Hustach, Jean (1891-1947)

1 – Le témoin
Né en 1891 dans une famille de paysans pauvres, Jean Hustach passe ses premières années à Abitain, dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques). De 1906 à 1909, il réside à Constantine, en Algérie française, pour suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs, dont le concours d’entrée était réputé plus facile qu’en France. Il devient instituteur à Hippone, en Algérie, près de Bône (Annaba), et apprend l’arabe. En octobre 1913, il est appelé pour le service militaire au 58e RI. Il choisit l’exil, part en Allemagne et enseigne le français dans un lycée de Düsseldorf. En janvier 1914, il est déclaré déserteur.
Début juillet 1914, il revient en France et rejoint le 58e RI à Avignon. Jugé en Conseil de guerre, il est condamné à la prison, puis amnistié au début du conflit et intégré au 58e RI comme brancardier. En octobre 1915, il reçoit la Croix de guerre pour son dévouement. De juin à août 1916, il est à Verdun ; c’est là qu’il rédige son journal. Son dévouement lui vaut une deuxième citation. En décembre 1916, il épouse sa « marraine de guerre », une institutrice. En janvier 1917, il part avec le 58e RI sur le front d’Orient et débarque en Grèce. En juin 1918, il est rapatrié pour cause de paludisme.
Démobilisé en août 1919, il continue sa carrière d’instituteur en France, devient inspecteur du primaire, puis directeur d’Ecole normale, assumant cette fonction en France, en Afrique du Nord, en Martinique. En mai 1946, il est nommé directeur de l’Ecole normale de Pau, dans son département natal. Il meurt l’année suivante à 56 ans.

2 – Le témoignage
Le journal manuscrit de Jean Hustach est constitué de feuillets détachés d’un carnet et de feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Grâce à cet ami, il put expédier vers l’arrière, en toute sécurité, les pages écrites en juin.
En décembre 1918, le texte de son journal fut dactylographié. L’année suivante, Jean Hustach, qui militait pour la défense de l’occitan, fit paraître en langue béarnaise quelques extraits de son journal dans la revue Reclams de Biarn e Gascougne, aux numéros de janvier et juillet 1919.
En décembre 2015, Françoise Appel a transmis le témoignage de son père à Jean-Noël Jeanneney après avoir écouté à la radio l’une de ses émissions, Concordance des temps, sur France Culture. Convaincu de l’intérêt du document, Jean-Noël Jeanneney s’est chargé de le faire publier et de rédiger l’introduction. L’édition comprend un dossier historique réalisé par Arnaud Carobbi, deux plans cartographiques et plusieurs photographies, dont l’une reproduit une page du journal.

3 – Analyse
Pour Jean-Noël Jeanneney, Jean Hustach est l’un de ces nombreux instituteurs pacifistes et antimilitaristes d’avant-guerre. Il est également franc-maçon, comme le révèlent les trois points placés en triangle sur la dernière page de son journal.
Celui-ci commence le 8 juin 1916 et finit le 19 août suivant. Après un cantonnement dans les bois de Nixéville (près de Verdun) et un séjour à la citadelle de Verdun, Jean Hustach rejoint le bois d’Haudromont (près de Thiaumont et Douaumont), face au « Ravin de la mort », où il reste du 5 au 22 juillet. Il passe quelques jours de réserve dans la tranchée de Lens (au sud de Bras), puis remonte dans le bois de Nawé, du 31 juillet au 16 août.
En tant que brancardier, il doit aller chercher les blessés, souvent de nuit, et les transporter vers un poste de secours tout en risquant de se faire tuer. Il doit ramener des morts et les enterrer, creuser des tranchées ou des latrines. Bien que sa compagnie n’ait pas eu à livrer de combat, il lui faut supporter les bombardements incessants, la mort omniprésente, la faim, la soif, la crasse, l’épuisement physique et moral, et attendre l’heure de la relève.

Le 19 août 1916, après avoir lu le journal de Jean Hustach, un ami soldat lui reproche de s’être « trop attaché au détail et d’avoir fait un journal comme pourrait en faire le premier venu. » (p. 81). Il répond : « Mais, premièrement, pour moi, ce journal, compris de cette manière, a beaucoup plus de valeur comme souvenir. Deuxièmement j’aurais été incapable d’analyser pendant ces mois. J’ai très mal noté même, et très incomplètement ; il m’aurait aussi fallu un appareil photographique. » (p. 81).
Cent ans plus tard, ce qui ressort de ce bref journal, c’est l’expression d’une voix « originale et forte » (cf. J.-N. Jeanneney, p. 11), c’est le témoignage sobre et intense d’un pacifiste ayant vécu en Allemagne. Il faudrait citer de nombreux passages ; en voici quelques-uns.

– Le 24 juin : « Je n’écris plus de lettres, car tout est censuré. […] Je rage, jamais je m’étais senti une colère aussi forte ; et jamais je n’avais éprouvé une haine plus puissante contre la guerre, contre ceux qui la font faire et contre ceux qui l’acceptent. »

– Le 29 juin : « Les débris du 106e sont donc revenus, couverts de boue des pieds à la tête ; il reste encore de l’énergie dans certains regards ; la plupart, cependant, sont complètement abrutis ; ils étaient 1 300 ou 1 400 et sont revenus 3 ou 400, en comptant les embusqués (chasseurs alpins) […]. »

– Le 4 juillet : « Nous montons donc au bois d’Haudromont, près de Thiaumont ; ça barde par là ; on ne peut pas se rendre compte de ce que contient d’euphémisme « ça chauffe » ; c’est toute l’horreur de la guerre exprimée de façon à ne pas effrayer ces messieurs et ces dames qui sont bien décidés à nous faire aller jusqu’au bout. »

– Le 12 juillet : « Hier encore toute la ligne a été bombardée, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de cagnas démolies. Et, depuis ce matin, les 305 nous pleuvent à côté ; nous n’avons pas encore pu sortir de la section. J’ai une soif qui me dévore ; Testu est à dix mètres, mais je ne peux pas y aller ; c’est une pluie continuelle de pierres, d’éclats ; les cadavres sont déterrés, le terrain bouleversé. Ma tête résonne douloureusement, mes oreilles tintent ; j’ai risqué un coup d’oeil en dehors du trou : j’ai vu un cadavre déterré. […] Pas de mots pour exprimer ces horreurs. »

– Le 15 juillet : Je viens de lire un article de fou signé général Percin ; c’est toute la théorie de Jaurès qu’il reprend et qu’il fait sienne. […] Non, il ne faut pas de nation armée, il ne faut pas d’armée, pas plus qu’il ne faut confier le pouvoir à un seul homme si on veut conserver la liberté individuelle. […] Il ne faut pas d’armée, si faible soit-elle, puisque nous ne voulons plus de guerre. »

– Le 26 juillet : « Félicitations du général de division à notre compagnie (je reste perplexe et me pose dix-huit points d’interrogation) ! On tâchera de dédommager les survivants de leurs émotions par une bonne distribution de médailles. Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu qu’on ne revienne pas, bon Dieu, pourvu qu’on s’en aille de cet enfer. L’opinion générale est que les divisions de Verdun doivent avoir perdu la moitié de leurs effectifs avant d’être relevées. Je ne l’ai pas entendu dire cent fois, mais mille fois, et d’ailleurs les faits sont là. Ne vaudrait-il pas mieux mourir dès lors une bonne fois que de souffrir un pareil martyre ? »

– Le 2 août : « Nous avons enterré les six morts sur place. Ce n’était qu’une bouillie informe de morceaux de chair, de vêtements, de terre et d’obus. Tous de braves gens, tous des paysans. »

– Le 12 août : « Une section du 48e est avec nous ; ils ont touché des vivres de réserve pour six jours ; six jours à crever de faim. Trente biscuits à cinq pour un jour ; ça et un peu d’eau, c’est merveilleux ! Ils sont là pour les attaques ; ils se forment ; c’est la troisième fois qu’ils viennent ici. Il y a de quoi perdre la tête ; s’ils s’en sauvent une fois, quand le régiment est reformé, ils vont de nouveau dans l’enfer. Bref, c’est le sacrifice devant lequel on ne peut reculer, auquel on n’échappe pas. […] Je me suis terré dans mon abri comme un chien malade à l’idée de voir partir ces pauvres gens de Bretagne et, si j’avais osé, je les aurais embrassés tous ; et j’avais une envie de pleurer ! […] Je comprends maintenant pourquoi on les a fait monter avec des vivres de réserve et sans sac. C’est trop ! Voilà des gars qui ont fait la Cote 304 et autres et qui vont claquer demain matin devant Fleury. […] Nous sommes menés par une bande d’assassins. […] Après-demain le communiqué dira : « Nous avons légèrement progressé en avant de Fleury » … Je ne sais pas ce qui me retient de passer chez les Boches, à cet instant même […]. »

Jean Hustach, Brancardier à Verdun. Journal inédit / juin-août 1916, Présenté et établi par Jean-Noël Jeanneney, Dossier Arnaud Carobbi, Editions Portaparole, Arles, Collection I venticinque, 2016, 115 pages.

Isabelle Jeger, mai 2018

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Labbé, Albert (1893-?)

1. Le témoin
Albert Labbé est né à Pas-en-Artois (Pas-de-Calais) en 1893, ses parents tenaient avant 1914 un café-cinéma. Il est incorporé à vingt ans au 43e RI de Lille en octobre 1913. Engagé dans les combats sur la Meuse (Saint-Gérard) le 23 août 1914, il participe ensuite à la bataille de la Marne à Esternay. Il est blessé d’un éclat à la tête le premier jour de l’offensive de Champagne, à Beauséjour le 16 février 1915. Soigné à Arcachon jusqu’en avril, il est peut-être réformé ou classé auxiliaire après cette période.
2. Le témoignage
Le carnet d’Albert Labbé, qui va du 2 août 1914 au 17 mars 1915, est un récit succinct des événements qu’il vit, avec en général deux ou trois lignes par jour, et un peu plus lors des journées d’engagement, comme par exemple celle du 16 février 1915. Le document, entrecoupé de coupures de presse, se termine par une chanson recopiée et les adresses de quelques camarades. L’emploi du terme boche dès le 14 août 1914, et des erreurs de dates (jours de novembre datés d’octobre), font penser à la reprise d’un document original, peut-être réalisée lors de la convalescence.
Ce carnet, numérisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais, est disponible sur Internet (« Albert Labbé Wikisource »). La mise à disposition du public de ce témoignage, résulte d’abord de la campagne de collecte de documents venant de particuliers, réalisée par les différentes Archives Départementales et par le programme Europeana 14-18. Dans une démarche « Open Data », un accord entre les Archives Départementales des Alpes-Maritimes (AD 06) et la bibliothèque numérique collaborative Wikisource, accord élargi ensuite aux AD 37 et AD 62, a permis de mettre à la disposition de volontaires transcripteurs des manuscrits numérisés, pour réalisation et mise en ligne d’une version typographiée. La version définitive doit être certifiée par deux contributeurs, mais surtout, pour chaque page, l’onglet « source » permet de vérifier avec l’archive originale. Si les AD ne garantissent pas le résultat final (en terme de fidélité absolue), le protocole permet un résultat assez satisfaisant, et surtout de porter à la connaissance du public des documents qui sinon dormiraient dans les rayonnages (conversation avec A. Lestiennes, Webmestre éditorial aux AD du Pas-de-Calais, janvier 2018).
3 Analyse
Albert Labbé mentionne, en date du 11 août 1914, sept morts du fait de la chaleur – ce qui fait beaucoup – et de nombreux malades, ce qui est plus plausible. L’auteur consacre une vingtaine de lignes au combat du 23 août entre Dinant et Givet, et c’est une impression de confusion qui domine: (23 août pdf 17 – 18) « on reçoit l’ordre de battre en retraite mais un obus tombe juste sur un caisson ; qui explose ; des officiers crient sauve-qui-peut, c’est la déroute; comme des maladroits au lieu de suivre le capitaine on traverse le champs de bataille d’un bout a [sic + suite pour orthographe – syntaxe] l’autre et après avoir couru 7 k dans les récoltes au milieu du feu des mitraillieuses et des obus un général nous fait déployer sur une crête ; ne voulant pas tirer devant nous ; puisque nos camarades arrivent ; j’ai laisser mon sac comme tout le monde pour reprendre ma course. » Mention est faite ensuite du combat d’arrêt du 30 août (bataille de Guise), A. Labbé en revendique la victoire, avec beaucoup de pertes pour les Allemands. La mention du 6 septembre (bataille de la Marne) signale l’impréparation des Allemands et l’avancée des Français. Le 7 septembre : (pdf 25-26) « A sept heures du matin après avoir fait le jus ont reprend ses positions. A 5 heures on avance et on arrive à Esternay. Les allemands ont allignés leurs tués dans les prairies, de tous côtés, ont fait une grande partie de la croix rouge bôche prisonnière et on soigne de nombreux blessés, qui n’ont pas arriver a se sauver. Dans ce pays un officier bôche, après avoir abuser d’une fillette, il lui a cassé le bras et sa mère demandait secours au major du 43e. Ils ont tué 2 civils dans les prairies.» La poursuite prend fin à Reims, où ils sont acclamés par la foule, « vin, bière, on nous donne chocolat, gateaux et même des portemonaies garnis. ». Les durs combats de septembre et octobre sont évoqués succinctement, devant les forts de Reims puis dans le secteur de Pontavert. Le 15 octobre, le carnet fait état d’un stratagème allemand, compliqué dans son application, si l’on suit la source en termes de véracité : «L’attaque [française] ratée, le soir, quelques blessés arrivent à repasser le pont, ceux qui demandaient des secours furent achever par les patrouilles allemandes qui venaient près de nous crier « feu par salves », ce qui nous obliger de tirer sur eux ; le lendemain, la crête était recouverte de nos cadavres français qui sont restés là durant deux mois devant nos yeux. » Mention est faite d’une parade d’exécution le 20 octobre, puis en novembre d’une prise de contact avec des Allemands (échange de journaux et d’une boîte de cigares), la fraternisation ayant été déclenchée par « le lieutenant Robert qui a chanté un air allemand que les bôches ont applaudi » (pdf 51). Le 5 décembre, avec l’arrivée de la classe 1914, la Saint-Nicolas est fêtée jusqu’à 2 heures du matin. Le 43e est en ligne en Champagne devant le fortin de Beauséjour dès décembre 1914, et, avec des conditions météorologiques difficiles, les combats sont âpres dès avant la grande offensive française du 16 février 1915.
Un passage intéressant du récit réside dans la description de l’attaque à l’occasion de laquelle il a été blessé : 16 février, 10 heures « Toute la compagnie franchit le parapet a la baïonette avec fanion rouge pour l’artillerie. Plus un piquet, plus de fil de fer, une panique chez les bôches qui se sauvent avec leurs mitraillieuses. Pas un de nous est blesser . Arriver dans la tranchée bôches, on s’empare d’un théléphone, le lieutenant Givet casse une mitrailleuse (avant de se replier). On voit des équipements bôches partout de Ceux qui ne se sont pas enfui sont prisonnier. On les pique avec la baïonette pour les faire regagner nos lignes. Ils se trainent a genoux, offrant leurs montres, boîtes d’allumettes, etc., etc. (…). On avance toujours en chantant, les bôches se sauvent, nous voici presque à la 3e tranchée, on se retourne, on aperçoit qu’il y a des bôches a gauche qui nous tirent dans le dos. On demande du renfort, rien ne vient. Le renfort bôche, la garde impériale arrive, on tire a bout portant, plusieurs tués dans notre côté. On économise nos cartouches. La poussée devient terrible, on revient sur ses pas, après avoir vider 2 équipements (celui de Martin tué à mon côté.). Les bôches lancent des grenades, c’est alors que j’en ai reçu un éclat sur la tête. A moitié assommer, je me suis réfugier dans une sappe. » A. Labbé réussit à regagner l’arrière vers 13 heures, et clôt son récit en signalant que les restes de sa compagnie, faute de renfort, ont dû aussi regagner le soir les lignes de départ. Evacué, il arrive à Arcachon le 20 février, mention qui termine son récit.

Vincent Suard, mars 2018

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Balique, Gabriel (1891-1980)

1. Le témoin
Gabriel Balique, né en 1891 à Solre-le-Château (Nord), est étudiant en droit à Paris au moment de la mobilisation. Incorporé à Avesnes au 84e RI, il fait ses classes en Dordogne et au camp de la Courtine (Creuse), puis assure l’instruction de la classe 15 ; promu aspirant en janvier 1915, il gagne le front avec le 417e RI. Passé sous-lieutenant en août 1915, il fréquente des secteurs de l’Oise et de l’Aisne, et est versé au 220e RI en avril 1916. Il combat à Verdun et, à la dissolution du 220e, il passe au 330e RI en décembre 1917 ; après une nouvelle dissolution en septembre 1918, il finit la guerre au 164e RI, avec le grade de lieutenant. Il décède en 1980 après une carrière de notaire à Martigues.
2. Le témoignage
Saisons de guerre, notes d’un combattant de la Grande Guerre, par Gabriel Balique, a paru aux éditions L’Harmattan en 2012 (197 pages). Les documents ont été réunis et présentés par son petit-fils Nicolas Balique. Il s’agissait à l’origine de huit petits carnets écrits au jour le jour, dont heureusement l’auteur avait rédigé une copie, car les originaux ont disparu dans les pillages de mai 1940. C’est un journal intime dans lequel l’auteur exprime ses sentiments, ses doutes et ses espoirs (décembre 1914, p. 22) : « ce carnet me suivra partout où je passerai, comme un ami fidèle (…) Pourrais-je plus tard en lire des extraits à mes enfants, au coin du feu, près d’une femme chérie ? » N. Balique estime que la reprise des notes d’origine a donné lieu à des filtrages, à quelques éléments d’autocensure (conversation téléphonique 02/2018).
3. Analyse
a. Le combat. G. Balique arrive sur le front seulement à la fin avril 1915, et il décrit d’abord son rôle de chef de section, dans un secteur relativement calme, si ce n’étaient les bombardements d’artillerie de tranchée (19 juillet 1915, p. 49) : « C’est lugubre d’entendre, du fond d’un abri, l’avertissement des sentinelles, répété de créneau en créneau dans la nuit, « attention, minen à droite » ou « minen à gauche ! », puis l’éclatement, formidable. Et ce cri « Rien, pas d’accident » transmis tout aussi régulièrement, quand ce n’est pas un autre. ». L’auteur combat à Verdun en septembre 1916, et l’entrée en matière, lorsque le bataillon est alerté, témoigne de la dureté de l’expérience (5 septembre 1916 Verdun p. 97): « Le capitaine Lagriffe revient, la face blême. Son discours est bref, et sa voix chargée d’émotion : « Mes amis, on nous envoie à une mort stupide et inutile. Nous attaquons sur un terrain inconnu, dans une direction vague, avec un objectif indéterminé. » Après s’être dit adieu, on fait contre mauvaise fortune bon cœur car les hommes sont là, qu’il ne faut pas décourager. » G. Balique, après avoir raconté les combats auxquels il participe, évoque les appels des mourants, le spectacle des cadavres (p. 100) : «Des masses informes gonflées, des bras, des jambes, des têtes et beaucoup de troncs sans tête, surtout chez les Boches car les nègres avaient attaqué la veille. » Pour lui, le plus dur de sa guerre réside dans l’expérience à Verdun des carrières du Bois Fumin, où s’entassent les combattants, cherchant un abri précaire au milieu des morts et des blessés (p. 98) : «Imaginez une carrière de petite dimension. Au milieu, une colline de macchabées avec en bas une centaine de blessés et d’agonisants. En voulant nous mettre à l’abri, nous sommes forcés de marcher sur les corps raidis. Des sentiers ont dû être tracés à travers cette colline humaine, cette Babel de cadavres arrosés de chaux et en décomposition d’où s’exhale une odeur épouvantable. » Avant et après Verdun, il occupe des secteurs plus calmes. Il participe aussi à un coup de main et en couche les préparatifs sur ses carnets, dans une forme testamentaire: il essaie ainsi de consoler ses parents par anticipation (p. 90 – 91) : « Je vous jure, et ainsi j’éviterai le plus petit reproche, que je n’ai pas été volontaire pour ce coup de main. J’ai tenu ma promesse fidèlement mais, aussitôt désigné, j’ai obéi comme un soldat doit le faire. » La fin de la guerre le voit engagé dans des combats violents (la Malmaison, 27 au 30 septembre 1918), et il n’est nullement enchanté de dépendre du général Mangin (p. 177) : « Je pus heureusement éviter pas mal de dégâts à la compagnie en sollicitant sa mise en réserve et en faisant des comptes rendus « un peu là » sur la situation. De la sorte, mes pertes furent beaucoup plus limitées que celles de la 6 et de la 7 qui se firent massacrer sans résultat et, à mon avis, un peu inconsidérément. Je suis, et resterai fier de ces pertes évitées, d’autant que je suis convaincu que cela a beaucoup tenu à moi. »
b. Le quotidien. En dehors de ces moments intenses, le quotidien reprend ses droits, interrompu par les permissions, à l’occasion desquelles G. Balique fait la découverte du cafard (p. 88) : « J’en étais à me croire malade. (….) Mais à présent cela va beaucoup mieux, le moral se retrempe, le cafard disparaît et bientôt « Y’aura bon bézef » ». Il reproche aux officiers de faire trop de politique, ce qui dans son sens signifie marchandage, favoritisme et recherche d’embuscage ; il s’indigne aussi de devoir rester deux ans dans son grade de sous-lieutenant (p. 138) : « J’espère qu’il y a encore des unités où l’attitude et l’aptitude au feu comptent plus que les salamalec, les courbettes, et la cour faite au colonel. »
L’auteur sert dans des régiments composés surtout de gens du Nord (84, 417 ou 330), ou de méridionaux (220) ; il apprécie ses compatriotes, souvent des mineurs, qu’il trouve très bons garçons et travailleurs, et il regrette qu’on les lui enlève pour les transférer dans le Génie. L’amalgame se fait aussi avec les Méridionaux et peut produire une ambiance fort joyeuse, qu’il décrit dans une lettre (p. 57), avec des « quolibets et apostrophes entre gens du Nord – Lille, Roubairio, Tourquennio – au parler gras, un peu lourd et chantant, si sympathiques à mes oreilles qui retrouvent un peu du pays perdu, et [des] gens du Midi, à la voix plus chantonnante encore, à l’accent si original, aux jurons si expressifs, « Milledious ! » et d’une saveur toute méridionale. » A la dissolution du 220, il retrouve au 330 beaucoup d’hommes des régions envahies et s’en réjouit (p. 157) : «Entendre le patois de chez nous m’a fait une belle émotion. Denain, Saint-Michel, Orchies, Maroilles: tous ces noms m’ont donné l’impression de revenir d’un long exil. Bref, je suis chez moi et non plus à Agen ou Toulouse comme au 220 où j’étais pourtant si bien avec mes hommes. »
c. Aviation. L’auteur est l’un de ces nombreux volontaires à avoir tenté de passer dans l’aviation, à avoir eu une formation au pilotage, et finalement à avoir été recalé pour insuffisance. Si les récits ne manquent pas pour les pilotes accomplis, les recalés ont été plus nombreux que les élus, et leurs témoignages sont plus rares. Détaché en formation de pilote d’avril à août 1918, il décrit au début les aviateurs de manière extrêmement laudative, de bons garçons, «les yeux droits et francs, des yeux qui n’ont jamais peur, sauf du mensonge. (…) Au fond, ce sont les meilleurs gars du monde, qui ne connaissent ni la méchanceté ni la rancune » (p. 165). Il ne parvient pas à apprendre à piloter convenablement, et finalement un supérieur le prend à part, lui conseillant de « laisser ça là » : il fait aussitôt une demande officielle de radiation. A la fois humilié et serein après cet échec, son jugement sur les aviateurs a radicalement changé, il décrit (p. 171) : «le milieu peu sympathique et surtout égoïste des aviateurs. Je m’étais bien trompé sur leur compte en en faisant un peu vite des chevaliers des temps modernes. »
d. Débats avec soi-même. G. Balique couche dans ses écrits des considérations intimes, des interrogations sur sa conduite morale et sur l’évolution de son caractère. Jeune bourgeois catholique, les questions religieuses reviennent souvent, comme par exemple l’éloignement de la pratique qu’il constate chez lui, et en même temps regrette. Il rate souvent l’office (p. 40, p. 69, p 73…) : «Quel païen je suis devenu avec la guerre » ; le jour de Noël 1915, il ne va pas à la messe de Minuit, dont il entend les cloches, et ce son joyeux lui fait honte (p. 73) : « Oh pardon petit Jésus de Noël, pardon Dieu de la crèche, ô vous que je semble oublier et que j’entends pourtant au fond de mon cœur. Je vous en prie, imposez-moi un peu de dévotion. Réchauffez cette foi qui s’endort, ranimez la flamme qui vacille mais qui ne veut pourtant pas s’éteindre. » En juin 1916, il note que la religion a déserté son âme, et il en est arrivé à penser que c’est «une chose à voir après la guerre. » C’est aussi un fait qu’il constate chez les autres (p.87) : « dans la troupe, l’idée religieuse est endormie, non pas morte, mais comme chloroformée. » Après deux ans de guerre, il se dit gai, mais dévergondé, et il s’inquiète d’une forme de régression intellectuelle. Il a le cœur dur comme de la pierre (p. 102) : «Beaucoup l’ont comme moi, et il faut les excuser, car tout aura été fait pour le leur endurcir. Seul l’amour et l’affection repétriront ces cœurs d’homme et en referont l’éducation. Plus tard. A présent : tout à la Patrie ! » Il évoque aussi, lors de permissions à Paris, la tentation sexuelle incarnée par la rencontre de prostituées. Il évoque sa victoire morale (p. 91) : «Je résiste aux tentations « Timor microbi » », mais ces notations sont ambigües car il dit ailleurs clairement que ses carnets sont destinés à sa famille: s’il avait succombé, l’aurait il inscrit dans ses notes ? Il reste aussi en contact épistolaire avec le père Plazenet, de la pension mariste du «104», le foyer de la rue de Vaugirard qui l’hébergeait avant-guerre. Celui-ci lui écrit pendant toute la guerre, et l’auteur attache de l’importance à cette correspondance (p. 158) : « Dans sa dernière lettre, le père Plazenet m’adressait un unique souhait, qui vaut aussi conseil : « Répondez chaque jour à la Grâce de chaque jour, en vous efforçant de donner à chacune de vos journées son maximum de valeur. Agir autrement, c’est gâcher son temps et voler Dieu. » C’est beau. »
e. La fin de la guerre. Son frère Francis est tué le 25 juillet 1918 dans l’Aisne, et la tristesse et la mélancolie envahissent dès lors les carnets. Il consigne les récits des habitants des régions libérées, raconte les dures conditions d’occupation, et un témoignage revient souvent (p. 182) : « le cri unanime, c’est que les boches crevaient de faim. ». Il évoque sa visite dans sa maison pillée à Solre, l’ambiance à Lille, sous administration anglaise, et la fin des carnets, après avoir décrit, à Béthune, le spectacle pitoyable de prisonniers allemands affamés lapant des restes, se termine par une note très sombre (p. 193) : « Quel triste spectacle, et faut-il être au 20ème siècle pour voir cela ! Mais au fond, n’est-ce pas eux, ces sales Boches, qui l’ont voulu ? N’est-ce pas eux qui m’ont tué Francis ? Si j’avais encore un peu de pitié pour eux avant, maintenant c’est fini (…) Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, des pauvres types qui, pour la plupart, ont fait leur devoir sans avoir voulu la guerre. L’Evangile dit de rendre le bien pour le mal… Oui, mais pas aux Boches ! ».

Vincent Suard, mars 2018

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De Bock, Georgette (1901-?)

1. le témoin
Née en 1901 à Onnaing (Nord), Georgette De Bock est la fille d’un représentant-livreur d’une maison de gros en articles de ménage à Denain (Nord). En août 1914, à treize ans, elle fuit devant l’avance allemande; rattrapée à Denain, elle et sa famille vont ensuite à Lille, où ils assistent au bombardement d’octobre, puis ils reviennent à la campagne, dans le Hainaut occupé. Le père réussit à quitter la région avec des mobilisables. La mère et la fille sont rapatriées par la Suisse à la fin de 1915, et passent le reste de la guerre à Boulogne-sur-Mer auprès du père, mobilisé auprès des Anglais. Georgette a plus tard exercé les métiers de modiste, de commerçante, puis a travaillé dans le secteur de la blanchisserie.
2. le témoignage
Le Nord de mon enfance, récit auto-édité de Georgette De Bock, publié en 1977 (176 p.), contient les souvenirs de jeunesse de l’auteure, depuis sa petite enfance jusqu’au mois de décembre 1915, le récit s’arrêtant lorsque l’adolescente et sa mère sont rapatriées en France non-occupée. Elle indique qu’elle a commencé à écrire au début de 1916, alors qu’elle avait quatorze ans et demi, sur des cahiers d’écolière. Le récit de la guerre occupe les pages 85 à 176, Georgette a alors de douze à quatorze ans.
3. Analyse
Ce récit attachant, partagé entre la ville minière et industrielle de Denain et Onnaing, le village de ses grands-parents, évoque d’abord la petite enfance, avec par exemple le souvenir vivace des dragons, qu’elle observe de sa fenêtre, rangés sur la place lors des grèves de 1906. Dans une évocation vivante de ce que pouvait être la vie à la campagne entre Valenciennes-Denain et la Belgique du Borinage vers 1914, l’auteure cite par exemple ses tantes, pour qui « elle était la seule enfant de la famille », et pour qui, quittant rarement leur village «elle était la gaîté, les histoires de la ville, les nouvelles chansons et surtout l’enfant qui savait parler français et que l’on aimait présenter aux amies. » (p. 79). A partir du 20 août 1914, elle décrit l’exode des Belges et la panique qui s’empare de la famille à Onnaing, parce qu’une femme belge a raconté à la grand-mère que plusieurs jeunes filles avaient été enlevées et malmenées par des soldats. La famille fuit vers Denain, sur une charrette, avec les tantes qui ont revêtu leur lourd costume du dimanche (24 août…), et deux grands sacs de poules et de lapins vivants, qui mourront tous d’asphyxie pendant le trajet. Les Allemands les rattrapent à Denain le lendemain 25, et elle témoigne de sa fenêtre « Moi j’étais médusée : je me représentais les Allemands d’après les images du livre de « Hansi », c’est-à-dire ronds comme des barriques, et je les trouvais plutôt normaux. » (p. 98).
Son père, qui depuis début-août gardait une petite gare avec des territoriaux, a réussi à échapper aux Allemands qui l’ont dépassé (uhlans et compagnies cyclistes) ; il essaie de revenir à Denain, déguisé en ouvrier agricole. Sa fuite vire au calvaire à Douchy-les-Mines : il rencontre un groupe de cavaliers allemands qui, le prenant pour un domestique de ferme, le forcent à pomper à l’abreuvoir pour une file de chevaux toujours renouvelée. Avec la peur d’être découvert, la fatigue et la chaleur, il manque de s’évanouir ; il réussit à s’éclipser dans un bâtiment avec le fermier propriétaire, c’est-alors qu’ils entendent des cris dans la rue. Georgette retranscrit le récit de son père : «la femme de mon compagnon, qui était sur le seuil, crie quelque chose à son mari, mais en pleurant si fort que je n’ai rien compris… Son mari me prend par le bras en m’entraînant vers la cour et me crie « Sauve qui peut ! » » (p.104). Le père de l’auteure s’enfuit, finit par s’aplatir dans un champ de luzerne, au bout duquel il y a un chemin de terre qui conduit à un ancien four à chaux. « Les cris et les pleurs allaient en s’amplifiant, je me demandais ce que cela pouvait signifier quand, sur le chemin au bout de mon champ, je vis passer un groupe d’une douzaine de personnes dont beaucoup étaient de tout jeunes gens, presque des gamins, encadrés par des Allemands en armes. Je ne réalisais ce qui se passait qu’entendant la salve d’exécution suivie d’un grand silence…Prostré, je perdis la notion du temps et je ne repris conscience qu’en fin d’après-midi. » (p. 104). E. Carlier (1920), qui a une notice au CRID, et F. Rémy (2014), ont montré que ces civils sortis de leurs habitations (dix en fait, six ont 36 ans et plus, mais trois ont 17, 18 et 19 ans, ont été fusillés par les Allemands en représailles à un tir, sur leurs arrières, de territoriaux garde-voie en train de se replier.
Le père part vers l’ouest pour se faire réincorporer, et réfugiées à La Madeleine, un faubourg de Lille, Georgette et sa mère assistent au bombardement de la ville qui précède sa reddition (12 octobre ici daté par erreur 25 octobre). « Certains [des rares passants] disaient que c’était tout le centre commercial qui brûlait…. D’autres d’un grand geste disaient « tout brûle » et tante Maria se désolait en pensant à sa sœur Sidonie. La jeune dame disait son chapelet et Maman lui répondait. » (p. 123). Lorsque les Allemands occupent durablement le centre du département, la famille repart à Onnaing, et le récit se poursuit avec les difficultés de ravitaillement, et les désagréments liés au logement forcé de soldat allemands. Mention est faite de l’âpreté des occupants, qui contrôlent tous les aspects de l’économie agricole : « des réservistes d’origine paysanne, venus d’Allemagne, étaient nommés chefs de culture, et surveillaient tout… » (p. 141).
La fin du recueil de souvenirs évoque le rapatriement vers la France à travers la Suisse, et l’intérêt réside dans un récit documentaire, réalisé avec le souci du détail, pour une aventure vécue par de nombreuses femmes et enfants de la zone occupée. Sont évoqués d’abord le fait que les premiers évacués, souvent les plus misérables, sans ressources et donc des bouches inutiles pour les Allemands, appréhendaient beaucoup le déplacement, eux qui n’avaient jamais voyagé : « il serait superflu de raconter les drames que l’arrachement brutal de ces personnes tirées de leur milieu d’origine provoquèrent. » (p. 143). D’abord craint, le transfert devient peu à peu désiré, mais Georgette et sa mère sont plusieurs fois rayées des listes, n’étant ni de famille nombreuse, ni inscrites au bureau de bienfaisance. Elles finissent, contre dédommagement financier, par se faire inscrire à la place d’une famille pauvre et sont alors assaillies par des connaissances, qui leur donnent des adresses, pour transmettre de leurs nouvelles à des proches de l’autre côté : c’est évidement strictement interdit, et la fouille au corps dans la zone de quarantaine est particulièrement minutieuse (chignons particulièrement examinés). L’auteure met les adresses « dans sa tête »: « C’est de cette façon que j’ai appris 22 adresses par cœur, et chaque jour, Yvonne me faisait réciter ce que nous appelions « la litanie des Saints ». (p. 147). La quarantaine avant le transfert, vécue dans une école de Denain, dure une quinzaine de jours, et Georgette se lie avec une jeune femme: « A la déclaration de guerre, elle était jeune mariée, mais sachant que son mari, boiseur aux mines, était sapeur au front, elle voulait aller le retrouver pour ne pas qu’il l’oublie. » (p. 151). Vient ensuite un voyage pénible en train qui dure trois jours et l’accueil des infirmières suisses leur donne l’impression d’arriver dans un pays de cocagne : « là aussi, ce qui eut le plus de succès, ce fut le savon de toilette. Il était si rare dans le Nord. » (p. 161). Ayant eu ensuite l’autorisation de rejoindre Boulogne-sur-Mer, elles se retrouvent isolées toute une nuit à Paris, dehors dans le quartier de la gare du Nord, et se font voler par un faux-logeur, semble-t-il spécialisé dans l’escroquerie des réfugiés isolés. La réunion de la famille finit par avoir lieu et le père clôt le récit : « la guerre est une chose horrible, dit mon père, que Dieu fasse qu’il n’y en ait plus jamais. »
Vincent Suard mars 2018

Il existe un tome 2 pour le journal de guerre de Georgette De Bock, avec pour titre « Le Pays de ma jeunesse », il a été publié à compte d’auteur en 1979 (163 pages). Ce volume raconte la suite chronologique du « Nord de mon enfance », après que, par la Suisse, la famille ait rejoint le père qui avait un poste de régulateur à la gare de Boulogne-sur-Mer. Le récit, toujours agréable à lire, est moins intéressant en ce qui concerne le témoignage sur le conflit. Pour la période 1916 – 1918, il décrit la vie à Boulogne, l’école (cours complémentaire à quinze ans), les nombreux Anglais visibles dans la ville, et les bombardements aériens de plus en plus dangereux : elle a deux amies de sa classe qui sont tuées par une bombe en 1918. Elle évoque à la fin de cette année la visite de Denain, dans une maison sinistrée, et les retrouvailles avec la famille à Onnaing. Lorsqu’elle revient pour un temps à Boulogne (décembre 1918 – janvier 1919), elle évoque les prisonniers français rapatriés qui ont pris la place des Anglais dans les camps  (p. 119) : « Ils débarquent dans le port par pleins bateaux et ils doivent faire un stage sanitaire avant de regagner leur région d’origine, car affaiblis et malades, ils sont une proie facile pour une nouvelle épidémie appelée « grippe espagnole ».

V. S. octobre 2020

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Büchs, Johannes-Franz (1878-1963)

De nationalité allemande, le sculpteur Johnny Büchs vit à Paris depuis près de vingt ans, quand éclate la Première Guerre mondiale. Cet amoureux de Montparnasse et de la cité des arts connaît alors, avec sa femme Jeanne (elle aussi allemande) et ses deux fils, le sort de prisonniers civils. Évacués de la Dordogne, ils arrivent au camp de Garaison par Monléon-Magnoac (Hautes-Pyrénées) en 1915. Le passage du sculpteur dans cet ancien couvent reconverti en camp d’internement est attaché à l’image d’une statue de faune païen, érigée sur la fontaine de la grande cour de l’appel (cour des Apostoliques) et considérée comme un blasphème par les ecclésiastiques vivant encore à Garaison. En janvier 1917, traumatisé et malade, Johnny Büchs est transféré en Suisse, dans un camp d’internement sanitaire. Une fois guéri, le sculpteur recommence tout de zéro dans le canton d’Argovie où il peut acquérir dès 1926 un vaste atelier.

Le Fonds des Pères de Garaison conservé aux Archives diocésaines de Tarbes et Lourdes comporte d’intéressantes photographies en rapport avec Johnny Büchs et ses œuvres.
C’est le descendant d’un codétenu ami du sculpteur qui nous a transmis l’oraison funèbre de l’artiste, prononcée par le prêtre Arnold Helbling le 5 janvier 1963. Grâce à ce document traduit et retranscrit ci-dessous, il est possible de reconstituer certains pans de l’histoire du sculpteur, avant et après l’internement à Garaison. Il nous a également transmis des photos d’œuvres de Büchs, dont l’une figure la tête de Maurice Bartels.
Nota : Né le 26 avril 1910 à Paris, Maurice Bartels est le fils d’un employé de banque, lié d’amitié avec Johnny Büchs. Il arrive au camp à l’âge de 7 ans, le 17 juillet 1917, il y rejoint son père présent à Garaison depuis 1914.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Johnny Büchs est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, février 2018

« Mes chers frères et sœurs unis par le deuil,

Il a plu à notre Seigneur qui régit la vie et la mort de rappeler auprès de lui pour l’éternité Johannes Franz Büchs, dénommé Johnny Büchs, sculpteur académique, domicilié dans la Schönenwerderstrasse en la ville d’Aarau.
Il est mort au terme d’une vie longue et bien remplie, pleine de rebondissements, à un âge vénérable, un peu plus de 84 ans.

Johnny est né le 26 septembre 1878 à Dresde, alors capitale du royaume de Saxe et protectrice des arts. C’est là que s’éveilla son goût pour l’art au contact des splendides édifices baroques et rococo de la ville et des célèbres chefs-d’œuvre de la Dresdener Galerie. Sa forte inclination à saisir personnages et objets sur le mode plastique l’orienta naturellement vers la sculpture et le poussa à entreprendre des études aux Beaux-Arts de Dresde, qu’il poursuivit à Munich, ville des muses et versée dans les arts, résidence du roi de Bavière.

Sa formation terminée, il se rendit à Paris, cette métropole cosmopolite, où il tint son atelier durant dix-huit ans comme artiste indépendant ; il sut s’y imposer dans le débat stimulant avec maints autres artistes plasticiens, il s’y vit confier de belles réalisations, valorisantes, et il put y développer toutes les promesses de son talent. Ces années à Paris devaient demeurer les meilleures de sa vie. Il y acquit une maîtrise remarquable et reconnue comme telle. Puis, la Première Guerre mondiale éclata soudainement. Avançant à toute allure, les armées allemandes menacèrent bientôt Paris. Ressortissant allemand, Johnny connut dans son pays d’accueil le sort de prisonnier civil. Après la bienheureuse éclaircie des années d’avant-guerre, son âme éprise de paix eut du mal à supporter cette période d’épouvantable tonnerre martial. Il dut abandonner ciseau et marteau, et il tomba malade. C’est à la faveur d’un échange de prisonniers que ce patient arriva ensuite en Suisse à Schinznach-Bad qui accueillait un camp d’internement. Mais il n’avait eu d’autre choix que laisser derrière lui, en France, toutes ses œuvres datant de cette période de création si féconde. Cela lui fit mal, comme s’il s’était agi d’une partie de lui. Ainsi ses œuvres, innocentes victimes de la guerre, furent-elles détruites ou tombèrent dans l’oubli. Il était donc nécessaire de repartir de zéro, et dans de toutes autres conditions. Après sa guérison, Johnny alla s’installer à Niederlenz où il put reprendre la sculpture au bout de longues années de maturation psychique.

[…]

Je ne saurais pas dire grand-chose de la vie privée de Johnny Büchs. Il s’était jadis marié à Berlin et avait fondé une famille. De son union naquirent deux fils, René et Marc, qui vivent tous deux en Amérique. Ce fut une immense joie pour ce vieux grand-père souffrant d’un très fort asthme de pouvoir peu avant Noël faire la connaissance de son petit-fils et sa femme, ainsi que de son arrière-petite-fille, et de les recevoir dans son foyer. Il en avait toujours rêvé. Eux étaient venus en Europe depuis Oakland en Californie, spécialement pour rendre visite à leur cher grand-père et arrière-grand-père. Cela devait être son ultime grande joie ici-bas. Car au second jour de la nouvelle année, une insuffisance cardiaque eut raison de cette vielle âme fatiguée. »

Extrait de l’oraison funèbre de Johnny Büchs par le prêtre Arnold Helbling (5. 1. 1963)
Traduction inédite par Hilda Inderwildi

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Pretzfelder, Max (1888-1950)

Max Pretzfelder est un artiste peintre et dessinateur juif, né à Nuremberg (Bavière) et mort à Los Angeles (Californie). Il est surtout connu pour avoir été le décorateur-costumier du cinéaste autrichien Georg Wilhelm Pabst. Séjournant à Paris au moment de la déclaration de guerre, en août 1914, l’artiste est interné au camp de prisonniers civils de Lanvéoc (Finistère) jusqu’en décembre 1917, puis il obtient son transfert au camp d’Île Longue, où s’est organisée une vie culturelle dense autour de Pabst et Leo Primavesi. Pretzfelder participe à leurs mises en scènes de théâtre et aux actions éducatives de la bibliothèque du camp, tout en réalisant de nombreux croquis d’internés ou de paysages et en illustrant les textes qu’il écrit. Il contribue également au journal édité dans l’enceinte du camp Die Insel-Woche [La semaine de l’île] et forme le projet d’alimenter une chronique en sollicitant des écrivains tels que Rainer Maria Rilke ou Karl Wolfskehl, afin de ne pas perdre le lien avec l’Allemagne intellectuelle. Mais les conditions d’internement se détériorent : les courriers sont suspendus, la presse est interdite, une épidémie de grippe espagnole se déclare. Pabst quitte le camp avec les non Allemands, en mai 1919. La signature du traité de Versailles n’apporte aucun changement pour Pretzfelder : il s’évade donc dans la nuit du 30 au 31 août 1919, avec l’intention de gagner Madrid où vit sa sœur aînée, Lilli. Une brève nouvelle intitulée Flucht [Évasion] relate cette tentative. Après sa libération du camp de Garaison (Hautes-Pyrénées), l’artiste rejoint sa sœur Anna à Berlin. Il se rend souvent aux Baléares, où il apprécie de peindre et où l’on apprécie sa peinture, que la critique compare à celle de Joaquin Sorolla. Devant la montée du nazisme, l’artiste prend le chemin de l’exil dès 1932, en France d’abord, puis aux États-Unis à partir de 1935. Naturalisé américain au début des années 1940, il y vit, relativement oublié, jusqu’à sa mort à Santa-Monica.
La copie que nous avons pu consulter n’indique pas de date précise pour le récit auto-illustré Flucht. Mais Max Pretzfelder lui ajoute une coda dans le texte qu’il adresse à son ami Karl Wolfskehl en 1929, dont nous citons une phrase ci-dessous. Le protagoniste de l’histoire se nomme Georg – probablement en souvenir de Pabst. Comme son héros, l’artiste est arrêté à Hendaye (le 2 septembre 1919) et transféré au camp de Garaison. Le récit s’arrête au moment où Georg parvient dans ce nouveau camp. Il se termine sur un hasard cocasse qui le relie à la prison de Hendaye, où l’artiste s’est acquis la faveur des gardiens en faisant leur portrait : « M. Raoul Dupuis, le premier des gardiens qu’il avait dessinés, l’accompagna lors du voyage à son nouveau camp ; là-bas, on le présenta à M. Dupuis, le directeur, comme faisant partie des moins crapules. » Max Pretzfelder est interné à Garaison du 6 septembre au 17 octobre 1919.
C’est Ursula Burkert, fille de l’interné civil Carl Röthemeyer et auteure de l’ouvrage Fernab des Krieges : Das Leben des Carl Röthemeyer im Internierungslager Île Longue [Loin de la guerre : la vie de Carl Röthemeyer au camp d’internement d’Île Longue] qui a transmis les différentes versions de la nouvelle Flucht (Cinémathèque de Berlin, fonds G. W. Pabst, et Literaturarchiv Marbach, fonds K. Wolfskehl) à Christophe Kunze pour l’association Île Longue 14-18 : http://www.ilelongue14-18.eu/ (consulté le 9 janvier 2018).
Nota : En 1914, Carl Röthemeyer est étudiant aux États-Unis. Il est arrêté au large de Brest sur le Nieuw Amsterdam à bord duquel il tente de rejoindre son pays pour s’engager dans l’armée allemande. Il est emprisonné à Île Longue où il côtoie notamment Leo Primavesi et Max Pretzfelder.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Max Pretzfelder est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, janvier 2018

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Witte, Friedrich Johann (1874-1940)

Né à Bielefeld en Rhénanie-Westphalie, l’Allemand Friedrich Johann Witte, dit Frédéric Witte ou Witté, travaille comme interprète à l’accueil d’un hôtel de luxe parisien, quand éclate la Première Guerre mondiale. Avec sa compagne, Louise Toulliou, originaire de Quimperlé dans le Finistère Sud, il habite successivement Paris, Courbevoie puis Colombes. Ces époux sont un exemple du douloureux destin ordinaire des couples franco-allemands durant la première moitié du XXe siècle. Ils n’ont pas eux-mêmes livré de témoignages formels. C’est Michèle Witté, petite-fille de Frédéric et fille de François Witté, qui se dédie à reconstituer l’histoire de cette famille entre la France et l’Allemagne.
De l’union libre de Louise et Frédéric naissent trois premiers enfants, Frédéric Jean (1903), Rodolphe (1908) et Simone (1912). Frédéric Witte arrive le 7 septembre 1914 au camp de Garaison par Monléon-Magnoac, dans les Hautes-Pyrénées. Installé dans les locaux vacants d’un collège religieux, ce camp          « accueille » depuis le jour de son ouverture jusqu’en 1919 quelque 2130 internés : Allemands, Autrichiens, Ottomans, mais aussi Alsaciens-Lorrains, Polonais ou Tchèques, ressortissants des puissances alors en guerre contre la France – parmi eux le docteur Albert Schweitzer et son épouse. L’objectif consiste principalement à retenir les hommes mobilisables, susceptibles de grossir les rangs des armées ennemies si on leur permettait de rentrer dans leur pays. Tel est le cas de Frédéric Witte (40 ans).
Sa famille est restée en région parisienne. Privée de ressources après le départ forcé de son compagnon, Louise décide de rejoindre le père de ses enfants et de se faire admettre au camp, où elle se présente le 7 août 1915. Le préfet accède à sa requête trois jours plus tard au vu de sa situation précaire. Toutefois l’ainé des enfants, Frédéric (Fritz/Jean, 12 ans) demande très vite à quitter le camp pour pouvoir vivre chez sa tante Jeanne. Celle-ci réside alors à Montluçon et son mari, le capitaine François Mercier, ainsi que son fils Patrice, combattent au front. Fritz écrit à son cousin, dans une lettre datée du 15 octobre 2015 qu’il souffre d’être « interné à Garaison comme boche ! » Le capitaine Mercier s’étant engagé à élever son neveu « avec des sentiments français, qu’il a déjà », Fritz est autorisé à quitter le camp le 18 décembre 1915, mais il devra y revenir après le décès de son cousin qui survient le 15 mai 1917. Dans l’intervalle, la vie continue pour les internés, adoucie par les mandats qu’envoie régulièrement la tante. Un garçon naît à Garaison le 7 juillet 1916, François Patrice vivra ses premières années au camp. Les parents se marient le 17 septembre 1917 à la mairie de Monléon-Magnoac. La demande de rapatriement que dépose la famille en vertu des accords concernant les échanges de prisonniers ne peut aboutir. En conséquence, les Witte demeurent à Garaison jusqu’à la fin de la guerre. Dans une note confidentielle du directeur du camp, on peut lire à propos de Frédéric Witte : « très correct, mais il a gardé quelque chose de son origine – nous ne le croyons pas de cœur avec nous ». À sa libération, celui-ci veut retourner dans son pays natal, pour échapper à la France qui l’a maltraité. Après avoir confié leurs trois aînés à Jeanne, les époux Witte partent en Allemagne avec le petit dernier. Ils n’y sont pas les bienvenus : Fréderic est regardé comme un paria ayant fui l’Allemagne, marié à une Française, de surcroît. Un cinquième enfant, Richard, naît à Essen en 1920, puis les Witte font l’acquisition d’un « bar-tabac » dans les locaux de la gare de Bad Godesberg. En 1930, François vient à son tour vivre chez sa tante à Lorient. Les Witte, qui regrettent la vie parisienne et s’inquiètent de la montée du nazisme, songent à rentrer en France. Ils se réinstallent à Paris en 1934. Leurs aînés ont entre-temps fait carrière dans l’armée française. Jean deviendra colonel, son frère Richard, capitaine. L’ancien interné de Garaison, naturalisé français à l’automne 1937, ne le saura pas : il meurt à Paris le 4 février 1940.
Les formulations entre guillemets renvoient au dossier de Frédéric Witte (9_R_139) aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées.
Le témoignage de Michèle Witte est à paraître en allemand (également consultable en français) sur le site web du programme de recherche toulousain            « Nomadenerbtümer » [« Patrimoines nomades »].

Hilda Inderwildi, janvier 2018

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Hannecart, Paul (1883-1916)

1. Le témoin
Paul Hannecart est né à Anor (Nord), il a six frères et deux sœurs. Marié, deux enfants, il est comptable à Fourmies (Nord) au moment de la mobilisation. Il intègre le 147e RI (Sedan). Blessé légèrement le 5 décembre au Bois de la Gruerie (Argonne), il participe ensuite à l’offensive de Champagne. Il est de nouveau blessé le 1er mars 1915. Soigné à La Bourboule, il intègre ensuite le 51e RI et participe à l’offensive de septembre 1915 en Champagne (Tahure). Il est promu ensuite sergent et est, semble-t-il, détaché en liaison à Verdun avec l’artillerie (avril-mai 1916). Transféré dans la Somme avec le 51e, il est tué à Belloy en Santerre le 8 septembre 1916.
Outre Paul, deux des six frères mobilisés sont tués : Auguste (1885-1914, 43e RI) et Robert (1887-1916, 3e R. d’Art. coloniale). L’aîné Edouard (1881-1934, 147e RI) est blessé et fait prisonnier, il est rapatrié en décembre 1915 par la Suisse. Journaliste, Edouard est aussi, poète et dramaturge. Son œuvre, bien oubliée aujourd’hui, avait semble-t-il une assez grande importance éditoriale dans les années 20. On restera toutefois réservé sur l’indication des auteurs (p. 200) : « Les ouvrages de cet écrivain et poète de talent, dont plusieurs furent préfacés par le maréchal Foch et le maréchal Joffre, obtinrent à Paris un immense succès. De la Sorbonne à la Comédie-Française, ses écrits ont triomphé partout. ». Edouard fonde après la guerre « l’Union Nationale des familles des morts de la Grande Guerre ».
2. Le témoignage
Six frères dans la guerre, lettres du front de Paul Hannecart (Privat 2014, 206 pages) a été rédigé par Stéphane Demailly, alors maire d’Albert (Somme) et député de la Somme, et Mathieu Geagea. Le livre se présente essentiellement sous la forme de lettres de Paul Hannecart, arrière-grand-père d’un des auteurs, avec un important travail de présentation, des commentaires et des documents de complément (extraits de JMO, lettres de la famille, surtout d’Edouard). En 1993, au décès de sa grand-mère, qui avait 8 mois en 1914, Stéphane Demailly récupère une caisse dans laquelle toute la correspondance de guerre de Paul avait été conservée ; il décide une vingtaine d’années après « d’exhumer et de partager » cette correspondance. L’ouvrage donne aussi des extraits d’un petit carnet de Paul (bataille de Verdun vers Souville, avril-mai 1916), mais qui laissent perplexe, car ils évoquent un quotidien de l’artillerie lourde, et le 51e RI était à ce moment aux Eparges (carnet d’un autre combattant? détachement pour liaison ?…).
3. Analyse
Les lettres de Paul Hannecart donnent des informations sur sa vie quotidienne dans la tranchée, sur ce qu’il pense des opérations, elles traduisent aussi l’importance qu’il attache au maintien des liens familiaux.
La séparation sans nouvelles de sa femme
C’est une correspondance assez classique de nordiste mobilisé qui écrit presque journellement à sa femme Léa, sans recevoir de nouvelles, car elle est restée dans Fourmies occupée. Il écrit après trois mois de séparation (8 décembre 1914, p. 70) : « Je m’ennuie de plus en plus d’être privé continuellement de tes nouvelles. Je me contente de t’en donner des miennes en attendant. » Dans un passage de novembre 1914, après avoir évoqué leur tendre complicité d’avant-guerre, il parle de la tranchée (p. 60) : « Nous sommes à toutes les intempéries de temps et c’est surtout la pluie que nous redoutons le plus car nous n’avons pas d’effet de rechange. Enfin, il faut bien que tout le monde fasse sa part puisque c’est obligatoire pour sauver le sol de notre patrie souillée par ces barbares. Je n’ai qu’un seul regret, c’est de n’avoir pas pris ton portrait et ceux de nos enfants. Mais personne ne savait que la guerre durerait aussi longtemps. » Son frère Edouard, blessé dans les combats de l’Argonne, et capturé par les Allemands le 16 octobre 1914, est hospitalisé et on reçoit de ses nouvelles le 8 novembre, ce qui est rapide. Dans le courant mars 1915, Paul reçoit pour la première fois des nouvelles de sa femme et de ses enfants, les communications postales étant autorisées entre les prisonniers français et la France occupée : Edouard, prisonnier, recopie une lettre que lui adresse Léa et renvoie ces nouvelles sommaires à Paul. Edouard devient ainsi le pivot des relations entre Fourmies et la famille restée au pays, et ses frères mobilisés ainsi que les réfugiés en France non-occupée.
Le corps souffrant
Paul est blessé trois fois; le 1er mars 1915, il passe trois mois de convalescence dans un hôpital à La Bourboule. Remis, il demande à réintégrer le front [figure sur sa 2e citation], ainsi qu’en témoigne une lettre à des cousins « J’aspire vivement à sortir de cette vie d’hôpital pour reprendre ma place au combat (…) je dois me souvenir que maintenant j’ai trois victimes de la guerre de ma famille à venger: mon vénéré père, victime de l’invasion des barbares, mon frère Auguste, tombé au champ d’honneur, mon frère aîné, glorieux prisonnier des sauvages! » Le style épistolaire de Paul est un peu moins grandiloquent dans les lettres adressées aux proches, mais la tonalité patriotique reste toujours présente. Edouard, l’aîné, est gravement blessé à la cuisse et fait prisonnier ; opéré, plâtré, il faut ensuite le réopérer en lui rebrisant la jambe mal replacée. Cette lourde opération réalisée à Tübingen (« j’ai été opéré par un éminent docteur, professeur à l’université. », p. 93), est un échec et il faut recommencer six mois plus tard. Il souffre beaucoup, dit être le seul Français, mais être bien soigné ; il signale aussi avoir (p. 116) «demandé à l’aumônier de dire, au nom des frères et du mien, une messe à l’intention de papa et d’Auguste, dans l’église de Tübingen ». En décembre 1915, Edouard est rapatrié par la Suisse comme grand blessé, s’installe à Paris et continue d’entretenir la liaison avec la fratrie.
Le deuil récurrent
La correspondance fait état de la mort de deux frères de Paul au front. Auguste, lieutenant au 43e RI, est tué le 6 octobre 1914 à Roucy. Paul écrit aux parents de Léa, réfugiés en Bretagne: (p. 46) « On peut dire que c’est la fatalité ! La lettre ci-jointe de Jules m’annonce la triste nouvelle de la mort d’Auguste. Quel malheur ! Il ne faut cependant pas perdre courage.» Ceux-ci lui répondent (p.51) « ce qui doit te consoler, c’est qu’il est enterré en terre sainte [dans un cimetière] et que le 43e lui rendit les honneurs.» Robert, brigadier au 3e Régiment d’artillerie coloniale, est tué à sa batterie en 1916 au début de la bataille de la Somme, Paul l’apprend par Edouard : (p. 168) « Notre brave Robert est tombé glorieusement en pays reconquis le 7 juillet dernier. (…) Inutile de te demander d’être courageux à l’annonce de ce cher deuil qui nous frappe profondément tous. Je sais que tu le seras. A bientôt le retour victorieux. Avec nos plus ardentes affections. » Auparavant, Hubert, 73 ans, le père de toute la fratrie, est mort à Fourmies au début de 1915, des suites d’une bousculade et d’une chute dans sa cave, provoquée par des Allemands pressés lors d’une perquisition ; la nouvelle arrive cette fois par la Suisse : (15 avril 1915, p. 109) « Mon cher Edouard (….) je suis très peiné de t’apprendre la mort de papa, survenue à Fourmies. Cette triste nouvelle vient de m’être communiquée par une personne rapatriée de Fourmies. » Blanche, belle-sœur de Paul et femme d’Edouard, prisonnier, est réfugiée au Havre : elle meurt d’une fluxion de poitrine à 33 ans en juillet 1915, et son mari l’apprend en Allemagne. Paul, devenu sergent, est tué à son tour par un obus au bois Saint-Eloi, à Belloy-en Santerre le 8 septembre 1916.
Il s’agit d’une famille où l’on s’encourage, mais où l’on ne s’épanche pas, toutefois la peine profonde affleure parfois, ainsi qu’en témoigne Edouard à des amis : (26 février 1917) «J’ai eu ma large part de malheurs, mon père, ma femme, trois frères, ça compte. Je suis bien souvent très triste et le cœur gros. » (p. 192)
Un style patriotique
De Paul à Edouard (juillet 1916, p. 163) « Si tu as l’occasion de revoir les petits enfants de mon ancien lieutenant [tué en décembre 1914] dis-leur que leur père était très estimé (…) Les beaux régiments du 2e Corps d’Armée remplis de gloire et d’honneur seront toujours debout pour le venger ainsi que nos frères tombés au champ d’honneur. Avec leurs drapeaux déchirés par le feu et l’acier, ils se retrouveront toujours sur la brèche par-dessus les champs de baïonnettes (…). » Dans ces correspondances, il n’y a pas de place pour le doute sur la victoire, sur le sens de la guerre, ou plus simplement sur la conduite des opérations : on se donne des nouvelles, on décrit les conditions locales, puis arrivent souvent des formules patriotiques qui semblent ampoulées aujourd’hui pour des courriers familiaux et intimes, mais qui devaient paraître élégantes et nécessaires à ces hommes qui ont tous reçu une « solide instruction » (hormis Edouard le littérateur, les cinq autres frères, fils d’un marchand de vin, ont tous été au moins sous-officiers). Le style «Déroulède» de Paul résiste aux faits globaux (échec en Champagne, par exemple) ou particuliers : un soldat du 51e RI est fusillé devant le régiment réuni le 25 août 1916 (p. 175), il n’en est pas fait mention. Ce style, devenu rare dans les correspondances privées à ce moment de la guerre, est toutefois celui de la prose militaire et journalistique de l’époque; de plus on sent qu’il correspond chez les frères Hannecart à une sorte de pudeur (il ne faut pas douter), de culture virile partagée, autant qu’à une forme d’auto-encouragement. Paul, qui est tué le 8, évoque le commandement dans un courrier à Edouard du 3 septembre 1916: «Il ne faut jamais écouter certains racontars, par exemple : le soldat, qui parfois se trompe de chemin sur le champ de bataille et qui se croit à la fois perdu et abandonné. Ici, il y a quelqu’un qui voit tout, sait tout, c’est notre général. C’est en lui que nous avons confiance. » (p. 176) Les deuils subis renforcent ici les discours patriotiques au lieu de les ébranler, et la « vengeance nécessaire » des deux frères tués peut être prise au premier degré. Une seule fois, en 1916, on sent chez Paul l’émotion poindre sous la carapace, ainsi qu’en témoigne un courrier à Edouard, son aîné, dans lequel il s’épanche presque: (p. 164) « En t’écrivant ces quelques lignes, je ne veux pas te faire sentir que mon cœur a besoin d’être retrempé, au contraire, je connais trop les obligations de la hauteur du devoir. (…) Voici plus de deux ans que je n’ai pas revu mes petits enfants et si parfois, j’en éprouve un certain ennui, j’estime, mon cher Edouard, que mon chagrin doit être excusable. »
Léa est rapatriée par la Suisse avec ses deux enfants peu avant la mort de Paul qui ne les aura pas revus.

Vincent Suard, décembre 2017

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Vanier, Raymond (1895-1965)

1. Le témoin
Raymond Vanier est né à Orléans. En septembre 1914, ce jeune employé de commerce de 19 ans devance l’appel, mais échoue à entrer dans l’aviation : il est affecté dans l’artillerie, au 13e RA jusqu’en octobre 1915 puis au 40e RA jusqu’en mars 1917; il intègre ensuite l’aviation jusqu’à la fin du conflit. Artilleur, il sert en Artois, en Champagne, à Verdun et dans la Somme. Détaché pour sa formation de pilote en mars 1917, il intègre la chasse à l’escadrille N 57 au bout de cinq mois d’école de pilotage. La N 57 (pour Nieuport) devient la Spa 57 (pour Spad) en janvier 1918, et R. Vanier y remporte quatre victoires homologuées. Lorsqu’il est démobilisé en septembre 1919, il convoie déjà des Breguet XIV pour Pierre-Georges Latécoère: il sera un des pionniers de l’Aéropostale, pilotant pour les lignes Latécoère puis pour Air France. Il prend sa retraite en 1959 après avoir fondé et dirigé le département postal d’Air France.
2. Le témoignage
Raymond Vanier, Journal d’un pilote de guerre (1914 – 1918), édition dirigée par François Bordes, a paru aux éditions Loubatières (Carbonne, 2017, 256 pages). Il s’agit de la transcription des notes de guerre journalières de R. Vanier, du 16 septembre 1914 au 8 avril 1919, un texte établi d’après l’original par F. Bordes, conservateur général du patrimoine, qui a également rédigé la présentation. On ne sait pas si l’original des notes est un premier jet ou s’il a été remanié. Le livre est illustré d’une vingtaine de photographies issues des archives de l’auteur.
3. Analyse
Le journal de Raymond Vanier, pour la période de l’artillerie comme pour celle de l’aviation, est un compte rendu fidèle des opérations et missions qu’il effectue. Son récit montre en détail le travail des servants d’artillerie de tranchée, en secteur ou en offensive, avec le danger qui accompagne ces canonniers proches de la première ligne. On le voit pointeur, ravitailleur, en liaison, mais le plus souvent il est téléphoniste, et toujours avec une activité épuisante puisqu’il faut en permanence rétablir les liaisons bouleversées par le bombardement. Son récit est surtout factuel et évoque rarement des états d’âme, même s’il n’est pas insensible aux drames dont il est témoin; blessé et évacué, il ne dit par exemple rien de son cas (octobre 1915, offensive de Champagne) :
« 7 octobre. Bombardement continu et formidable »
« 8 octobre. Je suis blessé. Première citation. »
« 9 octobre. Je retourne à la tranchée chercher mes affaires » (p. 31)
Riche pour décrire le combat d’artillerie, son propos ne donne pas d’opinion sur la guerre, sur les Allemands, il ne parle pas de la mort, ni de victoire ou de lassitude, de courage ou de peur. Rien sur la famille ou l’intime, mais outre la tristesse ressentie lors du décès de soldats connus, l’importance de la camaraderie, surtout dans l’aviation, est régulièrement rapportée. Un exemple pris le 28 décembre 1915 en Champagne peut montrer la qualité factuelle du récit : « il doit y avoir bombardement général et intense de toute l’artillerie de notre secteur sur les tranchées boches ; nous montons en courant une ligne qui nous relie au poste du commandant et à deux heures exactement nous commençons le bombardement ; il y a, à la demi-batterie, six pièces que commande aussi notre lieutenant ; il y a aussi 12 pièces de 58, d’une autre batterie, une batterie de 240 et une batterie de 58. A trois heures, toutes les pièces cessent de tirer et les fantassins tirent chacun vingt-six cartouches; les boches croient à une attaque et se préparent à nous recevoir; ils sont tous massés dans leurs tranchées, lorsqu’à trois heures vingt le bombardement recommence plus intense encore de notre part, et je crois que ce jour-là pour les boches ce fut une hécatombe. » (p. 33)
Il est nommé brigadier en décembre 1915 puis maréchal des logis à Verdun en juin 1916. Lorsqu’il quitte le front et rejoint sa formation d’aviateur (on ne sait rien de ses démarches pour obtenir sa mutation), la narration garde ses qualités descriptives et factuelles, avec des détails sur sa formation, ses instructeurs, la météo… C’est un récit qui, de journal de marche (artillerie) devient carnet de vol, avec une description précise de tous ses vols, ce qui en fait un témoignage technique précieux pour appréhender ce qu’est le quotidien en service de l’arme aérienne.
Il ressort du texte l’impression d’un matériel (l’avion) extrêmement fragile et dangereux, le journal étant parcouru de mentions de chutes fatales et d’enterrements, lors d’exercices et de vols d’entraînement, comme par exemple p. 136 « J’assiste à l’enterrement du moniteur Franck à Ermenonville pendant que quelques camarades vont survoler la Ferté-sous-Jouarre au moment des obsèques d’un pilote de Farman qui s’est tué aussi il y a 2 ou 3 jours. » Au terrain, les élèves consomment beaucoup d’appareils: (au camp d’Avord, 26 juin 1917, p. 130) « le soir au tableau, il y a 14 zincs de bousillés, rien que chez Nieuport ». Affecté à l’escadrille N 57 dans laquelle vole l’as Jean Chaput, dans les Flandres puis dans l’Aisne, R. Vanier décrit les patrouilles, leurs subtilités tactiques: patrouille haute, basse, double, volontaire, d’escorte… Là aussi, les descriptions de missions de combat et d’engagement avec l’ennemi, fidèles et sobres, frappent par le caractère hasardeux du fonctionnement des machines : il y a peu de vols, au moins en 1917, sans la survenue d’une panne plus ou moins grave, et peu d’engagements sans enrayage de mitrailleuse. Souvent la journée se passe sans vol à cause du temps couvert, et beaucoup de missions, mélange d’initiative, de prudence et d’impuissance, ne débouchent sur aucun combat. Le 10 décembre 1917, par exemple, donne une bonne illustration de ce quotidien: « Je suis de patrouille à onze heures et demi avec six autres camarades ; nous faisons deux groupes et nous dirigeons vers les lignes ; nous arrivons à 3500 mètres environ sur le fort de Brimont (…) juste au-dessus de nous passe un biplan boche longeant les lignes ; nous essayons de monter mais ne pouvons le rattraper avant qu’il soit loin chez lui. Quelques minutes plus tard, un second biplace passe très près ; nous l’attaquons et le poursuivons à deux pendant quelques kilomètres mais il réussit à rentrer chez lui ; plus rien pour le reste de la patrouille (…) je vois plusieurs boches loin dans leurs lignes, mais ma pression ne tient pas et mon moteur refroidit vite ; je n’ai plus guère d’essence ; je rentre au terrain. » (p. 168)
R. Vanier est promu adjudant en mars 1918, et le printemps 1918 à la Spa 57 est marqué par l’évolution du front et la reprise de la guerre de mouvement: les escadrilles doivent souvent changer de terrain pour suivre l’évolution des combats. Un autre fait nouveau est la fréquence des bombardements aériens, bombardements allemands sur les gares, dépôts de munitions et terrains d’aviation, et bombardements français qui requièrent escorte de Spad. Pourtant, à deux reprises dans le récit, c’est un incident qui met le feu au baraquement où logent les pilotes : pas de victimes mais certains perdent tout, notamment leurs coûteuses « bottes de pilote» (p. 172) : « certains possédaient des objets de valeur, appareils photographiques, livres, bottes, dont le montant atteignait plus de 2500 francs. » Lors du récit de ses victoires aériennes, l’auteur, s’il décrit minutieusement le combat, insiste aussi beaucoup sur ses suites immédiates : atterrir près de l’épave, recueillir des trophées, empêcher qu’elle ne soit désossée en quelques heures par les fantassins, aller voir l’équipage allemand à l’hôpital ou aller voir les corps des victimes, revenir surveiller le transport de l’appareil ennemi: la journée qui suit une victoire est occupée par cette activité frénétique et peut se compliquer lorsque d’autres pilotes revendiquent pour eux cette victoire. Curieusement, c’est dans ce récit que l’auteur quitte son attitude posée, et que ressort un enthousiasme qui fait penser à l’enfance: (il vient de forcer un appareil ennemi à se poser chez les Américains) « Je vais essayer de repartir ; j’emporte la veste du boche, la magnéto de départ et la montre, puis un cache-nez que je déploierai en faisant un tour au-dessus du terrain à la manière de Chaput. » p. 228
Le journal de Raymond Vanier, qui écrira plus tard ses mémoires (Tout pour la ligne, 1960 ), allie donc ici la qualité de la précision à celle de la sobriété, un trait particulièrement appréciable dans les témoignages sur la guerre aérienne.
Vincent Suard, décembre 2017

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Moulin, Albert (1894-1937)

Le témoin
Albert Moulin, fils d’un négociant en bois de Villeneuve-le-Comte (Seine-et-Marne), est charpentier à Lagny à la mobilisation. Il passe avec succès fin juillet 1914 son brevet d’aptitude militaire pour pouvoir intégrer le Génie. Appelé en septembre, il intègre le 9ème Régiment du Génie aux Ponts-de-Cé en octobre et arrive sur le front belge en novembre (Compagnie 6/3, 42ème DI). Blessé une première fois légèrement le 18 décembre, il retrouve le front en Argonne et est alors blessé par balle le 14 mai 1915. Hospitalisé jusqu’en juillet à Agen, il est classé service auxiliaire en décembre 1915 ; démobilisé en mai 1919, il reprend l’entreprise de son père; il meurt en 1937 des suites d’un accident de ski.
Le témoignage
L’édition de Ma guerre de la Belgique à l’Argonne Villeneuve le Comte, mon village de Brie 1913 – 1919, Editions Fiacre, Montceaux-les-Meaux, 2008, 291 pages, est établie d’après un texte manuscrit, rédigé sur plusieurs supports et formats (cahiers d’école et registres), qui représentent 347 pages. L’auteur raconte sa campagne et ses convalescences, mais tient aussi une chronique précise de son village dans les six premières semaines de la guerre, en y ajoutant un condensé des informations lues dans les journaux. Son récit militaire s’arrête début 1916, et des notes personnelles éparses, sur sa situation ou sur son village, complètent l’ouvrage pour 1918 et 1919.
Analyse
Le journal d’Albert Moulin se partage en deux parties inégales, qui montrent d’une part son parcours militaire, relativement court (5 mois de front au total) et d’autre part la guerre décrite à Villeneuve-le-Comte. Appelé en septembre 1914, il décrit « août 14 » dans un village de la Brie, avec la mobilisation, les noms de ceux qui partent (p.17) : « L’impression qui se dégageait de tous ces départs subits était triste à voir. » Il évoque dès le 10 août la distribution de soupe et bons de pains pour certaines femmes de mobilisés, « il y a environ 74 portions à distribuer pour la commune », ou les Anglais qui passent au bourg. Il recopie chaque jour une synthèse des nouvelles, largement positives: cette sélection d’informations nous donne un bon aperçu, malgré son caractère outrancier ou fantaisiste, de la façon dont la situation était perçue au jour le jour.
Après dix-sept jours dans le secteur d’Ypres, il est soufflé par une marmite allemande qui le laisse fortement contusionné. Évacué, il décrit l’hôpital 101 de Rennes et, après une convalescence, il réintègre la compagnie 6/3 fin janvier 1915 à Bagatelle, en Argonne (Vienne-le-Château). Ses quatre mois en ligne n’occupent qu’une vingtaine de pages (p. 109 à 127), on peut évoquer la description plaisante de deux cadres (p. 111) : «L’adjudant Roland est un ex-colonial, du Dahomey, Sénégal, etc., plutôt « gueulard » et se piquant très souvent le nez. Son gourbi recèle des bouteilles de gnole et de vin, de quoi régaler toute une section ; pas très calé au point de vue boulot, s’en tirant quand même, notre section ne faisant pas de travaux bien compliqués. Just, le sergent de notre demi-section, crâneur au dépôt mais depuis son arrivée au front très doux et gentil (…), un peu trop tatillonnant, habitude de gratte-papier, vous prodiguant des    « comment dirais-je » à profusion et surnommé ainsi. » Il évoque aussi l’arrivée de la classe 15 (p. 120) « Les jeunes ardents les premiers jours se calmèrent vite et firent comme les copains : leur besogne normale et rien de plus. »
« Cette journée qui fut sanglante et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. » p. 114 : A. Moulin fait partie de ces poilus qui n’ont participé qu’à un seul  coup dur, et qui en ont d’autant plus été marqués. Il participe à un assaut dans l’Argonne (Fontaine-Madame), après explosion de trois mines (17 février 1915) : sa section du génie attaque avec le 151ème RI et le 16ème chasseur, il est chargé d’aménager un boyau entre l’entonnoir et la tranchée allemande conquise; il travaille jusqu’au milieu de l’après-midi, «à ma place une dizaine de boches sont étendus dans la tranchée « empilés » l’un sur l’autre (…) Je barbote un porte-monnaie contenant deux marks en argent, des pfenings et du papier monnaie ; un chasseur du 16ème qui monte la garde en fumant sa pipe sur les cadavres, a eu la main heureuse, est maintenant propriétaire d’une lampe électrique et d’un bidon de gnôle. » Puis la contre-attaque allemande se déclenche à 15 heures « Puis voilà une fusillade infernale et, enfin, les boches s’élancent à l’assaut en poussant des gueulements effroyables. (…) Par-dessus le parapet, au jugé, nous attendions les boches la baïonnette levée, mais ils descendirent dans la tranchée vingt mètres plus loin et commencèrent à nous refouler avec des grenades et pétards, boîte de singe, etc. » C’est un mouvement général de fuite pour évacuer les possessions de la matinée. «Mais marche mortelle, les bombes pleuvent drues sur ce troupeau humain. On se baisse à chaque fois au « encore une ». D’autres profitant de ce tapis de dos courbés marchent dessus à quatre pattes pour avancer plus vite. » (…) Tant de monde tué pour aboutir à aucune avance, puisque l’ennemi réoccupa le soir la majeure partie de la tranchée.» p. 118
Au travail à installer un gabion, la terre qu’il rejette le fait repérer et il reçoit par ricochet dans la tranchée une balle dans le dos. Inévacuable et opéré à l’ambulance de La Harazée le 15 mai 1915, il décrit la douleur des suites de l’opération p. 127 « Meurtri par la douleur, je comptais les heures (…) Combien moururent, de mes compagnons que le hasard avait fait voisins de souffrance. Tous les jours il en décédait un , crevait serait plus juste, car on ne fait pas plus cas d’une bête que d’un homme. Hélas, c’est la guerre, c’est la boucherie qui dure depuis neuf mois, qui nous a endurci le cœur à ce point. L’indifférence est maîtresse (…) La douleur vous fait perdre les qualités humaines de charité et de compassion. » Transféré dans les services auxiliaires en décembre 1915, le récit suivi s’achève à cette date : la suite du recueil contient des retours chronologiques (« Villeneuve-le-Comte mon village de Brie » 1913-1919) et des considérations sur la fin du conflit. L’auteur évoque notamment son activité avant-guerre aux Jeunesses républicaines de Coulommiers; il s’agissait de regrouper des jeunes gens, dans un but de républicanisme, pour les soustraire à l’attirance des Sociétés catholiques. Les notes éparses décrivent aussi en détail son conseil de révision et les festivités qui l’accompagnent, deux jours minutieusement décrits p. 224 à 228 – aucune mention « des filles » -, éléments à joindre à une anthropologie du Conseil de révision qui complètera utilement les pages de Jules Maurin.
Les notes reprennent en 1918 et l’auteur décrit ses démarches auprès de la tombe de son frère Henri (12ème Cuirassiers), tué au fort de la Pompelle en juillet 1917. Du 28 au 30 novembre 1918, il se rend d’abord avec sa mère à Puisieux sur la tombe de son frère, puis le 27 mars 1919, revenu seul, il fait procéder à l’exhumation et reconnaît le corps (p. 253, « reconnu facilement le corps décomposé de ce pauvre grand à des signes distinctifs. Maman me fit d’amers reproches le dimanche 30 quand je lui annonçais cette opération, prétextant qu’elle m’en voudrait toujours. »). Il le fait placer dans un cercueil de zinc mis dans un cercueil de chêne, le tout dans une caisse de sapin puis ré-inhumer sur des bastaings en travers dans la fosse, « pour pouvoir l’enlever quand l’exhumation sera permise. » Ces détails funéraires, avec présence d’une facture détaillée, sont intéressants parce qu’assez rares, pour une situation qui a été vécue par beaucoup de familles en 1919.
Des considérations sur la situation générale à la fin de 1919 terminent l’ouvrage. Albert Moulin vient de reprendre l’entreprise de commerce de bois de son père décédé, et son ton critique et désabusé le range sans nuances du côté de la réaction patronale (p. 264 et 265) : « – vote, par l’ancienne chambre en juin 1919, de la loi de huit heures, loi de paresse, qui a surpris tout autant l’ouvrier qui ne le demandait nullement, à part quelques exaltés, que le patronat. Votée avec une rapidité surprenante. (…) La fièvre du plaisir, les mœurs nouvelles, déclinent la journée de 24 heures en trois périodes suivantes : huit heures de travail, huit heures de sommeil et huit heures d’amusement, les cinémas se multiplient avec une rapidité croissante progressive à leur prix, de plus en plus élevé. Enfin, le plus grave, paralysant toute l’action productrice et économique d’une nation : des grèves. Jamais année ne connut plus d’arrêts dans la cessation du travail ; l’une étant terminée l’autre reprenant aussitôt. »

Vincent Suard octobre 2017

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