Blanchet de Pauniat, Guy (1886-1946)

André Antoine Guy Blanchet de Pauniat est né à Versailles le 8 décembre 1886. Son père est alors capitaine instructeur au 3e régiment de cuirassiers. Guy choisit lui aussi la carrière militaire. En avril 1914, il est lieutenant, officier d’état-major.
En août 1914, il est mobilisé auprès de l’armée belge. En mai 1915, détaché dans l’aviation, il entre au camp militaire d’Avord, près de Bourges, comme lieutenant élève-pilote. Son journal commence à cette date. Trois temps marquent son parcours d’aviateur :
– De mai à décembre 1915 : formation au camp d’Avord et au Bourget ; il passe son brevet militaire d’aéroclub à Avord en septembre 1915.
– De décembre 1915 à octobre 1916 : engagé sur le front dans l’escadrille C 28 établie près de Châlons-sur-Marne (Champagne), puis dans la 2e escadrille du 39e CA établie à Moreuil près d’Amiens (Somme), à partir de juillet 1916. Il fait du réglage d’artillerie et photographie les tranchées allemandes, en étant exposé aux batteries anti-aériennes ennemies.
– D’octobre 1916 à juillet 1918 : engagé dans l’armée d’Orient. Après un bref séjour à Salonique en novembre 1916, il rentre en France et accomplit un périple qui le mène en Roumanie, par l’Angleterre, la Norvège, la Suède et la Russie. Il rejoint le commandement du 2e groupe de l’aviation roumaine à Ghidigeni en janvier 1917, puis celui du 3e groupe à Galatz en mars 1917. Dans cette ville, il côtoie les aviateurs russes et dirige des bombardements sur Braïla.
Son journal s’arrête au 30 juin 1917. Guy Blanchet de Pauniat sera promu capitaine, sera blessé à la suite d’une chute d’avion. En juillet 1918, il est détaché en mission auprès du Grand Quartier Général américain. Il est démobilisé en mai 1919, se marie en 1920 et sera de nouveau mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ses cahiers ont été transmis par sa famille aux Archives départementales du Calvados, qui les ont édités dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’artilleur Albert Masselin et celui du prisonnier Auguste Elain. Les éditeurs précisent avoir abrégé le texte : « Seul, celui de Pauniat a été réduit : nous avons dû faire un choix, en écartant surtout les parties répétitives (dîner, coucher…) ou familiales » (cf. p. 6). Le texte intégral est disponible en microfilm.

Guy Blanchet de Pauniat débute sa formation de pilote sur un Voisin, puis continue sur des Blériot, Morane, Nieuport, Caudron. Il décrit les divers avions, leurs qualités et leurs défauts, mentionne les pannes techniques et enregistre les nombreux accidents mortels.
Évaluant la différence entre un monoplan et un biplan, il note : « Le monoplan est très délicat, il ne demande pas de fautes, est très léger, obéit mieux ; cela fait une très grande différence avec le biplan qui est lourd et long à répondre. […] D’ailleurs, le critère est que tout monoplaniste peut monter sur n’importe quel biplan en étant sûr d’être de suite un très bon pilote, tandis que dans le cas inverse, non seulement il ne pilotera pas immédiatement, mais il aurait sûrement un accident » (12.08.1915).
Au sujet des accidents, il écrit : « La casse est paraît-il très forte, 80 % dit-on : cela me semble exagéré. J’ai oublié de noter que samedi un maréchal des logis s’est tué sur Farman à 1 km du camp » (20.09.1915).
Sur le front de Champagne, il découvre les réglages d’artillerie et s’indigne du peu de collaboration des artilleurs : « C’est à ne pas croire, mais les batteries boches contre avions, on les connaît et on les laisse tranquilles pour éviter des représailles » (28.12.1915). Il ajoute : « Les artilleurs ne veulent pas tirer de peur des représailles, aussi font-ils tout pour que les réglages ratent par faute soi-disant de l’aviation, de la TSF, etc. » (05.01.1916).
Il estime que « les Nieuport, escadrille de chasse, n’ont pour ainsi dire rien à faire, à côté de notre travail » (20.12.1915). Il constate que les batteries anti-aériennes allemandes tirent continuellement sur les avions français : « recevoir 50 coups de canon est un honneur journalier », tandis que « nos 75 aériens tirent 2 ou 3 obus par mois » (20.12.1915).
Il souligne l’importance de disposer d’un bon mécanicien : « C’est plus intéressant que de toucher un bon coucou » (28.12.1915), et se plaint que « la C 28 est condamnée au moteur Clerget qui est infiniment moins bon que le Rhône, moins fort et souple. Il y a un lot de vieux Clerget à placer, personne n’en voulant, seules 2 escadrilles de Caudron en ont encore, nous naturellement » (03.01.1916).
Il signale le bombardement de Mourmelon effectué le 1er mai 1916 par une vingtaine d’avions allemands, sans aucun appareil de chasse français pour les poursuivre, et enregistre au 19 mai 1916 le premier bombardement effectué de nuit par l’aviation allemande, sur Châlons.
Lors du 1er mai 1917 fêté par les Russes à Galatz, il écrit : « Les députés soldats sont une invention monstrueuse. Plus de sanctions, plus de peine de mort. Les généraux sous le contrôle de leurs soldats, les ordres discutés, chacun en petite république. C’est navrant quand il n’y a pas un sentiment noble pour guider et endiguer tout cela. »
En mai 1917, il obtient une citation à l’ordre de l’Armée pour avoir effectué un raid de 550 km durant 5 heures 45 consécutives, en survolant et photographiant le territoire ennemi de la Dobroudja.
Guy Blanchet de Pauniat mène la vie des officiers aviateurs disposant de soirées festives, et n’hésite pas à pousser des coups de gueule contre ses supérieurs hiérarchiques : « Une petite engueulade au capitaine pour le mettre au pas. Cela va tout de suite très bien » (09.11.1916).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Cahiers de Guy de Pauniat », p. 36-106.

Isabelle Jeger, octobre 2016

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Baracca, Francesco (1888-1918)

Nos amis Irene Guerrini et Marco Pluviano nous ont envoyé cette notice. Nous en donnons le texte original en italien, afin de marquer le caractère international de ce dictionnaire. Il est suivi de la traduction.

Francesco Baracca nasce a Lugo di Romagna, importante centro agricolo e commerciale della provincia di Ravenna, il 9 maggio 1888, in una delle principali famiglie della città. Il padre, Enrico, è un ricco possidente terriero. E’un massone, ed è molto ben inserito nella élite di un’area che travalica Lugo, per comprendere anche altri importanti centri agricoli vicini: un territorio florido ma attraversato da forti contrasti politici e sociali, la cui agricoltura si sta modernizzando. La madre, Paola appartiene ad una famiglia dell’aristocrazia provinciale, i conti Biancoli e, al contrario del marito, è molto religiosa.
Francesco frequenta il liceo a Firenze, per poi iscriversi all’Accademia militare di Modena. La sua scelta non rientra nelle tradizioni di famiglia, e infatti il padre dapprima non la approva: avrebbe preferito che si dedicasse all’amministrazione della prospera azienda di famiglia. Francesco alla fine ottiene il suo consenso, anche grazie al sostegno materno, e inizia i corsi all’Accademia nell’autunno 1907, per diplomarsi nell’estate del 1909. Dopo aver frequentato il corso annuale presso la Scuola di applicazione di cavalleria, nel luglio 1910 viene nominato sottotenente di uno dei reparti di maggior prestigio, il 2° Reggimento di Cavalleria Piemonte Reale. Per due anni divide il proprio tempo tra i doveri militari, la passione per l’equitazione, e la vita brillante di Roma, dove è di guarnigione. La svolta nella vita, personale e militare, giungerà nel 1912 quando, forse ispirato dalle imprese degli aviatori italiani in Libia (molti dei quali erano cavaleggeri), o forse dalla più generale passione per i motori e la tecnologia che pervade quegli anni, chiede di partecipare ai corsi per ottenere il brevetto da aviatore. E a inizio maggio 1912 giunge in Francia, a Reims, presso la scuola di volo del costruttore aeronautico Hanriot dove, il 9 luglio, otterrà il brevetto numero 1.037.
Tornato in Italia vivrà le oscillanti vicende dei primi reparti di aviazione, dei quali l’Esercito non ha ancora deciso che uso fare. Al termine dei lunghi mesi di incertezza e tensione della neutralità italiana, verrà ancora una volta inviato in Francia per addestrarsi sui nuovi aerei che saranno forniti all’Italia. Giungerà a Parigi il 23 maggio (il giorno precedente la dichiarazione di guerra italiana all’Austria-Ungheria), e nelle lettere al padre descriverà con passione la vita dei reparti aeronautici combattenti e gli scontri a cui ha occasione di assistere.
Baracca tornerà in patria alla fine di luglio, e inizierà per lui la guerra aviatoria come pilota da caccia. Un’esperienza che dapprima non è entusiasmante, ed è anzi spesso frustrante: nessun duello, nessuna delle acrobazie a cui aveva assistito in Francia, solo routine e inferiorità tecnica rispetto al nemico. Deve aspettare il 7 aprile 1916 per ottenere la prima vittoria, alla quale ne seguiranno altre trentatre, che lo renderanno il pilota italiano della Grande Guerra con il maggior numero di vittorie, così da essere soprannominato Asso degli assi. Sopravvissuto al disastro di Caporetto, verrà ucciso il 19 giugno 1918 durante un volo di mitragliamento di truppe nemiche sul Montello durante l’Offensiva del Solstizio austriaca.
La vita di Baracca fu complessa, e non facilmente inquadrabile: amante della bella vita, delle donne, del teatro d’opera, del ballo, ma anche soldato serio, preciso e coscienzioso; coraggioso ma poco incline a comportamenti spericolati. Amante della tecnica e della tecnologia, ma anche del coraggio e dell’ardimento e di valori tradizionali quali quelli della cavalleria. Estremamente affezionato alla madre, ma desideroso di condurre una vita autonoma, tanto da non accennarle mai a nessuna delle sue numerose relazioni amorose, e da indirizzare principalmente al padre le lettere dalla Francia durante i due periodi di addestramento.
Tutte queste caratteristiche di Francesco Baracca emergono dal suo epistolario, a cui si deve aggiungere un diario che copre il periodo 21 agosto 1915 – 11 aprile 1916. Le lettere note sono ben più di un centinaio, e vanno dagli anni del liceo ai giorni precedenti la morte. La grande maggioranza sono destinate alla madre, e una più piccola aliquota al padre; è però certo che Francesco scrisse con grande frequenza anche ad amici, fidanzate e amanti, conoscenti di entrambi i sessi. Infatti, nelle lettere che questi gli indirizzarono vi sono frequenti riferimenti alle sue missive. La presenza sovrabbondante delle lettere ai genitori è dovuta a due ragioni: da un lato, il legame forte e moderno (usavano il tu e non il voi) che univa madre e figlio, e una certa complicità maschile che lo legava al padre; dall’altro il fatto che la famiglia ha trasformato le lettere del figlio in una sorta di memoriale, donandole alla Biblioteca Comunale di Lugo “F. Trisi”, ed al Museo del Risorgimento di Milano e, in minor misura, anche alla 91ª Squadriglia da caccia, il reparto che comandava.
Egli fu dunque un corrispondente attento, che utilizzava le lettere per mantenere vivi i rapporti interpersonali di tutti i tipi, ma anche per trasmettere la propria visione della guerra e, prima, della vita militare. Durante il conflitto, poi, le lettere serviranno anche a trasmettere alla madre, e tramite lei ad un assai più ampio uditorio, l’immagine di sé che gli aviatori iniziavano a costruire. Non sono infrequenti le lamentele contro la scarsa considerazione nella quale sarebbero tenuti gli aviatori e ancor più, nella prima fase del conflitto, contro la cattiva organizzazione dei singoli reparti e della specialità aviatoria nel suo complesso. Ma quella che emerge con vigore dalle lettere è la descrizione dell’esperienza del volo e del combattimento, anche con attenzione alla percezione che di essi ha chi è a terra. Ad esempio, riferendosi alla sua vittoria dell’11 febbraio 1917, scrive alla madre: “Immagina quale spettacolo hanno veduto da terra tutta Udine e decine di migliaia di persone! Quattro o cinque apparecchi a 150, 170 chilometri all’ora, a poche decine di metri gli uni dagli altri, fra il fuoco delle mitragliatrici”.
Francesco Baracca è quindi, attraverso le sue lettere, il testimone italiano più attento di un tipo di guerra completamente nuova: quella aerea. Con la sua scrittura formalmente corretta, priva di voli pindarici e dei facili eroismi che popolano le lettere di tanti giovani ufficiali, riesce a rendere la difficoltà del volo e la sua pericolosità nonostante l’autocensura che applica alle situazioni più pericolose per moderare l’apprensione materna.
Le lettere di Baracca sono quindi atipiche nel contesto dei giovani ufficiali: nonostante l’età dello scrivente, che morirà a 30 anni appena compiuti, sembrano inviate da un uomo maturo che abbina ad un forte patriottismo e a un’accettazione convinta del conflitto, la coscienza della sua durezza e ferocia.
Alcune lettere di Baracca o parti di esse sono state utilizzate in volumi a lui dedicati, a partire dagli anni Venti del Novecento. Anche nel nostro volume “Francesco Baracca una vita al volo. Guerra e privato di un mito dell’aviazione” (Udine, 2000), abbiamo utilizzato largamente la sua corrispondenza e il diario.
Irene Guerrini et Marco Pluviano, septembre 2016

Traduction :
Francesco Baracca est né le 9 mai 1888 à Lugo di Romagna, important centre agricole et commercial de la province de Ravenne, dans une des familles principales de la ville. Son père, Enrico, est un riche propriétaire terrien. Il est franc-maçon et très bien inséré dans l’élite du territoire qui, en plus de Lugo, comprend d’autres importants centres agricoles voisins : une région florissante mais traversée de forts contrastes politiques et sociaux, dont l’agriculture est en pleine modernisation. La mère, Paola, appartient à une famille de l’aristocratie de la province, celle des comtes Biancoli, et, au contraire de son mari, elle est très portée sur la religion.
Francesco fréquente le lycée à Florence, puis s’inscrit à l’Académie militaire de Modène. Ce choix ne correspond pas aux traditions familiales et son père, d’abord, ne l’approuve pas : il aurait préféré qu’il se consacre à la gestion de la prospère exploitation familiale. Francesco obtient enfin son consentement, grâce aussi au soutien de sa mère. Il commence ses cours à l’Académie à l’automne 1907 et en sort diplômé en été 1909. Après un an de cours à l’Ecole d’application de la cavalerie, il est nommé sous-lieutenant en juillet 1910 dans une des unités de plus grand prestige, le 2e régiment de cavalerie Piemonte Reale. Pendant deux ans, il partage son temps entre ses devoirs militaires, sa passion pour l’équitation et la vie brillante de Rome où il est en garnison. Le tournant de sa vie personnelle et militaire se produit en 1912 quand, peut-être inspiré par l’action des aviateurs italiens en Libye (plusieurs d’entre eux sont des cavaliers), ou par la passion plus générale pour les moteurs et la technologie qui marque ces années-là, il choisit de suivre les cours pour obtenir le brevet de pilote. Au début de mai 1912, en France, à Reims, il rejoint l’école de pilotage du constructeur aéronautique Hanriot où, le 9 juillet, il obtient le brevet n° 1037. De retour en Italie, il constate les tergiversations de l’Armée quant aux premières unités aériennes : elle n’avait pas décidé de l’usage qu’elle allait en faire. Au bout des longs mois d’incertitude et de tension durant la période de neutralité de l’Italie, il est encore une fois envoyé en France pour s’entrainer sur les nouveaux avions qui seraient fournis à l’Italie. Il arrive à Paris le 23 mai (le jour précédant la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche-Hongrie) et, dans de nombreuses lettres à son père, il décrit avec passion la vie des unités aériennes combattantes et les affrontements auxquels il a eu l’occasion d’assister.
Baracca revient dans sa patrie à la fin de juillet 1915, et commence pour lui la guerre dans l’aviation comme pilote de chasse. C’est une expérience qui, au début, n’est pas enthousiasmante, mais souvent frustrante : aucun duel, aucune des acrobaties auxquelles il avait assisté en France, seulement la routine et l’infériorité technique par rapport à l’ennemi. Il doit attendre le 7 avril 1916 pour obtenir sa première victoire, à laquelle vont succéder trente-trois autres qui ont fait de lui le pilote italien de la Première Guerre mondiale avec le plus de victoires, l’As des As. Après le désastre de Caporetto, il est tué le 19 juin 1918 au cours d’un vol de mitraillage des troupes ennemies sur le Montello, pendant l’offensive autrichienne dite du Solstice.
La vie de Baracca est complexe et difficile à glisser dans un cadre: amant de la belle vie, des femmes, de l’opéra, du bal, mais aussi soldat sérieux, précis et consciencieux, courageux mais peu enclin à des comportements inutilement périlleux. Passionné par la technique et la technologie, courageux, il était marqué par les valeurs traditionnelles telles que celles de la cavalerie. Plein d’affection pour sa mère, il était cependant désireux de mener une vie autonome jusqu’à ne parler à personne de ses nombreuses relations amoureuses, et il adressa de préférence à son père les lettres de France pendant ses deux périodes d’entrainement.
Toutes ces caractéristiques de Francesco Baracca apparaissent dans sa correspondance, à laquelle il faut ajouter un journal personnel qui couvre la période du 21 août 1915 au 11 avril 1916. Il y a bien plus d’une centaine de lettres qui vont des années de lycée jusqu’aux jours précédant sa mort. La grande majorité sont adressées à sa mère et une plus petite quantité à son père, mais il est certain que Francesco écrivait très fréquemment aussi à ses amis des deux sexes, à ses fiancées et amantes. En effet, dans les lettres qu’ils lui envoyaient, se trouvent de fréquentes références à son propre courrier. La présence surabondante des lettres à ses parents est due à deux raisons : d’un côté, le lien fort et moderne (usage du “tu” et non du “vous”) qui unissait la mère et le fils, et une certaine complicité masculine qui le reliait à son père ; de l’autre, le fait que la famille a transformé les lettres du fils en une sorte de mémorial confié à la bibliothèque municiple F. Trisi de Lugo, et au musée du Risorgimento de Milan, et, dans une moindre mesure à la 91e escadrille de chasse, l’unité que Francesco commandait.
Il fut donc un correspondant attentif qui utilisait sa correspondance pour maintenir vivants les rapports interpersonnels de toute sorte, mais aussi pour faire connaitre sa propre vision de la guerre, et d’abord de la vie militaire. Pendant le conflit, les lettres servaient aussi à transmettre à sa mère et, par son intermédiaire, à un auditoire beaucoup plus large, l’image de soi que les aviateurs commençaient à façonner. Ses lamentations portaient sur la considération péjorative dans laquelle étaient tenus les aviateurs et, encore plus, dans la première phase de la guerre, sur la mauvaise organisation des unités et la mauvaise compréhension des particularités complexes de l’aviation. Mais ce qui émerge avec vigueur des lettres, c’est la description de l’expérience du combat en vol, avec aussi la perception attentive de ce qu’on voyait au sol. Par exemple, à propos de sa victoire du 11 février 1917, il écrivait à sa mère : “Imagine quel spectacle j’ai vu vers le bas, tout Udine et des dizaines de milliers de gens ! Quatre ou cinq appareils volant à 150 ou 170 kilomètres à l’heure, peu éloignés les uns des autres, dans le feu des mitrailleuses.”
Francesco Baracca est ainsi, à travers ses lettres, le témoin italien le plus attentif de ce type de guerre complètement nouveau : la guerre aérienne. Par son écriture de forme correcte, dépourvue d’exagérations rhétoriques et des héroïsmes faciles qui remplissent les lettres de tant de jeunes officiers, il réussit à rendre les difficultés du vol et ses dangers, en tenant compte de l’autocensure qu’il applique aux situations les plus périlleuses pour atténuer l’appréhension maternelle.
Les lettres de Baracca sont atypiques parmi celles des jeunes officiers. Lui-même était jeune : il est mort à 30 ans à peine. Mais elles semblent écrites par un homme mûr qui ajoutait à un fort patriotisme et à une acceptation convaincue du conflit, la conscience de sa dureté et de sa férocité.
Des lettres de Baracca ou des extraits de celles-ci ont été utilisées dans des livres qui lui sont consacrés, à partir des années 1920. Dans notre livre, Francesco Baracca, una vita al volo. Guerra e privato di un mito dell’aviazione (Udine, 2000), nous avons aussi largement utilisé sa correspondance et son journal personnel.
Irene Guerrini et Marco Pluviano, septembre 2016. (Traduit par Rémy Cazals.)

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Elain, Auguste (1885- ?)

Les éditeurs fournissent très peu d’informations sur ce témoin, qu’ils prénomment « Eugène » (par erreur) dans le titre du document et « Auguste » dans le texte de présentation.
Auguste Elain est né le 26 mars 1885 à Grazay (Mayenne), de parents agriculteurs. Il effectue son service militaire à Mayenne. En août 1914, il est mobilisé au 130e régiment d’infanterie. Sa conduite au front lui vaudra plusieurs citations : à l’ordre du régiment (avril 1916), à l’ordre du 4e corps d’armée (octobre 1916), à l’ordre de la division (juin 1917).
Le 15 juillet 1918, il est fait prisonnier par les Allemands, avec presque tout son bataillon, au massif de Moronvilliers (Marne). Les prisonniers rejoignent le camp de Bethinville, à l’est de Reims. Son grade de sous-officier adjudant lui permet d’être regroupé avec les officiers, qui sont séparés des soldats et sergents.
Auguste Elain commence à rédiger un carnet de captivité. En six mois, il va connaître plusieurs camps d’internement en Allemagne : à Rastatt (Bade-Wurtemberg), où ils sont 450 officiers et adjudants (23 juillet–3 août) ; à Giessen (Hesse), où les adjudants sont envoyés pour se faire vacciner (3 août–10 septembre) ; à Meschede (Westphalie), où ils sont 1200 sous-officiers français et anglais (11 septembre–5 octobre). La discipline y est plus sévère et ils ressentent la faim ; leur camp jouxte celui des prisonniers russes et italiens. Puis, à Stargard (Poméranie) (8 octobre–3 janvier 1919), dans un camp occupé par des prisonniers russes, serbes et roumains, qui y sont durement traités ; l’arrivée des Français améliorera leur condition.
À partir de l’armistice signé le 11 novembre 1918, le drapeau rouge est hissé à la grille du camp et les soldats ne saluent plus les officiers, tandis que les prisonniers attendent leur rapatriement en disposant de plus de liberté. Le 21 décembre, un détachement de 2000 Russes quitte le camp pour rejoindre la Russie à pied. Le 3 janvier 1919, les derniers Français de Stargard embarquent à Stettin sur un navire allemand à destination de Copenhague ; le 4, ils quittent cette ville sur un transatlantique américain à destination de Cherbourg (Manche), où ils arrivent le 10 janvier. La captivité est terminée et le récit d’Auguste Elain s’arrête là.

Le site des archives du Comité International de la Croix-Rouge permet de retrouver sa fiche de prisonnier établie au nom de : « Elain, Auguste François, adjudant, 130e RI, fait prisonnier le 15.07.1918, né le 26.03.1885 à Grazay en Mayenne » (http://grandeguerre.icrc.org/fr) (fiche : P 91691 / n° 53).
Le carnet d’Auguste Elain a été transmis aux Archives départementales du Calvados, qui l’ont édité dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’artilleur Albert Masselin et celui de l’aviateur Guy Blanchet de Pauniat. Le recueil ne fournit aucune information sur la vie d’Auguste Elain après la guerre.

Ce témoignage est celui d’un homme instruit, qui observe avec intérêt les paysages allemands traversés par son convoi de prisonniers. Comme adjudant, il ne sera jamais soumis au travail sur le front allemand, ni dans les fermes ou les usines allemandes. Il note, en voyant les 2000 hommes qui arrivent dans le camp, le 15 août 1918 : « Ce sont des caporaux et des soldats pris le même jour que nous, mais qui sont restés un mois à l’arrière du front à travailler sans pouvoir écrire à leur famille. Ils sont tous déguenillés, maigres et font peine à voir. »
D’un camp à l’autre, la vie est rythmée par les mêmes préoccupations : envoi de cartes-lettres aux familles, lutte contre les puces et poux, attente des vivres du comité de secours, perception de la solde, colis ouverts par le contrôle, crainte de l’hiver qui approche. Les distractions se limitent aux conférences instructives données par des prisonniers, aux soirées récréatives, à la messe du dimanche, à la lecture des journaux qui apprennent le recul des armées allemandes.
Les prisonniers peuvent améliorer leur condition en recourant aux neutres, tel l’ambassadeur d’Espagne à Berlin, auquel une lettre de réclamation est adressée le 16 août afin d’obtenir le pain de la veille non distribué. Au camp de Stargard, c’est la possibilité de vendre des produits reçus dans les colis ; des Russes ou des Roumains achètent aux Français et Anglais ce qu’ils ont, notamment des savons, du chocolat et des chaussures devenus introuvables en Allemagne, et les revendent ensuite aux Allemands au prix fort (17.11.1918).
Le 10 novembre, la lecture d’un journal leur apprend les conditions de l’armistice ; Auguste Elain juge que « les articles sont durs pour les vaincus ». Les officiers allemands de Stargard invitent les prisonniers à rester calmes, et Auguste Elain note : « Nous serons calmes jusqu’à notre rapatriement, mais camarades jamais, la vieille haine existe toujours » (10.11.1918). Le 6 décembre, il remarque « dans la ville un grand pavoisement, drapeaux et guirlandes en l’honneur du régiment de cette ville qui doit rentrer incessamment du front. Toutes les villes d’Allemagne ont été invitées par le gouvernement à pavoiser en l’honneur des braves qui rentrent ». Le 30 décembre, à la veille de leur départ, les Français font graver sur une plaque de marbre les noms de leurs quinze camarades enterrés dans le cimetière du camp, qui compte un millier de tombes.
Auguste Elain est sensible à la vie des femmes allemandes : ce sont les fermières de Meschede travaillant dans les champs (septembre 1918), les mères recherchant du savon (20.11.1918), et cette mère lui demandant si les prisonniers allemands rentreraient bientôt : « Je lui ai répondu que je n’en savais rien, mais que vraisemblablement, il faudrait encore bien une année avant qu’ils soient là, elle a poussé un soupir et m’a dit qu’elle avait un fils prisonnier à Chartres. J’ai parfaitement compris son émoi » (29.12.1918).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Carnet d’Eugène Elain », p. 108-136.

Isabelle Jeger, août 2016

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Masselin, Albert (1889-1949)

Albert Masselin a retracé les étapes de sa jeunesse dans ses carnets de guerre à la date du 1er novembre 1914 ; des informations supplémentaires sont fournies par les éditeurs.
Né à Besançon en 1889, second fils de six enfants. La famille quitte Besançon pour Le Havre (Seine-Maritime). Après son certificat d’études, le jeune Albert rejoint le monde du travail en intégrant l’usine d’armement Schneider située à Harfleur (près du Havre). La mort de son frère entraîne la misère, mais Albert réussira à gravir les échelons de l’usine, passant de simple tourneur à dessinateur. Il milite au Sillon de Marc Sangnier, s’occupe du patronage paroissial et travaille à la rédaction du journal Havre-Éclair. Après son service militaire accompli à Cherbourg, il continue son activité chez Schneider.
Mobilisé en août 1914, il est maréchal des logis au 1er régiment d’artillerie à pied. C’est un artilleur sur voie ferrée, chargé d’une batterie d’affûts trucks (canons montés sur des plates-formes de chemin de fer), qui peuvent lancer des obus de 100 kilos.
Partie du Havre le 3 octobre, la batterie tire pour la première fois près d’Anvers, le 5. Les jours suivants sont marqués par un repli sur Dunkerque, où affluent des milliers de réfugiés démunis. Le 21 octobre, c’est le départ pour Verdun et sa région, où Albert Masselin reste jusqu’en mars 1915. Après quelques semaines comme agent de liaison entre les armées française et anglaise, il peut reprendre sa place dans l’usine d’armement d’Harfleur et retrouver la vie civile. Il se marie en 1917 et aura trois enfants. En 1924, il crée une entreprise de matériel électrique à Caen (Calvados). Pendant la seconde guerre mondiale, il participe à la Résistance.

Albert Masselin rédige ses carnets du 3 octobre 1914 au 17 mars 1915, puis décide d’en suspendre l’écriture, faute de contenu militaire à inscrire. Les carnets ont été transmis par son fils aux Archives départementales du Calvados, qui les ont édités dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’aviateur Guy Blanchet de Pauniat et celui du prisonnier Eugène (Auguste) Elain. Signalons une erreur sur la page de titre du texte d’Albert Masselin (p. 9), indiquant « 12e régiment d’infanterie » au lieu de « 1er régiment d’artillerie à pied ».

Ce que l’on retient de ce témoignage, ce sont les longues périodes d’inactivité de la batterie. Les ordres de tirs n’arrivent pas ou le mauvais temps les empêche. Entre octobre 1914 et mars 1915, la batterie ne connaît qu’une quinzaine de journées de tirs. L’ennui gagne les artilleurs. Albert Masselin note :       « Les ordres n’arrivent toujours pas et les hommes sont durs à tenir » (19.11.1914). « Ce soir, le lieutenant m’a annoncé que le général Joffre désirait être renseigné sur notre compte. Si ce désir nous valait un voyage et une bataille, quelle joie » (21.11.1914). Et encore : « Le tir aura lieu sans doute demain. […] Enfin nous allons donc travailler un peu. Ce n’est pas malheureux : depuis le temps que nous étions inoccupés, un peu de bruit et de mouvement nous feront du bien » (02.12.1914). Au soir du 20 décembre marqué par une pleine activité, il écrit : « A 2 heures, 212 coups ont été expédiés. J’en suis bleu. Je n’aurais jamais cru que les hommes et les pièces puissent supporter pareille chose. »
Le 24 octobre 1914, il relate la visite du député et officier Pascal Ceccaldi (1876-1918) : « […] Ceccaldi a fait un tas d’allusions, mettant la responsabilité du manque d’artillerie lourde sur Poincaré et Millerand et glorifiant Caillaux qui a voté des crédits à cet effet. » Ceccaldi s’était opposé à la loi des 3 ans votée en 1913 pour augmenter la durée du service militaire, et Albert Masselin regrette de ne pas pouvoir le lui reprocher.
En novembre, il discute avec un collègue sur les qualités distinctives des races : « Il [G. Demars] ne veut pas croire que les Français font partie de la première race du monde. S’il trouve qu’il y a au monde un autre peuple ayant nos qualités et susceptible de présenter le spectacle de la France aux mois d’août et septembre 1914, je serais heureux qu’il me l’indique » (14.11.1914).
Ses carnets de guerre sont aussi un journal intime, auquel il confie abondamment l’espoir amoureux qui le fait vivre (la femme aimée deviendra son épouse) et la piété religieuse qui l’anime (il est catholique pratiquant).
D’octobre 1914 à mars 1915, Albert Masselin ne mentionne aucun mort ni blessé parmi les militaires de son entourage. Il a conscience des avantages dont bénéficient les artilleurs, logés dans des wagons : « Je pense aux malheureux soldats qui sont dans la campagne sans abri. Comme ils doivent souffrir ! j’ai déjà vu ramener plusieurs de ces malheureux qui avaient les pieds gelés. Ils étaient dans un état pitoyable, mais leur moral était toujours bon. Quelques-uns cependant ne paraissaient plus réfléchir à rien, ils étaient dans une espèce d’engourdissement physique qui paraissait les priver de leurs facultés mentales. Ceux qui n’auront pas vécu près des lignes de feu, sauront-ils jamais apprécier le dévouement de ces soldats qui vivent dans les tranchées ? » (25.11.1914).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Carnets d’Albert Masselin », p. 9-34.

Isabelle Jeger, juillet 2016

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Duchêne, Joseph (1876-1932)

Joseph, Marie, Jean-Baptiste Duchêne est né le 22 avril 1876 à Massingy (Haute-Savoie), cinquième et dernier enfant d’une famille d’agriculteurs. Son oncle curé le pousse dans ses études. Après le baccalauréat, il obtient une licence de Lettres à l’université de Grenoble en 1898. Service militaire au 30e RI d’Annecy où il devient sergent. En 1902, il part comme professeur de français au lycée de Kielce en Pologne russe. En 1905, il épouse Marie Makarow, également professeur au lycée de filles. Deux fils nés à Kielce.
En août 1914, il rejoint la France en bateau (Odessa-Constantinople-Marseille) et, avec un renfort du 230e RI, il arrive sur le front en Meurthe et Moselle en octobre. Sa famille est restée à Kielce et finit par venir en France en juillet 1915. Les combats de 1914-1915 sont racontés sur deux carnets dont le texte intégral est accessible sur le blog créé par Aline Duchêne :
http://1914-joseph-duchene.eklablog.com
En avril 1916, il est nommé officier interprète auprès de l’état-major de la 1ère brigade russe en France en Champagne. Un seul carnet a été retrouvé sur cette période : quelques lignes sur avril 1916 et quelques pages sur 1917 (de février à juin). Aline Duchêne annonce que le texte sera également bientôt accessible sur le blog.
Les notes prises sur ce carnet sont brèves et, si elles étaient claires pour l’auteur, ce n’est pas toujours le cas pour le lecteur. On voit arriver les nouvelles de la révolution à Petrograd, on a des échos de l’attitude des officiers et de l’agitation des soldats. Le 14 mai, ceux-ci arborent cocardes et drapeaux rouges. Plusieurs photos de la collection personnelle de Joseph Duchêne sont intéressantes.
En même temps, les notes portent sur le recul allemand de mars 1917 et l’offensive Nivelle, secteur de Brimont. Un détail : lors d’un déplacement à cheval et sous un bombardement au gaz, le cavalier veut passer, mais le cheval refuse.
Le 29 juin, Joseph Duchêne signale l’arrivée à La Courtine, mais ses notes ne vont pas au-delà.
Voir la notice Gavrilenko.
Après la guerre, Joseph Duchêne reste interprète de russe et de polonais pour les missions du général Niessel en Pologne et du général Mangin en Russie. Il devient ensuite directeur de l’Office français du commerce extérieur pour la Russie ; en 1929, en Pologne, il est délégué du Groupement des industriels français. Il meurt à Varsovie en mars 1932.
Rémy Cazals, juillet 2016

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West,Arthur (1891-1917)

1. Le témoin
Arthur West est né à Norwich en 1891. Après la mort de leur mère en 1899, Arthur et ses trois frères et sœurs sont élevés par leur grand-mère paternelle et leur tante. Pensionnaire dans un lycée du Devon, il connaît une scolarité difficile. Timide et réservé, peu doué pour le sport, il se refugie dans les livres et cultive son goût pour la solitude. Arthur West intègre Oxford, où il entame des études classiques de lettres et suit la formation universitaire des officiers. Les Corps Universitaires de Formation d’Officiers (O.T.C, Officers’ Training Corps) avaient été créés en 1908 pour garantir à l’armée britannique une réserve potentielle d’officiers de qualité. Sur la base du volontariat, les étudiants pouvaient suivre une ou deux heures par semaine un entraînement militaire et participer à des camps pendant les vacances. Les étudiants ayant suivi cette formation pendant l’année universitaire 1913-1914 ont pu facilement terminer leur entraînement à l’automne pour partir au front en 1915 en qualité de sous-officiers. C’est le parcours que souhaite suivre Arthur West mais il est refusé en raison de sa mauvaise vue. Déterminé à servir son pays, il se porte volontaire en tant que simple soldat au sein du bataillon des Public Schools en février 1915.
Arthur West arrive en France en octobre 1915 et se bat dans les tranchées jusqu’en avril 1916. Il part ensuite en Écosse pour parachever la formation d’officier entamée à l’université. Il est promu sous-lieutenant en août, dans le régiment d’infanterie légère de l’Oxfordshire et du Buckinghamshire. Mais avant de rejoindre ce régiment, il perd toute foi dans la validité du combat à mener. Influencé par des amis pacifistes et la lecture des œuvres de Bertrand Russel (1), il écrit une lettre à l’officier qui commande son bataillon pour lui annoncer son refus de continuer à se battre. Mais au dernier moment, il n’a pas le courage de poster la lettre et repart finalement pour la France, où il est tué dans le secteur de Bapaume le 3 avril 1917.
(1) Pendant la guerre, le célèbre philosophe et mathématicien Bertrand Russel se déclare ouvertement pacifiste, ce qui lui vaut d’être renvoyé de Trinity College puis d’être condamné à six mois de prison en 1918.
2. Le témoignage

Diary of a dead officer est publié en janvier 1919 par Cyril Joad, jeune intellectuel qui avait également milité pour le pacifisme pendant la guerre. L’ouvrage comprend des extraits du journal de bord tenu par Arthur West entre 1915 et 1917, des poèmes et des lettres. Une introduction de Cyril Joad dresse un portrait de l’auteur.

3. Analyse

Diary of a dead officer nous permet de suivre le parcours de combattant d’Arthur West sur deux ans. La première partie, de novembre 1915 à début 1916, ressemble à un journal de bord classique, celui d’un jeune civil en uniforme qui vit la guerre comme un mal nécessaire. Arthur West s’est engagé pour défendre une cause qu’il estime juste mais précise toutefois : « Je n’ai de haine ou d’animosité contre personne, à part contre les soldats en général et quelques sous-offs en particulier. Pour les boches, je ne ressens qu’un sentiment de fraternité : les pauvres gars font les mêmes choses horribles que nous alors qu’ils pourraient être chez eux avec leurs femmes ou leurs livres. » La deuxième partie du journal correspond à sa formation en Écosse pour devenir officier. C’est à la fin de cette période qu’un changement profond s’opère en lui. La discipline militaire l’oppresse de plus en plus et le pousse à définir un nouveau système de valeurs. Rejetant en bloc la religion et la notion de patrie, il verse dans un nihilisme qu’il cherche à analyser le plus précisément possible. « Je suis de plus en plus attiré par l’idée que rien n’existe et j’en retire un douloureux plaisir. » Il songe dès lors à déserter ou à se suicider. Mais ne pouvant se résoudre à aucune de ces deux extrémités, il repart au combat avec l’uniforme d’officier. La troisième partie du journal, qui va de l’automne 1916 à sa mort, en avril 1917, reflète sa tension intérieure. Convaincu du bien-fondé du pacifisme, il ne peut toutefois exprimer ouvertement ses convictions. La guerre n’est plus pour lui qu’une préoccupation secondaire, une série de gestes mécaniques à accomplir.
Ce journal assez court retrace une évolution radicale sur moins de deux ans et témoigne des tiraillements qu’implique une prise de position pacifiste qui ne se traduit pas dans les faits par l’objection de conscience.
Les poèmes inclus dans l’ouvrage, notamment God, how I hate you et Night Patrol, sont dans le style de ce qu’a publié Siegried Sassoon pendant la guerre : des moments de colère non contenue, qui rendent compte avec immédiateté des interrogations et de la rage des combattants. Cette « poésie de dénonciation », minoritaire dans l’ensemble de la production poétique des tranchées, lui permettait d’exprimer sans détour son aversion pour toute réalité militaire.
Francis Grembert, juin 2016

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Wilson, Cameron (1888-1918)

1. Le témoin
Fils et petit-fils de pasteur, Theodore Percival Cameron Wilson est né à Paignton, dans le Devon, en 1888, quatrième enfant d’une famille qui en comptera six. Son grand-père, Theodore Percival Wilson, avait été en son temps un romancier à succès. Après une scolarité en dents de scie, il suit des cours à Oxford en 1907 sans toutefois pouvoir intégrer un des prestigieux Colleges de l’université. Il quitte l’établissement trois ans plus tard sans diplôme et enseigne dans une école primaire. Son premier roman, The Friendly Ennemy, est publié en 1913.
Cameron Wilson s’engage en 1914 dans les Grenadier Guards et devient sous-officier l’année suivante dans le régiment des Sherwood Foresters. Arrivé en France en février 1916, il fait partie de ces nombreux combattants qui condamnent le principe de la guerre tout en étant convaincus qu’il est de leur devoir de se battre. Son poème Des pies en Picardie est publié dans la Westminster Gazette en août 1916. C’est à cette époque qu’il est muté au Grand Quartier Général. Après avoir été promu capitaine, il repart au front et trouve la mort le 23 mars 1918 à Hermies, dans le Pas-de-Calais. Son nom est gravé sur le mémorial d’Arras à côté de 35 000 autres soldats portés disparus dans ce secteur.
Marjorie Wilson, la soeur de Cameron, qui avait été aide-soignante bénévole pendant la guerre, publie en octobre 1918 dans le Spectator un poème intitulé A Tony, âgé de 3 ans – en mémoire de T.P.C.W. Ce type de « poème-hommage » était une façon d’honorer les soldats tués au combat en dédiant leur sacrifice aux jeunes enfants qu’ils ne verraient jamais grandir.
2. Le témoignage
L’ensemble des poèmes de Cameron Wilson est publié en 1919 sous le titre Magpies in Picardy par le poète Harold Monro, qui était aussi son ami. Un autre ouvrage, intitulé Waste Paper Philosophy, paraît l’année suivante. Plusieurs de ses lettres ont également été publiées, notamment dans War Letters of Fallen Englishmen.
3. Analyse
Le poème éponyme du recueil Magpies in Picardy est présent dans la plupart des anthologies de poésie consacrées à la Grande Guerre. Tout comme John McCrae, Noel Hodgson, Julian Grenfell et Alan Seeger, Cameron Wilson fait partie de ces auteurs-combattants passés à la postérité pour un seul de leur poèmes. Si le style de Magpies in Picardy est un peu suranné, il faut toutefois reconnaître qu’il possède une originalité séduisante et un charme pastoral évident. Son aspect documentaire est également à prendre en compte. Les commentaires sur la faune et la flore sont récurrents dans les témoignages britanniques de la Grande Guerre, et les oiseaux y ont une place de choix. L’image de l’alouette volant au-dessus du no man’s land est notamment une notation incontournable dans les écrits de combattants. Les autres poèmes du recueil évoquent les combats, les périodes de repos et les paysages français. Si Song of Amiens et quelques autres poèmes sont des instantanés réussis de « vie française », on peut cependant déplorer des faiblesses de style à bien d’autres endroits du recueil.
Les lettres de Cameron Wilson sont moins connues mais méritent tout autant l’attention que ses poèmes. Son dégoût de la guerre y est énoncé à plusieurs reprises, en des termes plus ou moins semblables, comme s’il voulait à tout prix persuader ses proches de ne pas se laisser leurrer par les discours officiels : « La guerre est incroyablement dégoûtante. Tout homme qui y a participé et l’encense est un dégénéré » (Lettre de mars 1916 à sa tante). « Quand on a vu un beau gars aux yeux bleus se transformer en un stupide pantin désarticulé, avec sa propre cervelle qui lui dégouline sur les yeux, comme je l’ai moi-même vu, on devient soit un pacifiste soit un dégénéré » (Lettre du 27 avril 2016 à sa tante). « Les corps désarticulés sont obscènes, quoique puissent écrire les correspondants de guerre. La guerre est une obscénité. Mais Dieu merci nous nous battons pour qu’il n’y ait jamais plus de guerre » (Lettre du 3 mai 1916 à sa mère). Le ton est radicalement différent de celui des poèmes. La mise en parallèle des deux types d’écriture nous renseigne sur les différentes attitudes, parfois opposées, qui cohabitent chez de nombreux combattants. Pour de nombreux jeunes officiers britanniques, la poésie a été un moyen d’expression privilégié leur permettant d’une part de conserver un lien avec le monde d’avant – pour beaucoup d’entre eux l’université – et d’autre part d’échapper momentanément aux prises de position pour aboutir à une vue distanciée et multiple de la réalité combattante.
Sources :
Magpies in Picardy, T.D Cameron Wilson, The Poetry Bookshop, 1919
Waste paper philosophy, T.D Cameron Wilson, George H. Doran Company, 1920
War letters of fallen Englishmen, Victor Gollancz Ltd, 1930

Francis Grembert

(Tel que publié dans le recueil Magpies in Picardy, 1919)

DES PIES EN PICARDIE

Les pies de Picardie
Sont plus que je ne saurais dire.
Elles planent au-dessus des routes poudreuses
Et ensorcellent les hommes
Qui traversent la Picardie,
La Picardie, prélude à l’enfer.

(Le merle, farouche, s’envole au moindre bruit,
L’hirondelle la lumière inlassablement suit,
Les pinsons ont des allures de dame,
La chouette flotte dans l’air du soir.
Mais la grande et radieuse pie
Vole à la manière des artistes.)

Une pie, quelque part en Picardie,
m’a révélé ses secrets :
La musique qu’abritent ses plumes blanches,
La lumière qui chante
Et danse dans la profondeur des ombres.
De ses ailes, elle me l’a dit.

(Le faucon, cruel et austère,
Toujours nous regarde du haut du ciel ;
La morne corneille traîne de l’aile,
Le rouge-gorge aime la bagarre ;
Mais la grande pie radieuse
A le vol gracieux de l’amour.)

Elle m’a dit qu’en Picardie,
Une génération ou deux auparavant,
Quand ses pères étaient encore dans l’œuf, Toutes ces grandes routes poussiéreuses
Charriaient des soldats qui partaient à la guerre,
La guerre en chantant,
Le long des prés et des champs de Picardie,
Prélude à l’enfer.
MAGPIES IN PICARDY

The magpies in Picardy
Are more than I can tell.
They flicker down the dusty roads
And cast a magic spell
On the men who march through Picardy,
Through Picardy to Hell.

(The blackbird flies with panic,
The swallow goes like light,
The finches move like ladies,
The owl floats by at night ;
But the great and flashing magpie
He flies as artists might.)

A magpie in Picardy
Told me secret things –
Of the music in white feathers,
And the sunlight that sings
And dances in deep shadows –
He told me with his wings.

(The hawk is cruel and rigid,
He watches from a height ;
The rook is slow and sombre,
The robin loves to fight ;
But the great and flashing magpie
He flies as lovers might.)

He told me that in Picardy,
An age ago or more,
While all his fathers still were eggs,
These dusty highways bore
Brown singing soldiers marching out
Through Picardy to war.

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Marchand, Octave (1881-après le 1er février 1963)

Octave Marchand est né à Saint-Péravy-la-Colombe, dans le Loiret. En août 1914, il est clerc de notaire à Montlhéry (Seine-et-Oise), marié, père de trois enfants. Il apprendra la naissance de son quatrième enfant en octobre 1914.
Le 3 août, il rejoint le 131e RI à Orléans, où il est affecté comme sergent fourrier à la 25e Cie de dépôt. Il assiste à l’arrivée des réservistes, des « déserteurs », des engagés volontaires (Alsaciens-Lorrains, Russes, Polonais, Italiens) et des premiers blessés à partir du 21 août.
Le 26 août, Octave part au front. Il rejoint le 131e RI en Argonne et devient sergent fourrier au 1er bataillon. Le régiment se déplace dans la région comprise entre Bar-le-Duc et Dun-sur-Meuse, en subissant de nombreuses pertes. Vient ensuite la vie des tranchées : en forêt d’Argonne, à Vauquois, à Boureuilles, à la cote 263.
Le 23 novembre, il assiste à l’exécution de deux soldats, l’un du 131e, l’autre du 113e, et note que « beaucoup de soldats murmurent et critiquent cette exécution ».
En janvier 1915, Octave Marchand est devenu le plus ancien sous-officier de sa Cie. Cet état lui vaut d’être nommé, deux mois plus tard, au Quartier Général du 5e Corps d’armée basé à Clermont-en-Argonne, où il échappe momentanément aux dangers du front.
Le 1er juin, il reprend sa fonction de sergent fourrier au 131e RI, combattant toujours en Argonne : cotes 263 et 285, ravin des Meurissons.
Le 1er juillet, il est désigné comme fourrier adjoint au Major du cantonnement, situé au Claon, en forêt d’Argonne. Il y restera un an, jusqu’en juillet 1916, étant chargé des travaux d’aménagement et de l’inhumation des soldats décédés à l’ambulance. En juillet et août 1915, il déplore l’attitude des 300 terrassiers civils envoyés par la Bourse du Travail de Paris, qui se plaignent d’être trop près du front, mal logés, mal nourris, et préfèrent rentrer à Paris.
Le 2 août 1916, Octave est affecté à la Cie Hors Rang du 131e RI. En août, il séjourne au camp de Mailly dans l’Aube, où les 3000 soldats russes lui font une excellente impression. De mi-septembre à mi-novembre, il est dans la Somme, aux alentours de Bray-sur-Somme. Il y côtoie les soldats Anglais, dont il juge l’uniforme kaki moins visible que la tenue bleu horizon ; il rencontre des soldats malgaches employés à l’extraction de la pierre, ainsi que des soldats noirs travaillant à la réfection des routes, qui lui font peine à voir ; il croise des groupes de prisonniers allemands exténués de fatigue.
En janvier 1917, Octave Marchand rejoint sa Cie Hors Rang dans l’Aisne, aux environs de Berry-au-Bac, où il est chargé du cantonnement. L’hiver est très froid, la nourriture gèle. Il remarque les travaux de camouflage effectués sur les routes en prévision de l’attaque du 16 avril entre Reims et Soissons, et compte l’arrivée de 150 tanks. Les jours suivants, il voit passer les prisonniers allemands en piteux état. Fin mai, il apprend les actes d’indiscipline survenus, entre autres, sur le front de l’Aisne et note que des troubles ont eu lieu aux 4e, 82e, 113e et 313e RI du 5e Corps d’Armée. Le 16 juillet, il conduit six soldats appartenant à l’arrière, condamnés par les Conseils de guerre à remonter au front.
Le 19 juillet, à la suite d’une circulaire concernant les pères de quatre enfants, il quitte le 131e RI pour intégrer le 5e bataillon du 66e RIT (Régiment d’infanterie territoriale) basé au sud de Fismes. Avant son départ, il est décoré de la croix de guerre. Il devient fourrier de la 23e Cie, dont les hommes travaillent dans des carrières, sur les routes ou dans les gares.
Le 7 octobre, il visite un camp de prisonniers allemands établi à Mont-sur-Courville et constate que les Alsaciens et les Polonais y sont séparés des Prussiens, « car l’entente est loin de régner entre eux ».

Le 1er novembre, il est affecté à la TM 112 (Transport de matériel) et doit régler la circulation des voitures sur la route de Soissons à Reims. Sur cette route très fréquentée, il voit pour la première fois des autos et ambulances américaines.
Le 11 janvier 1918, il est affecté au 126e RI, près de Château-Thierry. Il y effectue des travaux de secrétariat administratif. Le 24 janvier 1919, il est démobilisé à Vincennes.

Dès la fin de la guerre, Octave Marchand commence à recopier ses carnets de guerre en y ajoutant des remarques ; il ne terminera leur copie qu’en 1952. Il recevra la médaille militaire en 1960 et la médaille de l’Argonne en 1963. La date de son décès n’est pas indiquée.
Ses cahiers ont été transmis par sa petite-fille à Geneviève Lavigne-Robin et son mari, qui en ont effectué la transcription, tandis que Nicole Fioramonti a rédigé la préface et des introductions historiques.

Octave Marchand refuse le nom de « poilus » : « Nous ne sommes pas des mousquetaires de l’ancien temps, à la recherche d’aventures et de glorification » (11-15.02.1915), et n’utilise jamais le mot « Boches ». Dès le 18 septembre 1914, il relève son insensibilité : « Ces douleurs, ces plaintes, cette horrible vision du sang qui coule à flot des blessures, n’ont plus d’effet sur moi ; mon cœur, jadis si sensible, est devenu dur comme pierre. »
Pendant les huit premiers mois de la guerre vécus sur le front, le ton de ses carnets est plus vindicatif qu’il ne le sera ensuite, à l’arrière. « Messieurs les Officiers de l’état-major auraient dû venir s’assurer de la difficulté de l’entreprise avant d’ordonner l’attaque [de Vauquois] avec de si faibles effectifs. C’est sacrifier beaucoup d’hommes inutilement, car nos pertes sont lourdes, le terrain est couvert de morts et de blessés » (09.12.1914). Et le 3 janvier 1915, il écrit : « les pauvres condamnés à mort que nous sommes ! »
Au Quartier Général de Clermont-en-Argonne, il est surpris de l’attitude des officiers : « Chaque jour, nos avions font des reconnaissances au-dessus des lignes ennemies, je remarque que les officiers de l’état-major n’ont pas l’air d’attacher grande importance aux rapports des aviateurs, qu’ils lisent, le sourire aux lèvres, en faisant parfois des réflexions désobligeantes pour les aviateurs » (11.04.1915).
En mai 1917, il attribue les mutineries à cinq causes : retard dans les tours de départ en permission, exercices et corvées inutiles pendant les périodes de repos, maintien des mêmes troupes d’attaque dans des secteurs devenus mortifères, influence des grèves, événements de Russie. Il s’indigne : « A Orléans, des femmes grévistes sont assez insensées pour crier : « Vive les Allemands » et jeter des fleurs à des prisonniers qui sont, peut-être, l’auteur de la mort d’un frère, d’un père, d’un mari, ou fiancé. »
En novembre 1917, il voit travailler des Sénégalais, des Malgaches et des Annamites sur la route de Soissons à Reims, et note : « Tous ces pauvres bougres paraissent transis de froid, dans notre climat brumeux et froid. Ils doivent, sans doute, eux aussi, regretter le beau soleil de l’Afrique et de l’Asie. Et que doivent-ils penser de la civilisation que nous leur avons inculquée ! »
Dans les dernières pages, Octave Marchand se livre à un vigoureux réquisitoire de 40 lignes dénonçant les souffrances des fantassins : « Il paraît que ce n’était rien d’avoir quitté foyer, famille, affaires, pour venir défendre son pays. […] Ce n’était rien que d’avoir risqué sa vie des jours et des nuits, d’être resté là, stoïque dans un fossé nauséabond, à la merci des balles de fusil et de mitrailleuses, des grenades, des obus de tous calibres, des gaz, des lance-flammes et de tous les engins de mort, inventés par les hommes […] », et termine en dénonçant l’injuste distribution des médailles.

L’Enfer au quotidien. Carnets de route du Sergent fourrier Marchand, Paris, Editions Osmondes, 1999, 487 pages.

Isabelle Jeger, juin 2016

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Hervouet, Auguste (1884-1952)

1. le témoin
Auguste Hervouet est un cultivateur vendéen de la classe 1904. Mobilisé au dépôt de la Rochelle, il intègre ensuite le 323e Régiment d’infanterie. Il séjourne devant Nancy, au saillant de Saint-Mihiel, puis reste en Lorraine en 1915. A Verdun de février à septembre 1916, puis en Lorraine, au Chemin des Dames (juillet 1917), il revient à Verdun en 1918. Il fait la guerre de mouvement (Marne-Aisne 1918) et est légèrement gazé en août; convalescent, il réintègre son unité en octobre 1918 en Alsace. Nommé sergent en mai 1916, il est promu adjudant le 11 novembre 1918. Il sert au 323e de septembre 1914 à juin 1916 (unité dissoute) et puis au 206e RI de 1916 à la fin de la guerre.
2. le témoignage
Ses petits-enfants ont créé l’A.D.E.P.A.H. (association des descendants du poilu Auguste Hervouet) et ont publié en 2010 Harcelés par une pluie de fer et de feu… (181 pages, isbn 978-2-7466-2157-2). Il s’agit de la retranscription fidèle du récit écrit en 1919. Les derniers mots des cahiers donnent le contexte de rédaction : « Je revenais de permission le 5 février (1919) retrouvant les camarades où je les avais laissés. A ce moment, l’idée me vint d’écrire ces présentes mémoires (…) Je m’empresse de dire, j’ai oublié beaucoup de passages intéressants et j’ai surtout abrégé les détails, craignant que je n’aurais pas le temps de terminer mon long récit, ce que j’arrivais cependant à faire 2 jours avant mon départ pour la Roche-sur-Yon (démobilisation). » Il s’appuie pour la rédaction sur des notes prises pendant tout le conflit. Le titre primitif était « Mémoires d’un poilu », mais la famille a préféré renommer le récit par un extrait du texte « si tôt que nous apercevions l’Est s’embraser de lueurs, il ne fallait pas hésiter à se jeter à plat ventre. La mitraille arrivait aussitôt avec des miaulements endiablés, des sifflements lugubres. (…) Au retour, nous fûmes harcelés par cette pluie de fer et de feu… » p. 75. ».
3. analyse
La totalité du témoignage a été rédigée en trois semaines en février 1919, ce qui lui donne son intérêt documentaire; les souvenirs sont encore frais et le récit est d’un bloc, c’est « une carrière de poilu » synthétisée par une écriture efficace. Il y a parfois un certain flou : « Je ne me souviens plus combien de jours nous restâmes à Amance » (septembre 1914, p. 21) et les faits sont consignés par quelqu’un qui connaît la totalité du conflit « Je me souviens que le commandant nous poussant une harangue, un jour (octobre 1914), nous dit au cours de son discours: « La guerre n’est pas finie Messieurs! Elle n’est que commencée!! » ceci nous faisait murmurer tout bas: « vieux fou va! » Pourtant il avait bien raison, mais qui aurait cru à ce moment-là que 4 ans plus tard nous y serions encore! Heureusement nous n’en savions rien. » p. 22. Mais se tenant à une trame chronologique, le récit évite le déterminisme et c’est paradoxalement ce côté ramassé qui donne son caractère vivant et son intérêt aux carnets. Il n’y a pas dans le texte de mention de politique, de religion ou de jugement sur les Allemands (excepté du type « j’avais appris à me méfier de ces oiseaux-là »). Peu de choses sur la vie privée, mais la camaraderie est présente, citée en général pour déplorer la perte de compagnons charentais des débuts.
A. Hervouet fait toute la guerre au front, avec un départ en septembre 1914, sept permissions et deux mois d’évacuation en 1918. Le récit évoque un certain nombre de secteurs calmes, en Lorraine par exemple sur la Seille (avril 1915 jusqu’à février 1916). « Parfois nous tirions sur eux, mais comme toujours il y avait la riposte, il était plus prudent de rester tranquille » p.40; pour les patrouilles de nuit, il faut prendre une barque pour traverser la rivière et emporter une échelle pour passer des ruisseaux. Le combattant a une conscience précise de son sort (1915): « octobre vint et se passa sans apporter beaucoup de changements, toujours des avant-postes, repos ou réserve avec des patrouilles souvent très dangereuses et très désagréables. Il ne fallait encore pas trop nous plaindre, combien nous étions plus heureux que les pauvres camarades occupant des secteurs où les attaques se succédaient. Nous le voyions chaque jour sur les journaux, et avions plutôt bien de la veine d’occuper un secteur aussi calme. » p. 45
Il y a aussi des secteurs dont l’animation reste inquiétante, comme au Chemin des Dames en juillet 1917: c’est une suite éprouvante de petites actions allemandes de rectification « J’avais perdu beaucoup de camarades pendant ce séjour au chemin des Dames et j’ai conservé de Cerny un pénible souvenir. » p. 128. Un secteur de Verdun peut être étonnamment calme (Bezonveaux) dans la neige en janvier 1918 « mon collègue me dit de ne pas me trouver surpris le lendemain matin, de voir les boches sur le terrain et nous regarder, sans même essayer de se dissimuler le moins du monde. Ils nous causeraient même en bon français, mais la consigne était de ne pas leur tenir conversation.(…) Puis l’un d’eux nous cria en bon français « Bonjour Messieurs! », ce bonjour resta sans réponse bien qu’il ait enlevé sa petite calotte ronde à bords rouges, comme ils en avaient tous. Comme il nous voyait nous baisser pour entrer dans notre triste abri, il ajouta « pas se terrer! guerre finich! »…. Un de mes poilus lui cria « Ta gueule! » en lui montrant son fusil et ce fut tout… nous nous contentâmes ensuite de nous regarder, en chiens de faïence, sans rien lui dire. » p.138 . Au contraire, une attaque locale allemande, à l’échelon restreint de la compagnie (Avocourt – Verdun en mai 1918) peut-être extrêmement meurtrière (bombardement brutal, 88 mm et torpilles) « les boches avaient déguerpi. J’allai voir l’autre demi-section, je trouvai le lieutenant à mi- chemin, les larmes aux yeux, me disant qu’il avait cinq tués à sa demi-section (…) avec les trois de chez moi, ça faisait huit tués à la section et cinq très grièvement blessés. Dès le lendemain les cinq succombaient, ce qui fit 13 morts dans la section de 29 hommes et gradés que nous étions » p. 149.
Verdun
A. Hervouet passe par plusieurs secteurs de Verdun (Avocourt, Damloup, Eix, Moulainville, Tavanne, Fleury) ; il évoque le bombardement constant qui frappe en ligne, en corvée ou à la relève. On voit surtout un combat d’artillerie, il y a peu de description de combats d’infanterie ; par exemple, soumis à un bombardement constant de quatre jours devant Damloup en avril 1916, il se terre : « dans ce trou je crois j’ai passé les heures les plus angoissantes de ma vie. » p. 66. L’alcool est important à Verdun « Ce qui ne manquait heureusement pas, c’était la gnôle. Jamais de ma vie, je n’avais autant bu de ce poison, il nous brûlait les intestins, mais ça nous réchauffait un peu et nous remontait le moral quelques instants. S’il baissait trop, nous en buvions un autre coup… » p. 103. Verdun représente l’engagement le plus intensif et le plus durable pour l’auteur qui y devient sergent : « Nous étions au 23 septembre et dans le secteur de Verdun depuis le 28 février, cela faisait donc près de sept mois que la division était dans le secteur. Sûrement, notre 68e DI tenait, à ce moment-là, le record de longue durée dans ce secteur de Verdun où tant de divisions avaient fondu comme beurre au soleil. Mais c’était bien grâce à nos fréquents renforts que nous avons pu tenir aussi longtemps, car bien peu des hommes ont fait les sept mois sans aucun mal. J’eus la chance (si toutefois c’en était encore une) d’être de ce nombre. » p. 107.
La bonne blessure
La bonne blessure est souhaitée par Hervouet, mais est-elle toujours bonne ? (avril 1915) « Mon excellent ami Pierre Pavageau fut atteint d’une balle arrivée par un créneau, elle lui traversa la main. (…) j’enviai son sort, car tous s’entendaient dire : c’était la bonne blessure et il avait bien de la chance! Pourtant j’appris plus tard, il était bel et bien estropié pour toujours. » p. 38. La perspective reste attirante en 1916, alors qu’il est sergent: « Mon ami Grolleau, arrivant de permission le matin, fut blessé, dès la nuit suivante. Sa blessure ne fut pas très grave, assez pour être évacué et s’arracher en vitesse, une grande faveur (que je n’ai pu obtenir) p. 95. Hospitalisé en août 1918, il est amer : « je commençais à goûter au bonheur éprouvé quand on est bien soigné et que l’on ne souffre pas beaucoup. Je me disais souvent: ceux qui avaient été évacués, à plusieurs reprises pendant la guerre, sans avoir eu de graves blessures, avaient eu bien plus de chance que moi, toujours resté à souffrir dans les tranchées! » p. 172
Comment annoncer le décès d’un camarade ? (septembre 1916)
« Ce fut pour moi un coup bien pénible, le pauvre Girard était le seul à la compagnie que je connus avant la guerre. (…) mon devoir était de prévenir sa famille. Ce serait un rude coup pour sa pauvre mère. Il ne fallait pas lui dire, de suite, toute l’étendue de sa perte ceci aurait pu être pour elle un coup mortel. Elle avait déjà eu à déplorer la perte d’un autre fils, mort à la guerre! Avec tous les ménagements possibles, je lui faisais savoir, dès le soir, par une lettre que son fils, mon excellent ami Ferdinand, avait été blessé. Je ne connaissais pas encore la gravité de la blessure, je lui ferais savoir dès que je saurais moi-même. Le surlendemain, je faisais savoir à sa famille ce qui s’était passé, ça me peinait beaucoup… » p.104
Le récit reproduit aussi quelques éléments anecdotiques ; la découverte d’un trésor est assez pittoresque et finalement rare dans un contexte où travaillaient des millions de taupes humaines : (novembre 1915 sur la Seille, devant Nancy) « c’est en creusant un de ces derniers (abris), destiné à faire blockhaus qu’un homme de mon escouade découvrit à 0 m 70 du niveau du sol, un trésor contenant une valeur en pièces d’or et d’argent assez importante. Ces pièces qui dataient du 12ème et du 13ème siècle étaient à l’effigie des ducs de Lorraine et des rois de France. J’en eu trois pour ma part, je me promis de les conserver. Le trouveur eut 700 francs et les 7 ou 8 autres qui l’accompagnaient une somme égale à partager entre eux. Le reste appartenant à l’Etat. » p. 46. L’auteur évoque aussi l’arrivée de soldats d’outre-mer: « A cette époque -là, il nous arriva en renfort des nègres, des Martiniquais. Ils n’étaient pas trop mauvais gars, mais fainéants comme des couleuvres, et surtout avaient une peur terrible des « obis » comme ils disaient, au lieu des obus, jamais il ne leur a été possible de prononcer le « u »! Nous en avions 7 à la section. Ils étaient mélangés avec les anciens de la compagnie, cependant ils parlaient tous français. » p. 94. Le sergent, gazé, est évacué avec une cécité temporaire en août 1918 (combats de l’Aisne à Oulchy le Château) : « les 3/4 de ceux prenant le train étaient aveugles, et il fallait les conduire! J’étais du nombre. Nous nous tenions par nos vestes. Un guide nous conduisait ainsi par 7 ou 8…une fois dans le train on n’entendait que des gémissements de toutes parts. Ce fut un triste voyage. » p. 171.
Au total une vision intéressante en 1919 de l’expérience combattante, avec l’impression d’une guerre loyalement faite (il finit adjudant) mais toujours d’une guerre subie, menée sans enthousiasme : ce même témoignage rédigé dans les années 30 ou 50 aurait-il eu la même tonalité ?
Vincent Suard, juin 2016

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Castelain, Gabriel (1890-1915)

1. le témoin
Jean Gabriel Castelain est né à Santes (Nord) en 1890. Il grandit à Haubourdin, un faubourg de Lille, dans une famille catholique très pratiquante. Il a deux frères et deux sœurs : Emile, religieux et brancardier, est blessé grièvement en 1914, et Paul, classe 17, fait la guerre au 8e BCP à partir de 1916. Une sœur meurt de la grippe espagnole en 1918. Gabriel adolescent suit l’enseignement du petit séminaire d’Haubourdin, qui accueille aussi des élèves sans vocation ecclésiastique. Il fait son service militaire de 1911 à juin 1914 (loi des trois ans) puis se marie avec Suzanne le 21 juin 1914. Mobilisé comme sergent au 110e Régiment d’infanterie de Dunkerque, il combat en Belgique, devant Reims, puis sur l’Aisne (Bois de la Miette – ferme du Choléra) à l’automne 1914. Transféré en Champagne en décembre 1914, il est tué lors de la première grande offensive devant le Mesnil-les-Hurlus le 18 février 1915. Il est enterré au cimetière du village, mais les lieux seront totalement bouleversés par la seconde offensive de septembre 1915 : en 1917, son jeune frère Paul ne parviendra pas à retrouver sa tombe.
2. le témoignage
Les carnets furent rendus à sa veuve par l’autorité militaire en 1919. L’association « La Mémoire de Ronchin » a publié en février 2016 un livret (68 pages, ISBN 802 750 778 00010) reproduisant le « Journal de guerre 1914/1915 de Jean Gabriel Castelain ». Cette publication est la copie fidèle des calepins rédigés au jour le jour au crayon, dans la tranchée ou à l’arrière. Une double page présente une photographie de deux pages des carnets originaux en regard de leur transcription et montre le souci de véracité de la reproduction, la seule modification étant des italiques non présentes dans l’original. L’iconographie a été ajoutée par l’association.
3. analyse
Le journal relate les faits de guerre, mais son originalité tient d’abord à ce qu’il traduit des sentiments, des émotions. La rédaction sert un propos intime, un dialogue avec soi-même qui semble aussi destiné à être montré à sa femme après la campagne : « A la pensée que petite Suze lira bientôt ces quelques pages, véritable roman d’un cauchemar vécu, je me sens vaillant, Dieu est là c’est tangible. » (p. 29).
Les combats
Le premier domaine est celui de l’affrontement avec les « alboches », qui ne deviennent les « boches » qu’en octobre. Lors de la bataille de Charleroi, le spectacle des réfugiés fuyant les combats provoque compassion et colère (27 août) : « Que c’est triste : une jeune femme, chassée de la frontière par les alboches, tient dans ses bras une petite mioche qui se meurt. Derrière elles suivent un moussaillon de sept ans et une petite fille de huit ans, ils sont perdus et ne savent où aller, la mère est en haillons (…) quels bandits que ces alboches ! » p.13. La bataille de Guise (29 août) est un traumatisme (« la journée la plus terrible de ma vie ») ; l’affrontement dure toute la journée : «L’officier que je venais de tuer devant moi d’un coup bien ajusté m’avait rendu tout drôle. Que c’est donc terrible. » p. 17. Après la retraite et le combat d’arrêt du 6 septembre, c’est le recul allemand et la description classique du champ de bataille de la Marne qui se découvre aux combattants : «Je suis témoin d’un spectacle horrible, des cadavres par dizaines sont étendus partout, dans les bois, dans les fossés, ruisselant de sang, des têtes déchiquetées, des ventres ouverts, je regardai cela sans trop de haut-le-cœur, la guerre vous endurcit son homme. » p. 21. La reprise de contact à Pontavert devant l’Aisne est violente et l’ennemi ne veut pas déloger : (27 octobre) «par ordre du général, le 110e va être cité à l’ordre du jour : nous avons perdu 1128 hommes du 15 septembre au 15 octobre. Horrible chose que la guerre ! » p. 42. A partir de novembre les considérations personnelles dominent, mais le combat revient par épisodes, 1er février 1915 : «le caporal de demi-section qui avait remplacé celui blessé vendredi dernier tombe, tué d’une balle ou d’un éclat d’obus au cœur. Il dit « je suis blessé » et tombe raide mort près de moi. La mort plane autour de nous à toute seconde depuis le début de la guerre. C’est une compagne terrible, cruelle, ignoble, qui veut de nous à chaque pas (…) Sales boches, il faudra payer un jour toutes vos infamies et vos atrocités. » La dernière description est un tir trop court de préparation de 75 en vue d’un assaut. C’est l’épisode le plus dramatique du recueil (12 février au Mesnil-les-Hurlus) « Ah ! je comprends maintenant quelle doit être la terreur de ceux d’en face pour ces engins effroyables ! (…) un obus ennemi a, paraît-il, coupé le téléphone ; notre capitaine fait lancer plus de 20 fusées rouges pour avertir, rien n’y fait, un brouillard nous sépare. (…) Ils me regardent de côté, les yeux hagards, en répétant, fous d’horreur et de terreur « trop court, Sergent, trop court. » (…) L’horrible tragédie se déroule toujours. J’ai fait depuis quelques minutes le sacrifice de ma vie. A mes voisins immédiats, je crie « c’est le moment de bien mourir mes enfants, pensons à Dieu.» Un mourant me répond « Ah ! Quel malheur, mon Dieu, quel malheur. » Il a 3 enfants. (…) Le capitaine est à l’entrée de la tranchée. Il a les yeux humides et hagards. Fou du spectacle que j’ai vu, je passe, en allant je ne sais où (…) le capitaine me fait brutalement « Ah ! Combien ? Castelain, combien ? » Mon Capitaine, j’ai marché sur tous, mais tous ne doivent pas être morts.» p. 64. L’épisode fait une quinzaine de tués à la demi-section (il y a neuf survivants).
La chère femme
G. Castelain, 24 ans, est très épris de son épouse, et n’a eu qu’un mois de vie maritale jusqu’à la mobilisation. Son journal est jalonné de témoignages d’affection pour « sa petite Suze ». Cette intimité est en permanence reliée à un patronage religieux, à l’évocation d’une protection divine. (6 octobre 1914, courrier) « Quelle confiance quelle résignation, j’ai pu lire entre les lignes ! Oh merci mon Dieu, c’est ce qui m’a fait le plus plaisir ! (…) Ma confiance est sans bornes. Dieu est avec nous. » p. 34. Les dimanches sont importants car les époux se retrouvent réunis dans la communauté de la prière (6 septembre) «Il est dimanche 6 heures « Suze prie pour son Gaby » quel réconfort ! » p. 21 ou « Là-bas ils sont en prières et nous ici assis au soleil sur les bords de l’Aisne paisible (…) nous unissons notre prière à celles ferventes de là-bas, le doux nid familial où il nous tarde toujours de rentrer ! Que c’est réconfortant mon Dieu cette union de prière ! » p. 34
Le déchirement de l’occupation
Le soldat nordiste en campagne prend aussi progressivement conscience de l’envahissement des deux tiers du département (chute de Lille le 12 octobre) : aux tracas du front s’ajoute bientôt une autre inquiétude : (17 octobre) «On parle de l’arrivée des boches près de Lille. Serait-ce possible ? » p. 39. Le journal illustre ce tourment, sans aucunes nouvelles des proches : (22 octobre) « Les nouvelles sur Haubourdin et Lille nous arrivent. Que Dieu nous aide dans cette grande épreuve. Plus de lettres, comme c’est dur aussi, puis l’incertitude. Que c’est angoissant ! » 23 octobre : «le bruit court que Lille a souffert de l’invasion. (…) Ah, combien dure est l’épreuve ! » p. 40. Des communications postales avec des proches à Armentières le rassurent un peu, mais en 1915 les rumeurs et l’absence totale de nouvelles minent le moral du sergent : (19 janvier 1915) «Un nouveau bruit court encore sur la libération de Lille. J’écris une carte à Haubourdin à ma bien-aimée petite femme dont le cœur doit souffrir tant et dont l’idée de cette souffrance me poursuit nuit et jour, augmentant mon chagrin. »
Un croyant au combat
Ce témoignage d’un fervent catholique, dont le frère aîné est rédemptoriste, relève d’une conception d’une religion protectrice : 17 août « Dieu me garde, la bonne Vierge et Saint-Joseph sont là. Courage. ». La foi permet de tenir (à Pontavert) : « Quel épouvantable spectacle que ces morts, que ces hurlements de blessés dans la nuit. (…). Quel réconfort aussi d’avoir la foi en ces horribles moments !… » Le terme «Fiat !» (résignation et résolution) scande les carnets et apporte un calme moral, « fiat donc et patience » p. 29. Les centres d’intérêt sont religieux (après la messe de Minuit à son frère) : « J’écris à Emile une lettre de 6 pages lui donnant les détails de la belle cérémonie. ».
Pour lui la guerre a ramené les soldats vers Dieu, il s’en réjouit : (2 octobre) «Il est bon de remarquer combien le revirement dans la foi est profond. Les sorties d’églises ressemblent maintenant à des sorties de cinéma et ces derniers sont fermés. Alors la constatation est bonne et cela me réjouit fort. C’est sans nul doute ce que Dieu veut à tout prix et il a employé de grands moyens terribles. » p. 33. Ce mouvement touche surtout des croyants auparavant discrets sur leurs convictions : «beaucoup de ceux que l’on ne voyait jamais parler de Dieu, n’ont plus peur maintenant d’afficher leur foi et la plupart ont leur chapelet en main.» p.49. Le retour vers l’autel ne semble toutefois pas général : (28 octobre) «Que Dieu nous aide, nous en avons tous besoin ! Ah ! Qu’ils sont donc malheureux ceux qui n’ont pas la foi ! J’en entends, malgré tout, blasphémer : les malheureux, ce n’est guère le moment ! » p. 42. Pas d’évocation de croisade, mais la seule évocation positive des Allemands détestés est celle de la Toussaint dans la tranchée (1er novembre) «on s’attend à une attaque et à voir surgir des têtes. Non, des chants latins d’une musique douce comme la nôtre, parfois dans les paroles. C’est la Toussaint. Ils ne l’oublient pas, eux au moins. » p.43.
L’auteur est persuadé d’être personnellement protégé, ce qui lui apporte un grand réconfort moral : 28 novembre «La meilleure preuve que je suis protégé miraculeusement, la voici : je viens à l’instant d’échapper à une mort certaine, une fois de plus parmi toutes les autres fois. Je causais tranquillement au Caporal Cavrois (…) une balle boche avec le dzz habituel vient lui traverser la main et écorner ma pipe (…) Pour moi, quelles actions de grâces, n’ai-je pas immédiatement fait monter au ciel ! » p. 51. Le raisonnement poussé à l’extrême déroute un peu le statisticien contemporain: (11 décembre) «Une simple constatation éloquente entre toutes. Je reste à la compagnie le seul sergent réserviste parmi ceux partis de Dunkerque. N’est-ce pas consolant pour moi et encourageant ? » p. 54.
Au total donc un témoignage intéressant sur « ceux de 14 », sur l’expérience nordiste du combat et sur le vécu intime des plus fervents des catholiques flamands français, comme l’illustre encore ce dernier extrait : (1er janvier 1915) « Heureux de se trouver encore vivants, nous nous présentons mutuellement les souhaits de bonne année. Triste journée, quand même où, malgré moi, je me sens bien chagrin. Par la pensée, j’envoie à ma bien-aimée petite Suze mes meilleurs vœux avec mes plus tendres baisers ainsi qu’à mes parents bien-aimés dont de si douloureuses épreuves me séparent. Dieu seul me reste encore présent en moi. Vers lui, montent mon chagrin et toutes mes pensées. Vers lui, je crie ma confiance inébranlable, ma foi au retour cette année sans nul doute. Oh ! Que le découragement viendrait donc vite si Dieu, la bonne Vierge et Saint-Joseph n’étaient là. Chaque jour, là-bas, l’on pense et l’on prie. »
Vincent Suard, juin 2016

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