Lamon, Bernard-Henri (1876-1943)

1. Le témoin
Né à Hourc (Hautes Pyrénées) en 1876, cultivateur, part au front le 3 novembre 1914 avec le 12e régiment d’infanterie, blessé au combat de Vassognes, Aisne, le 26 janvier 1915, classé service auxiliaire à Tarbes le 26 août 1916.

2. Le témoignage
Bernard-Henri Lamon, Mes 120 premiers jours (campagne 1914), Tourcoing, Editions Chevalier, 1982.
La publication non paginée part de « la trouvaille d’un journal tenu par un simple soldat arraché à sa famille ; rédigé de la main d’un paysan bigourdan, il se trouve que l’itinéraire qu’il décrit suit les grands mouvements de la stratégie du début de cette guerre. Du front lorrain à la bataille de Charleroi et à celle de la Marne, il permet de saisir de façon vivante ce que l’histoire n’enseigne pas. Ce document relance l’intérêt et donne un éclairage nouveau sur un épisode que les politiques se sont efforcés de cacher. » (présentation de l’ouvrage – dernière page). Le document très sommaire est le carnet de route d’un soldat d’infanterie jusqu’au 30 novembre 1914. Une à trois lignes par jour, un itinéraire, des lieux, des remarques courtes. Des illustrations qui ne sont pas l’œuvre du témoin.

3. Analyse
G. Cazaux (né en 1943 et originaire de Tarbes) publie le carnet retrouvé de son grand-père. Ce court document a une prétention modeste (introduction G. Cazaux) : « celle, pour son auteur, de préserver une vie personnelle dans une troupe. Ce journal avait peut-être aussi le projet de relier l’homme à sa famille, dans le cas où la mort l’aurait couché sur la terre de quelque champ de bataille. Il est vraisemblable qu’il n’ait plus éprouvé le besoin de continuer ses messages quotidiens dès lors qu’il eut écrit son testament. (…) Ses dernières volontés ont été rédigées sur la page immédiatement après la journée du 30 novembre, et il n’a plus rien noté lorsqu’il est remonté aux tranchées. »
L’essentiel de l’ouvrage, réalisé par G. Cazaux plus de trente ans après la mort de B. H. Lamon, est constitué de reproductions de cartes postales et de photographies illustrant à chaque fois la ou les lignes quotidiennes du court carnet du fantassin. Cette iconographie est plus ou moins proche du lieu ou de la scène évoquée par le soldat, « tâche ardue, puisqu’il s’agissait de « coller » au texte dans le but de le mettre en relief avec un maximum de documents concomitants » (G. Cazaux – introduction).
L’intérêt iconographique (collection de cartes postales) est réel, l’intérêt historique faible.

Vincent Suard 10/05/2012

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Carlier, Emile (1882-1947)

1. Le témoin
Né à Valenciennes (Nord), marié en 1910, il a deux enfants en 1914 et exerce la profession d’agent d’assurance ; mobilisé à Douai, il réussit à quitter la ville avec le dernier train le 1er octobre 1914. Il rejoint ensuite Guéret, où il est mis en disponibilité par l’autorité militaire. Le réserviste est rappelé en mai 1915 et incorporé au 127e Régiment d’infanterie (1ère DI).
Il est en secteur devant Reims jusqu’en février 1916, à Verdun (février-mars 1916), puis dans l’Aisne, participe aux attaques de septembre 1916 dans la Somme, retourne en Champagne fin 1916, participe à l’offensive d’avril 1917 à Vauclerc, est dans les Flandres de juillet à décembre 1917. Le 127e participe ensuite à la bataille de Picardie (défense d’Amiens en avril 1918) puis à la défense de l’Aisne (offensive allemande du 27 mai 1918, percée au Chemin des Dames). Il est transféré dans les Vosges puis participe à l’occupation de Mayence ; Carlier est démobilisé en février 1919.
Après le conflit, il se consacra à des activités culturelles, fut conservateur adjoint du musée de Valenciennes, spécialiste de la peinture hollandaise et journaliste au Petit Valenciennois. Il s’occupa aussi de l’Association des Anciens Combattants du 127e dont il fut un des principaux animateurs. Il eut six enfants dont un fils tué lors des combats de la Libération en Alsace en janvier 1945 (19e BCP). « Emile Carlier atteint au plus profond de son être par la mort de Daniel, mourut le 17.09.1947 pensant souvent à ces deux guerres, à ses morts et à son fils. » (p.7, présentation de l’auteur).

2. Analyse du témoignage
Le récit d’E. Carlier est d’abord paru anonymement par épisodes sous l’intitulé « Souvenirs d’un Ancien soldat du 127e » dans la feuille locale le Petit Valenciennois. Il a fait l’objet d’un manuscrit global en 1937 sous la signature de l’auteur : p. 141 « C’est aujourd’hui que se termine la publication de « Mes Souvenirs de Guerre ». Ai-je été sincère ? Ai-je dit la vérité ? Ai-je fait un récit exact des faits dont j’ai été le témoin ? J’ai, entre les mains pour l’affirmer, de nombreuses lettres de mes anciens compagnons d’armes dont plus de 20 lettres d’officiers. » L’édition définitive date de 1993 : Carlier Emile, Mort ? Pas encore ! Mes souvenirs 1914 – 1918, par un ancien soldat du 127e RI, Editions Société Archéologique de Douai, 1993.
Le récit se présente comme le journal de son passage au front comme téléphoniste ; cette fonction est un « filon » en secteur calme, mais le poste se révèle très exposé lors des coups durs. Cet emploi donne à Carlier, au PC du 3e Bataillon, un point de vue qui le tient bien informé de la vie de sa division (1ère DI puis ID162).
Le témoignage est un récit classique de combattant, des carnets avec les mouvements, événements, lieux et dates ; son souci est l’exactitude, la vérité des faits vécus. C’est un Valenciennois qui parle sous le contrôle de ses lecteurs compagnons d’armes (publication en feuilleton dans la presse locale). Cet aspect original induit un auto-contrôle particulier de l’écriture, car Carlier cite des individus nommément, vivants ou morts, des voisins, des collègues voire des membres de sa famille encore actifs dans l’entre-deux guerres. Il s’occupe d’autre part de l’amicale des Anciens du 127e. On sent que Carlier pense à ses lecteurs, témoins comme lui, et en même-temps aux morts du régiment dont il se sent le légataire, lorsqu’il rédige son témoignage : p. 49 « Si ces heures furent glorieuses pour notre cher régiment, il ne convient pas de laisser dans l’ombre leur côté tragique et de taire les souffrances physiques et morales des combattants. »
C’est d’abord un récit patriotique, qui glorifie le sacrifice : p. 42, capitaine R. Billiet (apparenté à E. Carlier) : « ce qui devait fatalement arriver arriva. Frappé en plein cœur par un éclat d’obus, Roger Billiet meurt bravement comme il avait vécu, fidèle aux principes et aux enseignements qu’il avait reçus dès l’enfance et qui se résument en un mot : le Devoir ! » Le témoin n’évoque pas de considérations politiques ou de questionnement sur la guerre, ses justifications ou ses buts. Sa perception des mutineries est classique (mauvaise perception de l’esprit du troupier, tout rentre dans l’ordre grâce à Pétain) : p. 50 « je me hâte de dire que dès la nomination de ce dernier, les intolérables abus et les pratiques dont nous eûmes à souffrir précédemment disparurent. »
C’est aussi un récit de l’infanterie, qui veut montrer la spécificité de la souffrance du troupier (p. 49 « Le fantassin a bu le calice jusqu’à la lie »). Son sort est considéré par l’auteur comme largement inconnu de l’opinion commune : p. 49 « Beaucoup de personnes ignorent la vie de martyr que mena le simple soldat dans l’infanterie pendant la guerre. Il convient de la faire connaître à tous. C’est rendre hommage à nos morts et à ceux qui ont souffert pour que la France vive. » C’est un propos « d’en bas », de ceux qui n’ont pas la parole, d’une certaine manière, c’est une position « politique » (au sens de L. Smith), c’est-à-dire qui conteste à l’intérieur d’une structure d’autorité, mais qui ne la remet pas en cause et ne réfléchit pas à la guerre dans sa globalité. Curieusement pour le lecteur du XXIe siècle, le scandale à dénoncer n’est pas la stupidité d’offensives meurtrières et vouées à l’échec, mais celle des « chiens de quartier », celle des brimades inutiles et évitables d’officiers, surtout à l’arrière et au repos : p. 28 « Il n’admettait pas (lieutenant Davaine) les brimades et les vexations dont certains officiers de métier étaient vraiment prodigues à l’égard de leurs soldats, à tel point que le repos faisait regretter les tranchées. Pour ceux d’entre eux qui considèrent le galon seul comme critérium de l’intelligence, du savoir-vivre et de la distinction, un soldat est un soldat, c’est-à-dire une brute à laquelle on n’a pas de comptes à rendre, attendu que dans le métier militaire, il ne faut pas chercher à comprendre. » Carlier insiste plusieurs fois sur ce fait p. 13 «La perspective de partir à l’arrière, où tout est prétexte à exercices et brimades, nous donne le cafard » ou p. 55 « Mon bataillon part au repos à l’arrière et je dois suivre sa fortune, bien que je préférerais de beaucoup rester aux tranchées. »
Nous sommes ici dans un « moment historiographique », le récit dominant de la guerre à ce moment (A. Prost/J. Winter) restant celui de l’encadrement (officiers supérieurs) p. 49 « Certes la publication d’un récit de ce genre n’ira pas sans soulever les susceptibilités de ceux qui n’ont connu la guerre que par les histoires des « bourreurs de crâne » ou qui, de bonne foi, ne peuvent admettre que certaines erreurs aient pu être commises, que des souffrances inutiles aient été imposées à la troupe.» Notable plutôt conservateur après-guerre, Carlier est insensible dans son propos à l’environnement pacifiste, mais il insiste sur la vérité du témoin, et en cela il est représentatif de la démarche de J. N. Cru. Des réactions d’officiers à la lecture de son manuscrit sont à cet égard intéressantes, et on a presque l’impression d’une gradation des opinions qui suivrait les grades militaires:
Général de Fonclare (1937) « j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article et à ce sujet je vous remémore la suggestion que je vous ai déjà faite de publier en un volume les « Souvenirs » concernant le 127e RI. Les écrits des grands chefs abondent à ce sujet… Ils ont valeur d’ensemble, mais ceux des « petits » qui mirent plus ou moins obscurément la main à la pâte, ceux-là ne sont pas moins précieux (…) ce « plus ou moins obscurément la main à la pâte » est à mettre en relation avec les « visions d’Apocalypse » (p. 35) de la Somme… une autre lettre du paternaliste général, ancien commandant de la 1ère DI : « En ce qui concerne les appréciations un peu vives qui sont les échos de vos souffrances physiques et morales et de celles de vos camarades, je sais l’indulgence qui leur est due… »
p. 142 colonel Carrot « J’ai reçu avec plaisir votre magnifique journal de campagne (…) C’est une belle période de ma vie que je retrouve en lisant vos pages de guerre. »
capitaine Pendaries « Ces souvenirs dépeignent d’une façon aussi juste que touchante les souffrances que nous avons eu à supporter pendant la guerre. »
capitaine Guérin-Séguier « Je ne puis que vous féliciter de fixer ainsi les détails de cette guerre que l’on oublie trop, hélas ! »

3. Thèmes

Relation des nordistes avec les méridionaux
p. 23 « Le régiment reçoit, pour combler les vides de Verdun, un important renfort de méridionaux. Le Colonel les harangue. Il fait l’éloge des gens du Nord dont a été formé jusqu’à présent le 127e. Il espère que les gens du Midi sauront imiter leur vaillance. Intérieurement, nous approuvons. Ce n’est pas sans une certaine méfiance que nous recevons les nouveaux arrivés. Méfiance parfaitement injustifiée et qui ne tarda pas à se dissiper au chaud contact de nos exubérants camarades. Nous n’eûmes jamais de plus gais compagnons et quand arriveront les sombres jours de la Somme et de Craonne, ils sauront, eux aussi, donner l’exemple du patriotisme et du devoir. »

Perception critique de l’arrière, ambiance à Paris, permission 23 mai 1916
p . 25 « Je reste dans la capitale et pour la première fois depuis mon incorporation, je peux juger de visu de la mentalité de l’arrière. La vie est bien différente de celle que j’ai vécue moi-même à Paris, dans les premiers mois de la guerre alors que j’attendais mon ordre de mobilisation. On sentait alors qu’il y avait quelque chose de changé dans les mœurs de la capitale. La population fiévreuse et surexcitée, attendait dans une angoissante inquiétude la marche des événements. L’âme du peuple vibrait en songeant aux souffrances et aux dangers de ses défenseurs. Les Zeppelins venaient survoler la ville. C’était la guerre !
En juin 1916, ce n’est plus la guerre. On ne connaît pas encore les restrictions. Le naturel a repris le dessus. Les théâtres, les cinémas regorgent de spectateurs, la mode donne libre cours à tous les caprices. Luna Park a rouvert ses attractions. On s’est organisé dans la guerre. Paris s’amuse pendant qu’à Verdun toute une génération souffre et meurt. Je me sens tout dépaysé. J’ai presque hâte de retrouver mes camarades et ma solitude et je repars sans le moindre cafard. »

Après Verdun, considérations sur la guerre et le devoir
2 avril 1916 p. 21 « Certes, nous sommes sortis indemnes de la sanglante tragédie et nous voici maintenant au repos, mais tous, nous savons que ce repos une fois terminé, nous sommes destinés à être jetés dans de nouvelles fournaises et, comme le dit le fabuliste, « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Ces considérations ne nous empêcheront pas de faire notre devoir, mais nous songeons, avec mélancolie, que la patrie exige de nous de bien durs sacrifices. Elle est comme Saturne. Elle dévore ses enfants ! »

Evocation des attaques dans la Somme Marche vers le front, août 1916, chaleur
p.29 « Après toutes ces marches plus éreintantes les unes que les autres, le moral est assez bas. La fatigue physique, portée au-delà de son extrême limite, abat les âmes les mieux trempées. Nous essayons de nous remonter mutuellement. Nous sommes bien sortis vivants de Verdun, la Somme ne peut pas être plus terrible. Hélas ! ce qui nous attendait là-bas dépassa de beaucoup tout ce que notre imagination aurait pu supposer. Jamais nous n’aurions pu concevoir que de pareilles souffrances, de tels spectacles , de tels dangers nous étaient réservés.»

La Somme Préparation de l’offensive
20 août 1916 Camp des Célestins
p. 33 « Nous ne savons pas grand-chose des événements militaires qui se déroulent devant nous et auxquels nous sommes destinés à prendre part. Par des évacués du front rencontrés dans les villages voisins, de vagues rumeurs circulent. Il paraît que les combattants n’ont pas d’autres abris que les trous d’obus . Les Allemands massacreraient tous les prisonniers. On nous raconte de terrifiantes histoires à ce sujet. Les journaux qui nous parviennent s’étendent, d’autre part, avec complaisance sur les ravages effrayants occasionnés de part et d’autre par l’artillerie : les mots de marmitage, de pilonnage reviennent fréquemment. Si le moral de l’arrière est toujours aussi élevé, les perspectives qui s’ouvrent devant nous sont des moins réjouissantes. »

La Somme des cadavres partout
24 août 1916 p. 35 « ce sont des visions d’Apocalypse qui se dressent devant nous quand nous nous avisons de passer la tête au-dessus de la tranchée. »

Des prisonniers allemands pendant l’attaque
Midi, 2 septembre 1916, Maurepas, lisière du bois Louage
p. 38 « Trois soldats passent conduisant un capitaine, un feldwebel et deux autres prisonniers de moindre importance. Le capitaine Rouhier, à la porte de son P.C., regarde philosophiquement défiler les prisonniers ; l’officier boche le toise avec insolence, s’arrête et l’invective, se plaignant avec aigreur que les Français ne respectent pas les lois de la guerre. Comme le Boche, ne recevant pas de réponse, revient à la charge de plus en plus arrogant, notre brave capitaine le repousse et lui décoche dans… la banlieue de son dos un énergique coup de pied qui l’envoie valser dix pas plus loin. La liaison s’empresse de suivre l’exemple et passe à tabac les trois autres prisonniers. »

Relève 5 septembre
p. 41 « Depuis dix-neuf jours, nous n’avons pu nous laver, nous raser, nous déshabiller, enlever nos chaussures. Nous avons passé toutes nos nuits à la belle étoile. Nous avons été successivement rôtis par le soleil, noyés et glacés par la pluie. Nous avons connu la faim, la soif. Nous sommes dévorés par la vermine. Plusieurs fois, nous avons senti passer les affres de la mort. Nous avons vécu des heures entières d’agonie. »

Description d’un « état de choc», qui nous choque aujourd’hui pour d’autres raisons 8 septembre, retour en arrière, camp des Célestins
p. 43 « Les visages pâlis et maigris de ceux qui m’entourent témoignent assez les fatigues des survivants et dans les baraquements hier trop étroits et aujourd’hui trop larges, la place des morts est restée vide. Dans le camp, des nègres passent. On se détourne d’eux avec horreur. Ils évoquent trop de souvenirs des cadavres en pourriture qui nous entouraient sur le champ de bataille. »

Messe vengeresse 9 septembre 1916, camp des Célestins
p. 44 « Après l’évangile, l’aumônier, M. l’abbé Branquet, prend la parole. Il adresse un souvenir ému et reconnaissant à la mémoire de tous ceux qui sont tombés pour la défense de la Justice et du Droit : « Et maintenant, dit-il en terminant, vengeons-les ! ».
Cette messe, en plein air au milieu du camp, cette foule de soldats massés au pied de l’autel, ce prêtre aux accents belliqueux prêchant une nouvelle croisade, tout cela ne manque pas de grandeur. L’âme s’exalte à l’idée du Devoir et du sacrifice. »

Distraction au repos 21 novembre 1916
p. 56 « Le programme comportait une « Revue ». Le régiment avait à son actif assez de faits glorieux pour que l’on profitât de l’occasion pour relever le moral des hommes, faire vibrer chez eux la corde patriotique et rappeler la mémoire des chers disparus. On préféra tomber dans le trivial et l’obscène, flatter les basses passions de l’individu. Bien souvent, j’ai fait cette triste constatation en assistant aux séances de cinématographe et aux représentations du Théâtre aux armées, offertes aux soldats du front. Se croyait-on revenu aux tristes temps de la décadence romaine, où l’on jetait en pâture à la plèbe « du pain et des jeux ? ». Le soldat français – mais il faut savoir le prendre – a d’autre idéal, grâce à Dieu, que l’ivrognerie et la débauche ! »

Opinion sur les troupes coloniales Champagne, 6 octobre 1916
p. 54 « Le poste est occupé par des coloniaux qui n’ont pas l’air de s’en faire et desquels nous nous efforçons de tirer les renseignements pratiques et techniques qui nous sont nécessaires. C’est en vain que nous leur demandons leurs consignes, le relevé des lignes téléphoniques et le schéma du réseau. Nos prédécesseurs ne connaissent rien de tout cela. Une seule question les intéresse, « le pinard », et les seules consignes qu’ils peuvent nous passer sont des indications très nettes et très précises sur les moyens de faire parvenir le précieux liquide jusqu’à nous. »

Offensive d’avril 1917 Attaque du plateau Vauclerc
16 avril 1917 18 heures
p. 69 « Aucune progression n’a pu être réalisée depuis le matin par le 327e et le 43e. Ces deux régiments sont toujours arrêtés par les mitrailleuses du bois B.1 que notre artillerie n’est pas parvenue à détruire. Plus impitoyables encore que les barrages d’artillerie, les nappes de balles fauchent au passage tous ceux qui s’aventurent sur le bled. (…) Le 201e est relevé après être resté seulement quelques heures en ligne. L’emplacement occupé par ce régiment est marqué au loin par la grande tâche bleu horizon de centaines de cadavres amoncelés au même endroit. (…) « C’est pire que dans la Somme ! » me disent ceux de mes camarades qui viennent des premières lignes. »

Offensive allemande, bataille de l’Aisne 1er juin 1918 midi
p. 106 « Le général Messimy (ancien Ministre, commandant l’ID 162) arrive en auto. Il déclare que maintenant, il ne faut plus céder aucun terrain à l’ennemi. Il faut résister coûte que coûte. « Dites bien à tout le monde, déclare-t-il à haute voix, que je viens d’abattre à coup de révolver un homme qui voulait se sauver ! ». « Ce n’est pas vrai, ajoute-t-il plus bas en s’adressant aux officiers qui l’entourent, mais qu’on le dise et qu’on le répète aux soldats. »

Spécificité du soldat des régions envahies
p. 59 « Le mois de décembre 1916 nous amène également de nombreux rapatriements du Nord envahi. J’ai la joie de voir revenir les miens. Je demande aussitôt la permission à titre exceptionnel à laquelle j’ai droit, mais comme ma famille est restée en Suisse, il me faut un certain temps pour obtenir les papiers nécessaires ( …) je trouve un train qui m’emmène à Paris où je prendrai la correspondance pour Genève. »

En secteur en Flandre après juillet 1917
p. 83 « Depuis le jour où la guerre nous a si brusquement arrachés à nos familles et au pays natal, nous nous sommes sentis partout déracinés. Pour la première fois depuis trois ans, en Belgique et en Flandre française, nous nous sommes retrouvés chez nous et le sympathique et chaleureux accueil que nous avons rencontré chez nos braves et honnêtes populations du Nord a contrasté étrangement avec l’indifférence, voire même l’hostilité qui nous a accueillis partout ailleurs. »

Grande offensive 18 juillet 1918
p. 111 « On pousse vers la grotte des flots de prisonniers. Il y a parmi eux des gamins complètement imberbes, de véritables enfants dont l’arrivée soulève une hilarité générale. Je constate une fois de plus le bon cœur du soldat français. Pour celui qui a vécu la vie du front avec ses peines, ses dangers et ses souffrances, un prisonnier est un frère de misère, et il ne viendrait à personne l’idée de le maltraiter. On oublie que l’on a devant soi un Boche bien souvent bourreau des nôtres dans les régions envahies. On aime mieux passer pour naïf que cruel. »

Découverte des Américains
mars 1918, la bataille de Picardie secteur Montdidier
p. 95 « Les troupes américaines sont au bivouac dans le parc et une cuisine roulante s’est installée dans les dépendances du château. Nous remarquons que les officiers ont le même ordinaire que leurs hommes. »

Volonté de témoigner après la Somme
p. 50 « Je suis sûr, dans la circonstance, d’être l’interprète de tous mes camarades, de tous ceux qui ont vécu ces souvenirs et de traduire fidèlement leurs impressions. »

Vincent Suard 10/05/2012

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Aubert, Frédéric (1897-1940)

AUBERT Frédéric, Avec ma section, La bataille de la Marne du sous-lieutenant Fred Aubert (27 mai 1918-15 août 1918), Association Bretagne 14-18, 2011, 65 pages (21×29,5) – 54 pages de texte du carnet de guerre de Fred Aubert et 10 pages consacrées à la biographie d’Octave Aubert, père (1870-1950) et des trois enfants, Fred (1897-1940), Louis ( 1900-1945) et Germaine (1908-2011) – I.S.B.N : 2-913518-47-8.

1 – Le témoin
Frédéric, Louis, Charles Aubert est né le 19 novembre 1897 à Saint Brieuc. Dans sa famille on appelait Fred cet aîné d’une fratrie de trois enfants et ce prénom lui resta. Il suivit sa scolarité à Saint Brieuc, puis à la faculté de droit de Rennes, se préparant à devenir avocat. Appelé de la classe 17, il rejoint, au mois d’août 1916, la caserne du 47e RI à Saint Malo. Le 30 avril 1917, il est nommé aspirant et est envoyé en renfort toujours au 47e. Arrivé au front vers la fin du mois de mai, Fred Aubert participe avec son régiment, à partir du 15 juin 1917, à la deuxième bataille défensive de Verdun entre les bois des Fosses et le bois des Caurières. Le 47e reste sur le front de Verdun jusqu’au 20 mai 1918. Après l’offensive allemande du 27 mai 1918, le régiment malouin fait partie du dispositif de défense qui, dans le secteur de Dormans, contient l’avancée allemande. Le 24 juin, l’aspirant Fred Aubert est nommé au grade de sous/lieutenant. Le 14 juillet 1918, les Allemands lancent la 4e bataille de Champagne ; pendant cinq jours, les 14, 15, 16, 17 et 18 juillet, le 47e fait face aux attaques. Puis, à partir du 19 juillet, il prend part à la poursuite. Fred Aubert est alors chef de section. Le 15 août, intoxiqué par les gaz, il est évacué sur l’ambulance de Sézanne, puis transporté à l’hôpital de Périgueux où il se rétablit lentement pendant deux mois. À la suite d’une courte convalescence dans sa famille, il rejoint, après l’armistice, son régiment cantonné à Mutzig et entre dans Strasbourg le 22 novembre, puis en Allemagne.

2 – Le témoignage
Avant de présenter ce témoignage, il faut parler de la suite de la vie de Fred Aubert. Homme influent de Saint-Brieuc entre les deux guerres, cet avocat laïque et républicain mais farouchement indépendant, est de nouveau mobilisé en 1939, comme commandant de la 3e compagnie au 19e RI. Cette unité se trouve face aux Allemands dans les Ardennes lors de leur offensive éclair le 10 mai 1940. Le 14 mai, alors que, partout, les troupes françaises reculent, le capitaine Fred Aubert, menacé d’encerclement, refuse de retraiter et prend l’initiative d’une contre-attaque au cours de laquelle il est tué d’une balle au front. La guerre va être cruelle pour ses parents car leur second fils, Louis Octave, très engagé dans un réseau de renseignements, sera dénoncé, arrêté, torturé, déporté au camp de Sandbostel où il décédera juste après l’arrivée des Alliés. Il ne restait plus aux époux Aubert que Germaine qui fut, elle aussi, un personnage important de réseaux de renseignements et d’évasions et qui vécut jusque 103 ans. Dès 1945, Octave Aubert, célèbre éditeur breton, forma le projet de publier le court carnet de guerre laissé par son fils aîné Fred où il relatait, jour après jour, ses combats sur la Marne et au nord du fleuve, du 27 mai au 15 août 1918, jour de son évacuation. Première édition, discrète, d’une cinquantaine d’exemplaires distribués dans la famille ou chez les proches. L’association Bretagne 14-18 qui avait pu se procurer un de ces exemplaires put obtenir des dernières nièces de Fred Aubert l’autorisation de rééditer ce témoignage.
Du 27 mai au 15 août 1918, l’aspirant puis le sous-lieutenant Fred Aubert avait consigné les événements de chaque journée de combat au sein du 47e RI. A partir du 15 juillet, jour de l’attaque allemande, le texte se densifie, devient plus détaillé, et il va le rester jusqu’au 15 août. Le 47e est alors très sollicité et participe presque quotidiennement à de très âpres combats. Cette guerre de juillet-août 1918 relatée par Fred Aubert n’a plus rien à voir avec la guerre de positions. Le front se modifie sans cesse, au fur et à mesure des assauts allemands de la mi-juillet puis de leurs reculs progressifs. Il est recommandé au lecteur de ce carnet de posséder une carte pour suivre les incessants mouvements des belligérants.

3 – Analyse
Ce récit est un document brut, écrit à chaud. Fred Aubert, qui s’avèrera plus tard comme un auteur de talent, ne se prête pas ici à un exercice de style. Il relate, de façon parfois haletante, presque sans pause, les péripéties d’un combat sans merci. Ce ne sont que des phrases très brèves, ce n’est qu’un récit saccadé qui rend bien compte de ces violents engagements sporadiques en rase campagne, souvent confus. Les soldats français sont certes mus par la perspective de la victoire, après les journées indécises de la mi-juillet, mais les Allemands s’accrochent et ne cèdent que pied à pied. La journée du 28 juillet est narrée comme une forme de match (Fred Aubert fut un footballeur passionné ; le stade de Saint-Brieuc porte son nom), sans répit. Le sort de la bataille reste longtemps indécis. Les pertes sont épouvantables des deux côtés et Fred Aubert ne cache rien de ces horreurs. Il avoue ses fatigues, ses incertitudes dans un affrontement impitoyable de presque tous les instants mais ne dévoile rien de ses sentiments qu’ils soient de peur, de compassion ou de haine. Il ne se met pas en valeur, il se contente de décrire sans fioritures et sans apprêt de style. Il est tout entier impliqué dans la bataille et ne décrit que la bataille. La sécheresse de ce petit récit trépidant et captivant fait encore plus approcher l’épouvante de ces journées décisives et finalement assez mal connues où ce qu’on appela la poursuite fut loin d’être une simple promenade militaire pour les troupes alliées. Fred Aubert n’envisageait pas de publier ce petit texte, rangé dans ses archives. Les circonstances firent que son père, pour honorer sa mémoire, le sortit d’un oubli programmé par l’auteur.
René Richard

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Drieu La Rochelle, Pierre (1893-1945)

Critique littéraire à la NRF, Albert Thibaudet a pu noter que dans l’après-guerre « on délégua à Montherlant et à Drieu la Rochelle, pour représenter dans le roman et ailleurs le combattant qui revenait, une sorte de fonction collégiale ». L’importance du conflit dans la production des deux auteurs, leur référence commune à une morale héroïque et élitiste, justifie ce rapprochement. La parole de Drieu se base toutefois sur un vécu plus large que celui de Montherlant dont la participation effective aux combats fut tardive et très limitée. Son rapport à l’événement s’avère plus complexe qu’il n’y parait. L’analyse de cette voix atypique suppose de situer Drieu au sein de la génération des « vingt ans en 1914 », de revenir sur son parcours militaire puis sur la postérité de cette expérience fondatrice dans son itinéraire littéraire et politique ultérieur.
Pierre Drieu la Rochelle est né le 3 janvier 1893 dans « une famille de petite bourgeoisie catholique, républicaine, nationaliste ». Son patronyme d’allure aristocratique remonte aux guerres de la Révolution et à son arrière-grand-père, le sergent Drieu « dit la Rochelle ». Les descendants du grognard ont accédé au monde de la petite notabilité : juges de paix, pharmaciens, avocats. La branche maternelle est de bourgeoisie plus récente mais plus fortunée. Incarnation des valeurs d’une classe moyenne travailleuse et excessivement prudente, le grand-père Lefebvre, architecte parisien, a accumulé une solide aisance. Il a marié sa fille Eugénie à Emmanuel Drieu la Rochelle avocat d’affaire qui se révélera rapidement un coureur de dot peu scrupuleux. Fruit de cette union, Pierre Drieu la Rochelle connaît une enfance lourde de tensions, marquée par la peur du déclassement social provoqué par les frasques du père. La famille reporte sur le jeune Pierre tous ses espoirs. Elève du lycée catholique Sainte-Marie de Monceau, envoyé à plusieurs reprises pour des séjours linguistiques en Angleterre, il intègre après le baccalauréat l’Ecole libre des sciences politiques, pépinière des élites politiques et administratives de la Troisième République. Jeune homme en recherche de soi, il fréquente des étudiants de gauche comme Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier qui se rallieront l’un et l’autre à la révolution bolchévique, mais reste plus attiré par la prose violente de Maurras et de Sorel. Il suit avec intérêt la création en 1911 du cercle Proudhon qui se veut le point de convergence d’un socialisme « français » dégagé de l’influence marxiste et des partisans d’une restauration nationale . Il partage avec les Jeunes gens d’aujourd’hui décrits dans l’essai d’Agathon le goût de l’action et le culte de l’effort physique . Drieu reste par contre insensible au retour vers la foi de certains de ses condisciples. Eloigné depuis le lycée d’une religion catholique qu’il assimile à la faiblesse, il professe une vive admiration pour la philosophie nietzschéenne dont il retient le rejet des visions providentielles ou progressistes de l’histoire et du rationalisme hérité du XVIIIe siècle.
En 1913 il vit durement son échec à l’examen de sortie de Sciences-Po : ses espoirs d’une carrière diplomatique sont ruinés. Refusant la session de rattrapage, il devance l’appel en rejoignant le 5e RI en garnison à Paris. L’expérience n’est guère enthousiasmante. Drieu en vient à désirer une guerre qui briserait la routine dans laquelle il s’englue et lui donnerait l’occasion de se ressaisir. Se distinguant du modèle brossé par Agathon, il refuse pourtant de suivre le peloton des élèves officiers et reste caporal ce qui le fait apparaître aux yeux de ses chefs, selon ses propres mots, « comme un bourgeois frileux, tire-au-flanc et pessimiste ». Au vu des textes contradictoires rédigés sur le sujet, il est difficile de connaître avec précision son état d’esprit lors de l’entrée en guerre. Dans un article rédigé pour le vingtième anniversaire de la mobilisation, il insiste sur la touffeur de l’été 1914 et la difficulté pour les contemporains de réaliser l’impact de l’événement . Dans ses poèmes de guerre publiés en 1917, il se montre plus sensible aux élans patriotiques qui secouent la capitale. Dans Genève ou Moscou en 1928, il évoque enfin le sombre pressentiment suscité par le geste d’un paysan breton illettré qui, au matin du 3 aout, brise la crosse de son fusil. « Tous les deux seuls, nous ressentions quelle violence nous faisait cette folie collective, l’insensibilité imbécile de ce grand corps abstrait du régiment qui, gonflé d’emphase, allait se briser huit jours après, comme une métaphore démodée sur les mitrailleuses du Kaiser, elles-mêmes brisées par le 75 . » Ces différentes réactions – étonnement, ferveur patriotique, inquiétude – le montrent partagé entre les différents pôles d’aimantation agissant sur l’opinion publique.
Le jeune homme « dont on avait peint les jambes en rouge » – allusion aux célèbres pantalons garance – va dès lors se confronter à différentes facettes de l’expérience combattante. Le 5e RI est ainsi engagé dans la bataille des frontières. Quittant Paris le 6 aout 1914, le régiment s’achemine vers la frontière belge au terme d’éprouvantes étapes de marche forcée sous un soleil de plomb. Lors d’une halte à proximité de Charleroi, Drieu dit avoir éprouvé une forte pulsion suicidaire. L’irruption d’un camarade dans la grange où il s’était retiré pour retourner contre lui son arme aurait interrompu son geste. Le jeune nietzschéen attendait que la guerre le hisse vers un idéal héroïque bien éloigné du piétinement des jours précédents au milieu des milliers de conscrits anonymes. Le baptême du feu du jeune soldat a lieu dans la plaine de Charleroi deux jours après. C’est à cette occasion que le caporal Drieu, soudain débarrassé de toutes ses inhibitions, dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence. Chargeant le fusil à la main, il entraine dans son sillage plusieurs de ses hommes aimantés par sa détermination. L’assaut le porte vers un moment de grâce qu’il comparera à l’extase des mystiques. L’illumination est pourtant fugitive. Les coups de buttoir de l’artillerie allemande précédent une vigoureuse contre-offensive qui disloque le dispositif français. Le 5e RI est contraint à la retraite. Les pertes sont lourdes. André Jéramec, le meilleur ami de Drieu depuis la rue Saint-Guillaume, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers un hôpital militaire de Deauville.
Lorsqu’il repart pour le front, la guerre de mouvement a cédé la place à la guerre de position. Nommé sergent le 16 octobre 1914, Drieu est envoyé en Champagne, dans le secteur d’Hermonville. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse. En 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Embarqué à Marseille dans le 176e RI au début du mois de mai 1915, il passe cinq semaines sur l’île de Lemnos qui sert de base arrière au corps expéditionnaire. L’inutilité d’une opération mal conçue lui apparaît très tôt. Le séjour lui laisse un souvenir cuisant. « Etre pauvre, c’est être sale. J’ai des morpions que ma crasse engraisse. J’ai pioché et j’ai des ampoules. Mes muscles me font mal. J’ai soif tout le temps. Tondu et barbu, je suis laid. Je ne reçois pas de lettres. Je mourrai totalement oublié » écrit en 1934 le narrateur de la nouvelle Le voyage aux Dardanelles . A la fin du mois de juin, l’unité de Drieu est envoyée relever les troupes du camp retranché sur la presque-île de Gallipoli. Soumis au pilonnage d’artillerie d’un ennemi qui les surplombe, les combattants croupissent dans des conditions d’hygiène déplorables. La chaleur exacerbe la puanteur de l’air due à la décomposition des victimes des différentes vagues d’assaut que l’on n’a pu évacuer. La dysenterie gagne de jour en jour. Dans la nouvelle évoquée plus haut, la participation du narrateur à la campagne des Dardanelles s’achève avec la bataille du Kérévès-Déré qui allait tenter – vainement – de bousculer le dispositif ottoman. La correspondance de Drieu avec sa fiancée Colette, sœur de son ami André Jéramec, indique qu’atteint par la dysenterie il a été évacué avant l’assaut puis rapatrié à Toulon . Cette entorse à la chronologie vient rappeler qu’un texte littéraire, même quand il voisine avec l’autobiographie, s’inscrit dans un registre qui n’est pas celui de la simple déposition de témoin.
Le retour du front d’Orient a laissé Drieu dans un état de délabrement physique et moral avancé. Sa convalescence s’étend tout au long de l’automne 1915. Lorsqu’éclate la bataille de Verdun, il vient d’être versé dans la 9e Compagnie du 146e RI commandée par l’historien catholique Augustin Cochin. Son régiment rejoint le secteur des combats le 25 février 1916, le jour de la chute du fort de Douaumont. Son bataillon est à la pointe de la contre-attaque du lendemain. Le sergent Drieu découvre la guerre moderne dans toute son horreur. « Je m’étais donné à l’idéal de la guerre et voilà ce qu’il me rendait : ce terrain vague sur lequel pleuvait une matière imbécile. Des groupes d’hommes perdus. Leurs chefs derrière, ces anciens sous-lieutenants au rêve fier, devenus de tristes aiguilleurs anxieux chargés de déverser des trains de viande dans le néant… », notera-t-il dans la nouvelle Le lieutenant des tirailleurs . En fin de journée Drieu et ses camarades refugiés dans un abri bétonné endurent le déluge d’artillerie, les nerfs à vif, les pantalons souillés par la colique. L’arrivée d’un obus qui s’écrase sur la redoute tire à Drieu un hurlement qui épouvante ses camarades. Sérieusement blessé au bras, le tympan crevé, il est évacué vers l’arrière. Déclaré inapte au combat, il est affecté en décembre 1916 auprès de la 20e section des secrétaires de l’Etat Major à l’hôtel des Invalides. Il épouse le 15 octobre 1917 Colette Jéramec. Richement doté par son épouse qui lui a consenti une donation de 500 000 francs, Drieu s’étourdit un temps dans la vie de plaisir de l’arrière qu’il décrira de façon saisissante dans la première partie du roman Gilles intitulée « La permission ». Honteux de cette position d’embusqué, il passe à sa demande à la fin de l’année 1917 devant une commission qui le déclare apte à servir. Disposant d’importants soutiens – sa belle-famille est proche d’Alexandre Millerand – son retour au front se fait toutefois dans des conditions choisies. Il est ainsi affecté à la fin de l’été 1918 comme interprète auprès d’un régiment américain – il qualifie lui-même sa position de « demi-arrière ».
Les marques de la Grande Guerre seront durables dans le corps et dans l’esprit de Drieu. Il décrira avec précision médicale dans le roman Gilles les séquelles irréversibles de la « blessure sournoise au bras qui avait enfoncé son ongle de fer dans les chairs jusqu’au nerf et qui avait là surpris et suspendu le courant de la vie . » La frénétique quête des plaisirs à laquelle il se livre dans les années vingt procède visiblement d’une volonté de compensation par rapport aux souffrances endurées. Une partie importante de sa production littéraire tentera, par approches successives et parfois contradictoires, de dire au plus juste son expérience de la guerre. Dès l’automne 1917 il a publié chez Gallimard un recueil de poèmes Interrogation. La plaquette a été bien reçue par les milieux nationalistes qui retiennent surtout la célébration du combattant d’élite trouvant dans le conflit la jouissance supérieure du dépassement de soi. La censure s’alerte pourtant de deux poèmes « A vous Allemands » et « Plainte des soldats européens » dont le ton est jugé trop fraternel à l’égard de l’adversaire. L’écrivain ne cache pas non plus le cri d’horreur poussé lors du pilonnage de Verdun. Dans les textes de la maturité il accorde une importance croissante au versant tragique de l’événement. En novembre 1929, il envoie une lettre ouverte au critique Benjamin Crémieux qui l’avait cité dans un compte rendu du roman A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque afin de reprocher à l’écrivain allemand d’ignorer tout ce que la guerre avait eu de noblesse . Drieu refuse qu’on l’oppose à Remarque : leur expérience n’est pas la même et ses propres écrits témoignent de l’ambivalence d’une expérience faite d’exaltation et de souffrances mêlées. Publié en 1934, le recueil La comédie de Charleroi lui permet d’unifier sa vision du conflit. La nouvelle éponyme paraît en prépublication dans la revue Europe alors dirigée par Jean Guéhenno. Dans ce texte, le narrateur, devenu secrétaire de la mère d’un camarade mort à Charleroi, revient à ses côtés sur le site du combat. La vanité d’une mère tyrannique désireuse de tirer un bénéfice moral et social de son deuil transforme en comédie ce retour sur les lieux de la tragédie. Si l’extase de la charge et l’idéal du chef ne sont pas oubliés, c’est le désenchantement qui l’emporte dans les textes rassemblés ici : les hommes « ont été vaincus par cette guerre. Et cette guerre est mauvaise, qui a vaincu les hommes. Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. (…) Cette guerre de civilisation avancée . »
Les recherches politiques de Drieu la Rochelle procèdent également des leçons tirées de la guerre. Dans l’essai Mesure de la France, publié en décembre 1922, il dénonce ainsi les faux semblants d’une victoire. Affaiblie par plus d’un siècle de malthusianisme et saignée par la Grande Guerre, la France n’est plus qu’une puissance déclinante, au cœur d’un continent fatigué. Le dépassement des patries est dès lors le seul moyen d’éviter le retour à la guerre et d’assurer un avenir aux peuples du vieux continent. Dans Genève ou Moscou en 1928 il soutient « l’effort admirable et fécond » d’Aristide Briand. A cette date, Genève, siège de la SDN et des organisations de coopération européenne, constitue de son point de vue la seule alternative à une intégration sous la tutelle autoritaire de Moscou. La grande crise des années trente et la montée des totalitarismes l’amènent à des révisions radicales. En 1933 dans une pièce de théâtre Le Chef il décrit la montée du fascisme dans un petit Etat d’Europe centrale. Il semble encore s’interroger : la force nouvelle est-elle une juste émanation du mouvement ancien-combattant ou une exploitation de celui-ci par des leaders démagogues ? Au lendemain du 6 février 1934 ses doutes disparaissent. Il est l’un des premiers intellectuels français à proclamer son adhésion au fascisme. Spectateur enthousiaste du congrès de Nuremberg de 1935, il adhère au comité France-Allemagne piloté par l’habile Otto Abetz. En 1936 il voit en Doriot l’homme fort capable de réveiller la société française et met sa plume au service du PPF dont il épouse la radicalisation en se ralliant à un discours antiparlementaire, xénophobe et antisémite. Au lendemain de l’armistice de 1940, il prend la direction de la NRF et, encouragé par son ami Abetz, en fait une tribune de la collaboration intellectuelle. Le souvenir de la Grande Guerre est invoqué dans ses plaidoyers pour une intégration de la France dans une Europe continentale rassemblée autour de l’Allemagne. « Après le retour d’une ancienne guerre, j’ai découvert que la force ne pouvait plus s’épanouir dans aucun peuple, que ce temps n’était plus celui des peuples séparés, des nations mais celui des fédérations, des empires », note-t-il ainsi dans le numéro d’avril 1942 de la NRF. Il s’émeut, lors d’une soirée à l’Institut allemand, de découvrir qu’à l’automne 1914 l’écrivain Jünger servait dans le même secteur du front que lui. Refusant de renier ses choix, il tente une première fois de se suicider quelques jours avant la Libération de Paris. Sauvé par ses proches, il renouvelle son geste, cette fois avec succès, le 16 mars 1945. François Mauriac qui fut son adversaire au cours de l’occupation publie un article dans lequel il dénonce la fascination pour la force de Drieu mais souligne le destin paradoxal de l’ancien combattant de l’autre guerre « ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles ».

Jacques Cantier, MCF Histoire Contemporaine, Université Toulouse le Mirail

Bibliographie :

Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979.
Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la grande guerre 1914-1918, Paris, Albatros, 1989.
Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011.
Jean-Baptiste Bruneau, Le cas Drieu la Rochelle entre écriture et engagement : débats, représentations, interprétations de 1917 à nos jours, Paris, Eurédit, 2011.
Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978.

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Sic, Désiré (1883-1972)

Né en 1883 à Entrevaux (Basses-Alpes) dans une famille modeste, Désiré Sic d’abord apprenti menuisier est appelé pour effectuer son service militaire en novembre 1904 au 7e régiment du génie à Nice comme sapeur–mineur de deuxième classe. En 1909, il se rengage au 7e régiment de Génie à Nice, et commence sa carrière militaire. Sergent, il part pour le Maroc en guerre en août 1912. Il y séjourne jusqu’en août 1914.

A la mobilisation générale, il rejoint la France avec son unité, la compagnie 19/2 du génie, rattachée à la Division marocaine. Il laisse de sa campagne plusieurs témoignages : un journal de guerre, quelques comptes-rendus pour ses supérieurs et d’autres pièces administratives parfois originales, mais surtout un volumineux fonds photographique qui permet de suivre les hommes et les travaux effectués par le Génie entre le front et l’arrière-front entre 1915 et 1917, et notamment la préparation logistique de l’offensive du Chemin des Dames.

Depuis Mézières dans les Ardennes, il participe à la retraite puis à la bataille de la Marne dans le secteur des marais de Saint-Gond (combats au château de Mondement). Après la stabilisation du front, son unité occupe un secteur à l’est de Reims, où elle réalise des travaux de protection (fort de la Pompelle, bois des Zouaves, ferme de l’Espérance,…) et participe à la guerre de mines. En janvier 1915, l’adjudant Sic reçoit la médaille militaire à Verzenay (Marne), suite à son comportement lors d’une attaque contre les lignes ennemies. Il est nommé sous-lieutenant le mois suivant. En mai 1915, sa compagnie est affectée dans la Somme, et participe à une attaque dans le secteur d’Acq-Mont-Saint Eloy. Elle y réalise des travaux de construction d’abris et de sapes. Elle participe de nouveau à une attaque dans le secteur de Carency et Souchez (bois de Berthonval) en juin 1915.

Après une période de retrait du front dans les Vosges, Désiré Sic prend part à la deuxième bataille de Champagne, et participe aux attaques des 25 septembre et 6 octobre (butte de Souain). Fin octobre, son unité est mise au repos et à l’instruction à Verberie, près de Pont-Sainte-Maxence (Oise). Promu lieutenant en décembre, il est affecté à la compagnie 7/63 du génie. Il séjourne ensuite de la mi–février jusqu’en août 1916 à Tilloloy (Somme) et Boulogne la Grasse (Oise) où il contribue à fortifier le parc du château et le bois attenant. Il séjourne ensuite dans la Somme et dans l’Oise. Début 1917, sa compagnie transite pour arriver dans l’Aisne le 15 janvier (Coulonge, Courville,…), puis elle oeuvre dès mi–février dans le secteur du Chemin des Dames (Oeuilly, Pargnan, Cuissy, Moulins,…). Affecté à l’état major de l’Armée, le lieutenant Sic dirige alors des travaux de construction de pistes et d’aménagement d’abris ou cavernes (creutes de Verdun, grottes de Jumigny, de Vassogne,…). Autant ces clichés témoignent de la formidable préparation de l’offensive dite Nivelle, autant ses quelques comptes-rendus des premières heures de l’attaque en souligne l’échec immédiat.

Après la relève de son unité en mai, le lieutenant Sic reçoit son ordre de départ pour le Maroc. Il débarque à Casablanca le 17 juin 1917 avec sa femme et son jeune fils, puis gagne Meknès le 8 juillet. Le 30 septembre, trois mois à peine après son arrivée, son enfant meurt de maladie à l’âge d’un an, et son journal est interrompu.

A l’instar du témoignage publié du sapeur Gaston Mourlot, « l’œil en guerre » du sous-officier puis officier Désiré Sic, complété par ses écrits, offre ainsi de pouvoir étudier le travail du Génie dans la Grande Guerre.

Bibliographie : Alexandre Lafon & Colin Miège, Une guerre d’hommes et de machines, Désiré Sic, Un photographe du Génie 1914-1918, Toulouse, Privat, 2014. Colin Miège, La Grande Guerre vue par un officier du Génie, Paris, E-T-A-I, 2014. Voir également le hors-série n° 6 de la Lettre du Chemin des Dames, 2012, entièrement consacré à « Désiré Sic, officier du Génie et photographe au Chemin des Dames », 32 pages.

Alexandre Lafon

Complément (Rémy Cazals, avril 2022).

Vient de paraître :

Colin Miège, « Je te promets, je serai femme de soldat… », Correspondance de guerre (août 1914-mai 1917), Paris, L’Harmattan, 2022, 592 pages.

Colin Miège figure parmi les « passeurs » de la mémoire de la Grande Guerre, comme je l’ai montré dans ma chronique « Écrire… Publier… Réflexions sur les témoignages de 1914-1918 » sur ce même site du CRID 14-18. Le fonds qu’il met en valeur est celui qu’a laissé son grand-père Désiré Sic. Il avait commencé en 2014 en coopération avec Alexandre Lafon pour le premier titre de la collection « Destins de la Grande Guerre » des éditions Privat à Toulouse. Ce livre de 2022 est le sixième issu du fonds. Il reprend cette fois la correspondance entre le sous-officier, puis officier, du génie et son épouse Fernande, commencée dès la mobilisation et arrêtée lorsque la nomination de Désiré au Maroc lui permet de se faire accompagner de sa femme. Les lettres manquantes sont très rares. S’il y a seulement 300 lettres de Désiré pour 1000 de Fernande, c’est parce que celle-ci écrivait tous les jours, tandis que le soldat prenait plus rarement la plume. Les aspects attendus sont présents : lenteur du courrier, censure, envois par des permissionnaires pouvant utiliser la poste civile, codage par points sous les lettres pour former le nom du secteur où l’on se trouve.

Très épais, le livre nous fait pénétrer dans la vie d’un couple de nouveaux mariés pendant trois ans de séparation : l’amour, la souffrance, la jalousie, l’adultère (rarement assumé ailleurs), les nouvelles de la famille, les décès, la naissance d’un fils. Quelques thèmes sont récurrents. Au début, Fernande ne cesse de se plaindre de recevoir si peu de courrier, et Désiré lui répond : sois femme de soldat, laisse-nous nous battre sans jérémiades. Vient le temps où Désiré a acheté deux appareils photographiques et où les questions des prises de vue et des tirages occupent une très large place. Désiré avait pratiqué la photo au Maroc avant 1914. Autre thème : la longueur de la séparation fait apparaître quantité d’allusions érotiques.

Désiré Sic est fier de monter en grade, de recevoir des décorations, d’être remarqué par la revue L’Illustration. Il en est de même pour Fernande. Le gradé fait collection de souvenirs de guerre, fusils, casques allemands, qui s’ajoutent à une collection déjà constituée au Maroc. Le patriotisme du couple est affirmé à plusieurs reprises : il est question de chasser les Boches, de gagner la guerre. Sur plusieurs pages, le lieutenant Sic exprime sa certitude du succès de l’offensive Nivelle du printemps 1917. Une lettre annonce qu’il sera à Laon, puis il est obligé d’admettre qu’il se faisait des illusions. Le 1er janvier 1916, il avait cependant lancé le cri « Vivement la fin de cette guerre ! » Le 29 septembre de la même année, Fernande écrit à son tour : « On se demande quand finira ce carnage. » Elle avait envisagé, si son enfant était une fille, de l’appeler Joffrette, mais Désiré manquait d’enthousiasme pour ce prénom qui aurait été difficile à porter. Le couple échangeait des critiques des « embusqués » restant au Maroc ou obtenant de s’y faire nommer ; cependant Désiré faisait dès la fin de 1915 des démarches dans le même sens. Démarches couronnées de succès, mais la mort de leur fils victime de fièvres mal soignées allait culpabiliser durablement les parents.

Les informations sur la guerre apparaissent rarement, mais on en découvre dans la masse de la correspondance. Désiré décrit certains travaux effectués par le génie : fortifier les tranchées ; établir une ligne téléphonique ; construire un abri ; couper les fils de fer lors d’une attaque ; creuser des mines sous les tranchées ennemies. Les officiers ont une cantine (et non un sac à dos), un cheval, une ordonnance. À Noël en 1914, les soldats de la légion étrangère chantent en plusieurs langues. De son côté, Fernande note qu’il y a des prisonniers allemands au Maroc d’abord, plus tard à Entrevaux. Des réfugiés belges sont allés jusqu’en Algérie. Elle signale les pèlerinages à Notre-Dame d’Afrique à Alger, et d’autres à Entrevaux, tandis que, dans les parages, en quelques jours du mois de mai 1916, Jeanne d’Arc est apparue à un petit berger, et la Vierge Marie à une petite bergère. Fernande ne montre aucune crédulité, et Désiré exprime son scepticisme.

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Banquet, Emile (1879-1944)

1. Le témoin
Emile, Léon, Philippe Banquet est né à Albi le 22 septembre 1879 dans une vieille famille de petits entrepreneurs briquetiers, sur la rive droite du Tarn, avenue de Carmaux, exploitant également quelques terres. Lorsque la guerre éclate, il est marié et a deux fils nés en 1913 et 1914. La famille est catholique. Sa femme prie pour son retour ; lui-même n’est pas dévot : il attribue la brimade d’un départ retardé en permission au fait qu’il a manqué une messe. Sa mère lui a fait faire le service militaire dans l’artillerie. En novembre 1915, il l’en remercie : sans cela, il serait dans la boue des tranchées comme les « pauvres malheureux de fantassins » qui subissent un « carnage », une « boucherie ». Il est maréchal des logis au 56e RAC, et précisément à la section des munitions dont le rôle est de ravitailler les échelons qui se trouvent eux-mêmes à 8 km derrière les batteries. Cette vie cesse en juillet 1917 lorsque la section est dissoute. On l’envoie à Carcassonne, au dépôt du 3e RAC jusqu’en janvier 1918. Il se considère alors comme un embusqué : « Aujourd’hui je suis planton de service à la gare, travail assez amusant, d’abord je n’ai rien à faire si ce n’est me trouver là, au départ et à l’arrivée des trains. […] Hier soir je suis allé voir la Cité, c’est curieux, et il y en a qui viennent de loin pour l’admirer. Enfin je me promène ! Ici on ne risque rien des obus et c’est déjà beaucoup… » (11 juillet 1917). En janvier 1918, il remonte vers le front avec le 10e RAC, « au milieu de Bretons ou Normands », « un tas d’ivrognes, ce n’est pas un c’est TOUS !! Ils sont pleins du matin au soir. Si je dois rester là je suis fichu ! » Son souhait de tomber malade se réalise et, entre permissions et stages, il arrive au 11 novembre, puis à la démobilisation le 18 janvier 1919 : « Fini le cauchemar, on dirait un beau rêve. » Pendant la guerre, sa femme et son père ont fait marcher tant bien que mal la briqueterie. « Je t’assure que si on a la joie du retour, écrivait-il le 16 novembre 1916, on saura mieux goûter la vie dont on jouissait avant sans crainte et sans arrière-pensées. » L’après-guerre est cependant assombri par la mort de son fils aîné âgé de 10 ans en 1923 et par la cessation d’activité de la briqueterie vers 1929. Emile Banquet meurt accidentellement le 17 juin 1944.
2. Le témoignage
Il a écrit régulièrement à sa femme, du 3 août 1914 au 18 janvier 1919, comme une « conversation » à laquelle Angèle répondait. Le 2 mars 1915, il annonce qu’il a dû brûler 190 lettres de sa femme car il n’avait plus la possibilité de les transporter avec lui. On apprend aussi, le 16 juillet 1915, qu’Angèle lui a envoyé le journal qu’elle tenait au début de la guerre. Mais il n’a pas été conservé. Par contre, les lettres d’Emile figurent encore dans les archives familiales de son petit-fils Dominique qui en a transcrit une large sélection qui forme un volume de 272 p. de format A4.
3. Analyse
La principale préoccupation : la fin de la guerre
Dès les premiers jours, Emile Banquet note son manque d’enthousiasme : « Je me remets peu à peu au courant de toutes ces conneries et je t’assure que je me fais des cheveux blancs en songeant à tout le travail que je vous laisse. […] Surtout ne vous inquiétez pas, je ferai mon devoir, sans plus […] Certains souhaitent aller en Allemagne ; moi je souhaite revenir parmi vous et qu’ils me fichent la paix » (8 août 1914). Il voudrait que la victoire arrive avant les grands froids. Mais « combien cela va-t-il encore durer ? » demande-t-il le 1er septembre en décrivant le champ de bataille (« des Allemands, des Français, des chevaux, viande abandonnée, tout empeste l’air »), les maisons détruites par les obus, les récoltes piétinées. Le 11 septembre, les nouvelles sont excellentes et il espère être de retour « pour le vin nouveau ». Mais, deux semaines plus tard, il craint que la guerre dure jusqu’à Noël. De nombreux événements sont perçus comme annonçant peut-être la fin. Lors de l’offensive de mars 1915, il note : « nous sommes contents de nous fatiguer, et que ça finisse », mais c’est un échec : « l’effort que l’on a fait n’a abouti qu’à faire tuer des hommes ». « Je vous assure que si on me laissait filer, je m’en irais à pied » dit-il en avril. L’entrée en guerre de l’Italie hâtera-t-elle la fin ? Dès le printemps 1915, il est effrayé par la perspective de « passer un autre hiver en guerre » et ajoute : « Je crois que vous, les femmes, serez obligées de vous révolter pour faire finir la guerre. » Ou bien, tout pourrait finir faute d’argent (6 juillet). Le 9 juillet encore : « Je crois que nous finirons tous par perdre la tête ; les généraux et le gouvernement sont unanimes à dire que la campagne durera encore un an. La paix ne serait donc signée que l’été prochain, cela nous désespère ! Surtout ces malheureux fantassins. Je crois que d’ici là quelqu’un se lassera, tout aussi bien le peuple allemand que le peuple français, ou bien il manquera de l’argent, car les dépenses sont fabuleuses. » Et le 1er décembre : « Ce que je désire, c’est la FIN, mon retour définitif, mon chez moi tranquille, vivre de mon labeur. » Le 25 février 1916 : « D’après le journal d’aujourd’hui, les Allemands ont attaqué fortement du côté de Verdun. Serait-ce le prélude d’heureux événements si l’on peut dire ? Que cela finisse enfin pour le bien de l’humanité tout entière. » Le 26 mars : « Combien de fois ai-je souhait être blessé pour pouvoir me tirer de leurs mains et courir auprès de vous. » Le 17 septembre : « Que l’on fasse la paix d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des sauvages : Français, Anglais, Allemands, on devrait trouver une solution pour le bien de tous, pour l’état d’esprit général et conclure la paix. La leçon devrait nous être salutaire. Pareil fait ne devrait jamais plus se reproduire. Nous ne sommes pas des bêtes féroces et il me semble qu’en rabattant un peu d’orgueil on pourrait parvenir à s’entendre. Plus nous irons, plus nous y perdrons tous. » Le 27 janvier 1917 : « Ah ! je t’assure que si ceux qui ne veulent pas de paix sans victoire y étaient, ils en auraient bientôt soupé. » Le 30 mars : « Si on demandait son avis à chacun, tout le monde serait prêt à rentrer chez soi. » Le 11 avril, peu avant l’offensive Nivelle : « Depuis hier au soir nous entendons le bruit sourd du canon sur notre gauche et assez loin, sans doute en Champagne ; ce doivent être les préludes d’opérations ; que ça craque enfin d’un côté ou de l’autre ce ne serait pas trop tôt. Cette vie commence à peser quand on est près de la quarantaine, ce n’est plus un amusement de gosse. Celui qui n’a que vingt ans dit : « ce n’est rien à condition que je revienne », mais nous, notre vie sera à moitié flambée. » Peu après, à propos des Russes : « Du jour que la Révolution a éclaté chez eux, j’ai bien compris qu’ils allaient se retirer, que c’était pour en finir et qu’ils en avaient assez de servir de cible à canons. Quand je pense à papa qui s’en va tout seul à la terre, à son âge, je ne peux m’empêcher de pleurer ; jamais nous ne serons capables de faire ce qu’ils [les Russes] ont fait. Dire que nous sommes ici à ne rien faire et penser à eux là-bas, qui sont vieux et qui travaillent pour nous à la limite de leurs forces, je finis par ne plus pouvoir le supporter. Qu’ils en finissent bon dieu ! Qu’ils traitent d’une façon ou d’une autre. C’est toujours du monde qu’on fait tuer. » Comme beaucoup d’autres poilus, il se demande si l’on va revivre la guerre de cent ans (25 avril 1917), et il note : « Les nouvelles de la guerre ne m’intéressent que médiocrement, je ne demande qu’une seule chose, assez de guerre, LA PAIX. » Le 10 mai : « Les attaques sont à peu près arrêtées et les résultats obtenus sont minces. Nous en sommes toujours au même point, il n’y a pas de raison que cela ne dure dix ans de plus. Les journaux reparlent de paix, le congrès socialiste de Stockholm revient sur le tapis. Peut-être finira-t-on par reconnaître qu’on ne pourra rien obtenir par les armes et se décidera-t-on à de mutuelles concessions. Assez, assez de morts, assez d’infirmes et de blessés. » Le 16 mai : « Tu me dis que tout est cher. C’est naturel, personne ne cultive la terre, en temps de paix on suffisait à peine à la consommation. Dans peu de temps on manquera de tout, si seulement ça pouvait faire finir la guerre, j’en serais très heureux car il y a de quoi en avoir soupé de ce métier. […] On change nos chefs tous les jours. Si seulement on finissait par en trouver un bon, un qui soit assez fort pour en finir. Hier c’était NIVELLE, aujourd’hui c’est PÉTAIN, et demain ? »
L’ennui loin du pays
Une des caractéristiques de ce témoignage c’est la fréquente expression de l’ennui, et cela dès le début : « Je m’embête. Si au moins on était utile, qu’on nous fasse travailler ! » (14 octobre 1914). « C’est dimanche, c’est ce qu’on m’a dit, nous avons de la peine à distinguer un jour de l’autre » (27 juin 1915). « On ne fait rien, on ne voit rien, on ne sait RIEN ! » (27 juillet). Alors il demande à sa femme de lui raconter « tout ce qui se passe à la maison ». Car la guerre est l’occasion de (re)découvrir l’amour et l’affection : « Ma femme, mes enfants, mes parents, voilà ma vie, mon existence ». « Comme j’aimerais être là-bas et rentrer le soir de mon travail, prendre les enfants sur mes genoux, jouer avec eux au milieu de ceux que j’aime » : les phrases contredisant la théorie de la « brutalisation », c’est-à-dire de la transformation des soldats en brutes, sont ici fort nombreuses. La rencontre de quelques Albigeois est comme un rayon de soleil dans ces pays du Nord et de l’Est, en Lorraine où la population est hostile, en Flandre où « on a de la peine à se faire comprendre ». « Dans ma vie, précise-t-il en janvier 1916, je n’avais guère voyagé, mais je vais connaître le Nord de la France mieux que nos régions. » Mais la conclusion est nette : « Je t’assure qu’aucun des pays où je suis passé ne vaut le nôtre. »
Des ennemis variés
Les Allemands sont, au début, considérés comme les auteurs d’atrocités, « une race de sauvages », et les expressions de « cochons » et de « brutes immondes » reviennent au vu des destructions opérées lors de leur repli de mars 1917. Entre temps, n’étant pas en contact avec eux, il en avait peu parlé, mais il avait éprouvé des sentiments de compassion devant des rangées de tombes (en janvier 1916) : « une simple croix et comme mention : allemand, français, tous de pauvres malheureux dont personne ne s’occupera ». La condamnation des « responsables de la guerre » est totale et fréquente, mais sans préciser leur nationalité. Le gouvernement français est critiqué, ainsi que les officiers au comportement personnel honteux et qui « embêtent » les hommes en leur faisant faire des « conneries » absurdes : « Même si c’est plus fatigant, ce serait plus lucratif de faire des briques ou des tuiles à treize francs le cent, cela me ferait en tout cas plus plaisir que de faire le pitre par ici. » Les embusqués, « pleins de vie et de santé », forment une autre catégorie d’ennemis : ils font la noce à Paris en criant « jusqu’au bout ! », mais « qu’ils y viennent un peu, patauger dans la boue jusqu’au ventre », « et l’infanterie, le génie, ceux qui sont aux premières lignes, à la veille de claquer à tout moment… c’est affreux ». « Il ne reste que les couillons… Les ouvriers métallurgistes sont à l’usine, les mineurs à la mine. Que reste-t-il ? le petit propriétaire, l’agriculteur, les enseignants laïques. » Le bourrage de crâne, enfin, est dénoncé dès juillet 1915 : « On nous tient le bec hors de l’eau par des mensonges. » Et le 8 décembre : « Nous ne croyons plus un mot de ce que racontent les journaux. »
Photo d’Emile Banquet et de sa femme dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 47.

RC

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Andrieu, Henri (1863-1929)

1. Le témoin
Henri Andrieu est né le 17 septembre 1863 à La Valette commune du Luc (Aveyron). Instituteur dans plusieurs communes aveyronnaises, il a effectué la plus grande partie de sa carrière à Colombiès où il est mort le 3 décembre 1929. Il avait quatre enfants, Emile, Emma, Edmond, et Paul. Ses trois fils ont fait la guerre : Emile est mobilisé le 1er août 1914, Edmond part le 4 juin 1915, et Paul en 1917 devançant l’appel. Tous les trois sont revenus mais Edmond, gazé, est mort en 1927 des suites de ses blessures.
Henri Andrieu, en poste à Colombiès quand la guerre éclate, est bien inséré dans la vie locale. Il s’occupe de la caisse locale du Crédit mutuel et d’une Mutuelle Incendie. Il organise des causeries sur l’histoire locale. C’est un lecteur assidu de La Dépêche, du Courrier de l’Aveyron, de L’Express du Midi.

2. Le témoignage
Dès la mobilisation, Henri Andrieu prend la plume pour relater les évènements dont il est témoin et acteur dans son village. Il écrit sur des cahiers d’écolier qui s’échelonnent du 1er août 1914 au 27 juin 1915. Il semble avoir commencé spontanément à écrire dès la mobilisation, devançant ainsi les instructions adressées aux recteurs d’académies, le 18 septembre 1914, par Albert Sarraut, ministre de l‘Instruction publique, circulaire recommandant « d’inviter les instituteurs de leurs ressorts à prendre des notes sur les évènements auxquels ils assistent présentement ». Le témoignage d’Henri Andrieu est consigné dans quatre cahiers de 32 pages chacun (aujourd’hui conservés par la famille, mais qui pourraient être numérisés par les Archives départementales de l’Aveyron). Les cahiers ne vont pas au-delà du 27 juin 1915, sans que l’on sache si d’autres cahiers ont existé et n’ont pas été conservés.
Le premier cahier commence le 1er août 1914 et s’arrête le 15 septembre 1914
Le second cahier du 16 septembre au 15 novembre 1914
Le troisième cahier du 16 novembre au 28 janvier 1915
Le quatrième cahier du 29 janvier au 27 juin 1915
Il écrit longuement au début du conflit, le premier cahier couvre 46 jours mais au fil du temps, la guerre dure, ses notes s’amenuisent et le dernier cahier court sur 151 jours.
Chaque jour, à côté de la date, Henri Andrieu décompte le nombre de jours écoulés depuis la mobilisation : « 27 juin 1915, 339ejour depuis la mobilisation ». Au fil des cahiers sont agrafés des coupures de journaux, des feuillets annonçant les quêtes, pour la Croix rouge, le vêtement du soldat, la journée serbe ainsi que des insignes comme pour la Journée du 75 ou de petits drapeaux pour la Journée du drapeau belge, etc.
Esprit vif et plume sans concession, Henri Andrieu livre un témoignage sur la guerre vue d’un village éloigné des combats, sur la pérennité de la vie quotidienne et les transformations de celle-ci dues au conflit.

3. Analyse du contenu
Dans ses écrits quotidiens, Henri Andrieu mêle les nouvelles du front, du village et de sa famille. De « l’émotion poignante qui étreint tous les cœurs » le 1er jour de la mobilisation, à ses colères contre les embusqués, resquilleurs et autres profiteurs, à ses angoisses comme celles de toutes les familles qui attendent des nouvelles du front, Henri Andrieu brosse un tableau où affleurent avec sincérité ses convictions et où il restitue l’atmosphère de son village en cette première année de guerre.
Dès le 3 août, il relève les changements visibles : la hausse des prix chez les épiciers mais, ajoute-il, « leur conduite est durement qualifiée » ; l’enlèvement des plaques du bouillon Kub, sans autre commentaire ; les réquisitions de chevaux ; les rumeurs (« on ne parle que d’espions on croit en voir partout) ; mais surtout « l’embarras dans lequel vont se trouver ceux qui restent pour lever les récoltes » ( 2 août 1914 ). Des mécaniciens sont mis à la disposition des cultivateurs pour « la mise en marche et la réparation des machines » (5 août 1914). Certains, qui possèdent des machines, en profitent pour les louer très cher : « il veut 5 francs de l’heure, sa conduite soulève l’indignation » (7 août 1914).
Tout au long de ses écrits Henri Andrieu s’indigne souvent contre les injustices, les profits scandaleux, les passe-droits, contre l’attitude des élus qui selon lui n’est pas digne en cette période. Il s’emporte régulièrement contre les « embusqués ». Il rapporte par exemple que M. va à Rodez « pour tacher moyen d’embusquer T. avec le concours du conseiller de préfecture et son beau-frère commandant de recrutement », et il fustige « toujours ce manque de moralité…toujours l’égoïsme, l’honneur ne compte pas » (14 octobre 1914). Le 9 décembre 1914, il dénonce l’attitude d’un « embusqué » qui pense : « il faut bousculer l’ennemi hors de France mais que les autres le fassent ! ».
Les nouvelles du front occupent une grande place dans les deux premiers cahiers. Il commente longuement les mouvements des troupes, leurs positions, les avancées, les échecs, l’attitude des pays concernés, puisant les détails dans la lecture de la presse et des dépêches officielles affichées, sans toutefois être dupe (« on ne nous dit que la moitié de la vérité », 25 novembre 1914). Les habitants, au hasard des rencontres dans le village ou à la veillée, discutent de la politique, de la marche de la guerre mais aussi des nouvelles qui arrivent par le courrier des soldats au front. Le mercredi 16 février 1915, Henri Andrieu apprend le décès de S.B. de fièvre typhoïde dans un hôpital militaire ; dans le même temps, un camarade du défunt écrit à sa propre famille que « S.B., sergent, se trouvait en première ligne avec ses hommes. Attaqués par l’ennemi, ses hommes auraient refusé de marcher et la seconde ligne aurait ainsi beaucoup souffert. Traduits en Conseil de guerre quelques-uns de ces hommes auraient été condamnés à mort… S.B. aurait perdu ses galons de sergent… » Henri Andrieu ajoute : « la commotion de cette affaire ne serait-elle pas la cause de sa mort ? ». Le 22 octobre 1914, pour la première fois, apparaît dans les cahiers le mot « tranchée » repris d’une lettre de son fils Emile qui mentionne que sa « tranchée est à 150 mètres de celle des Allemands ». Henri Andrieu commente : « nos troupes se maintiennent » comprenant que la guerre s’enlise.
L’angoisse grandit au village, dès la mi-août, à l’annonce des premiers décès et blessés. Le courrier occupe alors une grande place dans les propos du père et dans les conversations des habitants. Il écrit : « comme on est heureux …d’avoir des nouvelles des siens de savoir qu’ils sont parmi les vivants » (18 août 1914) et le 2 septembre, avec beaucoup de pudeur : « trois cartes d’Emile. Ces simples cartes nous font beaucoup de plaisir, elles entretiennent l’espoir ». Les combattants signalent dans leur courrier qu’ils sont avec tel ou tel camarade de Colombiès et les familles font circuler les nouvelles. Au fil des mois, l’attente de courrier sera de plus en plus préoccupante et angoissante. Le moral aussi a changé. Henri Andrieu rapporte les propos d’un habitant : « l’esprit des soldats a bien changé depuis le début des hostilités. Alors on partait à la frontière avec plaisir, maintenant on ne veut plus partir » (8 décembre 1914).
A Colombiès, loin du front, la vie continue. Henri Andrieu assiste aux conseils municipaux, il se déplace à Rodez pour les réunions pédagogiques, il assure ses causeries d’histoire locale. Il relate les faits divers, la vie à l’école, les visites de la famille, les difficultés des cultivateurs, les naissances, les décès. Cependant les effets du conflit se font sentir au village. Les discussions devant les dépêches sont parfois houleuses, la guerre exacerbe les dissensions, les caractères, mais elle rapproche aussi. Henri Andrieu note : « Je porte La Dépêche à Mr le Curé – je suis bien reçu » (10 août 1914). Ces civilités n’excluent pas les prises de position de l’instituteur : « Sermon de Mr le Curé : la France vaincra parce qu’elle est catholique, parce qu’elle prie. –J’ai plutôt confiance en notre armée et en ses chefs » (29 novembre 1914).
Très actif au service des soldats, il organise les quêtes, tient les comptes ; il crée un groupe de tricoteuses qui se réunissent dans l’école après la classe pour l’œuvre du vêtement du soldat. Il organise aussi une collecte de vêtements qu’il expédie à son fils pour les combattants de son unité, il fait des démarches auprès de la Croix rouge pour les familles sans nouvelles, il s’occupe d’aider les familles nécessiteuses pour la rédaction des demandes de subsides, il ne manque pas d’adresser ses condoléances aux familles des disparus et de prendre des nouvelles de ses anciens élèves.
Nicole Dabernat-Poitevin

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Jeanneret, Charles-Edouard (dit Le Corbusier) (1887-1965)

1. Le témoin

Charles-Edouard Jeanneret est né le 6 octobre 1887 à La Chaux-de-Fonds en Suisse. Son père, Georges-Edouard, est graveur et émailleur de montres et sa mère Marie-Charlotte-Amélie Perret, est musicienne. Il est donc issu d’une famille d’artisans protestants émigrés du Sud-Ouest de la France par son père et d’industriels horlogers suisses par sa mère. D’éducation bourgeoise, il a 14 ans et demi lorsqu’il entre à l’école d’art de La Chaux-de-Fonds pour y suivre d’abord un apprentissage de graveur-ciseleur. Mais, sous l’impulsion de son maître Charles L’Eplattenier, il s’oriente vers l’architecture et réalise, à 18 ans, les plans de sa première construction, la villa Fallet. A partir de 1907, il entreprend des voyages d’études en Italie, en Autriche, Grèce, Turquie, et en Allemagne mais ne parvient pas à s’introduire dans le milieu des architectes de ces pays. Il poursuit son apprentissage entre La Chaux-de-Fonds et Paris, ville dans laquelle il souhaite s’installer et investir pour assouvir sa passion de l’architecture. En 1913, il enseigne à l’Ecole d’Art de la Chaux et s’installe comme architecte. La guerre déclarée le pousse à se rapprocher de la cause française et des milieux culturels parisiens. Le 14 février 1917, il fustige la position suisse en ces termes : « Nous sommes de sales neutres uniquement occupés à des affaires. Nous sommes les eunuques de la situation » (page 410). Pour les présentateurs, n’a-t-il pas écrit dans une correspondance à Auguste Perret, non reproduite, le 20 novembre 1914 : « Je pense que si j’avais été à Paris, je serais parti au feu » (page 409) ? Il s’installe durablement dans la capitale en février 1917. Il y vit les affres de la vie parisienne pendant la Grande Guerre en entamant une carrière d’architecte et d’industriel dans la Société d’Entreprises Industrielles et d’Etudes et la Société d’Applications du Béton Armé. Il estime y parvenir malgré la guerre en écrivant, le 14 mars 1918 : « Si vous saviez comme, objectivement, je suis heureux, comme je réalise au mieux, au cent fois mieux de mes espérances. Est-ce que j’aurais rêvé me faire en pleine guerre, à Paris, une situation financière, morale et sociale ; exister ? C’est fait » (page 443). Parallèlement, il participe ardemment à la vie artistique et s’engage dans les milieux littéraires (il fonde l’Esprit Nouveau mais publie également plusieurs ouvrages d’architecture), esthétiques et picturaux (il fonde le purisme avec Amédée Ozenfant). Touche à tout, il multiplie les expériences dans tous les domaines : ainsi, le 9 janvier 1919, « on [l]e consulte ces jours pour une grosse affaire d’eaux minérales dans les Vosges (boutique avenue de l’Opéra, usine d’embouteillage là-bas, programme de ville d’eau, hôtels, casino, jeux etc.). Il faut faire face à tout ». Le 25 janvier 1919, Jeanneret indique que, par le biais de l’Association Renaissance des Cités, il a été « prié de faire une communication sur le dégagement de la cathédrale de Reims » (page 516). Le 9 mai 1919, il indique dans une lettre à ses parents : « J’ai fondé dans ma société une section des Industries de l’Alimentation et j’ai comme collaborateur l’ingénieur frigoriste peut-être le plus capable de France, celui qui a fait les gaz asphyxiants, l’assèchement de la poudre B et d’autres travaux considérables. C’est un Danois (…) » (page 536). La suite de ses correspondances ne dira rien toutefois sur ce projet et cette collaboration. De fait, il n’est pas à proprement parler un reconstructeur de la Grande Guerre. Début 1921, son entreprise de briqueterie d’Alfortville fait faillite mais il poursuit en architecture et il va dès lors multiplier les projets et les réalisations qui vont faire de lui Le Corbusier, pseudonyme choisi en 1920 en référence au père Le Corbusier, un aïeul cité dans une lettre de décembre 1908. C’est ainsi le 13 février 1921 qu’il l’utilise dans ses correspondances. Le 8 novembre 1925, il apprend de sa mère le cancer incurable de son père, qui mourra le 11 avril 1926, alors que sa mère mourra le 15 février 1960 à l’âge de 101 ans. Lui-même décède le 27 août 1965 à Cap Martin.

Nous avons volontairement limité la biographie de Charles-Edouard Jeanneret à la période considérée. Pour toute information complémentaire, il convient de consulter sa fondation http://www.fondationlecorbusier.fr/ .

2. Le témoignage

Baudouï, Rémi – Dercelles, Arnaud (prés.), Le Corbusier. Correspondances. Lettres à la famille, 1900-1925. Tome I. Gollion (Suisse), Infolio, 2011, 765 pages.

L’ouvrage publie dans un premier volume les correspondances échangées avec sa famille par Charles-Edouard Jeanneret entre le 6 mars 1900, alors qu’il a 13 ans et demi, et le 31 décembre 1925. Nous n’avons pour la présenté étude pris en compte que les courriers reproduits pour la période allant de 1913 à 1925. En effet, Charles-Edouard Jeanneret étant revenu au domicile familial de la Chaux-de-Fonds, l’ouvrage ne reproduit que deux lettres pour 1913, deux pour 1914, quatre pour 1915 et aucune pour 1916. Par contre, son installation à Paris en février 1917 initie une abondante correspondance avec la Suisse, présentant des éléments susceptibles d’être utiles à l’étude de son positionnement en tant que citoyen suisse et de son témoignage pendant la Grande Guerre. Toutefois, ses écrits, publiés semble-t-il exhaustivement, sont la reproduction d’une correspondances épistolière presque uniquement familiale, donc le plus souvent intime voire domestique. De fait, l’étude de cette volumineuse correspondance apporte peu à l’analyse du parcours ou d’un éventuel témoignage de Charles-Edouard Jeanneret en lien avec la Grande Guerre. A peine donne-t-elle quelques éléments sur la psychologie de ce personnage complexe qui fut indéniablement l’un des génies de son temps.

3. Résumé et analyse

Sa première mention de la guerre est assez tardive. L’année 1917 n’est concernée que par 6 lettres, certes assez longues, et c’est seulement le 17 février 1918 que Charles-Edouard Jeanneret évoque les bombardements de Paris et les raids de Gothas : « Il est tombé une bombe tout près de mon bureau et aussi tout près de mon domicile » (page 436). Cet évènement sera pour lui, et de manière récurrente, y compris pour les soldats en ligne, l’occasion d’un spectacle « saisissant » (page 436) vu en bravant l’alerte sur le Pont des Arts. Il y revient à plusieurs reprises, décrivant la nuit totale de la ville lumière (12 mars 1918 – pages 442-443) et il dit agir quasiment par bravade devant cette menace : « Or donc on a des bombes par-dessus la tête, c’est-à-dire que les femmes n’ont pas la tête solide. Ce qu’elles s’en font ! Moi, je suis inconscient. Pourtant j’ai décidé de zigzaguer nuitamment du côté des caves, après les évènements de ces jours qui furent plus démonstratifs que d’autres. Je le répète il y a chez moi l’inconscience du danger et cela dans tout, dans les affaires aussi ; je ferai un fort bon troupier » (16 mars 1918 – page 444). Loin du danger, en effet, il estime : « La mort ne m’effraye pas, la mienne ou celle des autres » (16 mars 1918 – page 444). Il semble trahir ici le comportement général des Parisiens, souvent rapporté, et qui n’est pas uniquement l’image d’Epinal d’une littérature patriotique. Ainsi, évoque-t-il les tirs du Pariser Kanon, le 24 mars 1918 : « Les Boches ont cru nous embêter avec leur nouvel ustensile à rallonge. S’ils avaient pu voir les Parigots pendant tout ce dimanche de printemps alors que tous les quarts d’heure ils crachaient un pruneau, ils auraient écarquillé les yeux. En tous cas, ces cochons-là ont de l’ingéniosité, mais nous autres, on a du cran » (page 451). En effet, répondant aux lettres angoissées venant du pays, il relativise l’effet du « Kâânon » comme il l’appelle dans une lettre 11 avril 1918 (page 452) : « Le canon ! Le canon a fait parler les commères et les journalistes, ces salauds. Alors vous avez cru, que Paris était bombardé comme les tranchées, estimant que la ville prenait jour après jour l’aspect d’Arras, d’Ypres, de Reims. Cent obus de réussis, c’est probablement le total. Une moyenne de cinq à six victimes par jour. Vous êtes-vous jamais alarmé à l’idée que cinq incendies avaient éclaté en Suisse, chaque jour, et que cinq personnes étaient mortes. Et avez-vous eu la vision d’un pays dévasté, et de gens « aux nuits agitées », « au corps brisé », « à la pauvre tête fatiguée » ? Je vous défie, débarquant à Paris, et sans guide, après dix jours de recherches, de trouver, de dénicher un seul trou d’obus. Vous n’avez pas vu Paris faire la nique au Kaanon, et s’en foutre, mais s’en foutre jusqu’à la gauche ! Voilà pour le canon qui n’existe plus » (14 mai 1918 – page 462). Certes Paris n’est pas tout de crânerie, où l’« on compte beaucoup de gens assommés par la guerre » (17 février 1918 – page 439) mais globalement, Jeanneret comme Paris ne subissent pas la guerre. Le 8 novembre 1918, il écrit à se parents : « Victoire, ici drapeaux, canons, la fin, Boches bouclés. C’est fabuleux ; ville calme archi calme » (page 498) et le 18 : « Et la Victoire hein ? Il y a eu des jours d’enthousiasme. Enfin Paris s’est réjoui et a pavoisé. Paris est une gerbe de drapeaux. Par-dessus tout une dignité impressionnante, la même que sous les godasses. Paris a du cran » (page 499). Il communique le 18 novembre à toute sa famille la liesse de la victoire, y compris fêtée par les citoyens helvétiques de Paris (page 500). La guerre terminée, Jeanneret ne l’évoque plus que comme d’autres préoccupations ; la grippe espagnole (page 499), « le prix de la vie [qui] devient fabuleux, la question ouvrière insoluble » (5 novembre 1919 – pages 564), et les problèmes économiques de l’après-guerre : « Vous n’imaginez pas ce qu’est l’époque actuelle et quel ressort elle exige. Sans un courage invincible et un optimisme inaltérable, on est foulé, roulé, écrasé » (13 juillet 1920 – page 593). Car son après-guerre parisien est économiquement terrible : « Vous n’imaginez pas ce qu’est la lutte à Paris. Il faut y avoir posé sa candidature pour s’en apercevoir » (10 novembre 1920 – page 603). « L’industrie est donc à peu près tuée ici, pour laisser bien des cadavres et des mois ou des années de lutte » (15 décembre 1920 – page 604). Sa participation à la reconstruction du pays est gênée par sa nationalité suisse ; le 30 janvier 1921, il rapporte : « Plusieurs, à la Renaissance des Cités, m’avaient désigné pour établir les plans du village modèle qui va être construit dans le Nord à Pinon, mais on s’est aperçu que j’étais étranger et çà n’a pu coller » (page 612). De fait, il fait rechercher par son père ses origines françaises afin de parer à « un mouvement « ultra », de droite, royaliste, etc., nationaliste par-dessus tout [car on] projette des lois coercitives contre les étrangers, celle par exemple d’interdire à un étranger de posséder une affaire en France » (4 avril 1923 – page 650). Est-ce à cette date qu’il faut rechercher la volonté d’être naturalisé français, ce qu’il parviendra à obtenir en 1930 ? Toujours est-il qu’il se sent profondément parisien : « (…) Paris est le seul endroit où puissent s’affiner, s’aiguiser, cette esthétique, cet esprit qui sont ma préoccupation. Je serais effroyablement déraciné s’il fallait partir » (4 avril 1923 – page 650). Mais c’est l’autre guerre qui va ériger Charles-Edouard Jeanneret en un Le Corbusier à la renommée mondiale.

Yann Prouillet, avril 2012.

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Leleu, Louis (1892-1967)

Originaire de Beuvry,  petit village du Nord de la France, Louis Leleu s’engage en mars 1913 à 21 ans au le 102e RI de Versailles après l’obtention du certificat d’études et une expérience de clerc de notaire, afin d’intégrer la musique militaire, musique qu’il pratique depuis l’enfance. Il entre ainsi en guerre comme « musicien militaire » attaché au poste de brancardier qu’il conservera comme soldat de 2e classe jusqu’en juillet 1919, date de sa démobilisation.

Ses souvenirs, écrits tardivement après l’événement, font montre à la fois d’un certain style et d’un recul bienvenu dont il prévient le lecteur et qu’il garde en permanence : « Je veux seulement décrire ce qu’a vu un simple soldat dans son horizon fort restreint », écrit-il comme une sorte de préambule. Et justement Louis Leleu s’astreint à replacer sa petite histoire dans la grande, avec le souci de bien écrire son expérience avec « son » 102e, d’en faire un récit vivant, soulignant lorsqu’il le faut, franchement les lacunes de sa mémoire. Le témoignage de Louis Leleu est à rapprocher de celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, écrit celui-ci « sur le vif ». Même ton, et similitudes dans les tâches et l’organisation du temps et de la sociabilité des musiciens-brancardiers chez les deux témoins, qui traversent la guerre dans des groupes stables. L’un, mort avant la fin de la guerre, tient un carnet non retouché alors que le second reprend ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après le conflit pour les livrer aux lecteurs.

Evoquant ses jours de caserne d’avant août 1914 et l’organisation de la « carrée » (il confond d’ailleurs alors l’origine de l’expression « Sou du soldat »), l’auteur reconnaît la « naïveté » avec laquelle il aborda le conflit, comme nombre de ses jeunes camarades soucieux de sortir de l’enfermement militaire. Louis Leleu circule durant la guerre entre la Somme, la Marne, la Champagne et le front de Verdun qui prend d’entrée un caractère d’exception. Les musiciens-brancardiers sont essentiellement chargés de récupérer les cadavres sur le champ de bataille, soulignant les  moindres contraintes de l’autorité en première ligne, en proportion des dangers vécus. Il raconte les combats, le quotidien et les anecdotes de guerre sans toujours bien dater les faits. Mais il tente dans ses souvenirs de s’opposer une histoire mythifiée de la guerre, dénonçant l’aveuglement des chefs, rappelant utilement à travers la description empreinte encore de beaucoup d’émotion à plusieurs dizaines d’années de distance, de deux exécutions auxquelles assiste la Musique, que la justice militaire a sévi pendant toute la durée du conflit. La première se déroule dans la Somme fin 1914 : « La troupe, selon le rite, défila devant le cadavre avec notre Musique en tête » (p. 69). La seconde, à Verdun, est particulièrement traumatisante (p. 126).

Son témoignage met en valeur l’importance des rituels de socialisation, l’accueil des bleus, l’arrogance parfois des anciens, l’élaboration enfin de différentes strates de sociabilité dont celle du groupe de la Musique. Ce dernier trouve dans cette activité, celle du secours aux blessés, un solide ferment de solidarité d’autant que la fonction particulière « fait » groupe et séparent les musiciens-brancardiers des autres protagonistes. Ils s’appellent entre eux « les quatre mousquetaires », « les «bonshommes de la 1ère escouade » (p. 66 avec photographie de groupe page suivante) : « La première sera toujours la première » devient leur devise. Il souligne également la possibilité continuelle de nouvelles affectations et ses conséquences : « Quitter les copains, c’était pour moi une catastrophe, outre que la mission n’avait rien d’affriolant » (p. 134).

La circulation des régiments fait revenir les soldats dans les mêmes secteurs, retrouver les liens avec les civils, les régiments jumeaux. Peu  sensible aux distinctions qui se multiplient, mais qui permettent surtout des occasions festives et des jours de permission en plus. L’auteur fait montre d’un certain talent de conteur avec quelques brins d’humour (p. 134 sur le double sens du mot « coureur »), rappelant les bons mots échangés souvent entre les hommes dans les moments les plus difficiles. Il s’attarde également à souligner les liens noués avec les jeunes filles de l’arrière, et les « idylles » dont il semble écrire qu’elles furent nombreuses, débouchant parfois sur des mariages (p. 163). Les musiciens deviennent d’ailleurs au dire de Leleu de fervents catholiques pratiquant uniquement pour approcher le « cœur » des demoiselles (p. 157).

L’édition du texte de Louis Leleu est accompagnée de photographies de l’auteur ou de l’un de ses camarades, Deblander, intrépide photographe qui risque sa vie pour des photos (p. 138) réalisées au front et viennent heureusement apporter : portraits, groupes, à des dates différentes avec le nom des protagonistes.

Originaire d’un village d’un département situé à « 5 ou 6 kilomètres » de la ligne du front fin 1914, Louis Leleu évoque à plusieurs reprises la situation de ses parents qui tiennent un commerce : liens avec les régiments anglais, peur des bombardements et des pillages, évacuation en 1918 et perte de la maison familiale devant la violence des engagements. Pourtant, malgré cette situation, Louis Leleu écrit : « Ma mère avait reçu d’une commission administrative une sommation de payer immédiatement un impôt spécial sur les bénéfices de guerre ! » (p. 167).

Des Flandres aux Vosges. Un musicien-brancardier dans la Grande Guerre, texte transcrit par Danièle Percic, Saint-Cyr-sur-Loire, Éditions Alan Sutton, 2003, 192 p.

Avril 2012 – Alexandre Lafon

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Mercier, René (1867-1945)

1. Le témoin

Victor Mercier, dit René Mercier, est né le 31 juillet 1867 à Durban-Corbières (Aude) d’un père maréchal-ferrant et petit propriétaire et de Rosalie Berot, sans profession. Après une licence en droit, il entre en 1892 à La Dépêche de Toulouse, le grand quotidien radical des frères Sarraut, qui avaient été ses compagnons d’études. Il met en place le bureau de Perpignan puis est appelé à Toulouse pour devenir le secrétaire général de La Dépêche. Le 1er avril 1911, il devient rédacteur en chef de L’Est Républicain (fondé en 1889) à Nancy jusqu’en 1940, date à laquelle L’Est se saborda. Républicain, libéral, partisan de l’Union Sacrée, il va contribuer pendant la Grande Guerre à maintenir le moral de la population Nancéienne. Il signe bien entendu de nombreux articles sous son nom et sous le pseudonyme de Jean Durban (du nom de son village de naissance) mais aussi deux ouvrages sur sa ville en guerre ; Nancy sauvée. Journal d’un bourgeois de Nancy et Nancy bombardée. Journal d’un bourgeois de Nancy. Il meurt en 1945 alors qu’il cherchait à reprendre la direction de l’Est Républicain après la Libération. Son état-civil ne portant pas de mentions marginales, ses date et lieu de décès n’ont pas été déterminés. (Merci à Gilles Grivel, spécialiste de René Mercier, pour ses compléments biographiques).

2. Le témoignage

Mercier, René, Nancy sauvée. Journal d’un bourgeois de Nancy, Paris, Berger-Levrault, 1917, 263 pages.

René Mercier, rédacteur en chef de L’Est Républicain, revient à Nancy d’un séjour à Dinard le 28 juillet 1914. Ayant laissé en Bretagne sa femme et sa fille, il entreprend une correspondance journalière dans laquelle il rapporte ses actions et ses sentiments, brossant des tableaux d’ambiance de la capitale lorraine. Ses proches revenus à Nancy, il poursuit sa correspondance avec un ami. Ses lettres couvrent ainsi la période du 28 juillet au 12 septembre 1914, qu’il regroupe sous trois chapitres : La guerre enthousiaste (28 juillet – 9 août), les jours noirs (10-26 août), Nancy sauvée (17 août – 12 septembre). Il présente également quelques lettres reçues de Falaise, Paris et Bordeaux.

3. Résumé et analyse

René Mercier annonce d’emblée dans le titre le statut de son ouvrage, comme le journal d’un bourgeois de Nancy. Il s’agit en fait de la publication d’une lettre journalière qui lui permet de témoigner des heures tour à tour enthousiastes, sombres, tragiques et de délivrance dans une Nancy menacée par la bataille des frontières de l’été 1914. Son statut de directeur du plus grand journal de Lorraine, qui lui confère un rôle central dans l’information régionale mais également quelques privilèges relationnels (son ouvrage est préfacé par le préfet « de guerre » Léon Mirman), en font un témoin privilégié. Le caractère épistolier de son témoignage l’éloigne d’une retranscription purement journalistique, soumise à la censure et au bourrage de crâne dont il a conscience au sein de son journal. Il y souscrit parfois toutefois (page 64) mais reste lucide comme le démontre un échange sur le poncif de l’obus allemand n’éclatant pas (page 133). Dès lors, plusieurs tableaux et nombre de ses constatations participent à une vision non tronquée de l’ambiance Nancéienne pendant la bataille des frontières, jusqu’à la victoire de la Marne.

Mercier décrit ainsi dès le 28 juillet les premiers problèmes économiques ; disparition rapide de la monnaie : « Les épiciers ne prennent plus les billets de banque » (page 4), « les commerçants n’ont plus de monnaie. Les particuliers ne peuvent rien acheter, car ils arrivent avec des billets qu’on n’échange pas. (…) Les banques sont assiégées » (29 juillet, page 6), même si « cependant il est arrivé à la Banque de France deux wagons de pièces de cinq francs. Tout cela va être englouti et disparaîtra pour longtemps » (29 juillet, page 7). L’émotion de Nancy est palpable et Mercier en témoigne à plusieurs reprises : « La ville est en proie à un énervement cruel » (29 juillet, page 6) qui va baisser au fil des heures : « On paraît moins énervé que ces jours derniers » (31 juillet, page 17). Elle fait place à la résolution : « Pas un cri devant l’affiche » (1er août, page 25), même si des rumeurs  bruissent, que l’autorité préfectorale prescrit de garder les champs de pommes de terre (page 5) et que la population souscrit aussi à l’espionnite (pages 114, 219), souvent irrationnelle quand une personne est arrêtée pour ce motif car elle « porte des lorgnons à monture d’or, et une moustache blonde et des lunettes à monture d’or » (pages 224-225). En fait, la ville ne subira pas de pénurie et les maraîchers sont obligés de brader leurs légumes (7 août, page 61). Nancy est plus calme que Paris selon une lettre reçue : « Paris bout. Les magasins aux noms en er affichent sur leurs vitres une attestation du maire de l’arrondissement pour éviter qu’on ne leur fasse subir le sort des brasseries, hôtels, maisons de commission qui, en maint quartier, ont été rudement secoués (5 août, page 43). On retrouve ces sentiments antiallemands avec la rumeur que Mercier rapporte sur les publicité pour le bouillon Kub : « Vous rappelez-vous l’horrible badigeonnage de la grande maison qui est au bout du pont de Mon-Désert, où, en lettres énormes et rouges, se détachait le mot Kub ? Cette publicité, qui salissait presque toutes les maisons aux abords des ponts de Nancy, indiquait des points de repères aux aéroplanes allemands qui auraient pu ainsi, en connaissance de cause, faire sauter les voies. Il en était ainsi dans toutes les villes frontières et à Paris. J’ignore comment notre service de renseignement a connu cette destination mais, mais il l’a connue, et vivement il a fait passer au goudron toutes ces dangereuses réclames » (5 août, pages 54-55). Le 30 juillet, René Mercier effectue une visite à la frontière et constate des mesures réciproques pour sa fermeture : barrage des ponts, étêtage « dans la forêt des arbres qui pourraient gêner le tir de l’artillerie » (page 12). On recense les étrangers, Italiens en majorité, qu’on invite à quitter la France ou au moins la Lorraine (page 30) et on accueille les premiers prisonniers allemands « sans cris, sans injures, curieusement. On les regarde et on se tait. On rend honneur au courage malheureux » (8 août, page 66). Mercier cède-t-il à l’angélisme ? Probablement quand il affirme : « On ne sait plus ce qu’est la méchanceté. Les yeux ne reflètent que des sentiments très purs et très hauts. C’est une humanité régénérée, comme un peuple divin » (12 août, page 94). D’ailleurs ce sentiment change quelques jours plus tard : « On commence à avoir pour les prisonniers allemands un peu moins, beaucoup moins de sympathie apitoyée » (17 août, page 121). Il souscrit aussi à la fascination de la guerre, certes par la procuration d’un Nancéien blessé qui « fait un récit extrêmement coloré de la bataille, sans aucune prétention, comme quelqu’un qui, ayant assisté à un spectacle passionnant, le raconte avec tout le feu de son admiration » (page 120).

Mercier témoigne également de quelques incidents, tels ce territorial devenu fou et assassin (page 61), la mort de Fortuné Pouget, qu’il signale comme « le premier soldat français tué par l’ennemi » de la Grande Guerre au signal de Vittonville le 4 août 1914 (page 62). Il évoque les difficultés de communication ; télégraphie privée suspendue, réseau électrique, télégraphique, téléphonique placés sous l’autorité militaire (13 août, pages 99-100) et la circulation interdite des véhicules de la Croix rouge sauf à former « un convoi précédé d’un militaire portant un pli rouge » (2 septembre, page 214). Mercier évoque ainsi les abus de circulation automobile comme ceux constatés dans le port des brassards : « Au début de la guerre, il fallait être vraiment abandonné des dieux et méprisé des hommes pour n’avoir point au moins un brassard à épingler sur la manche. Un homme sans brassard était considéré comme le dernier des derniers » (page 215).

La guerre aux portes de Nancy modifie l’ambiance du témoignage ; Mercier constate l’exode des populations (24 août, page 171), subit la censure de son journal (page 172) et retranscrit les rappels préfectoraux d’interdiction aux civils de tirer sur l’ennemi et de prendre part aux combats, messages qui glacent la population (pages 187-188) et d’éclairer les fenêtres (pages 215-216), surtout que les premières bombes d’avion tombent sur la ville le 4 septembre (page 220), laissant place le 10 au bombardement par canons (page 239). Mercier écrit à ce propos d’ailleurs : « Nancy (…) a vraiment l’air d’avoir reçu non pas deux bombes, mais plutôt une décoration de guerre » (page 222) et plus loin : « Il se dégage ce sentiment de fierté assez curieux que l’on est flatté d’avoir subi un bombardement. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Nous, civils, nous savons maintenant un peu, – pas beaucoup, un peu, – ce qu’est la guerre. On a vu quelque chose et on a couru un danger. On est content d’avoir vu et de n’en être pas mort » (page 253). Il évoque enfin une « panique dominicale qui est d’une surprenante régularité », allégation non rencontrée par ailleurs dans les témoignages civils (30 août, page 207).

René Mercier a également publié Nancy Bombardée. Journal d’un bourgeois de Nancy. Berger-Levrault, 1918, 246 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, mars 2012

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