Darnet, Paul (1888-1973)

1. Le témoin

Paul Darnet et sa famille

Paul Darnet et sa famille

Paul Auguste Darnet, né le 31 janvier 1888 à Saint-Simon (Aisne), est sculpteur sur bois avant son service militaire, qu’il effectue dans diverses unités d’artillerie (6ème batterie du 18ème bataillon d’artillerie à pied, 3ème puis 6ème Régiment d’Artillerie à Pied au fort Saint-Michel à Toul) du 8 octobre 1909 au 25 septembre 1911. De retour dans la vie civile, il entre chez Michelin et épouse en 1912 une sténodactylo, Berthe Richard, avec laquelle il aura une fille, Paulette, née à la veille de la guerre et qui décèdera de la grippe espagnole 19 septembre 1918 (Paul n’obtiendra d’ailleurs une permission que 5 jours après l’enterrement). A la déclaration de guerre, il est remobilisé au 6ème RAP (43ème batterie puis 27ème batterie) à Toul puis au 3ème RAP en mars 1917. Il change de calibre le 1er août suivant et passe au 73ème Régiment d’ALGP. Il sera successivement brigadier puis maréchal-des-logis (21 juin 1915) et y participera à toutes les batailles de ces unités. Gazé deux fois (le 22 mai 1916 au ravin d’Assevillers (Somme), ce qui l’éloignera du front jusqu’en octobre 1916, en ayant avoué à son épouse une congestion pulmonaire, puis à Verdun en 1917), commotionné (au ravin de Cuissy-et-Gény sur le Chemin des Dames), il est démobilisé le 20 juillet 1919. Ses derniers mois de guerre sont passés en Champagne et en Lorraine à la réfection de la voie ferrée Laon-Reims et à divers travaux d’entretien. Demeurant Paris, et ayant exercé différents métiers après-guerre, dont celui de clerc de notaire, il aura finalement deux garçons et une fille. Il décède quelques années avant son épouse, devenue aveugle, en 1973. C’est sa petite-fille, de formation artistique, qui, ayant retrouvé 579 lettres et 169 cartes (de Paul uniquement, sauf une carte de Berthe écrite le 25 février 1919) dans une boîte en carton (avec un manque toutefois de courriers écrits de janvier à octobre 1917), qui en a décidé la publication dans un ouvrage très esthétique, jouant avec la graphie de ce corpus pour en extraire la « palette des sentiments » qu’il contient.

2. Le témoignage

Couverture de l'ouvrage

Boumendil, Sylvia, Ma petite femme adorée. lettres de mon grand-père, 1914-1919. Paris, éditions Alternatives, 2002, non paginé, (174 pages).

Paul Darnet rejoint son unité au fort de Villey-le-Sec (sud-est de Toul en Meurthe-et-Moselle) en partant de Paris, y laissant Berthe et Paulette, le 4 août 1914. Il y construit de nouvelles batteries destinées à recevoir des pièces de siège. Ses premiers jours de guerre ne sont pas belliqueux ; il est bien logé, couche dans la paille et décrète que « la chose essentielle c’est de corriger l’Allemagne, et ensuite je pense que nous vivrons tranquillement en paix ». Le 8 novembre, il estime toujours une guerre courte contre le « boche ». Le 1er janvier 1915, il est « désigné pour former avec 175 hommes une batterie lourde mobile » à Toul avec les nouvelles pièces de 105 mm. Il rassure son épouse sur ce nouvel poste : « Tu vois qu’il n’est pas très dangereux d’être artilleur, et d’ailleurs, j’ai toujours confiance en mon étoile qui a toujours su m’épargner, donc pas de mauvais sang pour cela ». C’est pourtant avec cette formation qu’il dit recevoir le baptême du feu : « Je n’ai pas été émotionné plus que ça. Je t’assure qu’on se fait très bien à ce vacarme ». Pourtant il finit par lâcher, le 18 novembre 1916 : « Ce n’est pas pour me faire plaindre mais je veux te dire la vérité et je crois que l’on ne peut reprocher le manque de courage ou autrement dit la lâcheté à un homme qui marche depuis le 3 août 1914. En résumé, les cochons sont mieux traités dans une ferme ». Au sortir de Verdun, il témoignage sa satisfaction d’en être sorti vivant : « Voici tout de même un calvaire de franchi et j’en suis soulagé. Sortir du ravin de la mort sans une égratignure c’est une satisfaction. Il est vrai que je n’ai pas encore la croix de guerre, mais puisque je n’ai pas la croix de bois, c’est l’essentiel ». Il s’épanche à nouveau le 25 octobre 1917 : « … Aujourd’hui, je me suis fait porter malade et je suis exempt de service pendant deux jours mais ce n’est pas mon affaire et je voudrais être envoyé à l’hôpital, j’ai tant envie des vingt jours à passer chez nous, seulement l’ennui c’est que je n’ai pas de fièvre, il me faudrait un petit 38,5° et ça y serait. C’est vraiment intéressant quand on sait que l’on a rien de grave. J’en ai tellement par dessus la tête de ce métier. Je crois bien que j’en suis dégoûté pour toujours puisque même à l’arrière je ne puis plus le souffrir. Oui, c’est vrai que je m’ennuie de ma nénette. Quand je pense qu’elle aura 4 ans dans un mois et que je l’ai quittée à 8 mois, ça me révolte… » Et enfin, le 7 février 1918 : « Mais il est certain en tous cas que cette fin est bien longue à venir et que j’ai un dégoût de cette vie tellement grand que je demande la fin à tout prix… ». Mais la guerre qui dure est n’est pas seulement difficile pour l’artilleur ; le 26 octobre 1918, il écrit : « C’est vrai, ma Bézerbe, que le sort a été trop cruel envers nous mais c’est être cruel envers moi que de te désespérer à ce point et de penser un seul instant à mourir et à me laisser seul… ». A plusieurs reprises en effet, on sent aux réponses de Paul la tendance neurasthénique de Berthe, bien entendu compréhensible surtout après la mort de sa fille. S’il trouve quant à lui un secours moral dans la religion catholique, il précise toutefois à sa femme, le 2 novembre 1918 : « Ne crois pas pour cela mon Bésicot que je sois tombé dans le mysticisme, non, mais je crois que dans la tristesse on sent toujours le besoin d’entendre parler de choses spirituelles, de choses que l’on ne se sent pas capable de définir, qui sortent du naturel… ». La paix retrouvée ne change rien à son état d’esprit ; le 28 décembre, il dit : « Je voudrais bien être plus vieux de huit jours. C’est incroyable ce que l’on demande à vieillir, réellement, cette vie me dégoûte, peut-être davantage encore depuis le 11 novembre. Quand on voit à quoi l’on est utile… ». En effet il tempête encore le 10 avril 1919 contre une libération qui n’arrive pas : « Ici, c’est toujours la même vie terne, il y a de quoi mourir d’ennui et il faut se retenir à quatre pour ne pas tout envoyer promener ». La dernière lettre reproduite, le 17 juillet 1919, écrite au camp de Mailly (Aube), évoque la construction en cours de sa maison avec Berthe et son retour prochain ; la vie continue et Paul va reprendre sa place au foyer.

3.Analyse

Sylvia Boumendil, artiste, petite fille de Paul Darnet, a publié dans ce beau livre un ouvrage testimonial graphique. Aussi, ces extraits de la correspondance de Paul et de Berthe ne forment qu’une effleure d’un corpus de 748 correspondances d’un artilleur, de formation ouvrière, catholique, avec une culture politique manifeste et très aimant de son épouse. A la lecture de ces extraits finalement ténus, l’historien regrette immédiatement le parti pris d’un ouvrage certes à haute valeur graphique ajoutée, mais qui le prive d’une matière susceptible d’enrichir la littérature testimoniale des artilleurs de forteresse (au début de la guerre, avec son inaction en pleine bataille des frontières), puis d’un artilleur à pied, et enfin d’un artilleur de la « lourde ». Ce même si elle apparaît ne pas se démarquer des codes de la correspondance de guerre, Paul Darnet pratiquant, comme quasi tous les poilus, l’autocensure commune (cf. Woëvre le 8 mars 1915 : « Il ne faut pas que Juliette se frappe autant, après tout les tranchées ne sont pas un enfer et la saison surtout est plutôt à craindre que les boches »), y compris sur ses blessures (il dénonce le 15 août 1916 des « troubles cardio-rénaux sans fièvre » puis le 3 septembre une « petite congestion pulmonaire » alors qu’il a été gravement gazé puisqu’absent près de 6 mois de sa batterie), il donne toutefois quelques informations pratiques sur sa condition et son expérience de guerre. L’ouvrage témoigne aussi de l’amour d’un couple dans une correspondance très affective et protectrice. Mais pas seulement ; une lettre du 13 octobre 1917 est éclairante sur le manque qui pèse : « Maintenant, au sujet de la permission pour Troyes, il est probable qu’il te serait impossible d’y aller la semaine. Tu peux donc écrire et retenir pour samedi 20 courant. Nous pourrons passer une bonne nuit et une bonne journée. J’arriverai par un train passant par Troyes vers 10 h. Mais je crois qu’il ne faudra pas s’attendre sur le quai de la gare, le premier arrivé se rendra au dodo tout de suite, dis ma petite maîtresse chérie ? » [souligné dans l’édition]. Dès lors, par ces « échantillons » de grand intérêt supposé, il n’est qu’à aspirer à ce que l’ensemble de ce matériau soit publié. L’ouvrage est abondamment illustré, mais de traitements graphiques d’éléments iconographiques des cartes de correspondance. A noter les différents sobriquets affectueux donnés par Paul à Berthe (Loulou, poulet, Bésicot, Bello ou Bézerbe) et à sa fille (Fanfine). Les extraits de cette correspondance choisis sur le seul critère da la diversité des sentiments, ne permettent en effet pas d’en évaluer correctement la profondeur (par exemple la mort tragique de sa fille en septembre 1918, qui éclaire l’historien sur la question du deuil personnel au sein des deuils de guerre). De même, l’absence de présentation des personnages cités çà et là, comme son père par exemple, est préjudiciable à l’analyse du témoin. L’ouvrage est enrichi de documents annexes (extrait de sa fiche matricule, décorations et une citation), qui finalement répondent au parcours militaire, quasi absent de la présentation par Sylvia Boumendil, et un portrait de la famille en 1917.

Yann Prouillet, mars 2017

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Cummings, Edward (1894-1962)

1 – Le témoin
Écrivain et peintre, Edward Estlin Cummings est considéré comme l’un des grands poètes américains du XXe siècle.
Né à Cambridge dans le Massachusetts (U.S.A.), Edward grandit dans un milieu culturel aisé. Son père est professeur à l’université d’Harvard, il deviendra ensuite pasteur unitarien. Très tôt, Edward écrit des poèmes. De 1911 à 1916, il étudie à Harvard, où il se lie d’amitié avec John Dos Passos et obtient un Master en anglais. Puis, il étudie la peinture à New York.
À la mi-avril 1917, il s’engage pour six mois dans le « Norton-Harjes Ambulance Corp », un corps d’ambulanciers de la Croix-Rouge américaine, au service des armées françaises. (Les écrivains Ernest Hemingway, John Dos Passos et Dashiell Hammett s’engagèrent eux aussi comme ambulanciers.)
Durant un mois, Edward Cummings et son compatriote William Slater Brown découvrent Paris et apprennent le français en attendant leur affectation. Ils rejoignent la Section Sanitaire Vingt-et-un des ambulances Norton-Harjes, établie à Germaine près de Noyon (Oise). Rapidement, les deux amis se font remarquer par leur comportement non-conformiste et s’attirent l’hostilité de leur supérieur. Des lettres écrites par William Brown sont interceptées par la censure française et les deux hommes, soupçonnés d’espionnage, sont arrêtés par des agents de la Sûreté française. Ils se retrouvent internés dans un camp de triage à La Ferté-Macé, dans l’Orne en Normandie. Pendant trois mois, de la fin septembre à décembre 1917, ils partagent les conditions de captivité des autres suspects, hommes et femmes de diverses nationalités, qui attendent de comparaître devant une commission. Déclaré coupable, William Brown est transféré à la prison de Précigné dans la Sarthe, tandis qu’Edward Cummings est libéré grâce aux démarches entreprises par son père. Celui-ci avait alerté les autorités de son pays et l’ambassade américaine de Paris put retrouver la trace de son fils. En janvier 1918, il est de retour aux U.S.A.
Edward Cummings va se consacrer à son œuvre littéraire, publier de nombreux recueils de poèmes, revenir à Paris, voyager en Europe, en Union soviétique (thème de son livre Eimi) et en Afrique du Nord. En 1952, l’université d’Harvard lui offrira une chaire de professeur.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de son père qu’Edward Cummings rédige en 1920 un témoignage de sa détention. Les carnets de notes prises à La Ferté-Macé lui permettent de recréer l’atmosphère de l’énorme chambrée, où vivaient les hommes enfermés. Son récit, The Enormous Room, est publié en 1922 dans une version tronquée (passages supprimés, modification des phrases écrites volontairement en mauvais français). Le succès du livre nécessite un retirage en 1927 et 1929. Une version revue et corrigée est publiée en 1928 grâce à Lawrence d’Arabie. La version définitive paraît en 1934. Au début du texte, Edward Cummings déclare son « goût inné du ridicule » (p. 54) et, de fait, le récit est teinté d’un humour de dérision.

3 – Analyse
Les ennuis d’E. Cummings et W. Brown commencent à la Section Sanitaire Vingt-et-un. Leur chef, un Américain, les met en garde : « Vous, les gars, vous devriez éviter ces sales Français », « Nous, on est là pour faire voir à ces cornards comment on fait les choses en Amérique », et E. Cummings ajoute : « Ce à quoi nous répondions en fraternisant à tout bout de champ » (p. 21-22). Dès la cinquième page, les deux amis sont arrêtés, emmenés à Noyon, puis séparés.
Escorté par deux gendarmes, E. Cummings voyage en train jusqu’à Briouze, dans l’Orne. Le trio termine à pied les treize kilomètres qui les séparent de La Ferté-Macé. « Je voulus qu’on s’arrête au premier café venu afin que je puisse nous offrir un verre. Cette proposition recueillit l’assentiment de mon escorte, qui m’obligea pourtant à la précéder de dix pas et attendit que j’eus fini avant de s’approcher du bar non pas par politesse, bien entendu, mais parce que (j’eus vite fait de le comprendre) les gendarmes n’étaient pas très bien vus par là, et que le spectacle de deux gendarmes accompagnant un prisonnier aurait pu inspirer les habitués de le délivrer » (p. 76).
Arrivé de nuit dans la chambrée non éclairée, E. Cummings est surpris : « Tout habillé, je tombai sur ma paillasse, fatigué comme jamais, ni avant ni après. Mais je ne fermai pas les yeux : car tout autour de moi s’élevait une mer de bruits tout à fait extraordinaires… la salle, jusqu’ici vide et comprimée, devint soudain une énorme chambrée : des cris, des jurons, des rires étranges la tiraient sur le côté et vers le fond, lui conférant une profondeur et une largeur inconcevable et la comprimant en une proximité affreuse. De tous côtés, et pendant vingt bonnes minutes, j’étais bombardé férocement par au moins trente voix parlant en onze langues (je distinguai le hollandais, le belge, l’espagnol, le turc, l’arabe, le polonais, le russe, le suédois, l’allemand, le français – et l’anglais) venues de distances allant de quelques centimètres à vingt mètres » (p. 85-86).
Au matin, il découvre la chambrée, une grande salle dont les piliers semblent désigner un ancien lieu monacal, et retrouve son ami parmi la trentaine de captifs. Il découvre le fonctionnement quotidien du camp, les gardiens et leurs chefs. La plupart des plantons sont des réformés : « C’étaient en effet des réformés que le Gouvernement Français envoyait de temps en temps à La Ferté ou à d’autres institutions analogues pour qu’ils prennent un peu l’air. Aussitôt qu’ils avaient, dans cette atmosphère salubre, retrouvé la santé, on les rembarquait dans les tranchées, pour assurer la sécurité du monde, la démocratie, la liberté, et tout ce qui s’ensuit » (p. 111).
Hommes et femmes sont séparés, chaque groupe ayant son quartier et sa cour de promenade. Certaines détenues sont des prostituées interpellées dans la zone des armées ; d’autres sont des épouses qui, avec leurs enfants, ont accompagné en prison leur mari suspect afin de le rencontrer aux heures autorisées ; d’autres, de nationalité étrangère, telle Margherite une Allemande, sont suspectes (p. 112). Quelques femmes rebelles n’hésitent pas à défier les autorités du camp, quitte à subir de longues peines d’isolement (p. 198-211).
Au fil des jours, le nombre des captifs passe d’une trentaine (p. 120) à une soixantaine (p. 254), âgés de 16 ou 17 ans (p. 216) à 67 ans (p. 255). E. Cummings observe ses compagnons de misère qu’il décrit longuement, et plus particulièrement quatre d’entre eux auxquels il consacre quatre chapitres : le Fils du vent (un gitan), le Zoulou (un paysan polonais), Supplice (un très humble polonais), et Jean-le-Nègre.

Ce qui ressort de ce témoignage, outre les conditions de détention, c’est l’apparente absence du bien-fondé des arrestations, et E. Cummings conclut : « Après tout, qui avait droit à La Ferté ? Toute personne que la police dénichait dans la douce France et qui remplissait les conditions suivantes : (1) être innocente de trahison ; (2) être incapable de le prouver » (p. 148). Il constate que la plupart ne savent ni lire, ni écrire, et ajoute : « Pis encore, la plupart de ces affreux criminels, comploteurs infâmes contre l’honneur de la France, ne savaient pas un mot de français » (p. 148).
Il ironise sur la situation d’un Hollandais, qu’il surnomme « l’Astucieux » : « C’est un joueur né, l’Astucieux – et sans doute que jouer aux cartes en temps de guerre constituait un crime abominable et bien sûr qu’il jouait aux cartes avant d’arriver à La Ferté ; je suppose que gagner au jeu en temps de guerre est d’ailleurs un crime inqualifiable, et je sais qu’il avait gagné au jeu auparavant – et donc voilà expliquée, de façon bonne et valable, la présence de l’Astucieux parmi nous » (p. 168).
Certains captifs essaient de contacter leurs ambassades. Ils écrivent ou demandent à un codétenu d’écrire pour eux. Remises aux autorités du camp, les lettres ne parviennent pas à destination, tandis que le courrier sorti secrètement du camp arrive à bon port (p. 102, 114-115, 221, 253, 275, 359).
En 1920, E. Cummings songe à l’épreuve qu’il a endurée : « Monsieur Malvy, ce très-distingué ministre de l’intérieur, prenait sans doute plaisir à cueillir les papillons – jusqu’à ce qu’on le cueillît lui-même. Un jour je devrais aller lui rendre visite à la Santé (ou dans tel autre lieu de villégiature où on l’aura consigné) et, me présentant à lui en tant que l’un de ceux qu’il avait expédiés à La Ferté, lui poser un certain nombre de questions » (p. 158).

Edward Estlin Cummings, L’énorme chambrée, Traduit de l’anglais par D. Jon Grossman, Christian Bourgeois éditeur, 1978 ; réédition Christian Bourgeois éditeur, Collection Titres n° 10, 2006, 393 pages.

Isabelle Jeger, février 2017

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Artis, Lucien (1895-1985)

1. Le témoin

Lucien Artis naît le 23 mars 1895 à Marbache (Meurthe-et-Moselle). Deuxième fils des trois enfants de Lucie et Joseph Artis, dont les professions ne sont pas connues, il vient manifestement d’un milieu ouvrier. Il catholique très pratiquant. Après des études sommaires, il dit, dans une petite introduction pour ses enfants à ses carnets, être entré à l’usine de Montataire, à Frouard, à 13 ans : « Vos grands-parents n’avaient pas les moyens de nous faire donner une instruction supérieure en ce temps-là… » (page 5). La guerre déclenchée, il occupe dans cette usine un poste de secrétaire de l’ingénieur, chef du service des Hauts-fourneaux. C’est le futur capitaine Aubertin, du 39ème d’artillerie qu’il saluera sur le front en avril 1915. Son frère, ainé de quatre ans, est au service militaire comme sergent téléphoniste au 160ème R.I. de Toul. Dès lors, il aspire à lui-même à prendre l’uniforme. Rongeant son frein, il est spectateur d’une guerre dont il finit par entendre le son se rapprochant, à la fin août 1914. Le 23, « Tous les habitants [de Marbache] sont en état d’alerte, nous nous attendons à recevoir l’ordre d’évacuation. Ma petite charrette est arrangée, elle est prête, chargée » (page 26). Mais la ligne tient bon et le village n’est pas envahi ; il restera toutefois à l’immédiate proximité du front, à quelques kilomètres du Bois-le-Prêtre. Le 10 décembre, il reçoit enfin sa feuille d’appel pour le 156ème R.I. à Decize (Nièvre), régiment dans lequel il reste quelques semaines avant de voir une demande acceptée pour qu’il rejoigne le 160ème de son frère en avril 1915. Il y occupera, dans son équipe, le poste de sapeur téléphoniste. Il rejoint le front en Artois le 8, y retrouve enfin Léon le 10. Il ne s’approche du front actif qu’à la fin du mois, dans le secteur de La Targette, mais c’est le 9 mai qu’il y participe à son premier coup de chien. Sa vision du front est dantesque et surréaliste. Léon y est blessé assez gravement à la cuisse. Il subira lui-même plusieurs petites blessures, et une grippe, mais le 26 juillet 1918, à Hautvillers, au nord d’Epernay (Marne), il est gravement blessé par éclat d’obus à la tête. Sa guerre est terminée. Le 13 janvier 1919, il est réformé temporaire, invalide à 40 % (trépané), a reçu la croix de guerre et est démobilisé. Il rentre à Marbache où il retrouvera Léon, également survivant. Lucien Artis épousera Catherine, qui lui donnera 5 enfants et deviendra en avril 1955 frère Lucien chez les Camilliens. Il décède à Arras le 19 février 1985.

2. Le témoignage

Artis, Lucien, A mes enfants, chez l’auteur, 2015, 263 pages.

3. Analyse

Publié dans une version familiale, l’ouvrage a les défauts de ses qualités. Comme le plus souvent dans ce type de publication, ce livre souffre de problèmes typographiques, de composition, (un paragraphe est doublé par exemple), et de toponymie. Il est agrémenté de 11 photos (dont un portrait en pied, une page de son carnet, 3 clichés de Verdun, 2 de la Somme, 2 du Chemin des Dames et 2 de la Lorraine) mais sans indication de source. Sont elles de l’auteur, sachant qu’il dit (page 182) faire de la photo ? Il ne dispose pas non plus de sommaire ou d’index mais l’envoi par l’auteur lui-même à ses enfants répond à cet amateurisme : « Vous m’avez dit, ne pas pouvoir lire mon écriture. Alors je me suis mis au travail, j’ai recopié textuellement le contenu de mes carnets de route. » Pourtant quelques traces de réécriture (pages 68 et 118) se détectent au fil de la lecture, révélant le caractère pédagogique de sa démarche. L’intérêt pour l’Historien de ce petit témoignage se démontre dès son introït, Artis résumant tout d’une phrase : « Je n’ai rien fait d’extraordinaire. J’ai suivi le mouvement, les copains, je me demande encore comment j’en suis sorti. » L’autre intérêt du témoignage est celui d’un lorrain dont le village, ouvrier et industrieux, se situe à l’immédiat arrière-front du Bois-le-Prêtre. Il dépeint ainsi l’ambiance du village et des usines de la mobilisation à son départ au front en décembre 1914 et à plusieurs reprises, il veut rejoindre la guerre : « Quand donc sera mon tour ! » (p. 22), avec des volontés belliqueuses : « C’est à nous de les venger quand je serai soldat. Je penserai à tout cela, ma première balle sera ma première vengeance ! Mais quand ? » (p. 25), attiré par l’appel de la bataille : « De tous les côtés le canon tonne. Je veux m’engager ainsi que les jeunes de ma classe » (p. 32), sa proximité du front l’amène à voir la guerre depuis les hauteurs de son village. Il découvre la guerre mais la traverse finalement, par sa fonction de sapeur téléphonique, traverse les combats en spectateur, sans les décrire ainsi par le détail. Quelques tableaux sont toutefois signifiants (pages 97 ou 104). L’auteur relate plusieurs permissions, sans toutefois, règle commune aux témoins, en décrire le contenu. Toutefois, cet ouvrage est éclairant sur la mentalité ouvrière dans le conflit. Comme nombre de soldats, sa guerre est un spectacle impressionnant : il rencontre Poincaré dès son arrivée au front (p. 70), sa marraine de guerre (31 octobre 1916) (p. 184), voit un général (Bablon) chercher des poux (p. 134), un noble (Vilatte de Peufayot) recevant un colis (« un oreiller pneumatique, un petit réchaud, du parfum, etc… ») (p. 108) et même la mer pour la première fois (p. 181). Si l’ouvrage apporte techniquement peu d’informations sur le rôle spécifique de sapeur-téléphoniste régimentaire, le témoignage reste informatif et tout à fait utile dans une bibliographie testimoniale très ténue pour ce régiment lorrain.

Yann Prouillet, février 2017

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Ilovayskaya, Sophie (1889-1953)

Dans une bibliographie principalement en russe, un article en français a servi de base à la présente notice : Ludmilla Evdokimova, « Journal de Sophie Ilovayskaya : à la guerre pendant l’année 1917 », dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 71-87.
Née à Saint-Pétersbourg le 4 février 1889 (nouveau style) dans une famille aux racines cosaques, dans la partie la plus conservatrice de la société russe. Études à l’Institut Catherine II pour jeunes filles nobles. « Elle partage les convictions et les préjugés de son milieu : le monarchisme, le patriotisme chauviniste grand-russien, la conviction que ses privilèges nationaux et sociaux sont dus à la supériorité de sa caste. L’antisémitisme et la xénophobie aggravés par les bouleversements sociaux de l’époque font naturellement partie de cet ensemble d’idées et d’émotions » (L. Evdokimova).
Une copie de son journal de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile russe, 1916-1921, est conservée dans des archives privées en France. Le texte n’est pas dépourvu de fautes de style et d’orthographe ; il est parsemé de mots de français et d’anglais.
Attachée à la Croix Rouge de la Division sauvage en mai 1917, elle décrit principalement des soirées mondaines (bonne nourriture, thé, champagne, jeux…) au milieu de représentants de la noblesse, dans des wagons salons, les blessés occupant les wagons de 4e classe. Elle écrit sans hésitation que le peuple n’a pas besoin de « libertés » D’un ministre du gouvernement provisoire, elle dit qu’il a « trahi sa patrie au profit des slogans ». Elle évoque des différends entre officiers et soldats, des pillages, des combats entre troupes loyalistes et déserteurs.
Réfugiée en France, elle est décédée à la fin de 1953 ou au début de 1954.
Rémy Cazals, février 2017

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Sternheim, Thea (1883-1971)

Thea Bauer est née à Neuss (Allemagne) et est décédée à Bâle (Suisse). Son père, industriel prospère, lui a laissé une belle fortune. Épouse de l’écrivain Karl Sternheim, elle a utilisé le nom de son mari et Hubert Roland le conserve dans l’article qui sert de base à cette notice, « Les carnets (Tagebücher) de Thea Sternheim 1914-1918 : For privé, socialisation et engagement en Belgique occupée », publié dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 43-56. Elle a tenu des carnets personnels depuis l’année 1903. « Pour qui est-ce que j’écris le Carnet, en réalité ? D’abord pour moi. Et ensuite pour qui ? Peut-être pour personne. Peut-être ne le donnerai-je ni à Karl ni aux enfants et que je le détruirai », écrivait-elle le 5 septembre 1918. En fait elle les a conservés et ils sont déposés au Deutsches Literaturarchiv Marbach. La partie 1903-1925 a été éditée en 2002 avec quelques passages effacés, vraisemblablement par elle-même.
Chrétienne, elle a aussi un idéal de cosmopolitisme hérité des Lumières, caractéristique d’une bourgeoisie cultivée. Elle avait un large réseau de sociabilité dans le monde de l’industrie et de la politique, comme de l’art et de la littérature. Sa collection de tableaux comprenait des Renoir, Matisse, Gauguin.
En 1913, la famille s’installe en Belgique dans un domaine proche de Bruxelles. Elle doit quitter le pays à l’automne 1914 mais revient au printemps 1916, se considérant comme « occupante contre son gré ». Ses carnets décrivent la vie quotidienne, culturelle, politique en Belgique occupée par l’armée allemande. Elle critique les excès de patriotisme du cardinal Mercier. Au cours d’un séjour en Allemagne, elle dénonce les industriels de Rhénanie qui ne pensent qu’à accumuler les profits, et elle raconte une discussion avec un noble allemand à propos des exactions de l’armée impériale en Belgique. Ce comte lui répondit : « Nous avons été attaqués par la Belgique. » (Donald Trump et ses amis ajouteraient : « point barre » !)
Pour Thea, la guerre a été le naufrage de la civilisation. Il faudrait bâtir autre chose sur les ruines du nationalisme.
Réfugiée en France lors de l’arrivée des nazis au pouvoir. Elle compte André Gide dans ses relations et celui-ci lui facilite la sortie du camp de Gurs où elle est internée quelque temps en 1940.
Rémy Cazals, février 2017

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Bernard, Auguste

Auguste Bernard est mal connu. Alsacien, il est originaire de Saint-Jean, près de Saverne (aujourd’hui dans le Bas-Rhin). Dans des circonstances et à une date que nous ignorons, il a choisi la France et a combattu dans l’artillerie, comme simple soldat semble-t-il. Tout renseignement biographique qui pourrait nous parvenir sera bienvenu.
Son témoignage comprend une cinquantaine de courtes lettres ou de cartes postales envoyées à Marie-Louise Puech (voir ce nom dans notre dictionnaire) qui joua le rôle de marraine de guerre pour plusieurs soldats du front ou prisonniers en Allemagne. Texte en allemand. Une lettre de Marie-Louise Puech qui figure dans le fonds est rédigée en allemand parfait. Marie-Louise avait elle-même une ascendance alsacienne ; elle avait fait un séjour en Allemagne et avait obtenu à la Sorbonne une licence d’allemand. Les parents d’Auguste étant restés en Alsace, Marie-Louise et son mari lui ont servi de parents de substitution, lui envoyant de l’argent, des colis, un soutien psychologique, et l’accueillant à Paris lors de certaines permissions. Les lettres sont conservées aux Archives départementales du Tarn dans le fonds Puech.
Les lettres manuscrites étant en allemand, en caractères gothiques, il a fallu les compétences d’une spécialiste pour les déchiffrer. C’est Françoise Knopper qui en a tiré l’article « Un épistolier alsacien dans la Grande Guerre », paru dans la revue Cahiers d’études germaniques, n° 71 (2016), p. 159-169.
Les lettres (1917-1918) donnent et demandent des nouvelles de la santé et apportent peu d’informations sur la guerre, en dehors de celle du 13 août 1918 dans laquelle Auguste annonce qu’il a échappé à la mort qui a frappé de nombreux camarades. L’article de Françoise Knopper contient une analyse de l’écriture, du vocabulaire, du style d’Auguste Bernard sur lequel, encore une fois, on aimerait disposer de plus d’informations.
Rémy Cazals, février 2017

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Barjavel, Joseph (1889-1915)

Le témoin
Joseph Ferdinand Barjavel est né à Forcalquier le 18 février 1889. Famille paternelle de cultivateurs de la vallée du Jabron ; famille maternelle d’artisans et boutiquiers de la région de Forcalquier. Ecole primaire ; non titulaire du certificat d’études. Apprenti puis ouvrier boucher à Forcalquier puis à Aix-en-Provence. Service militaire au 23e bataillon de chasseurs alpins à Grasse. Sergent en avril 1913. Catholique (messe, prière à la Sainte Vierge, image du Sacré Cœur cousue dans son vêtement). Célibataire lors du départ en 1914.
Il arrive le 14 août dans la région de Nancy ; baptême du feu le 19 ; fortes pertes le 20 ; Joseph est blessé le 26 et évacué sur Antibes. Retour dans les Vosges le 13 janvier 1915, dans le froid, sous la neige, mais dans un paysage splendide. Tué lors d’une attaque, secteur de Metzeral, le 15 juin 1915.
Le témoignage
Son témoignage est constitué par une soixantaine de lettres adressées à sa famille et par un bref carnet de route. Il dit souvent qu’il écrit tous les jours, mais il y a des périodes parfois assez longues sans lettre (disparitions ?). Il demande l’envoi assez fréquent de petits colis car on ne trouve rien dans la montagne. Une fois, il écrit qu’il aurait bien des choses à dire, mais qu’il s’exprimera de vive voix. « Ne vous inquiétez pas, ayez courage », répète-t-il à sa famille dont il a plaisir à lire les courriers. Il note avec tristesse que Forcalquier compte de nombreux morts. Il souhaite recevoir le journal Le Bas-Alpin où il retrouve sa ville.
Catholique, patriote, il note qu’il faut combattre « les Prussiens », ennemis héréditaires, qu’il désire la victoire, que le 23e BCA se couvre de gloire, qu’il faut écraser la horde barbare. Cependant, le 20 janvier 1915, il demande : « Quand aura-t-elle fini cette triste guerre ? » et : « Priez bien surtout afin que Dieu fasse cesser ce fléau si terrible. » Il est impossible de dire de quel côté il aurait évolué.
Quelques aspects du contenu
– 16 août 1914 : des Français tirent par erreur sur d’autres Français
– 2 janvier 1915 : description détaillée du contenu du sac
– janvier 1915 : les Vosges, eau de vie excellente, traineaux sur les chemins gelés, couche de neige telle qu’il n’en avait jamais vue
– 28 janvier en Alsace : familles dont les hommes sont soldats allemands, pays où on ne parle que l’allemand [peut-être l’alsacien ?]
– février : exécution d’un soldat, triste cérémonie
– 31 mars : un commandant bon père de famille
– 2 mai : souhait de ne pas recommencer une campagne d’hiver
Ces deux derniers thèmes sont bien représentés dans les témoignages de combattants français, comme le montrent les témoignages analysés dans ce dictionnaire et dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre.
Le livre
Joseph Barjavel, De Forcalquier à Metzeral, carnet et lettres d’un chasseur alpin (1914-1915), présentés et annotés par Emmanuel Jeantet, Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2016, 236 pages. Dans ce livre, le témoignage proprement dit de Joseph Barjavel occupe une place réduite. Il est accompagné de nombreuses photos de Forcalquier au début du XXe siècle, de photos en rapport avec le 23e BCA, de la présentation du monument aux morts de Forcalquier, d’un texte sur « Forcalquier à l’épreuve de la guerre », d’un autre sur « Le 23e BCA au feu », etc. L’attaque au cours de laquelle est mort le sergent Barjavel est racontée par le soldat Jean Pouzoulet dont le témoignage est conservé aux Archives départementales de l’Hérault, cote 172 J 4.
Rémy Cazals, janvier 2017

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Trémeau, Henri (1898-1981)

1. Le témoin
Henri Trémeau, originaire de Châlon-sur-Saône, s’engage volontairement à 18 ans en octobre 1916 pour choisir son arme (cf. l’étude de Jules Maurin sur cette démarche courante); il est titulaire lors de son incorporation du permis de conduite automobile. Il sert d’abord moins d’un an dans l’artillerie lourde (85e RAL) puis dans l’artillerie d’assaut (mécanicien électricien sur char lourd Saint-Chamond (81e RAL). Après dix mois, il est accepté dans l’aviation en juillet 1917, et suit un cursus ab initio (Chartres, Avord) ; il devient brigadier en novembre et se spécialise sur Spad dans la chasse (Pau, Le Plessis-Belleville). Il arrive sur le front avec 61 heures de vol et est affecté à la Spa 83 de février 1918 jusqu’à janvier 1919. Il a une victoire homologuée en juillet 1918 et une autre en octobre. Il devient formateur et chef de patrouille en septembre 1918 et est promu adjudant le 1er novembre 1918. En janvier 1919 il est versé à la Spa 81 près de Mayence et le 4 juillet 1919, un accident (moteur en panne, il s’écrase en milieu urbain contre un arbre qui amortit le choc) l’immobilise à l’hôpital de juillet à octobre 1919 ; il est démobilisé le 17 de ce mois.
2. Le témoignage
Une introduction de Bernard Trémeau, fils d’Henri, nous présente la genèse de l’ouvrage J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, sous-titré : Récit et photographies d’un Bourguignon de 18 ans engagé volontaire dans la Grande Guerre, Brigadier Henri Trémeau. L’ouvrage (168 pages), paru en 2011 aux éditons Gilles Platret, a connu trois versions: la première a été élaborée pendant la guerre avec des notes racontant « à chaud » certains événements, puis des passages ont été rédigés après la guerre, en relation avec l’association des anciens pilotes de chasse dont H. Trémeau faisait partie. Enfin, recherché par la Gestapo et caché en 1943-1944 en Auvergne, il a occupé ses loisirs forcés à réécrire ses mémoires de Guerre. Le texte édité ici a fait des choix pour éviter des redites, « le texte le plus intéressant ayant seul été retenu pour ce livre ». Deux petits-fils ont aidé à la mise en forme informatique préalable, et la Société d’Histoire et d’Archéologie de Châlon-sur Saône a mis en valeur dans l’édition présente de nombreux clichés originaux et de qualité (grandes plaques).
3. Analyse
En devançant l’appel à 18 ans, l’auteur, passionné d’aviation, fait une demande pour servir comme pilote, mais il lui est répondu que l’aviation ne recrutait pas ses effectifs « directement, mais dans les autres armes » (p.7). Il choisit alors l’artillerie lourde, dont il pense qu’il n’est pas difficile de sortir pour passer ensuite dans l’aviation. Il est canonnier, conducteur d’engins lourds et électricien de chars, et l’ouvrage présente des clichés intéressants des ateliers de blindés Schneider et Saint-Chamond.
Il commence sa formation de pilote d’avion en juillet 1917 : sa rédaction, précise, est utile pour restituer le cursus des élèves-pilotes, avec la progression, les exercices, les choix des instructeurs, les différents terrains d’initiation, de voltige, d’école de tir… Par exemple, il fait son premier vol solo après 3 heures 4 minutes de double-commande et 29 atterrissages, et obtient son brevet de pilote après 25 heures et 115 atterrissages. Devenu brigadier en novembre 1917, il suit la formation de voltige à Pau, sur Bébé Nieuport, mais en restant prudent, car un de ses camarades vient de se tuer sans pouvoir sortir d’une vrille volontaire imposée en fin de cursus (décembre 1917 p. 34) : « Je remarquais quelques beaux nuages au-dessus de la piste et je notai que nous serions plusieurs à faire des exercices d’acrobatie (…) ma ruse avait réussi, je n’avais pas vrillé. » Bien noté, il est formé sur Spad, et commence ses patrouilles de chasse le 15 février 1918 à la Spa 83 du groupe de combat 14.
L’auteur évoque la vie en escadrille, les « explications du coup » après les missions, fait le portrait, hostile ou chaleureux, des pilotes qu’il fréquente. Le récit restitue, par de nombreux détails, l’ambiance de l’escadrille, qui jouit d’une image de grande liberté (terrains isolés et autonomes, le « ciel » par rapport à « la tranchée »…). Les pilotes viennent d’autres armes, et gardent leur uniforme d’origine avec seulement les ailes et les étoiles qui permettent de les distinguer. H. Trémeau parle aussi du droit de décorer son avion (ou pas), de l’efficacité des tenues de vols, de la nature des relations entre sous-officiers et officiers, de la camaraderie malgré les différences sociales ou au contraire du mépris de classe et de la morgue parfois rencontrée.
L’auteur évoque aussi les combats aériens et les pilotes des appareils allemands, par exemple (p. 120, septembre 1918) : « Depuis cette mémorable présentation du Rumpler et du Spad, nous nous sommes fait d’autres gentillesses. Aidé une fois d’un camarade, malheureusement novice, j’ai bien failli l’abattre. Nous avons échangé des gestes injurieux. Cependant il n’a pas encore réussi à me placer une seule balle. Et j’en suis assez fier… » A son sens, les Allemands sont toujours techniquement en avance, et le parachute en est une des multiples illustrations : 26 septembre 1916, p. 122 « soudain je vis un des avions prendre feu. Un Fokker VII ! Le malheureux ! Je vis le pilote sauter dans le vide. J’en avais le cœur froid d’émotion. (…) mais que se passait-il ? (…) L’Allemand se balançait sous un parachute ! Ainsi les pilotes allemands pouvaient se sauver en parachute, eux ! Encore une fois, ils étaient en avance sur nous. » H. Trémeau témoigne avoir vu le 21 avril 1918 en patrouille un combat opposant des Anglais et des Allemands, puis plus bas un triplan rouge en pylône au sol près de Corbie (p. 69). La nouvelle de la mort de Manfred von Richthofen fut confirmée: « au groupe, elle fut loin de susciter un grand enthousiasme. Chacun sentait confusément que si des pilotes de la valeur de Guynemer, de Dorme, de Boelke, (…) étaient abattus, ses propres chances de finir cette guerre vivant étaient bien minces. »
La peur et le courage en mission, et ce que nous appellerions aujourd’hui le stress, sont aussi évoqués, ainsi que la discipline en patrouille et en combat tournoyant, les pilotes de chasse à ce moment-là n’ayant plus l’autonomie tactique d’un Navarre à Verdun. Les missions de chasse, d’appui au sol, les combats aériens sont décrits en détail. Il évoque aussi ses « poussins », nouveaux pilotes arrivants dont il a la responsabilité, lui qui est déjà un vétéran à 20 ans en septembre 1918 ; il les forme à l’entraînement et les dirige en mission.
Notre aviateur attache une grande importance à la question de l’apparence du pilote, de son équipement, de son élégance ou de la liberté qu’il prend avec les règlements sur la tenue : des remarques dans ce domaine reviennent souvent. Il évoque l’importance de la coquetterie des cavaliers et il estime à 80% de ses camarades d’escadrille ceux qui viennent de cette arme ; il évoque un pilote « à la belle mèche blonde que, d’un seul coup de peigne, il savait placer en arrière et un peu à côté, comme c’était la mode à ce moment-là » (p. 35). Il cite un autre, ex-élève des Beaux-Arts « le torse bien moulé dans un chandail de grosse laine à col roulé, aussi peu règlementaire que possible » (p.48). Lorsque l’auteur se présente à l’escadrille Spa 83 en tenue « d’aviation », on l’informe (p. 43) qu’on lui confisquait sa « tenue fantaisie ». « C’était un coup dur, car je n’avais pour me présenter à l’escadrille que mes habits règlementaires bleu horizon non retaillés et plutôt défraîchis, et des godillots au lieu des fameuses bottes d’aviateur. » (p. 43) H. Trémeau dit qu’il n’attribuait pas à l’élégance vestimentaire une importance excessive, mais souligne qu’arriver en tenue règlementaire [bleu horizon coupe standard avec pointes de col artilleur] « dans un groupe de chasse où les cavaliers de bonne noblesse sont en forte proportion est tout de même un sérieux handicap. » (p. 50). Il est d’ailleurs persuadé qu’il a failli être refusé à l’escadrille de Spad à cause de ses brodequins, et de son apparence « non-aviateur ». L’arrière-plan étant ici aussi et peut-être surtout une humiliation sociale, il se sent méprisé par les officiers de cavalerie « j’appris par la suite qu’il avait été question de m’envoyer d’autorité dans une escadrille de triplaces, évidemment plus « démocratique. » » (p 48). Quelques missions de guerre puis l’acquisition de bottes d’aviateurs le rassérèneront assez vite.
L’auteur aborde aussi la question de l’image du pilote, fortement médiatisée, notamment par La Guerre aérienne de J. Mortane, dans sa relation aux femmes. Le pilote serait séducteur, noceur et toujours accompagné d’une aura liée à ses nombreux succès féminins. Chez H. Trémeau, qui est critique à l’égard de ce cliché, certes les femmes sont dangereuses pour les pilotes (p. 146), car « ceux qui avaient du tempérament (…) commettaient des abus qui les laissaient hébétés, les réflexes faussés, pendant assez longtemps. » On peut ici penser à la prostitution et surtout à l’alcool et au manque de sommeil. Il leur oppose les pilotes sages (au rang desquels il se compte) qui savent profiter du repos et par exemple utiliser le mauvais temps pour récupérer (voir à cet égard aussi le témoignage de Paul Résal). Pour l’auteur, « beaucoup d’accidents, surtout à l’atterrissage, avaient une « femme fatale » à l’origine » (manque de sommeil et surmenage psychique) (p. 146).
L’attitude raisonnable d’H. Trémeau, qui comme P. Résal semble déclarer « nous ne sommes pas ce que l’on dit que nous sommes » ne se retrouve toutefois pas chez tous : l’auteur doit en effet réunir les affaires d’un camarade de chambrée, abattu et fait prisonnier, pour les renvoyer à sa famille (p. 70, 22 avril 1918) : « Je rangeai ses affaires dans sa cantine, avant de les envoyer à sa femme. Ce bougre-là avait trouvé le moyen de correspondre avec une danseuse des Folies-Bergères. Par snobisme, étant aviateur, il avait estimé qu’il lui fallait une maîtresse tapageuse ! Et les lettres de la danseuse étaient pêle-mêle avec celles de la femme légitime, des photos aussi. Heureusement, il m’en avait parlé, sans quoi j’aurais respecté sa correspondance et ne me serais pas livré à un filtrage complet, que j’étendis à toute la cantine, à toutes les poches des vêtements, afin d’éviter des souffrances et des affrontements inutiles. » Ce problème n’est pas rare, par ailleurs, à l’échelle de tous les combattants : il se retrouve posé de manière dramatique, lorsqu’il faut rendre à une famille les effets d’un soldat décédé, le défunt s’avérant mener auparavant une double vie et laissant derrière lui plusieurs ménages (voir R. Cazals, correspondance des époux Puech, p. 103). [Notices Jules et Marie-Louise Puech dans ce dictionnaire]
Quelques pages (p. 134 à 146) sont rédigées ultérieurement par un fils (Bernard Trémeau), puis le récit se termine avec l’occupation en Allemagne et l’accident qui clôt sa carrière de pilote de guerre. Toutes les photos, de qualité, enrichissent ce témoignage très personnel sur la vie de pilote de chasse en 1917 et 1918.
Vincent Suard, décembre 2016

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Couvreur, Henri (1895-1981)

1. Le témoin
Henri Couvreur, né à Carvin (Pas-de-Calais) dans une famille dont le père dirige une petite tannerie, a étudié au collège Saint-Joseph à Lille et obtenu la première partie du baccalauréat. En 1914, sa famille se réfugie à Bordeaux et il est incorporé (classe 15) à Limoges. En juin 1915, il est versé au 127e RI (Valenciennes) où il servira toute la guerre: d’abord en secteur en Champagne, il participe à l’offensive de septembre, puis passe l’hiver 1915-1916 dans « un secteur pépère » (p. 45); engagé à Verdun de février à avril 1916, il passe par Craonne puis participe à la bataille de la Somme (août – septembre 1916). Après un stage d’aspirant à Saint-Cyr, lors de l’attaque d’avril 1917, il rejoint sur l’Yser son unité engagée en Flandre (août – décembre 1917). En 1918, il rejoint Craonnelle, Montdidier et puis recule avec son unité lors de la poussée allemande. Actif dans la guerre de mouvement de mai et juin, il participe à l’offensive alliée (le 17 juillet) avec le grade de sous-lieutenant. Blessé le 18, il est évacué par Paris, Béziers et Lamalou-les-Bains. Avec sa convalescence et un nouveau stage à Saint-Cyr, il ne réintègre pas le front et est démobilisé en 1919.
2. Le témoignage
La Société de recherches historiques de Carvin a publié en 1998 les Mémoires de Guerre 1914 – 1918 d’Henri Couvreur (229 pages, ISBN 0398 2661). Le manuscrit a été apporté à l’association érudite par deux enfants d’Henri, et la publication, encouragée par sa petite-fille Patricia Meurisse (qui a rédigé une biographie), a été facilitée par le fait qu’Henri Couvreur, historien amateur, avait fondé ladite Société dans les années soixante.
Le manuscrit a été très légèrement modifié par les éditeurs (format, mise en page). L’auteur avait rédigé une première version en 1921, suivant des notes et des courriers conservés, puis a repris l’ensemble en 1934 « en ne retenant que les faits intéressants» (prologue). Un point final est apporté (« terminé le ») le 13 mars 1939. C’est donc un texte mûri, réécrit avec une distance de vingt ans, mais qui se tient à une progression chronologique relativement précise. La réécriture postérieure est souvent nette mais cela ne nuit pas, semble-t-il, au caractère historique du document.
3. Analyse
Offensive de Champagne, Verdun, la Somme, l’Aisne en avril 1917… Le 127e RI d’Henri Couvreur est une unité très exposée, et il a plusieurs fois, par hasard, la chance d’être de bataillon de réserve ou d’appui, ou d’être en stage, lors du moment le plus meurtrier des combats ; ainsi, entré aux tranchées en juillet 1915, il n’est blessé que le 18 juillet 1918.
Il évoque la préparation de l’attaque meurtrière de septembre 1915 en Champagne, montrant que la volonté des hommes est résolue : « en finir, en finir… » (p. 33). Le discours d’exhortation du lieutenant à sa compagnie avant l’attaque trouve des accents spécifiques (24 septembre, p. 33) : « Il nous a exhorté à accomplir totalement notre devoir. Il nous a rappelé que nos parents, nos femmes, nos enfants dans le Nord, attendent depuis longtemps l’heure de la délivrance. » Son bataillon, unité d’exploitation, n’est finalement pas éprouvé, à cause ou grâce à l’échec de la rupture des lignes par le reste du 127e. Puis le témoignage, relativement classique, évoque la vie en secteur et la bataille de Verdun, où, bien qu’engagée plusieurs fois, du 26 février au 29 mars 1916, sa compagnie a des pertes relativement faibles. Son régiment, appartenant à la 1ère DI, est relevé car (p. 69) « si le 127e a été privilégié, le 1er Corps a payé son tribut à Verdun. »
Reprenant après Verdun le secteur de Craonne, H. Couvreur participe à la relève d’unités du 18e CA de Bordeaux, dans ces tranchées depuis septembre 1914, et l’auteur note amèrement que ce corps « ne s’est jamais battu », « qu’il possède des accointances en haut-lieu» et qu’il a encore tous ses cadres de la mobilisation. A la relève (fin avril 1916), des incidents ont lieu avec l’arrivée des Lillois du 43e RI (ils appartiennent avec le 127 à la 1ère DI). Le narrateur restitue une scène d’affrontement verbal, dans laquelle il est difficile de faire aujourd’hui la part de la reconstruction, mais qui montre que l’ambiance est exécrable (p. 73, 23 ou 24 avril 1916, plateau de Craonne) :
«- Le bon temps est fini, tas de veinards… Allez-y, en route pour Verdun! C’est bien votre tour…
– T’as pas su y venir, crevé… Nous on tient tout notre secteur… On va pas chercher les voisins…
– Pas étonnant, on faisait risette aux boches… Nous on n’arrête pas de s’battre… Vous n’en foutez pas une rame, tas de fainéants…
– Ta gueule, Ch’ti mi… C’est pas à nous de se faire crever la paillasse pour tes sales patelins pourris ! »
L’auteur garde son sens critique avec « tous ces rapports plus ou moins exacts et amplifiés au 43» et l’encadrement a repris la main lors de la relève par le 127e : le croisement des unités se fait en silence : (p. 74) « seuls nos yeux peuvent lancer à l’adresse de tous ces beaux gaillards d’active, (…) tranquilles comme Baptiste depuis dix-huit longs mois de guerre, les reflets de l’injustice dont nos cœurs sont pleins. »
Il est envoyé ensuite sur la Somme pour la deuxième partie de l’offensive ; de famille catholique fervente, il s’engage dans la ligue du Sacré-Cœur à son arrivée ; à trois reprises il attaque à Maurepas et Comble: ce sont des échecs partiels, les Allemands se montrant particulièrement coriaces (p. 95, 3 septembre 1916) : « Après le passage de nos troupes, des boches même blessés qui avaient fait « Kamarad » au passage de la vague d’assaut reprirent leurs fusils et tirent dans le dos de ceux qui venaient de les épargner. » Le moment le plus terrible de l’expérience de guerre de Couvreur a lieu lors d’une attaque (Ferme de Priez), lorsque, empêché de progresser il doit plonger dans un trou d’obus avec d’autres. Ils s’entassent à six dans le même creux, deux sont tués et expirent sur eux, quand un troisième va aussi être touché ( p. 101, 25 septembre 1916) : « [je fais glisser le cadavre sur moi] quand je vois, horrible folie, l’oncle Brenet se risquer au bord de son trou et faire signe à son neveu Roche de le rejoindre. Je vois avec horreur le pauvre Roche se lever sur sa jambe valide. Il n’est pas de sitôt debout qu’une balle le frappe en pleine tête, et le fait plonger mort dans les bras de son oncle. » Pour les nordistes, on constate souvent que l’expérience de la Somme est décrite comme pire que celle de Verdun. Le souvenir reste absolument intact (p. 101) « Elle fut, cette fraction de seconde, d’une intensité telle qu’après vingt-deux ans, nous sommes en décembre 1938, je revois encore ce tableau vivant figé. » Il décrit aussi le lugubre tableau, en revenant vers l’arrière, des trous d’obus qui recèlent chacun un ou deux cadavres qui se laissent découvrir progressivement. Lors de son départ de la Somme, sa section a eu 5 tués et dix blessés, la situation étant pire dans les autres compagnies.
Revenu à l’arrière, il prend beaucoup de photographies des hommes et des officiers, et finit par organiser un petit commerce florissant avec des photos de groupe (p. 111, octobre 1916) : « Le petit rouleau tiré était expédié à Saulieu où mes sœurs le développaient et m’adressaient quelques épreuves. Je les soumettais aux intéressés et passais les commandes par douzaines. » Un stage d’aspirant lui permet ensuite d’échapper involontairement à l’offensive d’avril 1917.
Le 127e RI, dont la division est alors commandée par l’ancien ministre de la guerre Messimy, est ensuite envoyé, équipé de neuf, dans la région parisienne pour une longue marche « publique » de plusieurs jours, et arrive le 20 décembre 1917 à Sarcelles près d’Ecouen, « cette marche a pour but de relever le moral des civils et de favoriser l’emprunt en cours. Dans chaque ville, bourg ou bourgade, nous défilons au pas cadencé, drapeau déployé. Nous sommes nippés de neuf et cela produit son effet. » (p. 121). Le général Messimy soigne sa popularité et organise des revues monstres, des dames se trouvant incidemment sur le parcours et semant « des billets de 10, de 20, voire de 50 francs ! »
Promu aspirant après son stage de Saint-Cyr, il a évité du fait de sa formation non seulement l’attaque sur le plateau de Craonne mais aussi à l’automne un combat dans les Flandres, à la forêt d’Houdhust.
A partir de fin avril 1918, le récit est centré sur le difficile rôle de chef de section dans la guerre de mouvement qui reprend, alternant replis, formation d’îlots de résistance (mai-juin) puis reprise de la progression vers l’avant (juillet). Les gaz sont omniprésents et ces combats dans le Soissonnais sont aussi durs pour les civils, quand les troupes françaises investissent des villages qu’ils viennent d’évacuer: Pernant, 30 mai 1918, p. 139 « Quand nous en repartons quelques heures plus tard [du village de Pernant], tout a été mis sens dessus dessous. Poules, lapins, provisions de toutes sortes sont mis à profit ; rien ne résiste à nos estomacs vides. Les armoires sont pillées de fond en comble (…) nous passons en festin quelques bonnes heures, voulant surtout profiter de ces quelques instants de répit. » L’auteur ralentit ensuite son récit pour évoquer l’investissement progressif du village du Port, qui commande un pont de l’Aisne, avec des Allemands qui tirent depuis des lucarnes et se cachent dans les caves. L’affaire dure plusieurs jours et le récit s’étire de la page 140 à 183 pour 5 jours de combats très sporadiques mais très dangereux autour de ces quelques maisons. L’exécution d’un blessé allemand est signalée (p. 183) : « une des sentinelles détachée dans le bois (…) découvrit dans un fourré un boche blessé abandonné. Sans crier gare, notre homme lui colla une balle dans la tête (…) Copieusement j’eng…uirlandais notre homme. Celui-ci laissa passer l’orage et sèchement me dit ces simples mots : « – ils ont bien tué mon frère »; Je venais de lui signifier qu’il serait traduit en conseil de guerre s’il recommençait. »
Promu sous-lieutenant, H. Couvreur participe à l’attaque du 17 juillet et est blessé au bras d’un éclat de grenade défensive française (p. 207) «bienheureuse blessure ! Maintenant qu’officiellement je venais d’être déclaré hors de combat, un autre homme s’empare de moi. Je ne suis plus le guerrier acharné au combat et je me sens redevenir un homme. » Il est dirigé sur Senlis dans un centre d’évacuation des blessés. Il décrit un grand baraquement avec des bancs où se regroupent sans ordre les blessés (p. 208) « Il y avait de tout : des soldats, des sergents, caporaux, capitaines, des diables bleus, des bicots, des noirs, des bleus horizon, des kakis, des artilleurs, des fantassins, des aviateurs. »
L’auteur ne remontera plus en ligne, et lorsqu’à l’occasion d’une permission dans Carvin libéré (novembre 1918), il constate que la tannerie familiale n’est plus que ruine, il conclut ses mémoires de guerre avec des considérations positives (nous avons la victoire) et volontaristes (le travail nous attend), et il conclut par un curieux « tout va bien ! » (p.212), suivi de « terminé ce 13 mars 1939 ». A cette date effectivement, la tannerie a été reconstruite et agrandie…

Vincent Suard, décembre 2016

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