Flandreysy, Jeanne de (1874-1959)

Jeanne Mellier est plus connue sous le nom de son premier mari. Les Classiques Garnier ont publié en 2018 (870 pages) ses lettres adressées en 1914 et 1915 à son ancien amant Folco de Baroncelli. Un tome 1 qui semble en annoncer d’autres ! La bêtise des deux correspondants fait de ces lettres une véritable gifle à la face des combattants, mais elles sont un témoignage. J’ai donné un compte rendu du livre à la revue Clio. Voir https://journals.openedition.org/Clio/

Rémy Cazals, mai 2020

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Wharton, Edith (1862-1937)

1. Le témoin
Edith Wharton, romancière, nouvelliste, poète et essayiste américaine, née le 24 janvier 1862 à New-York (décédée le 11 août 1937 à Saint-Brice-sous-Forêt dans le Val-d’Oise), est installée à Paris depuis 1907. Elle y revient à la déclaration de guerre et y décrit, du 30 juillet 1914 à février 1915 l’ambiance et l’évolution des choses, des gens comme des mœurs. A la fin de ce dernier mois, elle parvient à décrocher « l’autorisation de visiter quelques ambulances et quelques hôpitaux d’évacuation à l’arrière des lignes ». Son premier voyage l’amène en Argonne sur les traces de la bataille de La Marne. Le second lui fait parcourir la Lorraine et les Vosges, du 13 au 17 mai, de Nancy à la première ligne d’un front de montagne qu’elle s’applique, censure oblige, à ne pas localiser précisément. Du 19 au 24 juin elle visite dans le Nord le front anglo-belge puis glisse à l’opposé, à partir du 13 août pour un voyage en Alsace (Thann) jusqu’à Belfort (le 17, en revenant par le front des Vosges lorraines, également non précisé. Son dernier texte se propose de comprendre l’âme française et le « Moral de la France », se penchant sur l’état d’esprit, mettant en avant l’abnégation, l’intelligence et le courage dans un élan éminemment francophile.

2. Le témoignage
Débutant par un long tableau de Paris, de l’effervescence de la mobilisation à l’accoutumance du temps de la guerre, et à l’installation d’une habitude et d’une adaptation qui finiront, pour le poilu, dans le surréalisme et la dichotomie. Parvenant à obtenir, on devine avec toutes les difficultés, les autorisations de circulation et de mouvements idoines, et manifestement munie d’un guide touristique, elle décrit tour à tour quelques arrières front en Champagne, Argonne, dans le Nord, en Lorraine, en Alsace ou dans les Vosges.

3. Analyse
A l’instar de Gérald Campbell, d’Edmond Bauty et de beaucoup d’autres, Edith Wharton, à la manière d’une journaliste, fait quelques voyages au front pour, selon l’oxymore relevé par Annette Becker, qui assure la préface de cette édition, nourrir la fascination et l’horreur du grand massacre, du spectacle de la guerre. mais avec une double superficialité qui la place en-dessous des voyages des journalistes. Edith Wharton, qui verse, comme tous à leur époque, dans le martyrologe, fournit en fait une vision superficielle de la réalité des fronts, ce dans une écriture qui privilégie le plus souvent la stylistique à la profondeur descriptive. Bien entendu, soumise à une censure allant croissant au fur et à mesure qu’elle approche les fronts actifs, ses visions se transforment en balades champêtres anonymes lorsqu’elle approche des premières lignes, comme c’est le cas dans le massif des Vosges, fronts alsacien comme lorrain. Ainsi rencontre-t-elle sans le nommer l’abbé Collé, curé de Ménil-sur-Belvitte (p. 118) et décrit-elle peut-être le front aux alentours de La Chapelotte ou de La Fontenelle mais de manière tellement superficielle que ce pourrait se trouver partout ailleurs dans le secteur. Bien entendu, elle commet des erreurs, voyant à Nancy les grilles de Jean Damour, plaçant au même rang Verdun, Badonviller et Raon-L’Etape dans l’évacuation (p. 150) et passant l’ancienne frontière alsacienne sans s’en rendre compte (p. 177). Bref, malgré une stylistique recherchée et quelques métaphores intéressantes, l’absence de profondeur descriptive de l’auteure rend son ouvrage trop superficiel pour être référentiel et utile à l’historien. L’ouvrage est agrémenté de 12 photographies mal reproduites en cahier final. Cet ouvrage n’apporte que très peu à l’historien, les descriptions étant trop sommaires et les toponymes utiles absents. L’ouvrage reste toutefois à mentionner dans les bibliographies de paradigme similaire des voyages et tableaux civils au front. Quelques coquilles toponymiques n’ont pas été corrigées par l’éditeur (p. 177 Massevaux pour Masevaux).

4. Parcours emprunté par l’auteure / date
30 juillet 1914 – pages 29 à 61 : Part de Poitiers – Chartres – Paris
Février 1915 – pages 63 à 100 : Meaux – Montmirail – Châlons-en-Champagne (pages 66 à 71) – Auve – Sainte-Menehould – Clermont-en-Argonne – Blercourt – Verdun – un village au sud, à 6 kilomètres à l’ouest des Eparges – Bar-le-Duc – Laimont – Heitz-le-Maurupt – Châlons-en-Champagne
13-17 mai – pages 101 à 137 : Sermaize-les-Bains – Commercy – Gerbéviller – Nancy – Mousson – Pont-à-Mousson – Crévic – Ménil-sur-Belvitte – colline isolée à trois kilomètres de la frontière allemande – des « villages nègres »
19 juin – 12 août – pages 139 à 200 : Quelque part entre Doullens et Montreuil-sur-Mer – Saint-Omer – Cassel – route de Cassel à Poperinge – Poperinge – Ypres – Poperinge – Furnes – Bergues – Dunkerque – Cassel – « Bois triangulaire » – Nieuport – La Panne (Belgique) – Dunkerque – La Panne – Saint-Omer.
13-15 août : Près de Reims – Reims
15-16 août : Masevaux – Thann – sommets à l’est de Thann
17 août : Belfort – Dannemarie
18 août : « Une chaîne de collines près des frontières de la Lorraine » pouvant être en Déodatie (la description d’un village occupé ressemble au hameau-centre de Launois, au Ban-de-Sapt).

5. Quelques annotation à retenir
Page 35 : Vue de la mobilisation à Paris, ambiance
43 : « Ambiance » administrative, difficulté pour communiquer, comportement des agents
49 : Parisiens allant voir les premiers drapeaux pris à l’ennemi
54 : Vue de « l’armée des réfugiés »
68 : Uniformes bigarrés et différentes teintes de bleu
72 : 75 et camions : « On aurait dit des gazelles géantes au milieu d’un troupeau d’éléphants »
77 : A Clermont-en-Argonne, voit la guerre d’une terrasse gazonnée, comme un balcon sur la guerre
93 : Disparition des panneaux directionnels à l’arrière du front ; elle manque de perdre son chemin
100 : Evoque sans être explicite (« sa dépouille fut déshonorée ») le viol d’une morte par l’ennemi à Gerbéviller
130 : Vue d’orfèvres parisiens artisans de tranchée
158 : Bruit du canon comparable « au bruit que feraient tous les rideaux de fer du monde s’ils retombaient en même temps »
162 : Métaphore sur la vision des forêts : « Lorsque les belles forêts continentales sont victimes du canon, les troncs puissants jetés à terre se prêtent à des visions majestueuses de temples en ruines »
« La ville moderne de Nieuport semble être morte de la colique » !
185 : « Chaque canon avait son canonnier, qui veillait sur lui avec l’œil fier et jaloux du jeune marié pour son épouse »
190 : Alsacien repeignant les enseignes en français à Dannemarie

Yann Prouillet – avril 2020

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Madec, Emile (1891-1917)

1. Le témoin
Émile Madec, appelé Milec par ses proches, et originaire du petit bourg de Pont-Aven (Finistère), vient de finir sa formation de peintre (décoration, travail sur bois, dessin d’art) lorsqu’il est incorporé en 1912 au 19e RI de Brest. Caporal-infirmier, il prend part à toutes les opérations de ce régiment breton (Ardennes, Somme à l’automne 1914, Champagne, Verdun, Aisne…) et est finalement grièvement blessé à son poste de secours le 6 mai 1917. Il meurt le lendemain et est enterré à Œuilly-sur-Aisne.
2. Le témoignage
Milec le soldat méconnu, journal de voyage d’Émile Madec, a été publié aux éditions Vagamundo par Soizick Le Pautremat (2017, 511 pages). L’ouvrage, introduit par un utile propos didactique de Nicolas Beaupré, est constitué des carnets de campagne confiés en 1968 par sa grand-tante à l’auteure. S. Le Pautremat, historienne de profession, a récemment « souhaité transmettre » le témoignage de son grand-oncle et a donc mis en ordre ce récit, avec une présentation très éclairante, dans un ouvrage d’apparence soignée, qui fait aussi penser à un livre d’art; le corpus est constitué des carnets proprement-dits, et de dessins, d’aquarelles et de photographies. Une autre richesse de l’ensemble réside dans la reproduction de lettres du caporal-infirmier à sa marraine de guerre, une jeune femme de sa connaissance elle-aussi originaire de Pont-Aven. Le récit de la postérité mémorielle de Milec dans la famille, ainsi qu’une présentation biographique, complètent l’ensemble.
3. Analyse
Un témoignage sur le service de santé
Le témoignage de Milec, qui a déjà deux ans « de régiment » au début de la guerre, est intéressant par les descriptions précises qu’il donne de son travail d’infirmier régimentaire, dans des postes de secours débordés, au bord de la rupture lors des grandes batailles, ou dans des infirmeries calmes et routinières à l’arrière, où il faut tuer le temps pendant les périodes calmes. Il évoque les malades à la visite du matin, le pansage, la corvée que représentent les vaccinations ou encore les aspects pénibles de la fonction (septembre 1915, p. 148) : « Il y a de la besogne, à cause des cas nombreux de diarrhées dysentréiformes et il n’est guère intéressant de vérifier les matières peu appétissantes de tous ces hommes. »
Sur le plan des opérations, c’est peut-être pour Verdun (avril 1916) que son récit est le plus riche. Au Ravin de la Dame, il évoque un bombardement effroyable, l’impossibilité d’abriter les blessés, l’évacuation de son Major (p. 222) : « le bombardement que nous eûmes à subir, lundi, fut certainement sans précédent – pendant toute la journée, pas une seconde d’interruption et ceci avec des obus de tout calibre.» (…) « Nous avons là perdu un assez grand nombre d’hommes et plusieurs officiers. » En novembre 1916, le 19e RI retourne à Verdun et l’auteur effectue deux durs séjours en ligne, au moment de la reprise du fort de Vaux. Son poste de secours est au bois Fumin, et (2 novembre 1916, p. 346) « dans la nuit nous soignons toute une série de grands blessés du 1er bataillon – Tous ces malheureux sont criblés d’un bout à l’autre et pleins de boue – Comme le réduit que nous occupons est plutôt étroit, c’est avec difficulté que nous pansons nos blessés qui sont tous couchés sur des brancards – Quelle horrible nuit – La plus cruelle peut-être que je n’ai jamais passée ». Après la prise du Fort de Vaux, ils sont relevés pour un séjour de trois jours dans le tunnel de Tavannes. L’auteur décrit le lieu comme infect, plein de boue puante, et le séjour y est extrêmement pénible (p. 352) : « On ne voit pas le jour, on respire très mal, on mange froid. » Après un deuxième séjour à la redoute, la relève est effroyable (obscurité, boue, pluie, « on tombe plus de cent fois, heurtant son pied à une racine, un fil ou un cadavre ») mais le retour à Tavannes est moins pénible « Encore ce maudit tunnel – Mais cette fois je m’y trouve mieux car mon moral est mieux disposé que la première fois. » Une lettre du 7 novembre à Jeanne, sa marraine de guerre, évoque la violence de Verdun (p. 351) : « Sur quinze de nos brancardiers, 4 furent tués et 7 blessés – Parmi les morts se trouve un charmant et dévoué camarade avec lequel je vivais en frère depuis plus de vingt mois. » La description de la vie quotidienne autour de son poste de secours est aussi intéressante dans la Marne et dans l’Aisne en 1917.
Un témoignage sur les marraines de guerre
La richesse du livre repose aussi sur un apport assez exceptionnel : S. Le Pautremat a retrouvé 41 lettres écrites par Milec à sa marraine de guerre, ces lettres lui ont été données par la petite-nièce de Jeanne G. La juxtaposition des carnets et des lettres permet ainsi de donner une densité affective au témoignage, dans le sens où l’auteur écrit pour séduire sa marraine, nous pénétrons ainsi dans sa vie privée. Avec le prisme documentaire (les carnets) et celui de l’intime (les lettres à la marraine), le croisement de ces deux sources permet de donner une véritable incarnation au personnage. Jeanne, 25 ans, est une camarade d’enfance avec qui il commence une relation épistolaire en mai 1916 (p. 231) : « Chère Jeanne. La guerre et le souvenir de ce joli Pont-Aven m’obligent à venir glaner quelques lignes réconfortantes. Aussi je m’adresse à vous, persuadé que vous saurez atténuer cette mélancolie qui depuis mon retour s’est emparée de moi – Faites-vous, je vous en prie pour une fois la Marraine du « Poilu » Milec – Appelez-moi si vous voulez votre filleul ce qui vous aidera à me parler plus librement. » La relation s’établit dans la confiance, on dispose aussi de quelques cartes de Jeanne (p. 233) : «Je suis aussi très heureuse d’être marraine d’un poilu surtout parce que ce brave poilu est un vieux camarade d’enfance duquel j’ai gardé un excellent souvenir. » Milec a à l’évidence un projet de relation plus aboutie avec Jeanne, mais il est prudent, à travers un marivaudage qui va crescendo, et ses longues lettres évoquent ses fonctions et occupations sur le front, et la précision de ses descriptions intéressent ici l’historien: par exemple, p. 245, il adopte une tournure dialoguée : « je vais, si vous voulez bien m’accompagner, vous faire visiter mon poste de secours (…) Descendons les huit marches et ça y sera. Là, nous voilà à l’intérieur. C’est riche hein ? En gens chics, nous nous éclairons au carbure. » Il évoque et traduit l’argot des tranchées, le « rata », « au jus ! », et le régional « au rabiot, les goélands ! ». En août 1916, Jeanne lui demande de lui retracer quelques scènes émouvantes touchant les blessés, il accepte mais en soulignant qu’il a vu tellement de souffrances depuis le début du conflit que cela ne le touche plus guère (p. 282 « mon cœur s’est pétrifié »). Il lui décrit alors des scènes « tristes et douloureuses », écrivant depuis un poste de santé avancé à Moscou dans le secteur de Berry-au-Bac (p. 292) : « Pendant que très brutalement je vous parle de toutes ces abominations je dois plusieurs fois poser ma plume pour panser des blessés graves. » Et sa lettre continue sans transition avec des formules galantes « Jeanne, vous êtres délicieuse ! » Par la suite, il se fait plus insistant, mais est remis à sa place, et en septembre 1916 les relations semblent avoir trouvé un équilibre (p. 302) « Sur votre demande, je passe l’éponge sur toutes les déclarations, si déclaration il y a, empressées et amicales que je vous ai fait, pour redevenir le vieux camarade vrai et sincère d’antan. » Mystérieusement, les relations entre les deux s’interrompent après une permission de Milec à Pont-Aven en mars 1917, sans que nous en connaissions la raison. Rupture il y a eu, et du fait de Jeanne, mais Milec, semble-t-il, reprend assez vite le dessus, ainsi dans une lettre à son beau-frère (fin avril 1917, p. 433) : « Mon cher, Madeleine a dû te dire que les relations diplomatiques de Milec et de Jeanne G. ma Marraine, sont rompues – Nous restons toujours bons amis, mais ne nous écrivons plus – Naturellement, je ne me suis pas arrêté là et possède en ce moment une nouvelle Marraine. ». C’est sa cousine Cécile qui, en lui indiquant l’adresse d’une nouvelle marraine, lui signale (p. 428) : « Ce matin en sortant de l’église [dimanche] j’ai frôlé ton ancienne marraine. A deux reprises elle m’a regardée d’un air assez drôle et que je ne sais trop comment interpréter ?… » Nous possédons aussi un brouillon d’une lettre envoyée à Mary Allais, sa nouvelle marraine, ainsi qu’une jolie première lettre de Mary, datée du 5 mai, alors qu’il est frappé le 6 et meurt le 7 : l’a-t-il lue ?
Une mémoire locale, une mémoire familiale
La réussite de l’ouvrage est certes de nous présenter les documents avec une approche historique rigoureuse, mais elle réside aussi dans le fait d’évoquer une mémoire familiale, en n’hésitant pas à intégrer l’émotion dans la démarche. S. Le Pautremat présente sa famille au début du XXe siècle, avec de petits artisans bretonnants de Pont Aven, mais c’est le moment de la bascule culturelle : les deux sœurs aînées utilisent de préférence le breton, Milec, leur jeune frère, parle aussi breton mais est allé étudier la peinture dans la région parisienne, ses carnets sont rédigés en français (l’auteure signale quelques bretonnismes) et ses deux autres plus jeunes sœurs n’utilisent que le français. Elle éclaire aussi la relation de la famille avec Théodore Botrel, le « Barde breton », qui est avec Gauguin un des « inventeurs » de Pont-Aven (première fête folklorique de Bretagne, le « Pardon des Fleurs d’Ajonc »). Cet auteur qui devient le « chansonnier des armées », d’ailleurs souvent mal vu par les hommes, car sa venue au régiment « annonce qu’il allait falloir remonter à l’assaut » (p. 29), dédicace à la famille de Milec une berceuse en breton en hommage au disparu (« Kousk Soudardik ! » [dors, petit soldat !] 1917/1920). S. Le Pautremat nous montre ensuite la place particulière que le disparu a occupé dans la mémoire familiale : ses parents, décédés tous les deux en 1921, seraient «morts de chagrin » (p. 458) ; au fond, la mort de Milec, ce serait « la faute de Jeanne» (conversation avec l’auteure 07/2019), et le pauvre « n’a pas eu de tombe ». Il est mort à Hurtebise (ou Heurtebise) et il semble que c’est là qu’après-guerre, la famille l’a cherché et ne l’a pas trouvé. On leur aurait dit « qu’il y a eu d’autres batailles et des cimetières ont été détruits… ». L’auteure expose cette légende familiale puis retrace sa démarche méthodique pour retrouver la tombe, ce qui se fait sans grandes difficultés car les informations étaient disponibles, notamment avec une carte postale d’un camarade qui situe la tombe à son endroit réel (Œuilly-sur-Aisne). La fin de l’ouvrage évoque les retrouvailles avec le disparu: c’est en 1987 que la famille part à la recherche de la tombe (p. 450) : « il m’a fallu de la patience, de la détermination pour persuader ma mère, la nièce de Milec, qu’il était inutile de le chercher « près d’Heurtebise ». De toute façon : « on n’allait pas le trouver puisqu’il n’avait plus de tombe », disait-elle. (…) Et…nous l’avons trouvé… Il nous attendait depuis 70 ans… Je ne vous cache pas que l’émotion a été très forte pour tout le monde. Ma mère m’est tombée dans les bras, elle pleurait et répétait la phrase légendaire… « Il n’avait pas de tombe. » »
Vincent Suard, mars 2020

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Lemaître, Achille (1893-1979)

1. Le témoin
Achille Lemaître, tout juste diplômé de l’Ecole Nationale des Industries Agricoles de Douai (Nord), est incorporé au 110e RI de Dunkerque en novembre 1913. Embarqué le 30 août 1914, débarqué une première fois à Honfleur, sa compagnie est finalement convoyée jusqu’à la Rochelle d’où elle atteint son nouveau dépôt à Sarlat (Dordogne) le 12 septembre. L’auteur y reste jusqu’en avril 1915, puis combat ensuite aux Éparges, dans l’Aisne et à Verdun, du 26 février au 31 mars 1916. Il passe ensuite sur le front de la Somme (août – octobre 1916), revient en Champagne puis est blessé lors de l’offensive du 16 avril 1917. Rétabli et promu caporal, il est chargé de l’instruction de la classe 1918, puis après l’armistice de celle de la classe 19 au 43e RI de Lille. Il exercera après le conflit les fonctions de receveur aux Contributions Indirectes de la Seine-Inférieure.
2. Le témoignage
Les carnets de guerre d’Achille Lemaître, découverts par la famille en 1987, ont été retranscrits par son petit-fils Max Lemaître dans Carnets de guerre – Achille Lemaître, l’intimité et le quotidien d’un soldat, autoédition, sans date (après 2005), 108 p., ISBN 978-2-9563466-0-9. De facture soignée, le livre contient la retranscription intégrale de deux carnets, le premier intitulé «Récit journal » et le second «Carnet de notes et impressions». Les éléments complémentaires (photos, lettres, certificats) qui accompagnaient les documents ont été reproduits, et Max Lemaître a ajouté des extraits du J.M.O. du 110e ainsi qu’une série de cartes postales et de photographies extérieures au corpus : ces ajouts représentent environ les deux tiers de l’ensemble, les carnets en eux-mêmes étant assez succincts.
3. Analyse
Les carnets d’Achille Lemaître consistent en des indications brèves, mentionnant des activités, des changements de lieu ou des petits faits saillants. Les mentions peuvent être journalières, mais regroupent aussi souvent un laps de temps d’une semaine à quinze jours. L’auteur décrit en septembre 1914 son périple en bateau depuis Dunkerque, puis à l’automne la vie à Sarlat, avec l’exercice et la manœuvre, en alternance avec les parties de manille chez l’habitant où il est logé. Le sort de l’auteur semble privilégié, puisque son séjour dans le Périgord dure jusqu’à avril 1915, mais tous ne sont pas logés à cette enseigne (11 octobre 1914, p. 26) : « Cartouches arrivées. 2 départs : un sur le front, les jeunes classes 14 à La Courtine. Réponds à la lettre de Papa. ». C’est lui, mentionne-t-il, qui demande à partir au front fin mars 1915. Le recueil contient aussi des descriptions, prises dans un ouvrage d’histoire locale, des changements de la vie locale à Sarlat avec l’afflux créé par l’arrivée du 110e RI et celle de nombreux réfugiés.
La défense devant Verdun concerne les débuts de l’offensive allemande car, alertés le 22 février, ils sont en ligne le 25, lui étant devenu téléphoniste; la mention du 28 février dit par exemple (p. 67) : « A 2 h du matin, je vais conduire deux blessés au village de Fleury, plus de route, rien que des trous de marmite, reviens vers 5 h. A 6 h je repars pour Souville chercher du fil à Fleury. Spectacle terrible et inoubliable : morts sur la route, dans les granges encore des morts, dans les cours des fermes chevaux tués, automobiles tordues réduites à des morceaux de ferraille. Rien à manger, pas de ravitaillement, 4e nuit blanche. » Passée sur la Somme en août 1916, son unité est engagée dans la deuxième partie de l’offensive, non sans avoir fait un match de football contre les Anglais à Corbie, « ensuite (27 août, p. 77) bombe avec les Anglais, bocks et demis épatants au café de l’Union. » Le carnet évoque l’attaque et la prise de Combles (26 septembre 1916, p. 80) « J’entre un des premiers dans Combles, partout on fait des prisonniers (…) le spectacle le plus épatant était de voir les Boches sortir de leurs tranchées en levant les bras et en criant : « Kamarades ! Kamarades ! » Du 11 septembre au 6 octobre, c’est une succession d’attaques ou de positions de soutien avec l’espoir continu et déçu de la relève: ainsi le 29 septembre (p. 82) « les hommes n’en peuvent plus, sont absolument épuisés » ou le 3 octobre «Une chose qui ne m’étonnerait nullement, c’est qu’on remonte en ligne pour quelques jours et cependant les hommes sont dans un état de fatigue extrême. »
Le carnet s’arrête brutalement après le 8 octobre 1916, sans que l’on en connaisse la raison. Il s’agit donc d’un témoignage assez ponctuel, qui est essentiellement développé par des ajouts du petit-fils. Ceux-ci sont intéressants lorsqu’il s’agit de photographies datées, notamment celles d’Achille avec son frère Jean, lui aussi sergent au 110e RI, ou de documents clairement identifiés qui permettent d’incarner le témoignage. L’entrelacement de nombreuses photographies ou cartes postales extérieures, même si elles partent d’une idée louable d’illustration, et même si elles sont en général de qualité, finissent par noyer un peu le témoignage ; si elles n’apportent rien à l’Histoire, elles restent toutefois bien légitimes dans ce qui est d’abord un ouvrage de Mémoire.
Vincent Suard, mars 2020

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Baudin, Georges (1891-1962)

1. Le témoin
Georges Baudin est cultivateur à Laines-aux-Bois (Aube) au moment de son incorporation au 26e RI en 1912. Joueur de bugle, il fait partie de la musique de ce régiment de Nancy, et il ne changera pas d’affectation de toute la guerre, faisant fonction de brancardier lorsque le régiment est en ligne, et jouant dans la musique lorsque celui-ci est en arrière ou au repos. Démobilisé en août 1919, il reprend le travail de la terre à Souligny (Aube) après avoir passé presque sept ans sous l’uniforme.
2. Le témoignage
Brancardier sur le front, carnets de guerre 1914-1919, a paru en 2015 aux éditions La Maison du Moulin (568 pages). Les six carnets manuscrits de G. Baudin furent récupérés par sa petite-fille Marie-Claude Pintiau-Patrois, et elle a mené un travail de retranscription qui dura plusieurs années. Elle précise en introduction avoir respecté le texte original, corrigeant l’orthographe et la grammaire, mais sans toucher à la syntaxe ni aux informations données. Avant la parution papier, les carnets avaient été rendus publics sous la forme d’un blog, élaboré par Frédéric Pintiau, arrière-petit-fils de l’auteur.
3. Analyse
L’appartenance de Georges Baudin à la « Division de fer » (ici au 26e RI pour la 11e DI – 20e CA) le fait participer à la quasi-totalité des batailles menées par l’armée française, front d’Orient exclu. Ses notations sont quasi-journalières, et courent sur la totalité de la durée du conflit: nous avons ici un témoignage exhaustif sur le vécu de la Grande Guerre d’un paysan de l’infanterie engagé dans une unité très exposée. Il survit au conflit, et n’y est pas non plus blessé grièvement : musicien-brancardier, il est moins exposé lors des attaques pendant lesquelles il suit les vagues d’assaut pour ramasser les blessés. L’auteur écrit de manière concise, avec un bon niveau de langue, et si pour la première partie du témoignage, jusque 1916, on reste surtout dans une mention des faits et des lieux, la suite des carnets apporte plus de remarques, de jugements et de critiques.

Brancardier

L’auteur décrit la recherche des blessés, d’abord en rase campagne fin août 1914, avec le danger lié à des lignes mouvantes (26 août, p. 33) : «Nous allons très loin et certaines équipes craignant de rentrer dans les lignes ennemies font demi-tour sans avoir de blessés. Pourtant il y en a, cela est triste à constater. ». Il évoque ses tâches lors du nombre impressionnant d’offensives auxquelles il participe (Champagne, Artois, Somme, Aisne, été 1918…) ou de batailles défensives (Somme 1914, Ypres 1914, Verdun…), et le service d’évacuation peut-être relativement aisé, bien organisé ou au contraire très compliqué « le service d’évacuation marche très mal » (16 avril 1917, p. 344). Son jugement sur l’offensive de 1917 est tellement négatif qu’il finit par se demander si « nos généraux, eux aussi, ne sont pas boches » (p. 351). C’est l’évocation du harassement, de l’épuisement physique qui domine dans la description du brancardage, lors de ces périodes où les blessés sont nombreux, ainsi en mai 1915, près de Neuville-Saint-Vaast (p. 112) « Nous continuons toujours notre évacuation mais c’est à peine si nous avons la force de transporter les blessés. On rassemble toute notre volonté et la tension de tous nos nerfs pour y arriver et encore nous sommes obligés de faire de nombreuses pauses. » C’est le même épuisement en Champagne en septembre 1915 (p. 165): « Ça m’étonne même que l’on tienne encore debout ». Une autre tâche consiste à récupérer les cadavres, et ceux du 31 août 1914 sont déjà dans un tel état de décomposition qu’il est difficile de les empoigner (p. 37) : « Nous en avons assez car c’est une corvée très rude et nous préférons aller avec danger faire la relève des blessés plutôt que celle des morts. » Il décrit aussi, à la fin de la guerre, cette « corvée des morts » dans les champs, lors de la progression de juillet 1918, il signale pour une journée quarante morts récupérés, tous Français. Le lendemain, ce sont des Allemands (p. 479) : « Ce matin encore nous allons aux morts mais cette fois aux Boches. Nous partons comme hier de bon matin et au lieu de les ramener tous au même point pour les enterrer ensuite afin de faire un petit cimetière, nous décidons d’abréger un peu notre tâche et de les enterrer sur place, soit dans la tranchée où ils se trouvent ou bien dans un trou d’obus assez profond. Nous en enterrons ainsi une cinquantaine. »

Musicien

Georges Baudin, qui pratique la musique dans sa fanfare locale, décrit les prises d’armes, défilés, concerts pour les civils dans les kiosques, soirées récréatives… Les exécutants sont bien reçus et il mentionne souvent les cigares et gâteaux que ne manquent pas de leur offrir les autorités après chaque exécution. Le 26e RI passe trois mois au repos à Dieppe après son engagement sur la Somme en août 1916, et la musique du régiment est très courue par les habitants, locaux, réfugiés et estivants: (17 septembre 1916, p. 290) « Nous sommes heureux partout où nous allons. Nous sommes reçus sincèrement et admirablement. Dans toutes les cérémonies et fêtes nous sommes surtout les bienvenus. » Pour ce régiment souvent engagé dans les coups durs, les périodes de retrait et repos sont aussi plus longues, et avec les concerts et leur ambiance festive, le contraste est d’autant plus violent quand l’auteur retourne sur le front (novembre 1916, p. 304) « De grosses pièces en batterie tout près de nous, nous font tressaillir car il y a bien longtemps que nous n’avons pas entendu le canon de près. » La musique représente aussi « le filon », car le travail des répétitions permet d’échapper à des corvées multiples, au point que les camarades de G. Baudin hésitent à se faire évacuer pour des maladies ou blessures légères, de peur d’être changés d’affectation à leur retour de convalescence.

Santé

L’auteur mentionne ses maladies, consultations, mises au repos, et cette méticulosité donne une vision intéressante de l’état de santé au jour le jour d’un poilu pendant le conflit (refroidissement, bronchite, traumatismes dus aux chutes en brancardant, blessure légère par éclats). Il fait ainsi la description détaillée d’une typhoïde grave qui manque de le tuer en décembre 1914, avec la description quotidienne des décès autour de lui, de sa fiche de température, de son régime alimentaire et des soins qui lui sont donnés à l’hôpital: la qualité de ce récit intéressera aussi les historiens de la médecine.
État d’esprit

Les notes insistent sur ses bonnes relations avec ses camarades musiciens, sur l’importance de la convivialité au sein des « groupes primaires », amitié qui fait supporter la vie au front. Les Allemands sont peu évoqués, sauf pour les condamner moralement pour leur manière de faire la guerre, et ce jugement peut justifier l’emploi des mêmes procédés déloyaux que ces ennemis (Flirey, attaque aux gaz française, 14 septembre 1917, p. 381) : « Mais bah ! Pas de pitié pour ces gens-là. Ce sont eux les premiers qui ont fait usage de ces ingrédients chimiques. »
À partir de 1917, on voit apparaître des préoccupations liées à la volonté de s’épargner des fatigues et des dangers. En décembre 1917, il obtient pour un temps une fonction de conducteur de voiture régimentaire (p. 398) : « Je ne suis pas à plaindre, j’ai le filon ! ». En janvier 1918, après un long séjour à l’arrière en Lorraine, il ne s’émeut pas trop de la perspective de repartir à Verdun (p. 409) : « En un mot depuis l’attaque de l’Aisne (avril 1917) où nous avons souffert pendant un mois, nous avons été depuis très avantagés. Ma foi c’est toujours autant de bon temps de passé puisqu’on ne voit pas la fin de cette maudite guerre. Pas vrai ?». Convalescent après une blessure légère, il est chargé en septembre 1918 d’aller aider le cuisinier du colonel à Blérancourt (p. 499) : « Ma foi, je crois que ce ne sera pas le mauvais fricot. » Il devient aussi critique avec sa hiérarchie, c’est après Verdun (Malancourt) que ce changement de ton intervient (juin 1916 p. 253) : « Pauvre France, ta devise est souillée : Liberté : ils nous tiennent bien. Egalité : Que d’injustices surtout au régiment. Fraternité : chacun pense à soi et on a bien vite fait d’envoyer « balader » un homme qui vous est gênant. » Devant un déferlement de corvées, l’auteur préconise une résistance modérée, passive et silencieuse (p. 260) : « « Ils ne nous auront pas ! », on en fera à notre tête !… ». Une colère ponctuelle peut exploser dans ses écrits (offensive de la Somme, 27 juillet 1916, corvée jugée inutile) : « J’en conclus que quand on n’est pas capable d’assurer un service sur le front, on reste planqué à l’arrière. J’aurais voulu le voir ce De Lagouanère le 9 mai 1915 avec près de quatre cents blessés en quinze minutes de temps…  Son principal cauchemar, ce sont les gaz alors je ne lui souhaite pas de mal mais qu’il en crève asphyxié le plus tôt possible car question service sanitaire, c’est une nullité ». Bien noté, G. Baudin semble ici utiliser l’écrit comme exutoire à sa colère. A l’été 1918, la lassitude augmente, et le moral est atteint par les durs combats de juillet; le ton n’a rien de triomphal, malgré l’échec de l’attaque allemande du 15 juillet. Ainsi à l’annonce d’une pause dans l’engagement, (p. 496) « nous nous réjouissons déjà de sortir des griffes de Mangin ». En septembre 1918, il décrit le mauvais moral dans les compagnies du 26e RI, épuisées par les combats de poursuite, (p. 501) : « tout le monde en a marre », et le 11, il signale que dans les compagnies, les hommes, malgré les harangues des officiers, « ne veulent plus du tout remonter ». En même temps l’auteur n’est pas un révolté, il se réjouit sincèrement de l’attribution de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire conférée au 26e RI (août 1918) (p. 497) « je pense que nous serons fiers de la porter», c’est surtout une grande lassitude qui le rend désabusé, ainsi à la nouvelle de l’annonce officielle de sa deuxième citation (p. 504) : « J’en suis heureux. Ce sera toujours deux jours de plus à ma prochaine permission. Il n’y a que cela d’intéressant. »
Classe 1911, il fait un long séjour au camp de Mailly au début de 1919, et si le rythme de travail est très modéré – « il ne faut rien casser ! » [pour : « il ne faut pas se fatiguer! »] -, l’impatience le gagne, il jalouse les classes déjà libérées (p. 545) : « Enfin nous ne sommes pas malheureux mais il nous tarde quand même de partir et de quitter les répugnants effets bleu-horizon car pour ma part voilà bien assez longtemps que je les porte. » À Metz en mai 1919, il fait mouvement le 16 juin vers l’Allemagne, ce déplacement ayant pour but « de décider les Boches à signer.» L’auteur arrête son journal à la date du 29 juin 1919 à Sarrebrück, aussitôt après la signature du Traité de Versailles, avec cette conclusion amère (p. 557) qui clôt ce témoignage de qualité: « Ce jour donc, j’arrête mon carnet de campagne. Vraiment j’étais loin de penser qu’il aurait duré si longtemps. Enfin après ce que j’ai vu et enduré pendant cette terrible guerre je suis heureux d’en être sorti indemne. Ce que je regrette le plus ce sont les années de jeunesse qu’il m’a fallu passer au régiment et en campagne. Maintenant que tout est terminé, seul ce mauvais souvenir reste encore et sera pour moi ineffaçable. Heureux ceux qui ne l’ont pas connu ! »
Vincent Suard, mars 2020

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Tichadou, Lucia (1885-1961)

1. Le témoin
Lucia Tichadou, née Bernard, est originaire de la Haute-Marne. Ses parents tenaient le « Café-restaurant du chemin de fer » à Valentigny (Aube). Reçue au concours de l’Ecole normale supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses en 1907, elle est, au moment de la mobilisation, en poste à Perpignan et en attente d’une mutation pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence. Elle sert comme infirmière volontaire à l’hôpital mixte de Brienne-le-Château du 9 août au début octobre 1914, et rejoint ensuite son poste à Aix. Elle adhère au PCF en 1934, est révoquée par Vichy puis participe à la résistance en Haute-Ariège. Adjointe au maire de Marseille de 1945 à 1947, puis conseillère municipale dans l’opposition (PCF) jusqu’à 1959, de tendance stalinienne, elle laisse une réputation d’engagement et d’intégrité (notice H. Echinard).
2. Le témoignage
Infirmière en 1914, journal d’une volontaire, 31 juillet – 14 octobre 1914, (éditions Gaussen, 2014, 110 p.) a été publié par Hélène Echinard, historienne spécialiste de l’histoire des femmes de la région marseillaise. L’ouvrage, richement illustré et accompagné d’une présentation biographique fouillée, est la retranscription des notes journalières que prend l’auteure L. Tichadou depuis le 31 juillet 1914 jusqu’à son départ de l’hôpital de Brienne en octobre 1914.
3. Analyse
Energie et enthousiasme patriotique à la mobilisation
Elle arrive dans sa famille dans l’Aube le 3 août, avant le départ de son frère qui lui confie avant de partir « toutes les femmes ». « Ainsi je ne suis pas une femme ! C’est bien ainsi toujours, et l’on a toujours attendu de moi dans ma famille de la force et du réconfort. Je pense malgré moi à celui qui, il y a quelques jours,[son fiancé], me trouvait « trop peu féminine ». J’en ai eu moi-même le regret, mais aujourd’hui, ah non ! Il fait bon être forte.» (p. 31). Elle vit avec enthousiasme les premiers jours de la mobilisation en Haute-Marne, et souligne les qualités de « sa race »; ainsi, à propos d’une bouchère énergique, obligée de travailler seule, et qui le fait efficacement : « Ah ! Les femmes de chez nous ont une autre trempe que ces mièvres Méridionales [elle vient de quitter son poste de Perpignan] qu’un rien abat et met en larmes. Je suis fière de ma race, je l’aime, je me sens de là.» (p. 33). Cette énergie, cette résolution à la mobilisation se traduit aussi chez elle par un double refus, d’abord celui de l’intelligence à laquelle elle oppose l’efficacité de l’instinct (p. 36) « Allons donc ! La force obscure de l’instinct, du bienfaisant instinct, entraîne sans une erreur, à l’heure voulue, des millions de volontés.» L’autre refus est celui de la sentimentalité, ici à propos d’un espion fusillé (p. 41) : «Horreur, allons, pas d’attendrissement, pas de sentimentalité, ils ont raison, il faut mettre des œillères, renverser tout. La victoire, la liberté sont à ce prix. » Ces éléments, qui datent de la première quinzaine d’août, témoignent d’une mentalité patriotique sans nuances, très réceptive aux informations plus ou moins exactes (souvent fausses, en fait) des tout-débuts du conflit. Ces annotations sont utiles pour l’historien, car elles témoignent, sur l’instant, de la réceptivité au bourrage de crâne de la part d’une Normalienne, c’est-à-dire d’une jeune femme au bagage scolaire exceptionnel à l’époque (16 août, p. 53) : « On lit avidement, on commente les lettres de nos pioupious à leurs parents, que publient les journaux. Quelle simplicité et quelle ardeur ! Le Français de Marignan est là tout entier, avec son courage gouailleur et chevaleresque. Des lettres effarantes de soldats prussiens, d’officiers même. (…) Ils ont faim, sont harassés, se rendent prisonniers, presque sans combat pour avoir à manger, semblent démoralisés. » L’affaire du XVème Corps est évoquée à travers son retentissement dans l’hôpital, et le « racisme» anti-méridional de l’auteure se trouve reformulé (24 août, p. 57) : « On se dispute toute la journée, de lit à lit, à l’hôpital et les Parisiens et les Bourguignons font passer un mauvais quart d’heure aux gars d’Auch, de Mirande et de Bordeaux, qui ne peuvent mais de la caponerie des Marseillais », mais elle défend aussi la Provence contre des accusateurs plus sévères qu’elle.
Evolution des sentiments à partir du 25 août 1914
Le témoignage, au contact des blessés graves qu’elle a à soigner, et face à la prise de conscience de la réalité des combats, subit à la fin août une nette inflexion, qui se traduit par des interrogations intérieures et des sentiments de pitié qui la surprennent et la troublent. La vue de trophées, tenus par des blessés français dans un train sanitaire, traduit ce changement d’état d’esprit (p.59) : «Je hais la sauvage patrie des Teutons. Je me réjouis d’entendre dire qu’on en a démoli des milliers. Et le premier casque de uhlan me donne un soubresaut d’horreur et de pitié. » Lorsqu’elle visite un train de prisonniers allemands, sa haine se transforme en commisération (p. 63) « ceux-là n’ont pu martyriser nos petits, c’est impossible. » Parlant l’allemand et ayant fait un séjour dans le Palatinat, elle converse avec des blessés, et la complexité de ses sentiments augmente lorsque ce train repart: les chasseurs français, qui gardent le quai, insultent bruyamment les prisonniers. Elle écrit qu’elle n’aurait pas le courage de leur en vouloir, s’ils devenaient « brutes devant elle », mais qu’elle-même ne pourrait « donner le moindre coup, ni même dire une insulte à l’un de ces pauvres bougres. » (p.64)
Les soins hospitaliers
L. Tichadou décrit en septembre son dur travail d’infirmière auprès de blessés graves, elle raconte son épuisement après les nuits de garde, ses relations parfois difficiles, au vu de son caractère entier, avec les médecins qui la commandent. Elle note le 9 septembre (p. 73) : « Je panse chaque jour des plaies dont la seule vue m’aurait fait m’évanouir il y a un an. » et le 9 (p. 75) : « J’ai eu la même nuit 6 morts dans ma salle. » L’auteure prend aussi le temps de noter le détail de cas individuels, avec leurs noms et leurs blessures, et la description de leur évolution, souvent fatale (p. 85) : « Quelques malades. Je veux les fixer. J’en vois tellement, tout cela va se mêler dans dix ans, sans notes, je n’aurai plus que des images confuses. » Elle évoque la gangrène gazeuse, le tétanos, les péritonites des blessés au ventre, avec l’emploi du pronom possessif qui témoigne de son implication (p. 75) : « On m’a évacué mes plaies de visage, ce qui est folie ! Comment les désinfecter dans le train qui les emmène à Orléans ? » Après le 15 septembre, l’hôpital passe ambulance de deuxième zone, et les blessés amenés ont des pronostics moins graves que leurs prédécesseurs, lorsque le front n’était qu’à trente kilomètres.
Un cas de conscience
L’auteure reçoit sa nomination pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence le 30 août, mais considère que sa place est près du front, à l’hôpital avec ses blessés (« Voilà bien la tuile. » p. 67). Elle n’informe Aix que le 18 septembre de son acceptation du poste, tout en prévenant qu’elle ne le rejoindra qu’une fois la guerre finie. Après plusieurs tentatives pour proroger son activité de soignante (demande de congé sans solde de deux mois, par exemple), un courrier du Ministère (6 octobre) la somme de gagner immédiatement son poste à Aix, sous peine de mise en congé d’office, c’est-à-dire perte de poste et de traitement. Ces démêlés administratifs représentent pour elle un cas de conscience : « Où est le devoir ? » (p. 95). Elle finit par céder à sa hiérarchie, et outre le fait qu’elle visitera par la suite des blessés hébergés à l’Ecole normale d’Aix (Hôpital bénévole 146 bis), elle a bien conscience de l’importance de l’expérience qu’elle vient de vivre (p. 98) : « Enfin je quitterai samedi soir cet hôpital (…) où j’ai vécu d’une vie que je ne revivrai jamais, où se sont passés les moments les plus pleins de mon existence. »
Donc en définitive, une édition de qualité (appareil critique et iconographie), pour le témoignage d’une femme qui, de par sa profession et son milieu d’origine, est le produit de la méritocratie républicaine de l’époque. L’intérêt de ce texte est d’abord de proposer la vision d’une infirmière volontaire à proximité du front, au plus fort des combats du début du conflit, alors que ceux des autres soignantes concernent souvent des hôpitaux de l’arrière, avec des durées de témoignage moins ramassées. Le texte de Lucia Tichadou est aussi précieux en ce que, comparable en cela aux carnets des combattants d’août et septembre 1914, il témoigne du dessillement rapide par rapport à la réalité des faits, du passage de la guerre glorieuse imaginée à la guerre cruelle réelle : (28 août 1914, p. 62) « Nous tenons pied, mais perdu l’espoir, un peu sot quand on y réfléchit, de prendre une offensive irrésistible, d’entrer à Berlin. »
Vincent Suard novembre 2019

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Laffray, Jean (1897- ?)

1. Le témoin
Jean Laffray, né à Beaugency (Loiret) en 1897, se présente comme publiciste au moment de son engagement volontaire en 1916. Artilleur au 82e RA en janvier 1916, il sert ensuite au 282e RAL à Verdun. Après avoir obtenu son transfert comme élève pilote à Chartres en août 1917, il se forme à la chasse à Pau puis intègre la Spa 103, une des 4 escadrilles du groupe de chasse Les Cigognes, en décembre 1917. Maréchal des Logis en juillet 1918, il est démobilisé en janvier 1919. Fondateur de la revue et des éditions La Griffe, Jean Laffray mène une carrière de journaliste dans l’entre-deux guerres. En 1941 et 1942, il est critique cinématographique à la publication collaborationniste « l’Œuvre ». Après-guerre, il évoque les réunions festives (banquets de l’Aéro-Club de France) qui réunissent les anciens de toutes les escadrilles de chasse.
2. Le témoignage
Pilote de chasse aux Cigognes (Fayard, 1968, 209 pages) est le récit de la guerre de Jean Laffray, centré sur son expérience dans l’aviation à partir de 1917, mais l’ouvrage comprend aussi une longue introduction faite de diverses considérations sur l’aviation française en 1940. L’ouvrage est illustré de 8 pages de reproductions photographiques, avec en fin de volume des annexes de type documentaire.
3. Analyse
Ce témoignage est inscrit dans son temps, la fin des années soixante, et l’auteur écrit probablement ce qu’il croit que les amateurs d’aviation ont envie de lire. Au lieu de se cantonner à ce qu’il a vu comme jeune pilote, il évoque beaucoup l’aviation en général, celle popularisée par J. Mortane, avec des anecdotes sur J. Védrine, C. Guynemer R. Garros et surtout R. Fonck, avec qui il a volé en formation. Avoir appartenu aux Cigognes passe avant tout semble-t-il, mais le livre produit un témoignage intéressant quand l’auteur s’en tient à sa propre expérience.
Les premiers chapitres racontent le cursus de sélection et de formation des pilotes, ils insistent sur le danger de la formation pour la chasse, à Pau. Ces périls sont illustrés par la première semaine de stage, en général occupée par la corvée d’enterrement, il faut accompagner à la gare de Pau la famille d’un camarade disparu, et rendre un dernier hommage officiel à sa dépouille (p. 44). L’auteur souligne que ces émotions leur étaient imposées de propos délibéré par leurs chefs, pour éprouver leur moral. Du reste, le jour de sa « première vrille en solo », l’élève qui le précède n’arrive pas à rattraper et se tue devant lui. Il indique aussi qu’il était loisible à tout moment de se « dégonfler » et de demander à passer dans une école de bombardement ou d’observation, où l’acrobatie n’était pas exigée.
Le chapitre « un geste chevaleresque » (p. 96) évoque un paquet lancé en 1918 par un Allemand au-dessus du terrain de la Spa 103, envoi qui contient les papiers personnels du sergent Baux, tombé la veille chez l’ennemi. Dans ce paquet il y a son portefeuille, ses papiers, sa médaille militaire, son insigne de pilote… Le pilote français Drouilh va alors à son tour lancer une couronne sur la tombe de son camarade, repérable par un tumulus qu’il peut apercevoir et viser car les ennemis au sol n’ont pas tiré. L’escadre de chasse allemande qui s’honorait par ce geste avait pour commandant Hermann Goering. L’anecdote laisse dubitatif, puisqu’il est dit aussi que Goering était le successeur de von Richtofen, qui « venait d’être descendu par Fonck », ce qui est faux. On a par ailleurs du mal à imaginer, connaissant la soif de trophées des aviateurs, un pilote prendre des risques de ce type en juin 1918, pour rendre une médaille ou un insigne: peut-être est-ce ce type d’histoire que goûte particulièrement le public.
Plus mystérieux encore est le chapitre « Le grand Cirque » (p. 116), qui évoque une trêve dans le ciel au-dessus de Montdidier. La période, non précisée, peut se situer de mars à août 1918, dans ce secteur très disputé du front occidental. A la fin d’un jour épuisant de bataille, toutes les escadrilles des Cigognes (103, 3, 26, et 73) sont encore en vol. Montdidier en feu se consume, une longue colonne de fumée monte au-dessus de la ville « droite, immense. » Quelques-uns des avions français se mettent alors à tournoyer, en larges spirales, autour de ce gigantesque obélisque de fumée, bientôt rejoints par tous les autres (p. 117) «Ailes dans ailes, inclinés à la verticale. Au passage des gestes amicaux s’échangent entre les pilotes. C’est un ballet de grand cirque. » Puis des avions allemands arrivent, des fokkers à damiers, et les rangs s’augmentent par l’arrivée de l’adversaire « qui veut entrer dans le cercle et prendre part à ce divertissement pacifique et sportif. » L’auteur décrit l’évolution côte à côte des Spads et des Fokkers, dans une même sarabande « sans qu’aucune mitrailleuse ne crépite», puis chacun se sépare et rentre de son côté, sans rompre la trêve. Quelques jours plus tard, sur le terrain d’Héromesnil, un groupe de sous-officiers d’un régiment d’infanterie voisin vient leur rendre visite, et ces fantassins témoignent de leur saisissement : «Au sol, tout s’arrêta subitement devant ce spectacle. Nous, nous n’oublierons jamais. C’était si beau dans les feux du couchant ! » L’auteur conclut que ce soir-là, un souffle de fraternité passa. L’aspect « Conte moderne de la guerre » interroge, la prudence est ici requise, comme du reste dans un certain nombre de pages de ce récit, mais cet épisode de trêve aérienne spontanée n’est pas forcément imaginaire, espérons que la mise en lumière future d’autres sources permettra de confirmer cet épisode.

Vincent Suard novembre 2019

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Fürnkranz, Helene (1868-1936)

Née à Vienne en 1868 et morte en 1936 à Mutters, non loin d’Innsbruck, Helene Fürnkranz est une Austro-Irlandaise aisée et instruite, à qui la France tient lieu de patrie d’élection. Son père est issu d’une famille de notables viennois et vit en rentier, sa mère est la fille d’un pasteur irlandais, le couple s’est marié à Paris en 1867. Élevée entre l’Autriche, l’Irlande et la France, trilingue, Helene Fürnkranz se sent très tôt citoyenne d’Europe. Ses écrits témoignent tout à la fois de son cosmopolitisme et de la formation artistique dont elle a bénéficié, à l’instar de sa sœur chanteuse d’opéra.
Selon les souvenirs rapportés par sa petite-fille, Linde Rachel, Helene Fürnkranz s’unit à son cousin germain Wilhelm dans le sud du Tyrol au tournant du siècle. Elle part ensuite s’installer à Bois-Colombes en 1907, avec son époux, son fils Wilson né hors-mariage à Trieste en 1897, et Irène, leur fille, née à Merano dans le Haut-Trentin en 1904, Wilhelm Fürnkranz ayant quitté l’armée austro-hongroise pour embrasser une carrière d’ingénieur chez Westinghouse (société internationale dont le siège se situe en banlieue parisienne). Une deuxième fille, Ève, naît à Bois-Colombes en 1907, une troisième, Mireille, à Aarau en Suisse en 1908. Chargé de la planification pour les usines du groupe, leur père sillonne l’Europe, ses absences sont fréquentes. Helene Fürnkranz assume la direction du ménage avec l’aide de son propre père veuf qui l’a suivie en France, celle d’une bonne originaire du Tyrol et celle d’une nourrice bretonne.
Les renseignements les plus précis – factuels –, dont on dispose au sujet de l’auteure, sa vie et son environnement, sont relatifs à la période où elle est emprisonnée à Garaison, pour laquelle il est possible de croiser les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_88) et les notes de son journal, In französischer Kriegsgefangenschaft. Momentaufnahmen aus dem Leben einer Austro-Boche-Familie in Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrenäen) [Prisonnière de guerre en France. Instantanés de la vie d’une famille austro-boche à Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrénées)]. Ce journal donne l’image d’une famille bien intégrée en France, au moment où éclate la guerre, ce qui ne la soustrait pas au destin partagé par nombre de ressortissants des puissances ennemies : arrêtée, la famille est conduite au camp de Garaison en septembre 1914. Âgé de 72 ans, le père d’Helene Fürnkranz est rapatrié rapidement, le 3 novembre 1914. Helene Fürnkranz, qui aurait pu être rapatriée elle aussi avec ses filles, choisit de rester auprès de son mari et de son fils. Elle et ses filles seront rapatriées dix mois après leur arrestation, le 9 juin 1915. Son époux et son fils, mobilisables, doivent demeurer à Garaison, le père jusqu’au 9 juin 1917 – pour le fils, la date exacte n’est pas connue.
À Aarau, après sa libération, on suit encore quelque temps la trace d’Helene Fürnkranz par le biais des requêtes qu’elle adresse à la Croix Rouge, aux autorités suisses, françaises et autrichiennes. On a connaissance de démarches qu’elle entreprend à Berne et à Zurich pour diverses formalités, d’une convocation au consulat d’Allemagne de Bâle sur ordre de Berlin, mais le restant de sa biographie demeure lacunaire. Elle pourvoit à la subsistance de sa famille en donnant des cours de peinture et en jouant du piano, notamment lors de projections de films muets. On n’en sait pas plus sur ses activités artistiques, et le recueil de contes irlandais qu’évoque sa petite-fille s’est perdu.
Internée au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées, du 7 septembre 1914 au 9 juin 1915, Helene Fürnkranz est une figure exemplaire de ces « écritures du quotidien » qui sont, à partir du XIXe siècle, « bien souvent affaire de femmes » (I. Lacoue-Labarthe, S. Mouysset, Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 35, Toulouse, PUM, 2012). Or, la voix d’Helene Fürnkranz est d’autant plus remarquable qu’outre son journal relevant des écrits du for privé, elle lègue le texte d’une opérette publiée à Aarau en 1917 à compte d’auteur : Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes]. Le titre renvoie à la dénomination officielle des camps d’internement administratif durant la Première Guerre mondiale. Même si le terme de « concentration » doit y être entendu au sens originel de regroupement, sans rapport avec les projets d’extermination nazie, la réalité que décrit l’opérette est grave et dément l’idée qu’il s’agirait d’un genre exclusivement léger. Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz s’y autorise une critique plus acerbe que dans son journal. La raison en est sans doute qu’elle fait paraître son texte depuis la Suisse à une date où son mari, et probablement son fils aussi, viennent de la rejoindre : l’auteure n’a plus à craindre de représailles contre eux ; en rend compte sa liberté de pensée, de ton et d’action qui ne faisait qu’affleurer dans les images, prises sur le vif, de 1915.
Il nous manque malheureusement la partition pour appréhender plus finement la filiation dans laquelle Helene Fürnkranz a placé son œuvre, mais la lecture du livret fournit des éléments significatifs. Le principal tient à la légèreté assumée du genre dont la fonction première demeure le divertissement. Si le cadre de l’action est grave (début de la guerre et internement des civils austro-allemands, évocation réaliste des conditions de cet internement, rappelant celle qu’on trouve dans le journal de l’auteure), la pièce est éminemment comique et l’argument fait la part belle aux intrigues amoureuses, juxtaposant à l’histoire des deux protagonistes Heidi et Victor, celle de l’idylle entre le jeune Rolf et la pimpante Parisienne Lolotte, ainsi que les assauts séducteurs du commandant en charge du camp, tour à tour à l’encontre de Lolotte et de Heidi.
Le jeu avec les éléments du Zauberstück, pièce constellée de merveilleux dont le chef d’œuvre de Mozart et Schikaneder, La Flûte enchantée, demeure la quintessence, laisse affleurer la dimension satirique, voire politique du texte d’Helene Fürnkranz. Bien plus que le journal de captivité, l’opérette permet de décocher quelques flèches qui sont autant d’expressions d’un patriotisme revendiqué comme boche. La beauté des Boches est ainsi louée (II, 7), de même que la vertu du combat patriotique (III, 1) ; l’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur qui abuse de son pouvoir et qui est lâche : de manière symbolique, il fait régulièrement son entrée sur scène « par l’arrière » (II, 7 et II, 9), etc.
Tout en misant sur le divertissement et une grande légèreté, l’opérette d’Hélène Fürnkranz n’occulte nullement les problématiques sérieuses, que l’expérience d’une guerre longue de trois ans au moment où le texte est publié, ne permet plus de taire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteure, en dépit de son parti pris féministe, laisse le dernier mot de la pièce au jeune Rolf qui exprime son désespoir : « Si jeune ― amoureux ― et interné ! ».

Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc
(Tiré de « La Vie parisienne à Garaison », avant-propos, dans Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, texte traduit et présenté par H. Inderwildi & H. Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019)

Finale
Heidi : Liberté, liberté dorée !
Liberté, sois saluée !
Seul qui te perdit
Sait quel est ton prix.
Liberté, liberté dorée !
De tous mes vœux, je t’ai appelée
Quiconque a perdu son cœur pourtant,
Plus jamais ne sera libre vraiment.
Le commandant : Liberté, liberté dorée !
Puissé-je de nouveau être libre !
Libre d’agir, libre d’aimer !
Libre comme l’oiseau de mai !
Lolotte : Liberté, liberté dorée !
Si la mienne pouvait se terminer.
D’être enchaînée je me languis
Je ne rêve que d’un mari.
Rolf : Liberté, liberté dorée !
Moi, tu m’as oublié.
Pourtant, moi seul connais ta portée,
Si jeune ― amoureux ― et interné !

Le rideau tombe.
FIN

(Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019, p. 63-64)

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Talmard, Jean-Louis (1895-ap.1971)

1. Le témoin
Jean Louis Talmard est cultivateur à la Chapelle-sous-Brancion (Saône-et-Loire) lorsqu’il part faire ses classes à Novillard (Doubs) de décembre 14 à mars 15. Versé au 121e BCP, il tombe malade et est évacué en avril 1915. Il ne rejoint le front de l’Artois qu’en septembre 1915 et c’est ce même mois qu’il passe au 3e BCP, où il reste jusqu’à sa blessure à la tête, reçue à Verdun en avril 1916. Trépané puis passé au service auxiliaire, il reprend après 1919 son métier de cultivateur.
2. Le témoignage
L’exemplaire de Pages de guerre d’un paysan de Jean-Louis Talmard (Lyon, auto-édition, Imprimerie E. Vitte, 1971, 176 pages) utilisé pour cette notice est un tirage papier de la société theBookEdition qui possède ce titre sur son catalogue numérique. Cette édition « à la demande » présente l’inconvénient d’être en partie buggée (nombreux mots collés entre eux à partir de la moitié de l’ouvrage). Ce procédé permet en revanche de disposer aisément d’un ouvrage sinon introuvable. Dans le Canard Enchaîné (1971), Roger Semet présente l’auteur comme un paysan solitaire mais accueillant: « Et là, sur le coin d’une table de cuisine envahie de paperasse jaunies, de vaisselle à torcher et de patates à éplucher, il vient de terminer l’un des meilleurs livres écrits sur la Grande Guerre. (…). S’il m’avait écouté, je lui aurais déniché un éditeur. Mais il appartient à cette race qui « ne veut rien devoir à personne ». Il a donc fait imprimer son bouquin. Dont il est le seul éditeur. » Cet extrait, disponible sur le site theBookEdition, mais pas sur l’exemplaire reproduit, est probablement issu de la quatrième de couverture. On trouve aussi trace de cette édition dans une lettre de R. Semet à Louis Calas (A.D. Tarn, cote 123 j 98) où il évoque pour les Pages de guerre un tirage de 300 exemplaires pour un coût de « 800 000 francs environ »[anciens évidemment].
3. Analyse
Le témoignage de J.-L. Talmard est intéressant en ce qu’il décrit en détail l’itinéraire d’un jeune paysan de la classe 15, avec sa désillusion progressive sur le fait militaire, sans pour autant diminuer sa conscience patriotique. En racontant son départ, le jeune soldat évoque sa peine à quitter sa mère, veuve encore chargée d’enfants jeunes, car il s’était promis de seconder celle-ci pour élever la famille. On pense au départ d’un conscrit de 1810 lorsqu’il cite le dernier tournant de la route (p. 9) « où je pouvais encore entrevoir ce petit pays de mon enfance, un long regard mêlé de larmes fut l’adieu que je lui fis. » Il décrit les conditions très dures de ses trois mois de classes, ils sont à plusieurs centaines dans un hangar d’usine fabriquant du papier. Le froid et la saleté sont omniprésents et il mentionne le très grand nombre de malades qui sont quotidiennement évacués sur Besançon ; de plus, son sergent (p. 15) « sait se servir du bâton, et du pied ; nous sommes ravalés un peu plus bas que la bête de somme.» Malgré cela, il dit qu’à cette époque, il est content d’être soldat.
Parti en ligne le 6 avril 1915, il tombe malade et est évacué à Châlon-sur-Marne, puis à Riom. Passant une visite de réforme, il s’insurge lorsque l’on insinue qu’il n’a pas attrapé sa maladie au régiment « J’étais solide 6 mois auparavant. Il est vrai que pendant les trois mois de classe que j’avais passés à Novillars, les gens à qui étaient confiées ma jeunesse, ma santé, n’avaient qu’un but : nous faire mourir au plus tôt. » (p. 29). Il ajoute qu’à cette époque, il voit l’armée sous un jour beaucoup moins favorable, à cause de «tout le cortège de stupidités que l’on m’a fait faire, et qui n’ont aucun rapport avec la défense du pays, mais qui froissent la dignité de l’homme et le rabaissent. »
Une fois remis, il décrit l’épisode de son départ en train comme renfort vers l’Artois (Langres, septembre 1915, p. 33). Parmi ses camarades, beaucoup retournent au front pour la deuxième et même la troisième fois : « Aussi, chez eux, de sourds grondements de révolte se font entendre [contre les embusqués du dépôt] car ils ont la sensation que c’est toujours les mêmes qui retournent au front. » La fanfare du dépôt joue la « Sidi-Brahim » et en réponse, de son wagon, s’élève l’Internationale. « « Voulez-vous vous taire ! » crient des officiers, mais alors on répond de tous côtés à l’adresse des officiers : « Viens donc avec nous, salaud, fainéant, t’as peur d’en avoir une dans la peau… » Les deux sous-officiers et l’adjudant de mon détachement crient aussi fort que les hommes ; c’est un beau tumulte. » La mauvaise réputation de ce détachement le précède et il est serré de près par l’encadrement à son arrivée au front. L’auteur est engagé avec le 3e BCP à la hauteur du Bois en Hache, lors de l’offensive du 25 septembre 1915. Il participe à une attaque à minuit mais la lune et les fusées éclairantes les font décimer par des mitrailleuses qui n’avaient pas été repérées. Il se terre quelques heures dans un trou d’obus, et suit alors la description hélas classique des cris des blessés qu’on ne peut secourir (p. 49) : «A moi ! au secours ! Je meurs ! » – « Par pitié, venez me chercher ! Ne me laissez pas… » J’entends des noms de femmes dans la nuit ; plusieurs fois j’ai compris ce mot : « Maman… ». Oh ! Ces plaintes, ces râles, ces cris déchirants qui me brisent le cœur. » Il décrit ensuite la dureté des conditions de l’automne et du début de l’hiver 1915, avec des moments en première ligne où, (p. 56) sans avoir à boire, au milieu des cadavres, il se décrit à posteriori : « nous étions des bêtes cherchant leur vie dans un carnage, inféodés que nous étions à un idéal plus ou moins juste, inculqué depuis 1870. » Les repos sont aussi très occupés avec une succession de revues et d’exercices (p. 73) : « vraiment on se paye notre tête. Mais aucune récrimination parmi ces hommes de 17 à 40 ans ; nous sommes des esclaves. »
Alertés le 23 février 1916 à Abbeville, ils montent en ligne à Verdun le 10 mars, sous des bombardements intenses. Il raconte une attaque de nuit, la panique en résultant, et sa réaction hésitante « soudain le tac tac des mitrailleuses françaises se fait entendre, tout près de nous, une vingtaine à la fois ; les 75 tirent à toute vitesse ; les Allemands allongent et dispersent leur tir. Un homme passe en courant en criant « sauve qui peut ». C’est la panique générale, il voit les ombres de ses camarades s’éloigner, et « le lieutenant Champagne, répétant lui aussi « Sauve qui peut ! ». (…) je crus que la guerre était finie, je vis la France envahie, vaincue. Néanmoins, après quelques mètres de course aussi, je revins à mon trou où je pris mon fusil et mes musettes. » Il fait partie des soldats hésitants, une minorité, regardant les fuyards partir dans la nuit. Finalement l’attaque ennemie ne se concrétise pas. La suite du récit, précise et organisée par demi-journées, est une description de la bataille de Verdun à hauteur d’homme, ici autour du fort de Vaux. J.-L. Talmart et son unité alternent des positions d’attente, le jour, dans le fort ou serrés dans de petites redoutes, et la nuit, dehors en première ligne, le tout sous un constant bombardement. Il décrit le travail à la pioche dans la tranchée (p. 130), «péniblement, cherchant avec les doigts les joints entre les pierres, j’enlève un peu de ce sol aride. » En ligne, avec son petit groupe, ils sont isolés, sans consignes, sans savoir où sont les autres, mais il signale que malgré leur ignorance, « en gens simples, nous nous serions défendus âprement. »
On citera ensuite volontairement un extrait assez long pour illustrer la qualité du récit ; Le jour venu, seuls restent dehors quelques guetteurs, et c’est pour l’auteur « encore une journée de cachot ». C’est à ce moment (p. 132) qu’il apprend qu’à côté d’eux se trouvent des Allemands blessés. Par un couloir boisé semblable à celui d’une mine, il arrive à une deuxième redoute plongée dans l’obscurité, « de chaque côté, deux rangées de claies superposées, sur lesquelles des soldats sont allongés, sans mouvement, les yeux hagards, dans des visages de démons (…) A la lueur d’un bout de bougie, je fais le tour de ce cachot sans lumière ; aucun homme valide, aucun infirmier, rien !…. et je compte tous ces malheureux dont les blessures sont si graves qu’ils ne peuvent se retourner : cinquante-cinq, dont dix Allemands. Certains rendent leur dernier soupir, ou peu s’en faut, dans cette obscurité complète, cette odeur, ces plaintes, ces divagations, auxquelles s’ajoute le bruit sourd des obus labourant la terre, le béton ; tout cela me saisit l’imagination, je ne peux y croire, et pourtant c’est réel. » Il partage son bidon d’eau, retourne à l’autre redoute en rechercher, mais certains soldats valides refusent de partager ; il revient avec des camarades, et continue son récit, qu’on dirait sorti de « Civilisation » d’A. Duhamel, mais à Verdun, et en première ligne. « Un Allemand, la cuisse fracassée, fumait une grosse pipe, c’était le seul sans fièvre, et quand je lui avait offert à boire, ce Prussien me fit comprendre d’un geste que les blessés français étaient plus à plaindre que lui, et nous crûmes que celui-ci ne ressemblait pas aux autres. » L’auteur commence alors une conversation avec un blessé qui se trouve être un jeune de son pays. Le soldat raconte qu’ils étaient deux frères du 408e, lui fut touché aux reins, son frère voulut l’emporter, mais un obus tua « celui qui n’avait aucun mal », et il fut apporté là. « Il sait ce qu’il dit, ne délire pas, mais sent ses forces dépérir. Huit jours bientôt dans ce souterrain. (…) Avant de partir il me pria aussi de lui venir en aide : ne pouvant bouger, il avait fait sous lui tous ses besoins. Le changer n’était pas possible, car au moindre mouvement il criait. Je lui coupai donc sa chemise avec mon couteau et je lui passe une vieille veste sous lui. Je partais, mais avant, dans un élan du cœur, il voulut m’embrasser. Cette émouvante scène prit fin par ces mots : « Tu reviendras me voir », me dit-il, ce que je promis. Mais je pensais que mieux valait le laisser espérer encore !…»
Après une relève, son unité remonte dans le même secteur le 28 mars et l’auteur évoque le discours du capitaine Giabicani, leur commandant de compagnie, avant de remonter en ligne (p. 153) : «Nous les tenons, ils ne passeront pas, ils se briseront contre notre opiniâtreté. (…) Beaucoup d’entre nous auront les tripes au soleil, mais courage, au mois d’octobre nous serons dans les plaines du Rhin en train de « b…er » toutes les Allemandes ! ». Il est blessé le 8 avril d’un éclat à la tête et après deux jours d’errance vers l’arrière, il est finalement hospitalisé. L’auteur signale à la fin de son récit qu’il a fini la guerre cuistot à la Caserne de la Vierge à Epinal, et que ces pages de guerre y furent écrites en 1918.
Ce témoignage a été donc rédigé a posteriori, mais avec une double temporalité, puisqu’à la première étape (1918), les faits étaient suffisamment rapprochés et le souvenir encore frais, et qu’à la deuxième étape, dans les années soixante, la reprise du manuscrit permettait, sur une base fiable, de laisser aussi transparaître l’évolution du sentiment de l’homme âgé : c’est ce mélange qui fait la qualité historique et humaine de ce témoignage.
Vincent Suard octobre 2019

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Hippolyte, Georges (1880-1953)

1. Le témoin
Georges Hippolyte, ingénieur de formation, travaille avant 1914 à la Compagnie des mines de Douchy (Nord). Lieutenant de réserve dans l’artillerie, marié avec Marie-Thérèse, un enfant, il habite Lourches (Nord). A la mobilisation il sert au groupe territorial du 15e RA puis à partir de novembre 1914 au 38e RA. Trop myope pour prendre le commandement d’une batterie, il est officier d’approvisionnement de son unité jusqu’en septembre 1917, date à laquelle, sur sa demande, il est détaché comme adjoint au délégué des charbons à Boulogne-sur-Mer. Il est nommé capitaine en 1918.
2. Le témoignage
Les mémoires de guerre de Georges Hippolyte et sa correspondance pendant le conflit ont été découvertes en 1992. Le corpus « Ma chère Marie-Thérèse » regroupe les pages dactylographiées des carnets et 617 lettres conservées. La publication associe journal et correspondance, en suivant un ordre chronologique. La rédaction a été assurée par Sylvie Hippolyte, épouse d’un petit-fils de Georges, et le livre a été publié en auto-édition en 2018 (« Autres-talents », 437 p.).
3. Analyse
La femme et l’enfant de Georges Hippolyte étant restés en zone occupée, les années 1914 et 1915 sont surtout représentées par des annotations liées aux faits de campagne, tirs de batteries, déplacements. A partir de novembre 1914 l’auteur est en Artois, et il y passe l’année 1915, participant à l’offensive du 9 mai. Il en fait un bilan d’artilleur, et décrit les opérations et le champ de bataille. Dans une des premières lettres qu’il envoie à son épouse qui vient d’être rapatriée par la Suisse (janvier 1916), il lui indique qu’il a refusé le commandement d’une batterie et avec lui, les galons de capitaine, « pour t’obéir selon ma promesse de ne pas m’exposer exagérément et parce que ce poste est assez dangereux. Mais je fais et ferai mon devoir en bon Français dans ma petite sphère. » En fait, en 1916 et 1917, comme officier d’approvisionnement de son groupe, il est surtout occupé à l’arrière, depuis les gares jusqu’aux échelons, et assure de nombreux déplacements.
Le contenu des lettres nous plonge dans l’intimité d’un couple, et conjugue marques d’affection, nouvelles des progrès scolaires de Loulou, le fils, et préoccupations quotidiennes, matérielles ou liées au sort des proches restés en zone envahie. Les contenus allient considérations tendres, conseils ou mesures pratiques (p. 130) : « Je t’ai envoyé par le vaguemestre 3 paires de chaussettes à raccommoder. » Le ton de l’auteur avec sa femme est affectueux mais directif, et il lui arrive parfois de s’irriter ; il reproche ainsi à Marie-Thérèse sa nervosité (février 1916, p. 102) : « Je suis navré de constater qu’à ton âge, après 18 mois de guerre, après avoir vécu seule en Bochie, tu ne parviens pas à dompter tes nerfs lorsqu’une lettre traîne quand tu l’escomptes. Ce comportement se nomme de l’enfantillage. »
Le thème des évacuations de civils par la Suisse traverse le corpus, et celles-ci réunissent à deux reprises la famille, en 1916 et 1917. On a d’abord des nouvelles de Lourches par les premiers arrivants en 1915, ainsi une femme déclare (avril 1915) : « Nos ennemis sont assez convenables avec les habitants, sauf quelques exceptions. Ils n’ont pas manqué de respect aux femmes. » Lorsque Marie-Thérèse et Loulou arrivent en France non-occupée en janvier 1916, ils sont à leur tour assaillis de demandes d’informations par des voisins ou des connaissances. Un cas poignant est par exemple (p. 92) celui d’un père mobilisé, qui sait seulement qu’un de ses enfants est mort de maladie de l’autre côté, mais qui n’a aucune autre information, et dont la lettre traduit la souffrance aggravée par l’incertitude sur le sort du reste de sa famille. Si les parents de Marie-Thérèse vivent dans la région occupée de Saint-Quentin (février 1917), Germaine, belle-sœur de Georges, rapatriée à son tour avec ses deux enfants (janvier 1917), rapporte à leur sujet : « Quant à quitter leur maison, il n’y a pas eu moyen de les décider. Ils veulent tenir jusqu’au bout, sauver leur mobilier et leurs objets précieux. » Avec le recul allemand opéré en mars 1917, ce couple âgé est retrouvé hospitalisé à Noyon libérée, puis ils rejoignent le reste de la famille, qui serait donc reconstituée bien avant l’armistice, si Fernand, frère de Georges et mari de Germaine, n’avait été tué en 1916.
On peut glaner dans les lettres des allusions à Verdun, au front de la Somme ou au thème des embusqués. Ainsi Fernand décrit dans une lettre du 2 mars 1916 l’état de la région fortifiée de Verdun, où il vient avec le 273e RI de réaliser en janvier des travaux de consolidation du secteur: «j’ai réussi à sortir de la fournaise. Il ne m’est pas permis de te raconter ce que j’ai vu… trop de choses lamentables. C’est triste à dire mais la progression des Boches ne m’étonne pas. Il y a des… mettons des individus qui ont une terrible responsabilité et méritent qu’on les flanque contre un mur sans autre forme de procès.» Georges évoque plus loin les bruits selon lesquels des Français abattent des Allemands qui veulent se rendre pendant la bataille de la Somme (p. 225) « Lequette, hier, m’a relaté à ce sujet des choses effroyables. Je n’excuse pas nos fantassins qui se livrent à des excès, mais je les comprends et je ne leur reprocherai pas d’avoir mal agi, car en fin de compte, les Boches sont pires que nous. » Le thème des embusqués, mêlé ici à des imprécations contre les socialistes, est évoqué en mars 1917 (p. 355): « Mardi, j’ai discuté avec un de mes anciens camarades de promo mobilisé à Puteaux. Il est estomaqué de recevoir une solde réduite de lieutenant, loin d’équivaloir ses capacités, alors que de jeunes vauriens pratiquent la semaine anglaise et gagnent facilement 600 francs par mois ! Après la guerre, il y aura une crise sociale et socialiste redoutable, grâce aux inepties des Sembat, Thomas, Brizon et consorts. »
Le plus grand intérêt du recueil réside probablement dans l’expérience de la mort de Fernand. Grâce à un riche échange de lettres, on peut cerner l’apprentissage du deuil, vécu depuis l’arrière, avec la brutalité de son annonce, très souvent atténuée, quand c’est possible, par le mensonge pieux progressif « inquiet – blessé – mort ». Fernand Hippolyte, le frère cadet de Georges, caporal au 273e RI, est tué dans la Somme le 20 juillet 1916 à Soyécourt au Bois-Etoilé.
Il a envoyé de ses nouvelles à son frère la veille, décrivant un front très actif (19 juillet, p. 222) « depuis 24 heures, nous avons été pas mal éprouvés : notre lieutenant, mon collègue chef de pièce, deux pourvoyeurs (deux frères tués par le même obus). (…) Je te pris de croire que les Boches en face ont reçu quelque chose sur le coin de la figure. » Dans une lettre ultérieure, Georges se reprochera de n’avoir pas réalisé sur le moment quel était l’univers dangereux décrit par son frère. Pas ici de maire d’une commune rurale qui vient annoncer la mauvaise nouvelle, l’originalité de la situation est que Marie-Thérèse habite à Mers-sur-Mer (Somme), et qu’elle y rencontre par hasard des blessés de l’unité de Fernand (25 juillet) : « Je t’assure que je suis tourmentée. Dimanche, à 3 heures du soir, j’ai croisé des blessés du 273ème, de la compagnie de Fernand, qui m’ont dit qu’il était disparu le 20, et le 22 quand ces soldats ont été blessés, il n’était pas encore retrouvé. Tu devines dans quel état d’angoisse je suis depuis. » On suit les courriers de Marie-Thérèse, très inquiète alors que son mari ne sait rien encore (27 juillet) «Mon cher Georges, voici le deuxième anniversaire de Loulou passé sans toi, assombri par l’inquiétude au sujet de Fernand et le pressentiment d’un danger imminent. Nous ne savons rien de plus. Loulou guette la sortie du facteur à la poste. » C’est le 28 juillet que Léon (à Amiens), le père de Georges et Fernand, reçoit une lettre d’Eugène Defurne du 273e RI « mon meilleur camarade, mon cher Fernand, n’est plus. Il a été tué le 20 juillet en montant à l’adversaire. » Léon Hippolyte recopie immédiatement cette lettre et l’envoie à Georges le 29. Ce même jour, c’est la femme du même E. Defurne, qui est aussi dans la région d’Amiens, qui revient voir le père : « Samedi, 8 heures soir Mon cher Georges Hier, la femme du camarade de Fernand est venue nous dire que l’on ne savait pas ce que Fernand était devenu à la bataille de Soyécourt le 20 juillet, mais elle n’osait pas nous révéler la vérité. Aujourd’hui, elle est revenue et la vérité a éclaté, impitoyable : il a été tué et enterré dans le cimetière de Foucaucourt.»
C’est le 30 juillet que Georges prend connaissance de la nouvelle, et sa femme lui écrit le 31 : « notre Fernand est tué. Quel grand malheur, je ne peux me l’imaginer. Que vont devenir Germaine et ses enfants. Notre devoir est de ne pas les abandonner. Mon chéri, je t’en supplie, prends des précautions pour nous soulager tous les cinq. » Elle lui réécrit le 1er août : « Comment vas-tu, mon chéri, quel dommage que je ne sois pas à côté de toi pour adoucir ton chagrin. (…). Ce matin, la modiste m’a apporté mon deuil et j’ai donné mes robes à teindre. »
Les courriers évoquent presque tous des versions différentes pour les causes de la mort, et la tombe est localisée à trois endroits différents; après plusieurs échecs, c’est finalement un camarade de Georges qui identifie précisément le lieu en mai 1917 : comme Louis, le père de Georges et Fernand, habite à proximité et semble disposer de relations et d’un certain poids social, il réussit à faire procéder à une exhumation clandestine de son fils dès juillet 1917, sans les autorisations nécessaires. Il décrit l’état du corps, la confection artisanale d’un cercueil, et la réinhumation à la même place ; (lettre de Louis, datée par erreur 16 janvier 1917 p. 324, en réalité 16 juillet 1917) : «Il me suffit de vous dire que j’ai pu accomplir ce travail uniquement grâce aux prisonniers boches. (…) Je tremble encore d’émotion d’avoir sous les yeux mon fils que j’en conserverai l’image toute ma vie. » C’est en général une triste tâche que certaines familles concernées ne vivent pas avant 1919.
Fernand avait spécifié qu’il ne voulait pas que l’on prévienne Germaine, en territoire occupé, s’il lui arrivait quelque chose mais les siens annoncent – très progressivement – la mauvaise nouvelle par deux cartes interzone:
Août 1916 « Tous trois excellente santé. Envoyons baisers. Ayez courage, confiance. Fernand grièvement blessé. »
Octobre 1916 « Sommes toujours excellente santé. Fernand grièvement blessé inspire grosses inquiétudes. Heureux savoir que vous avez notre photo. Courage, espoir, santé. »
Lors de son évacuation par la Suisse, une lettre de Germaine, envoyée de Thonon en février 1917 montre sa prise de conscience progressive: «monsieur et madame Debeugny ont été prévenu que Fernand était malade, je conservais un espoir de sa guérison. A Evian, j’ai été péniblement impressionnée qu’il ne me réclame pas. J’ai envoyé un télégramme à Amiens pour demander des nouvelles en annonçant notre arrivée. La réponse de papa Hippolyte gardant le silence sur le nom de Fernand, il était évident que mes enfants n’avaient plus de papa.»
Voilà donc un corpus familial dont l’intérêt, outre d’insister sur l’importance des évacuations dans le vécu familial de certaines familles septentrionales, relativisant ainsi fortement le concept de « guerre totale », est surtout de restituer de manière très détaillée, à l’échelle de la cellule familiale, l’expérience la plus commune, celle du deuil d’un proche mobilisé.

Vincent Suard octobre 2019

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