Cotte, Eugène (1889-1976)

1 – Le témoin
Eugène Cotte est né le 25 mars 1889 dans une famille de petits cultivateurs pauvres habitant la commune de Pannes (Loiret). Il est le deuxième de quatre enfants.
Après avoir obtenu le certificat d’études primaires, Eugène quitte l’école et travaille dans la ferme de ses parents. La lecture des journaux républicains et anticléricaux de son père éveille son sens critique. En 1905, il part travailler comme domestique dans une ferme voisine. Sa sœur aînée, placée dans une ferme depuis l’âge de ses treize ans, devient « fille-mère ». La honte s’abat sur la famille, et Eugène ressent l’hypocrisie des convenances sociales. Dans un village voisin, il se lie d’amitié avec trois anarchistes issus comme lui du monde rural. Il travaille dans différentes fermes de l’Yonne et lit les publications anarchistes.
En 1910, refusant d’accomplir le service militaire, il émigre en Suisse et travaille dans le canton de Vaud en étant terrassier, puis charretier.
Rentré en France en décembre 1912, il se fait arrêter deux mois plus tard à Lyon, où il est condamné à trois mois de prison pour insoumission. À sa libération, il est conduit au 17e régiment de ligne à Gap (régiment de Béziers jusqu’aux événements de 1907 ; célébré alors par la fameuse chanson de Montéhus) afin d’y effectuer le service militaire. Décidé à se faire réformer, il essaie l’incontinence, sans succès, puis cesse discrètement de s’alimenter ; maigrissant jusqu’à peser moins de cinquante kilos, il est réformé en octobre 1913.
En décembre 1914, les réformés sont convoqués. Déclaré apte, Eugène Cotte est affecté au 23e RIC (régiment d’infanterie coloniale) et effectue quatre mois d’instruction militaire à Paris. En juin 1915, il est volontaire pour être muletier aux Dardanelles. Il arrive à Moudros (île de Lemnos) en juillet, devient mitrailleur au 58e RIC et débarque à Sedd-ul-Bahr (presqu’île de Gallipoli), où il reste de septembre à décembre. De janvier à avril 1916, le 58e RIC est à Mytilène (île de Lesbos), puis rentre en France.
En juin 1916, le 58e RIC est dirigé dans la Somme pour participer à l’offensive de juillet. Blessé le 1er juillet, Eugène Cotte est hospitalisé à Caen et autres lieux du Calvados. (À cette date, l’anarchiste Louis Lecoin (1888-1971) est emprisonné à Caen, mais les deux hommes ne se connaissent pas).
En octobre 1916, Eugène Cotte rejoint le dépôt des isolés coloniaux de Marseille, puis le 53e bataillon de tirailleurs sénégalais à El Kantara en Algérie, où il reste jusqu’en février 1918. À son retour en France, il est nommé caporal-fourrier, puis envoyé au front où il est intoxiqué par les gaz. En septembre 1918, il regagne le dépôt de Marseille et reçoit, en octobre, la croix de guerre avec étoile de bronze.
Après la guerre, il revient à Pannes chez sa sœur et son beau-frère. Il travaille comme cantonnier, se marie en 1921, est nommé cantonnier chef à Gien (Loiret). En 1943, il est emprisonné pour avoir hébergé un juif allemand. En 1945, il adhère au Parti communiste, devient conseiller municipal de 1959 à 1965, est membre de la CGT, mais reste en contact avec les mouvements anarchistes.

2 – Le témoignage
C’est pendant son hospitalisation dans le Calvados en été 1916, qu’Eugène Cotte écrit ses mémoires. La majeure partie du texte concerne son enfance et sa vie adulte d’avant-guerre. Son témoignage de soldat va de février 1915 à septembre 1916 et occupe les cinquante dernières pages. Plus tard, durant son séjour en Algérie de janvier 1917 à mars 1918, il continuera d’écrire et remplira un cahier, mais celui-ci n’a pas été édité. Le manuscrit des mémoires d’Eugène Cotte a été transmis par sa fille à un ami de la famille, Philippe Worms, qui a rédigé l’Avant-propos et se souvient d’Eugène à la fin de sa vie.

3 – Analyse
Il s’agit d’un document de grand intérêt en raison de la personnalité d’Eugène Cotte, un anarchiste issu du monde rural, instruit et lucide, animé de fermes convictions et d’une grande force de caractère. Habitué à ne pouvoir partager ses idées qu’avec très peu d’amis, il se livre d’autant plus dans ses mémoires en y insérant de nombreuses réflexions personnelles. Il ajoute également des remarques descriptives sur les divers lieux où il a séjourné.

Eugène Cotte explique pourquoi les anarchistes n’ont pas dit au « peuple imbécile et veule » : « Abrutis de tous les pays, massacrez-vous ! » et pourquoi la plupart des anarchistes et lui-même ont accepté de défendre « la patrie des riches » : il fallait repousser le militarisme allemand, ne pas abandonner le peuple afin de garder sa confiance, et éviter le déshonneur d’apparaître comme des lâches qui fuient les dangers de la guerre (p. 181-185).
Evoquant les jours précédant la mobilisation générale, il rappelle le souvenir de Jaurès « tant regretté aujourd’hui » (p. 49) et dit : « Le 31 juillet au soir, Jaurès, le grand orateur socialiste, ce tribun droit et consciencieux auquel les gouvernements avaient souvent à rendre compte de leurs actes, était assassiné par un individu des milieux chauvins et nationalistes qu’on fit passer pour fou afin de ne pas susciter la colère du peuple en ces heures si critiques » (p. 185).
Il dénonce le parti clérical : « Les organisations cléricales distribuaient des médailles, des grigris porte-bonheur en même temps que des brochures religieuses à ceux qui partaient sur le front. J’eus bien voulu voir quelqu’un distribuer des brochures anarchistes, au nom de cette liberté de conscience dont savent si bien se servir les nationalistes et les cléricaux ! » (p. 190).

Dans les tranchées de Sedd-ul-Bahr, il dénonce les ordres insensés concernant les parapets : « Qui donc peut rester courageux et ne pas être dégoûté de la guerre quand il s’aperçoit qu’on fait si peu de cas de la vie humaine ? Combien de vies ont-elles été ainsi sacrifiées stupidement dans cette guerre, sans aucun résultat, par suite de l’ignorance, de l’incurie, de l’incapacité ou du caprice des chefs ? » (p. 202).
À Mytilène, il dénonce les « stupidités militaires » : « Le colonel ne s’était-il pas mis dans la tête de nous apprendre le pas décomposé ? Il espérait sûrement nous faire défiler, plus tard, au pas de l’oie, dans les rues de Berlin ! » (p. 207).
Cependant, il éprouve de l’estime pour son sergent : « Avec des chefs qu’on estime et en qui l’on a confiance on se sent du courage pour passer partout. On les suivrait à la mort avec plaisir, sans même aucun patriotisme, rien que par camaraderie pour eux » (p. 216).

En septembre 1916, alors que la guerre n’est pas terminée, il conclut son récit par une vigoureuse condamnation de la société capitaliste et de la guerre, exprimée sur dix pages.
« Oh ! il n’est plus patriote, allez, le soldat qui a souffert un an ou deux sur le front. Beaucoup ne pouvaient admettre avant la guerre que quelqu’un cherche à se soustraire aux obligations militaires en désertant à l’étranger. Aujourd’hui, presque tous disent : « Ah ! si j’avais su que la guerre éclaterait et durerait si longtemps, je ne serais pas ici. » » (p. 224).
« Croirez-vous enfin les anarchistes lorsqu’ils vous disent que le seul moyen de vivre librement et paisiblement est d’abord de rendre les richesses du pays au pays lui-même et non à quelques profiteurs qui vivent grassement sur la misère des autres, et de vous organiser sans jamais prendre de chefs qui vous tromperont toujours, ni abdiquer la plus infime parcelle de votre volonté, ni de votre liberté, entre les mains de représentants et de gouvernants ? » (p. 229).
« Après comme avant la guerre, le dernier mot de la véritable civilisation sera toujours : si tu veux la paix, prépare la paix ! Et après la guerre, nous continuerons d’en montrer l’horreur et nous nous efforcerons plus que jamais d’en faire connaître au peuple les véritables causes afin qu’il puisse l’éviter. […] Après comme avant, nous continuerons de dire qu’il fait noir dans les ténèbres, que le régime capitaliste est inique, que le salariat est une forme de l’esclavage, que le militarisme engendre la guerre et dégrade l’individu, que la guerre est criminelle, que l’autorité est odieuse, que l’orgueil est imposteur, que la bassesse est vile ! » (p. 231-232).
Isabelle Jeger, décembre 2016

Eugène Cotte, Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis, Avant-propos de Philippe Worms, Préface et appareil critique de Guillaume Davranche, Editions La ville brûle, 2016, 239 pages.

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Allemane, Auguste (1870-1955)

1) Le témoin
Né à Bordeaux, Auguste Allemane est à la mobilisation chef de cabinet à la mairie de Bordeaux. Capitaine de réserve en 1911, il commande une compagnie du 140e Régiment d’infanterie territoriale en août 1914, et il organise des étapes à Dunkerque de novembre 1914 à avril 1915. Il tient ensuite une position de tranchée en Flandre au nord d’Ypres jusqu’à juin 1916. Versé au 73e RIT, il séjourne dans l’Oise et dans l’Aisne jusqu’en juillet 1917. Nommé chef de bataillon, il commande un bataillon du 74e RIT jusqu’à février 1918. Il est ensuite chef du 26e bataillon de mitrailleuse jusqu’à décembre 1918, date de sa démobilisation.
2) Le témoignage
Le Journal d’un mobilisé (Editions Sud Ouest, 2014, 303 pages) d’Auguste Allemane est la remise en forme, au début des années 20, d’écrits personnels rédigés pendant le conflit, avec un avertissement de 1924 ; ce journal a été retrouvé et retranscrit par deux de ses petits-enfants en 2013. Le remaniement des documents par l’auteur ne permet pas de séparer ce qui est notes ou lettres, ni de signaler des réécritures, mais la tonalité générale, souvent critique, marquée par une lassitude ironique non exempte de drôlerie, paraît assez fidèle au sentiment immédiat.
3) Analyse
Les écrits présentent une grande qualité de précision de la part d’un administrateur territorial habitué à la synthèse, et nous montrent le point de vue d’un officier de réserve qui a des responsabilités importantes. L’auteur, dont le bataillon doit organiser en 1914 une partie du camp retranché de Dunkerque, insiste d’abord sur les difficultés matérielles de sa fonction, au moment de la fin de la Course à la mer : Bergues, décembre 1914 p. 31 « Pas d’autre sortie qu’une cour boueuse ; pas d’eau potable ; et la typhoïde nous encercle ; pas de poêle dans les chambrées où l’humidité suinte. On me prescrit, on m’ordonne, d’installer là un millier de malades, d’éclopés, de suspects dont l’état nécessite des soins et auxquels je dois fournir tout le confort désirable. Comment faire quelque chose avec rien ? On fera pour le mieux ! » Le récit varié fournit des remarques intéressantes : (8 mars 1915 p. 39) « Les journaux de Paris emploient à tout propos le mot « boche ». Pour mon compte, je ne l’entends prononcer que d’une manière exceptionnelle et nous nous en servons bien rarement. Peut-être cela dépend-il des Corps d’Armée ? Ce mot est probablement usité surtout à Paris où il a pris naissance dans l’argot populaire. » Allemane aime évoquer les différents groupes, étrangers ou régionaux, qu’il est amené à côtoyer ; il est difficile de faire la part des clichés et des jugements personnels de l’auteur, mais ces évocations nous font revivre des perceptions oubliées ou occultées par la suite ; ainsi des officiers belges en France : (Téteghem, avril 1915 p. 40) « Exigeants et insolents, ils vivaient comme en pays conquis et laissent d’amers souvenirs. » En première ligne à Elverdinghe (front d’Ypres), il fréquente des Canadiens « du début » : mai 1915 p. 48 « les Canadiens, nos voisins, sont composés d’éléments bien divers. Plus des neuf dixièmes sont de véritables mercenaires de situation sociale inférieure qui n’ont vu dans leur engagement qu’un moyen de vie aventureuse. Ils reçoivent un dollar par jour d’indemnité (…) Nous sommes loin du sou par jour de nos bonshommes. » La vision de tirailleurs tunisiens, dans la campagne humide et boueuse de la Flandre, le transporte au milieu d’un paysage d’Afrique, d’un douar en déplacement (p.52). « Les cuisiniers s’accroupissent devant le feu, le coiffeur à genoux rase le crâne du camarade assis les jambes croisées ; plus loin, un mauvais sujet, qui avait bu plus que de raison malgré les ordre du Prophète, en a été puni par des coups de matraque et reste attaché à la roue d’une charrette, gardé par une sentinelle. » La réputation des Marocains semble être de tirer sans raison, en toute circonstance ; l’auteur les évoque après les avoir relevés (juin 1916 p. 128) : « L’ennemi a dû comprendre ou voir que les Marocains, voisins désagréables, ont été remplacés par des gens de mœurs moins agitées, et qui n’ont pas, comme leurs prédécesseurs, l’habitude indéracinable de faire parler la poudre à tout moment, pour rien, pour le plaisir, pour faire du bruit. » Il évoque ailleurs des tirailleurs de l’A.E.F. et, à l’heure des procès contemporains contre Tintin au Congo (1931), sa mention est intéressante: 25 juillet 1916 p. 135 « Croisé en route un groupe de nègres du plus beau noir ; ils viennent du Cameroun et le jeune sergent qui dirige leur corvée d’ordinaire leur déclare très clairement : « toi y en a porter café, toi y en a porter patates. »
Allemane décrit une première ligne (Zuydschoote au nord d’Ypres, août 1915) extrêmement déprimante car les morts sont partout : p. 71 «les parapets de la tranchée, que nous consolidons et modifions, sont en grande partie constitués de cadavres. La pioche doit être maniée avec précaution si on ne veut pas déchiqueter ces misérables restes. (…) Le petit champ voisin, où l’on ne peut aller car il est dominé par l’ennemi, est parsemé de petits monticules ; autant de corps abandonnés. (…) Maintenant, nous voici face à face, en éveil, à portée d’un jet de pierre et ceux qui sont tombés il y a trois mois restent encore les témoins morts et grimaçants de l’acharnement des deux partis. » De plus, l’eau qui affleure partout empêche de creuser, rend les protections peu profondes aléatoires et oblige à se tenir courbé en permanence même derrière les protections. Le passage dans un autre secteur du front en 1916 est vécu comme une bénédiction : p.127 « pour nous, habitués à la terre des Flandres, morne et plate, c’est un émerveillement que de parcourir ce secteur de l’Oise en belle-saison. (…) après avoir eu le fragile et illusoire rempart de rares madriers, nous bénéficions ici d’abris profonds enfoncés de 4, 6, 8 mètres sous terre. »
L’auteur recherche volontiers la compagnie de ses compatriotes de Gironde et lorsque son bataillon du 140e RIT est dissous et redéployé dans le 73e RIT de Guingamp, il n’apprécie pas cette perspective :  « Nous serons bretons dorénavant et cela nous plaît fort peu. Les races ne sympathisent pas ; les caractères, le degré de civilisation sont différents » (2 juin 1916, p. 123). Il nuance ensuite sa perception première (p. 134) : «Les Bretons, braves soldats, sont malheureusement souvent ivrognes et leurs grandes qualités sont trop souvent effacées par ce vice. » Il décrit un incident grave en première ligne où trois de ses hommes se sont fortement enivrés avec des envois de leur famille : « L’un de ces malheureux s’est enfui dans les lignes (…). Il passera en conseil de guerre. Mais quelle peine pour moi d’en arriver là ! Il le faut, cependant, sous peine de détruire toute discipline ; quelle pitié quand on songe que ces malheureux ont femme, enfants et qu’ils vivent en campagne depuis deux ans comme des sortes de bêtes fauves ! » Le 18 juillet, un ajout montre que l’affaire s’est très mal terminée : « Dégrisé et placé en face de sa faute dont il s’exagérait peut-être les conséquences, l’homme s’est pendu dans la prison provisoire où il avait été mis. Et tout cela parce que sa femme lui a envoyé un flacon d’eau-de-vie, pensant lui être agréable ! »
En 1916 la fatigue augmente et les jours pèsent de plus en plus lourd : p. 140 « Combien de nos soldats faut-il maintenant maintenir par l’amitié, les attentions, les réconforts de la sympathie. Pour certains, une usure profonde se manifeste, le moral devient moins solide (…) Celui-ci boit, celui-là s’absorbe, solitaire, et se laisse ronger par les soucis. Un de mes soldats des environs de Lens est, depuis deux ans, sans nouvelles de sa femme et de ses trois enfants. » Il se projette parfois dans le futur et fait des rêves de vengeance : 1916 p. 123 « Nous serons un peu comme les grognards de l’Empire, les demi-soldes de l’Empire. Peut-être serons-nous méchants et les peines accumulées nous donneront-elles le désir de nous venger, sans scrupule, des requins et des naufrageurs. » Plus tard il évoquera des suicides dans son unité : Fismes 6 février 1918 « Il y a trois jours, un soldat de mon bataillon, neurasthénique, sans ressort, s’est suicidé. C’est le deuxième en moins d’un mois : froid, fatigue, préoccupations de famille. »
Le thème des embusqués est récurrent : Allemane, qui fait les quatre ans au front, les évoque souvent de manière amère (des exemples p. 75, 231, 268 ou 291), ici en mai 1915 p. 68 : « Nos permissionnaires rapportent avec un peu d’énervement avoir constaté qu’il y avait pas mal de jeunes embusqués, fringants et pommadés, élégamment vêtus. Certains de nos vieux-sous-officiers étaient horriblement vexés d’avoir salué les premiers quelques raffinés qu’ils prenaient pour des officiers et qui étaient simplement des soldats de 2e classe en vareuse grand tailleur. »
La dénonciation récurrente des mercantis va de pair avec l’évocation des embusqués ; Allemane est très critique avec l’économie de l’arrière du front : janvier 1917 p. 166 « Nous goûtons l’ironie amère des belles phrases des journaux qui dépeignent, en terme touchants, l’héroïsme de ces populations séculairement attachées à la terre et à la maison et qui préfèrent courir les pires risques plutôt que d’abandonner le pays où elles sont nées, où les vieux parents reposent de leur dernier sommeil, etc. Tout le boniment. (…) D’une façon générale, il ne subsiste, dans les villes ou villages en bordure de la zone d’opérations, que ceux qui y trouvent un gros avantage d’argent ; je l’ai toujours constaté. »
L’auteur, humain et paternel à d’autres égards, n’a aucune compréhension pour les protestations ouvrières qui se déroulent en 1917. Il y a pour lui opposition de nature entre le « luxe » d’une grève en usine et la situation du front : 26 mai 1917 p. 203 « Il est abominable d’agir ainsi, sans songer aux conséquences désastreuses qui peuvent en résulter. Une femme qui ne gagne pas 10 francs par jour hurle qu’on l’exploite et, pendant ce temps, combien se font tuer pour quelques sous par jour pour la défense de ces têtes folles ? » Autre évocation un peu plus tard : (1er juin 1917 p. 204) « De vilains renseignements nous parviennent de Paris où sont signalés d’inquiétants mouvements populaires. Désir de gagner beaucoup pour s’amuser davantage – terreur des plus légères privations – obéissance étourdie aux plus abominables excitations, voilà, sans doute les mobiles des habitants de la capitale. Nous somme écœurés à la pensée que des troupes doivent être retirées du front pour veiller à l’intérieur et interdire une seconde Commune. » Allemane ne comprend pas « l’intérieur » mais il fait cette remarque : « Les hommes qui reviennent [de permission], de fâcheuse humeur, paraissent rendre les officiers responsables de la continuation de la guerre comme s’ils n’en étaient pas victimes au même titre qu’eux. » Il conclut, par allusion au « pourvu qu’ils tiennent! » (p. 203) : « le civil ne tient pas ! »
En août 1918, il est juge au Conseil de Guerre de l’armée Degoutte, et le tribunal est présidé par un colonel de gendarmerie : (14 août 1918) « À la séance d’hier, altercation avec le président. J’en ai assez de juger tous ces gens, pour des faits à leurs yeux sans importance mais que le Code militaire énonce avec cette conclusion : « Mort ». Si bien que suivi par la majorité, j’ai fait déclarer non coupable des faits reprochés et d’ailleurs avoués, de pauvres bougres qui n’y comprenaient rien et auraient été fusillés pour abandon de poste en présence de l’ennemi, sans savoir pourquoi. Le colonel me voit d’un mauvais œil parce que j’ai osé lui dire que j’étais juge au même titre que lui et que ma voix valait la sienne. »
La fin de la guerre est assombrie par un drame familial, le 27 octobre 1918, son fils Maurice décède à la suite de ses blessures de guerre : 1er novembre 1918 p. 238 « Je reprends ce journal, le cœur serré de douleur, après avoir gravi le plus pénible, le plus sanglant des calvaires, au cœur de ces quelques journées de deuil. »

Vincent Suard, novembre 1916

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Couraly, Pierre (1874-1937)

Pierre Couraly, Ce que nous avons eu de souffrances, Les éditions de Paris,  2014, 78 pages.

Le témoin
Pierre Couraly est tuilier à Varennes-sur-Tèche (Allier) en 1914. Marié, père de deux enfants, dont un déjà en apprentissage, il sert pendant tout le conflit dans des régiments territoriaux : 104e RIT d’août 1914 à septembre 1915 (à Roanne), 300e (09/1915 – 04/1917), puis 309e et 145e RIT. Il alterne périodes de travaux et de présence à la tranchée, et passe la plus grande partie de la guerre autour de Reims, mais aussi dans l’Aisne, à Verdun et en Lorraine. En 1918, il se fait détacher dans une compagnie des camps et cantonnements, il participe alors à la construction de baraquements pour les Américains et de camps d’aviation.
Le témoignage
Le petit-fils de l’auteur a découvert dans un tiroir un carnet 12x8cm, un journal de guerre (septembre 1915 – décembre 1918) qui a été édité en 2014 sous le titre Ce que nous avons eu de souffrances, carnet de la guerre 1914-1918, Editions de Paris (préface de Serge Vancina, initiateur de la publication). Chaque tête de chapitre présente en fac-similé la reproduction d’une page de l’original. L’iconographie a été ajoutée par les éditeurs.
Analyse
Le carnet, précis sur les lieux et les activités de P. Couraly à partir du 17 septembre 1915, est très synthétique : on y observe « les travaux et les jours », avec le terrassement, l’aménagement de baraques, de voies ferrées étroites, la garde de prisonniers… Par exemple, en juillet 1916 : « corvée de vingt hommes pour aller travailler au génie et poser des câbles électriques qui vont aux premières lignes et les réseaux de fil de fer barbelés. J’y ai travaillé pendant huit jours pour mon compte » p. 40. Comme le souligne la préface, le mot « travail » revient presque à chaque page, une ou plusieurs fois. L’auteur, qui peut aussi prétendre au statut de propriétaire cultivateur, obtient deux permissions agricoles qui se passent au travail : août 1917 « Je pars en permission de 20 jours agricoles. J’ai travaillé chez moi et chez Pouillon fermier au domaine de Baranthon» p. 63. Il monte souvent en 1ère ligne en 1915 (tenue de créneau ou ravitaillement). La tranchée peut être aussi un lieu de punition : 8 mai 1916 « j’ai attrapé 8 jours de prison c’est-à-dire de 1ère ligne pour n’avoir pas été planton au poste du Commandant (…) J’ai fait ma punition à l’ouvrage 500 en 1ère ligne » p. 34. À partir de 1917 il ne fait plus que des travaux à l’arrière (3e ligne, zone des étapes). Il raconte de manière succincte des faits saillants, les bombardements…. Il évoque par exemple de manière hostile, puis apaisée, des troupes indigènes : août 1916 « Commandé de corvée pour le nettoyage des rues de Verzenay que ces sales moricauds de Marocains ont salies depuis 5 heures du matin jusqu’à 4 heures du soir » p. 43, et 23 août « Les Marocains sont aux créneaux avec nous. Ils voudraient tirer tout le temps sans s’occuper de ce qu’il y a devant eux. Ils tireraient aussi bien sur les Français que sur les Boches. Avec beaucoup, on a de la peine à pouvoir se faire comprendre, mais à force on y arrivera » p. 43. Les remarques à propos de la qualité variable de la nourriture et du gîte sont nombreuses : Juillet 1917 (cycliste de liaison) «Je suis en subsistance à la 3e Cie de manœuvre du 309 où on est nourri comme des bourgeois et pas beaucoup de peine » p.62. Dépendant uniquement de l’ordinaire, Couraly ne peut améliorer de lui-même sa situation : Juillet 1918 « En arrivant nous avons resté deux jours sans être ravitaillés (…) Nous sommes très mal nourris et très mal couchés et nous travaillons à plein bras, cela ne peut durer longtemps. On a amené 100 Boches qui sont mieux nourris que nous. Nous, nous couchons sur la planche et les Boches couchent sur la paille » p. 76. Pas de considérations politiques ou religieuses, ni sur les Allemands et presque rien sur la vie privée ; P. Couraly reste en général d’humeur égale sauf à un moment avec son fils : « J’ai reçu une lettre que Léon est sorti de sa place [apprenti-plombier] mais je n’avais toujours rien dedans [de l’argent ?], aussi je n’ai pas rendu de réponse tout de suite car j’étais d’une colère que je ne me connaissais pas »p. 26.
Pour l’auteur, l’expérience de Verdun, en 1917, est la plus marquante de la guerre : « Jamais mes yeux n’ont vu pareil spectacle de ruines et de désolation, partout ce n’est que cadavres moitié enterrés et d’autres pas du tout, les sacs, les fusils, les grenades, les obus, tout cela est pêle-mêle sur le champs de bataille avec les corps morts. Je ne crois pas que la nature puisse produire quelque chose de plus terrifiant (p. 59) et au ravin de la Dame : « En pleine nuit aussi, à coups de pioche, nous ramenons à jour une tête, un bras humain, un fusil, français ou boche. Il y a beaucoup de Boches, je crois davantage que de Français. Je puis vivre longtemps, je me rappellerai toujours le spectacle effrayant que c’est à voir. » Il décrit ses nuits harassantes en juillet 1917 « C’est bien dans ces carrières [d’Haudremont] que j’ai le plus souffert depuis la guerre. (…) Nous transportons de l’eau potable, des fils de fer barbelés en première ligne, aux jeunes qui garantissent des Boches le terrain que nous venons de leur prendre au prix d’énormes sacrifices. Nous avons des carrières d’Haudremont au ravin Navaud 8 km aller, nous les faisons deux fois par nuit sous une pluie d’obus, de tir de barrages, de gaz asphyxiants, que lorsque je me trouve de rentrer la corvée finie, à 3 heures et souvent à 5 heures du matin, je me demande comment cela se fait que nous sommes encore vivants. Beaucoup de mes camarades sont été blessés. Jusqu’à ce temps je n’ai rien eu » (p. 64).
Le titre donné au carnet par les éditeurs s’inspire des deux dernières lignes, écrites en décembre 1918 : « Que celui qui lira ce petit calepin après moi le conserve, il verra dessus ce que nous avons eu de souffrances » (p. 78).

Vincent Suard, novembre 2016

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Reverdy, Marius (1894-1961)

Marius Reverdy, Mon journal de guerre 1914-15-16-17-18, Avec les fusiliers marins sur l’Yser, À bord d’un sous-marin en Méditerranée, présentation et notes de Rémy Cazals, Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, 2016, 60 pages, illustrations.
Marius Pascal Reverdy est né le 8 avril 1894 à Carcassonne (Aude) où son père était chaudronnier. Il a reçu une bonne éducation primaire et son orthographe est correcte ; il a également su composer des poèmes pendant la guerre. Mais il n’est pas porté sur les descriptions de villes, paysages, coutumes qui auraient pu le frapper au cours des trajets maritimes en Méditerranée ; il ne nous renseigne pas davantage sur la vie des marins à terre. Avant sa mobilisation, il était ajusteur mécanicien et membre de la société de gymnastique « La Carcassonnaise ».
Son journal a été commencé à Salonique en octobre 1915, mais reprend son parcours de guerre depuis le 6 septembre 1914. Son instruction militaire est ultra-rapide, à Toulon, et il est envoyé dans la brigade Ronarc’h de fusiliers marins. Il est gravement blessé « dans la boue des Flandres », le 22 décembre 1914, épisode qu’il décrit avec force détail puisqu’il s’agit de son aventure personnelle : « J’ai mis près de deux heures pour faire 150 mètres » et se réfugier dans un trou où il est pansé par un lieutenant, avant d’être évacué pendant la nuit.
Déclaré inapte à l’infanterie, il sert comme mécanicien sur le cuirassé Patrie puis, à partir du 15 avril 1916 sur le sous-marin Gay-Lussac qui croise en mer Adriatique et en mer Égée. Commence alors un récit certainement très rare, celui de la vie à bord d’un sous-marin français de la Première Guerre mondiale, des quelques combats et des accidents assez fréquents.
En plus du journal, sa famille a conservé diverses photos dont une du Gay-Lussac en surface, avec tout son équipage sur le pont.
Marius se marie pendant la guerre avec sa « Fifine » dont il parle beaucoup dans son journal. La fin de celui-ci témoigne d’une grande lassitude et d’une exaspération croissante.
Il meurt à Carcassonne, le 11 novembre 1961.
Rémy Cazals, octobre 2016

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Duchêne, Joseph (1876-1932)

Joseph, Marie, Jean-Baptiste Duchêne est né le 22 avril 1876 à Massingy (Haute-Savoie), cinquième et dernier enfant d’une famille d’agriculteurs. Son oncle curé le pousse dans ses études. Après le baccalauréat, il obtient une licence de Lettres à l’université de Grenoble en 1898. Service militaire au 30e RI d’Annecy où il devient sergent. En 1902, il part comme professeur de français au lycée de Kielce en Pologne russe. En 1905, il épouse Marie Makarow, également professeur au lycée de filles. Deux fils nés à Kielce.
En août 1914, il rejoint la France en bateau (Odessa-Constantinople-Marseille) et, avec un renfort du 230e RI, il arrive sur le front en Meurthe et Moselle en octobre. Sa famille est restée à Kielce et finit par venir en France en juillet 1915. Les combats de 1914-1915 sont racontés sur deux carnets dont le texte intégral est accessible sur le blog créé par Aline Duchêne :
http://1914-joseph-duchene.eklablog.com
En avril 1916, il est nommé officier interprète auprès de l’état-major de la 1ère brigade russe en France en Champagne. Un seul carnet a été retrouvé sur cette période : quelques lignes sur avril 1916 et quelques pages sur 1917 (de février à juin). Aline Duchêne annonce que le texte sera également bientôt accessible sur le blog.
Les notes prises sur ce carnet sont brèves et, si elles étaient claires pour l’auteur, ce n’est pas toujours le cas pour le lecteur. On voit arriver les nouvelles de la révolution à Petrograd, on a des échos de l’attitude des officiers et de l’agitation des soldats. Le 14 mai, ceux-ci arborent cocardes et drapeaux rouges. Plusieurs photos de la collection personnelle de Joseph Duchêne sont intéressantes.
En même temps, les notes portent sur le recul allemand de mars 1917 et l’offensive Nivelle, secteur de Brimont. Un détail : lors d’un déplacement à cheval et sous un bombardement au gaz, le cavalier veut passer, mais le cheval refuse.
Le 29 juin, Joseph Duchêne signale l’arrivée à La Courtine, mais ses notes ne vont pas au-delà.
Voir la notice Gavrilenko.
Après la guerre, Joseph Duchêne reste interprète de russe et de polonais pour les missions du général Niessel en Pologne et du général Mangin en Russie. Il devient ensuite directeur de l’Office français du commerce extérieur pour la Russie ; en 1929, en Pologne, il est délégué du Groupement des industriels français. Il meurt à Varsovie en mars 1932.
Rémy Cazals, juillet 2016

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Castelain, Gabriel (1890-1915)

1. le témoin
Jean Gabriel Castelain est né à Santes (Nord) en 1890. Il grandit à Haubourdin, un faubourg de Lille, dans une famille catholique très pratiquante. Il a deux frères et deux sœurs : Emile, religieux et brancardier, est blessé grièvement en 1914, et Paul, classe 17, fait la guerre au 8e BCP à partir de 1916. Une sœur meurt de la grippe espagnole en 1918. Gabriel adolescent suit l’enseignement du petit séminaire d’Haubourdin, qui accueille aussi des élèves sans vocation ecclésiastique. Il fait son service militaire de 1911 à juin 1914 (loi des trois ans) puis se marie avec Suzanne le 21 juin 1914. Mobilisé comme sergent au 110e Régiment d’infanterie de Dunkerque, il combat en Belgique, devant Reims, puis sur l’Aisne (Bois de la Miette – ferme du Choléra) à l’automne 1914. Transféré en Champagne en décembre 1914, il est tué lors de la première grande offensive devant le Mesnil-les-Hurlus le 18 février 1915. Il est enterré au cimetière du village, mais les lieux seront totalement bouleversés par la seconde offensive de septembre 1915 : en 1917, son jeune frère Paul ne parviendra pas à retrouver sa tombe.
2. le témoignage
Les carnets furent rendus à sa veuve par l’autorité militaire en 1919. L’association « La Mémoire de Ronchin » a publié en février 2016 un livret (68 pages, ISBN 802 750 778 00010) reproduisant le « Journal de guerre 1914/1915 de Jean Gabriel Castelain ». Cette publication est la copie fidèle des calepins rédigés au jour le jour au crayon, dans la tranchée ou à l’arrière. Une double page présente une photographie de deux pages des carnets originaux en regard de leur transcription et montre le souci de véracité de la reproduction, la seule modification étant des italiques non présentes dans l’original. L’iconographie a été ajoutée par l’association.
3. analyse
Le journal relate les faits de guerre, mais son originalité tient d’abord à ce qu’il traduit des sentiments, des émotions. La rédaction sert un propos intime, un dialogue avec soi-même qui semble aussi destiné à être montré à sa femme après la campagne : « A la pensée que petite Suze lira bientôt ces quelques pages, véritable roman d’un cauchemar vécu, je me sens vaillant, Dieu est là c’est tangible. » (p. 29).
Les combats
Le premier domaine est celui de l’affrontement avec les « alboches », qui ne deviennent les « boches » qu’en octobre. Lors de la bataille de Charleroi, le spectacle des réfugiés fuyant les combats provoque compassion et colère (27 août) : « Que c’est triste : une jeune femme, chassée de la frontière par les alboches, tient dans ses bras une petite mioche qui se meurt. Derrière elles suivent un moussaillon de sept ans et une petite fille de huit ans, ils sont perdus et ne savent où aller, la mère est en haillons (…) quels bandits que ces alboches ! » p.13. La bataille de Guise (29 août) est un traumatisme (« la journée la plus terrible de ma vie ») ; l’affrontement dure toute la journée : «L’officier que je venais de tuer devant moi d’un coup bien ajusté m’avait rendu tout drôle. Que c’est donc terrible. » p. 17. Après la retraite et le combat d’arrêt du 6 septembre, c’est le recul allemand et la description classique du champ de bataille de la Marne qui se découvre aux combattants : «Je suis témoin d’un spectacle horrible, des cadavres par dizaines sont étendus partout, dans les bois, dans les fossés, ruisselant de sang, des têtes déchiquetées, des ventres ouverts, je regardai cela sans trop de haut-le-cœur, la guerre vous endurcit son homme. » p. 21. La reprise de contact à Pontavert devant l’Aisne est violente et l’ennemi ne veut pas déloger : (27 octobre) «par ordre du général, le 110e va être cité à l’ordre du jour : nous avons perdu 1128 hommes du 15 septembre au 15 octobre. Horrible chose que la guerre ! » p. 42. A partir de novembre les considérations personnelles dominent, mais le combat revient par épisodes, 1er février 1915 : «le caporal de demi-section qui avait remplacé celui blessé vendredi dernier tombe, tué d’une balle ou d’un éclat d’obus au cœur. Il dit « je suis blessé » et tombe raide mort près de moi. La mort plane autour de nous à toute seconde depuis le début de la guerre. C’est une compagne terrible, cruelle, ignoble, qui veut de nous à chaque pas (…) Sales boches, il faudra payer un jour toutes vos infamies et vos atrocités. » La dernière description est un tir trop court de préparation de 75 en vue d’un assaut. C’est l’épisode le plus dramatique du recueil (12 février au Mesnil-les-Hurlus) « Ah ! je comprends maintenant quelle doit être la terreur de ceux d’en face pour ces engins effroyables ! (…) un obus ennemi a, paraît-il, coupé le téléphone ; notre capitaine fait lancer plus de 20 fusées rouges pour avertir, rien n’y fait, un brouillard nous sépare. (…) Ils me regardent de côté, les yeux hagards, en répétant, fous d’horreur et de terreur « trop court, Sergent, trop court. » (…) L’horrible tragédie se déroule toujours. J’ai fait depuis quelques minutes le sacrifice de ma vie. A mes voisins immédiats, je crie « c’est le moment de bien mourir mes enfants, pensons à Dieu.» Un mourant me répond « Ah ! Quel malheur, mon Dieu, quel malheur. » Il a 3 enfants. (…) Le capitaine est à l’entrée de la tranchée. Il a les yeux humides et hagards. Fou du spectacle que j’ai vu, je passe, en allant je ne sais où (…) le capitaine me fait brutalement « Ah ! Combien ? Castelain, combien ? » Mon Capitaine, j’ai marché sur tous, mais tous ne doivent pas être morts.» p. 64. L’épisode fait une quinzaine de tués à la demi-section (il y a neuf survivants).
La chère femme
G. Castelain, 24 ans, est très épris de son épouse, et n’a eu qu’un mois de vie maritale jusqu’à la mobilisation. Son journal est jalonné de témoignages d’affection pour « sa petite Suze ». Cette intimité est en permanence reliée à un patronage religieux, à l’évocation d’une protection divine. (6 octobre 1914, courrier) « Quelle confiance quelle résignation, j’ai pu lire entre les lignes ! Oh merci mon Dieu, c’est ce qui m’a fait le plus plaisir ! (…) Ma confiance est sans bornes. Dieu est avec nous. » p. 34. Les dimanches sont importants car les époux se retrouvent réunis dans la communauté de la prière (6 septembre) «Il est dimanche 6 heures « Suze prie pour son Gaby » quel réconfort ! » p. 21 ou « Là-bas ils sont en prières et nous ici assis au soleil sur les bords de l’Aisne paisible (…) nous unissons notre prière à celles ferventes de là-bas, le doux nid familial où il nous tarde toujours de rentrer ! Que c’est réconfortant mon Dieu cette union de prière ! » p. 34
Le déchirement de l’occupation
Le soldat nordiste en campagne prend aussi progressivement conscience de l’envahissement des deux tiers du département (chute de Lille le 12 octobre) : aux tracas du front s’ajoute bientôt une autre inquiétude : (17 octobre) «On parle de l’arrivée des boches près de Lille. Serait-ce possible ? » p. 39. Le journal illustre ce tourment, sans aucunes nouvelles des proches : (22 octobre) « Les nouvelles sur Haubourdin et Lille nous arrivent. Que Dieu nous aide dans cette grande épreuve. Plus de lettres, comme c’est dur aussi, puis l’incertitude. Que c’est angoissant ! » 23 octobre : «le bruit court que Lille a souffert de l’invasion. (…) Ah, combien dure est l’épreuve ! » p. 40. Des communications postales avec des proches à Armentières le rassurent un peu, mais en 1915 les rumeurs et l’absence totale de nouvelles minent le moral du sergent : (19 janvier 1915) «Un nouveau bruit court encore sur la libération de Lille. J’écris une carte à Haubourdin à ma bien-aimée petite femme dont le cœur doit souffrir tant et dont l’idée de cette souffrance me poursuit nuit et jour, augmentant mon chagrin. »
Un croyant au combat
Ce témoignage d’un fervent catholique, dont le frère aîné est rédemptoriste, relève d’une conception d’une religion protectrice : 17 août « Dieu me garde, la bonne Vierge et Saint-Joseph sont là. Courage. ». La foi permet de tenir (à Pontavert) : « Quel épouvantable spectacle que ces morts, que ces hurlements de blessés dans la nuit. (…). Quel réconfort aussi d’avoir la foi en ces horribles moments !… » Le terme «Fiat !» (résignation et résolution) scande les carnets et apporte un calme moral, « fiat donc et patience » p. 29. Les centres d’intérêt sont religieux (après la messe de Minuit à son frère) : « J’écris à Emile une lettre de 6 pages lui donnant les détails de la belle cérémonie. ».
Pour lui la guerre a ramené les soldats vers Dieu, il s’en réjouit : (2 octobre) «Il est bon de remarquer combien le revirement dans la foi est profond. Les sorties d’églises ressemblent maintenant à des sorties de cinéma et ces derniers sont fermés. Alors la constatation est bonne et cela me réjouit fort. C’est sans nul doute ce que Dieu veut à tout prix et il a employé de grands moyens terribles. » p. 33. Ce mouvement touche surtout des croyants auparavant discrets sur leurs convictions : «beaucoup de ceux que l’on ne voyait jamais parler de Dieu, n’ont plus peur maintenant d’afficher leur foi et la plupart ont leur chapelet en main.» p.49. Le retour vers l’autel ne semble toutefois pas général : (28 octobre) «Que Dieu nous aide, nous en avons tous besoin ! Ah ! Qu’ils sont donc malheureux ceux qui n’ont pas la foi ! J’en entends, malgré tout, blasphémer : les malheureux, ce n’est guère le moment ! » p. 42. Pas d’évocation de croisade, mais la seule évocation positive des Allemands détestés est celle de la Toussaint dans la tranchée (1er novembre) «on s’attend à une attaque et à voir surgir des têtes. Non, des chants latins d’une musique douce comme la nôtre, parfois dans les paroles. C’est la Toussaint. Ils ne l’oublient pas, eux au moins. » p.43.
L’auteur est persuadé d’être personnellement protégé, ce qui lui apporte un grand réconfort moral : 28 novembre «La meilleure preuve que je suis protégé miraculeusement, la voici : je viens à l’instant d’échapper à une mort certaine, une fois de plus parmi toutes les autres fois. Je causais tranquillement au Caporal Cavrois (…) une balle boche avec le dzz habituel vient lui traverser la main et écorner ma pipe (…) Pour moi, quelles actions de grâces, n’ai-je pas immédiatement fait monter au ciel ! » p. 51. Le raisonnement poussé à l’extrême déroute un peu le statisticien contemporain: (11 décembre) «Une simple constatation éloquente entre toutes. Je reste à la compagnie le seul sergent réserviste parmi ceux partis de Dunkerque. N’est-ce pas consolant pour moi et encourageant ? » p. 54.
Au total donc un témoignage intéressant sur « ceux de 14 », sur l’expérience nordiste du combat et sur le vécu intime des plus fervents des catholiques flamands français, comme l’illustre encore ce dernier extrait : (1er janvier 1915) « Heureux de se trouver encore vivants, nous nous présentons mutuellement les souhaits de bonne année. Triste journée, quand même où, malgré moi, je me sens bien chagrin. Par la pensée, j’envoie à ma bien-aimée petite Suze mes meilleurs vœux avec mes plus tendres baisers ainsi qu’à mes parents bien-aimés dont de si douloureuses épreuves me séparent. Dieu seul me reste encore présent en moi. Vers lui, montent mon chagrin et toutes mes pensées. Vers lui, je crie ma confiance inébranlable, ma foi au retour cette année sans nul doute. Oh ! Que le découragement viendrait donc vite si Dieu, la bonne Vierge et Saint-Joseph n’étaient là. Chaque jour, là-bas, l’on pense et l’on prie. »
Vincent Suard, juin 2016

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Mazeyrie, André (1876-19..)

Né le 11 juin 1876 à Tulle, fils d’un imprimeur. Etudes de médecine : docteur en 1900. Exerce dans sa ville natale.
En avril 1915, il est affecté au 21e RAC dans les Vosges ; en avril 1917, au 256e RAC.
Il a réalisé un album, sous le titre « Croquis de guerre », comprenant 164 dessins, 108 photos et des documents divers, de très rares notes, rien sur son expérience de médecin, sinon les portraits de brancardiers et de blessés (par exemple « les petits blessés de Craonne »). Les dessins sont souvent réalistes (plume, aquarelle, gouache) ou des caricatures d’Allemands. Il a représenté des paysages vosgiens, Baccarat, Reims, la cagna du colonel, une sentinelle, les ravitailleurs, les prisonniers allemands.
Une exposition de ces dessins a eu lieu à Tulle en 2014, accompagnée d’un livret au format 20 x 20 de 60 pages sous le titre André Mazeyrie, Carnet d’un médecin dans la guerre 1914/1918 (p. 31, la transcription curieuse de la légende d’un dessin représentant un éclopé : « On l’a le filon » devient « On l’a le film », ce qu’une plus grande familiarité avec les témoignages de cette guerre aurait permis d’éviter). L’exposition est reprise au Musée de la Résistance de Limoges du 1er octobre 2015 au 30 juin 2016.
Après la guerre, le docteur Mazeyrie a continuer à exercer et il a rédigé et illustré diverses chroniques sur la Corrèze. La date de son décès n’est pas donnée.

Rémy Cazals, mai 2016

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Fournier, Valentin (1892-1969)

Valentin Edouard Fournier est né le 31 juillet 1892 à Ambialet (Tarn). Cultivateur, il a vraisemblablement vécu en Aveyron puisque son témoignage est publié dans La Main chaude, revue de l’association pour la promotion de l’histoire sociale millavoise, n° 2, 2016, p. 40-45. Valentin Fournier a rédigé son carnet (format 10 x 15) en captivité au camp de Friedrichsfeld, en Rhénanie du Nord. La courte présentation du texte signale qu’il comprend trois parties : la campagne de 1914 ; la capture ; « l’évocation, sous une forme poétique populaire, de plusieurs thèmes : les alliés, la victoire qui viendra, les plaisirs et, comme chez tous les prisonniers de toutes les époques, la nourriture, la bonne nourriture, le bien manger ». Son orthographe laisse beaucoup à désirer, mais les 27 pages reproduites en fac-similé sont parfaitement lisibles. Le texte retenu s’arrête à l’arrivée au camp de prisonniers, le 2 novembre 1914. Autres documents fournis : une photo de Valentin et la page biographique de son livret militaire. La suite du texte est annoncée pour le numéro de 2017 de cette revue annuelle. Le présentateur n’a pas bien suivi l’actualité éditoriale ; le livre collectif 500 Témoins de la Grande Guerre lui aurait montré que les témoignages de soldats peu lettrés sont plus nombreux que ce qu’il croit. Le témoignage de Valentin apporte peu d’informations. Celle qui me semble la plus importante, c’est le souci de garder une trace écrite des événements
Lors de l’annonce de la mobilisation, Valentin, célibataire, effectue le service militaire à la caserne d’Agde du 96e RI. Les premières pages énumèrent les villes traversées en train vers Lunéville. Les marches s’effectuent ensuite sous une forte chaleur, puis sous une pluie épouvantable. La nourriture est très insuffisante, bien loin de la ration théorique du troupier. Des attaques sont mentionnées les 17 et 18 août. Le 22, il signale l’échec d’un assaut à la baïonnette face au feu des mitrailleuses provoquant de lourdes pertes et la retraite. En septembre, toujours dans les parages de Lunéville, une balle traverse son sac et une autre le touche au pied, mais sans gravité ; il passe neuf jours sans manger chaud ; les périodes de repos dans les villages sont l’occasion de boire quelques bouteilles de vin.
Le 14 octobre, départ de Toul vers le Nord. En train, en autobus ou à pied, son régiment traverse le département de l’Aisne et arrive à Ypres. Valentin mentionne un grand couvent où les sœurs distribuent du café et des médailles. Le 30 octobre, au cours d’un violent combat, son groupe est cerné et capturé. Au cours de la traversée de la Belgique, la population leur apporte de la nourriture et les salue en criant « Vive la France ! »
Rémy Cazals, mai 2016

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Chansou, Joseph (1890-1983)

Né à Fronton (Haute-Garonne) le 7 décembre 1890 dans une famille très catholique dont plusieurs membres sont des religieux. Lui-même est ordonné prêtre le 22 août 1915. Il a fait toute la guerre dans l’artillerie, au 57e RAC.
Son témoignage est déposé aux Archives départementales de la Haute-Garonne ; il est publié par l’Association des Amis des Archives, décembre 2014, 118 pages format A4, sous le titre Un prêtre frontonnais dans la Grande Guerre, Joseph Chansou, Journal 1914-1918 : amis.archives@laposte.net

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Pierre, Joseph (1880-1917)

L’information ci-dessous est tirée de La Lettre du Chemin des Dames, n° 35, octobre 2015, p. 16-19, confirmée par la fiche de mort pour la France sur le site Mémoire des hommes.
Joseph Pierre est né à Saint-Cast (Côtes du Nord, aujourd’hui Côtes d’Armor) le 1er mars 1880, fils d’un laboureur devenu exploitant de carrière. Lui-même a travaillé comme carrier. Il a fait le service militaire dans la marine et a obtenu le grade de quartier-maître. Mais il est mobilisé en 1914 dans l’infanterie, au 78e RIT, avant de passer au 201e RI où il devient sergent. Le témoignage, complété par le JMO du 201e, repose sur des lettres adressées à une jeune femme prénommée Aline, qui était peut-être sa fiancée. S’y ajoutent quatre photos.
La lettre du 22 décembre 1914 est envoyée du secteur de Berry-au-Bac. Elle décrit la situation misérable dans les tranchées, les morts sur le no man’s land, les ruines. Au repos, « tout le monde trouve déjà drôle de ne plus entendre le sifflement des balles et des obus mais je les reconsole en leur disant que demain nous retournons ». Après ce trait d’humour, il ajoute : « Probablement que prochainement nous donnerons un coup d’assaut pour chasser ces barbares. Cela nous coûtera cher en fait de vies humaines mais cela ne peut durer ainsi. Espérons que nous aurons le dessus et que nous les renverrons chez eux pour toujours. »
De Bouffignereux (Aisne), le 1er janvier 1915, il remercie Aline de sa lettre récente : « car ici le seul désennui que j’ai c’est de lire les rares correspondances que je reçois ». L’humour est toujours présent, comme dans cette scène qui s’est déroulée dans le cimetière de Berry-au-Bac : « Les obus tombaient tout autour de nous, les plus près bombardaient tout et nous recouvraient de terre, nous étions méconnaissables, et lorsqu’on voyait qu’aucun de nous n’était blessé sérieusement on en rigolait, c’est épatant on ne pense pas à mourir. » Il se réjouit des dégâts faits par un obus sur la tranchée allemande : « Nous avons très bien vu têtes, jambes, bras sautés séparément à 15 mètres en l’air, tu parles si on était contents. » Une description peut-être exagérée car il a écrit que la tranchée ennemie était à 200 mètres et que la visibilité était obscurcie par fumées et projection de terre. Il continue ainsi : « Si le système de tranchées continue, la guerre durera bien dix ans. » Il termine sur les rigueurs du temps, la pluie, la boue, le froid aux pieds.
Le 17 mai suivant : « Ah ! Ce qu’on a pu perdre du monde, c’est épouvantable. Je t’assure que je voudrais bien que tout ça soit terminé, j’en ai plein le dos, c’est tout de même trop long pour nous surtout depuis décembre que nous sommes dans les tranchées et dire qu’il y a encore des régiments qui n’ont pas vu le feu. »
Aucune autre lettre n’est donnée, on peut le regretter, mais c’est qu’elles ne concernaient pas les alentours du Chemin des Dames. En mars 1916, à Verdun, il reçoit une citation pour avoir « tué de sa main un officier allemand qui, d’un poste d’écoute, repérait nos positions ». Joseph Pierre participe ensuite à l’offensive de la Somme, puis aux combats sur l’Yser où il est tué le 31 juillet 1917 au cours d’une attaque.
Rémy Cazals

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