Lorette, Robert, et Fizaine, Fernand

Nous donnons ici ce compte rendu de roman par Raphaël Georges. Les auteurs du livre recensé ont voulu « témoigner » de cette façon de leur guerre.
Lorette (Robert) et Fizaine (Fernand), Frontière, Paris, Firmin-Didot, 1930, 210 p.
Robert Lorette semble originaire de la région de Château-Salins. Fernand Fizaine est quant à lui né le 25 juin 1900 à Moyeuvre et décédé à Paris le 29 avril 1966. Il est l’auteur de deux autres ouvrages plus tardifs . Les deux auteurs sont des amis d’enfance ; ils ont fréquenté le même collège à Metz avant d’être séparés par la guerre. Leur ouvrage est un roman à tendance autobiographique, un genre qui permet de s’arranger avec la réalité : « Si certains épisodes furent personnellement vécus, d’autres seulement observés, qu’importe ! », note une journaliste du Figaro, car leur ambition est de « tracer une synthèse de tous les combattants dans leur situation » . Ainsi, dans le roman, Robert Lorette devient Roland Lorquin, tandis que Fernand Fizaine prête ses traits au personnage de Firmin Margaine. Basé vraisemblablement sur leurs souvenirs de guerre, le récit contient peu de repères chronologiques. Pour les dialogues, l’écriture emprunte largement à la langue parlée et à l’argot.
Originaires de Château-Salins (Roland) et de Moyeuvre (Firmin), puis scolarisés ensemble au collège Saint-Clément de Metz, les deux personnages principaux ont grandi dans la partie traditionnellement francophone de la Lorraine annexée, où le souvenir de la France est encore largement entretenu dans les familles. Ainsi, en 1914 encore, Roland assiste avec son père au défilé militaire du 14 Juillet à Nancy. Ces deux jeunes Lorrains francophiles font donc le choix de la France dès le début des hostilités : après avoir assisté de loin à la défaite française de Morhange, Roland quitte sa famille en août 1914, à l’âge de 17 ans, décidé à rejoindre Nancy pour s’engager dans l’armée française. De son côté, Firmin tentera plus tard de mettre son plan de désertion à exécution, quelques jours avant son conseil de révision, mais devra l’abandonner au dernier moment et se résoudre à endosser « l’uniforme abhorré » allemand. Pour sa part, Roland se montre tout à la fois fier d’intégrer l’armée française idéalisée et impatient de monter au front pour en défendre les couleurs. Il n’a pas trop de mal à s’intégrer dans son régiment du Midi. Dès ses classes à la caserne de Toulouse, il tisse de forts liens d’amitié avec son camarade Brissac originaire de Haute-Garonne. Au front, il bénéficie de la sollicitude de ses camarades qui étouffent leur joie devant lui au moment de la distribution du courrier car, coupé de sa famille restée en Lorraine, soumise d’ailleurs à une surveillance étroite de la part des autorités allemandes depuis sa disparition suspecte, il est le seul à être privé de toute correspondance. Son baptême du feu, à proximité d’Arras, est très violent et lui occasionne d’emblée l’expérience de donner la mort. La dureté des combats, en particulier en 1916 dans le secteur de Verdun (bois d’Avocourt), ainsi que les rudes conditions de vie au front atténuent son enthousiasme initial et il attend bientôt les repos à l’arrière avec autant d’impatience que ses pairs. La dizaine de jours qu’il passe en permission à Marseille constitue un moment de répit particulièrement apprécié, loin des images de la guerre. Au cours d’une âpre bataille, se trouvant seul dans un trou d’obus avec un de ses proches camarades touché mortellement, il éprouve un bouleversement total lorsqu’il entend des soldats parler le patois lorrain dans la tranchée adverse. Il se produit un véritable choc identitaire : « Il pensa soudain qu’il se battait non seulement contre des ennemis, mais aussi contre des amis et peut-être même contre des frères » (p.111). Cette idée qui l’obsède le rend désormais incapable de participer activement au combat : « Dans le doute, je ne tuerai plus ». Puis une nouvelle lui parvient et renforce son trouble : il apprend que son père, volontaire dans la Croix-Rouge, a été arrêté par une patrouille française et qu’il est depuis détenu comme espion à Tours. Roland parvient à le faire libérer, grâce à l’intervention de son capitaine, mais n’en est pas moins éprouvé : cette armée, pour laquelle il était prêt à sacrifier sa vie, a emprisonné son père comme un traître. Enfin, un dernier évènement achève de le pousser dans un accès de fureur, quand il se voit traiter de « boche » par un adjudant. Complètement bouleversé par ces épreuves, il obtient de son colonel de quitter le front pour rejoindre l’Algérie, une alternative réservée aux Alsaciens-Lorrains. Il prend donc le large avec soulagement, et rejoint la caserne d’Orléans à Alger. Il y profite de meilleures conditions de vie, mais demande bientôt à pouvoir rejoindre son régiment à l’automne 1918, pour éviter de participer aux combats dans le sud-tunisien : « J’aime encore mieux crever en France ». Ainsi, il retrouve dans la joie Brissac et ses anciens camarades le 9 novembre 1918 à Pont-à-Mousson.
Le parcours militaire de Firmin est moins bien renseigné. Mobilisé plus tard, les premiers chapitres qui lui sont consacrés permettent d’entrevoir les conditions de vie des civils en Lorraine, soumis à la dictature militaire imposée dans toute l’Alsace-Lorraine. En 1916, après sa tentative avortée pour éviter l’enrôlement dans l’armée allemande en passant en Suisse, il est mobilisé dans la 2e compagnie du IXe régiment d’infanterie basé en Prusse orientale. Il vit mal sa période d’instruction, dénonçant la grossièreté et la brutalité de ses camarades et des gradés. Les Lorrains font l’objet de nombreuses tracasseries, notamment quand on les surprend à converser en français. Firmin est un jour pris à partie par plusieurs Allemands bien décidés à le passer à tabac, et ne doit son salut qu’à l’intervention de son camarade lorrain Petitmangin, lamineur dans le civil et doté d’une force incomparable. Dans une bagarre majestueuse, les deux arrivent finalement à bout des assaillants. Peu de temps après cependant, ils sont envoyés sur le front russe. Là, les auteurs brossent un tableau très noir de la situation, teinté d’une critique du militarisme prussien : « serfs des temps modernes », les soldats « ne sont rien, rien que du matériel humain (…) : Menschenmaterial ! » Ils sont soumis à des conditions de vie très difficiles (froid, faim, vermine) et une grande lassitude les gagne. Par ailleurs, Firmin ne se remet pas d’avoir asséné un coup de poignard mortel au soldat russe qui venait de tuer Petimangin, au moment même où les deux amis avaient prévu de se rendre aux Russes. Pour ce qui est pris comme un acte de bravoure, il est décoré de la Croix de fer, un insigne honteux pour lui et qu’il cache à sa famille (son père a été emprisonné pour ses sympathies à l’égard de la France). De retour sur le front français en avril 1918, il n’attend plus que la mort pour se sentir libéré de ses tourments ; c’est finalement une blessure par éclat d’obus qui le conduit à l’hôpital pour le restant de la guerre. Lorsqu’il retrouve sa caserne, celle-ci est en proie aux troubles révolutionnaires qui agitent toute l’Allemagne. Il en profite pour décrocher une fausse permission ainsi qu’un titre de transport qui lui permettent de rentrer à Moyeuvre vers le début du mois de novembre 1918. Il peut alors participer aux préparatifs pour l’arrivée des troupes françaises. Le 19 novembre, en assistant au défilé des Poilus à Metz, il reconnaît dans leurs rangs son ancien ami Roland. Les retrouvailles sont chaleureuses et offrent l’occasion à ce dernier, pourtant auréolé du prestige de l’armée française victorieuse, de dire son dégoût de la guerre et de conclure : « Notre cœur, à nous autres de la frontière, est trop grand pour une, et trop petit pour deux patries… ».
Bien que publié sous la forme d’un roman, ce qui empêche d’en démêler le vrai du faux, ce témoignage n’en est pas moins intéressant car il s’inscrit dans la courte liste de la littérature de guerre dédiée aux Alsaciens-Lorrains. A ce titre, ce roman, adapté ensuite en pièce de théâtre, participe à la construction et à la fixation dans la mémoire collective de la figure du soldat alsacien-lorrain de la Grande Guerre : un homme résolument francophile, contraint d’endosser à contrecœur l’uniforme allemand. Longtemps admise, correspondant à l’image véhiculée en France des habitants des provinces recouvrées, cette figure réductrice est aujourd’hui à nuancer. Dans cet ouvrage, les auteurs expriment leurs sentiments pro-français au moment de la guerre en les projetant sur les deux personnages principaux. Les rares allusions aux Alsaciens confortent leur idée (par exemple p.140 : « Dans un autre régiment de la garnison, des Alsaciens avaient tué à coups d’escabeau un sous-officier qui s’était montré particulièrement odieux. »). Celle-ci est en outre renforcée par la vision manichéenne opposant une armée française valorisée à une armée allemande accusée de tous les maux. Or, si l’attachement à la France perdure dans certaines familles d’Alsace-Lorraine depuis l’Annexion de 1871, les soldats alsaciens-lorrains faisant acte de rébellion ou de désertion n’en sont pas moins minoritaires. En réalité, si l’on peut admettre la véracité des sentiments des auteurs, et du coup leur description partiale des évènements, c’est en partie lié à leur origine, puisqu’ils sont tous deux nés dans la marge occidentale traditionnellement francophone de la Lorraine annexée. Cette précision, qui n’apparaît à aucun moment dans le récit, explique à elle seule qu’il ne soit pas possible de généraliser leur identité propre au reste de la population de l’Alsace-Lorraine.
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Gilbert, Abel (1881-1972)

L’auteur
Abel Gilbert est forgeron maréchal à Épieds-en-Beauce (Loiret). Il a un fils de deux ans et sa femme, Désirée Frémond (voir ce nom), est enceinte. Il est rappelé le 31 juillet 1914 comme maréchal-ferrant chargé de l’entretien des 225 chevaux de la 2e colonne légère du 3e régiment d’artillerie lourde attelée. Il entre « en pays ennemi » (Lorraine) dès le 17 août puis participe à la retraite sur Nancy. Pendant quatre ans il parcourt la frontière, de l’Yser à la Franche-Comté, sa voiture-forge est présente au Grand Couronné, à Notre-Dame de Lorette, à Furnes, au Vieil Armand, à Verdun, au Chemin des Dames, dans la Somme, deux fois en Champagne, etc. Il ne connaît qu’une interruption de 6 mois en 1916 lorsque son régiment retourne au dépôt de Valence le temps de remplacer tous ses canons mis hors d’usage à Verdun. À la suite des différents remaniements de l’artillerie lourde, Abel Gilbert appartient successivement au 114e RAL puis au 314e.
Il rentre chez lui en février 1919, auprès de sa femme qui a géré la boutique en son absence et des deux autres enfants nés pendant le conflit. Il reprend sa place à la forge et à l’atelier de mécanique agricole et reste, jusqu’à sa mort en 1972, une figure respectée du village qui a donné son nom à une de ses rues.

Le témoignage
Durant sa campagne Abel Gilbert a tenu un carnet de route assez succinct et qui nous est parvenu incomplet : il y manque les six derniers mois de 1916, les six derniers mois de 1917 et toute l’année 1918. Le carnet est parfois perdu, réécrit, retrouvé, continué. On s’aperçoit que les dates ne sont pas toujours très fiables. L’écriture et le style sont aisés, incluant quelques mots du parler beauceron, d’une bonne orthographe sauf lorsque l’écriture reflète la prononciation locale.
Abel a aussi écrit tous les deux jours à sa femme, de juillet 1914 à février 1919 : cette abondante correspondance nous est parvenue en entier.
Le carnet de route a été édité par Françoise Moyen, sa petite-fille. Le texte intégral est suivi d’une lecture par thèmes qui regroupe les différents aspects de la vie d’un maréchal à l’armée. La correspondance est en cours d’édition. [Il s’agit d’une édition de type familial ; la transcription des documents sera déposée aux Archives du Loiret. En attendant, on peut consulter fran.moyen@orange.fr.]

Analyse
Dans son carnet de route Abel Gilbert note les déplacements incessants, parfois dramatiques, de sa section, l’inconfort des cantonnements et les difficultés permanentes pour se procurer le charbon et le fer, matières premières indispensables à son activité et dont l’armée n’assure pas l’approvisionnement. La première année il est « abonnataire » c’est-à-dire libre de gérer forfaitairement l’entretien des chevaux dont il a la charge. Il y gagne un peu d’argent … il en a honte … il partage avec ses équipiers. Les années suivantes la plupart des maréchaux, comme lui, dénoncent les nouvelles conditions de l’abonnement et restent maréchaux sans contrat.
Abel est un esprit curieux. Entre le travail harassant, parfois jusqu’à 2 heures du matin, et les livraisons de munitions aux batteries, dont les maréchaux ne sont pas dispensés (certains y trouveront la mort) Abel prend le temps de visiter et décrire les églises, les monuments, les statues. Il s’enquiert de l’économie des régions traversées et, très pragmatique, il s’essaie à l’extraction du charbon au fond de la mine, à la conduite des « charrues à vapeur » dans les grandes exploitations de la Brie et fait même quelques rangs de tissage dans une usine des Vosges !
Son patriotisme est à toute épreuve et sa foi catholique, bien que discrète, très ferme. Son rôle de maréchal le tient quelques kilomètres en arrière de la ligne de feu, aussi n’y a-t-il aucune description de combat dans ce carnet de route mais toujours le fracas de la canonnade qui, de nuit, n’est pas sans beauté. Pourtant dans le duel qui oppose les deux artilleries, le danger est toujours présent et il a échappé plusieurs fois à la mort.
Dans ses lettres il ne fait pas allusion à ces dangers, mais se montre rassurant en insistant sur le peu de morts dans l’artillerie lourde. Il parle peu de la vie au cantonnement mais davantage des camarades et connaissances qu’il rencontre, des visites qu’il fait. Par de nombreuses recommandations à sa femme, il s’efforce surtout de diriger à distance le fonctionnement de sa boutique d’Épieds-en-Beauce : le vieux père d’Abel a repris le marteau, aidé par un jeune à peine sorti d’apprentissage et qui sera d’ailleurs mobilisé en 1917.
Françoise Moyen

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Leclabart, Louis (1876-1929)

À la recherche des traces rupestres réalisées par les combattants de 14-18 dans les carrières souterraines de l’Aisne et de l’Oise, Thierry Hardier s’interrogea sur la signature d’une des œuvres majeures, une représentation de Jeanne d’Arc de 2 m sur 1,20 : « Louis Leclabart 1916 – Souvenir du 12e RIT ». Il découvrit que le même sculpteur avait laissé quatre importantes traces rupestres dans cette même carrière du Chauffour, qu’il avait également signé des monuments aux morts, et que ses descendants possédaient encore de nombreux dessins et autres œuvres. Au final, avec son collègue d’arts plastiques Benoît Drouart et les élèves du collège Paul Eluard de Noyon, il pouvait publier un beau livre illustré de 96 reproductions : Louis Leclabart, Un artiste picard dans la Grande Guerre, Cap Région éditions, 2010, 164 p.
Louis Leclabart est né à Péronne (Somme) le 26 juillet 1876, aîné de huit enfants. Ses talents reconnus, il a pu étudier à l’école des Beaux-Arts d’Amiens dirigée par Léon Delambre. Marié en 1898, il a deux fils. Il travaille dans l’atelier d’Albert Roze, puis en association avec Paul Beaugrand, et il commence à se faire connaître avant la guerre. Du fait de son âge, il est mobilisé dans la territoriale (12e RIT), mais l’avance allemande est telle que le régiment doit être engagé dans de très durs combats entre septembre et novembre 1914, pour la défense d’Amiens et pour la course à la mer. Par la suite, dans la plaine de Flandre, en Belgique, le régiment territorial tient des tranchées de première ligne ou est utilisé à des travaux de terrassement. Louis, nommé caporal, exerce les fonctions de brancardier. C’est entre le 20 juin et le 11 septembre 1916 qu’il a travaillé au Chauffour. Le 10 mars 1918, il passe à l’escadrille SAL1 comme dessinateur de plans directeurs à partir de photos aériennes (et il illustre son carnet personnel de dessins d’avions et de scènes aéronautiques).
Sur son carnet de croquis, équivalent d’un carnet de voyage, il fait 145 dessins à la mine de plomb : portraits, tranchées, armes, cimetières français et allemands, en remarquant une scène particulière représentant un soldat assis, penché, lisant une lettre, intitulée « Le cafard ». Il n’a pas dessiné pendant les périodes de combat et n’a pas représenté les horreurs de la guerre. La pierre calcaire du Noyonnais se prêtait bien à la sculpture. La Jeanne d’Arc de la carrière du Chauffour, à forte valeur symbolique, est placée en hauteur, à l’angle du poste de commandement, à 250 m de la 1ère ligne. À proximité, il a également réalisé un sphinx de 2 m de haut, rappel de son intérêt pour l’art égyptien. Parmi les autres œuvres sculptées, on peut retenir cette « pleureuse » placée par Leclabart sur la tombe de trois militaires français enterrés et honorés par les Allemands (à Trosly-Loire, Aisne). Démobilisé le 6 janvier 1919, il sculpta encore le décor de huit monuments aux morts dans la Somme (dont celui d’Abbeville), avec une tendance à représenter des soldats se dégageant de la masse de pierre. Thierry Hardier a remarqué les détails réalistes montrant que l’auteur était un vrai poilu : « La jugulaire du casque Adrian n’est pas fixée sous le menton mais passe au-dessus de la visière ; les pointes du col de la capote ont tendance à se redresser légèrement sous l’effet d’un usage prolongé ; et les parties en cuir des cartouchières, au niveau de leur fermeture, se déforment un peu à force d’être exposées aux intempéries. »
Rémy Cazals

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Vincent, César (1894-1917)

Ni le parcours militaire, ni les thèmes abordés dans la correspondance de ce jeune de la classe 14, né à Crupies (Drôme) le 12 avril 1894 dans une famille paysanne, ne sont d’une grande originalité. En 1914, il fait ses classes à Briançon et au camp de La Valbonne. Il part au 140e RI dans la Somme en décembre 14 ; en juin 15, il passe mitrailleur au 75e RI ; c’est ensuite la Champagne et l’offensive du 25 septembre ; malade, il est évacué en décembre ; de mai à septembre 16, Verdun, puis le secteur de Reims jusqu’en janvier 17 ; permission et maladie au pays natal, retour au front dans l’Aisne en mars, mais il ne participe pas directement à l’offensive Nivelle ; en juin, il décrit un mouvement d’indiscipline au 75e dans une creute ; en octobre, c’est l’attaque de la Malmaison où il est gravement blessé ; transporté à Soissons, il meurt à l’ambulance 5/52 le 26 octobre 1917.
Cultivateur, César s’intéresse aux travaux de l’exploitation familiale et regrette de ne pas être là pour prendre sa part (sa mère étant veuve) ; il est curieux de voir comment la terre est cultivée dans les régions qu’il traverse. Il souffre de l’éloignement et a convenu d’un code avec sa grande sœur pour indiquer où il se trouve. Il ne s’autocensure pas dans ses lettres à la famille et décrit les conditions abominables du front et les dangers presque permanents. Sorti de l’hôpital en avril 1916 et destiné à remonter, il s’écrie : « Retourner à cette boucherie ! Repartir ! repartir au front ! Après 17 mois de campagne, repartir, il me semble que je ne pourrais pas. » Et, plus nettement encore, en mars 1917 : « S’il faut y aller, nous irons ! mais je voudrais pouvoir renier la République, la France et tous ceux qui nous gouvernent ! si mal ! et si honteusement ! » Les lettres maternelles essaient de le consoler, l’encouragent à la résignation ; les colis venant du « pays » constituent de brèves éclaircies.
L’originalité se trouve dans la constitution et la conservation d’un corpus qui rappelle celui de la famille Papillon (voir ce nom) : 1295 lettres ou cartes postales, la plupart de César à sa famille, mais aussi une grande partie des lettres reçues par le soldat, venant de sa mère et de ses sœurs, de ses amis et amies, de ses marraines de guerre, missives qu’il a renvoyées ou apportées chez lui lors des permissions. Grâce à elles, on peut reconstituer le réseau de relations amicales ou amoureuses du soldat et de ses proches, avec ses confidences, ses secrets, ses brèves fâcheries. La correspondance est restée plus de 90 ans dans un coffre en bois au grenier de la maison familiale. Certaines lettres ont disparu au fil du temps pour différentes raisons parmi lesquelles on retiendra la récupération des siennes propres par une jeune fille. Ce riche corpus est actuellement étudié dans le cadre d’une thèse de doctorat de l’université de Nimègue (Pays-Bas) par Mies Haage, sous la direction du professeur Peter Rietbergen.
Rémy Cazals

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Le Breton, Arsène (1896-1995)

Arsène Le Breton, Campagne de 1914-1918, mon carnet de route, Rennes, Ennoïa, 2004, 135 p.

1 – L’auteur.
Né le 21 juin 1896, à Plumaugat (Côtes-du-Nord), Arsène Le Breton fit des études secondaires solides. Il s’engagea dès la fin 1914 pour 4 années, au 7e Régiment d’Artillerie de Campagne de Rennes. Le 9 mai 1915, son frère, Pierre, est tué pendant la bataille d’Artois. Arsène demande alors à partir au front. Il fera une partie de sa campagne dans une unité d’artillerie de tranchée (101e batterie au 13e RAC) avant de la terminer dans l’artillerie lourde. Revenu de la guerre, il hésitera à devenir prêtre mais il choisira finalement d’être cadre dans les banques puis entrera aux Ponts-et-Chaussées. En retraite en 1961, il décèdera le 17 janvier 1995.

2 – Le témoignage.
Il semble bien qu’Arsène Le Breton ait tenu un petit carnet de guerre. C’est à partir des notes de celui-ci qu’il rédige un vrai journal. D’abord dans l’artillerie de tranchée, donc aussi exposé que les fantassins, il rejoint son unité dans la Somme (avant et pendant la bataille) et la suit sur les fronts de Champagne (début 1917), du Chemin des Dames (avril 1917) et de Verdun (mi-1917). Évacué (lésion au poumon) le 5 août 1917, il retourne au front en mars 1918, au sein du 142e régiment d’artillerie lourde coloniale (secteur sud de la Somme). De nouveau évacué, cette fois pour grippe, il reviendra en ligne en octobre 1918.

3 – Analyse.
Nous ne savons ce qui motiva Arsène Le Breton à mettre au net et à compléter et enrichir ses notes de guerre ; peut-être laisser à sa fille unique et à ses descendants trace de sa guerre dont, comme la plupart des survivants, il avait du mal à vraiment parler. Le résultat est un petit livre aéré, facile à lire, au style simple et sans emphase. Arsène Le Breton n’a pas cherché à faire œuvre littéraire. Il n’envisageait certainement pas une publication. Les illustrations sont sobres, comme les notes de fin de chapitre. L’auteur narre de façon très chronologique ; il décrit, ne juge pas, ne fait pas de commentaires. Point de forfanterie, point de mise en avant, comme tant d’autres témoins. C’est vraiment un récit où les états d’âme du soldat n’apparaissent pas. Ainsi, il croise une cinquantaine de prisonniers de guerre allemands lors d’une permission à Plumaugat. Il le note, indique qu’ils jouent de l’accordéon et chantent dans leur cantonnement mais ne dit rien de ses attitudes personnelles à l’égard de l’ennemi (p. 55). Page 62, il évoque, sans plus de détails (si ce n’est un extrait de la Chanson de Craonne), les remous dans l’armée française après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917. Page 121, libéré, il écrit succinctement : « Cette fois, c’est fini … J’ai 23 ans … Je suis libre … Seul dans un coin du wagon, je fais de beaux rêves d’avenir. » Toujours cette sobriété de propos qui est la marque de cet honnête petit livre de souvenirs.
René Richard

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Thiesset, Henriette (1902- )

Nous avons reçu cette notice, de notre collègue professeur d’histoire Nathalie Jung-Baudoux :

Henriette Thiesset est née en 1902 dans la ville de Ham (80). Elle vit avec sa mère, Blanche, chez ses grands-parents, Henri Ficheux, chef de gare de la ville et son épouse Elvire. En août 1914, la ville est envahie par les troupes allemandes. Il est trop tard pour fuir. La famille s’installe dans une maison de Saint-Sulpice et commence alors le temps de l’occupation et des privations. Il faut loger les troupes, les nourrir et être à tout moment à leur service. La jeune Henriette décide de tenir un journal dès le début de l’occupation. Elle y raconte les humiliations subies, les événements quotidiens touchant le quartier et les environs. Si au début de la guerre Henriette s’inspire des pensées des adultes, traduisant leurs angoisses et le nouveau rythme de vie, elle se forge rapidement sa propre vision du monde qui l’entoure. Attentive aux souffrances des autres, elle décrit les soldats français, russes, anglais, ainsi que les manières de l’occupant, les doutes de certains soldats alsaciens, polonais et mosellans. Elle retranscrit le témoignage d’habitants envoyés au camp d’Erfurt :

« A Erfurt, les autorités ignoraient leur arrivée, on leur fit subir un interrogatoire pour leur faire avouer qu’ils étaient des francs-tireurs. Comme rien n’était prêt pour les recevoir, on les mit coucher sous la tente en attendant mieux. Un jour, on les fit tous ranger pour enlever les boutons de cuivre, un autre jour pour les porte-monnaie, mais pendant la fouille des premiers les autres avaient fait disparaître les leurs.
Un peu plus tard, on les mit dans des baraquements, nouvellement construits, et pendant quatre mois ils couchèrent sur la même paille, qu’on remplaça enfin par de mauvaises paillasses.
Ils étaient 16 000 dans le camp, des soldats français, des Russes, des civils. Les Russes malpropres introduisirent la vermine dans le camp, il fallut les mettre à part et vacciner tout le monde contre le typhus. La cuisine, organisée par un bufetier de la gare [sic], touchait 14 sous par jour pour nourrir chaque homme, et ne leur en donnait pas la moitié. La France heureusement envoye [sic] du pain, mais quelquefois les Allemands pillent le convoi.
Les Français ont pris plusieurs fois la défense des Russes trop maltraités. Un jour, un Russe éloigné à cause du typhus étant sorti pour ramasser une croûte de pain, un factionnaire l’attacha à un poteau pour le fouetter, mais les Français ramassèrent des pierres pour jeter au factionnaire. Craignant une révolte, les Allemands supprimèrent les punitions aux Russes.
On circule dans le camp, on y joue, les jeunes organisent des concerts. Dans l’intérieur du camp on vend du thé, du café et une rebutante charcuterie qui vaut très cher. Quelquefois, des enfants acceptent de l’argent pour faire les commissions des prisonniers, mais il arrive qu’ils gardent l’argent pour eux.
Tous les jours, quelques prisonniers vont en corvée en dehors de la ville.
Les colis arrivent aussi facilement que l’argent, surtout, ceux qui viennent de la France non envahie, quelquefois un journal s’y trouve glissé, comme pour emballer quelque chose. Au début, les Allemands avaient voulu donner l’argent à mesure, 30 marks à la fois, mais toujours on disait que le surplus avait été emprunté à un camarade, et le moyen ne réussit pas.
Un Alsacien, pris dans les armées françaises, a été fusillé parce que ses parents lui ont écrit sous son véritable nom.
Lorsque les prisonniers revinrent, ils crurent d’abord aller en France, mais passèrent par les Ardennes et apprirent alors qu’on les dirigeait sur Saint-Quentin. Après quelques formalités, on les rendit à leurs familles joyeusement étonnées.
Le pauvre M. Jaëck qui nous a raconté cela, n’a sans doute pas tout dit, car il craint que son fils soit prisonnier, il ne veut pas effrayer sa famille. »

Henriette Thiesset mentionne aussi les conséquences des mesures municipales sous la pression des Allemands. Proche du front et pourtant loin des sources d’information, son récit montre la pesanteur de l’attente, les espoirs de paix déçus, les craintes d’un lendemain incertain.
Lorsque la ville est libérée, que le Président Poincaré vient à Ham, tous pensent être au bout du chemin et un avenir est envisageable. Henriette cherche à se remettre à niveau et à devenir institutrice. Elle réussit le concours d’entrée et part étudier à Amiens. L’offensive allemande reprend. Tous les Hamois reçoivent l’ordre d’évacuer. Commence alors l’exil pour une partie de la famille, la grand-mère ayant refusé de quitter la ville. Henriette raconte alors la difficile recherche d’un logement sur Rouen, l’aide des populations et des religieux. Puis vient enfin le retour dans un pays dévasté suite à la pratique destructrice des Allemands lors de leur repli. Henriette recueille le récit de sa grand-mère qui a subi de terribles privations et a été évacuée en Belgique. Son grand-père Henri, épuisé par tant d’efforts, est atteint de la grippe espagnole et meurt le 22 février 1919. La ville de Ham est dévastée. Henriette, sa mère et sa grand-mère s’installent dans un petit bâtiment encore debout au fond du jardin. Tout est à rebâtir.
Nathalie Jung-Baudoux
*Journal de guerre d’Henriette Thiesset, 1914-1920, annoté par Nathalie Jung-Baudoux, Encrage Edition, 2012, 304 p. L’ouvrage comporte un index, les poésies de guerre d’Henriette Thiesset, d’autres témoignages et extraits de journaux de guerre (Docteur Dodeuil, M. Cagnon puis Mme Laurence Rousseau sur la ville de Roye), de nombreux documents d’archives sur Ham et sur quelques familles des environs.

Complément :

Les quatre cahiers manuscrits constituant le témoignage de Henriette
Thiesset font partie du fonds « La Guerre dans le ressort de l’Académie
de Lille » et sont conservés à la BDIC sous la cote F D 1126/07/C.695
On peut les visionner sur le site web de la BDIC dans la rubrique
« L’Argonnaute » en recherchant « Thiesset » ou alors par le lien suivant
(http://argonnaute.u-paris10.fr/ark:/14707/a011435678431tBxzgs)

Aldo Battaglia
Responsable des collections de peintures et dessins
Musée d’histoire contemporaine – BDIC
Hôtel national des Invalides
75007 Paris

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Molinet, Louis (1883-1979)

Louis Molinet naît de parents alsaciens le 31 octobre 1883 à Wengelsbach, une annexe de Niedersteinbach, en Alsace du Nord. A la fin de sa scolarité, il est employé à la carrière de Pirmasens (Palatinat), puis aux aciéries de Rombas et de Hayange (Moselle), et enfin comme charbonnier. D’octobre 1905 à septembre 1907, il effectue son service militaire au 9e régiment d’infanterie rhénan à Diez-an-der-Lahn. En novembre 1909, il épouse Madeleine Spill ; le couple s’installe à Lembach. De leur union naissent quatre enfants, dont trois avant 1914. Au début de la guerre, il est mobilisé dans le 60e régiment d’infanterie de réserve et participe aux combats sur le front de Lorraine. Il passe près d’une année, entre juillet 1915 et juin 1916 dans le secteur d’Avricourt-Amenoncourt. De juillet à novembre 1916, il alterne les séjours à l’hôpital pour soins dentaires et les permissions pour travaux agricoles et forestiers. Cette période à l’arrière prend fin le 22 novembre, jour de son départ pour le front oriental (en Volhynie, Galicie et Bucovine). A la mi-mai 1917, l’ensemble de son régiment retourne sur le front ouest, à l’exception des Alsaciens-Lorrains. Transféré dans un autre régiment, Molinet est alors formé au tir de mortier, poste auquel il est désormais affecté. Il passe l’été 1917 entre le front et l’arrière. En septembre, son régiment rejoint le front balte, et il y participe notamment à la conquête des îles estoniennes. Il est décoré de la Croix de fer 2e classe le 20 novembre 1917. Suite à une hospitalisation au début de janvier 1918, il est muté dans un bataillon de réserve et demeure dès lors à l’arrière. Il obtient deux permissions d’un mois en juin (suite au décès de son frère Alfred au front), et en septembre. Le 9 novembre, il adhère au comité de soldats de son régiment. Il est ensuite démobilisé le 16 janvier 1919. De retour, il est employé comme mineur aux puits de pétrole de Pechelbronn, où il travaille jusqu’à sa retraite en 1939. Le 1er septembre 1939, comme tous les habitants de Lembach, la famille Molinet est évacuée à Droux en Haute-Vienne. A leur retour, l’Alsace est à nouveau allemande, mais cette fois sous le régime nazi. Leur maison est détruite par un obus américain en décembre 1944 et n’est reconstruite qu’en 1955 grâce aux dommages de guerre. Louis Molinet décède en septembre 1979 à l’âge de 96 ans. Tout au long de sa vie, son expérience de la Grande Guerre demeura un souvenir fort, qu’il se plaisait à raconter (selon le témoignage de son petit-fils Jean-Claude Fischer, que nous remercions pour ses nombreuses précisions).
Publié sous une forme traduite (« Le carnet de Louis Molinet. Un habitant de Lembach raconte sa guerre de 14-18 », in l’Outre-Forêt, n°109, 2000, p.21-36), ce journal de guerre est à l’origine rédigé par Louis Molinet au fur et à mesure des évènements, au crayon et en allemand, sa langue maternelle, dans un petit carnet de poche. Celui-ci contient en outre un certain nombre d’informations usuelles : des listes d’adresses (les siennes, successives, ainsi que celles d’amis, camarades ou parents), des listes de courriers ou colis reçus, les dates auxquelles il a communié, la signification des signaux lumineux, les dates et le montant versé aux emprunts de guerre, ainsi qu’une liste de mots courants français traduits et transcrits phonétiquement. L’ensemble s’apparente donc à un carnet de route recueillant les informations que l’auteur a jugé utile de conserver auprès de lui. Dans ce carnet, le récit ne commence qu’en juin 1915, sans aucune référence aux mois précédents, ce qui laisse supposer qu’un premier carnet contenant les mois d’août 1914 à juin 1915 a dû être perdu.
Louis Molinet y livre un récit chronologique très détaillé de ses mouvements, stipulant consciencieusement les dates, horaires et lieux de destination. Il s’agit souvent de l’essentiel de l’information relatée. Il ne s’attarde pas sur certaines périodes comme ses séjours à l’hôpital ou ses permissions, ni sur l’année 1918 passée essentiellement à l’arrière. Les descriptions des évènements vécus ne tiennent souvent qu’en quelques mots, jugés sans doute suffisamment évocateurs pour pouvoir lui rappeler les faits le moment venu. C’est le cas pour les moments de la vie quotidienne comme pour les combats successifs. Certaines batailles, notamment celle où il échappa de peu à la mort, et certains évènements exceptionnels sont un peu mieux renseignés, comme les tentatives de fraternisations russes en avril 1917 ou la désertion de deux soldats français le 9 mai 1916 : « vidant une grenade à main, ils y ont mis un billet signé avertissant de leur venue dans la soirée (…) ils sont arrivés comme prévu » (p.26). Quand il revient plus longuement sur des épisodes, il garde un certain détachement : il décrit ainsi, sans émotion, comme trop habitué à ce genre de spectacle, les derniers moments d’un camarade alsacien mourant, qui en plus est en parenté avec sa femme : « Jambes et entrailles arrachées, il ne mesurait plus que 80 cm, mais vivait encore (…) puis il a rendu l’âme » (p.29). Ses impressions personnelles, plutôt rares, sont aussi succinctes. Elles portent cependant autant sur les horreurs (le 8 octobre 1915 : « c’est terrible à voir (…) C’est en fait la journée la plus terrible que j’aie vécu jusque-là »), les difficultés (liées au froid et à la neige par exemple : « je n’ai jamais vu ça de ma vie », p.29), que sur les moments plus agréables (le 14 mai 1917, après un repas copieux et une séance de cinéma, représente sa « plus belle journée en Russie »). De la même manière, il nous laisse entrevoir ses préoccupations de soldat, qu’il s’agisse de sauver sa peau et de survivre aux épreuves de la guerre (la religion tient une place importante à cet égard), de la nourriture qui manque parfois cruellement, notamment sur le front oriental (« nous souffrons beaucoup de la faim », p.30), ou de l’attente impatiente du courrier et des colis de sa famille.
Contrairement à certains témoignages d’Alsaciens ou de Lorrains, le carnet de Louis Molinet ne contient aucune considération politique, ni formes de critiques à l’égard du militarisme allemand. Certes, il peut exister une forme d’autocensure, l’auteur pouvant être soucieux de ne rien écrire qui puisse se retourner contre lui dans le cas où le carnet se perde. Il ne fait par exemple aucun commentaire lorsque tout son régiment, à l’exception des Alsaciens-Lorrains, retourne sur le front occidental. Cependant, il semble qu’il ne remette pas en cause son service dans l’armée allemande et qu’il effectue sa tâche avec un certain sens du devoir. Peut-être est-ce lié à la transmission de valeurs militaires par un père qui connut le service de 6 ans et la guerre de Crimée dans l’armée de Napoléon III. En tout cas, tandis que Louis est décoré de la Croix de fer en novembre 1917, son frère Pierre est élevé au rang de caporal. Par ailleurs, Louis évoque avec déférence ses généraux (« Son Excellence le général en chef Falkenhausen », p.22 ; « son Excellence le lieutenant général Von Estorff », p.30), et quand son camarade alsacien décède au front, c’est en « donnant ainsi sa vie pour la patrie » (p.29). Loyal pour le régime impérial, il ne semble pas pour autant vouer de haine particulière à l’égard des Français. Ceux-ci sont simplement les adversaires d’en face, contre qui « nous déployons (…) nos mitrailleuses devant les barbelés et vengeons nos camarades qui viennent de tomber » (p.22). Cela ne l’empêche pas de noter plus loin : « nos fusils crachent le plomb sur ces pauvres Français (…) Les pauvres camarades Français tombent comme fauchés ». Dans cette guerre qui divise les hommes en deux camps, Molinet reste à la place qui lui est attribuée, et projette ses espoirs sur les moments préservés du danger du front : il apprécie ainsi la période de formation au tir de mortier « car là nous sommes en paix, bien tranquilles à l’arrière du front » (p.30). De même, il n’hésite pas à contrevenir au règlement quand il s’agit de rejoindre se femme lors de cantonnement à Sarrebourg (p.25).
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Boursicaud, Aimé (1892-1958)

1. Le témoin

Aimé Boursicaud, photo d’atelier, 1915

Jean-Louis Aimé Boursicaud est né à Ambazac (Haute-Vienne) le 8 septembre 1892 d’une famille nombreuse – il a quatre frères et plusieurs sœurs – et campagnarde. Son père, Jean-Baptiste, est fermier et instituteur au lieu-dit Le Coudier, sur les contreforts des monts d’Ambazac, dans le Limousin. Sa mère, Marie Boulestin, est paysanne. Sa fiche matricule indique qu’il sait lire et écrire et il est appelé au service militaire le 10 octobre 1913, qu’il effectue au 103ème R.I. de Saint-Germain-en-Laye, le régiment avec lequel il part au combat en août 1914. Démobilisé le 30 août 1919, il revient en Limousin et se marie en septembre 1921. Revenu profondément pacifiste et antimilitariste d’une guerre qu’il jugera à un moment prolétarienne (page 129), il ne l’évoquera plus après son retour, possiblement car il l’a fixée en grande partie sur le papier. Sa compagne lui donnera neuf enfants. Le couple exploite d’abord une ferme de 50 hectares en Charente, ouvre un garage puis une auberge de jeunesse à Pyla-sur-Mer. Pendant l’autre guerre, la famille s’installe à Paris où Aimé trouve un poste d’ajusteur chez Citroën. Son acte d’état-civil ne mentionnant ni mariage, ni décès, il semble qu’il soit mort en mai 1958.

2. Le témoignage

Boursicaud, Aimé, Larmes de guerre. Ecrit de 14-18. Brinon-sur-Sauldre, Grandvaux, 2011, 223 pages. Voir aussi Mes jours de guerre. 1914-1918. 8 août 1914-30 août 1919. Neuvic-Entier, La Veytizou, 2004, 217 pages.

L’auteur débute son témoignage à Saint-Germain-en-Laye alors que son régiment fait partie de la défense de Paris, dont il couvre la mobilisation. Il est ensuite envoyé à Verdun et subit son baptême du feu à Ethe en Belgique le 22 août 1914. Suit une retraite éprouvante, ponctuée de combats (Marville ou Tailly) par Romagne-sous-Montfaucon puis Sainte-Menehould où le régiment est embarqué pour Paris. S’engage alors la bataille de la Marne pour laquelle le régiment, alors à Gagny, est appelé en renfort à Nanteuil-le-Haudouin. Puis ce sont des combats sur l’Ourcq, Roye, Champien puis Roiglise et Beuvraignes (septembre 1914) qui terminent la guerre de mouvement. Une autre guerre, de siège, débute dans la Somme, où il reste jusqu’en décembre. 1915 le trouve dans la Marne puis à Soissons mais ce premier hiver de guerre lui occasionne une bronchite qui le fait évacuer le 6 février. Il fait plusieurs hôpitaux (Château-Thierry, Provins, Troyes), tente de s’embusquer, et revient en ligne dans la Marne, au camp de Mourmelon et dans le secteur champenois de Saint-Hilaire d’avril à septembre 1915. L’hiver 1915-16 est passé à Ville-sur-Tourbe, Massiges, les mois de mai, juin à Virginy, juillet à Maisons-en-Champagne. Mais Verdun s’étant allumé, le régiment y est commandé et arrive le 6 septembre 1916 au ravin des Trois Cornes, dans le secteur de Bras. Il fera quatre séjours à Verdun, entrecoupés d’une longue période de « repos » de cinq mois en Lorraine (secteur est de Lunéville) début 1917. Ce quatrième séjour à Verdun voit le régiment reprendre à l’ennemi la terrible côte du Talou : « Ah ! la guerre ! Qui ne l’a pas connue, ne s’imagine pas les tortures qu’elle fait endurer. Nul ne saura, pour qui n’a pas vécu Verdun, les souffrances que des martyrs ont supportées » (page 155). De novembre 1917 au 28 mai 1918, date à laquelle il arrête son récit, il reprend position en Champagne puis en Flandre.

3. Analyse

Jean-François Boursicaud, l’un des fils d’Aimé, indique dans une postface que le témoin « a écrit ses mémoires en quelques nuits, entre mai et juin 1919, alors qu’il était en garnison à Douai » (page 203). D’emblée, dans une préface introductive, Aimé Boursicaud s’adresse à ses lecteurs ; il se veut pédagogique mais prévient que « seuls seront mentionnés les grandes attaques ainsi que les évènements les plus frappants » (page 5). A quelques pages du début, il déclare : « Songez à la tâche immense qu’il me reste à faire pour vous raconter « l’histoire anecdotique » de cinquante-et-un mois. Nous nous contenterons simplement de signaler les faits principaux » (page 36). Passé son baptême du feu, il indique : « puisque vous connaissez ce qui s’est passé pour la bataille d’Ethe, je ne vous ferai pas par conséquent, la description de celle-ci [la bataille de Marville ndrl]). Ce ressort de non-écriture se poursuit ainsi à plusieurs reprises (pages 54, 67 ou 75) et dès lors une part importante du témoignage est éludée pour brosser une guerre en pointillés, résumée à de grands épisodes imparfaitement décrits, ponctués de tableaux d’intérêt mais sans réel talent descriptif. Pourtant le parcours d’Aimé Boursicaud aurait pu être intéressant ; il fait toute la guerre au 103ème R.I. et y occupe plusieurs fonctions, étant tour à tour pionnier (page 131) faisant de l’artisanat de tranchée, affecté à la C.H.R. (page 143), garde de police (page 159) etc., mais sans en décrire précisément les spécificités. La restitution de son témoignage s’apparente ainsi à celle du soldat Henri Guichard (voir ce nom). Patriotique sans être belliciste à outrance, il confie en février 1915, alors qu’il est évacué : « Bien que malade, je ne désirais pas la guérison, ou du moins pas rapide, car sa lenteur, seule, pouvait me procurer un peu de bien-être » (page 104) et plus loin avoir tenté de s’embusquer. « Ne croyez pas que je sois resté toujours indifférent à mon rôle de soldat. J’avais tout essayé pour en sortir » (page 118) et d’imaginer des armes (page 119), du camouflage (page 120), un système d’insonorisation d’essieu de véhicule (page 125), voire même s’engager pour les Dardanelles afin de gagner quelques mois de trajet (page 123) ou dans l’aviation (page 125). A noter une description sommaire de fraternisations de petits postes à Ville-sur-Tourbe (page 142).

Yann Prouillet, mars 2013

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Denis, Omer (1880-1951)

Né le 24 octobre 1880 à Chantonnay (Vendée). Son père est menuisier ; les témoins à l’état-civil sont charron et charpentier. Séminaire. Service militaire d’un an au 137e RI. Depuis 1909, professeur à l’institution Mirville de La Roche-sur-Yon. Mobilisé à l’ambulance 12/11 où il remplit les fonctions de secrétaire et aumônier bénévole. Il a à faire l’inventaire des objets personnels des tués, besogne « particulièrement pénible, tous les cadavres sont déchiquetés, broyés ». En mai 1916, il passe infirmier et toujours aumônier bénévole dans l’artillerie, 5e RAC puis 25e RAC (il est blessé en avril 1917). Pendant la guerre, il remplit 18 carnets destinés à ses parents et amis, masse considérable que la publication n’a pu reprendre dans sa totalité. Malgré l’horreur souvent rencontrée, le style est assez détaché, avec un brin d’humour ; une lassitude certaine apparaît toutefois, surtout après sa blessure. « Rallié » à la République, ce prêtre ne cesse de critiquer la loi de séparation des Églises et de l’État, l’action des gouvernements républicains et il n’aime pas les socialistes. Dans le vignoble champenois, par exemple, d’après lui, « l’élément socialiste » a obtenu que « la classe ouvrière se trouve, aux frais des propriétaires naturellement, étrangement gâtée ». Les hauts salaires sont dilapidés dans « le goût du luxe » ; règne « une facilité de mœurs scandaleuse » ; « au point de vue religieux, ces contrées sont franchement mauvaises » ; l’antipatriotisme et l’internationalisme y produisent un espionnage actif. « La grande faute incombe tout entière au gouvernement qui, s’absorbant dans les mesquines et tracassières menées d’une politique uniquement anticléricale n’a rien su prévoir et rien su empêcher. »
L’ensemble décrit des situations bien connues : la boue, les bombardements et les secteurs calmes, les artilleurs privilégiés par rapport aux fantassins, les blessés allemands, les tentatives de mutilation volontaire, le bourrage de crâne par les journaux, les récriminations contre l’arrière où on ne s’en fait pas, etc. Parmi les remarques originales, on peut noter l’attitude du prêtre devant le corps d’un suicidé du 69e RIT en janvier 1916 : il refuse de l’enterrer religieusement. Plus tard, en avril, un passage est vraiment surprenant. Ses confrères prêtres de l’ambulance sont jaloux du fait qu’on l’ait choisi, lui, pour remplir les fonctions d’aumônier, et de la confiance que lui témoignent les majors. « Ces premières raisons qui les poussaient déjà à m’en vouloir s’accrurent encore du fait que je refusai de les suivre dans leurs ripailles, au café où ils fréquentaient régulièrement chaque soir. Ils affectèrent de m’ignorer et peu à peu s’habituèrent à faire bande à part. Je trouvais à cette solitude une ample compensation auprès des blessés et des malades. Mais secrètement je souffrais de cet état de chose qui, je le savais, était exploité contre nous par nos camarades de l’ambulance. La position que j’avais prise me mettait à l’abri de leur malignité, mais je ne pouvais pas rester indifférent aux plaisanteries, aux réflexions qui, en visant mes confrères, nous atteignaient forcément nous tous. »
En février 1917, dans une gare, il décrit « une foule de femmes et de jeunes filles qui travaillent dans les usines de guerre » de Survilliers et des environs, babillant et jacassant « sans pudeur ni réserve ». Et le prêtre de s’indigner : « Je n’ai jamais eu, je souligne à dessein le mot, l’occasion même parmi les soldats d’entendre de pires grossièretés. » Le 10 avril, blessé par des éclats d’obus, il pense devoir la vie à « la protection spéciale » de la Divine Providence : « Cette protection, je la dois aux prières de mes amis bien plus qu’à mes mérites. » Il passe sa convalescence au château d’une marquise, grâce à l’entremise d’une comtesse. Plus tard, en avril 1918, il loge dans le château d’une autre comtesse. Entre temps (15-1-18), il décrit une visite à la petite église d’Oulches, mutilée par la guerre et tapissée d’ex-voto. En été de la dernière année de guerre, il est en admiration devant « le réconfortant spectacle de la puissance américaine qui s’affirme chaque jour davantage ». Il se trouve à Laon lors de l’annonce de l’armistice qui provoque « une explosion de joie indescriptible ». La guerre est finie : « Nous avions rêvé d’entrer, en vainqueurs, dans la Bochie vaincue, et nous allons tout prosaïquement combler les trous de mines, remettre en état les routes défoncées, récupérer tout ce qui traîne aux alentours et, par surcroît, recommencer la vie stupide du quartier avec ses rassemblements, ses revues, ses exercices et ses manœuvres. »
Rémy Cazals
*Omer Denis, Un prêtre missionnaire dans la Grande Guerre 1914-1919, extraits choisis et annotés des carnets de guerre par Denise et Allain Bernède, s. l., éditions Soteca, 2011, 398 p.

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Bizard, Léon

Présenté comme médecin de Saint-Lazare, médecin principal de la préfecture de Paris, le docteur Léon Bizard devait être trop âgé pour partir en 14. Il est donc resté à son poste dans la capitale et, en 1925, il a publié chez Grasset les Souvenirs d’un médecin des prisons de Paris (1914-1918), en mêlant à ce vécu des anecdotes prises à travers l’histoire. Le livre est divisé en quatre parties : la prison des femmes (Saint-Lazare), la prison des hommes (la Santé), la prison des enfants (la Petite Roquette), la prostitution. On y trouve une description de Saint-Lazare, des cellules surpeuplées, de l’emploi du temps, des menus (avec un cas de révolte contre leur monotonie), du personnel, gardiens et bonnes sœurs. On y apprend que « les pistolières » ne sont pas là pour avoir joué du pistolet ; elles sont « les grandes dames de Saint-Lazare », logées à leurs frais (système de la pistole sous l’Ancien Régime) et défendues par les plus grands avocats. Mme Caillaux, en 1914, en est un exemple ; pour l’héberger correctement, il a fallu expulser quelques pensionnaires, mais elle a couché dans un vrai lit de prisonnière, et ce sont des ragots qui ont décrit le prétendu luxe dans lequel elle aurait vécu. Autre personnage fameux, Mata Hari (avec deux représentations, l’une habillée, l’autre moins) ; deux autres « espionnes » y ont également séjourné avant d’être fusillées, Marguerite Francillard et la « femme Tichelly ». A la Santé, le docteur Bizard a rendu visite à Raoul Villain, l’assassin de Jaurès. Quant à la Petite Roquette, il a fallu en expulser les enfants pour qu’elle devienne en 1918 la prison des Américains. Les chapitres sur la prostitution montrent l’importance du phénomène, sa « prospérité ».
Rémy Cazals

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