Bonneau, Georges (1879-1969)

Il est né à Toulouse le 1er février 1879 dans une famille riche, vivant dans un petit hôtel particulier du centre ville et passant l’été sur ses terres à la campagne. Son père, mort en 1915, est un médecin réputé. Georges est le fils aîné ; il a une sœur beaucoup plus jeune. Il est devenu officier dans l’artillerie après être passé à Saint-Cyr et à l’école militaire de Versailles. En 1914, il est capitaine au 3e RAC à Carcassonne. Il passera ensuite au 156e RAC. Marié, il est en instance de divorce (celui-ci sera prononcé en 1916). Il entretient une liaison épistolaire avec Marie-Thérèse, une jeune femme, également en instance de divorce, revenue vivre à Albi chez ses parents. Georges et Marie-Thérèse se marieront après la guerre et après que le capitaine ait combattu contre la Hongrie de Bela Kun en 1919. Devenu commandant, puis colonel, Georges Bonneau a créé un groupe de résistance en 1940, en lien avec le réseau Bertaux, et après la Libération l’Association des Résistants de 1940. Georges Bonneau n’a pas eu d’enfant, ce qui explique que ses papiers ont été détruits après sa disparition à l’exception de plus de 900 lettres de 1914-1918, sauvées par le bouquiniste toulousain Marcel Thourel et confiées à une étudiante pour un travail universitaire. Il s’agit en fait de 387 lettres de Marie-Thérèse à Georges (principalement en 1914, 1915 et 1916) et de 557 lettres de Georges à sa famille, son père, sa mère, sa sœur. Les lettres de Georges à Marie-Thérèse semblent avoir été détruites par celle-ci pour ne pas qu’elles soient utilisées contre elle dans la procédure de divorce. La correspondance fait aussi allusion à des photos prises par Georges, mais elles ont également disparu. Il est intéressant de remarquer que le capitaine d’artillerie s’adresse différemment à ses correspondants : avec son père, le style est noble, et on parle d’homme à homme de haute stratégie ; avec sa mère, il est surtout question des aspects de vie quotidienne ; avec sa sœur, les sujets les plus divers sont abordés avec une pointe d’humour afin de dédramatiser. Blessé légèrement à la suite d’un combat, le 15 juin 1915, il écrit qu’il est victime d’une entorse due à sa maladresse (tandis que le JMO indique : « Le capitaine Bonneau, renversé par un obus, se blesse à la jambe »).
Les lettres de Georges ne présentent pas une grande originalité. Les conditions de vie sur le front sont bien connues. Mais il a l’honnêteté de se considérer, officier d’artillerie, comme un privilégié par rapport aux soldats de l’infanterie : « Si la direction de la guerre avait été digne du courage de ces braves gens, jamais les Allemands ne seraient entrés en France. J’ai vu des attaques avec des allures qui faisaient monter les larmes aux yeux. Mais aussi trop souvent avec une inconscience criminelle. Pauvres camarades de l’infanterie. Nous aurons la victoire malgré tout, parce qu’il faut que nous l’ayons, mais elle aurait dû être bien moins difficile » (8 octobre 1914). Il s’insurge contre Romain Rolland : « Le Monsieur Rolland, au lieu de se chauffer paisiblement en Suisse, devrait aller faire un tour en Lorraine. Il y verrait des villages dont la destruction aurait fait horreur à Attila, les tombes des vieillards, des femmes, des enfants massacrés par les fidèles de la Kultur » (25 octobre 1914). S’il clame toujours la certitude de la victoire finale, il envisage une fois l’éventualité de la défaite, lorsqu’il s’agit de conseiller à sa mère les meilleurs placements. En novembre 1918, tous les alliés de l’Allemagne ayant reconnu leur défaite, « on va pouvoir s’expliquer enfin avec les hobereaux allemands et leurs amis les traîtres bolcheviks », et le 11 : « Voilà l’armistice. Je regrette que nous ne soyons pas entrés en Allemagne avant sa signature. Il fallait ça. »
La vie d’une bourgeoise à l’arrière
Les lettres de Marie-Thérèse décrivent une vie bourgeoise douillette, oisive, bien pensante malgré sa « relation coupable » ; on lit L’Illustration et on ne peut comprendre la réalité de la guerre malgré un temps de bénévolat au service des blessés à l’hôpital d’Albi, blessés chez qui elle arrive toutefois à percevoir une immense lassitude. Elle va à Toulouse pour s’habiller (« je n’ai rien à me mettre ») ; elle écrit à son amant « à la terrasse des Américains » ; elle se distrait au théâtre, profitant de la pièce « impeccablement jouée » et de « la salle très brillante ». En 1916 comme en 1915, elle passe trois semaines en cure : « Que te dirai-je de Vichy ? Un monde fou, un luxe inouï, des toilettes splendides et, pour achever, des officiers en surnombre, très décorés, galonnés. Pour compléter le tableau, pas mal d’officiers serbes, les tombeurs de cœurs de la saison ! » Elle aussi souhaite l’écrasement des Allemands : « Que de calamités, mon Dieu, ces sauvages sèment sur leur route. Que d’atrocités commises au nom de la Kultur teutonne… C’est à frémir d’horreur. Heureusement que Dieu, le vrai, pas celui qu’ils invoquent, les châtiera, et le châtiment sera terrible. »
RC
*Sylvie Decobert, Lettres du front et de l’arrière (1914-1918), Carcassonne, Les Audois, 2000. Le livre, à partir d’un mémoire de maîtrise comprend trois parties principales : une étude théorique de bon niveau sur la méthode à utiliser pour étudier les correspondances ; une analyse des lettres de Georges et de Marie-Thérèse ; des extraits de cette correspondance.
*Voir aussi la notice Bonneau dans Les Toulousains dans l’Histoire, dictionnaire biographique sous la direction de Philippe Wolff, Toulouse, Privat, 1984, p. 239.

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Maréchal, Maurice (1892-1964)

1. Le témoin
Il est né le 3 octobre 1892 à Dijon où son père était receveur des postes. Sa mère est présentée dans le livre cité ci-après une fois comme institutrice, une fois comme professeur à l’Ecole normale d’institutrices de Dijon. Maurice est reçu au Conservatoire de Paris en novembre 1905 ; il devient violoncelliste soliste en 1911. Il fait le service militaire à Rouen à la musique du 74e RI et, en temps de guerre, dépend alternativement du 274e et du 74e. Il ne combat pas les armes à la main, mais se trouve exposé comme brancardier et agent de liaison cycliste. Dès mars 1915, il fait « de la musique plus que jamais » et, en février 1916, il vient compléter le quatuor de Durosoir (voir cette notice) après avoir reçu cette invitation : « Ne vous frappez pas, vous ne serez pas malheureux, il nous manque juste un violoncelliste pour faire de la musique devant le général Mangin. » Son instrument, fabriqué à partir de bois de caisse, est surnommé « le Poilu ».
Il est évacué pour faiblesse générale le 6 juillet 1918, vers l’hôpital de Dijon. Il se marie après la guerre, entreprenant une carrière internationale de violoncelliste. Après la Deuxième Guerre mondiale, il est professeur au Conservatoire de Paris.
2. Le témoignage
Maurice Maréchal a rempli pendant la guerre 9 carnets de petit format dont le contenu a été reproduit en quasi totalité dans le livre : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p., photos. La plupart des coupures sont les longues citations faites à partir de ses lectures. Dans ces carnets, il se parle à lui-même et il leur livre des confidences sur ses amours et ses ruptures, sur son vice, le jeu, qui lui coûte cher et qu’il se promet de surmonter (31 décembre 1914) pour entrer dans l’année nouvelle « pur comme on doit entrer au séjour éternel ». Une confidence étonnante (17 septembre 1914) : « Jamais je n’ai senti autant d’antipathie contre moi. A part quelques-uns, les brancardiers me détestent. Oh, petite mère que j’aime, comme tu serais contente de me consoler ! »
3. Analyse
Le premier jour de la mobilisation, malgré le spectacle d’un commandant abruti et des réservistes saouls qui se vautrent sur le trottoir, il note de belles pensées : « Un artiste doit se dévouer pour la plus noble cause, et la plus noble, en temps de guerre, n’est-ce pas de mourir pour le drapeau ? » Quelques jours plus tard, il précise : « Je vais faire tout ce que je pourrai pour quitter cette compagnie où, comme cycliste, je suis vraiment trop exposé. Si j’étais à la Croix Rouge, je serais du moins plus sûr de revenir. Je ne suis pas, je ne veux pas être lâche, mais l’idée que je pourrais, pour une balle idiote qui ne prouvera rien ni pour le Droit ni pour la Force, gâcher tout mon avenir et surtout briser tout l’édifice édifié péniblement par ma chère petite mère au prix de tant et tant de sacrifices, je suis pris d’un tremblement d’angoisse qui me tord. »
Il connaît alors l’épuisante retraite d’août et les horribles visions de guerre. Il compatit sur « la malheureuse infanterie » dont « la tâche est bien facile à résumer : se faire tuer le moins possible par l’artillerie ». En septembre et octobre, il note que la cathédrale de Reims crie « Vengeance ! » ; mais il trouve stupides « les articles haineux des journaux de Paris » contre les œuvres des artistes allemands. Dès février 1915, on apprend qu’il travaille son violoncelle en Champagne, puis en Artois ; le 9 août, il écrit trois fois « je m’ennuie ».
Le 24 septembre 1915, à la veille de la grande offensive, installé à l’observatoire du colonel, il pense que « le sort de la guerre va se jouer ». Le 27, il décrit un poste de secours encombré de blessés : « Je ne peux plus y tenir, odeur de sang caillé, chaud, mêlée de l’odeur des intestins ouverts. Les blessés sont partout dans tous les coins, les brancards s’empêtrent. » Le 28 : « Résumé de l’attaque jusqu’à aujourd’hui : pertes formidables. » Et le 1er octobre : « Mon avis est que notre victoire est une bûche puisque, même en y mettant le prix, on n’est pas parvenu à passer. »
Peu de temps après, il faut constater que « la musique ouvre bien des portes ». Maurice passe plusieurs semaines au château de Mme de F. ; il répète, il joue devant les officiers, il reçoit même la visite de sa mère. Fin décembre, retour en ligne pour retrouver la boue, les rats, les ruines, les morts. A Verdun, en avril 1916, c’est à nouveau une vision d’enfer, les arbres déchiquetés, les trous d’obus, les cadavres, les trop nombreux blessés. Mais c’est pour peu de temps. La musique reprend ses droits et, le 2 mars 1917, partant pour Paris afin de faire réparer son instrument, il note : « Retourner en permission parce qu’on a cassé son violoncelle, quelle chose plus naturelle ? »
Plus tard, c’est un nouveau constat d’échec à propos de l’offensive Nivelle du 16 avril. Son carnet personnel n’étant pas redevable de la censure, il peut livrer un témoignage sur les mutineries, mais il ne se trouve pas vraiment au cœur de l’action. Le 29 mai, il signale l’influence des permissionnaires retour de Paris et, à propos du capitaine Lebrun, il écrit : « Il paraît qu’il a voulu parler aux types et on ne l’a pas écouté. Quelques-uns l’ont traité d’ordure, d’embusqué, de con, etc. Il a l’air anxieux lui aussi. Tout à l’heure sont passés des manifestants des trois régiments. Ils sont calmes, crient à peine. Quelques cris seulement de  « A bas la guerre », « Vive la grève ». Les officiers sont tous rentrés un peu précipitamment, m’a-t-il semblé, au château, et n’ont soufflé mot. On s’endort avec la sensation bien nette que la situation devient grave. » Le 30 mai, il décrit encore quelques troubles, des cris contre un officier, mais il conclut de curieuse façon, peut-être influencé par son entourage de gradés : « N’est-ce pas le gouvernement qui fomente tout cela pour dégager sa responsabilité ? »
Rémy Cazals, 17 novembre 2011

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Durosoir, Lucien (1878-1955)

1. Le témoin
Né à « Boulogne près de Paris » le 6 décembre 1878, il devient, avant 1914, un célèbre violoniste, soliste faisant des tournées internationales. Lors de la déclaration de guerre, il a 36 ans ; célibataire, il vit avec sa mère. D’abord territorial, il est envoyé sur le front au 129e RI en novembre 1914. Fin juin 1915, il devient brancardier. Son talent de musicien reconnu, notamment par le général Mangin, il alterne alors les périodes musicales et de services divers (brancardier, secrétaire, colombophile). En juin 1918, il avoue : « Dans tout cela mon sort, comparé aux destinées des anciens camarades, est autrement enviable. Je sais bien qu’il y a mon violon et ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon instrument que si j’avais eu de puissantes interventions. »
Après la guerre, il se retire dans le sud de la France pour composer. Le livre cité ci-dessous contient un DVD donnant trois pièces pour violoncelle et piano, œuvre dédiée à son ami Maurice Maréchal (voir notice).
2. Le témoignage
Le corpus de lettres adressées quotidiennement à sa mère pendant toute la guerre est considérable. Son fils dit avoir sélectionné 30 % de l’ensemble. L’allègement est très important pour la période 1916-1918. Des allusions à des femmes ont été supprimées parce que « rares et atypiques ». Des photos complètent le dossier dans : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p. Les lettres de Lucien témoignent parfois, comme en septembre 1918, de son exaspération devant les sollicitations de sa mère : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose : quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. […] Hélas, je suis dans la boue et la poussière, je sens mauvais, je sue, et j’essaie de passer à travers les dangers du mieux possible. » Le présentateur, signalant la présence de Lucien Durosoir au 129e, puis au 274e et au 74e, remarque : « Du début à la fin, son sort est lié à celui de la 5e division. » Mais le livre de Leonard Smith sur la 5e DI n’est jamais mentionné dans des notes, intéressantes pour les identifications de musiciens et d’œuvres, plus contestables sur le plan de l’histoire : l’une va jusqu’à conseiller de « lire les ouvrages récents qui font enfin la part de la violence dans la guerre » !
3. Analyse
Les premières lettres de 1914 contiennent illusions et contradictions, ce qui est tout à fait normal quand il s’agit d’un témoignage. « Il est officiel que les troupes françaises sont dans Colmar et que les Allemands se sauvent, surtout devant les charges à la baïonnette » (11 août) ; les Français « se font tuer en chantant » (13 août) ; il est clair « que notre droit est évident, que nous représentons la justice et la liberté » (24 août) ; « les pertes des Allemands sont absolument énormes, sans comparaison avec les nôtres » (28 août) ; « il n’y a pas à s’effrayer, l’envahissement de la France dans le Nord-Est a été un plan voulu et concerté » (9 septembre). Le 26 août : « Notre régiment, très entraîné maintenant, est vraiment frémissant, nous ne demandons qu’à partir » ; mais « il y a avec nous 40 % de Normands qui n’arrêtent pas de gémir » (10 septembre) ; « beaucoup de mes camarades ont le cafard, ils boivent trop et surtout fument beaucoup, plus qu’il ne faudrait. Il est certain que le temps commence à sembler long, et cependant c’est bien loin d’être fini. » Et, le 8 novembre, il signale « certains individus veules et froussards qui essayent par tous les moyens d’éviter d’être envoyés au front ».
Il découvre les tranchées le 15 novembre 1914, et cette « terrible vie qui met bien à nu le caractère et les ressources morales de chacun ». « Il nous faut beaucoup de patience et de résignation, qualités beaucoup plus difficiles à avoir qu’éclats de bravoure plus ou moins passagers ; car souffrir de toutes les intempéries, recevoir les obus sur la tête stoïquement dans les tranchées, c’est terrible » (2 février 1915). Il sélectionne deux camarades avec lesquels il peut parler : « Nous ne nous quittons guère tous les trois car, dans le reste de l’escouade, ce sont certainement de très braves gens, mais des paysans avec lesquels nous n’avons pas beaucoup d’affinités. » Ces paysans supportent les fatigues de la guerre moins bien que lui-même, toujours en train de « geindre », qui boivent à l’excès (« tout le recrutement normand est en majeure partie composé d’ivrognes », 28 mars 1915), vice partagé par les officiers qui sont « des gens bien ordinaires et bien vulgaires avec souvent tendance à être des poivrots » (4 février). Il critique aussi les aberrations (les peaux de moutons protectrices qui arrivent après les grands froids), le bourrage de crâne des journaux, l’arrière qui montre une incompréhension totale des choses du front, les embusqués dont il faudrait afficher les noms. Le 20 février 1915, il écrit : « L’épreuve que nous subissons est vraiment très dure ; ce qui la rend ainsi, c’est la durée et l’incertitude que nous avons tous au sujet de la fin de cette guerre maudite. Il y a des jours où les plus courageux ont le cafard. Je vois les camarades, ceux surtout qui ont des enfants jeunes, cette vie leur pèse et leur devient pour ainsi dire insupportable ; j’ai bien du mal à remonter leur courage défaillant. Cette souffrance morale ajoutée rend plus pesantes nos souffrances physiques. »
Sa haine des Allemands s’exprime particulièrement entre mars et juin 1915, sur les fronts de Craonne et de l’Artois. « Il faut que ces gens qui ont tout volé, tout ruiné et détruit, tuant les femmes et les enfants et les torturant, il faut que ces monstres soient écrasés. Quelle joie quand nos obus pleuvent sur eux ! » Cette expression du 23 mars est reprise le surlendemain, puis le 18 et le 25 mai. Le 23 mai, il demande à sa mère de lui envoyer un poignard et un pistolet, qui pourraient se révéler utiles pour un combat au corps à corps car fusil et baïonnette y sont « des armes peu pratiques ». Il semble qu’il ne se soit pas servi du poignard mais, le 7 juin, il écrit qu’il a descendu « beaucoup » de Boches en tirant au fusil « avec le plus grand calme », puis qu’il a tué deux autres Boches à bout portant avec son pistolet. Il ajoute : « Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer. Tous les amis sont debout. Un peu de calme va nous faire du bien car notre agitation est fébrile et notre soif ardente. » Grand calme ou agitation fébrile ? Il y a là quelque contradiction, de même qu’entre « tout le monde est plein d’enthousiasme » (24 mai) et « entendre des gens parler de rentrer chez eux en disant qu’ils se foutent bien des Allemands et qu’ils peuvent bien occuper les pays conquis » (14 mai). Après ces journées infernales, il est clair que c’est l’épuisement et la hantise d’une nouvelle campagne d’hiver (25 juin) : « Je crois pour ma part que nous arriverons difficilement à les sortir de chez nous. » Auparavant, il avait noté, devant Craonne : « Nous n’attaquerons probablement jamais Craonne, ce plateau est inattaquable de front. Nous y resterions tous inutilement, il faudra le tourner pour que les Boches délogent de cette position formidable. »
Après avoir écrit à sa mère : « Dans cette affaire, en dehors des obus qui sont tombés par milliers, c’est à qui a pu le mieux endurer le manque de sommeil, la faim et la soif, et dans cette endurance nous nous sommes montrés supérieurs à nos ennemis et beaucoup plus rusés. Nous en avons beaucoup tué, avec malice à la clef ; dans cette chasse à l’homme horrible, il y a cependant quelque chose de passionnant. » Puis il devient brancardier, à l’approche de l’été 1915, soulignant que les « risques sont infiniment moindres », même lors de l’offensive de septembre. Celle-ci est un échec. Des chefs incapables (obtus, ne reconnaissant jamais leurs erreurs, coupables de faire la noce) ont fait tuer « tant de monde ». « Dans cette guerre le peuple a été admirable, il a tout sacrifié, pour qui ? Pour des dirigeants dont beaucoup emplissent leurs poches pendant que les autres se font tuer. » Brancardier n’est pas encore « un vrai filon » mais, dès octobre, Lucien Durosoir est chargé par le colonel de monter un quatuor à cordes. Il joue devant Mangin, passe son temps en répétitions, est confortablement logé. « Plongés de plus en plus dans une atmosphère musicale », les membres du quatuor peuvent éviter les « conversations stupides ». Le salon de Mme L. réunit officiers et intellectuels. Quel contraste avec les soldats des tranchées transformés en blocs de boue !
En avril 1916, il connaît cependant un nouvel enfer, à Verdun. « Tout le monde appelle la fin de tous ses vœux, mais cela, hélas, ne change pas la face des choses, écrit-il en août. Le temps s’écoule et les hostilités continuent, et les mois succèdent aux mois. Quelle vie et comme nous gaspillons nos plus belles années ! » Son opinion sur l’ennemi devient plus nuancée : « Les Boches, dans tous ces événements, font preuve d’un incroyable ressort et ne donnent nullement l’impression de gens qui lâchent pied, comme on voudrait bien le dire. Ils combattent au contraire avec acharnement, et ce n’est pas un mince mérite quand on pense à tout ce qui dégringole sur leurs têtes. C’est ce qui fait croire que la guerre ne peut durer de longs mois, car, avec de pareilles luttes, les effectifs fondent comme neige au soleil. » Et pourtant elle dure ! « C’est triste, l’intellectuel s’enlise, il sent qu’il perd sa culture, les gens médiocres qui nous entourent, leurs raisonnements médiocres, leurs idées médiocres, tout est bien fait pour vous faire perdre l’idéal et la culture donnés par quinze ou vingt ans d’efforts. » De son côté, « le pauvre poilu attend sa permission avec une fébrile impatience. Elle est la seule raison de sa résignation. »
En 1917, dès février, Lucien note : « Ce qui est étonnant, c’est que les poilus subissent tout cela sans se révolter. » En mars, il précise qu’après la guerre « il faudra craindre des mouvements révolutionnaires de la part des poilus qui, trop longtemps, auront été maintenus dans une discipline de fer, et qui, lorsqu’ils recouvreront la liberté, manifesteront certainement dans un sens non équivoque. » Le 30 mai, il écrit à sa mère que « de très graves événements viennent de se produire », mais il ne développe pas : « Plus tard je pourrai te parler, car je pense ne jamais écrire sur ce sujet, car c’est trop dangereux. » C’est pourquoi on n’aura pas le témoignage de Lucien Durosoir sur les « mutineries » au sein de la 5e DI. A peine quelques bribes : « Le pauvre poilu qui, depuis bientôt trois ans, endure les pires souffrances morales et physiques, est las, il n’en peut plus. Davantage serait dépasser les forces humaines et s’exposer à de graves mécomptes. J’ai peu d’espoir que le commandement supérieur comprenne bien la question ; il a si peu vécu avec le poilu et l’a traité tellement comme une chose. » Il ajoute que « les sanctions ont été rudes ». Cela n’empêche pas des aviateurs, venus en visite, d’offrir un baptême de l’air aux infirmières et aux musiciens (voir aussi les photos d’avions et de dames du lieutenant Berthelé).
En février 1918, Lucien note l’émotion ressentie par les hommes du front à l’annonce des raids aériens sur Paris : « C’est une angoisse de savoir sa famille exposée ». En mai et juin, il se plaint des Anglais qui ne consacrent pas tous leurs efforts à la guerre, tandis que « le moral de nos troupes est extraordinaire et ce serait à souhaiter que nos alliés possèdent tous ces qualités au même degré. » La guerre devient de plus en plus celle des avions et des tanks. Dès juillet, la victoire se dessine. En septembre, « c’est un peuple en marche que notre armée », mais il aura fallu payer cher cette victoire. Les lettres reproduites se terminent au 11 novembre : « C’est fou de voir ici la joie générale, c’est comme une sorte d’ivresse. Et nous avons attaqué encore hier dans la soirée, et il y a des malheureux qui encore ont laissé leur vie. A ce moment de fin de guerre, je songe à tous les camarades qui sont tombés, aux longues souffrances subies par tous et l’émotion me secoue en voyant enfin les résultats acquis par tant de sacrifices. »
Rémy Cazals, 16 novembre 2011

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Castéla, Maurice (1892-1990)

1. Le témoin.

Maurice Castéla part en guerre comme sergent réserviste au 11e RI de Montauban, dès les premiers jours du conflit. Son parcours peut être qualifié d’odyssée. En effet, il connaît avec la IVe Armée la première épreuve du feu lors de l’offensive de Lorraine le 22 août 1914 dans les Ardennes belges qui se solde par la débâcle de son unité. Resté à l’arrière de l’avancée allemande, il ne rejoint les lignes françaises que le 16 septembre dans la Somme après avoir réussi à échapper aux troupes ennemies. De septembre à novembre 1914, il reste au dépôt à Montauban avant de reprendre le chemin du front dans le secteur de la Marne. Après un long séjour aux tranchées, il est évacué une première fois en janvier 1915 pour maladie, notamment à Mailly-Le-Camp puis à Castelnaudary. Il rejoint le front en mars 1916 mais reste plusieurs semaines au dépôt. Il est enfin affecté au 100e RI en juillet 1916. Incorporé après une formation dans une « compagnie des mitrailleuses », il sera encore par trois fois évacué, dont deux pour blessures (février 1917 et mars 1918).

2. Le témoignage.

Mis au propre en entre 1916 et 1919, le témoignage sans doute rédigé à partir de carnets écrits sur le moment  (« (…) Nous faisons la manille. Je viens de perdre deux sous » – 26 novembre 1914), se compose de feuilles dactylographiées organisées en trois parties. La première reprenant les souvenirs du sergent Castéla d’août 1914 jusqu’à l’engagement du 22 de ce même mois en Belgique, accompagnée de plusieurs lettres envoyées alors à ses parents. La seconde s’attache en 82 pages à décrire l’épisode des « 26 jours dans les lignes allemandes ». Sur ce sujet, lire également : Quatre ans derrière les lignes allemandes pendant la Grande Guerre. Les troglodytes de Graide 1914-1918, présentés par Jacques Clémens, Recueil de document n°4, Agen, Archives départementales de Lot-et-Garonne, 1984. C’est en cela que ce témoignage est essentiellement original. La troisième partie enfin relate l’expérience du témoin entre le 26 septembre et le 26 juillet 1916, date à laquelle se termine le témoignage : « (…) La guerre durant depuis trop longtemps déjà, les poilus cessent de noter leurs souvenirs de guerre » (p. 43). Nous n’avons ensuite qu’une feuille simple qui récapitule son parcours de 1916 à fin 1918 date à laquelle il est réformé.

Articles de journaux, extraits de citations, quelques correspondances échangées avec des soldats ayant été camarades d’infortune coincés avec le témoin derrière la ligne allemande et avec des civils qui les avaient abrités, listes de personnages intervenant dans le récit viennent compléter le témoignage proprement dit.

3. Analyse.

Maurice Castéla entre en guerre comme bien d’autres témoins, avec l’impression de partir et de vivre ensuite des grandes manœuvres. Les premiers combats du 22 août dans la forêt de Luchy (Ardennes belges) éclatent alors comme un coup de tonnerre (lire entre autre les témoignages de Valéry Capot et Henri Despeyrières sur cet épisode) : la première épreuve du feu s’avère catastrophique : « Le feu intense de l’adversaire nous inflige de lourdes pertes. » L’ennemi est invisible, et son tir précis, le combat se fait « d’arbre à arbre ». Quand la fusillade se calme, Maurice Castéla et un groupe d’hommes avec lui se retrouvent derrière la ligne allemande : « L’armée française recule donc. Aujourd’hui, il faudra essayer coûte que coûte de sortir d’ici » (23 août 1914). Finalement, le groupe d’étoffe de plusieurs dizaines de soldats de plusieurs unités, blessés ou valides, surpris par le recul des troupes française. Il prend le chemin du sud puis de l’ouest.  S’en suivent des jours de marche (une moyenne de 21 km par jour) dans les bois pour rejoindre le gros des troupes, en évitant les unités ennemies et en vivant sur le pays ou grâce en particulier à l’aide fournie par les populations civiles (nourriture, vêtements civils). Certains soldats quittent le groupe en volant des effets personnels de leurs camarades. Au final, Maurice Castéla reste avec deux autres soldats, mais écrit le 15 septembre aux abords des lignes allemandes en France, dans la Somme : « (…) Nous avons perdu Maury en route. Il a dû être fait prisonnier.»

Dans la courte période de guerre de position relatée dans le témoignage qui nous est parvenu, et qu’il découvre fin 1914 après sa difficile expérience de la guerre de mouvement,  Maurice Castéla évoque son univers de sous-officier de réserve : il retrouve au front ses anciens camarades du service militaire et du « païs », tout en s’inscrivant dans une camaraderie de grade (« popote » des sous-off, « club », « société »). Il accède rapidement au poste d’agent de liaison : « Ici, près du commandant se trouvent les cuisines, ce qui m’a permis mieux boire, mieux manger et de passer la nuit sous un très bon abri auprès d’un bon poêle » (26 novembre 1914). L’hiver 1914 est difficile dans la boue des tranchées et les attaques pour quelques mètres de terrain et c’est sans doute ces difficiles conditions de vie qui sont à l’origine de sa première évacuation. Il s’applique ensuite à décrire sa vie « d’éclopé » pendant laquelle se développent de nouvelles amitiés entre 1915 et 1916. La suite de son parcours montre de ce point de vue le caractère fragmenté de ce qu’ont pu être de nombreuses expériences de guerre.

Alexandre Lafon – novembre 2011

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Viard, Albert (1887-1964)

1. Le témoin

Né en 1887 à Gruey dans les Vosges, Albert Viard est issu d’une famille de commerçants. On ne connaît pas exactement son niveau d’études, mais la teneur de ses lettres et son parcours militaires témoignent d’une solide formation secondaire. Il est en juillet 1914, maréchal des logis de carrière au 62e RAC. Après avoir fait la campagne en Alsace-Lorraine, participé à l’offensive de la Marne, avoir été en Artois en 1915 et être passé par le front de Verdun en 1916, il termine cette même année à l’Ecole d’Application de l’Artillerie et du Génie d’où il sort officier. Incorporé au 213e RAL et réengagé à partir du mois d’avril 1917 sur le front, il participe à l’offensive de juillet 1918 dans l’Aisne où il reçoit la blessure qui l’éloignera définitivement du champ de bataille. Il reste mobilisé jusqu’en juin 1919 et la signature des traités de paix.

2. Le témoignage

Publié en 2010 sous le titre Lettres à Léa aux éditions l’Aube, le témoignage d’Albert Viard se compose de la correspondance échangée avec sa femme s’étalant du 31 juillet 1914 au 26 juin 1919, sans qu’elle ne couvre l’ensemble de ses « jours de guerre ». Il manque en particulier toutes les lettres de 1916. quant aux lettres de sa femme, aucune n’a été conservée. Un « journal de marche », adressé lui aussi à Léa témoigne des trois premiers mois de la guerre pour s’arrêter le 14 octobre 1914 avec la mention : « Il est inutile que je détaille la suite car mes lettres ont dû te renseigner suffisamment. »

VIARD Albert, Lettres à Léa 1914-1919, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010, 222 pages.

3. Analyse

Albert Viard, artilleur militaire de carrière, engagé à l’arrière de la première ligne des fantassins, écrit dès qu’il le peut à sa femme, Léa, restée dans les Vosges. Très croyant, il pense la guerre comme une épreuve de rédemption et tente en invoquant Dieu de soulager l’angoisse de son épouse. L’autocensure est omniprésente notamment dans les premières lettres où la guerre paraît (presque) une partie de plaisir. Le vocabulaire utilisé comme les scènes retranscrites veulent témoigner de l’univers particulier de la guerre de siège. Mais s’il essaye de minimiser le danger tout en mettant en avant son activité combattante, cette autocensure se fissure dès 1915, et l’émotion jusque là retenue prend davantage d’importance, d’autant qu’il perd deux de ses « meilleurs camarades ». L’homme se transforme : « Sans doute qu’à force d’être ici, on devient un peu sauvage et on a des idées à part » (26 novembre 1915). Peu à peu, les extraits de lettres proposés se concentrent sur le lien avec l’épouse, autour de leur première fille, de la naissance d’une seconde en 1917 et de la perspective d’agrandir encore le foyer. Devenu officier dans la lourde, les informations sur la guerre deviennent rares : « (…) La guerre, quand c’est intéressant, on n’a pas le temps d’écrire, et quand on a le temps d’écrire, on a rien à dire » (23 avril 1918). Les réflexions se multiplient sur ce conflit qui dure et qui laisse mourir les bleus de la classe 1918 (26 mai 1918). Il faut attendre le printemps de la même année pour retrouver une certaine assurance : « Je crois qu’ils n’iront pas plus loin » (2 juin 1918). Les lettres témoignent alors de la reprise de ce que Viard appelle la « vraie guerre ». Sa colère contre les « boches », ces « sauvages », elle, ne semble pas faiblir. Les liens de camaraderie et l’amitié transparaissent aussi lorsqu’il raconte le quotidien du front. C’est pendant cette période, le 31 juillet 1918 qu’il est blessé de plusieurs éclats d’obus et rapatrié dans un hôpital militaire, inquiet de ne pas avoir de nouvelles de son épouse. Le retour à la paix sans réelle démobilisation, est source d’ennuis et d’attente de retrouver le foyer tant aimé, quitté depuis 5 ans : « Pendant la guerre, les jours passaient plus vite que maintenant » (28 avril 1919). En creux se dessinent les grèves à Paris, et déjà, la demande de reconnaissance des droits des « poilus » sur ceux de l’arrière.

Dans son court « journal de marche », la guerre est racontée comme elle a été vécue : marches en avant, vie sur le pays, la retraite, la peur, le combat avec son lot de morts et de blessés hurlants, l’aide apportée lorsque cela est possible, même aux Allemands, le temps du retranchement en septembre 1914. Son journal fourmille ainsi de détails qui donnent à lire la guerre « au ras du sol » et qui viennent contrebalancer les propos souvent très atténués des lettres.

Alexandre Lafon – octobre 2011

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Madrènes, Joseph (1890-1936)

Joseph Antonin Bernard Madrènes est né à La Pomarède, canton de Castelnaudary (Aude) le 24 février 1890. Ses parents étaient cocher et cuisinière au château appartenant à la famille Meunier, et ils ont suivi leurs maîtres lorsque ceux-ci se sont installés à Sallèles-d’Aude. D’après les souvenirs familiaux, les Meunier auraient contribué à l’éducation du jeune Joseph. Puis celui-ci est entré en apprentissage chez un parent, ébéniste à Revel (Haute-Garonne). En 1910, il s’est engagé pour trois ans dans la marine à Toulon, comme charpentier. Rentré à Sallèles, fiancé, il a dû repartir lors de la mobilisation de 1914. La lecture de son témoignage le montre conservateur, patriote et surtout catholique pratiquant et croyant. Proche du Sillon de Marc Sangnier, il milite dans divers cercles catholiques ; à Malte, il cherche à entrer dans toutes les églises ; il célèbre la conversion d’un Anglais au catholicisme ; il prend l’engagement d’aller en pèlerinage à Lourdes après la guerre… Marié en février 1919, il crée son entreprise de menuiserie à Azille (Aude), puis à Toulouse, où il meurt le 22 avril 1936. Entre la fin de la guerre et son décès, à une date que la famille ne peut préciser, il a rassemblé et « mis au propre » les éléments de son témoignage.

La guerre en Méditerranée

Ses notes chronologiques sont portées sur un gros registre très illustré de documents divers, principalement des cartes postales représentant des navires de la flotte française ou des flottes alliées, et des vues de Toulon, Bizerte, Brindisi, Messine ravagée par le tremblement de terre de 1908, Malte, Céphalonie, Milo (« le pays de la Vénus de Milo, dit le commandant »), et autres lieux où son torpilleur a mouillé. Pour qui a lu de très nombreux témoignages concernant l’armée de terre, le dépaysement est certain. Ici, au lieu de l’immobilisation dans les tranchées, on va en quelques jours d’un bout à l’autre de la Méditerranée. La mer joue des tours aux navires qui se déglinguent et aux hommes, victimes du mal de mer (oui, les marins ont le mal de mer : à plusieurs reprises, c’est « tout l’équipage » ou « presque tout l’équipage » qui est malade). On passe donc aussi beaucoup de temps dans les ports afin de réparer les avaries fréquentes, et pour « mazouter », embarquer des vivres et de l’eau. La marine a ses rituels (signaux, pavillons, hourrahs), son langage (appareillage, branle-bas de combat, croisière, etc.) et son argot : le mouilleur de mines, par exemple, « pond des œufs ».

Dans les premiers jours d’août 1914, arrivé au dépôt à Toulon, Joseph Madrènes critique la pagaille qui règne, et il doit soutenir une violente discussion avec de « fortes têtes » hostiles à la guerre. Le 2 septembre, il embarque comme charpentier sur le Protet, contre-torpilleur de haute mer, et la campagne commence mal puisque les deux canons éclatent quelques jours après. Il va rester sur ce navire jusqu’au début de 1917, obtenant le grade de quartier-maître en janvier 1916. Les opérations de guerre du Protet sont variées : il croise au large des bouches de Cattaro (Kotor) pour intercepter les navires autrichiens ; il escorte les convois de troupes qui vont vers la Grèce ; il traque les sous-marins ; il drague les mines et les fait sauter ; il récupère les survivants de navires torpillés… En février 1915, Joseph Madrènes décrit une forte concentration de navires français et anglais pour « un coup contre les Turcs », mais le Protet ne participe pas directement à l’affaire des Dardanelles. Lors du combat naval du 22 décembre 1916 contre les Autrichiens, tout tire, canons, mitrailleuses, fusils, mais l’ennemi passe à travers et peut regagner ses ports de l’Adriatique. La plupart des pertes proviennent du torpillage de navires de surface par les sous-marins ennemis, tandis que Joseph reçoit fréquemment la nouvelle de la mort d’un camarade du village dans les tranchées du front occidental.

1917

Jusqu’au début de 1917, il est question, ici et là, de quelques signes de découragement, du cafard au retour d’une permission à Sallèles pendant que le Protet est réparé à Toulon, de la crainte d’une mutinerie en juin 1915, tellement on est mal à bord. Mais cela ne va pas plus loin. Les officiers s’emploient à relever le moral : « Le commandant nous a fait aujourd’hui une conférence sur la guerre et nous a dit que l’Allemagne jouait ses derniers atouts » (23 août 1915). Mais 1917 (alors que notre quartier-maître a quitté le Protet pour le Marceau) est marquée par des bouleversements. Cela commence par l’annonce, le 17 mars, des troubles à Petrograd et de l’abdication du tsar, et, le 19 mars, du recul allemand dans le Soissonnais. Ce jour-là, Joseph se demande : « Que se passe-t-il en France ? Ici à bord le bateau devient défaitiste ; on y lit La Vague, Le Journal du Peuple. Toute la journée on entend murmurer. Il y a de quoi avoir le cafard. » Le 22 mars, en rade de Brindisi : « Les nouvelles de Russie sont bonnes. Les alliés avancent sur tous les fronts. Hier nous avons eu la visite du roi d’Italie à bord. À cette occasion, l’ordre avait été donné de briquer la plage arrière et de faire les tentes. L’équipage a refusé de le faire. Il a fallu que les officiers parlementent un bon moment. Tout s’est fait par la suite. L’équipage est consigné. En ville il y a eu des manifestations au passage du roi, et des femmes ont demandé du pain. » Le 16 juin : « Les permissionnaires qui rentrent de France disent que tout va mal. Les poilus ne veulent plus marcher. Ce n’est pas possible. » Le 27 septembre, il note encore des émeutes de la faim à Brindisi et à Turin. Le 3 novembre : « Je viens de réitérer ma demande pour entrer dans l’aviation. Pour rien au monde je ne veux rester sur ce maudit bateau défaitiste. » Le 16 novembre, l’information est mauvaise : « En Russie, nouvelle révolution ! Kerensky a pu se rendre maître de Lénine. » Il faut la corriger le 2 décembre : « La Russie qui est aux mains de Lénine vient de conclure un armistice avec l’Allemagne. »

Les notes de l’année 1918 sont très brèves, ce qui est peut-être un signe de lassitude. Le 24 mars, il écrit : « Les journaux italiens nous apprennent que Paris a été bombardé. Qu’est-ce que cela veut dire ? Les Allemands seraient donc aux portes de Paris ? On nous l’a caché. Ce n’est pas ça qui va relever le moral du Marceau. » En France aussi, on n’avait d’abord pas compris qu’il pouvait y avoir des canons de très longue portée. En septembre, Joseph revient en France. Le 11 novembre, il est à Saint-Tropez où il mène une vie quasi-civile, et il accueille l’armistice avec enthousiasme. Le 4 février 1919, il se marie avec sa fiancée Alice, qui l’attend depuis 1914 ; le 14 mars, il est libéré des servitudes militaires.

Le témoignage contient également une série de coupures de presse sur le sort du capitaine de frégate Forget, qui commandait le Protet lors du combat naval du 22 décembre 1916. Forget a été « débarqué » pour avoir molli devant l’ennemi. Joseph Madrènes et tout l’équipage l’ont soutenu, montrant qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres. En 1919, Forget a demandé à passer en conseil de guerre, Madrènes est venu témoigner, et Forget a été acquitté. Mais le Protet, sans Madrènes, a joué un autre rôle dans l’histoire : en avril 1919, avec son ingénieur mécanicien Marty, il a été partie prenante des fameuses « mutineries de la Mer Noire ».

Rémy Cazals, octobre 2011

*L’original du témoignage est conservé par la famille. Numérisation aux Archives départementales de l’Aude, cote 28Dv8, où se trouve aussi la fiche matricule 631, cote RW589.

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Collé, Alphonse (1867-1943)

1. Le témoin

L’abbé Collé avec Maurice Barrès sur une carte postale de sa collection

Alphonse Collé est né le 23 janvier 1867 à Gugney-aux-Aulx dans les Vosges. Il est ordonné prêtre le 8 juin 1895 et fera toute sa carrière dans les Vosges. Il est d’abord affecté comme Vicaire à Moyenmoutier, où il y reste 5 années avant de rejoindre la cure de La Vacheresse-et-la-Rouillie, le 10 décembre 1900. C’est le 5 novembre 1908 qu’il devient curé à Ménil-sur-Belvitte ; c’est là que la guerre le trouve à son ministère, le 25 août 1914 (état-civil reconstitué par Jacques Didier, qu’il en soit remercié). D’une personnalité manifestement hors norme, il est le modèle type du curé omnipotent, figure tutélaire de la paroisse et doué d’un entregent particulièrement efficace dans les milieux politiques comme littéraires. Il est ami de Maurice Barrès et du député des Vosges Louis Madelin, qui le décrit ainsi : « Quiconque a vu – ne fut-ce qu’une fois – ce prêtre vigoureux, à la figure pleine et énergique, aux yeux de flamme sous les forts sourcils noirs, à la bouche ferme, parfois légèrement ironique, à l’attitude résolue et à la parole prompte, se rend compte du caractère qu’il dut apporter dans des circonstances si critiques, en des heures tragiques. » (page 9), l’abbé Collé sera tout autant loué que décrié pour son action en faveur des soldats morts dans les combats du massif de la Chipotte. En effet, accusé de trahison il est arrêté par les troupes allemandes le 1er septembre 1914. Le massif de la Chipotte libéré après le recul allemand du 12 septembre, il et cette fois-ci accusé à plusieurs reprises (« sept fois » dit-il page 143) par les autorités françaises de dépouiller les cadavres après les avoir exhumés. En fait, il ne fait que pallier à l’incurie d’un pouvoir militaire au dessous de sa tâche de mémoire voire de dignité dans le traitement de ses morts et en prend à témoin militaires et politiques de tous grades. Le 20 décembre 1916, il lui est toutefois intimé « l’ordre d’interdire de la façon la plus complète toute exhumation et identification des corps des militaires inhumés sur le terrain des communes de la région » (page 144). Alphonse Collé poursuit alors une œuvre de commémoration qui ne s’achèvera qu’à sa mort le 20 mars 1943 à Ménil-sur-Belvitte.

2. Le témoignage

Alphonse Collé, (abbé), La bataille de la Mortagne. La Chipotte, l’occupation, Ménil et ses environs. Paris, Librairie Emmanuel Vitte, collection La guerre de 1914. – Les récits des témoins, 1925, 287 pages.

L’abbé Alphonse Collé, curé de Ménil-sur-Belvitte, retrace l’histoire de son village et de ses alentours dans les heures douloureuses de la bataille d’arrêt sur les derniers contreforts vosgiens, connue sous le vocable générique des combats de la Chipotte, du 27 août au 14 septembre 1914, avec le statut de témoin au centre de la narration. Constamment demeuré auprès de ses ouailles, multipliant les interventions et les secours et déployant une activité ininterrompue en tous domaines, il fut un témoin omniprésent et un acteur avéré des jours fébriles et sanglants des batailles et de la courte occupation allemande. Le flux des armées s’étant éloigné, il se déploie tout autant, et ce sera son œuvre, pour que jamais ne se perde le souvenir de cette hécatombe et des héros morts, dont il va tenter d’en identifier le plus grand nombre, palliant ainsi à l’incurie d’un pouvoir militaire impuissant devant l’ampleur de la mort de masse de ses soldats.

Après une préface de Louis Madelin, historien et député des Vosges, rendant honneur à l’infatigable « ouvrier de l’immortalité des héros », l’auteur introduit l’historique de la guerre dans les Vosges puis les forces, françaises comme allemandes, en présence à la veille de la tragédie. Le 25 août, les Français refluent sur les dernières montagnes avant la place forte d’Epinal, et l’auteur, se basant sur quelques témoignages d’officiers des régiments en ligne (tel le capitaine Jacquel du 159e RI ou le commandant Mazoyer du 54e BCA), retrace les jours intenses de massacres sous les sapins.

Il fustige bien sûr les exactions allemandes, telle l’ordre du général Stenger, appliqué dès les combats de Thiaville-sur-Meurthe, sur le flanc nord-est du massif, mais sait reconnaître l’humanité des ambulances allemandes. Il évoque également de grands chefs (commandant Baille, capitaine Vilarem, lieutenant Abeille parmi d’autres) et reproduit quelques extraits de carnets de combattants. Vient ensuite son propre témoignage. Collé se dédouble pour ses blessés, n’hésitant pas à presser les autorités allemandes, tant et si bien qu’il est accusé de trahir les positions ennemies. Accusation absurde dont il est vite libéré, il reprend son ministère sous les bombardements des journées fiévreuses de septembre, où l’ennemi n’avance plus et bute sans fin contre une défense acharnée. Le 11 septembre, Ménil est délivrée. Commence alors pour l’abbé Collé un autre sacerdoce.

Après avoir tenté de sauvegarder au mieux la vie des habitants de Ménil de la fureur ennemie, ce sont les corps des morts et leur souvenir qui occupent maintenant l’infatigable prélat. Parvenant à obtenir de l’armée des territoriaux (92e RIT) et quelques prisonniers allemands, il s’active à inhumer dignement des milliers de corps laissés sur la glèbe des champs de bataille de Ménil, Bazien, Brû, Sainte-Barbe, Saint-Benoît, la Chipotte, et tant d’autres lieux où la mort est restée après la bataille. Il œuvrera toute la guerre durant, regroupant les corps sur les lieux mêmes des plus durs combats, préfigurant la nécropole nationale de la Chipotte encore visible aujourd’hui. Mais la tâche ne fut pas simple et, comme il avait subi le soupçon allemand, il devra se défendre aussi contre le même, français, accusé d’exhumations voire de pillage ! Pourtant son œuvre fut reconnue.

Il érige également un musée de reliques, qu’il considère sacrées, puis cristallise les souvenirs et les honneurs des soldats comme des villes mêmes pour reconstruire et commémorer. Commune par commune, il fait état du martyrologe, des morts, des destructions et des travaux, de ses actes de foi, de toutes les tragédies des endroits où s’est arrêtée la vague de la guerre et y abandonnant ses débris.

Après la guerre, c’est par la commémoration qu’il prolonge son œuvre mémorielle des héros de la Chipotte et se pressent à ses messes de souvenir Barrès, les politiques et les généraux pour honorer les milliers de soldats morts pour la France. Il en donne enfin une impressionnante liste, issue de ses identifications.

L’ouvrage se clôture sur quelques poèmes et annexes, d’origines allemandes.

2. Analyse

Ouvrage incontournable dans l’étude des combats de la Chipotte et sans équivalent pour l’histoire intime des villages et des champs de bataille de ce secteur, « la bataille de la Mortagne » de l’abbé Collé est une mine de renseignements utiles à l’Historien. Passée l’impression d’un prêtre omnipotent, incontournable sauveur de son village, si ce n’est de sa région, le témoignage de cette figure de la Grande Guerre vosgienne, ami de Barrès et d’une personnalité aussi forte – écrivant en 1925, Collé garde sa haine à l’encontre de l’ennemi dans un plaidoyer sans concession (page 104) – que controversée, le témoignage est de premier ordre sur une certaine intimité des combats méconnus de la Chipotte, vus par un civil. Certes, l’abbé Collé est partout, voit les officiers allemands, sauve l’église, les blessés, les habitants, toutefois, dans les affres de la guerre et de l’occupation, sa vision est primordiale pour comprendre ce que furent la vie et les transes des villageois des Marches de l’Est où le soldat français, 15 jours avant la Marne, arrêta la vague allemande.

Bien que de construction hachée, voire brouillonne, l’ouvrage fourmille de documents, anecdotes, données, tableaux de guerre souvent martyrologes, noms et unités engagées dans cette bataille mais également s’avère référentiel dans l’étude du paradigme de la mort dans la guerre de mouvement et de son traitement après les combats. La vision et l’expérience de l’abbé Collé est démonstratrice de l’incurie militaire, même la cristallisation survenue et le déplacement du front de plusieurs dizaines de kilomètres, à traiter efficacement les dépouilles abandonnées à la terre sans souci de conserver le souvenir de leur identité. A ce sujet, il est évident que le travail de l’abbé Collé fut essentiel à éviter que jusqu’au nom même des soldats tués dans cette boucherie de 19 jours disparaisse dans l’anonymat des ossuaires.

L’ouvrage est à prendre toutefois avec toutes les précautions d’usage, qui peuvent être révélées par la terminologie employée (cf. « les crapouillauds allemands » le 7 septembre 1914 (page 94) ou « écoutez ce fait véridique rapporté par un capitaine… » préliminaire à un invraisemblable récit (page 56). Il rapporte aussi, tentant de répondre à cette question : « Que firent les Allemands de leurs morts ? On a raconté qu’ils les brûlaient ; rien ne le prouve. Ce qui est indéniable, c’est qu’ils les relevaient au plus vite au moyen de chariots, aux roues capitonnées de paille, enlevés aux habitants. Ils opéraient de nuit. A Baccarat, l’un des nôtres en vit tout un train. On s’expliquera, de ce fait, la raison pour laquelle le lendemain d’un, sanglant combat quelques-uns des leurs seulement restaient sur le terrain : c’était habile de leur part » (page 138).

Le livre, ponctué de trop nombreuses coquilles, est iconographié de quelques vues des destructions et agrémenté de quelques cartes, dont une, singulière, en frontispice des « incursions de dirigeables allemands en territoire français du 25 juillet au 2 août 1914 ». Il est toutefois aujourd’hui encore référentiel tant pour le secteur géographique concerné que pour l’étude du paradigme de la gestion de la mort militaire pendant et après le conflit. Il décrit en effet les différentes composantes de la gestion de la mort de masse et de la présence par milliers des cadavres des combats en terrain boisé, de montagne de surcroît. Il rapporte ainsi les impressions d’un capitaine Humbert de ses « immenses forêts dont les sous-bois toujours déserts, ont été peuplés de petites croix blanches et où les sangliers ont dispersé dans les feuilles flétries les ossements de nos morts ; immenses forêt dont l’humus, jonché des milliers de boîtes de « singe », conservera l’empreinte de nos pauvres petites tranchées, couvertes de branchages ; immenses forêts, dont le passant ne traversera plus sans inquiétude le silence religieux » (page 30). L’abbé Collé nous éclaire également sur les pratiques inhumatoires allemandes, la question du traitement post mortem des « Alsaciens francophiles tombés sous l’uniforme allemand » (page 82) en rapportant la note du Ministère des Pensions du 25 septembre 1920, précisant que « les corps des Alsaciens-Lorrains morts sous l’uniforme allemand, peuvent être, à l’occasion du groupement des tombes, placés dans les parties des cimetières militaires réservées aux soldats français » (page 107). Il dénonce violemment l’incurie, « par bêtise ou jalousie » (page 113), de la perte des identités des soldats du fait des croix nominatives non entretenues par un service des sépultures dépassé par la tâche. Malgré ses efforts de 1914-1915, l’abbé Collé déplore qu’« en 1919, quantité de noms étaient effacés, principalement dans la forêt » (page 113), alors que les exhumations et les regroupements ne feront à cette date que commencer. Il n’est pas étonnant à la lecture de cet ouvrage que parfois, on trouve encore aujourd’hui des soldats oubliés [sur le traitement archéologique contemporain de cette question, lire, Adam, Frédéric et Prouillet, Yann, Les sources archéologiques de la Grande Guerre dans les Vosges. L’archéologie appliquée aux vestiges de la Grande Guerre in La Grande Guerre dans le département des Vosges. Actes du colloque d’EPINAL des 4, 5 et 6 septembre 2008, Epinal, Conseil Général des Vosges, Archives départementales des Vosges, 2009, 348 pages]. Pour ces exhumations dans ce secteur, jusqu’à 300 prisonniers allemands « furent employés, dès avril 1919, aux travaux de regroupement des tombes. (…) Ils ne pourront pas dire qu’il y furent maltraités » (page 125).

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Chaussis, Ernest (1884-1950)

2. Le témoin

Ernest Chaussis est né le 10 septembre 1884 à Saint-Mard-de-Réno (Orne), issu d’une famille  paysanne mais dont le père est maire de la commune. Instituteur depuis 1903 en Normandie, il vient juste d’être nommé inspecteur primaire à Loudéac, dans les Côtes-du-Nord, où il habite lorsque se déclenche la Première guerre mondiale. Il s’est marié en 1906 avec Andrée Lévesque, fille d’un imprimeur de Flers (Orne), avec laquelle il aura un fils, André, né l’année suivante. Après-guerre, il reprend son métier d’inspecteur primaire à Lannion (1919), Saint-Brieuc (1922) puis Compiègne (1926) où il termine sa carrière en 1940. Socialiste déclaré et laïque convaincu, il fonde l’amicale laïque de Saint-Brieuc (1923), les Amis de l’Ecole Publique à Compiègne (1927) et est impliqué dans l’UFOLEP de l’Oise, où il organise une fête départementale en 1937. Enfin, il écrit au moins un ouvrage pédagogique (Les Côtes du Nord, nouvelle géographie départementale (Imprimerie Moderne, en 1926. Eclectique, comme le sont les instituteurs de cette époque, il est passionné de géographie, de lecture, de musique, l’écrivant lui-même et correspondant avec le chansonnier Roger Max. Pendant la guerre, son journal est teinté également d’un patriotisme mâtiné d’antimilitarisme anti-grade, qu’il ne passera pas lui-même d’ailleurs, sentiments auxquels s’ajoutera une lassitude profonde de la guerre. Il décède en 1950.

2. Le témoignage

Chaussis, Ernest, Journal du poilu Chaussis, inspecteur primaire normand, Louviers, Ysec, 2004, 366 pages.

Classé ante bellum dans le service auxiliaire, il passe en service armé par une commission de réforme mi-novembre 1914 et est mobilisé le mois suivant au 104e RI d’Argentan. Il reste au dépôt jusqu’au 6 juillet 1915, date à laquelle il intègre le 150e RI alors en Argonne. Il y reste peu de temps et est muté au 154e stationné en Champagne. Là, il attrape une sévère typhoïde qui l’éloigne du front, entre hôpitaux militaires (Châlons-sur-Marne, Sens, Villeblevin ou Auxerre) et dépôt (Saint-Brieuc-Pontrieux), jusque à la fin de 1916. Il ne retourne en première ligne que le 2 août 1917 pour retomber malade et être hospitalisé à Contrexeville dans les Vosges. Remis sur pied, il revient en Argonne le 23 mars 1918 avec le 202e RI dans le secteur de Verdun puis à nouveau en Champagne. A la fin de l’année, il change à nouveau d’affectation et devient cartographe régimentaire. Il garde ce poste quelques semaines et, à partir du 23 mars, remonte en ligne. Là, il parcours les fronts mouvants en Argonne, en Champagne, en Picardie, dans les Vosges et finalement en Alsace libérée jusqu’à sa démobilisation le 1er février 1919.

3. Analyse

L’introduction rapporte une lettre introductive du poilu Chaussis lui-même, intitulée « A qui ouvre ce carnet… », qui rappelle que certaines de ces pages ont été réécrites après coup, dans un hôpital d’Auxerre, en 1915. Suit un décryptage d’Arlette Playout-Chaussis qui présente la découverte et la publication des manuscrits, ses enrichissements, notamment cartographiques et surtout le ressort d’écriture de son aïeul. Elle s’interroge sur le public que le scripteur visait et rend hommage à son altruisme et à sa philosophie. Enfin, elle conclut sur son interrogation d’un certain oubli familial, corrigé par « devoir de mémoire ». L’aveu est toutefois formulé de cahiers non retranscrits en totalité, ce qui interroge l’historien sur les raisons et l’étendue de ce choix. Particulièrement dense bien que lacunaire et d’un suivi chrono temporel parfois ardu – ainsi, certaines parties du parcours n’ont pas pu être recomposées par les présentateurs mêmes -, l’apport à l’historiographie testimoniale est certain. Un autre écueil est celui du choix d’une présentation codée également compliquée, mal expliquée de surcroît, et sans apport évident à l’Historien, d’autant que ce point n’est expliqué qu’à la fin de l’ouvrage. En effet, des numéros, qui se révèlent parasites, entre parenthèses renvoient, au début de l’index (page 336) aux pages du manuscrit original (sur ce point, il est d’ailleurs mentionné un 17e carnet alors que 13 ont été retrouvés). A trop vouloir en dire, on s’y perd un peu parfois. Enfin, quelques abréviations auraient pu être opportunément traduites.

Décidément ce soldat aura été aussi itinérant que polyvalent dans cette guerre qui ne fut pas uniquement et loin de là une guerre de tranchées pour cet inspecteur primaire. On peut suivre dans son récit tour à tour le parcours d’un soldat de dépôt, d’un malade, d’un cartographe de PC de régiment, d’un chef de musique et d’un caporal fourrier. Il en ressort ainsi un excellent témoignage, Ernest Chaussis produisant le journal d’un homme clairvoyant, d’esprit vif et d’un réel don d’écriture, statut d’instituteur oblige. Il nous décrit précisément et importunément son environnement comme ses états d’âme sans concession pour ceux qui le commandent. Il fustige l’officier presque à chaque page, et la plupart du temps avec juste raison, du seul fait de côtoiement avec la « caste ». Il justifie longuement d’ailleurs (pages 307-308) son absence de galon comme de récompense par des circonstances fortuites ayant toutes pour origine l’impéritie militaire. Mais il doit certainement plus cet état de fait à son absence de faveurs envers ce milieu qu’il dénonce ouvertement. Car c’est au fil des pages, dans son évolution au sein des états-majors, qu’enflent les critiques des comportements de leurs officiers, de leur fonctionnement, des inepties voire de l’inutilité dont ils font preuve avec un caractère despote et cabotin. Chaussy enfonce le clou le 4 juin 1918, décrivant une guerre vaudevillesque face à « l’organisation et la volonté sérieuse de l’ennemi » (page 207). Son esprit critique rappelle sur certains points celui d’Henri Désagneaux (in Journal de guerre. 14-18, Paris, Denoël, 1971), par exemple sur le coup de main qui doit réussir (page 228) dans une formulation parfaitement similaire.

Ouvertement socialiste, il ne cache pas ses obédiences et en profite pour faire un plaidoyer constant pour les instituteurs. Quelques critiques littéraires (de « J’accuse », Sembat, Lysis ou Rédier) prouvent son éclectisme littéraire et plusieurs tableaux ethnographiques sont très intéressants, tel le réveil des soldats dans la baraque Adrian (pages 133 à 137). Le 30 janvier 1915, il endosse l’habit militaire qu’il qualifie de « livrée » (page 19) et dénonce les « embusqueurs » : « Je n’ai pas encore découvert les veules égoïstes qui (…) se dissimulent dans l’ombre des bureaux et mettent en mouvement toute une diplomatie dont les efforts coupables permettront à ces mauvais Français de demeurer à l’abri des glorieux dangers » (page 19). Il y revient plus loin longuement en donnant force exemples nominaux « d’embusqués d’Argentan », avec leurs méthodes (page 35). Il fait aussi en contrepoint une liste des faux embusqués : mitrailleurs, brancardiers, cyclistes ou ravitailleurs (page 318). A Sens, il décrit ses sentiments à la vue de prisonniers : « quelques invectives à leur adresse et surtout un violent sentiment de curiosité » (page 99). Il voit des Américains à Verdun, « nom mystérieux qui force l’admiration des Américains, faisant debout le salut militaire quand on prononce ce nom » (page 151), se plaint des Anglais « pillards et flanchards » (page 182), constatant la même chose chez les poilus français (pages 182 et 212), se plaignant des vols ordinaires dans les maisons abandonnées (page 201). A Wacquemoulin, il voit une femme assise entre deux gendarmes ; « une espionne allemande déposée par avion » selon le planton (page 182). Il donne en vrac quelques définitions et argot personnel : Singe, pigeon, Société des Nations, paix, tranchée, boyau, culot, la vie chère, bombe, quart, obus à shrapnells, éclat, piston, etc. (page 187) et fustige la paperasserie (page 191). La mort d’un camarade renvoie le poilu à sa propre mort, révélant le « désir de ne pas souffrir » et de « traverser cette grande tourmente imbécile sans y laisser trop de plumes et de fraîcheur d’esprit » (page 197). Chaussis à en effet conscience que la guerre vieillit l’homme et les éléments (d’où le titre de ce livre) : « Car les tranchées et les boyaux sont les rides du sol ; et le plus terrible est de voir vieillir en quelque jours des contrées vertes, joyeuses, pleines de vie (…) » (page 204). Le 17 novembre 1918, il passe l’ancienne frontière entre les Vosges et l’Alsace et « ce n’est pas sans émotion que nous foulons cette terre d’Alsace, et la chanson vole » (page 288). Il y constate immédiatement la fidélité du peuple alsacien (page 291) et s’indigne de leur traitement « entre deux soldats », au retour de captivité (page 298). La guerre à peine terminée, il constate, amer, que « les civils ont tenu. Et le poilu ne les épatait plus, sur la fin. On trouvait tout naturel que des hommes fussent prédestinés à une vie infernale pendant que les autres jouissaient de la vie, amassaient des bénéfices « de guerre » (Criminelle expression ! épouvantable mentalité que celle qui admet que la guerre puisse rapporter quelque chose à des individus, la mort des uns faisant la vie des autres !) ». Il augure ce qu’on retiendra de la guerre : « Quels exploits raconteront ceux qui auront contemplé, célébré, divinisé la guerre ? Que tairont, par modestie ou par dégoût, ceux qui l’on faite, vue ; soufferte ? » et d’achever ses acrimonies par cette sentence définitive sur l’arrière : « C’est curieux comme à beaucoup le front a paru plus gai, plus accueillant que l’« intérieur » (page 318).

L’ouvrage est enrichi d’un index des noms des unités militaires citées (page 337), de titres d’ouvrages cités (page 337 à 339), d’un index des noms de lieux et de personnes (pages 340 à 357), d’une table des illustrations (pages 357 à 359), d’une cartographie (page 359) et d’une table des matières détaillée (pages 359 à 366), le tout formant un excellent outil de recherche, manquant trop souvent dans ce type de parution. Le livre est illustré de nombreux dessins (jusqu’aux feuilles de température du malade Chaussis !), croquis, cartes, plans, et images, certes de qualité moyenne, mais complétant ce remarquable travail d’enrichissement évoqué ci-dessus, non diminué par quelques rares fautes (pages 197, 209 ou 253). Il témoigne également de l’imposant travail de réappropriation de la mémoire familiale et de recherches sur le parcours d’une descendante de poilu.

Liste des communes citées (datation et pagination entre parenthèses) :

1915 : Argentan (13 novembre 1914 – 13 juillet 1915 – 17-44), Sainte Menehould, camp de Florent II (14-23 juillet – 44-51), Florent, le Claon, la Chalade, le Four de Paris, la Harazée (24 juillet – 17 août – 51-64), Matougues (18 août – 18 septembre – 65-71).

1916 : Hôpitaux militaires (Châlons, Sens, Villeblevin, Bretagne) (19 septembre 1915 – 24 décembre 1916 – 72-133).

1917 : Champagne, Suippes (25 décembre 1916 – 2 août 1917 – 134-140), Mont-Haut, Mourmelon (2 août – 4 octobre 1917 – 141-148), Verdun, camp Driant, Douaumont, Souilly (4-31 octobre – 149-154), Contrexéville, camp de la Souveraine (novembre – 154)

1918 : Givry-en-Argonne, camp Marquet (21 janvier – 1er avril – 172-180), Picardie, Château-Thierry, la Ferté-Milon, la Croix-Saint-Ouen, le Meux, Arsy, Coivrel, Maignelay, Sains-Morainvilliers, Welles-Pérennes, Harinart, Prétoy, Plainville, ferme de la Hérelle, Mesnil, Orry-la-Ville, Lignières, Dancourt, Popincourt, Tilloloy, Beuvraignes, Amy, bois du Bec, Margny-aux-Cerises, ferme de la Croix, Frétoy-le-Château, Plessis-Patte-d’Oie, Berlancourt, château de Mesny, Villeserve, Haut-des-Bois, Petit-Détroit, Remigny-Rouquenet, bois de la Haute-Tombelle, Moÿ, ferme Cappone, Hinacourt, Hamegicourt, Regny, Itancourt, Flavy-le-Martel (2 avril – 17 octobre – 180-273), Vosges, Nancy, Corcieux, Taintrux, Rougiville, Saint-Dié, Dijon (1er-15 novembre – 275-285), Alsace, Frapelle, Combrimont, Provenchères-sur-Fave, Saales, Urbeis, Fouchy, Bleinschweiler, Dambach, Herbsheim, (15-24 novembre – 286-294), Boofzheim (24 novembre 1918 – 1er février 1919 – 294-324).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Callies, Alexis (1870-1950)

1. Le témoin

Alexis Eugène Callies est né à Annecy le 26 mars 1870 d’un père médecin. Négligeant la carrière militaire, il souscrit à 21 ans un engagement volontaire pour trois ans à l’école polytechnique, mais sort dernier de sa promotion. De 1893 à 1895, il complète sa formation à l’école d’Application de l’Artillerie et du Génie de Fontainebleau, avec pour spécialisations l’artillerie de marine puis « de terre ». Il épouse le 26 août 1895 la fille d’un ingénieur télégraphiste, Marie-Louise Amiot, avec laquelle il aura 5 enfants. Dès octobre, il rejoint le 7e régiment d’artillerie de Rennes puis le 17e régiment d’artillerie à pied de Toulon. Capitaine en 1907, Alexis Callies entre en guerre à l’été 1914 à la tête d’une batterie de 75 du 19e régiment d’artillerie de Nîmes, élément du 15e Corps. Il a 44 ans. Entre 1914 et 1918, il occupe successivement les fonctions de capitaine commandant de batterie, officier adjoint au commandant d’une artillerie de corps d’armée puis chef d’escadron commandant un groupe d’artillerie de campagne. C’est à ce grade qu’il prend une retraite anticipée le 1er décembre 1919 et se reconvertit dans l’industrie, à Levallois-Perret. Il prend dans le civil de nombreuses responsabilités, dont celle d’arbitre-expert près le tribunal de commerce de la Seine. « Catholique pratiquant mais clérical modéré, rallié à la République mais non sans méfiance envers le régime, le commandant Callies appartient à la génération d’officiers la plus éprouvée par les scandales qui ébranlèrent l’armée entre 1890 et 1910 » selon son présentateur Eric Labayle (page 10). Son caractère et ses opinions furent très certainement une raison de sa carrière militaire inachevée, même s’il la poursuit comme officier de réserve, étant promu lieutenant-colonel en 1924. En 1928, il entame une carrière politique qui le propulse député d’Annecy et participe à la vie législative dans un groupe de l’Union Républicaine Démocratique. Battu en 1932, il met un terme à cette expérience et retourne à l’industrie. Il décède à Mars-sur-Allier (Nièvre) le 23 juin 1950.

2. Le témoignage

Callies, Alexis, Carnets de guerre d’Alexis Callies, (1914-1918), retranscrits et commentés par Eric Labayle, Château-Thierry, E/L éditions, 1999, 559 pages.

Le 1er août 1914, alors en manœuvre, il apprend le caractère inéluctable de la guerre qui fermente depuis plusieurs jours. Les jours suivants sont consacrés à la préparation du régiment à la grande revanche. Même s’il constate quelques dysfonctionnements organisationnels et humains, Alexis Callies est confiant et tient sa batterie en main dans le train qui l’emmène vers le nord. C’est en Lorraine, à Diarville, que débarque le régiment qui maintenant marche à l’ennemi. Le 10 août, il atteint Parroy, à l’est de Lunéville, et s’apprête à traverser la frontière. Le premier village allemand derrière celle-ci est Lagarde, où l’infanterie se trouve déjà. Le baptême du feu y est terrible le 11 août, qui voit la perte de deux batteries sur les trois du groupe et de 63 hommes. L’avance en territoire ennemi s’inscrit toutefois les jours suivants jusqu’à Dieuze. Le 20, un revers lent mais irrésistible s’opère et fait reculer infanterie et artillerie vers la France. Le 19ème retraite jusqu’à Blainville où le capitaine Callies séjourne jusqu’au 3 septembre.

Le 5, le régiment est déplacé pour échouer à Bar-le-Duc où, au sud de Revigny-sur-Ornain, se déroule « sa » bataille de la Marne. Une courte marche vers le nord suit la victoire pour cristalliser définitivement le front du 19e RA à l’ouest de Verdun, à proximité de Dombasle-en-Argonne. Là, malgré les espérances de reprises de la guerre de mouvement, le front lentement s’enlise et s’enterrent les batteries du capitaine Callies, qui doit faire l’apprentissage de la guerre de position. Soutien de plus en plus défini de l’infanterie dans des attaques ponctuelles, le groupe Callies ne quittera ce secteur que le 24 mai 1915. A cette date, il se trouve à l’est de Sainte-Menehould. Là encore, il ne déborde pas d’activité jusqu’à un nouveau départ du 15e Corps le 21 août suivant. Il échoue au sud de Craonne, où le support d’infanterie est désormais la mission unique de ses batteries de 75 dans la bataille. Son arrêt au début d’octobre préfigure une nouvelle campagne d’hiver. Le groupe d’artillerie voit alors un retour en Champagne pouilleuse, via Epernay, au sud de Massiges. Il est alors officier d’état-major, adjoint au général commandant l’artillerie du 15e Corps et s’éloigne quelque peu des fonctions de commandement de batteries. Il ne les retrouvera qu’en mars 1916, quand il est promu chef d’escadron et prend la direction du 1er groupe du 58e RAC.

Le 22 mai suivant, il gagne une nouvelle position au bois d’Esnes, à l’ombre de la terrible cote 304. Il y restera jusqu’en novembre où la poursuite de la reprise de Douaumont et de Vaux nécessite l’appui de toute l’artillerie disponible. Il se déplace vers l’ouest et la Meuse, sur la côte du Poivre.

1917 ne voit pas de changement important à sa situation statique devant Verdun, si ce n’est un rapprochement des batteries entre Fleury et Bézonvaux. Là, Callies y parle certes de ses rapports avec les officiers qui l’entourent mais aussi de sa situation périlleuse du fait de marmitages fréquents et souvent violents, notamment en août, où les Allemands déclenchent une attaque générale sur les deux rives, sans résultats probants toutefois.

La fin de cette nouvelle année de guerre voit un peu de repos pour le groupe qui revient en terre lorraine. Sa fonction de commandant de batterie éloigne également temporairement Alexis Callies du front. Il en est ainsi en décembre quand il participe à une instruction sur les gaz de quelques jours.

Mars 1918, une nouvelle offensive allemande fait craindre le pire. Callies rejoint son unité toujours en repos en Lorraine début juin puis débarque le 8 devant Compiègne menacé. Il est immédiatement dans la tourmente de la bataille d’arrêt des Allemands sur le Matz et qui attaquent furieusement les troupes placées devant eux. Les journées qui suivent sont terribles d’angoisse et d’activité jusqu’au mois de juillet où c’est sur Reims qu’une nouvelle offensive se déclenche, aussi rapidement stoppée.

Août voit un retour de fortune en faveur des Français qui reprennent l’ascendant comme l’offensive. Le 24, au cours d’un séjour à Paris, Callies passe au ministère et décroche un poste pour le cours de perfectionnement d’artillerie de Joigny. Il accepte, pensant acquérir par ce biais le commandement futur d’une artillerie divisionnaire. Hélas pour sa verve combattante, l’effondrement allemand se précipite comme la narration de la guerre d’Alexis Callies. Il prend son service à l’arrière le 23 septembre et ne retournera jamais au front. La guerre s’achevant sans lui, il stoppe son récit.

3. Analyse

C’est en 1919 et 1925, puis après 1935 qu’Alexis Callies met en forme ses carnets en y ajoutant des textes et documents divers, remplissant treize cahiers d’écolier. Eric Labayle, qui en fait une excellente présentation, a séparé ces deux origines de textes dans l’édition de ces carnets de guerre. Pour Eric Labayle, « Alexis Callies fait profession de pragmatisme, mais surtout d’une indéniable modernité dans son approche des problèmes tactiques » (page 11). Labayle n’omet pas de rappeler que le récit de Callies « est toujours accompagné d’une profonde douleur et d’une indignation sincère » à cause « de la mauvaise réputation qui est faite aux troupes du Midi en général et au 15e CA en particulier » (page 12). Cette « légende » est née des premiers combats en Lorraine, et notamment de « l’affaire de Lagarde », le 11 août 1914, dans laquelle l’officier entend justifier son action devant ce qui fut un désastre stratégique à l’échelle d’une batterie. L’ouvrage contient donc en filigrane un appel à la réhabilitation du 15ème Corps. Nombreuses y sont les allusions. Callies rapporte ainsi une anecdote d’un officier d’artillerie (le commandant de Lavigerie) refusant le 23 août de rendre un salut à un officier du 15e Corps (le commandant Boquillon) (page 74). L’extrême vindicte populaire, politique et militaire contre le 15ème Corps a profondément déçu et révolté son orgueil d’officier.

Sur le plan du suivi narratif, le contenu du témoignage change quelque peu tout au long de la guerre. D’abord axé sur les opérations militaires, Alexis Callies s’en éloigne dans son vécu d’état-major pour y revenir lors du commandement d’un groupe de batterie qui le renvoie au front. Callies lui-même rappelle cette précision utile, et qui doit rester constante au lecteur qui appréhende les carnets de guerre : « Je raconte les événements tels que je les ai vus, ou tels qu’ils sont arrivés à ma connaissance, ne garantissant que ma sincérité et non leur vérité objective, car chacun à sa vision propre, plus ou moins déformante« . Cette honnêteté éditoriale corrige le défaut récurrent de la littérature d’août 1914 où Callies rapporte des faits manifestement faux sans les constater toutefois. Comme les autres également, il occulte le contenu de ses permissions. Les mutineries de 1917 sont aussi un sujet peu évoqué. Peut-être par l’absence de mouvements au sein de ses unités ou de son entourage proche, peut-être aussi par une autocensure d’officier.

La présentation et la mise en valeur des carnets d’Alexis Callies par Eric Labayle qui nous apparaissent comme un modèle du genre. L’historien produit une relation enrichie, opportune et bien éditée. En effet, le livre est la juxtaposition du carnet original d’Alexis Callies, dont la première qualité littéraire est excellente, d’annotations ou d’ajouts ultérieurs (encadrés de noir) qui précisent un fait ou une situation et de documents iconographiques tirés d’articles du scripteur. Ces photographies et les textes annexes sont replacés dans leur contexte exact et commentés fort justement. Les notes de retranscription sont également très à propos et enrichissantes pour le lecteur. L’introduction démontre l’intérêt plus que jamais actuel de la présentation de témoignages de combattants en substitution d’une transmission directe de leur expérience.

Ainsi l’ouvrage révèle un document de référence à plusieurs niveaux. D’abord par l’homme et l’officier, Alexis Callies, dont le destin et la carrière militaire furent exemplaires. Du début à la fin, et même après son éloignement relatif du front, le capitaine puis commandant Callies a fait montre d’humanité et d’esprit critique. C’est vraisemblablement son discernement et sa compétence qui lui ont sauvé la vie lors de l’« affaire de Lagarde » et son dévouement à sa tâche qui l’a maintenu au front pendant plus de quatre années.

Ensuite par la vision singulière que le héros nous prodigue de la guerre. Alexis Callies est officier d’artillerie, capitaine de batterie d’artillerie pendant la première partie de la guerre. Il nous fournit à ce titre une relation précise, honnête et particulière d’un engagement d’artillerie au cours de la bataille des frontières en Lorraine, synonyme d’une mort héroïque mais parfaitement vaine. Un exemple de « bravoure » d’officiers, (ou de l’alcoolisme du commandant de batterie Adeler !) et de soldats dont les pertes inutiles ont alimenté l’hécatombe des batailles d’août-septembre 1914. Lors de la cristallisation du front, il passe capitaine-commandant adjoint au commandant d’artillerie du 15ème Corps d’Armée. A partir de ce moment, Alexis Callies, fidèle à son honnêteté intellectuelle, brosse un tableau des relations humaines au sein d’un état-major. Son récit se tourne alors vers une critique systématique des personnes qu’il rencontre et dont il évalue, et juge le comportement et les actes qu’ils subissent ou provoquent. Ce témoignage trouve son intérêt par l’admission du lecteur dans la psychologie d’un état-major. Coterie, hypocrisie, incompétence côtoient humanisme et lucidité dans un milieu se voulant homogène mais proche finalement de la politique. Ses descriptions mêlent un excellent esprit d’observation à une psychologie fine. On peut suivre ainsi, à divers endroits de l’ouvrage, des éléments sur des limogeages d’officiers et leurs réels motifs. Dès lors, les opérations militaires sont traitées très secondairement et le soldat est terriblement absent du témoignage même si Callies lui rend souvent hommage. Il parle peu également de l’ennemi mais une violente diatribe (page 204) contre les boches faisant la guerre « comme des sauvages » révèle de très forts sentiments anti-allemands. Mais ne sont-ils pas nés du bourrage de crâne journalistique en vigueur à cette époque (février 1915) ? En effet, il précise que les hommes apprennent les horreurs de la guerre allemande dans la presse.

Ses descriptions des premiers jours de campagne sont émaillées de multiples tableaux d’intérêt. Le 9 août 1914, il est prêt à faire exécuter un lâche de sa pièce (page 34). Plus loin, il décrit les sacs jetés par les hommes sur les routes lors des marches (page 34) et leur fatigue générale (page 41 ou 47). Malgré cet état de fait, il n’entend pas faillir et assure que la fonction de chef facilite le courage et annihile la peur (page 54). Elle n’évite pas toutefois l’imbécillité lorsqu’un officier sert comme dernier argument : « J’ai plus de galon que vous, donc je suis plus intelligent » (page 105) ou la couardise quand il dénonce des galonnards peureux refusant le grade, synonyme de mutation vers l’infanterie (page 126). Il y revient à plusieurs reprises et constate aussi que la guerre fait la sélection des « galopeurs de temps de paix » dont le lieutenant-colonel de chasseurs alpins Papillon-Bonnot (page 160). Il ne fait pas preuve non plus de commisération à la constatation de défaillances. Sur un lieutenant paniqué, criant « Tout est perdu, sauvez-vous », il soumet l’idée qu’« il est fâcheux que personne ne lui ait logé une balle dans la tête. Cela eût mieux valu pour tout le monde, lui compris » (page 70). Il rapporte cette pratique de la punition extrême aux actes de défaillances des subordonnés, quand un capitaine de chasseurs, non dénommé et non identifié toutefois, abat au revolver trois de ses hommes qui fuient devant l’avancée allemande. Callies assène pour conclure : « c’est nécessaire pour l’exemple » ! (page 100). Plus tard, il évoquera plus directement les « dépressions morales » des hommes, qui provoqueront l’envoi vers l’arrière de nombreux officiers (page 180). Il dénonce aussi l’inconduite morale du soldat : « La vie anormale qu’elle créé fait oublier et mépriser les devoirs de la famille. En ce qui concerne spécialement les combattants, ils n’ont pas assez d’activité, de fatigues physiques, ils ne sont pas défendus contre le rêve malsain. Pour certains il est vrai qu’ils tombent dans un état d’atonie qui les protège. Mais les autres ? ». Contre ces dépressions morales, il note singulièrement que « le canon, fixé au sol, sert de point de ralliement et l’occupation machinale de le servir met à l’abri des paniques et du découragement » (page 345). Sur ce point, il ne peut que constater que « ce qui caractérise cette guerre, c’est son incommensurable ennui » (page 376). Il revient sur cette lassitude de la durée de la guerre : « Nous sentons tous la fatigue. (…) La nervosité et l’aigreur du commandement à tous degrés en sont des preuves frappantes, comme aussi les réactions plus vives et profondes de ceux qui en souffrent » (page 507). D’habitude prolixe, il est peu disert sur les mutineries, qu’il n’évoque que par procuration (page 433).

Callies reste toutefois un excellent témoin ; il ne commente pas les exagérations entendues : « A certains endroits, dit-il, les Allemands étaient si serrés que la place leur manquait pour tomber ; ils se tenaient debout » (page 84). Sa vision du champ de bataille, des morts, des fossoyeurs, des cadavres torturés par la douleur, est saisissante (page 101) comme celle des effets horribles de l’artillerie, entraînant une rigidité cadavérique instantanée (page 104). Certes, comme la plupart, Callies se trompe, le 31 janvier 1915, sur la durée de la guerre tant il lui parait « évident qu’une guerre comme celle-là ne peut pas durer plusieurs années » (page 196). Il évoque les « ententes tacites », qu’il ne constate pas lui-même, se contentant de rapporter « que parfois des contestations ont été réglées à coups de poing entre Français et Boches. Mais la trêve ne concerne pas les officiers. Si l’un d’eux paraît il est aussitôt descendu » (page 205). Il y revient plus longuement, toujours par procuration un peu plus loin (pages 214 ou 228).

Au final, il s’agit d’un ouvrage remarquable dont la richesse impose à l’historien son étude détaillée, son recours systématique et un statut de référentiel dans la bibliographie de témoignage d’officier sur la Grande Guerre, avec des descriptions peut rencontrées et très vivantes du monde médian entre le front et l’arrière. L’ouvrage est aussi une pièce utile à verser au dossier du 15e Corps, dont les défaillances présumées sont devenues, militairement puis politiquement le catalyseur des revers de l’armée française de l’été 1914.

« Les carnets de guerre d’Alexies Callies » sont à comparer avec le journal d’Henri Morel-Journel « Journal d’un officier de la 74e DI. »

Parcours géographique de l’auteur (datation et pagination entre parenthèses) :

1914 : Caissargues (2 au 5 août) (17-24), vers le front (6 août) (29-30), Diarville, Ceintrey (7-8 août) (29-31), Hudiviller (8 août) (32), Haraucourt, Crévic, Lunéville (9 août) (34-37), Parroy (10 août) (37-40), Xures, Lagarde (11 août) (40-48), Bauzémont (12 août) (48), Maixe (13 août) (49), Valhey, Xures (14 août) (53-54), Parroy (15 août) (54-56), Xures, Lagarde (16 août) (56), Xures, Donnelay (17-18 août) (58-62), Dieuze, Lindre-Haute, Vergaville (19 août) (62-67), Dieuze, Lindre-Haute, Lindre-Basse, Guéblange, Moncourt, Coincourt (20 août) (67-71), Coincourt, Serres, Rosières-aux-Salines (21 août) (71), Saffais, Velle-sur-Moselle (22 août) (73), Velle, Saffais, (23-25 août) (74-77), Blainville-sur-l’Eau, Einville, Haussonville (26-27 août) (77-80), Blainville (28 août – 2 septembre) (81-87), Haussonville, Tantonville (3-4 septembre) (88-90), Tantonville, Barisey-au-Plain (5 septembre) (90), Rozières-en-Blois, Vaucouleurs, Ligny-en-Barrois, Menaucourt (6 septembre) (91), Menaucourt, Ligny-en-Barrois, Bar-le-Duc, Tannois (7 septembre) (92-96), Véel (8-10 septembre) (96-100), Combles (10 septembre) (100-101), Vassincourt, Véel (11 septembre) (101-104), Trémont (11-13 septembre) (104-105), Condé (13 septembre) (106), Nubécourt (14 septembre) (107-110), Sivry-la-Perche, Blercourt (15-20 septembre) (110-114), secteur Montzéville, Récicourt, Jubécourt, Brocourt (20 septembre – 29 octobre) (114-139), Dombasle-en-Argonne (30 octobre 1914 – 21 août 1915) (139 – 259),

1915 : Villers-Cotterêts (22 août – 25 août) (260), Branscourt (26-29 août) (260-261), Romain (30 août – 5 novembre) (262-279), Damery (8 novembre – 10 décembre) (279-286), Dampierre-le-Château (10 décembre) (286), Somme-Bionne (12-26 décembre) (286-288), Hans (26 décembre – 24 mars 1916) (288-312).

1916 : Minaucourt (3 avril – 14 mai) (312-330), Belval (15-18 mai) (330), Béthelainville – Esnes (19 mai – 1er novembre) (331-368), Villotte-devant-Louppy, ferme de Vaudroncourt, ferme des Merchines (2-22 novembre) (369-374), côte du Poivre, Louvemont, Thierville (22 novembre 1916 – 30 janvier 1917) (374-393),

1917 : Carrières-Sud (31 janvier – 25 août) (393-450), Blainville-sur-l’Eau (1er octobre) (453), Hoeville (11 octobre 1917 – 4 juin 1918) (454-488)

1918 : Verberie, Fontaine-les-Corps-Nuds (7-8 juin) (488-489), Estrées-Saint-Denis, Clairoix, Coudun (9 juin) (489), Giraumont, calvaire et ferme de Bertinval, Villers-sur-Coudun, Thiescourt, Ecouvillers, Noyon (9 juin – 23 août) (490-512).

Cartes :

Site du combat de Lagarde, 10 et 11 août 1914 (45)

Théâtre d’opérations du 15e CA en Lorraine – août 1914 – (72)

Théâtre d’opérations du 15e CA pendant la bataille de la Marne (7 – 16 septembre 1914 – (97)

Secteur du 15e CA sur la rive gauche de la Meuse (16 septembre – 24 mai 1915 et 20 mai – 1er novembre 1916) (184)

Le 15e C A dans le secteur de la Main de Massiges (25 mai – 21 août 1915 et 30 novembre 1915 – 2 mai 1916) (237)

Le 15e CA au sud-est du Chemin des Dames (25 août – 8 novembre 1915) (269)

Positions de l’AD 123 en juillet 1916 au sud-est d’Esnes (350)

Le 15e CA sur la rive droite de la Meuse (23 novembre 1916 – 2 septembre 1917) (407)

Site des combats du 15e CA sur le Matz (8 juin – 24 août 1918) (498)

Bibliographie comparative :

Morel-Journel Henry, Journal d’un officier de la 74e division d’infanterie et de l’armée française d’Italie (1914-1918). Montbrison, Eleuthère Brassart, 1922, 565 pages.

Yann Prouillet, Crid14-18, septembre 2011

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Martin-Froment, Clémence (1885-1960)

1. Le témoin

Clémence, son mari et son fils devant la maison familiale en 1915

Clémence Martin, née Froment, née le 21 juin 1885 à Lubine (Vosges) est la fille d’Adolphe Froment, cordonnier, et de Clémence Marie Louise Nicolle. Elle a trois sœurs, deux aînées et une cadette et trois frères qui seront mobilisés pendant la guerre. D’instruction sommaire, elle a fréquenté l’école jusqu’à 12 ans puis a été élevée par ses parents jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle comble son apparente carence en instruction par un appétit de lecture insatiable et servira même d’écrivain public au village. Après avoir quitté l’école, elle travaille comme dentellière à domicile. Elle y fait allusion dans ses cahiers, le 25 janvier 1915 : « Il est évident que nous avons jusqu’ici bien peiné au travail pour avoir le nécessaire que nous avons : que de nuits passées à faire ma dentelle pour acheter soit un lit à l’enfant, soit autre chose d’utile » (page 103). Le 15 janvier 1908, elle épouse à Lubine Ernest-Joseph Martin, garde-champêtre. Elle habite dès lors avec son mari dans un appartement de la ferme parentale, à Lubine, petite commune de 193 habitants à la déclaration de guerre. Le 26 octobre 1908, elle donne naissance à un fils, Fernand, qui décède brutalement le 16 juin 1918 électrocuté par une ligne électrique militaire. Elle est alors enceinte de Renée-Paule-Andrée, qui naît le 20 octobre 1918. Renée, sa seule descendance, décèdera à Dijon le 17 août 2002, sans enfant. Clémence meurt à Saint-Dié le 24 avril 1960, à l’âge de 75 ans, et est enterrée dans son village natal.

2. Le témoignage

NIVET Philippe (Dir.), L’écrivain de Lubine. Journal de guerre d’une femme dans les Vosges occupées (1914-1918). Clémence Martin-Froment. Moyenmoutier, Edhisto, 2010, 365 pages.

Le journal de Clémence Martin-Froment est un témoignage de la vie en France occupée, en l’occurrence dans le village de Lubine, l’une des vingt-six communes des Vosges occupées durablement au cours de la guerre 1914-1918. La partie occupée ne représente qu’une petite partie de ce département : 4,8 %, dans les vallées de la Plaine, du Rabodeau, du Hure et de la Fave, au nord et à l’est de Saint-Dié, autour de la petite ville de Senones. Clémence Martin-Froment choisit de ne pas quitter son domicile lors de l’invasion allemande fin août 1914 alors que « d’autres, les plus riches, vont vers le centre de la France » (page 64). Au cours de la guerre, la commune se trouve constamment à proximité du front mais, dans des Vosges où les combats ne sont pas linéaires, Lubine reste finalement peu concernée par les combats et les bombardements. Dès lors, Clémence va s’ériger en observatrice très attentive de son environnement et noter fidèlement ce dont elle est témoin, se « formant » à la guerre et à ses langages, et renseigner sur les unités allemandes qui se succèdent à Lubine. Son journal est commun à ceux des témoins de la zone occupée ; sont mentionnés les multiples réquisitions effectuées par les Allemands, les difficultés de la vie quotidienne pour les Français occupés, les déportations, ainsi que le sort réservé aux prisonniers de guerre étrangers, russes et roumains. Les cahiers de Clémence Martin-Froment rendent compte également du travail imposé aux habitants. Elle est en effet concernée par ces emplois forcés ; le 13 octobre 1914, elle dit avoir « énormément de travail » (page 76), car elle fait la lessive pour les soldats, la cuisine pour les officiers, travaille aux champs puis, la guerre durant, finit par assumer des tâches normalement dévolues à des soldats voire des pionniers allemands (septembre et novembre 1917), tâche particulièrement pénible : « Les civils n’ont aucun répit, les femmes surtout, c’est à peine si nous avons le temps nécessaire de nous faire à manger, ensuite le travail est toujours fait en trop petite quantité, les routes sont très mauvaises et encore les pierres manquent. Il faudra sous peu les porter nous mêmes par hottes » (page 278). C’est d’ailleurs pendant son absence, au retour d’un travail qui l’a éloignée de sa maison toute la journée, que son fils a eu cet accident mortel. Le journal ne masque pas les affres de l’occupation mais il est assez singulier par ce qu’il dit des relations entre occupants et occupés. Car ce journal atteste la complexité des sentiments à l’égard de l’occupant. Dans les quinze cahiers qu’elle tient d’août 1914 à novembre 1918, elle reconnaît, à plusieurs reprises, la qualité et l’humanité des occupants. Ainsi, le 12 décembre 1914, écrit-elle : « Nous avons eu la visite du lieutenant I[rion]. Nous sommes toujours très heureux de le revoir car nous le comptons comme le meilleur de nos amis. Et quand nous ne pourrons plus le revoir, nous souffrirons de son absence qui nous est précieuse quand bien souvent on n’a près de soi [personne] à qui confier ses pensées » (page 87). L’appréhension qu’elle avait des Allemands lors de l’invasion – le 12 septembre, elle parle « d’épouvante » à propos de la vue d’un officier allemand qui est logé chez elle – s’est estompée peu à peu au contact de l’occupant, comme elle l’écrit le 18 janvier 1915 : « Je n’ai pas pour eux la haine que j’avais avant et au début de cette guerre, car j’ai vu par moi-même que ces hommes avaient comme nous non pas une pierre à la place du cœur, comme je le supposais, mais aussi un bon cœur parfois sensible. Puis, si j’ai du mépris pour quelques-uns, j’ai à témoigner beaucoup de gratitude vis-à-vis d’autres, et si toutefois il y avait des blessés des leurs, je ferais tout mon possible pour les soigner de mon mieux, et tout mon dévouement serait à leur entière disposition, et ce serait payer par là une part de ce que je dois à certains. Ensuite, presque tous sont pères de famille et sont bien loin de l’affection des leurs. Bref, la guerre me les a faits apprécier à leur juste valeur, et j’ai été heureuse de le constater » (page 100). Elle reprend ces thèmes à plusieurs reprises car, et c’est l’apport de ce témoignage, Clémence Martin-Froment brille par son honnêteté et sa franchise ; ce sera aussi sa perte. C’est en effet à cause de son témoignage, imprudemment communiqué à l’un des officiers qu’elle côtoie qu’elle va connaître après guerre l’épuration de la collaboration de la Première Guerre mondiale. En effet, des extraits de ses carnets, concernant les années 1915 et 1916, paraissent en « feuilleton » dans neuf numéros de La Gazette des Ardennes, en février-mars 1917, sous le titre Fragment du journal d’une « occupée », avec cette présentation : « La Gazette commence ci-dessous la publication de quelques fragments du journal d’une Française habitant dans une petite localité de la Lorraine française envahie. Ne disposant pas de la première partie (1914) du manuscrit, nous sommes, à notre regret, obligés de commencer par les notes écrites en février 1915 » (page 28). Bien entendu, les Allemands ne publient que les passages qui leur sont favorables pour appuyer leur propagande, ce en tronquant les citations, car, dans d’autres passages de ses cahiers, elle ne cesse de se proclamer bonne Française et de souhaiter que la paix à laquelle elle aspire constamment. Ainsi, ses ennuis commencent quelques mois après la libération du territoire, au printemps 1919. La gendarmerie de Provenchères-sur-Fave, informé qu’un feuilleton du journal La Gazette des Ardennes avait relaté au jour le jour des faits relatifs aux événements de guerre de Lubine ouvre une enquête dans cette commune et identifie aisément Clémence Martin-Froment. L’enquête est donc ouverte pour intelligence avec l’ennemi. Mais l’instruction fera apparaître que la jeune femme « n’a pas sciemment collaboré à la Gazette des Ardennes en y faisant publier, sous forme de feuilleton, ses mémoires (page 36). Après  plusieurs renvois et compléments d’enquête, c’est finalement le 20 juin 1921 que la jeune femme comparaît devant la cour d’assises des Vosges. Malgré un réquisitoire sévère du procureur de la République Valade, elle est acquittée après seulement cinq minutes de délibération du jury et remise en liberté.

2. Analyse

Ce témoignage, continu pendant toute la durée de la guerre (du 31 juillet 1914 au 17 novembre 1918) renvoie à l’épuration effectuée, après l’Armistice, par les autorités françaises. Mêlant un esprit acéré de l’observation de son quotidien à des pages parfois empruntes de littérature et de romantisme, c’est le premier journal de guerre entier de femme publié dans la zone envahie des Vosges. Rapporté au reste de la France envahie, peu de civils vosgiens se sont en effet trouvés enfermés derrière le no man’s land sous la domination allemande et nombre d’entres eux ont été déportés soit en 1915, soit en 1918. Dès lors, les témoignages déjà publiés sont le plus souvent incomplets sur la totalité de la durée de la guerre. Lubine est l’une des communes les plus éloignées de la ligne de front dans ce territoire. Dès lors, Clémence n’est pas directement menacée par les actes de guerre. Son témoignage en est en quelque sorte pacifié et influencé par cette situation : il est à la fois égocentré sur son expérience de guerre – vécue comme une expérience de captivité – et tourné vers l’observation fine de l’occupation allemande. Forgée à l’enclume de la guerre, elle en devient au fil des mois une remarquable experte de l’armée allemande. Jean-Claude Fombaron, spécialiste de cet aspect, confirme en tous points les observations qu’elle effectue sur la présence des troupes, leur composition et leurs mouvements. Clémence Martin-Froment est ainsi l’un des meilleurs témoins civils de la Grande Guerre dans les Vosges occupée. L’autre apport à l’historiographie est celui du premier ouvrage qui traite de manière aussi complète de l’épuration de la collaboration de la Première guerre mondiale en France en utilisant un corpus cohérent, carnet de guerre et archives judiciaires complets, et continu de 1914 à 1921.

Bibliographie comparative sur l’occupation dans les Vosges décrite par les témoins

VILLEMIN, André, Senones, une ville vosgienne sous l’occupation allemande. Journal de guerre de l’abbé André Villemin. 1914-1918. Saint-Dié-des-Vosges, Société Philomatique Vosgienne, 2002, 191 pages.

ELARDIN, Jules, Chronique de l’occupation allemande à Senones. Guerre 1914-1918. Œuvre posthume. La Petite-Raon, Elardin, 1927, 290 pages.

Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (I), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1987, p. 23-42.

Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (II), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1988, p. 12-40.

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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