Courouble, Alphonse (1880-1955)

1. Le témoin
Alphonse Courouble (1880 – 1955), né à Villers Guislain (Nord), est fils de brasseur et brasseur lui-même dans la ville du Quesnoy. Huitième d’une famille bourgeoise de dix enfants, il est membre de la Croix-Rouge et organiste de l’église paroissiale. Réformé à la suite d’une blessure à la jambe, il reste au Quesnoy (Nord) alors que sa femme et ses enfants quittent la ville à l’arrivée des Allemands. Le journal s’interrompant en août 1916, on sait seulement qu’il est évacué en Belgique à la fin du conflit et qu’il ne reprend pas sa brasserie complètement ruinée. Il sera ensuite directeur d’école catholique à Croix (Nord) puis à Orchies (Nord).
2. Le témoignage
Michel Decaux, son petit-neveu, a retranscrit le « journal de guerre d’Alphonse Courouble, brasseur au Quesnoy », dans une version non éditée de 65 pages, illustrées de photographies familiales. Le document se présente sous la forme de notes journalières de quelques lignes, écrites entre le 21 août 1914 et le 2 août 1916. Le ton du récit, très hostile aux Allemands, en fait pour son rédacteur une possession dangereuse. Ce document nous a été signalé par M. Decaux, qui possède l’original, à l’occasion du travail sur le journal du poilu Adolphe Courouble, frère d’Alphonse.
3. Analyse
Le journal de guerre d’Alphonse Courouble est un récit fait par un civil de l’occupation d’un gros bourg du Nord par les troupes allemandes, avec la description du comportement des occupants, des événements quotidiens et des diverses misères, pénuries et humiliations endurées par les civils. L’auteur est à la fois brasseur, infirmier civil et organiste à l’église, c’est une petite notabilité locale. Si son sort paraît au départ moins pénible que celui d’autres habitants, et surtout que celui des réfugiés et déplacés, la réquisition des cuivres de sa brasserie finit par le ruiner comme les autres (voir la notice Denisse Albert). Après avoir longtemps espéré être épargné : « Va-t-on brasser chez moi ? Ou tout me prendre plus tard, ou encore bien peut-être ne touchera-t-on à rien. Après tout ce ne serait pas la peine d’être calotin si on devait être traité comme le commun du vulgaire. » (p. 29), son matériel de brasseur est entièrement démonté et emmené : p. 49 « Dieu l’a voulu, je suis ruiné, que sa volonté s’accomplisse. », il est à la fois résigné et indigné, « 1125 kg de cuivre. Avec cela les cochons pourront encore tuer quelques-uns des nôtres. Tas de salauds ! » Le quotidien des occupés est rythmé de bruits les plus divers, de nouvelles invérifiables, comme en octobre 1914, p. 17, « Le docteur Duginant confirme la prise de Metz et Strasbourg et le suicide de 9 officiers allemands, 3 liés entre eux. », ou en janvier 1915, p. 25, « On dit que Douai est repris par les Français. On dit qu’une armée bavaroise se serait rendue au roi des Belges ; Que croire de tout cela ? On en dit tant et on en a tant dit qui n’est jamais arrivé ! Quand je verrai les cheminées et les toits voler en éclat, peut-être commencerais-je à croire à l’approche des Français. ». L’évocation de la défaite prochaine des Allemands revient aussi souvent, il s’agit de se rassurer et de s’encourager mutuellement: 15 novembre 1915, p. 53, « Paraît que les Boches sont inquiets sur leur sort. Tant mieux pour nous. Paraît aussi que réellement ils commencent à claquer de faim chez eux, du moins leurs journaux ont l’air de le dire et les soldats le disent tout carrément : « Oh, malheur la guerre ! femmes, enfants, beaucoup fort faim ! » Heureusement que nous avons le ravitaillement américain !». A. Courouble n’aura de nouvelles de sa femme et de ses enfants, indirectement, qu’en mai 1915, soit 9 mois après leur départ du Quesnoy. Jules Courouble, un frère fait prisonnier à la chute de Maubeuge, permet à la famille de garder contact malgré la ligne de front; il peut communiquer, avec des délais assez longs, avec la zone occupée, il a droit à des cartes de la Croix-Rouge pour écrire en France. Alphonse apprend en juin 1916 la mort de son frère Adolphe tué en Artois en septembre 1915 (p. 62) « reçu une carte de Jules m’annonçant une triste nouvelle : la disparition d’Adolphe (…) sans cesse je pense à lui, à cette pauvre Lucienne et à ses enfants. Quelle situation pour elle… Quelle vie. »
Il déteste ses occupants depuis le début : 18 octobre 1914, p. 16, « le drapeau prussien flotte sur le beffroi. Quelle honte pour nous quand il faut passer en face. Sale loque ; si je pouvais te foutre au fumier. Les Boches chantent à la messe de 9 heures. Je ne veux pas y aller pour ne pas me mêler avec ces gens-là. Alice revient tout en pleurs de cette fameuse messe. » Son journal est sujet, suivant les événements, à des bouffées de colère, par exemple à l’occasion de l’annonce de civils tués en février 1916 à Villers-Pol et Orsinval (p.58) « Grattez le peu de civilisation qui recouvre ces salauds-là et l’on retrouve la brute dans sa hideuse sauvagerie. Il n’y a pas de mots assez forts pour les qualifier. » En face de cette forte hostilité se pose pour lui la question du pardon chrétien, par exemple lorsqu’il évoque l’état de la maison d’une proche évacuée, après le logement de troupes allemandes (p. 58) «Quel tableau ! (…) Toutes les boiseries des placards ont été brûlées, saccagées, les portes elles-mêmes sont défoncées, les serrures arrachées (…) Oh ces Allemands, comme je les hais de les avoir vus de près ! Ah non, cent fois jamais de paix avec ces êtres-là ; une haine éternelle, oui, et rien que cela. Et pourtant, je dois leur pardonner ! Voilà qui est dur, quasi-impossible. »
La réquisition, dès le début de 1915, de tous les jeunes gens de la ville pour servir comme prisonniers civils est durement ressentie, ceux-ci étant d’abord enfermés pendant un mois dans la caserne du Quesnoy, puis affectés à des travaux extérieurs. A. Courouble essaie d’aider Fernand, un jeune protégé de 18 ans, et s’inquiète pour lui « Pauvre enfant ! Heureusement qu’il est pieux ; cela le consolera un peu dans ses peines. » (p. 27). Les victimes des Allemands ne sont pas égales en terme de traitement, ceci tenant au statut social, élément parfaitement intégré par l’auteur mais aussi par les occupants : 8 janvier, p. 24,  « Je reprends un peu courage, les docteurs allemands laissent entendre qu’ils réformeraient le plus possible de jeunes gens bien élevés, ne voulant pas qu’ils restent mélangés à toute cette clique. » Cette différence de traitement se concrétise par la promotion de trois jeunes hommes de la bourgeoisie locale à la direction du reste du contingent des requis : « Une petite consolation au milieu de ce deuil général c’est de savoir 3 de mes gens mieux que les autres. Le Commandant a dit à Fernand de choisir 2 jeunes gens pour l’aider [il a été nommé « adjudant des jeunes »]. Celui-ci aussitôt a pris M. Dutrieux et M. Demessine. Ils sont à trois dans une chambre et ont du feu et un lit alors que les autres sont sur la paille, les malheureux ! On vient chez eux chercher leur manger. C’est un soldat allemand qui leur sert d’ordonnance.» (p. 23)
On a vu les sentiments d’hostilité de l’auteur, mais il sait aussi composer : il se rapproche des sous-officiers qui gardent enfermés les jeunes gens, rappelant ainsi «que les relations entre occupants et occupés ne peuvent se réduire au couple victime – bourreau », pour reprendre la formule de P. Salson dans L’Aisne occupée. A cet égard, on peut citer pour finir quelques extraits qui concernent les relations avec le sergent Moltz, responsable des jeunes civils:
14 janvier 1915 « Le soir rebanquet chez les Cossart avec les deux sergents allemands. »
15 janvier 1915 «Re rebanquet ce soir chez Demessine. (…) Le sergent Moltz en profite pour s’épancher le cœur dans celui de tante Alice »
Dimanche 17 janvier 1915 « Bonne surprise en rentrant de la grand’messe. Je trouve mes 3 jeunes gens installés chez moi en compagnie du sergent Moltz. Ils ne devaient venir qu’une ½ heure mais, tout compte fait, le sergent leur permet de rester pour dîner. (…) Bonne journée qui console un peu nos jeunes gens de la vie de prisonniers. »
18 février 1915 « Moltz et Bollinger doivent partir dimanche. C’est dommage pour nous tous car ils étaient on ne peut plus serviables. »
Dimanche 21 février 1915 « Alice remet à Moltz leur photo prise la veille. Il a bien gros cœur en nous disant adieu. On voit qu’il en a plein le dos de la guerre ainsi que tous ses congénères du reste. »

Vincent Suard, juin 2017

Share

Chabos, Henri (1890-1965)

Le livre qui fournit les informations sur ce soldat de 1914-1918 est : Jean-François P. Bonnot & Sylvie Freyermuth, De l’Ancien Régime à quelques jours tranquilles de la Grande Guerre, Une histoire sociale de la frontière, Bruxelles, Peter Lang, 2017, 473 p. (index des noms de personnes, des noms de lieux, index des notions, abondante bibliographie).

Fils de douanier et de couturière, Henri Chabos est né à Saint-Hippolyte (Doubs) en 1890. Le livre retrace d’abord une généalogie d’employés de l’État ayant conservé leurs attaches à la montagne (forêt, élevage, horlogerie) dans une région frontière. Sous le Premier Empire, l’ancêtre Jean Ferréol Chabod, douanier, a fabriqué de faux papiers pour échapper à la conscription et continuer à faire vivre sa famille.
La famille d’Henri est très catholique. Lui-même est classé premier au certificat d’études en 1901. Ses courriers montrent un lexique varié, une maîtrise de la syntaxe. Commis des postes, il épouse Marcelle Laclef, institutrice, le 5 novembre 1917. Les auteurs insistent sur la nécessité de comprendre « l’individu préexistant à la guerre » et approuvent les travaux en ce sens des historiens du CRID 14-18.
Service militaire au 8e Génie, caporal en 1913, sergent en novembre 1918. On n’a pas de témoignage sur les premières années de guerre ; on a des photos sur son séjour à Salonique d’où il est rapatrié pour paludisme. Il est soigné à Nice d’où il envoie des cartes postales à sa fiancée. En février 1918, il écrit de Marseille où il va s’embarquer pour Beyrouth, préférant rester en vie dans l’éloignement à une participation plus active à la guerre. Beyrouth jusqu’au printemps 1919. Il est démobilisé en été. Nommé quelque temps à Paris dans son métier, il revient à Montbéliard jusqu’à sa retraite comme contrôleur principal.
Les lettres d’Henri à sa fiancée, puis sa femme, ont été détruites par leur fille à cause des passages intimes qu’elles contenaient. Mais les cartes postales ont été conservées, considérées comme des images. Le texte au dos est donc resté.

Les auteurs du livre se réfèrent à plusieurs reprises aux travaux des historiens du CRID 14-18. Dès le début (p. 15), ils font référence à la date de la publication de Barthas, importante pour la recherche de témoignages inédits ; référence aussi à 500 Témoins de la Grande Guerre et au dictionnaire en ligne sur le site du CRID 14-18. Ils critiquent les théories excessives (consentement à la guerre, culture de guerre, notion de brutalisation). Pour Henri Chabos, comme pour tant d’autres soldats, la guerre est maudite, l’armée est détestée. Henri Chabos écrit (p. 194) : « J’en veux haineusement à tous les auteurs de la guerre… C’est au régime militaire en entier qu’il faut en vouloir… » Pas de haine pour l’ennemi, pas d’exaltation de la Patrie, mais un attachement à la petite patrie. Jamais de cartes postales patriotiques.
De la petite patrie, viennent les lettres de Marcelle dont Henri a un grand besoin : « Je me demande comment je pourrais vivre sans ma lettre à peu près quotidienne. » Loin de toute brutalisation, il ajoute : « Je deviens sentimental de plus en plus. » La séparation est comblée par des projets de vie familiale dans la paix retrouvée. L’écriture se modifie un peu après le mariage : elle devient plus libre ; Henri n’hésite plus à utiliser des mots d’argot. Il exprime à plusieurs reprises son désir et fait allusion à des « rêves roses ».
On a quelques informations sur ses lectures. Celles d’avant la guerre ont construit un jugement plutôt dévalorisant sur l’Orient. Pas d’allusion à la lecture de livres de guerre. Henri essaie de lire Les Métèques de Binet-Valmer, par ailleurs auteur d’un témoignage analysé par Jean Norton Cru. Mais le livre lui tombe des mains après quelques pages. [Cette mésaventure est arrivée aussi à l’auteur de cette notice.]
Les auteurs du livre ont éclairé le témoignage d’Henri Chabos par une abondante documentation. Puis-je signaler une erreur ? Page 188, ils reprennent à leur compte cette affirmation d’Evelyne Desbois : « La majorité des lettres envoyées par les soldats ne passait pas par la voie réglementaire ; ils trouvaient toujours quelqu’un pour les poster civilement. » Une fréquentation assidue des lettres de combattants montre que le passage par la poste civile était exceptionnel.
Rémy Cazals, juin 2017

Share

Tanquerel, André (1895-1916)

Le témoin
André Tanquerel est né en Tunisie où son père dirigeait une exploitation agricole. En 1914, il vit loin de sa famille, travaillant dans une imprimerie à Levallois. Il tisse des liens d’amitié avec les Thibault chez qui il loge à Colombes. Incorporé (classe 15) en novembre 1914 à Bourg-en-Bresse (Ain) au 23e RI, il y est instruit jusqu’en juin 1915. Passant au 158e RI, il monte au front en Artois en juillet 1915. Il participe à l’offensive de septembre 1915 devant Souchez (combats du Bois en Hache). En Champagne en février 1916, après une première hospitalisation, il combat à Verdun en mars-avril 1916. Transféré dans la Somme en août 1916, il est tué à Ablaincourt le 7 novembre 1916.
Le témoignage
Dominique Carrier, arrière-petite fille de Madeleine Thibault, la marraine de guerre d’André Tanquerel, a fait publier grâce à l’aide de l’universitaire François Crouzet, dans la collection « Histoire de la Défense » chez L’Harmattan, « On prend nos cris de détresse pour des éclats de rire », André Tanquerel, Lettres d’un poilu, 2008, 329 p.  Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents divers échangés entre André et la famille Thibault. Isolé et venant de Tunis, ces gens de confiance sont devenus pour lui une sorte de famille de substitution. Ainsi, même s’il lui donne le titre affectueux de « marraine », Madeleine n’en est pas une au sens classique car ils se connaissent bien (les marraines de guerre sont souvent « recrutées » par petites annonces dans la presse). Outre Madeleine, les correspondants sont Joseph, son mari, dans la territoriale à Rodez, et leur fille Hélène, avec laquelle André se fiance à l’automne 1916. Il existe quelques lettres de ces personnes mais la grande majorité du corpus repose sur des lettres du front d’André, avec aussi des extraits d’un journal rapidement abandonné, quelques essais littéraires d’une page (prose) et de courts fragments d’un projet de livre. Une introduction historique inégale et une utile série de présentations familiales restituent le contexte de l’échange.
Analyse
Le premier intérêt du recueil réside dans la liberté du ton, originale parmi les correspondances de poilus, c’est-à-dire dans l’absence de l’autocensure habituelle pour ce type de courrier: est-ce parce que ses interlocuteurs ne sont pas sa vraie famille ? Cela tient-il à l’indignation de l’auteur ? En effet l’apport le plus marquant de ce témoignage réside dans la tonalité très critique des écrits d’A. Tanquerel, dans la formulation marquée et répétée du caractère injuste et cruel de la guerre, d’une indignation contre les coupables et les profiteurs, d’une condamnation toujours plus appuyée qui finit par se rapprocher du désespoir. Les lettres sont souvent d’abord composées de propos légers, amicaux, parfois tendres, qui traitent de la famille Thibaut, s’intéressant à la vie à Colombes ou à Rodez, au paysage du front, au vécu dans la tranchée ou à l’arrière. A ce contenu classique sont associées quelques phrases extrêmement critiques sur la guerre, sa conduite, les embusqués et l’horreur des combats. Un bon exemple de ces deux tonalités mêlées (Artois septembre 1915) : « Et ceux qui écrivent chez eux des lettres épatantes, sont de sinistres farceurs ou des vantards. Il n’y a pas de nature humaine qui puisse résister au spectacle d’une telle boucherie. J’ai prié constamment la Vierge, suivant le conseil de mon confesseur. Je ne sais pas comment je suis encore là… (…) Merci au patron pour son petit mot, et bonne santé. Un baiser à toute la maisonnée. Votre André »
En effet A. Tanquerel est un catholique pratiquant, qui aime le son des clochers de village : 1er novembre 1915, p. 140, Artois, «Hier c’était dimanche. On s’arrange toujours de nous faire passer des revues quelconques, juste aux heures des offices, pour nous empêcher d’y aller. » Il collectionne les médailles pieuses qu’il perd régulièrement, Madeleine lui en renvoie : 28 septembre 1915 p. 124 « je vous renvoie un Sacré-cœur et une autre médaille qu’Hélène a fait bénir aujourd’hui. »
Après deux mois de front, la teneur de la correspondance témoigne déjà d’un manque d’entrain (p. 120) « Enfin tout cela est idiot, idiot, idiot. », mais une rupture plus nette se produit avec l’expérience traumatisante de l’offensive d’Artois. Une page résume la journée d’attaque au Bois de la Hache devant Souchez (p. 126) et le récit décrit son enfouissement par un obus sous deux cadavres français tués quelques instants avant. Seul, il réussit à se dégager puis erre, hagard, avant de retrouver les siens. Les lettres suivantes témoignent de l’expérience : 28 septembre « Ce qui se passe ici est affreux. Je me demande comment je ne suis pas mort ou devenu fou» ou (30 septembre) « Je me demande quel crime nous avons commis pour être si cruellement punis ? » L’expérience de cette bataille donne à l’auteur un ton très critique et sombre qui durera en s’accentuant jusqu’à la fin. Il brave la censure avec des propos récurrents que celle-ci qualifierait de « défaitistes » (29 novembre 1915, p. 152) : « On préfère attendre une victoire problématique et sacrifier encore des milliers d’existences, bêtement, pour quelques bandits assoiffés d’or ! Ah ! Je vous supplie de ne plus me parler de Patrie, non, jamais. », mais curieusement, il respecte scrupuleusement les interdictions d’indiquer les lieux précis où il combat : (p. 120) « Ceux qui seraient pris à donner des détails, sont passibles de conseil de guerre. Or nous sommes suffisamment embêtés comme cela pour ne pas chercher à nous procurer d’autres embêtements. » C’est la même chose en 1916 où le lieu Verdun n’est pas nommé, alors que ses descriptions ne sont pas de nature à rassurer l’arrière. En Artois, A. Tanquerel tient une position à 5 km de celle de L. Barthas et les conditions très éprouvantes de la fin de l’automne rappellent celles des Carnets de guerre : Bois en Hache, 29 novembre 1915, p. 152 «  des glaçons flottaient et s’aggloméraient autour de nos jambes. 48 heures ainsi. »
Le ton de la presse, l’enthousiasme ou les mensonges des journaux révoltent l’auteur et il dénonce souvent les embusqués. A Verdun, il est révolté par la lecture des journaux qui annoncent la venue de Sarah Bernhard : 6 avril 1916 p. 188 « Oui c’est affreux (…) Et un sergent qui perd ses tripes, et un mitrailleur dont les pieds sont arrachés, et encore, encore, tant d’autres . (…) Et il continue avec une noire ironie : « Enfin ce qui me console c’est que Sarah Bernhard est venue ici pour nous encourager. » Il insiste beaucoup sur le fait que l’arrière ne connait pas la réalité de la situation du front, et que la guerre ne dure que grâce à cette ignorance.
D’après ses réponses à sa marraine, dont nous n’avons pas les lettres, on sent qu’elle lui fait des reproches, probablement pour le motiver, même si les divergences ne vont jamais jusqu’au conflit : Verdun 13 avril 1916 p. 200 « Non, Marraine, dites-moi que je suis ici, pour vous défendre vous, pour défendre Hélène et Jean (…) mais je vous en prie ne me parlez pas de grands mots, comme Droit, Liberté, etc., car ici on ne sait pas ce que c’est. » (…) « Nous ne souhaitons que la fin de la guerre. Pour nous, le « jusqu’au bout » et « on les aura » n’existe pas. » A. Tanquerel se défend d’être défaitiste, il ne veut pas qu’elle le prenne « pour un vilain révolutionnaire que je ne suis pas » (p. 226) et qu’elle pense qu’il est un lâche : « pourtant, si ma vie pouvait être le prix de la paix, je la donnerais avec joie pour faire cesser tout cela. » (p. 226) Evoquant très rarement les Allemands, il n’est pas politisé mais cite les propos prolétariens formulés par un camarade (septembre 1916 p. 263) « on cherche l’extermination de la classe ouvrière, qui commençait à devenir dangereuse, avec ses conceptions révolutionnaires…».
Sa conviction que la guerre est inutile est corrélée à des crises de cafard de plus en plus marquées ; en 1916, il s’écrie à Verdun (avril 1916 p. 201) : « La foi est morte. (…) Comprendra-t-on qu’il y en a assez ! Que le mot « Assez » pourrait s’écrire en lettres gigantesques dans le ciel, comme le cri suprême de l’armée ? » Ses fiançailles avec Hélène, la fille de Madeleine, améliorent un temps son moral, mais les crises de désespoir sont encore plus violentes dans la Somme (octobre 1916, p. 277), avec une page dramatique dont un extrait donne son titre à la publication « Autrefois je me révoltais, maintenant je n’en ai même plus la force. Le militarisme donne son fruit. Je suis abêti et abruti suffisamment pour me faire tuer sans rien dire. (…) Et c’est justement ce qui nous fait souffrir tous, c’est de penser que l’on prend nos cris de détresse pour des éclats de rire. » Le 7 novembre 1916 en début d’après-midi, lorsque sa compagnie est de soutien lors de l’attaque d’Ablaincourt, il est frappé par un obus et meurt sur le coup.
On a la chance, assez rare pour un simple soldat, d’avoir une citation des faits extérieure, glanée dans le récit du chef d’une autre section de la même compagnie du 158e RI (Carnets de Ferdinand Gilette, 7 novembre 1916, tranchée de Lethé, attaque d’Ablaincourt, site « chtimiste », Carnets de guerre, n° 151) : « Le canon fait rage et les obus passent et éclatent de tous côtés : nous sommes bien mal postés, car nous n’avons aucun abri. Un tombe dans la tranchée en plein dans la 2ème section, il tue 2 types : Tanquerel et Gardon et en blesse 2 autres. (…) Voilà un type : Tanquerel qui à chaque attaque se faisait évacuer et qui revenait ensuite nous rejoindre au repos, il a suffi qu’il vienne une fois dans la fournaise pour y rester. »
Le jugement est bien dur car l’aspirant Gillette n’est arrivé au 158e RI que le 25 avril 1916, et celui-ci néglige le fait que malgré ses trois évacuations (5 mois d’évacuation en 3 fois sur 2 ans de campagne) , A. Tanquerel a fait l’offensive d’Artois en 1ère ligne et surtout a supporté l’attaque sur le fort de Vaux à Verdun le 9 mars 1916.
A la fin de l’ouvrage D. Carrier, dont il faut souligner le travail précieux, a regroupé les documents (courriers privés, du maire, avis de citation à titre posthume [« soldat courageux…]) liés à l’annonce du décès. Sans nouvelles, Madeleine écrit au commandant de la Compagnie d’André, et celui-ci fait répondre par Aimé Desporte, un camarade : 26 novembre (p. 296) « Croyez que pour moi il est fort pénible de vous apprendre la triste réalité, et soyez assurée, Madame, que j’ai pleuré cet ami avec lequel je n’ai eu que de bonnes relations ; il fut regretté aussi bien de ses chefs que de ses camarades et tous nous aimions sa franche gaîté et son caractère ouvert. (…) Allons courage Madame et que Dieu vous garde.» Une lettre de l’aumônier, chargé de tenir le registre de l’emplacement des sépultures du régiment, termine le dossier : 16 janvier 1917 p. 301 « je vous adresse ci-joint le calque de la partie qui vous intéresse. (…) J’ai tout lieu d’espérer, le connaissant comme l’un de nous tous, qu’il était en règle avec le Bon Dieu. Abbé Friesenhauser ».
Donc un témoignage marquant, avec l’expression d’une intimité affective attachante, la formulation individuelle d’une profonde hostilité à la guerre et aussi – l’auteur soulignant souvent le fait que son indignation est partagée par ses camarades -, la formulation d’un ressenti collectif dans lequel le « nous » devient récurrent pour l’expression de cette souffrance.

Vincent Suard mai 2017

Share

Germain, René (1895-1985)

1 Le témoin
René Germain est originaire d’une famille de la petite bourgeoisie de Thonon (Haute-Savoie). Classe 15, il est affecté au 5e régiment d’infanterie coloniale et monte en ligne en Argonne en juillet 1915. Nommé caporal, il prend part à l’offensive de Champagne du 25 septembre à Souain ; passé sergent, il est en secteur dans l’Oise jusque mai 1916 ; blessé par un éclat, il est hospitalisé jusqu’en juillet. En convalescence, il se porte candidat pour un peloton d’élèves-aspirants et est formé à Joinville-le-Pont jusqu’à février 1917. Après un temps où il est lui-même instructeur, il est muté au régiment d’infanterie coloniale du Maroc (RICM) en juin 1917 au Chemin des Dames. Il participe comme sous-lieutenant chef de section à l’attaque de la Malmaison en octobre 1917 et il combat en mars et avril 1918 lors de l’offensive allemande ; évacué pour grippe, il revient au front le 18 août 1918. Arrivé en Alsace, il va ensuite occuper Mayence. Radié des cadres en septembre 1919, sa carrière civile transforme ensuite, nous dit son petit-fils, le « jeune fonctionnaire provincial en un inspecteur des impôts parisien particulièrement redouté».
2 Le témoignage
L’édition des carnets (René Germain, Il revint immortel de la Grande Bataille, Editions Italiques, 2007, 311 pages) emprunte son titre à la traduction de la devise du RICM, « Recedit Immortalis Certamine Magno ». Pascal Besnier, petit-fils de l’auteur, a retranscrit un manuscrit d’origine de 500 pages, rédigé dans les années 20 ou 30, et assuré la préface ; il y présente les carnets comme relevant à la fois du récit (emploi du passé simple) et du journal, avec un grand souci d’exactitude pour les dates et les lieux. Des fac-similés de pages du manuscrit accompagnent chaque tête de chapitre, et des cartes, photographies ou croquis complètent l’édition.
3 Analyse
Pascal Besnier craint que les écrits de son grand-père ne soient qualifiés de « récits militaristes », alors que d’après lui René Germain a « certainement autant aimé l’armée qu’il a détesté la guerre ». En effet la teneur du récit est celle de la volonté, de l’enthousiasme parfois, et souvent de l’insouciance lorsqu’il revient au repos. L’auteur aime « l’aventure » et la vie militaire et on peut penser que l’émotion qu’il évoque en refermant une dernière fois sa cantine d’officier en 1919 n’est pas qu’une reconstruction nostalgique liée au temps qui a passé. Si R. Germain éprouve une réelle motivation patriotique, il faut souligner aussi le caractère spécifique de la « coloniale », et plus particulièrement de son régiment d’infanterie coloniale du Maroc, dans lequel la culture d’active reste très forte malgré l’usure des cadres : c’est une unité d’élite employée pour les coups durs, et dans laquelle l’entraînement est à la pointe (accompagnement de chars, canon de 37 d’infanterie pour réduire les mitrailleuses…). L’auteur évoque certains soldats difficiles, au casier judiciaire chargé, quelques sous-officiers d’active alcooliques mais semble-t-il efficaces, et des chefs de bataillon dont le pragmatisme dans l’action le séduit. Pour autant R. Germain ne cache rien de la dureté de la guerre, de l’angoisse sous le bombardement, du doute qui naît de la peur, et de la lassitude des années 1918 et 1919. Son récit est à la fois factuel et réaliste (la préface le qualifie de « naturaliste »), et sa narration de l’action au niveau de sa section est extrêmement prenante : dans l’assaut de l’offensive de Champagne ou celui de la Malmaison en octobre 1917, on pense à J. Tézenas du Moncel ou à C. Delvert, avec une pincée de B. Cendrars pour l’évocation de certains combattants, mi-titi, mi-apaches.
Après une convalescence liée à une blessure, sa formation d’aspirant et son emploi comme instructeur, il y a presque un an qu’il a quitté le front lorsqu’il arrive, « tout joyeux à l’idée de ces nouvelles aventures » (p. 124), au Chemin des Dames en juin 1917, dans un secteur encore très actif ; il évoque la guerre de « coups de mains », et effleure la question des événements de mai-juin, mais sans y faire allusion directement. Les désertions au RICM ou la mutinerie au bataillon de Somalis (juillet) de la division ne sont pas évoquées (voir Denis Rolland, la base de données du CRID 14-18, ou le récit d’Henri Brandela dans la Lettre du Chemin des Dames, 2014) ; l’auteur évoque une ambiance très tendue lorsque sa compagnie n’est pas relevée comme promis (20 juin 1917, p. 143) : « Je renonce à décrire l’état de mes poilus : des fauves en cage, hurlant des imprécations : Ah les salauds, Ah les vaches ! V’là deux mois qu’y sont au repos, et faut qu’on reste là ? Moi j’fous le camp tout seul ! » L’auteur évoque ensuite « ces régiments, peu nombreux il est vrai, qui oublièrent leur devoir au point qu’il fallut les ramener à l’arrière et les reformer entièrement ! » et il conclut « Et je me dis que peut-être, ce jour-là, nous n’étions pas passé loin du pire… » De plus, en août, il va faire du maintien de l’ordre parmi les permissionnaires à la gare régulatrice de Survilliers, « on avait décidé de faire donner la police par des poilus du front, les gendarmes n’ayant plus aucune autorité » (p. 149), et il évoque les issues gardées militairement et les mitrailleuses braquées sur les différentes sorties de la gare (p. 150). Par ailleurs, en octobre 1917, son bataillon est désigné pour assister à une exécution capitale, et il conclut son récit (p. 173) : « le condamné était certainement un misérable, mais cette exécution était hideuse et restera pour moi un des plus mauvais souvenirs de la guerre. »
C’est ce même mois que le RICM participe à l’offensive sur le Fort de la Malmaison. L’auteur décrit une attaque limitée mais très soigneusement préparée, il juge que ce fut une bataille de matériel (artillerie sur péniche et sur rail, chars, lance-flamme…) et une bataille mathématique « où chaque homme connaissait son rôle et le chemin qu’il devait parcourir à deux mètres près » (p. 169). L’évocation de l’opération (p. 174 à p. 190) forme un récit remarquable : elle est décrite au ras du sol, évoquant le ressenti intérieur de l’auteur, de la peur avec tremblement convulsif à l’énergie galvanisante. Le lecteur est saisi par l’évocation du pilonnage allemand des hommes massés dans un parallèle de départ, la description de l’assaut et l’évocation de la réduction d’Allemands refusant de se rendre et réfugiés dans des abris bétonnés (p. 185) : « J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants » ou (autre chambre souterraine) « Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flamme et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous » : on sort hébété d’un tel déferlement de violence.
En mai 1918, c’est avec la grippe espagnole que son unité doit contenir la poussée allemande sur Compiègne : « Les infirmiers passaient leur temps à faire des ventouses en 1ère ligne, et c’était vraiment un curieux spectacle de voir les mitrailleurs faire le guet à côté de leur terribles engins, le visage cireux et des verres à ventouse sur le dos ! » (p. 233). Il est lui-même évacué vers l’intérieur et hospitalisé à Agen : il s’y sent mal à l’aise, « J’étais parmi les embusqués », et a de fréquentes altercations dans les rues et les cafés d’Agen avec ces « messieurs » (p. 240) : « Je faisais des allusions blessantes d’une douce voix qu’on aurait entendue à 2 kilomètres, et les civils prenaient mon parti. » Evacué sur Toulouse, R. Germain y rencontre une jeune femme avec qui il se lie et il semble dès lors beaucoup moins enthousiaste à l’idée de réintégrer son unité d’élite (p. 242) : « avant mon départ, je posais ma candidature pour une affectation dans l’artillerie, à la demande de celle que je considérais déjà comme ma fiancée, mais cette demande fut rejetée en raison de la pénurie de cadres dans l’infanterie coloniale. » La fin des combats est très meurtrière, les Allemands ayant fortifié les défilés d’Argonne, et R. Germain l’évoque avec une attaque de « la fin » au RICM (20 octobre 1918, p. 264) : « on distribua des vivres légers aux hommes soudain crispés, dont l’angoisse visible était augmentée par la certitude que la fin de la guerre approchait, et par la pensée qu’il serait vraiment stupide de se faire tuer pour ce bois fangeux après 4 ans de souffrances. » Logé ensuite à Mayence, l’auteur participe à l’occupation de la Rhénanie en 1919 ; il évoque des civils terrorisés au départ car – lui dit un interlocuteur – « toute la ville redoute votre arrivée, car on dit que le RICM est un régiment de coloniaux féroces qui vont piller et brûler les maisons » (p. 278). Si l’auteur est critique par rapport à son hôte « Monsieur Baumgarten avait le type du Boche pure race : tête carrée, cheveux rasés courts, il me déplut tout de suite » et insiste sur la revanche que les Français ont à prendre « nous nous étions donnés le mot de ne pas nous gêner », il finit par avoir pitié de ses hôtes affamés et par les aider « on a beau être chez les Boches, on possède encore un cœur » (p. 279). Il est toutefois critique envers les femmes : « A mes yeux, et à part quelques exceptions, les femmes allemandes n’avaient aucune séduction : lourdes et sans aucun chic, elles étaient d’ailleurs très sensibles aux cadeaux de nature gastronomique ! Les soldats le savaient bien et « Schokolade » était le mot de passe qui ouvrait bien des cœurs » (p. 280). Il évoque aussi des violences : « Je crois même qu’il fut question de quelques viols au sujet desquels les victimes eurent la « sagesse » de ne pas insister » (p. 286). Une visite à Mannheim, ville non-occupée par les Français, et imprudemment faite en uniforme, manque de se terminer mal pour lui p. 291 : « j’étais en liaison constante avec le maire de Mannheim (…) quand nous voulûmes repartir, il fut impossible de faire démarrer l’auto, dont le moteur avait été saboté. Nous dûmes rentrer à pied, et les habitants m’injuriaient à mon passage (…) nous accélérâmes l’allure, suivis par une foule grossissante qui m’envoyait des noms d’oiseaux. »
La tension est remontée brutalement en juin 1919, lorsque les délégués allemands renâclent à signer le traité de Versailles « l’activité du secteur était incroyable, et toutes les unités se mettaient en place pour la reprise de l’offensive, on ne voyait partout que canons et munitions en mouvement (…) Si l’Allemagne ne signait pas la paix à l’heure dite, la guerre reprendrait et nous serions à Francfort 2 heures plus tard : les soldats ne cachaient pas leur joie et leurs yeux brillaient de convoitise. Je crois que les hostilités auraient repris, les Boches en auraient vu de dures ! » L’annonce de la signature transforme l’état d’alerte en retraite aux flambeaux. (p. 287).
Le manuscrit de René Germain, long de 500 pages écrites d’une belle écriture ronde sans aucune rature, est probablement le fruit d’un travail de réélaboration et de mise au propre d’un premier ensemble sur lequel nous ne savons rien. Nous reste donc ici un récit de type « guerrier », un témoignage énergique qui n’exclut pas la nuance et qui peut témoigner, sans perdre de vue la spécificité de son unité coloniale, d’une expérience originale de la Grande Guerre.
Vincent Suard mai 2017

Share

Gourp, Georges (1896-1960)

Source : Alain Gourp (petit-neveu du témoin), « Un zouave raconte sa guerre en Champagne », Revue du Tarn n° 235, automne 2014, p. 413-427 (avec photo).
Georges Gourp est né à Castres (Tarn) le 26 mars 1896, fils d’ouvriers de l’industrie textile. Après le certificat d’études primaires, il devient apprenti tailleur d’habits à Castres et à Toulouse. Il fait la guerre dans le 2e Zouaves et devient sergent. Après la guerre, il se marie en 1921, a une fille et exerce son métier dans sa ville natale après un séjour à Paris.
La famille a conservé ses récits de guerre sur deux cahiers d’écolier, déposés à la bibliothèque municipale de Castres dans le cadre de la Grande Collecte. Le premier cahier concerne la bataille de Verdun en 1916. Ayant eu les pieds gelés le 15 décembre, il est évacué et rédige le texte. Le deuxième commence en février 1917 du côté de Reims, se termine avec sa blessure par une balle de mitrailleuse d’avion, le jour même du 16 avril, et il est rempli lors de son séjour à l’hôpital à Laval. Inapte à l’infanterie, il termine la guerre dans l’artillerie. Seul le texte de 1917 est retranscrit dans la revue.
Le 15 février, les zouaves relèvent des Russes dans un cantonnement infect, puis en ligne dans des tranchées mal entretenues, non loin de la ferme des Marquises. Gourp décrit la vie au petit poste et les idées angoissantes qui gagnent le cerveau. Les Allemands font des coups de main facilités par des souterrains creusées sous le réseau de barbelés. Le 6 avril, les zouaves sont relevés après 38 jours en première ligne. Au repos, il dort de longues heures et rencontre des camarades du « pays » qui vont être évacués et qui ne sont pas vexés de ne pas participer à « la fête » qui se prépare. L’offensive Nivelle s’annonce par des amoncellements d’obus et le bombardement intense des lignes allemandes.
On distribue aux hommes des vivres et de « l’eau de vie éthéromane » et on leur attribue la mission de percer le front sur une profondeur de 17 kilomètres. À la veille de l’attaque, la section prémédite et réalise le pillage des caves du château du général Dubois, mal gardé par deux sous-officiers d’infanterie. Ils font main basse sur « maintes bouteilles de Champagne, des liqueurs et pots de miel. Tout est bu et mangé en chœur à la section, adjudant compris. »
C’est ensuite la description de l’attaque du 16 avril. D’abord la marche vers les lignes dans une cohue de toutes sortes de troupes. Puis la sortie sous un déluge de feu (à lire p. 424). Au milieu des cadavres, Gourp pense « que l’attaque est loupée ». Il est alors touché par une balle de mitrailleuse d’avion et doit quitter le terrain en rampant (voir la notice Edouard Ferroul pour une situation de même type). Voyant que l’artillerie fait demi-tour, il comprend que son intuition était bonne : « Ça y est, c’est encore manqué, mon Dieu, que de pertes inutiles… »
Rémy Cazals, mai 2017

Share

Rabary, Jean (1892-1966)

Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017

Share

Cuisinier, Magali (1885-1931)

Petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus, fille d’un ingénieur chimiste, elle est née le 5 mars 1885 à Viarmes (Seine-et-Oise). Ses parents étant décédés très tôt, elle est élevée à Bruxelles par son grand-père Élisée. Elle fait des études de botanique à l’université de Montpellier où elle rencontre Bernard Collin (voir ce nom) qu’elle épouse le 5 novembre 1909. Ils vivent à Sète à la station zoologique, sur l’étang. Leur fille Jeannie nait en 1911. Pendant la guerre, elle passe un examen d’infirmière et s’active à Sète et à Montpellier. Elle n’apprend la mort de son mari qu’avec du retard : ses dernières lettres témoignent de son angoisse ; toutes montrent le profond amour conjugal au sein de ce couple.
La correspondance entre Bernard et Magali est déposée aux Archives municipales de Sète (voir la notice Bernard Collin). Dans les extraits que j’ai pu consulter, les lettres de Magali sont rares. En septembre 1914, elle signale à son mari l’évolution des expériences qu’il avait laissées lors de sa mobilisation. Puis elle décrit le passage de troupes africaines. A propos des « Hindous », sa fille fait la remarque qu’ils portent de l’étoffe sur la tête comme s’ils étaient blessés, mais ils ne sont pas blessés.
Elle envoie à son mari livres et revues. Elle lit La Guerre sociale de Gustave Hervé qui n’est plus le « Sans Patrie » du début du siècle. Elle se sent humiliée que l’on ait offert à sa fille un jouet en forme de cochon appelé Guillaume : « Ce sont de petites choses mais c’est par elles qu’on arrive à déformer l’esprit des enfants. » Elle espère que la barbarie de la guerre « contribuera à faire haïr la guerre à un plus grand nombre de gens ».
Son mari meurt le 27 septembre 1915 avant d’avoir pu revenir dans sa famille. Magali installe après la guerre une librairie à Montpellier. Elle meurt en 1931.
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes,  2017, 376 p., chez l’auteur : Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

Share

Collin, Bernard (1881-1915)

Le témoin
Joseph Alfred Bernard est né le 19 mars 1881 à Selongey (Côte d’Or) dans une famille de la bourgeoisie catholique cultivée. Il fait des études de biologie à l’université de Montpellier et devient spécialiste des micro-organismes aquatiques à la station zoologique de Cette (Sète) au bord de l’étang de Thau. Il a appris l’allemand, ce qui lui sera utile pendant la guerre. Le 5 novembre 1909, il épouse Magali Cuisinier (voir notice à ce nom), petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus. Leur fille Jeannie nait en 1911. Sergent au 21e RI de Langres, il arrive sur le front le 7 novembre 1914, secteur de Béthune. Son régiment combat notamment à Notre-Dame-de-Lorette. Le sergent Collin est tué près de Souchez, en Artois, le 27 septembre 1915 (voir la fiche de « mort pour la France » sur le site « Mémoire des hommes »).

Le témoignage
Sa petite-fille, Marion Geddes a conservé 619 lettres ou cartes postales échangées entre le couple, ou adressées par le soldat à sa très jeune fille. Ces dernières sont souvent illustrées de dessins de plantes, de petits animaux, du sac et des outils du combattant. Quelques vues des ruines d’Arras. Bernard a pratiqué le codage. Déposés aux Archives municipales de Sète dans le cadre de la Grande Collecte, ces documents sont la base d’une exposition à la médiathèque François Mitterrand de Sète du 2 au 16 septembre 2017. Une édition d’extraits est envisagée à cette occasion, ce qui est très souhaitable.

Contenu
Les extraits qui sont venus à ma connaissance témoignent d’une réflexion non conformiste très intéressante. La « guerre imbécile » est pour lui une rupture brutale avec ses activités de recherches. Il demande : à quand le retour dans la Patrie « physique, intellectuelle et morale » qui serait un laboratoire où il pourrait vivre avec sa femme et sa fille. Dans les tranchées, il continue à observer rotifères et orchidées. Il lit Anatole France, Tolstoï, Goethe, Romain Rolland, la revue La Paix par le Droit (voir les notices Jules Puech et Marie-Louise Puech-Milhau). Les lettres de sa femme lui sont un soutien indispensable. Une fois de plus, cette correspondance révèle l’amour conjugal au milieu de la violence de la guerre : le 13 mars 1915, un camarade est tué près de lui et il reçoit sur sa capote les débris de sa cervelle.
Bernard Collin est désolé de voir des gosses mobilisés, envoyés à l’abattoir « qu’on appelle champ d’honneur dans l’argot officiel ». Des deux côtés, les charges à la baïonnette sont stupides, « si brillantes dans les journaux, si infécondes en résultats, sauf pour celui qu’on charge ».
Très concrètement, il montre l’attente de la « bonne blessure » qui est le vœu le plus cher de ses soldats (9 décembre 1914), et de lui-même (28 mai 1915). Il montre la joie qui s’installe dans le groupe qui vient d’être relevé. Il évoque avec indignation les parades qui transforment les hommes en pantins.
A Noël, il entend les cantiques allemands. Peu après, un soldat lui apporte un lot de lettres qu’il a prises sur un cadavre allemand dans le no man’s land ; l’une signale un départ de soldats pour le front « et c’était tellement triste que tout le monde pleurait ». En février, une conversation avec les Allemands est interrompue par l’arrivée d’officiers supérieurs « qui voient toujours d’un mauvais œil ces rapprochements funestes pour le « moral des troupes » ; l’illusion de l’ennemi tomberait trop facilement si l’on pouvait s’apercevoir que l’on a en face de soi des hommes et non pas seulement des créneaux garnis de fusils à faire feu ; des hommes souffrant les mêmes choses de part et d’autre, victimes des mêmes machinations sociales et dont on entretient et cultive l’animosité réciproque, comme une fleur de serre chaude utile au luxe d’un petit nombre. » En avril 1915, il a « le plaisir de contempler plus de visages heureux et rayonnants » qu’il n’en avait vus depuis août précédent. Il s’agit de prisonniers allemands : « Certains déliraient et dansaient de joie, ils ne demandaient qu’à filer à toute bride dans le boyau conduisant vers l’arrière, peu soucieux de courir, une fois sauvés, de nouveaux risques de mort. » Un Badois, grièvement blessé par un éclat d’obus, est pris en charge par les soldats français qui lui donnent du vin, du café, tandis que le sergent lui parle pour lui remonter le moral.
Plusieurs pages évoquent la haine en mai 1915. « Où est-elle ? » demande-t-il. Elle n’est pas chez les soldats français, vraisemblablement pas chez ceux d’en face. « Mais où donc est la haine nationaliste contre l’étranger, telle que la prêchent Barrès et autres ? Je ne la vois pas sur le front ailleurs que dans les journaux qui, d’ailleurs, sont plutôt lus ici le sourire aux lèvres et traités par le troupier sceptique de simples « bourreurs de crâne » rédigés par des embusqués qui chantent bien haut, pour n’être pas venus y voir. » Sur le front, on en veut aux Allemands de n’être pas restés chez eux, ce qui oblige à les chasser, et il faut les chasser, mais c’est « mauvaise humeur bien plus que haine ». Comme l’a expliqué Jean Norton Cru, la haine est un produit de l’arrière, « une drogue grisante pour civils ».
Les soldats vont à la mort et sèment la mort « au seul profit d’une minorité qui ne risque généralement rien ». C’est à cause « de combinaisons louches émanées de hautes sphères capitalistes » que la guerre a été déclarée. Les soldats vont mourir « pour laisser une humanité un peu plus bête et méchante qu’elle ne l’était avant. C’est tout ! » Il y a « de quoi se sentir dégoûté d’être homme » : Bernard Collin retrouve ici des accents jaurésiens. De même lorsqu’il estime qu’à côté des marchands de canons, les exploités aussi sont responsables « parce qu’ils se laissent faire ».
Quelques jours avant sa mort, il écrit : « Si la France d’après la guerre est trop inhospitalière et chauvine, peu propice à la vie libre, ce que j’ai de fortes raisons de craindre, nous irons planter notre tente à Genève, à Naples ou Florence, au Brésil ou à Java, n’importe où le vent nous portera. »
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes, 2017, 376 p., chez l’auteur Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

Share

Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

Share

Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Fernand Lugand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux dans l’Ain. Il est le cinquième enfant d’Ennemond Alfred-François Lugand, préposé aux douanes (lequel mourra le 25 janvier 1917), et de Marie-Eugénie Burdet, modiste et lapidaire. Il fait son service militaire à Remiremont (Vosges) du 10 octobre 1909 au 24 septembre 1911, puis se marie avec Marie-Antoinette Ballivet, diamantaire. Le couple s’installe à Lajoux (Jura), où il est affecté comme préposé aux écritures à la capitainerie des douanes. Le 28 juillet 1914, il est mobilisé au 13ème Bataillon de Chasseurs alpins de Chambéry et part occuper le col de la Faucille, à la frontière suisse. De fait, il ne rejoindra pas immédiatement la ligne de feu : « …J’avais un peu honte de rester chez moi, mais l’ordre était formel, les douaniers devaient rester à leur poste d’après les plans de mobilisation » (page 45). Il a même le temps de connaître la naissance, le 8 mars 1915, de sa première fille, Renée (qui mourra d’une angine pernicieuse en 1929, à l’âge de 15 ans). Le 3 mai suivant, il intègre le 13ème BCA comme chasseur de 2ème classe et rejoint finalement le front des Vosges le 24 juin. Même si son baptême du feu, à Sondernach, date du 10 juillet, 1915, il reste dans un premier temps relativement à l’arrière des points chauds, aidé en cela par son grade de caporal-fourrier, qui lui permet de rester au pied des champs de bataille en pleines batailles d’une année 1915, celles des « Grands orages » sur les Vosges. Il finit par participer aux combats du HWK, (décembre 1915 – janvier 1916) puis du Linge (avril 1916), jusqu’à sa très grave blessure par balle, le 24, puisqu’il perdra l’usage d’un bras. Sa guerre est donc terminée et après opérations et convalescence, il est finalement renvoyé dans ses foyers le 27 février 1917. Il reprend alors ses fonctions dans les Douanes à la capitainerie de Châtillon-de-Michaille (Ain). Sa seconde fille, Andrée, naît le 21 novembre 1918. Il perd son épouse de tuberculose en 1922 et se remarie avec Emma Michel, fille d’un hôtelier. Il poursuit sa carrière jusqu’à sa retraite en 1949, après avoir eu une action manifeste dans la Résistance. Fernand Lugand meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie), emporté par une attaque cérébrale.

2. Le témoignage

Lugand, Fernand, Les carnets de guerre d’un « poilu » savoyard. (Mémoires et souvenirs de Fernand Lugand). Ouvrage présenté par Xavier Charvet. Préface du Professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, collection Les carnets de vie, 2000, 154 pages.

3. Analyse
Xavier Charvet, qui biographie très précisément le parcours de l’auteur, indique que celui aurait écrit ses mémoires à l’hôtel de Savoie à Chambéry à l’hiver 1934-1935. Car en effet, certainement basé sur un carnet de guerre, l’ouvrage, qui retrace 10 mois de guerre dans les Hautes-Vosges, forme en fait une succession de tableaux chronologiques, parfois didactiques (« qu’est-ce que ma cagna ? » page 74) voire justificatifs (« le feu des tentations », page 115, où il tente de se disculper d’un non-amour !) mais en forme de transmission orale à sa seconde fille Andrée, à laquelle il s’adresse nommément (comme page 77 où il dit « Laisse-moi te raconter une petite histoire ». Fernand Lugand s’en explique en forme d’introduction : « J’écris ceci, afin que tu saches ce que ton père a pu voir et endurer pendant les longs jours de malheurs de 1914 à 1918. » (page 43) et reviens sur sa démarche dans l’ultime chapitre : « A mes descendants » : « J’ai écrit ce qui précède sans prétention aucune et sans recherche littéraire, tous simplement pour que tu connaisses mes diverses péripéties qui ont marqué ma vie pendant cette période tourmentée… ». Toutefois, celle-ci a 13 ans lorsque Lugand prend la plume pour son récit et il est donc vraisemblable qu’il l’a édulcoré d’une vérité trop crue. Il tient à plusieurs reprises à démontrer qu’il fut un bon soldat (voir page 124), ce que nous croyons volontiers quand Lugand dit sa décision de ne pas tuer au fusil, (il se dit bon tireur) un allemand occupé à creuser un trou à la pioche : « Je me dis qu’il serait lâche de tuer ainsi un homme qui peut-être travaille à ce trou pour donner une sépulture à un camarade. Je relève mon arme, la dépose à mes pieds et ma conscience me dit : « Tu as bien fait » » (page 59). Sur le rôle moral fondamental de la correspondance, il dit : « … les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps ». A plusieurs reprises, il donne des éléments sur la mort (page 62), y compris par pulvérisation (page 93), et l’inhumation des camarades. Il réfléchit à sa propre mort en dormant dans un … cercueil (page 71) et s’interroge sur la résistance de l’Homme aux conditions climatiques de la guerre dans les Vosges : « … Comment le corps humain peut-il offrir pareille résistance à tous ces éléments ? ». Enfin, sa blessure renseigne sur les conditions sanitaires d’extraction du champ de bataille et d’évacuation d’un blessé depuis la ligne de feu, ce, jusqu’à sa démobilisation, avec une anecdote d’intérêt lorsqu’il se réveille d’opération chirurgicale : « Je passe la main droite autour de mon cou où je trouve suspendue la balle qui m’a été extraite du flanc. Je l’ai pieusement conservée, rangée dans la boîte qui contient ma médaille militaire » (page 130).
L’ouvrage, bien édité, est enrichi d’un avant-dire de Xavier Charvet sur la famille, longue lignée de douaniers, les lieux, terres de montagnes (Savoie, Jura, Vosges) qui forment la ligne commune de ce témoignage, et sur la démarche de publication. Le livre produit également des cartes, photos du soldat, reproductions d’un ordre de Serret (66ème D.I.) et d’une page du cahier de Lugand, d’une généalogie et d’une bibliographie sommaire.

Yann Prouillet – mars 2017

Share