Abjean, René-Noël (1879-1951)

1. Le témoin
Né le 13 juillet 1879 à Plouguerneau (Finistère), 4e d’une famille de 9 enfants, il est le fils d’un cultivateur-propriétaire, adjoint au maire de sa commune. Dans un Léon bientôt dominé par la démocratie chrétienne, il fait partie de cette frange supérieure de la paysannerie moyenne qui accède aux études secondaires, par le biais du collège catholique de Lesneven, offrant ainsi à certains des possibilités d’ascension sociale.
Après son service militaire effectué au 115e RI (Mamers), il épouse en 1902 Séraphine Loaëc, la fille d’un expert foncier agricole dont il reprend les activités. La notabilité relative que lui procure cette profession lui permet d’être élu conseiller d’arrondissement en 1909. Mobilisé en août 1914, ce père de trois puis quatre enfants – le dernier naît en 1917 –, retrouve Plouguerneau en janvier 1919. La même année, il est élu maire de sa commune, fonctions qu’il occupe jusqu’en 1941 : il doit démissionner en raison d’un conflit avec la Kommandantur locale. Il n’exerce plus le moindre mandat jusqu’à sa mort en 1951.

2. Le témoignage
Mobilisé le 2 août 1914 au sein du 87e RIT (Brest), René-Noël Abjean rédige plusieurs centaines de cartes postales adressées à son épouse – « Ma bien chère Séraphine » – ou ses enfants, notamment son fils aîné, Pierre. 700 ont été conservées, couvrant une période allant du 2 août 1914 au 5 janvier 1919, presque deux tous les trois jours, jusqu’à cinq pour la seule journée du 29 juillet 1916 au cours de laquelle il est très légèrement blessé, constituant ainsi ce qu’Abjean nomme lui-même dès mai 1916 « notre collection de cartes postales ».
Cette correspondance permet de reconstituer le parcours du territorial finistérien pendant les quatre années de guerre. Affecté au 87e RIT, en charge de la défense des côtes finistériennes face à un éventuel débarquement allemand en août 1914, il gagne le camp retranché de Paris puis se rapproche du front dans l’Aisne et l’Oise en octobre-novembre. En décembre 1914, il quitte la zone des armées pour le dépôt du 151e RI, un régiment de Verdun replié à Quimper. Il reste dans le Sud-Finistère jusqu’en mars 1916, passant simplement du dépôt du 151e à celui de son régiment de réserve, le 351e, installé à Douarnenez. C’est avec cette unité qu’il gagne le front des Flandres au printemps 1916, après un détour par la Haute-Saône : la plupart de ses cartes postales sont alors envoyées de Dunkerque, Coxyde, Nieuport et des environs, jusqu’à son affectation au 8e RIT, à Rouen, en avril 1918. Il passe là les derniers mois de la guerre.
Publié par l’un de ses petits-fils aux éditions Emgleo Breizh en 2009, ce riche témoignage, doté d’une introduction fort utile, aurait sans doute mérité un véritable appareil critique et une traduction des quelques passages rédigés en breton par Abjean.

3. Analyse
En raison même des multiples affectations de René-Noël Abjean durant le conflit – régiment territorial à l’arrière-front, dépôt de régiments repliés en Bretagne, régiment d’infanterie engagé en première ligne, régiment territorial à l’arrière –, ses lettres offrent une vision parfois décalée mais en cela très précieuse de la diversité de l’expérience combattante.
On trouvera dans cette correspondance – comme dans la plupart des documents du même genre – mille détails sur la vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre. Gouvernement à distance de l’exploitation agricole familiale de Gorrékéar, en Plouguerneau, violence des combats, présence presque banale de la mort, des cadavres que le territorial doit ramasser sur les champs de bataille de la Marne mi-septembre 1914 à ces corps « déchiquetés, les uns sans tête, d’autres sans jambes, d’autres dont tout le corps était criblé d’éclats d’obus » décrits en juin 1916, vie dans la boue et dans le froid, parmi les rats : rien ne manque. Plus originales sont sans doute les mentions faites – à son épouse… – des maladies contractées par certains de ses camarades « en compagnie d’une femme malsaine du quartier où se trouve la compagnie » (16 novembre 1916), au suicide d’un « jeune soldat de la classe 1916 […] en se tirant deux balles, dont une lui perfora le ventre » (13 juin 1916), aux trêves tacites voire fraternisations de Pâques 1916, des soldats « s’amus[a]nt à aller jusqu’aux tranchées ennemies leur envoyer du pain et des cigares » (18 avril 1916).
Trois aspects méritent sans doute plus d’attention. Le premier concerne la vie des dépôts des 151e et 351e RI à Quimper et Douarnenez : instruction des nouvelles classes, répartition des renforts entre ces deux régiments mais aussi de nombreux autres, permissions presque hebdomadaires – le dimanche au moins – pour les soldats du cru qui peuvent rejoindre leur famille constituent les éléments les plus saillants des 16 mois qu’Abjean passe ainsi, loin du front. Cette expérience, au contact de soldats originaires d’autres régions, est l’occasion pour le territorial de dire régulièrement – second aspect – son attachement à sa « petite patrie » : les solidarités essentielles ici ne sont pas celles nées des combats livrés en commun, celles de l’escouade, mais bien celles découlant des origines communes, bretonnes, et plus encore finistériennes voire même léonardes. « Nous préférons être entre Bretons […]. On se connaît mieux, on se fréquente davantage et l’on s’entraiderait de meilleure volonté en cas de besoin qu’avec les gars du Nord que nous fréquentons très peu ou presque pas et qui font bande à part » écrit-il par exemple le 15 février 1915. Le dénigrement des Méridionaux va de pair, notamment ceux du 3e RI, « un régiment du midi des environs de Marseille » avec lequel le 351e entretient des relations parfois tendues. Une troisième dimension mérite d’être notée : l’emploi régulier de la langue bretonne dans cette correspondance. Certes, l’usage du breton y est limité à quelques incises, quelques lignes tout au plus. Alors même que la chose est très banale à l’oral, c’est loin d’être le cas à l’écrit d’après ce que donnent à voir les correspondances de combattants bas-bretons publiées. Comment l’expliquer chez ce petit bourgeois rural dont on a vu qu’il avait fait des études secondaires ? Les passages en breton relèvent en général de la confidence, souvent sur le ton de la plaisanterie, révélant une réelle connivence entre les deux époux. Volonté d’échapper au contrôle postal ? C’est l’argument mis en avant dans une carte à son fils du 31 octobre 1916, carte sur laquelle il a tracé une croix indiquant la maison dans laquelle il est logé, alors qu’il est au repos à l’arrière : pas sûr que la censure y ait trouvé à redire cependant.
Signalons, pour finir, une brève allusion à la présence au 351 d’un fils du roi du Dahomey : « c’est un lieutenant dont la poitrine est constellée d’une douzaine de décorations » (29 mars 1915).
Yann Lagadec
Source :
ABJEAN, René Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009.

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Charbonnier, Henri (1885-1951)

Né à Dijon le 7 octobre 1885, son père est représentant de commerce. Il fait suffisamment d’études pour écrire avec aisance, sans fautes d’orthographe, et être capable de citer un passage de La Bruyère. Petit entrepreneur à Alès (où il se mariera en 1919), on sent qu’il déteste la bureaucratie militaire ; le souvenir de Fachoda fait qu’il se méfie des Anglais. Il pense que la France use ses forces vives en se heurtant aux Allemands, pour le profit des Anglais, et qu’après la guerre le pays deviendra cosmopolite, « il n’y aura d’absents que les Français ». D’une façon plus large, la guerre est « une honte pour l’humanité. Vainqueur ou vaincu sera écrasé » (25-5-1916). De ce sergent au 229e RI (41e DI) affecté au service de santé, on n’a retrouvé que le carnet qui couvre la période du 26 mars 1916 au 25 septembre 1917 ; les notes sont prises au jour le jour, bien datées, bien localisées, avec parfois de longues pages de réflexions, ainsi le 25 mai 1916. Ce jour-là, outre le passage de La Bruyère sur la guerre des chats, Charbonnier règle ses comptes avec ceux qui dirigent et qui profitent : « Si l’on créait un bataillon de marche composé des deux chambres et du ministère, avec comme cadres une quantité de profiteurs qui gravitent autour, et que l’on envoie ce bataillon après deux mois d’entraînement reprendre le fort de Douaumont, il est très probable que ceux qui reviendraient jugeraient beaucoup plus sainement qu’avant leur départ. »
L’offensive Nivelle est au centre du témoignage. Au cours de 1916, le régiment est dans les Vosges (printemps), la Somme (été) et l’Argonne (automne). Le mécontentement ne fait que croître. Le 18 août, Charbonnier note que le raisonnement du soldat est celui-ci : « Que la guerre finisse à n’importe quel prix et de quelque façon que ce soit, pourvu qu’il rentre et conserve son droit à la vie qu’aucune civilisation ne peut lui enlever. » Au début de 1917, le 229 occupe le secteur entre Reims et Berry-au-Bac ; les préparatifs de l’offensive sont trop visibles et Henri Charbonnier, par expérience, reste sceptique sur ses chances de succès. Le 16 avril, l’attaque commence à 6 h de « manière assez satisfaisante », mais une foule de blessés arrive au poste de secours, et il semble que règne une certaine confusion. Le 17, il faut constater que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus, que l’ennemi réagit sérieusement, que « le moral de chacun s’en ressent » et que « bon nombre d’abris sont remplis de fuyards qui ont soupé de la guerre ». Le 26 avril, on peut se demander « si cette offensive est de la fumisterie destinée seulement à faire tuer du monde ». « Les hommes sont furieux de remonter en 1ère ligne. Exténués comme ils le sont, le moral très bas, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils sont prêts à faire « camarade ». Il n’y a plus à leur parler de patrie, honneur, drapeau. Ils sourient. Ce sont maintenant des mots vides de sens, qu’ils ne comprennent plus. Il n’y en a qu’un dont on parle beaucoup, c’est le mot paix. »
C’est aussi le moment de la révolution russe et des grèves à Paris (que Charbonnier décrit à l’occasion d’une permission). André Loez a montré que, pour la première fois, on avait l’impression qu’une action des poilus pouvait conduire à la paix tant souhaitée. La 41e DI connaît alors un épisode marquant des mutineries (refus de remonter en ligne, drapeaux rouges, Internationale, général et officiers bousculés), tandis que dans les trains empruntés par Charbonnier on crie « Vive la Révolution ». Trois hommes du 133 sont exécutés ; les cavaliers du 21e Chasseurs, qui vivent loin du danger, sont chargés de réprimer les troubles qui pourraient se produire dans l’infanterie. Charbonnier les juge : « C’est assez avilissant pour ceux qui acceptent de descendre à ce degré du sale garde-chiourmisme. »
RC
*Henri Charbonnier, Une honte pour l’humanité, Journal (mars 1916 – septembre 1917), présenté par Rémy Cazals, Moyenmoutier, EDHISTO, 2013.

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Campagne, Louis-Benjamin (1872- ?)

Le Chemin des Croix 1914-1918, du colonel Campagne, Tallandier, 1930 (369 p.) est un livre estimable. Ne cachant pas des opinions bien arrêtées, il est subjectif comme doit l’être un témoignage, et il apporte des informations intéressantes (même si elles ne sont pas bien datées). Mais il ne dit rien de la biographie de l’auteur, même pas son prénom. Une patiente recherche, avec l’aide de Thierry Hardier et Yann Prouillet, a donné quelques résultats. Louis-Benjamin Campagne est né à Biarritz le 6 mars 1872 d’un père maître d’hôtel et d’une mère sans profession. Engagé volontaire en 1891, il est sorti de Saint-Cyr pour être affecté au 143e RI. Marié en 1899. Capitaine au 107e RI en 1908, puis commandant en 1915. En avril 1917, il est nommé à la tête du 78e RI dans la même 23e DI et, vers la fin de l’année, il est envoyé en Italie. Je n’ai pu connaître la date de son décès, faute de mention marginale sur l’acte de naissance mis en ligne par les AD des Pyrénées-Atlantiques. Il y a sans doute d’autres pistes et je suis preneur de toute information nouvelle.
Son récit du début de la guerre mêle remarques justes et affirmations péremptoires. D’un côté, voici les « mitrailleuses qui rendaient vaine toute tentative d’abordage à la baïonnette », ou des Français qui tirent par erreur sur des voitures de ravitaillement françaises. De l’autre, des diatribes contre le gouvernement, les députés, les mercantis, et la satisfaction de voir Joffre envoyer « bouler, d’un mouvement de ses larges épaules, parlementaires et politiciens ». Noël 1914 : « Sur les tranchées, un ténor chantait « Minuit, chrétiens… » En face, ils en appelaient par des cantiques au vieux Dieu allemand, le dieu barbare fait à l’image sanglante du « Seigneur de la guerre », Guillaume II. » Une trêve tacite avait déjà eu lieu, fin septembre, du côté de Reims, après une attaque : « Le terrain est couvert de cadavres et aussi de blessés que des équipes du 78e et nos brancardiers sont encore en train de relever quand le jour reparaît. L’ennemi envoie un coup de canon « de semonce » pour nous arrêter, puis il se décide à laisser faire. » L’année suivante, Campagne décrit les inondations suivies de fraternisations de décembre en Artois : « L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. » Un autre régiment que le sien, « à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. » Un phénomène bien connu. Mais, ici, les suites sont vues d’en haut. Campagne dit qu’on a décacheté toute la correspondance pour la contrôler ; qu’il a fait bientôt « redescendre tout le monde dans la fange » et fait tirer un coup de semonce pour dissuader des officiers ennemis de se montrer. Lorsqu’un homme et un sergent discutent encore avec les Allemands qui s’étonnent du changement d’attitude, ils sont pincés par un lieutenant et traduits en conseil de guerre, et leur officier aussi. Campagne raconte alors comment il fait acquitter l’officier, mais ne dit rien des deux hommes.
Pendant la période du « grignotage », Campagne critique une tactique qui, en usant l’adversaire, a aussi pour résultat « de nous user nous-mêmes ». Il expose le dilemme du chef : obéir à des ordres stupides ou protéger la vie des hommes dont il a la responsabilité ? Il ne condamne pas le fait qu’un commandant de CA ait été conspué. Il trouve ridicule la légende d’un dessin paru dans L’Illustration montrant un « officier calmant ses hommes impatients d’attaquer » ; et aussi un chef « se complaisant dans le langage le plus trivial assaisonné de tous les termes d’argot dont l’arrière nous attribuait le constant usage ».
Après Verdun et avant la Somme, il passe en secteur tranquille du côté de Soupir, dans l’Aisne. Vient la « crise morale » dont il se félicite de n’être pas témoin direct, mais dont il présente les causes : un moral en baisse depuis quelque temps ; l’offensive d’avril qui rend la crise plus aiguë ; l’ivresse, la fatigue, les injustices, le cafard, la campagne pacifiste. Il est heureux de la nomination de Pétain, mais n’apprécie pas « la petite guerre » des coups de main dont l’objectif véritable n’est pas de rechercher des renseignement sur l’ennemi, mais de « nous tenir, et tenir l’ennemi en haleine ». Caporetto est, d’après lui, le résultat de la même propagande, contre laquelle s’élève heureusement « le souffle ardent » de D’Annunzio dont il cite un long texte sans en souligner la tragique bêtise : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » Plusieurs chapitres sont consacrés à la description du front italien (un des rares textes qui traduit correctement « il Piave » par « le Piave »). Ils montrent l’accueil cordial des Italiens malgré les réticences du clergé : « Nous passions pour des Républicains farouches et anticléricaux. »
Le colonel Campagne était, lui, un farouche adversaire de la Ligue des Droits de l’Homme ! Un paragraphe doit être cité, pour conclure cette brève notice et bien définir notre témoin : « La Ligue des Droits de l’Homme paraît avoir été créée dans les temps pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison. Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a jamais failli à cette mission. Les tribunaux militaires de la Grande Guerre lui ont paru un objectif de choix. Elle les a attaqués avec une admirable ténacité. »
Rémy Cazals

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Vasse, Marius (1891-1987)

Né à Paris le 30 juin 1891. Employé à la Samaritaine. Passe directement du service militaire à la guerre, au 152e RI où il est agent de liaison, refusant de monter en grade pour conserver ce poste. Son témoignage comprend un carnet tenu jusqu’en 1916, des lettres à sa famille, une interview réalisée en 1975 et de nombreuses photos prises avec un Vest Pocket Kodak. La vente de ces photos (y compris à L’Illustration) et le commerce de fusils récupérés dans les tranchées lui ont rapporté « un petit magot » selon sa propre expression. « J’avais mon appareil photo dans ma cartouchière et à chaque fois qu’il y avait quelque chose, hop je photographiais », dit-il. Les sujets, légendés, sont en effet très divers : groupes de camarades, tranchées, abris et postes de secours, ruines, prisonniers, armes, scènes de la vie quotidienne… Les secteurs photographiés sont l’Alsace, la Somme et l’Aisne, notamment le Chemin des Dames et le plateau de Vauclerc attaqué par le 152e le 22 mai 1917. Quelques textes peuvent également être retenus. Ainsi cette description datée du 4 janvier 1915 en Alsace : « C’est du champ de bataille que je vous envoie ces mots, nous sommes toujours sur une route au-dessus de Steinback. Le village est à nous d’hier soir mais il ne reste pas une maison debout. J’y suis allé ce matin mais j’en suis revenu écœuré […] On se bute à des cadavres de soldats et de bétails de toute sorte ; les maisons continuent à flamber, et maintenant les marmites boches se chargent des maisons épargnées par le 75. Enfin c’est triste, tout le monde demande la paix. » L’agent de liaison n’est pas tendre pour « les généraux » qualifiés en 1975 de « salauds ». Ce Parisien est sensible à sa façon au gaspillage de futures récoltes pour effectuer un exercice ridicule : « Alors on est passé en lignes de tirailleurs parmi ces champs de betteraves, parmi ces champs de blé qui étaient magnifiques […] Et dire qu’il y avait des bateaux qui se faisaient couler sur l’Atlantique pour venir nous ravitailler… »
Dans la même interview tardive, Marius évoque les mutineries de 1917, au retour d’une permission : « C’était presque la débandade, les soldats étaient découragés, y a eu des moments de rébellion […] les gars détachaient les wagons. Tout ça, c’était terrible, ils n’avaient plus confiance en rien. » Et la répression : « Chez nous il y a eu des gars qui se sont fait fusiller, ou alors on leur faisait faire des trucs, parce qu’il y a eu un moment de rébellion chez nous, c’était général, eh bien les gars, ils avaient des caisses de grenades et puis il fallait qu’ils portent ça en première ligne, alors vous savez… »
RC
*Damien Becquart et Caroline Choain, « Hurtebise, le Dragon, Vauclerc : une campagne au Vest Pocket Kodak », dans La Lettre du Chemin des Dames, été 2011, n° 22, p. 10-17 avec de nombreuses photos.

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Boudard, Marcel (1892-1917)

Tué le 16 avril 1917, premier jour de la calamiteuse offensive Nivelle, Marcel Boudard est né à Clamecy (Nièvre) le 28 décembre 1892 dans une famille modeste dont le père meurt en 1910. Le fils aîné, Alexandre, manœuvre, est aussi mobilisé en 1914 et capturé par l’ennemi en juillet 1915. Marcel est maçon. Il n’a pas fait de longues études et son « Carnet de Mémoires » contient quelques fautes, mais il se souvient que c’est à Varennes que Louis XVI « fut arrêté alors qu’il essayait de passer en Allemagne » (2-9-14) et son style n’est pas dénué d’humour. Ainsi, le même jour : « Les obus commencent à pleuvoir ; moi, je suis entré dans un jardin et suis derrière le mur mais pas un obus ne tombe sur nous, il est vrai que nous n’en réclamions pas. » Le carnet retrouvé par son arrière-petit-neveu (qui a corrigé les fautes d’orthographe) est très dense pour août et septembre 1914, puis plus décousu par la suite, avec quelques passages illisibles. Il se termine le 20 août 1915 à l’occasion d’une permission (le carnet a été volontairement laissé à la famille). On ne sait pas s’il a poursuivi sur un autre support.
Le départ de Marcel avec le 4e RI se fait au milieu des ovations et des distributions de « toutes sortes de boissons et de friandises », mais aussi de médailles apportées par certaines dames. Le régiment arrive en Argonne. Le 20 août, il fait un exercice que Marcel résume avec un humour laconique : « Exercice le soir de tout le régiment ; nous chargeons à la baïonnette sur Gremilly ; en réalité, nous aurions été tous morts avant d’arriver au but. » Ce qui se vérifie deux jours après. Le 22 août, en effet, la journée commence par un défilé de blessés du 113e : « C’est horrible à voir et dire que nous-mêmes dans un instant nous reviendrons peut-être pareil ou ne pas revenir du tout. » Plus tard, le brouillard s’étant levé, l’artillerie et les mitrailleuses allemandes entrent dans la danse : « Criblés de balles, impossible de tirer un seul coup de fusil, le nez en terre et le sac sur la tête, voici notre position pendant trois heures. Puis, impossible de tenir plus longtemps, canardés de partout, nous sommes obligés à la retraite et j’en suis encore à me demander comment je suis sorti indemne dedans cette mitraille. Joli début. Véritable boucherie. » Les bombardements continuent les jours suivants. Le 1er septembre, les Allemands ayant fortement reculé, c’est « la première journée où tous les blessés français ont pu être ramassés ». Blessés qui sont peut-être victimes d’un tir trop court de l’artillerie française (31 août), tandis que, quelques jours plus tard, le 4e doit se replier pour échapper au 76e qui lui « tire dans les fesses ».
En avril 1915, il faut attaquer pendant trois jours pour prendre une « tranchée boche mais autant qu’il en sortait, autant de bousillés ». Le 13 mai, par contre, « les Boches se montrent aux postes d’écoute, alors un poilu de ma compagnie causant l’allemand discute avec eux pendant trois heures et finalement le Boche sort avec une bouteille de gnole et notre poilu sort aussi : ils trinquent ensemble. De toute la journée, nous ne tirons pas un coup de fusil et pas un crapouillot n’est envoyé d’un côté et d’autre ». Mais ce ne fut qu’une courte trêve.
RC
*« Marcel Boudard (1892-1917), un Clamecynois durant la Grande Guerre », document présenté et annoté par Michaël Boudard, dans Bulletin de la Société scientifique et artistique de Clamecy, 2009, p. 113-128.

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Guillaumat, Adolphe (1863-1940)

Fils d’officier, il est né le 4 janvier 1863 à Bourgneuf (Charente-Maritime). Saint-Cyr, Algérie, Tunisie, Tonkin. En Chine contre les Boxers, il est blessé ; soigné à l’hôpital d’Hiroshima. Successivement professeur à Saint-Cyr et à l’école supérieure de Guerre. Marié en 1906 avec une jeune femme de la bourgeoisie toulousaine ; deux fils, nés en 1908 et 1909. Il se présente comme ami de Pétain, comme ayant les mêmes valeurs républicaines que Sarrail, mais il est bon catholique et va à la messe (pourtant il estime que la guerre a été « déchaînée par les jésuites d’Autriche »). Lors de la mobilisation, il est général de brigade et chef de cabinet du ministre de la Guerre Messimy. Son ordonnance Robillot est le mari de la cuisinière des Guillaumat. Les lettres à sa femme, à Toulouse, ont été retranscrites par celle-ci sur deux cahiers en coupant de nombreux passages, mais les 1300 pièces originales ont été conservées, retrouvées par un petit-fils et publiées en n’opérant pas le même choix. Promu à des fonctions très importantes, le général parle peu de son action militaire mais engage avec son épouse une conversation sur les études de leurs fils, les retards de ses promotions, les personnalités que son rang l’oblige à rencontrer. Il apprécie Abel Ferry (voir ce nom), Albert Thomas et Justin Godart ; il fuit quand on lui annonce Barrès ou Loti (voir ce nom). Quand Poincaré arrive « en tenue de chauffeur d’automobile », il note son inintelligence, son manque de cœur et les ridicules de son entourage. On aurait l’impression que l’activité principale d’un général est de recevoir Clemenceau et Churchill, le roi d’Italie qui ne fait pas bonne impression, des personnalités américaines et des évêques. Mais il avoue aussi, amusé, que l’autorité l’a invité à provoquer « discrètement » l’établissement de quelques maisons closes en Champagne en janvier 1916.
Fin juillet 14, il décrit, depuis le ministère, les jours de la marche à la guerre ; il a la certitude de la victoire grâce à la loi des trois ans ; il est satisfait que le ministre laisse Joffre tout mener à sa guise. Il n’accable pas le 15e corps : « on semble s’être acharné sur des positions fortifiées et les avoir mal abordées. » Au changement de ministre, il est nommé commandant de la 33e DI du 17e CA en pleine retraite. Dès la bataille de la Marne, il comprend que cette guerre est celle de l’artillerie ; il constate les énormes pertes en officiers et en chevaux ; quant aux hommes, ils « sont étonnants de résistance, et je n’aurais pas cru qu’on pouvait demander à l’animal humain une pareille épreuve ». En décembre, il commande la 4e DI en Argonne où se déroule une guerre « compartimentée » loin des généraux. En février 15, il est promu chef du 1er CA en Champagne et note, sur le saillant de Saint-Mihiel, des attaques coûteuses aux résultats minimes (mars), puis il croit au succès de l’offensive de septembre.
En février 16, il est à Verdun, sous les ordres de Pétain. Le secteur était très mal fortifié, les bombardements sont terribles, mais les hommes tiennent. Il résume ainsi la situation : « toute la question est de savoir qui pourra y manger le plus d’hommes et de munitions. » Et il critique « la réclame Nivelle pour faire oublier Pétain », tandis que Joffre est « aimable et inconsistant ». Lorsque Nivelle prend la place de Joffre, Guillaumat lui succède à la tête de la IIe armée. Il pense que c’est le moment de se débarrasser de la « camarilla odieuse, bête et méchante » qui entourait Joffre. Mais Nivelle n’en est pas capable. Pendant l’offensive du 16 avril, Guillaumat, commandant à Verdun, n’est pas directement concerné, mais il note, dès le 24 avril : « notre insuccès est indéniable ». La nomination de Pétain à la place de Nivelle est le signe d’un grave échec. Pas plus que Joffre, Nivelle n’a su s’imposer à cette « bande de galopins que toute l’armée maudit sous le nom de Jeunes Turcs ». Les conceptions de Mangin et de Nivelle touchaient à « la folie pure » et ils ne pouvaient être aidés par ce « génie désorganisateur qu’est Foch » ou cette « vieille baderne » de Fayolle, etc. Quant aux ministres, mieux vaut que Clemenceau remplace Painlevé qualifié de « hanneton mathématique ». On a l’impression que Guillaumat se défoule en écrivant à sa femme, et il se met même à critiquer Pétain.
Le 6 décembre 1917, Guillaumat est nommé commandant en chef de l’armée d’Orient. Au cours de son voyage, il visite Rome ; au cours de son séjour, il visite Athènes et l’Acropole. Il fait part de son anxiété à la nouvelle des offensives allemandes du printemps 1918. Lorsqu’il est rappelé d’urgence en France le 6 juin, il croit que c’est pour commander en chef les armées françaises à la place de Pétain qui lui-même prendrait la place de Foch. Mais il n’est nommé que gouverneur de Paris, puis commandant de la Ve armée. « Toujours changer, toujours reconstruire, toujours trimer », conclut-il.
Sur l’armistice, il a une remarque de bon sens : « Ce n’était pas un traité qu’on leur apportait [aux Allemands], c’était un verdict. » Mais, dans le cours de sa correspondance, il a parfois hasardé des affirmations plus discutables. Par exemple, le 1er février 1915 lorsqu’il évoque ainsi les atrocités allemandes : « on a trouvé des familles le père les yeux crevés, la mère les seins coupés, leur fille de six ans les poignets hachés. » Ou le 25 du même mois, lorsqu’il attend beaucoup de l’expédition des Dardanelles. Ou encore, le 21 décembre 1916 : « Je m’énerve plus que jamais à la pensée que le Boche est à bout, et que nous parlons au lieu de l’achever. »
RC
*Correspondance de guerre du général Guillaumat, transcrite et éditée par Paul Guillaumat, Paris, L’Harmattan, 2006, 445 p.

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Caujolle, Louis (1888-1960)

Son père était professeur d’allemand ; lui-même, né à Vic-en-Bigorre (Hautes-Pyrénées) le 16 janvier 1888, devient agrégé d’allemand. Fiancé en 1914, il se marie en août 1917. Son témoignage publié est tiré de son manuscrit « Mes mémoires de guerre 1914-1918 et 1939-1940 », rédigé tardivement comme le montrent plusieurs indices, en particulier la mention du maréchal Pétain en 1917. Il y avait sans doute des notes au jour le jour, dont la succession des dates a été conservée pour certaines périodes, et pas pour d’autres. Dans tous les cas, on a l’impression que le témoignage a été lissé avec affirmation répétée d’un patriotisme sans hésitation ni murmure, attitude peu vraisemblable chez un combattant des tranchées, mais construite par la suite à partir d’un parcours particulier.
Lors de la mobilisation, il est caporal au 83e RI de Toulouse. Face à « l’agression brutale de l’Allemagne », il écrit que « le Pays se redresse plus fier et plus fort que jamais et se prépare à tous les sacrifices pour défendre son sol et sa liberté ». Dans l’enthousiasme général, le 83 part, la fleur au fusil. Caujolle aligne quelques poncifs : territoriaux à barbe blanche ; quantité d’espions allemands qui rôdent en France. Le 8 août est le plus beau jour de sa vie : « L’Alsace est à nous. » En marche vers le nord, ses chaussures lui abîment les pieds, ce qui le handicape lors de la bataille de Bertrix où le régiment est fauché par les mitrailleuses. Il est évacué vers Saint-Gaudens où il critique les embusqués qui ne veulent pas monter. Il dit qu’il est envoyé, sans l’avoir sollicité, comme sergent instructeur à l’école des élèves aspirants de Toulouse, avec la noble mission de former des officiers dont on a tant besoin. Il y reste jusqu’en février 1915, étant lui-même nommé aspirant. Il retourne au front en avril au 209e d’Agen et découvre la guerre de tranchées le 5 mai devant Arras. Certes les attaques n’apportent que massacres inutiles. Mais : « Les grands et nobles sentiments que mes parents ont fait naître dans mon âme prennent maintenant une netteté et une force inaccoutumée. Je sens tout ce qu’il faudrait pour créer une France rajeunie, vigoureuse, ardente, vaillante, digne de son glorieux passé, débarrassée de tous ces sales politicards arrivistes et sectaires qui l’ont désunie et ont failli par négligence, veulerie ou faux idéalisme humanitaire, la conduire à la ruine » (sentiments du 19 mai 1915 ou du 6 février 1934 ?). Il cite Péguy, Psichari et Barrès ; il fait des conférences sur le pangermanisme.
À plusieurs reprises, il affirme que ses chefs sont très contents de lui, mais il se dit écœuré par la distribution des croix à des incapables et des froussards parce qu’ils savent faire la cour ou parce qu’ils sont d’Agen. Il note que les permissionnaires sont découragés par les scandales qu’ils ont vus à l’arrière. On utilise ses compétences de la vie civile pour envoyer dans les petits postes allemands des lettres participant de la guerre psychologique. En décembre 1915 en Artois, on s’attendrait à voir tomber la pluie pendant des jours entiers, jusqu’à l’inondation des tranchées et à la fraternisation que tant d’autres ont pu constater. Mais pas Caujolle. Cela correspond à une période lissée où peu de dates sont précisées.
En janvier 16, il est blessé par éclats d’obus et envoyé à l’arrière. En août, rétabli, il est détaché au 2e bureau de l’état-major de la 158e DI. Il vient souvent en première ligne pour effectuer des observations, mais il regagne ensuite son confort. Il écrit qu’il réclame à plusieurs reprises son retour dans une unité combattante, mais en vain. Lors de l’offensive du 16 avril 1917, il est nommé chef du 2e bureau de la division. L’attaque connaît l’échec. Le journal de Caujolle passe du 19 avril au 13 mai sans notes. Le 27 mai, il évoque la « révolte des soldats dans les trois régiments de notre division ». Ils viennent d’être relevés, ils croient pouvoir bénéficier d’un repos, on leur donne l’ordre de remonter en ligne en renfort. C’est alors une « explosion de colère qui trouve un terrain préparé par une perfide propagande antimilitante [antimilitaire ? antimilitariste ?], antipatriotique, qui depuis quelque temps intoxique notre armée ». Opinion d’un officier d’état-major qui semble bien loin des poilus ; peut-être, aussi, loin dans le temps car il ne faut pas oublier que Caujolle écrit vingt ans plus tard. C’est ici qu’il parle à trois reprises du maréchal Pétain ; qu’il évoque une 5e colonne d’agents payés par l’ennemi ; qu’il précise qu’il s’agit de propagande communiste ; qu’il mélange dans la même catégorie des « journaux défaitistes inspirés par l’ennemi » La Gazette des Ardennes et Le Bonnet rouge. Une note intempestive du présentateur vient encore aggraver la confusion en annonçant que Bolo Pacha a été condamné à mort en février 1919, alors qu’il a été fusillé le 17 avril 1918.
En novembre 1917, Caujolle monte un échelon de plus en entrant à l’état-major de la 3e armée à Noyon. Il se spécialise dans la cartographie à partir de photos aériennes et souligne que tout le monde le félicite pour son travail. Sur les épisodes de 1918, offensives allemandes et contre-offensive alliée, il n’écrit que des pages d’histoire générale et non de témoignage personnel. Jusqu’à l’entrée triomphale en Alsace, jour de gloire bien arrivé. Après l’armistice, il est nommé professeur d’allemand à Saint-Cyr, puis entreprend une carrière civile en lycée.
RC
*Louis Caujolle, Mémoires de Guerre 1914-1918, s. l., éditions Gascogne, 2011, 217 p., illustrations (dessins et aquarelles de l’auteur).

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Deruelle, Eugénie (1853-1927)

Le témoin
Fernande Eugénie Anastasie Durin est née le 5 mars 1853 à Sains-Richaumont, gros bourg de Thiérache à proximité de Marle. Son père, François Eugène Durin (1826-1870), est médecin et maire de Sains de 1862 à 1870. Du côté maternel son grand-père Charles Capon était le plus gros contribuable de la commune de Sains, maire et médecin du village.
Eugénie fait ses études en 1867 et 1868 au pensionnat des Oiseaux rue de Sèvres à Paris. Elle passe des vacances à Granville, chez sa cousine, où elle fait la connaissance de la famille Dior.
En 1872, à l’âge de 19 ans, elle est mariée à Léon Deruelle de dix ans sont aîné. C’est un mariage de raison comme c’est alors la règle dans la bourgeoisie. Il est originaire de la commune de Sus-Saint-Léger (Nord) où son père est « propriétaire » et Conseiller général. Il a un frère notaire à Amiens. Il est lui aussi docteur en médecine. Il a soutenu sa thèse à Paris en 1868 et aurait fait alors la connaissance de Clemenceau. Il reprend la succession de son beau-père à Sains-Richaumont et deviendra maire en 1882.
Les époux Deruelle ont une fille en 1875 qui ne vivra que quelques mois. Léon Deruelle meurt en 1904.
Eugénie Deruelle est patriote. Elle est très pieuse, va à la messe régulièrement et fait dire chaque mois une messe en souvenir de ses ancêtres. Elle semble plus tournée vers le passé que vers l’avenir.
Elle est entourée de sa servante Jeanne Thiéry, originaire de Saint-Quentin avec qui elle entretient des liens amicaux. Ses deux chiens Scott et Mylord sont ses compagnons fidèles. Ses relations sont très nombreuses, le maire M. Pagnier, le doyen Cagniard, le conseiller général Gaetan, mais aussi toutes sortes de notables des environs et parmi eux l’ancien ministre Gabriel Hanotaux.
En 1914, elle habite une maison moderne, équipée de l’eau courante, de l’électricité et du téléphone. Cent ans après, cette maison est parvenue intacte avec sa véranda dont Eugénie Deruelle était si fière.
Eugénie lit beaucoup, les livres de sa bibliothèque ou ceux qu’on lui prête : Victor Hugo, Emile Zola, Jules Verne, George Sand, mais aussi bien d’autres auteurs tels Bernstein et Shakespeare. Elle écrit beaucoup, à ses amies et à sa famille. Elle est aussi une femme très active qui jardine, fait de la couture, et se livre à toutes sortes de petits travaux. Elle gère elle-même son patrimoine et ses avoirs financiers. Son testament déjà rédigé bien avant 1914 est mis à jour régulièrement et évolue en fonction de ses sentiments du moment. Le dernier, en 1927, rédigé quelques jours avant sa mort est extrêmement détaillé. Néanmoins, ses précieux carnets ne sont pas mentionnés, probablement parce que, s’agissant de confidences, elle les a déjà confiés à M. Jourdan, son exécuteur testamentaire. Représentant local des anciens combattants, il est en quelque sorte le détenteur de la mémoire de la guerre. Après le décès de celui-ci les carnets viendront entre les mains de M. Hincelin, maire de la commune. Son fils en sera le dernier détenteur.
Le témoignage
Eugénie Deruelle a écrit en tout trente-deux carnets, mais il n’en subsiste que dix-neuf. Pendant plus de soixante-dix ans, les carnets passent de mains en mains. Négligence des emprunteurs ou, on ne peut l’exclure, volonté d’occulter des témoignages parfois dérangeants, certains disparaissent. Les périodes manquantes sont les trois premiers mois de la guerre, août 1916, un mois entre octobre et novembre 1917 et les quatre derniers mois de la guerre. Toutefois, en juillet 1916, Eugénie Deruelle est revenue sur les événements d’août 1914, nous renseignant ainsi sur l’arrivée des Allemands en août 1914. Le dernier carnet se termine le 10 avril 1920.
Les carnets sont écrits au jour le jour, d’une écriture, lisible, rapide avec peu de fautes d’orthographe et de rares ratures. Les supports sont au début les anciens agendas de son mari médecin, puis des cahiers d’écoliers reliés avec une couverture cousue, enfin des cahiers qu’elle fabrique.
Certains sont précédés d’un commentaire. Le quinzième débute ainsi : « Ce carnet, trouvé chez ma mère, avait servi à son grand-père, comme la dédicace conservée l’indique. Les avis et renseignements en avaient été enlevés… Aujourd’hui, cette relique va avoir une autre destination : ce sera le 15e de mes confidents de cette guerre si longue et si cruelle pour nous. »
Dans la crainte qu’ils soient découverts elle dissimule soigneusement ses écrits car elle n’ignore pas que les Allemands interdisent cette pratique. Le curé de Vaux-sous-Laon en a fait l’expérience en étant déporté pour cela.
Ces écrits sont avant tout des confidences dans lesquelles l’auteur livre ses émotions, ses impressions, ses rancœurs. Ils sont aussi une chronique de la vie sous l’occupation allemande. Eugénie Deruelle y inscrit chaque jour les événements de la journée et toutes sortes de détails sur la vie du village et de ses environs. Elle semble avoir consacré beaucoup de temps à leur rédaction. On le voit au cours des carnets, c’est une occupation incontournable une confession journalière qui permet à cette femme seule de supporter sa condition.
Pourtant ses conditions de vie matérielle sont beaucoup plus enviables que celles de beaucoup d’autres. Certes, elle ne perçoit plus ses fermages mais elle a conservé des liquidités mises à l’abri dans son coffre-fort. Néanmoins sa vie n’est plus celle d’avant 1914. Elle est soumise à des restrictions qu’elle n’a jamais connues. Plus que tous les autres habitants de Sains-Richaumont, elle subit les réquisitions de toutes sortes. La présence continuelle d’officiers dans sa maison lui est difficilement supportable car elle est souvent reléguée au rang de servante.
Analyse
Les carnets débutent le 29 août 1914. C’est alors la panique dans le village, les habitants fuient. Eugénie Deruelle, après avoir pris ses dispositions pour partir, se ravise au dernier moment. Pourtant les combats se déroulent autour de Sains-Richaumont. Rapidement elle ne va plus rien ignorer de la situation. Le téléphone ne fonctionne plus depuis plusieurs jours, pourtant il sonne dans l’après-midi. Elle décroche et raconte :
J’entends le général de Housset dire à l’homme du poste : « Téléphonez immédiatement à l’état-major à Marle, téléphonez à la place de Laon, téléphonez partout où vous le pouvez que le 11e corps, en perdition à Sains-Richaumont, demande du secours. »
Deux jours plus tard, le 31 août, le général Von Bulow vient passer la soirée et la nuit chez elle.
Je commence à déjeuner lorsqu’une auto s’arrête devant la maison ; six chefs demandent : « Il nous faut votre maison, douze chambres, etc. » après les avoir conduits de la cave au grenier, ils prennent tous les lits, me laissant seulement celui de Jeanne. De plus, il faut leur mettre quinze couverts dans la salle à manger, et leur faire, pour 6 heures, à dîner pour quinze. Ma chambre est destinée à von Bulow de la Garde royale, et généralissime des troupes.
Une lacune importante fait reprendre les carnets le 26 novembre. On ne sait donc rien des premières semaines de l’occupation.
La maison d’Eugénie Deruelle étant grande et confortable elle héberge continuellement des officiers.
3 janvier 1915 : Le matin, mon chef m’annonce son départ ; il me présente, avant, son successeur (pas une minute de répit !) : c’est un juge pour la justice militaire.
Ce juge fera beaucoup parler de lui.
La suite des carnets est une véritable chronique du village pendant l’occupation ponctuée de confidences et de ressentiments. Les difficultés de la vie de tous les jours, les réquisitions continuelles, le comportement des Allemands, les vexations, les émigrés, les prisonniers, la prostitution, sont autant de thème récurrents. les nouvelles des villages environnants, grâce à la réunion hebdomadaire des maires, celles du front et même de France, au travers de la Gazette des Ardennes, sont aussi continuellement évoquées. Mais ce qui se passe dans sa maison est plus particulièrement relaté. Elle s’indigne fréquemment du comportement des Allemands, mais s’ils sont courtois et bien élevés, elle met de côté sa rancœur.
Parcourons ces carnets pour en saisir la richesse.
24 avril 1915 : A midi, le soldat Maasbaël revient pour Mme Leleu, à bicyclette depuis St-Quentin Il a eu un bien mauvais temps. Je le fais déjeuner avec nous. C’est un charmant garçon, franc, et bien prudent.
28 mai 1915 : Jour des maires et grande revue des chevaux. Ils les classent et M. Marquet me dit qu’il pense qu’ils les prendront avec les voitures et notre mobilier, quand ils partiront : c’est une belle perspective !!!
21 juin 1915 : Le juge reçoit des femmes qui m’ont l’air de faire un drôle de métier : enfin !
9 septembre 1915 : Je finissais de dîner lorsque M. Hénon est venu mesurer mon seul noyer. Ils vont prendre ceux qui atteignent 90 cm de circonférence, et le mien a à peu près 104 : adieu les noix ! À Buironfosse, ils prennent tous les sabots : ils ne laisseront rien, puisqu’on ne les chasse pas…
– 26 octobre 1915 : La saleté du juge n’est partie qu’hier soir : elle a donc passé 3 nuits ici ; le jour, elle est substantée par le casino : c’est du propre ! J’enrage, mais si je me plains, on me fera quitter ma maison… Hier, elle a eu les persiennes fermées toute la journée. J’aurais grand plaisir à les savoir malades tous deux : ce n’est pas charitable, mais c’est trop fort, à la fin !
– 18 novembre 1915 : Il est arrivé 60 prisonniers russes. Ils vont déterrer les Prussiens tués par ici, et faire un cimetière au Sourd, dans la pâture de Gustave Macon.
– 4 décembre 1915 : Hier matin, j’ai trouvé le juge dans le vestibule, je ne l’avais pas rencontré depuis trois semaines ; à son bonjour je lui dis : « Monsieur, est-ce que depuis que vous êtes ici, vous avez eu à vous plaindre de moi, ou de quoi que ce soit dans ma maison ? […] Eh bien ! Alors pourquoi m’infligez-vous la honte de souiller ma maison, comme vous le faites ? Vous y entretenez des femmes, et cela jusque quatre jours de suite. […] Monsieur, ma maison a toujours, depuis trois générations, été respectée et respectable, et vous en faites une maison publique ! […] Madame, c’est la guerre ! Naturellement nous ne le savons que trop ! — Mais Monsieur, si Madame et Mlle Mauser se trouvaient dans de mêmes conditions, en Allemagne, je voudrais savoir ce qu’elles en penseraient, et quelles appréhensions vous auriez ? (Là-dessus j’ai quitté ce sale type…) Que va-t-il faire ? Le plus de mal qu’il pourra. C’est pourquoi, je me remets toute entre les mains de la Providence.
– 27 avril 1916 : La question des œufs est grosse de magots : ce matin j’ai porté mes 9 œufs ; en revenant, je lis à la pancarte chez Dupont qu’il faut donner 2 œufs par poule, et même par coq et poussin.
– 21 mai 1916 : On amène une masse de prisonniers et prisonnières, et ce, pour des bagatelles : une femme condamnée à quinze jours de prisons et quinze jours de travail parce qu’elle n’a pas salué un gendarme : eh bien ! Depuis quand et dans quel pays les femmes doivent-elles saluer les hommes la première ? À quel niveau veulent-ils nous mettre ??? Il paraît qu’on sera condamné s’ils entendent qu’on les traite de Prussiens ou de boches…
– 3 juin 1916 : Mlle Elise, l’émigrée de La Neuville-Housset, arrive en prison avec trois autres jeunes filles, parce qu’elles n’ont pas travaillé, à temps, dans les champs : quinze jours de travail forcé. Elle m’apporte son porte-monnaie, et je lui prête assiettes, verres et couverts pour quatre personnes.
– 12 septembre : 1916 On attend à Faucousy 200 Russes qui vont faire une ligne de chemin de fer, en lieu et place du Decauville qui reliait l’usine de phosphates à la gare.
– 19 octobre 1916 : on va avoir 1.000 prisonniers Russes qui feront une ligne de chemin de fer de Puisieux à St-Gobert. À Chevennes, Mme Sarazin a dû déménager toute sa ferme, où on loge aussi 400 Russes ; et il y en a à Housset, La Neuville, et Richaumont !
– 2 novembre 1916 : En sortant de la messe, j’ai vu un tableau affreux : trois tombereaux de sable amenés par une dizaine de Belges, attelés et enchaînés comme des bêtes de somme ! C’est horrible ! Et ils crient, et frappent sur eux avec la crosse de leurs fusils !
– 8 novembre 1916 : A 7 h du matin, on sonne ; c’est M. Sérouart qui vient avec un ordre de réquisition de la mairie, d’avoir à porter pour 8 h à l’usine Bayart 10 assiettes et 10 cuillères. […] Ce n’était pas pour servir aux émigrés, comme on nous l’avait dit, mais à un bataillon prussien, arrivé à 9 h, avec le corps d’un colonel de la Garde, petit-fils de Bismarck, et tué au front de la Somme avant-hier, et qu’on a enterré, ce matin, au cimetière du Sourd… Étant dans le bureau de la fabrique, j’ai vu défiler ces soldats, et leur musique. Les chefs suivaient à cheval ou en auto.
– 21 novembre 1916 « La fabrique de choucroute, ici, est considérable : on y emploie une quarantaine de femmes et une vingtaine d’hommes. […] Leur service est très dur : il faut être debout tout le temps, au-dessus d’une cuve dans laquelle on coupe fin les choux […]. Les femmes, en sus de cela, sont dans un bâtiment ouvert à tous les vents, et les pieds dans la boue… Des cuves, les choux passent dans des tonneaux, où les hommes les piétinent, et c’est peu propre, car on s’y soulage de toutes les façons !.. N’importe, le sel purifie tout, paraît-il…
– 31 décembre 1916 J’ai lu, dans la Gazette des Ardennes, le message du président Wilson. J’ai dit à la marchande de journaux de m’apporter chaque numéro… C’est ennuyeux de leur faire gagner de l’argent, mais il faut (quand bien même je n’ai aucune foi en leurs dires) se tenir au courant…
– 29 mai 1917 : Un des lieutenants qui viennent manger ici, M. Schmitt, est arrivé, hier soir, longtemps avant les autres convives. Il fait des caresses à Scott, qui était près de moi, à l’entrée du jardin ; il cause longtemps de sa mère, catholique son père, son frère, tous deux sont docteur en médecine, le frère au front. Lui a 22 ans (on lui en donnerait 18, à peine). […] Comme on me demandait un bouquet, il est venu avec moi dans le jardin et le clos.
– 18 juin 1917 : A 2 heures, deux soldats viennent pour prendre les laines des matelas. Je leur explique que M. Sérouart les a emportées. Il faut aller avec eux l’expliquer aux gendarmes qui habitent rue St-Marcel, chez Mme Lalouette mère. Le chef me remercie, puis, me parle des cuivres aux portes (j’en conclus qu’ils viendront, au premier jour me dévaliser encore une fois).
– 26 juillet 1917 : Ces soldats retournaient au « Chemin des Dames ». Il y en avait qui pleuraient. Je ne les ai pas vus, mais leurs larmes me laisseraient bien indifférente…
– 31 juillet 1917 : On m’apprend que Richard Widermann a été tué « au Chemin des Dames ». C’est la première fois que je n’applaudis pas la mort d’un Allemand… Ce brave saxon ne méritait pas d’être classé avec ces bandits !
– septembre 1917 : Il vient d’arriver, par le train, 500 Russes : à quoi vont-ils les employer ? Ils construisent un chemin de fer du Quesnoy à Maubeuge, mais n’avancent guère dans leurs travaux, les aéros se chargent de les démolir au fur et à mesure…
– 26 septembre 1917 : [À propos du lazaret d’Efry] C’est un véritable abattoir ! On est peu soigné : une pilule de temps en temps… Comme aliments : café au matin, ou plutôt eau rousse ; à midi, mauvaise soupe, et le soir : eau blanche, c’est-à-dire mélangée à très peu de farine. À ce régime, la convalescence se change souvent en décès, et il y meurt 6 à 10 personnes par jour… C’est un lazaret installé dans une tôlerie, où l’on admet : les Français, les Belges, les Russes. Les religieuses sont de la maison mère de St-Erme. Les sanitaires sont allemands et s’adjugent les biscuits et certaines denrées du ravitaillement de la C.R.B. des malades et convalescents.
– 2 janvier 1918 : Il nous a montré une photo, faite chez Mme Plonquet, le 1er de l’an à 2 heures du matin… Les troisième et quatrième demoiselles étaient T. L. et son amie de Laigny que M. L. est allée chercher à 4 heures du matin… La donzelle de Laigny, qui est très grosse, se trouve assise sur les genoux de Krïmm, qui en avait la charge, et qu’elle masque complètement ! Quelles mœurs !
– 10 janvier 1918 : A 9 heures du matin, M. le maire vient me dire que je suis désignée comme otage et dois me préparer à partir pour Holzminden !
Ce départ est un déchirement rétrospectivement décrit très en détail à la date du 25 août, un mois après le retour d’Eugénie avec notamment cette scène :
J’ai été touchée au moment de quitter chez moi, d’être appelée, dans la cour de Lambert, par l’aîné des tracteurs qu’il logeait depuis des mois. Cet homme avait toujours été très poli envers moi. Il voulait me dire adieu, et ne pouvait le faire dans ma maison devant tout le personnel du chef. Il pleurait et me dit qu’il habitait près de Holzminden, et que, quand il irait chez lui en congé, en mars, il viendrait me voir, ferait son possible pour que je loge chez lui, et que sa femme me soignerait bien… Le pauvre homme n’a pas eu son congé, et est parti de Sains… pour un autre pays.
Le séjour au camp d’Holzminden fait aussi l’objet d’une chronique détaillée qui permet de voir le fonctionnement du camp et les conditions d’existence des otages. On y trouve la preuve des relations de son mari avec Clemenceau :
6 avril 1918 : On m’appelle au 20 pour me remettre une fiche de 111 marks 54 envoi de « M. le Président du Conseil, ministre de la Guerre, Paris ». Il a donc reçu ma lettre du 12 janvier.
Nous ne saurons pas comment se termine la guerre à Sains-Richaumont. Une nouvelle lacune dans les carnets nous amène au 12 octobre 1919, la vie a repris.
– 10 avril 20 : Tout est si cher ! Et, ne recevant pas de revenus, je me demande si je pourrai continuer à rester chez moi, où j’ai de gros frais ! Il est vrai qu’ailleurs tout est aussi cher ! Et où aller ???
[…]
Je termine ce cahier aussi tristement qu’il fût commencé au 1er janvier 1918 : quelle existence, ô mon Dieu ! Sauvez-moi du découragement qui me mine chaque jour davantage !!!
Denis Rolland
*Les carnets d’Eugénie Deruelle, Une civile en zone occupée durant la Grande Guerre, présentés par Guillaume Giguet, Amiens, Encrage, 2010, 655 p., index, illustrations.

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Barbusse, Henri (1873-1935)

Fils de journaliste, né à Asnières le 17 mai 1873, Henri Barbusse est bien connu comme l’auteur du best-seller Le Feu paru dès 1916. Jean Norton Cru a fait une sévère critique de ce livre qui se présente à la fois comme un roman et comme le « journal d’une escouade ». Il ne l’a pas placé dans la dernière catégorie de fiabilité, mais dans la quatrième sur six, disons un peu au-dessous de la moyenne. C’est que JNC ne supportait pas que l’on ajoute des effets littéraires au témoignage. Le Feu, prix Goncourt 1916, a une grande importance parmi les livres de guerre de par son tirage considérable ; beaucoup de poilus l’apprécièrent parce qu’il prenait le contre-pied du bourrage de crâne. Après la mort de l’auteur, en 1937, ont été publiées les lettres à sa femme, écrites de 1914 à 1917, que l’on peut donc considérer comme un témoignage direct, à la différence du roman.
Elles sont d’abord un témoignage sur la rédaction du roman, véritable obsession chez Barbusse, intellectuel fasciné par l’argot populaire. Il est tout joyeux d’employer dans ses lettres, et de traduire, quelques expressions comme « se taper la hotte (id est : manger) ». Il évoque la documentation écrite amassée pour le roman, « composée en grande partie d’expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume ». Ensuite il est question de corriger les épreuves, s’insurger contre les coupures, compter les tirages successifs, pister les comptes rendus et s’en prendre à ceux qui sont défavorables, dans la presse cléricale comme dans le « journal infect d’Hervé », chez les « brutes dangereuses » de L’Action française comme chez « l’ignoble Lavisse ». « Changeons de conversation », écrit Barbusse lui-même après qu’il ait développé son thème favori. Il est beaucoup question de colis : « Un paquet seulement tous les quatre jours = quatre-vingts francs par mois. Ça suffit, le reste est du superflu. » Pourtant, en dehors de la nourriture et d’un peu d’opium, que d’objets envoyés à un homme des tranchées ! Jusqu’à un « relève-moustaches » (5-4-15).
Barbusse a connu le danger à Crouy près de Soissons, au cours d’une « terrible semaine » de janvier 1915. Il était arrivé fin décembre 1914 ; le rude épisode prit fin à la mi-janvier ; il quitta les premières lignes au printemps. Il eut cependant le temps de faire les remarques habituelles du poilu : décrire le système des tranchées et l’ensevelissement des cadavres ; noter l’ivresse des soldats et les brimades imbéciles des chefs ; ironiser sur les « touristes des tranchées » et les décorations allant aux embusqués. Dès le 6 avril 1915, il écrit que les hommes en ont assez. En décembre, il fait allusion aux inondations suivies de fraternisations. Il stigmatise « Botrel-le-Crétin », Henry Bordeaux formaté pour entrer à l’Académie française, les revues de la Bonne Presse qui inondent les hôpitaux. « Comme tous ces gens ont une haine féroce, obstinée, invincible, du socialisme et de la libération des exploités ! » Car, la guerre étant « une chose dont on ne peut soupçonner l’horreur lorsqu’on ne l’a pas vue », « il faut que d’autres que nous n’aient pas à la refaire » (20-6-15). La seule solution serait la victoire du socialisme, seule doctrine politique « où il y ait, au point de vue international, je ne dis pas seulement une lueur d’humanité, mais une lueur de raison » (14-4-16).
RC
*Henri Barbusse, Lettres à sa femme 1914-1917, Paris, Buchet-Chastel, 2006, 375 p., préface de Frédéric Rousseau, chronologie de la vie de l’auteur et liste de ses œuvres (1ère édition Flammarion, 1937).

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Taurisson, Henri (1882-1953)

Né le 3 avril 1882 à Turenne (Corrèze), agriculteur à Saint-Sozy (Lot), marié, ayant deux fillettes, il part dès le premier jour avec le 7e RI de Cahors où il est cuisinier. Des extraits de sa correspondance conservée par sa famille ont été publiés en 2010 dans un recueil de témoignages lotois cité plus bas. Son hostilité à la « maudite guerre » est exprimée dès le 1er août, mais il pense que la victoire sera rapide. Le régiment subit de terribles pertes à Bertrix en août ; à la fin de l’année 14, il est en Champagne, puis en Argonne et à Verdun. Henri est grièvement blessé le 18 mars 1916 à La Harazée et ne revient pas sur le front, obtenant une pension d’invalidité relative.
« On voudrait que ça se termine au plus tôt », écrit-il le 17 novembre 1914, et trois jours plus tard : « J’en ai plein le dos. » En décembre, au cours de la prise d’une tranchée, il dit avoir été retenu par ses camarades au moment où il voulait « percer » des Allemands (« ces mauvais bandits ») qui se rendaient. « Heureuses les familles qui sont comme nous qui n’avons que des filles car j’aurais un gosse, je l’étoufferais aussitôt au monde », autre formulation excessive mais qui traduit bien les misères endurées. Le même jour, 2 janvier 1915, il ajoute : « Se voir mitrailler de cette façon, écoute, la civilisation est devenue une sauvagerie abominable. » Le 14 janvier, il n’hésite pas à écrire à sa femme que « les hommes ne veulent plus marcher » et il oppose leurs terribles souffrances à la « bonne vie » menée par les généraux loin des premières lignes. Certains soldats ont compris que « toutes ces attaques n’aboutiraient à grand-chose, qu’à faire écraser tous les braves qui montent à l’assaut », et ils se cachent dans les caves, tandis qu’on « change souvent de chefs, car si peu qu’on voit les galons ils sont sitôt descendus ». En février, il exprime l’espoir que la guerre sera terminée le mois suivant, mais le 3 mars, « tout patriotes que nous sommes », c’est le découragement général, et Henri demande une nouvelle photo de sa fille Laure car, écrit-il, « quand j’aurais l’idée très mauvaise, en la regardant ça pourrait m’éviter de faire beaucoup de choses », précaution contre le suicide que d’autres combattants ont également prises.
Au fil du temps, la critique se radicalise. Le 26 mars 1915, il s’en prend aux députés : « Au parlement il faudrait une vache au lieu de ces bandits qui roulent dans les théâtres, vont voir les poupées, et nous pauvres soldats faudra rester des mois, onze, peut-être davantage sans revoir ceux qu’on aime. » Et le 5 mai : « Tout ce qu’on a fait, des cimetières partout. Voilà, la guerre est la destruction de la basse classe ! » Tandis que « les Boches, ces cochons, à 3 km de leurs tranchées ils ont fait travailler, semer, tous les pays conquis », du côté français, « aucun officier nous dirait « Ne marchez pas sur la récolte », beaucoup ne savent même pas ce que c’est que le froment, et encore moins ce que c’est que la guerre ». « Si ceux-là qui au commencement voulaient la guerre connaissaient ce que c’est, ils arrêteraient tout de suite, mais ces messieurs ont des draps de lin et nous de la paille et des poux » (29-8-15). Le bourrage de crâne des journaux est durement condamné.
Henri donne des conseils à sa femme pour les travaux agricoles, mais il lui demande de ne pas trop en faire : « c’est pas la peine de se crever » (9-7-15). Sa correspondance fait place à quelques allusions sexuelles, retenues (« j’ai toujours peur que les enfants lisent les lettres »), mais réelles : « Et puis n’être pas sûr de revoir celle que l’on aime tant et qu’on voudrait serrer entre ses bras et puis autre chose encore que je ne dis pas mais que tu comprends. » Le jour de la foire de Saint-Sozy (12-2-16), Henri va plus loin. Il estime qu’il faut oublier toutes les misères, et peut-être les mésententes du passé et commencer « une deuxième vie », la guerre ayant finalement montré où se trouvait le bonheur : « nous Germaine et Henri partirons travailler un petit coin de notre bien et voilà notre vie sans oublier le petit jardin de la lande où on sèmera quelques carottes, choux et navets. »
Blessé grièvement, il reproche à sa femme de devenir « patriote », et estime que les Allemands « sont des hommes comme nous poussés à la mort ». Les souffrances du blessé à l’hôpital sont peu de choses, estime-t-il, « ici les balles ne viennent pas nous voir ni les obus, on peut endurer quelque chose ».
RC
*Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 : Les Poilus, collection des Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.

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