).

Bibliographie de l’auteur

La bataille pour l’Autriche, Paris, Presses de la Cité, 1965, 320 pages.

Cinq années d’espérance. Mémoires de guerre (1939-1945), Paris, Plon, 1968, 362 pages.

Des hécatombes glorieuses au désastre, 1914-1940, Paris, Presses de la Cité, 1972, 221 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Préauchat, Elie (1876-1935)

1. Le témoin

Élie Préauchat est né le 10 mai 1876 à Saint-Launeuc (Côtes d’Armor) au lieu-dit La Bruyère, dans une ferme du château, disparue aujourd’hui. Il est le cadet d’une fratrie de cinq enfants. Très tôt, il travaille à la petite exploitation familiale mais fréquente aussi un peu l’école communale. Il épouse en 1909 Léonie Herpe, sa cousine germaine ; ils auront trois enfants.

Élie Préauchat fut mobilisé dès le 4 août 1914, comme soldat de 2ème classe à la 9ème compagnie du 74ème Régiment d’Infanterie Territoriale de Saint-Brieuc. Cette unité commença d’abord par surveiller les côtes de Normandie avant d’être appelée, dès octobre 1914, à renforcer le dispositif de défense du front dans le secteur d’Ypres. Après un hiver très éprouvant pour ces « vieux » soldats que les énormes pertes éprouvées par l’armée française de l’avant pendant les premières semaines de guerre condamnaient à tenir les tranchées, ce fut la terrible attaque allemande aux gaz du 22 avril 1915. Élie Préauchat y est fait prisonnier. Il subit d’abord les dures conditions de vie du grand camp de Meschede où il retrouve son frère cadet Jean-Baptiste. Tous deux étaient si amaigris, si affaiblis, si mal rasés qu’ils ne s’étaient pas reconnus au premier abord. Il apprend alors la mort accidentelle de son fils Pierre, âgé de 2 ans ½, décédé accidentellement, ébouillanté par de l’eau chauffant dans la cheminée alors que sa mère aidait les voisins à planter des choux. Le 21 juin 1915, il est détaché pour travailler dans une ferme à Lochtrop, non loin de Meschede. Il n’y subit pas de sévices, bien au contraire, mais connut, avec la population allemande, les privations. Après sa libération et jusqu’à sa mort, il resta en contact avec ses anciens « gardiens », des fermiers allemands qui lui avaient prédit une revanche pressentie par l’arrivée au pouvoir du Chancelier Hitler en 1933. Il n’eut pas le temps de connaître la suite.

De retour chez lui à Saint Launeuc, en mars 1919, il reconnut au milieu d’un groupe d’enfants sa fille Marie, âgée de 7 ans qu’il n’avait pas vue depuis 4 ans. Il rapporte ce journal de guerre écrit en Allemagne au cours de sa captivité, ainsi que ses carnets de captivité.

Il reprit son travail de cultivateur jusque sa mort, le 14 septembre 1935 des suites de problèmes pulmonaires, séquelles de l’attaque du 22 avril 1915. Il repose au cimetière de Saint-Launeuc.

2. Le témoignage

Carnets de guerre et de captivité d’Élie Préauchat, Janvier 2006, Bretagne 14-18, 76 pages (format 21×29)

Durant la Grande Guerre, Élie Préauchat a toujours pris des notes sur des carnets. À la mi novembre 1914, à l’occasion d’une violente attaque allemande, il écrit : « Les hommes disent qu’ils vont être prisonniers, ils sont presque cernés. La plupart se débarrassent de lettres et écrits compromettants. J’enterre mon calepin où j’inscrivais mes mémoires et mes lettres où il était question des Allemands. » (p. 22) C’est à cette occasion que le premier carnet de notes d’Élie Préauchat a disparu.

Le 22 avril 1915, après une vaine résistance des hommes du 74ème R.I.T. en ligne, Élie Préauchat essaie de se sauver vers l’arrière, abandonnant son sac et vraisemblablement son deuxième carnet de notes. À Meschede, en mai 1915, il nous dit n’avoir pour tout bien que sa gamelle (p. 40).

Dès son arrivée au camp de Meschede, il relate les événements de sa vie quotidienne et note ses impressions sur un troisième carnet constitué d’un petit calepin allemand couvert de Moleskine, contenant les calendriers 1915 et 1916 ainsi que des renseignements postaux.

Le dimanche 3 octobre 1915, il nous dit : « J’écris mes Mémoires de la guerre. Je ne peux me rappeler tout. » Il vient d’ouvrir un quatrième livret de notes sur lequel il a reconstitué ses « Souvenirs des principaux faits de guerre pendant son séjour au front ». Tous les dimanches, il rédige son texte de mémoire et certainement avec l’aide de compagnons du 74ème R.I.T., prisonniers comme lui à Lochtrop. Une fois ce texte terminé, il le retranscrit consciencieusement sur le Tagebuch qu’il vient d’acheter, cahier d’écolier allemand contenant également un emploi du temps d’élève et les cartes des colonies allemandes : le Cameroun, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Sud.

Sur ce cahier d’écolier allemand est transcrit le journal de guerre (août 1914-22 avril 1915) qui constitue la première partie du document publié.

La deuxième partie (avril 1915-août 1916) est un véritable carnet rempli de ses notes écrites au jour le jour, tout d’abord au camp de Meschede puis dans une ferme de Lochtrop. Ce texte s’arrête le 27 août 1916, à la fin du cahier. Très organisé, Élie Préauchat notait méthodiquement sur ce petit document la date des lettres écrites ainsi que l’expéditeur et la date de réception des lettres et des colis. On peut penser qu’il a continué à prendre des notes sur d’autres carnets ou cahiers mais que ceux-ci n’ont pas été conservés ou n’ont pas encore été découverts dans les archives familiales (le Tagebuch a d’abord été retrouvé par un arrière petit-fils à qui, plusieurs mois plus tard, une tante remettait le 3ème carnet oublié dans un vieux tiroir).

3. Analyse

Les témoignages de simples soldats ne sont pas très fréquents et celui d’Elie Préauchat est de qualité. Ce petit paysan de la partie « gallo » de la Bretagne, est de la province non bretonnant, n’a été que quelques mois à l’école communale mais il y a acquis le plaisir et le désir d’écrire et une belle et bonne culture. L’écriture est de qualité, le style est travaillé, l’orthographe est presque toujours correcte. Il veut témoigner et le fait de façon exemplaire : « Si la mort venait à me frapper pendant ma captivité, je prie celui de mes camarades ou autres de faire parvenir ce petit récit à ma famille qui serait reconnaissante à celui qui le lui ferait parvenir. » (p. 34)

Dans ce qui est son journal de guerre (1re partie), il relate de façon précise ce que furent les conditions de vie et de combat de ces territoriaux qui n’auraient jamais dû devenir des combattants de première ligne et qui furent traités, peut-être plus que leurs camarades plus jeunes, de façon indigne. Il écrit ne point se permettre de critiques car il est « trop patriote pour blâmer (son) pays »mais ce qu’il confie pages 32 et 33 est sans appel.

Dans son carnet de captivité (2e partie), Élie Préauchat décrit d’abord la vie étriquée et bornée du prisonnier d’un camp, le bonheur des retrouvailles avec son frère, les privations, le profond ennui, les attentes des colis et des lettres. La mort accidentelle et horrible de son jeune fils Pierre l’affecte tout particulièrement mais ce chrétien convaincu s’y résigne. Il conserve un esprit patriote et est à l’affût des nouvelles, encourageantes ou décevantes. Il s’élève contre ce soldat de son pays, compagnon de captivité qui est volontaire pour travailler et ainsi gagner de l’argent (p. 40). Tout change lorsqu’il est envoyé lui-même d’office dans une ferme. Il se trouve alors mêlé à la population allemande et est en régime de semi liberté. Au milieu de ces « ennemis » civils, point de haine et point d’exactions. La nourriture devient bien meilleure et il grossit. Le travail est rude mais sans contrainte excessive. Un climat de confiance règne entre le groupe de prisonniers et les patrons (dont le fils part à la guerre). Cette rédaction peut sembler très répétitive, mais elle est fidèle à ce qu’était la succession lancinante des jours et des travaux, est le reflet des « jours monotones » des captifs. Il souffre surtout de l’éloignement des siens ; les Allemands qu’il côtoie chaque jour subissent aussi la guerre, tout en espérant la gagner, comme les prisonniers français…. Lorsque la nourriture devient moins abondante, ce dont il se plaint à plusieurs reprises, c’est parce que les privations atteignent la population allemande (p. 71).

Témoignage rare, car rédigé vraiment sur place, quotidiennement. Témoignage sans concession mais sans outrance. Témoignage d’un honnête homme attaché à son pays et à sa famille, désirant la victoire de sa Patrie, mais comprenant aussi les douleurs et malheurs de « ceux d’en face » et déplorant « que la folie humaine a fait commettre beaucoup de crimes » (p. 55).

René Richard, août 2011

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Belleil, Jean-Baptiste (1877- 1970)

1. Le témoin.

Jean-Baptiste Belleil est né en 1877 dans une famille modeste de Loire-Atlantique. Après son Certificat d’Études Primaires et quelques années d’apprentissage, il contracte un engagement, à l’âge de 19 ans, au 35e RAC de Vannes. Il fut en garnison à Vannes, puis, à compter du 9 janvier 1912, au 31e RAC au Mans, en qualité de sous-lieutenant. Lieutenant le 9 janvier 1914, il fût aux Armées du 2 août 1914 au 20 juillet 1915 (front de Verdun, puis Vosges et Alsace). À cette dernière date et après avoir été trois fois blessé (7 septembre 1914 ; 28 avril 1915 ; 20 juillet 1915), il fût affecté au 104e régiment d’artillerie lourde, au Mans. Marié, père de 4 enfants de deux mariages, il est décédé le 27 juillet 1970 à Pontivy (56), où il s’était retiré après son départ à la retraite. Il était le beau-frère du capitaine Charles Mahé, commandant d’une compagnie du 48e RI de Guingamp, disparu à Roclincourt le 9 mai 1915, dont Bretagne 14-18 a également publié les carnets et lettres de guerre.

2. Le témoignage

Lieutenant Belleil J.B., Récit de guerre d’un officier d’artillerie (Période du 1er août 1914 au 12 février 1915), Adaptation Julien Prigent, Septembre 2005, Bretagne 14-18, 134 pages (21×29) – I.S.B.N. : 2-913518-35-4

Jean-Baptiste Belleil résume en avant-propos de ses mémoires, ce qui les a motivés :

« Cédant aux sollicitations pressantes et réitérées de mes enfants, je me décide à l’âge de 87 ans, à transcrire aussi fidèlement que possible sur les pages qui suivent, en consultant mes différents carnets où ils sont consignés au jour le jour, les principaux évènements de la journée, en remémorant mes souvenirs sur les faits dont j’ai été le témoin, l’auteur, le confident … ainsi que quelques correspondances et pièces d’archives en ma possession. » (p. 6)

Il rédigea sa chronique de guerre sur des carnets. Son récit nous conduit du 1er août 1914 au 12 février 1915. Les carnets suivants, de cette dernière date jusqu’à juillet 1915, mois où cet officier, blessé pour la troisième fois, quitta véritablement le front, n’ont pas été retrouvés.

Pendant toute cette narration, le lieutenant Belleil est au 31e régiment d’artillerie de campagne du Mans. Ce régiment va débarquer dans la zone des Armées, à Consenvoye, au nord immédiat de Verdun, le 12 août 1914, au sein de la 54e division de réserve, unité du Groupement des divisions de réserve de la défense de Verdun. Il va d’abord être engagé lors de la bataille de Spincourt, du 23 au 25 août, puis retraiter vers Verdun. Du 4 au 8 septembre, ce sera la dure bataille de la Vaux-Marie. Le 8 septembre, bien que blessé, il est appelé à prendre le commandement de la 25e batterie du 31e RAC.. À partir du 14 septembre, le régiment poursuit les Allemands jusqu’au nord de Verdun. Ce seront ensuite les combats pour Saint-Mihiel puis, à partir du 21 octobre 1915, la participation aux combats pour les Éparges. Le 5 décembre, Pierre Belleil doit céder la place de commandant de batterie à un certain capitaine B. , vieux réserviste du Train des Équipages, ami de Sarrail mais sans aucune expérience de l’artillerie et du front dont il devra sans cesse combler les incompétences en dirigeant de fait la batterie. Cette situation étrange se prolongera jusqu’au 31 janvier, date où le capitaine B. sera relevé et remplacé. Le lieutenant Belleil ressentira toujours de l’amertume de cette rétrogradation. Quand le journal se clôt, le 12 février 1915, le régiment est toujours en position sur la Calonne et près des Éparges.

3. Analyse

Ce récit n’est pas un document brut écrit à chaud ou en léger différé. C’est une reprise tardive de souvenirs basés sur des écrits d’époque, des carnets personnels peu structurés, des correspondances ou sur la seule mémoire mais avec l’intention certaine d’une rédaction autre que les carnets qui sont souvent des notes à l’emporte-pièce, des pensées résumées à quelques mots sans souci de syntaxe, de préoccupations quotidiennes et prosaïques. Ici nous avons quelque chose de construit avec une recherche de style. C’est un récit destiné à être lu et donc, nécessairement, cohérent dans la chronologie et dans l’écriture. C’est un récit écrit par un homme cultivé et soucieux d’éviter toute grossièreté de langage. Il semble que, même, il en arrive à un excès d’écriture que l’on n’attend pas à trouver chez un ancien combattant de la Grande Guerre. Par exemple, le mot « boche » n’apparaît jamais dans son texte qu’il a certainement épuré, car d’après sa famille, il usait toujours de ce qualificatif quand il évoquait la Guerre. Cela n’enlève rien à l’intérêt du récit, même si l’on est coutumier de propos plus cavaliers de la part des anciens de 14-18. Mais il dénote un certain apprêt qui peut ne pas cadrer avec ce qui fut dit ou vécu réellement au sein de sa batterie.

Au début du conflit, le récit présente un intérêt certain quant au fonctionnement d’une batterie constituée de réservistes qu’il faut reprendre en main, instruire le plus rapidement possible afin de les préparer aux opérations de guerre qui ne vont pas tarder.

L’auteur a, certes, eu l’intention de transmettre l’expérience de sa participation au conflit mondial mais transparaît aussi un dessein pédagogique : il veut expliquer la bonne marche d’une batterie de 75, avec ses déplacements toujours compliqués, quand il fallait sortir les canons de la boue et les évacuer sous le feu de l’ennemi ; on découvre aussi le casse tête et les astuces de l’intendance, des cantonnements de centaines d’hommes et de dizaines de chevaux, des approvisionnements d’une batterie en munitions, en nourriture, en fourrage, en avoine ; il détaille enfin les techniques de repérage, de camouflage ou de choix des positions de tir. Ce témoignage est très précieux car il décrit, à côté de la chronique des combats, leurs coulisses, moins clinquantes mais indispensables et rarement évoquées.

Il n’élude pas la complexité des relations humaines au sein d’une grosse unité en temps de guerre. Son passage sur l’arrivée du capitaine B., certes ami du général Sarrail mais artilleur totalement incompétent, et sur ses contacts avec cet officier dont il dut sans cesse réparer les bévues, est parfois savoureux mais on ressent bien que, même à 87 ans, J.B. Belleil, officier sorti du rang, estimant n’avoir pas failli, n’avait toujours pas accepté son éviction de la fonction de commandant de batterie.

René Richard, août 2011

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Curien, Henri-Georges (1877-1922)

Source de l’image Carnets de guerre de Georges Curien

1. Le témoin

Né à Fresse-sur-Moselle (Vosges) le 20 décembre 1877, Henri-Georges Curien a 37 ans lorsqu’il est mobilisé en 1914 au 43e RIT d’Épinal. Marié, père de deux petites filles, il exerce la profession de sagard, employé de scierie, au Thillot. Caporal à l’issue du service militaire, il est « heureux et fier » de devenir sergent en juin 1915. Passé au 250e RIT, puis au 112e RIT, il finit la guerre dans un bataillon de pionniers de la 61e DI. Il est démobilisé le 21 janvier 1919. Il reprend alors son travail et devient directeur de la scierie Boileau au Thillot. Il meurt le 26 février 1922, usé par quatre années de guerre.

2. Le témoignage

Le carnet original compte 97 pages rédigées entre le 19 décembre 1914 et le 21 janvier 1919. Il est publié sans retouches, sauf les accords de participes avec lesquels l’auteur entretenait des « rapports inamicaux » (p. 12). Le livre, Carnets de guerre de Georges Curien, territorial vosgien, paru aux éditions Anovi en 2001 (95 p.) est précédé d’un long avant-propos de son arrière-petit-fils, Éric Mansuy, qui illustre le parcours initiatique de celui-ci dans la passion pour 14-18, et illustré de quelques photos et de croquis de secteurs vosgiens. Dans sa préface, Jean-Noël Grandhomme tire trop rapidement le témoignage vers le thème à la mode de la « brutalisation ». Certes, Curien emploie à plusieurs reprises les termes de « sales Boches », « race maudite », « hordes tudesques » ; certes, le 28 décembre 1914, il écrit qu’il souhaite « le bonheur d’en décrocher un au bout de notre fusil ». Mais ces expressions disparaissent après janvier 1916, et les Allemands ne sont plus que « les Boches ». À s’en tenir à ce seul argument, on assisterait plutôt à une « débrutalisation » dans le cours de la guerre. En effet, le témoignage montre aussi, du début à la fin, l’importance des liens de tendresse familiale, qu’il s’agisse des allusions à sa femme et à ses filles, ou du souci de leur mentir pour ne pas les inquiéter. « J’en profite pour écrire à mes chéries, mais je suis obligé de leur mentir car, si elles savaient, quels tourments ! » (p. 30, et aussi p. 37). Le 21 février 1915, Curien souhaite le déclenchement d’une offensive « qui nous amènera la victoire et le retour au foyer ». Le 11 novembre 1918, le mot « victoire » n’est pas écrit ; c’est seulement « la fin des hostilités et la signature de l’armistice ». Puis : « L’année 1919 nous apporte la libération tant attendue, chacun va reprendre place au milieu des siens. Pour ma part, j’espère avoir bientôt oublié les misères et les souffrances endurées pendant le cours de cette guerre. Les caresses de mes chéries y pourvoiront. »

3. Analyse

Vosgien, Georges Curien, qui a occupé des secteurs du massif des Vosges jusqu’en 1918, a toujours rencontré des civils affables et se trouvait non loin de chez lui, ce qui l’avantageait pour les permissions. Il est entré tardivement dans la guerre et il est resté plutôt « sur les marges de l’enfer » (Jean-Noël Grandhomme), menant au début une « véritable vie de caserne à la campagne » (Éric Mansuy). Son baptême du feu date du 11 mars 1915 ; le 30 mai, il court pour la première fois un risque très sérieux ; le 4 octobre, il tire ses premières cartouches, sans cible car c’est une fausse alerte. Restent les corvées, le froid et la neige, les bombardements. Du 8 août 1916 au 11 février 1917, il est loin du front, obtenant successivement une évacuation pour entorse, une autre pour angine, de nombreuses permissions de tour normal ou de convalescence et un mois de repos. Les bombardements sont encore dangereux en mars 1917, ainsi que les coups de main : le 15 juin, au retour d’une permission qui lui a permis de passer les fêtes de Pentecôte en famille, il note qu’une embuscade boche a entraîné « la perte de trois hommes dont un caporal traîtreusement assommé et tué à coups de gourdin ». Les notes se réduisent en 1917 et 1918, faisant cependant apparaître de « pénibles moments » en mars 1918 lors de l’avance allemande, alors qu’il a quitté pour la première fois le front des Vosges.

Chronologie géographique du parcours suivi par l’auteur, (page) :

1914: 1er août : Epinal (25) – 5 août : Fort de Longchamp (25) – 18 août : Jeuxey (25) – 26 octobre : Aydoilles (25) – 19 décembre : Aydoilles à Bru via Rambervillers (25) – 20 décembre : Saint-Benoît-la-Chipotte, Col de la Chipotte, Thiaville-sur-Meurthe, Lachapelle (26) – 31 décembre : Baccarat, Hablainville, cote surnommée Notre-Dame-de-Lorette (29)

1915 : 5 janvier : Ogéviller (30), 11 janvier : Hablainville, Neufmaisons (31), 12 janvier : col de la Chapelotte, Péxonne, Badonviller, Vacqueville (31), 14 janvier : Neufmaisons (32), 20 janvier : Bertrichamps (34), 21 janvier : Raon-l’Etape, col de la Chipotte, Bru, Rambervillers, Vomécourt (34), 22 janvier : Aydoilles (34), 27 février : Epinal, Fraize (36), 28 février : La-Croix-aux-Mines, le Chipal (36), 1er mars : Saint-Dié, caserne de Saint-Roch, Mandray, Saulcy-sur-Meurthe (36), 11 mars : Pré de Raves, poste 3 (Coq de Bruyère), poste 4 (Wuestenloch), poste 5 (la Roche des Fées) (37), 19 avril : Fraize, Saint-Dié (42) , 29 avril : Robache (43), 8 mai : Denipaire (44), 10 mai : Robache, Saint-Michel-sur-Meurthe, Nompatelize, Ban-de-Sapt, la Fontenelle (44), 1er juin : Denipaire (46), 24 juin : la Fontenelle, bois Martignon (47), 19 juillet : Saint-Jean-d’Ormont, Moulin de Frabois (66), 27 juillet : Battant de Bourras (67), 28 septembre : Saint-Dié, Raon-l’Etape, Celles-sur-Plaine, secteur de Viragoutte (67), 7 décembre : hameau des Colins, Allarmont, Viragoutte, Pierre-à-Cheval, avant-poste « du Père la Victoire » (69)

1916 : 9 mars : (par train) Baccarat, Lunéville, Rambervillers, collet de la Schlucht, secteur du Linge (70), 21 mai : Cornimont (71), 13 juin : Kruth (ferme de Hüss), Sondernach (camp Micheneau) (71), 26 juin : Wildenstein, col de Bramont, Feignes-sur-Vologne, le Collet, le Tanet (72), 6 juillet : Sulzern (72), 28 juillet : Secteur entre Stsswihr et le Reichackerkopf (72), 11 août : Hôpital de Gérardmer (72), 2 décembre : Camp de Tinfronce, au-dessus du col du Bonhomme (73)

1917 : 5 janvier : Secteur devant le village du Bonhomme, Fraize (73), 31 janvier : Taintrux, Marzelay, Nayemont-les-Fosses, Saint-Dié (73), 20 février : Secteur du Linge (camps Bouquet et Morlière) (73), 21 mars : Cote 650, secteur d’Orbey-Pairis (74), 4 avril : Weber, secteur de la Tête des Faux (76), 15 juillet : Au-dessus de Sulzern (77), 22 septembre : Le Tanet (camp Lemoing), 12 novembre : Ampfersbach, secteur du Rudlin (camp de Reichberg) (78), 13 décembre : Camp Nicolas (78), 24 décembre : Segmatt (78), 28 décembre : Secteur du Reichackerkopf (78)

1918 : 6 février : Ravin du Chevreuil, pente est du Reichackerkopf (78), 16 février : Gerbépal (78), 22 février : Lepuix secteur de Giromagny (78), 22 mars : Belfort (79), 26 mars – 6 avril : Tricot, Welles-Pérennes, Pierrepont-Hargicourt, ferme Filescamps, Chirmont, la Hérelle, Gannes (79), 2 mai : Rotibéquet près de Saint-Just, Longueil (80), 8 mai : Gerbéviller, Marainviller, forêt de Parroy, Thiébauménil (80), 3 septembre : Rosnay-l’Hôpital, Suippes, Mourmelon-le-Grand (80), 18 septembre – 11 novembre : Bois de Cauroy, Ménil-Annelles, Camp Baudet entre Annelles et Bignicourt, Pauvres, Saulces-Champenoise, Mont-Laurent, Ecordal, Mazerny, La Francheville (81), 11 novembre – 30 décembre : Montigny-sur-Vence, Boutancourt, Nouvion-sur-Meuse, Bévilly, Lambermont (Belgique), Rossignol (Belgique), Nobressart, Bigonville (Luxembourg), Mercher, Kaundorf, Kautenbach, Goesdorf, Grasboux (Belgique), Toernich, Réhon près de Longwy (81 – 82).

Secteurs cartographiés (pages) :

Secteur Saint-Dié – Raon-l’Etape avec lignes de front (33)

Secteur du Pré de Raves au Linge avec lignes de front (41)

Secteur le Linge – Krüth et lignes de front (75)

Zone d’opérations du 2ème bataillon du 43ème R.I.T. entre le fort de Manonviller et Krüth (83)

Yann Prouillet & Rémy Cazals, juillet 2011

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Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Dans la famille Lugand, on est douanier de père en fils depuis des générations. Fernand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux (Ain) d’un père préposé aux douanes et d’une mère modiste et lapidaire. Après le service militaire, effectué de 1909 à 1911, il se marie et devient douanier à Lajoux (Jura). Lors de la mobilisation, les douaniers doivent rester à leur poste et il n’arrive au front qu’en juin 1915, au 7e BCA, dans les Vosges, secteurs chauds de l’Hartmannswillerkopf et du Lingekopf où il est gravement blessé au coude et au flanc le 24 avril 1916, blessure qui lui vaut d’être rayé des cadres militaires. Il avait été nommé caporal fourrier en novembre 1915, et sergent fourrier en février 1916. Il reprend ses fonctions d’avant la guerre et termine sa carrière à Chambéry. Arrêté par la Gestapo en janvier 1944, il est relâché peu après. Il meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie).

2. Le témoignage

Fernand Lugand a rédigé ses mémoires pendant l’hiver 1934-35 à partir de notes qui n’ont pas été conservées. Il s’agit d’un texte adressé à sa fille, alors âgée de 16 ans. Cette remarque est importante pour en comprendre le ton. La publication résulte d’un travail collectif des descendants : Fernand Lugand, Carnets de guerre d’un « poilu » savoyard, présentés par Xavier Charvet, préface du professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2000, 158 p., avec des photos, des croquis de localisation et les dessins de divers chargements de mulets.

Le préfacier estime que le témoignage de F. Lugand rejoint celui des combattants : s’il a tenu, c’est pour « la défense de son pays, de sa patrie ». En ce qui concerne « les combattants », il faut inviter à lire les autres témoignages. En ce qui concerne notre chasseur alpin, il est bien évident qu’il n’était pas antipatriote. Mais X. Charvet me paraît plus près de la vérité lorsqu’il écrit que Fernand était « tiraillé en permanence entre l’espoir et le désespoir, conforté par le courage des autres ajouté au sien, confronté à sa peur intime ôtée de la vue des compagnons d’armes ». Dans le texte de Fernand, une des rares allusions à la Patrie se trouve au début du témoignage, lors du départ pour le front, et il s’agit d’une formule rhétorique : « Nous allons offrir notre sang et notre chair pour la défense de la Patrie. » Ensuite, lorsqu’il fait part de ses réflexions sur la guerre, il signale que tous ses camarades « aspirent au même but : la Paix », sans parler de victoire de la Patrie (p. 51). Plus loin, chacun implore « le Tout-Puissant d’intervenir pour mettre un terme à ce carnage indigne de l’humanité » (p. 121). Il termine en souhaitant « que cette folie guerrière n’étende jamais plus ses griffes sanglantes sur notre pauvre humanité ».

3. Analyse

La découverte des hommes du front par le douanier nouveau venu est édifiante : ils sont modestes et fraternels ; les officiers répondent à ce modèle : « il est grand, il est beau, il est fort et son allure est superbe » (p. 50-52). Fernand reçoit le baptême du feu le 10 juillet 1915 : il décrit la préparation d’artillerie et la sortie des chasseurs, fauchés par les mitrailleuses (p. 54). Dans les Vosges, le relief lui permet quelquefois d’assister, de haut, à une attaque (par exemple en juillet 1915 sur le Reichakerkopf). En décembre, sur l’Hartmannswillerkopf, il a une vision large de la bataille et, en même temps, la possibilité de voir le sang ruisseler et d’entendre les « han ! » et les râles du combat au couteau, ce qui rend cette dernière partie du témoignage peu crédible.

Un matin, comme il est très bon tireur, il a la possibilité de tuer un Allemand qu’il voit en train de travailler, mais il ne tire pas parce que ce serait lâche, et sa conscience l’approuve (p. 59). Même s’il ne souhaite pas décrire pour sa jeune fille les scènes les plus atroces, il raconte cependant comment les restes d’un sergent pulvérisé par un obus, ramassés par ses camarades, tiennent finalement dans une boîte de biscuits (p. 93).

Chargé de distribuer le courrier, il note que « les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps » (p. 60). Puis il décrit aussi dans le détail la façon dont s’effectue le ravitaillement en ligne à partir de la cuisine roulante (p. 74). Il n’hésite pas à mentionner une cuite personnelle après quatre bouteilles de champagne (p. 96). Détail amusant : lorsque des dragons viennent renforcer les fantassins, ils ne savent pas confectionner le sac, et ne l’ont jamais porté (p. 104).

De la p. 125 à la p. 130, l’épisode de la blessure et des premiers soins est également à retenir.

Rémy Cazals, juin 2011

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Grison, Pierre (1889-1977)

1. Le témoin

Fils d’un ingénieur de compagnie de chemin de fer, Pierre Grison est né à Paris le 15 mai 1889. Il est l’aîné de quatre garçons dont trois feront la guerre de 14, l’un étant tué dans la Somme en novembre 1916. Son enfance se déroule en Touraine et dans l’Orléanais. Brillantes études classiques au collège Saint Grégoire de Tours : il va parsemer ses carnets de citations latines et grecques ; au front, il va lire Aristophane « pour passer le temps ». Famille très pieuse et patriote. Il souhaitera la victoire totale et non une paix de compromis (mais ces questions occupent peu de place dans le témoignage). Il prépare Polytechnique à l’école Sainte Geneviève de la rue des Postes à Paris, mais échoue. Il s’engage en 1910 dans l’artillerie. Il est nommé sous-lieutenant le 2 août 1914 (au 20e RAC de Poitiers), lieutenant le 4 avril 1916. Après la guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée. Décédé en 1977, il avait demandé pour ses obsèques la même simplicité que celle du temps de guerre, avec une messe exclusivement en latin.

2. Le témoignage

Pierre Grison a rempli au jour le jour 6 petits carnets, au crayon, qu’il a ensuite recopiés et complétés à la plume. L’édition a été préparée par son fils Marc : Pierre Grison, La Grande Guerre d’un lieutenant d’artillerie, Carnets de guerre de 1914 à 1919, préface de Guy Pédroncini, Paris, L’Harmattan, 1999, 294 p., croquis, cahier photo, index des noms de personnes. Les notes quotidiennes sont très brèves, sans développement, par exemple : « Je reste à la batterie. Beau temps. » ou « Je vais à l’observatoire. Le téléphone ne marche pas. » L’ouvrage se prête mal à une lecture suivie, mais l’historien peut y glaner des informations.

3. Analyse

D’abord dans l’ordre chronologique :

Le départ se fait dans l’enthousiasme et les illusions. Un officier d’état-major affirme que « l’artillerie allemande n’existe pas devant nos 75 ». En août et septembre, ce ne sont que marches dans tous les sens, on s’empêtre, on se dépêtre ; les hommes sont éreintés ; les chevaux, exténués, « crèvent comme des mouches ». Les services sont en débandade, on se perd. Le 12 septembre, Pierre Grison note : « Je n’ai encore rien vu de plus démoralisant que cette marche. » Le 5 octobre, il signale de nombreux cas de typhoïde. Durant l’hiver, son régiment se trouve près d’Ypres et des Anglais. Le 23 décembre, trois officiers d’artillerie passent la journée dans les tranchées. L’un « siffle des airs allemands dans un poste d’écoute. Les Boches lui répondent. » En Artois, au printemps, le 20e occupe le secteur bien connu de Louis Barthas : Ablain, Barlin, La Bassée, le Fond de Buval… Puis Pierre Grison croit mourir d’ennui au cours d’une « période de tir sur avions invisibles ». En octobre 1915, il obtient déjà sa deuxième permission. En décembre, toujours en Artois, il signale les fortes pluies mais ne dit rien des fraternisations ; soit il n’a pas vu ce que faisaient les fantassins des deux camps, contraints de sortir des tranchées pour ne pas se noyer, soit il n’a pas voulu en parler. Le régiment est à la cote 304 et au Mort-Homme (mars-mai 1916), en Champagne (mai-septembre), dans la Somme (fin 1916). De mars à novembre 1917, P. Grison se considère comme « embusqué », instructeur à l’école de Fontainebleau, puis stagiaire à Arcis-sur-Aube. Au 118e régiment d’artillerie lourde, le voici en Belgique, dans la Somme en avril 1918 au moment où la retraite s’accompagne de beaucoup de désorganisation, puis à Verdun, et dans l’Aisne où la pression ennemie oblige à tirer d’une façon que les professeurs d’Arcis ne trouveraient guère orthodoxe (p. 234). Du côté de Laffaux, Grison parcourt les paysages photographiés par Berthelé : Fruty, Vauxrains, Allemant. Puis c’est le 11 novembre. Il trouve que « les conditions de l’armistice sont terribles pour les Boches » ; les journaux parlent de la rive gauche du Rhin : « L’appétit vient en mangeant » ; la paix de Wilson recèle des « nuées » (p. 256), et P. Grison ne croit guère en la Société des Nations.

Le livre renseigne aussi sur la guerre des artilleurs :

Il est clair qu’ils ne connaissent pas les souffrances des fantassins. Si Grison tombe dans un trou d’obus plein d’eau, c’est un accident (p. 131). Certes, les risques existent. Des camarades sont blessés ou tués. Il est lui-même enterré par un obus, mais il s’en sort sans mal. Un grave danger, signalé à plusieurs reprises est l’éclatement du canon (p. 70, 75, 163). Les fantassins parlent souvent des pertes occasionnées par des tirs trop courts de l’artillerie amie. Ici, ils sont reconnus par un artilleur (p. 53, 116). On apprend ce qu’est un tir de superposition (tir de plusieurs unités concentré sur un même objectif, p. 120) ; le rôle des plaquettes (pour donner à l’obus une trajectoire plus courbe, p. 43) ; le calcul de « la hausse du jour » qui doit tenir compte du vent, de la température, de l’humidité, p. 121). Les lignes téléphoniques sont souvent coupées ; on utilise le canon contre les réseaux de fil de fer (le 10 juillet 1916, 300 coups dans la matinée pour faire une brèche, puis 200 coups l’après-midi, p. 116). On apprend aussi que le nouveau canon Pd7 « ne vaut rien », surtout comparé au bon vieux 75.

Rémy Cazals, juin 2011

 

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