Chabos, Henri (1890-1965)

Le livre qui fournit les informations sur ce soldat de 1914-1918 est : Jean-François P. Bonnot & Sylvie Freyermuth, De l’Ancien Régime à quelques jours tranquilles de la Grande Guerre, Une histoire sociale de la frontière, Bruxelles, Peter Lang, 2017, 473 p. (index des noms de personnes, des noms de lieux, index des notions, abondante bibliographie).

Fils de douanier et de couturière, Henri Chabos est né à Saint-Hippolyte (Doubs) en 1890. Le livre retrace d’abord une généalogie d’employés de l’État ayant conservé leurs attaches à la montagne (forêt, élevage, horlogerie) dans une région frontière. Sous le Premier Empire, l’ancêtre Jean Ferréol Chabod, douanier, a fabriqué de faux papiers pour échapper à la conscription et continuer à faire vivre sa famille.
La famille d’Henri est très catholique. Lui-même est classé premier au certificat d’études en 1901. Ses courriers montrent un lexique varié, une maîtrise de la syntaxe. Commis des postes, il épouse Marcelle Laclef, institutrice, le 5 novembre 1917. Les auteurs insistent sur la nécessité de comprendre « l’individu préexistant à la guerre » et approuvent les travaux en ce sens des historiens du CRID 14-18.
Service militaire au 8e Génie, caporal en 1913, sergent en novembre 1918. On n’a pas de témoignage sur les premières années de guerre ; on a des photos sur son séjour à Salonique d’où il est rapatrié pour paludisme. Il est soigné à Nice d’où il envoie des cartes postales à sa fiancée. En février 1918, il écrit de Marseille où il va s’embarquer pour Beyrouth, préférant rester en vie dans l’éloignement à une participation plus active à la guerre. Beyrouth jusqu’au printemps 1919. Il est démobilisé en été. Nommé quelque temps à Paris dans son métier, il revient à Montbéliard jusqu’à sa retraite comme contrôleur principal.
Les lettres d’Henri à sa fiancée, puis sa femme, ont été détruites par leur fille à cause des passages intimes qu’elles contenaient. Mais les cartes postales ont été conservées, considérées comme des images. Le texte au dos est donc resté.

Les auteurs du livre se réfèrent à plusieurs reprises aux travaux des historiens du CRID 14-18. Dès le début (p. 15), ils font référence à la date de la publication de Barthas, importante pour la recherche de témoignages inédits ; référence aussi à 500 Témoins de la Grande Guerre et au dictionnaire en ligne sur le site du CRID 14-18. Ils critiquent les théories excessives (consentement à la guerre, culture de guerre, notion de brutalisation). Pour Henri Chabos, comme pour tant d’autres soldats, la guerre est maudite, l’armée est détestée. Henri Chabos écrit (p. 194) : « J’en veux haineusement à tous les auteurs de la guerre… C’est au régime militaire en entier qu’il faut en vouloir… » Pas de haine pour l’ennemi, pas d’exaltation de la Patrie, mais un attachement à la petite patrie. Jamais de cartes postales patriotiques.
De la petite patrie, viennent les lettres de Marcelle dont Henri a un grand besoin : « Je me demande comment je pourrais vivre sans ma lettre à peu près quotidienne. » Loin de toute brutalisation, il ajoute : « Je deviens sentimental de plus en plus. » La séparation est comblée par des projets de vie familiale dans la paix retrouvée. L’écriture se modifie un peu après le mariage : elle devient plus libre ; Henri n’hésite plus à utiliser des mots d’argot. Il exprime à plusieurs reprises son désir et fait allusion à des « rêves roses ».
On a quelques informations sur ses lectures. Celles d’avant la guerre ont construit un jugement plutôt dévalorisant sur l’Orient. Pas d’allusion à la lecture de livres de guerre. Henri essaie de lire Les Métèques de Binet-Valmer, par ailleurs auteur d’un témoignage analysé par Jean Norton Cru. Mais le livre lui tombe des mains après quelques pages. [Cette mésaventure est arrivée aussi à l’auteur de cette notice.]
Les auteurs du livre ont éclairé le témoignage d’Henri Chabos par une abondante documentation. Puis-je signaler une erreur ? Page 188, ils reprennent à leur compte cette affirmation d’Evelyne Desbois : « La majorité des lettres envoyées par les soldats ne passait pas par la voie réglementaire ; ils trouvaient toujours quelqu’un pour les poster civilement. » Une fréquentation assidue des lettres de combattants montre que le passage par la poste civile était exceptionnel.
Rémy Cazals, juin 2017

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Gourp, Georges (1896-1960)

Source : Alain Gourp (petit-neveu du témoin), « Un zouave raconte sa guerre en Champagne », Revue du Tarn n° 235, automne 2014, p. 413-427 (avec photo).
Georges Gourp est né à Castres (Tarn) le 26 mars 1896, fils d’ouvriers de l’industrie textile. Après le certificat d’études primaires, il devient apprenti tailleur d’habits à Castres et à Toulouse. Il fait la guerre dans le 2e Zouaves et devient sergent. Après la guerre, il se marie en 1921, a une fille et exerce son métier dans sa ville natale après un séjour à Paris.
La famille a conservé ses récits de guerre sur deux cahiers d’écolier, déposés à la bibliothèque municipale de Castres dans le cadre de la Grande Collecte. Le premier cahier concerne la bataille de Verdun en 1916. Ayant eu les pieds gelés le 15 décembre, il est évacué et rédige le texte. Le deuxième commence en février 1917 du côté de Reims, se termine avec sa blessure par une balle de mitrailleuse d’avion, le jour même du 16 avril, et il est rempli lors de son séjour à l’hôpital à Laval. Inapte à l’infanterie, il termine la guerre dans l’artillerie. Seul le texte de 1917 est retranscrit dans la revue.
Le 15 février, les zouaves relèvent des Russes dans un cantonnement infect, puis en ligne dans des tranchées mal entretenues, non loin de la ferme des Marquises. Gourp décrit la vie au petit poste et les idées angoissantes qui gagnent le cerveau. Les Allemands font des coups de main facilités par des souterrains creusées sous le réseau de barbelés. Le 6 avril, les zouaves sont relevés après 38 jours en première ligne. Au repos, il dort de longues heures et rencontre des camarades du « pays » qui vont être évacués et qui ne sont pas vexés de ne pas participer à « la fête » qui se prépare. L’offensive Nivelle s’annonce par des amoncellements d’obus et le bombardement intense des lignes allemandes.
On distribue aux hommes des vivres et de « l’eau de vie éthéromane » et on leur attribue la mission de percer le front sur une profondeur de 17 kilomètres. À la veille de l’attaque, la section prémédite et réalise le pillage des caves du château du général Dubois, mal gardé par deux sous-officiers d’infanterie. Ils font main basse sur « maintes bouteilles de Champagne, des liqueurs et pots de miel. Tout est bu et mangé en chœur à la section, adjudant compris. »
C’est ensuite la description de l’attaque du 16 avril. D’abord la marche vers les lignes dans une cohue de toutes sortes de troupes. Puis la sortie sous un déluge de feu (à lire p. 424). Au milieu des cadavres, Gourp pense « que l’attaque est loupée ». Il est alors touché par une balle de mitrailleuse d’avion et doit quitter le terrain en rampant (voir la notice Edouard Ferroul pour une situation de même type). Voyant que l’artillerie fait demi-tour, il comprend que son intuition était bonne : « Ça y est, c’est encore manqué, mon Dieu, que de pertes inutiles… »
Rémy Cazals, mai 2017

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Rabary, Jean (1892-1966)

Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017

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Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

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Artis, Lucien (1895-1985)

1. Le témoin

Lucien Artis naît le 23 mars 1895 à Marbache (Meurthe-et-Moselle). Deuxième fils des trois enfants de Lucie et Joseph Artis, dont les professions ne sont pas connues, il vient manifestement d’un milieu ouvrier. Il catholique très pratiquant. Après des études sommaires, il dit, dans une petite introduction pour ses enfants à ses carnets, être entré à l’usine de Montataire, à Frouard, à 13 ans : « Vos grands-parents n’avaient pas les moyens de nous faire donner une instruction supérieure en ce temps-là… » (page 5). La guerre déclenchée, il occupe dans cette usine un poste de secrétaire de l’ingénieur, chef du service des Hauts-fourneaux. C’est le futur capitaine Aubertin, du 39ème d’artillerie qu’il saluera sur le front en avril 1915. Son frère, ainé de quatre ans, est au service militaire comme sergent téléphoniste au 160ème R.I. de Toul. Dès lors, il aspire à lui-même à prendre l’uniforme. Rongeant son frein, il est spectateur d’une guerre dont il finit par entendre le son se rapprochant, à la fin août 1914. Le 23, « Tous les habitants [de Marbache] sont en état d’alerte, nous nous attendons à recevoir l’ordre d’évacuation. Ma petite charrette est arrangée, elle est prête, chargée » (page 26). Mais la ligne tient bon et le village n’est pas envahi ; il restera toutefois à l’immédiate proximité du front, à quelques kilomètres du Bois-le-Prêtre. Le 10 décembre, il reçoit enfin sa feuille d’appel pour le 156ème R.I. à Decize (Nièvre), régiment dans lequel il reste quelques semaines avant de voir une demande acceptée pour qu’il rejoigne le 160ème de son frère en avril 1915. Il y occupera, dans son équipe, le poste de sapeur téléphoniste. Il rejoint le front en Artois le 8, y retrouve enfin Léon le 10. Il ne s’approche du front actif qu’à la fin du mois, dans le secteur de La Targette, mais c’est le 9 mai qu’il y participe à son premier coup de chien. Sa vision du front est dantesque et surréaliste. Léon y est blessé assez gravement à la cuisse. Il subira lui-même plusieurs petites blessures, et une grippe, mais le 26 juillet 1918, à Hautvillers, au nord d’Epernay (Marne), il est gravement blessé par éclat d’obus à la tête. Sa guerre est terminée. Le 13 janvier 1919, il est réformé temporaire, invalide à 40 % (trépané), a reçu la croix de guerre et est démobilisé. Il rentre à Marbache où il retrouvera Léon, également survivant. Lucien Artis épousera Catherine, qui lui donnera 5 enfants et deviendra en avril 1955 frère Lucien chez les Camilliens. Il décède à Arras le 19 février 1985.

2. Le témoignage

Artis, Lucien, A mes enfants, chez l’auteur, 2015, 263 pages.

3. Analyse

Publié dans une version familiale, l’ouvrage a les défauts de ses qualités. Comme le plus souvent dans ce type de publication, ce livre souffre de problèmes typographiques, de composition, (un paragraphe est doublé par exemple), et de toponymie. Il est agrémenté de 11 photos (dont un portrait en pied, une page de son carnet, 3 clichés de Verdun, 2 de la Somme, 2 du Chemin des Dames et 2 de la Lorraine) mais sans indication de source. Sont elles de l’auteur, sachant qu’il dit (page 182) faire de la photo ? Il ne dispose pas non plus de sommaire ou d’index mais l’envoi par l’auteur lui-même à ses enfants répond à cet amateurisme : « Vous m’avez dit, ne pas pouvoir lire mon écriture. Alors je me suis mis au travail, j’ai recopié textuellement le contenu de mes carnets de route. » Pourtant quelques traces de réécriture (pages 68 et 118) se détectent au fil de la lecture, révélant le caractère pédagogique de sa démarche. L’intérêt pour l’Historien de ce petit témoignage se démontre dès son introït, Artis résumant tout d’une phrase : « Je n’ai rien fait d’extraordinaire. J’ai suivi le mouvement, les copains, je me demande encore comment j’en suis sorti. » L’autre intérêt du témoignage est celui d’un lorrain dont le village, ouvrier et industrieux, se situe à l’immédiat arrière-front du Bois-le-Prêtre. Il dépeint ainsi l’ambiance du village et des usines de la mobilisation à son départ au front en décembre 1914 et à plusieurs reprises, il veut rejoindre la guerre : « Quand donc sera mon tour ! » (p. 22), avec des volontés belliqueuses : « C’est à nous de les venger quand je serai soldat. Je penserai à tout cela, ma première balle sera ma première vengeance ! Mais quand ? » (p. 25), attiré par l’appel de la bataille : « De tous les côtés le canon tonne. Je veux m’engager ainsi que les jeunes de ma classe » (p. 32), sa proximité du front l’amène à voir la guerre depuis les hauteurs de son village. Il découvre la guerre mais la traverse finalement, par sa fonction de sapeur téléphonique, traverse les combats en spectateur, sans les décrire ainsi par le détail. Quelques tableaux sont toutefois signifiants (pages 97 ou 104). L’auteur relate plusieurs permissions, sans toutefois, règle commune aux témoins, en décrire le contenu. Toutefois, cet ouvrage est éclairant sur la mentalité ouvrière dans le conflit. Comme nombre de soldats, sa guerre est un spectacle impressionnant : il rencontre Poincaré dès son arrivée au front (p. 70), sa marraine de guerre (31 octobre 1916) (p. 184), voit un général (Bablon) chercher des poux (p. 134), un noble (Vilatte de Peufayot) recevant un colis (« un oreiller pneumatique, un petit réchaud, du parfum, etc… ») (p. 108) et même la mer pour la première fois (p. 181). Si l’ouvrage apporte techniquement peu d’informations sur le rôle spécifique de sapeur-téléphoniste régimentaire, le témoignage reste informatif et tout à fait utile dans une bibliographie testimoniale très ténue pour ce régiment lorrain.

Yann Prouillet, février 2017

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Barjavel, Joseph (1889-1915)

Le témoin
Joseph Ferdinand Barjavel est né à Forcalquier le 18 février 1889. Famille paternelle de cultivateurs de la vallée du Jabron ; famille maternelle d’artisans et boutiquiers de la région de Forcalquier. Ecole primaire ; non titulaire du certificat d’études. Apprenti puis ouvrier boucher à Forcalquier puis à Aix-en-Provence. Service militaire au 23e bataillon de chasseurs alpins à Grasse. Sergent en avril 1913. Catholique (messe, prière à la Sainte Vierge, image du Sacré Cœur cousue dans son vêtement). Célibataire lors du départ en 1914.
Il arrive le 14 août dans la région de Nancy ; baptême du feu le 19 ; fortes pertes le 20 ; Joseph est blessé le 26 et évacué sur Antibes. Retour dans les Vosges le 13 janvier 1915, dans le froid, sous la neige, mais dans un paysage splendide. Tué lors d’une attaque, secteur de Metzeral, le 15 juin 1915.
Le témoignage
Son témoignage est constitué par une soixantaine de lettres adressées à sa famille et par un bref carnet de route. Il dit souvent qu’il écrit tous les jours, mais il y a des périodes parfois assez longues sans lettre (disparitions ?). Il demande l’envoi assez fréquent de petits colis car on ne trouve rien dans la montagne. Une fois, il écrit qu’il aurait bien des choses à dire, mais qu’il s’exprimera de vive voix. « Ne vous inquiétez pas, ayez courage », répète-t-il à sa famille dont il a plaisir à lire les courriers. Il note avec tristesse que Forcalquier compte de nombreux morts. Il souhaite recevoir le journal Le Bas-Alpin où il retrouve sa ville.
Catholique, patriote, il note qu’il faut combattre « les Prussiens », ennemis héréditaires, qu’il désire la victoire, que le 23e BCA se couvre de gloire, qu’il faut écraser la horde barbare. Cependant, le 20 janvier 1915, il demande : « Quand aura-t-elle fini cette triste guerre ? » et : « Priez bien surtout afin que Dieu fasse cesser ce fléau si terrible. » Il est impossible de dire de quel côté il aurait évolué.
Quelques aspects du contenu
– 16 août 1914 : des Français tirent par erreur sur d’autres Français
– 2 janvier 1915 : description détaillée du contenu du sac
– janvier 1915 : les Vosges, eau de vie excellente, traineaux sur les chemins gelés, couche de neige telle qu’il n’en avait jamais vue
– 28 janvier en Alsace : familles dont les hommes sont soldats allemands, pays où on ne parle que l’allemand [peut-être l’alsacien ?]
– février : exécution d’un soldat, triste cérémonie
– 31 mars : un commandant bon père de famille
– 2 mai : souhait de ne pas recommencer une campagne d’hiver
Ces deux derniers thèmes sont bien représentés dans les témoignages de combattants français, comme le montrent les témoignages analysés dans ce dictionnaire et dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre.
Le livre
Joseph Barjavel, De Forcalquier à Metzeral, carnet et lettres d’un chasseur alpin (1914-1915), présentés et annotés par Emmanuel Jeantet, Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2016, 236 pages. Dans ce livre, le témoignage proprement dit de Joseph Barjavel occupe une place réduite. Il est accompagné de nombreuses photos de Forcalquier au début du XXe siècle, de photos en rapport avec le 23e BCA, de la présentation du monument aux morts de Forcalquier, d’un texte sur « Forcalquier à l’épreuve de la guerre », d’un autre sur « Le 23e BCA au feu », etc. L’attaque au cours de laquelle est mort le sergent Barjavel est racontée par le soldat Jean Pouzoulet dont le témoignage est conservé aux Archives départementales de l’Hérault, cote 172 J 4.
Rémy Cazals, janvier 2017

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Trémeau, Henri (1898-1981)

1. Le témoin
Henri Trémeau, originaire de Châlon-sur-Saône, s’engage volontairement à 18 ans en octobre 1916 pour choisir son arme (cf. l’étude de Jules Maurin sur cette démarche courante); il est titulaire lors de son incorporation du permis de conduite automobile. Il sert d’abord moins d’un an dans l’artillerie lourde (85e RAL) puis dans l’artillerie d’assaut (mécanicien électricien sur char lourd Saint-Chamond (81e RAL). Après dix mois, il est accepté dans l’aviation en juillet 1917, et suit un cursus ab initio (Chartres, Avord) ; il devient brigadier en novembre et se spécialise sur Spad dans la chasse (Pau, Le Plessis-Belleville). Il arrive sur le front avec 61 heures de vol et est affecté à la Spa 83 de février 1918 jusqu’à janvier 1919. Il a une victoire homologuée en juillet 1918 et une autre en octobre. Il devient formateur et chef de patrouille en septembre 1918 et est promu adjudant le 1er novembre 1918. En janvier 1919 il est versé à la Spa 81 près de Mayence et le 4 juillet 1919, un accident (moteur en panne, il s’écrase en milieu urbain contre un arbre qui amortit le choc) l’immobilise à l’hôpital de juillet à octobre 1919 ; il est démobilisé le 17 de ce mois.
2. Le témoignage
Une introduction de Bernard Trémeau, fils d’Henri, nous présente la genèse de l’ouvrage J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, sous-titré : Récit et photographies d’un Bourguignon de 18 ans engagé volontaire dans la Grande Guerre, Brigadier Henri Trémeau. L’ouvrage (168 pages), paru en 2011 aux éditons Gilles Platret, a connu trois versions: la première a été élaborée pendant la guerre avec des notes racontant « à chaud » certains événements, puis des passages ont été rédigés après la guerre, en relation avec l’association des anciens pilotes de chasse dont H. Trémeau faisait partie. Enfin, recherché par la Gestapo et caché en 1943-1944 en Auvergne, il a occupé ses loisirs forcés à réécrire ses mémoires de Guerre. Le texte édité ici a fait des choix pour éviter des redites, « le texte le plus intéressant ayant seul été retenu pour ce livre ». Deux petits-fils ont aidé à la mise en forme informatique préalable, et la Société d’Histoire et d’Archéologie de Châlon-sur Saône a mis en valeur dans l’édition présente de nombreux clichés originaux et de qualité (grandes plaques).
3. Analyse
En devançant l’appel à 18 ans, l’auteur, passionné d’aviation, fait une demande pour servir comme pilote, mais il lui est répondu que l’aviation ne recrutait pas ses effectifs « directement, mais dans les autres armes » (p.7). Il choisit alors l’artillerie lourde, dont il pense qu’il n’est pas difficile de sortir pour passer ensuite dans l’aviation. Il est canonnier, conducteur d’engins lourds et électricien de chars, et l’ouvrage présente des clichés intéressants des ateliers de blindés Schneider et Saint-Chamond.
Il commence sa formation de pilote d’avion en juillet 1917 : sa rédaction, précise, est utile pour restituer le cursus des élèves-pilotes, avec la progression, les exercices, les choix des instructeurs, les différents terrains d’initiation, de voltige, d’école de tir… Par exemple, il fait son premier vol solo après 3 heures 4 minutes de double-commande et 29 atterrissages, et obtient son brevet de pilote après 25 heures et 115 atterrissages. Devenu brigadier en novembre 1917, il suit la formation de voltige à Pau, sur Bébé Nieuport, mais en restant prudent, car un de ses camarades vient de se tuer sans pouvoir sortir d’une vrille volontaire imposée en fin de cursus (décembre 1917 p. 34) : « Je remarquais quelques beaux nuages au-dessus de la piste et je notai que nous serions plusieurs à faire des exercices d’acrobatie (…) ma ruse avait réussi, je n’avais pas vrillé. » Bien noté, il est formé sur Spad, et commence ses patrouilles de chasse le 15 février 1918 à la Spa 83 du groupe de combat 14.
L’auteur évoque la vie en escadrille, les « explications du coup » après les missions, fait le portrait, hostile ou chaleureux, des pilotes qu’il fréquente. Le récit restitue, par de nombreux détails, l’ambiance de l’escadrille, qui jouit d’une image de grande liberté (terrains isolés et autonomes, le « ciel » par rapport à « la tranchée »…). Les pilotes viennent d’autres armes, et gardent leur uniforme d’origine avec seulement les ailes et les étoiles qui permettent de les distinguer. H. Trémeau parle aussi du droit de décorer son avion (ou pas), de l’efficacité des tenues de vols, de la nature des relations entre sous-officiers et officiers, de la camaraderie malgré les différences sociales ou au contraire du mépris de classe et de la morgue parfois rencontrée.
L’auteur évoque aussi les combats aériens et les pilotes des appareils allemands, par exemple (p. 120, septembre 1918) : « Depuis cette mémorable présentation du Rumpler et du Spad, nous nous sommes fait d’autres gentillesses. Aidé une fois d’un camarade, malheureusement novice, j’ai bien failli l’abattre. Nous avons échangé des gestes injurieux. Cependant il n’a pas encore réussi à me placer une seule balle. Et j’en suis assez fier… » A son sens, les Allemands sont toujours techniquement en avance, et le parachute en est une des multiples illustrations : 26 septembre 1916, p. 122 « soudain je vis un des avions prendre feu. Un Fokker VII ! Le malheureux ! Je vis le pilote sauter dans le vide. J’en avais le cœur froid d’émotion. (…) mais que se passait-il ? (…) L’Allemand se balançait sous un parachute ! Ainsi les pilotes allemands pouvaient se sauver en parachute, eux ! Encore une fois, ils étaient en avance sur nous. » H. Trémeau témoigne avoir vu le 21 avril 1918 en patrouille un combat opposant des Anglais et des Allemands, puis plus bas un triplan rouge en pylône au sol près de Corbie (p. 69). La nouvelle de la mort de Manfred von Richthofen fut confirmée: « au groupe, elle fut loin de susciter un grand enthousiasme. Chacun sentait confusément que si des pilotes de la valeur de Guynemer, de Dorme, de Boelke, (…) étaient abattus, ses propres chances de finir cette guerre vivant étaient bien minces. »
La peur et le courage en mission, et ce que nous appellerions aujourd’hui le stress, sont aussi évoqués, ainsi que la discipline en patrouille et en combat tournoyant, les pilotes de chasse à ce moment-là n’ayant plus l’autonomie tactique d’un Navarre à Verdun. Les missions de chasse, d’appui au sol, les combats aériens sont décrits en détail. Il évoque aussi ses « poussins », nouveaux pilotes arrivants dont il a la responsabilité, lui qui est déjà un vétéran à 20 ans en septembre 1918 ; il les forme à l’entraînement et les dirige en mission.
Notre aviateur attache une grande importance à la question de l’apparence du pilote, de son équipement, de son élégance ou de la liberté qu’il prend avec les règlements sur la tenue : des remarques dans ce domaine reviennent souvent. Il évoque l’importance de la coquetterie des cavaliers et il estime à 80% de ses camarades d’escadrille ceux qui viennent de cette arme ; il évoque un pilote « à la belle mèche blonde que, d’un seul coup de peigne, il savait placer en arrière et un peu à côté, comme c’était la mode à ce moment-là » (p. 35). Il cite un autre, ex-élève des Beaux-Arts « le torse bien moulé dans un chandail de grosse laine à col roulé, aussi peu règlementaire que possible » (p.48). Lorsque l’auteur se présente à l’escadrille Spa 83 en tenue « d’aviation », on l’informe (p. 43) qu’on lui confisquait sa « tenue fantaisie ». « C’était un coup dur, car je n’avais pour me présenter à l’escadrille que mes habits règlementaires bleu horizon non retaillés et plutôt défraîchis, et des godillots au lieu des fameuses bottes d’aviateur. » (p. 43) H. Trémeau dit qu’il n’attribuait pas à l’élégance vestimentaire une importance excessive, mais souligne qu’arriver en tenue règlementaire [bleu horizon coupe standard avec pointes de col artilleur] « dans un groupe de chasse où les cavaliers de bonne noblesse sont en forte proportion est tout de même un sérieux handicap. » (p. 50). Il est d’ailleurs persuadé qu’il a failli être refusé à l’escadrille de Spad à cause de ses brodequins, et de son apparence « non-aviateur ». L’arrière-plan étant ici aussi et peut-être surtout une humiliation sociale, il se sent méprisé par les officiers de cavalerie « j’appris par la suite qu’il avait été question de m’envoyer d’autorité dans une escadrille de triplaces, évidemment plus « démocratique. » » (p 48). Quelques missions de guerre puis l’acquisition de bottes d’aviateurs le rassérèneront assez vite.
L’auteur aborde aussi la question de l’image du pilote, fortement médiatisée, notamment par La Guerre aérienne de J. Mortane, dans sa relation aux femmes. Le pilote serait séducteur, noceur et toujours accompagné d’une aura liée à ses nombreux succès féminins. Chez H. Trémeau, qui est critique à l’égard de ce cliché, certes les femmes sont dangereuses pour les pilotes (p. 146), car « ceux qui avaient du tempérament (…) commettaient des abus qui les laissaient hébétés, les réflexes faussés, pendant assez longtemps. » On peut ici penser à la prostitution et surtout à l’alcool et au manque de sommeil. Il leur oppose les pilotes sages (au rang desquels il se compte) qui savent profiter du repos et par exemple utiliser le mauvais temps pour récupérer (voir à cet égard aussi le témoignage de Paul Résal). Pour l’auteur, « beaucoup d’accidents, surtout à l’atterrissage, avaient une « femme fatale » à l’origine » (manque de sommeil et surmenage psychique) (p. 146).
L’attitude raisonnable d’H. Trémeau, qui comme P. Résal semble déclarer « nous ne sommes pas ce que l’on dit que nous sommes » ne se retrouve toutefois pas chez tous : l’auteur doit en effet réunir les affaires d’un camarade de chambrée, abattu et fait prisonnier, pour les renvoyer à sa famille (p. 70, 22 avril 1918) : « Je rangeai ses affaires dans sa cantine, avant de les envoyer à sa femme. Ce bougre-là avait trouvé le moyen de correspondre avec une danseuse des Folies-Bergères. Par snobisme, étant aviateur, il avait estimé qu’il lui fallait une maîtresse tapageuse ! Et les lettres de la danseuse étaient pêle-mêle avec celles de la femme légitime, des photos aussi. Heureusement, il m’en avait parlé, sans quoi j’aurais respecté sa correspondance et ne me serais pas livré à un filtrage complet, que j’étendis à toute la cantine, à toutes les poches des vêtements, afin d’éviter des souffrances et des affrontements inutiles. » Ce problème n’est pas rare, par ailleurs, à l’échelle de tous les combattants : il se retrouve posé de manière dramatique, lorsqu’il faut rendre à une famille les effets d’un soldat décédé, le défunt s’avérant mener auparavant une double vie et laissant derrière lui plusieurs ménages (voir R. Cazals, correspondance des époux Puech, p. 103). [Notices Jules et Marie-Louise Puech dans ce dictionnaire]
Quelques pages (p. 134 à 146) sont rédigées ultérieurement par un fils (Bernard Trémeau), puis le récit se termine avec l’occupation en Allemagne et l’accident qui clôt sa carrière de pilote de guerre. Toutes les photos, de qualité, enrichissent ce témoignage très personnel sur la vie de pilote de chasse en 1917 et 1918.
Vincent Suard, décembre 2016

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Cotte, Eugène (1889-1976)

1 – Le témoin
Eugène Cotte est né le 25 mars 1889 dans une famille de petits cultivateurs pauvres habitant la commune de Pannes (Loiret). Il est le deuxième de quatre enfants.
Après avoir obtenu le certificat d’études primaires, Eugène quitte l’école et travaille dans la ferme de ses parents. La lecture des journaux républicains et anticléricaux de son père éveille son sens critique. En 1905, il part travailler comme domestique dans une ferme voisine. Sa sœur aînée, placée dans une ferme depuis l’âge de ses treize ans, devient « fille-mère ». La honte s’abat sur la famille, et Eugène ressent l’hypocrisie des convenances sociales. Dans un village voisin, il se lie d’amitié avec trois anarchistes issus comme lui du monde rural. Il travaille dans différentes fermes de l’Yonne et lit les publications anarchistes.
En 1910, refusant d’accomplir le service militaire, il émigre en Suisse et travaille dans le canton de Vaud en étant terrassier, puis charretier.
Rentré en France en décembre 1912, il se fait arrêter deux mois plus tard à Lyon, où il est condamné à trois mois de prison pour insoumission. À sa libération, il est conduit au 17e régiment de ligne à Gap (régiment de Béziers jusqu’aux événements de 1907 ; célébré alors par la fameuse chanson de Montéhus) afin d’y effectuer le service militaire. Décidé à se faire réformer, il essaie l’incontinence, sans succès, puis cesse discrètement de s’alimenter ; maigrissant jusqu’à peser moins de cinquante kilos, il est réformé en octobre 1913.
En décembre 1914, les réformés sont convoqués. Déclaré apte, Eugène Cotte est affecté au 23e RIC (régiment d’infanterie coloniale) et effectue quatre mois d’instruction militaire à Paris. En juin 1915, il est volontaire pour être muletier aux Dardanelles. Il arrive à Moudros (île de Lemnos) en juillet, devient mitrailleur au 58e RIC et débarque à Sedd-ul-Bahr (presqu’île de Gallipoli), où il reste de septembre à décembre. De janvier à avril 1916, le 58e RIC est à Mytilène (île de Lesbos), puis rentre en France.
En juin 1916, le 58e RIC est dirigé dans la Somme pour participer à l’offensive de juillet. Blessé le 1er juillet, Eugène Cotte est hospitalisé à Caen et autres lieux du Calvados. (À cette date, l’anarchiste Louis Lecoin (1888-1971) est emprisonné à Caen, mais les deux hommes ne se connaissent pas).
En octobre 1916, Eugène Cotte rejoint le dépôt des isolés coloniaux de Marseille, puis le 53e bataillon de tirailleurs sénégalais à El Kantara en Algérie, où il reste jusqu’en février 1918. À son retour en France, il est nommé caporal-fourrier, puis envoyé au front où il est intoxiqué par les gaz. En septembre 1918, il regagne le dépôt de Marseille et reçoit, en octobre, la croix de guerre avec étoile de bronze.
Après la guerre, il revient à Pannes chez sa sœur et son beau-frère. Il travaille comme cantonnier, se marie en 1921, est nommé cantonnier chef à Gien (Loiret). En 1943, il est emprisonné pour avoir hébergé un juif allemand. En 1945, il adhère au Parti communiste, devient conseiller municipal de 1959 à 1965, est membre de la CGT, mais reste en contact avec les mouvements anarchistes.

2 – Le témoignage
C’est pendant son hospitalisation dans le Calvados en été 1916, qu’Eugène Cotte écrit ses mémoires. La majeure partie du texte concerne son enfance et sa vie adulte d’avant-guerre. Son témoignage de soldat va de février 1915 à septembre 1916 et occupe les cinquante dernières pages. Plus tard, durant son séjour en Algérie de janvier 1917 à mars 1918, il continuera d’écrire et remplira un cahier, mais celui-ci n’a pas été édité. Le manuscrit des mémoires d’Eugène Cotte a été transmis par sa fille à un ami de la famille, Philippe Worms, qui a rédigé l’Avant-propos et se souvient d’Eugène à la fin de sa vie.

3 – Analyse
Il s’agit d’un document de grand intérêt en raison de la personnalité d’Eugène Cotte, un anarchiste issu du monde rural, instruit et lucide, animé de fermes convictions et d’une grande force de caractère. Habitué à ne pouvoir partager ses idées qu’avec très peu d’amis, il se livre d’autant plus dans ses mémoires en y insérant de nombreuses réflexions personnelles. Il ajoute également des remarques descriptives sur les divers lieux où il a séjourné.

Eugène Cotte explique pourquoi les anarchistes n’ont pas dit au « peuple imbécile et veule » : « Abrutis de tous les pays, massacrez-vous ! » et pourquoi la plupart des anarchistes et lui-même ont accepté de défendre « la patrie des riches » : il fallait repousser le militarisme allemand, ne pas abandonner le peuple afin de garder sa confiance, et éviter le déshonneur d’apparaître comme des lâches qui fuient les dangers de la guerre (p. 181-185).
Evoquant les jours précédant la mobilisation générale, il rappelle le souvenir de Jaurès « tant regretté aujourd’hui » (p. 49) et dit : « Le 31 juillet au soir, Jaurès, le grand orateur socialiste, ce tribun droit et consciencieux auquel les gouvernements avaient souvent à rendre compte de leurs actes, était assassiné par un individu des milieux chauvins et nationalistes qu’on fit passer pour fou afin de ne pas susciter la colère du peuple en ces heures si critiques » (p. 185).
Il dénonce le parti clérical : « Les organisations cléricales distribuaient des médailles, des grigris porte-bonheur en même temps que des brochures religieuses à ceux qui partaient sur le front. J’eus bien voulu voir quelqu’un distribuer des brochures anarchistes, au nom de cette liberté de conscience dont savent si bien se servir les nationalistes et les cléricaux ! » (p. 190).

Dans les tranchées de Sedd-ul-Bahr, il dénonce les ordres insensés concernant les parapets : « Qui donc peut rester courageux et ne pas être dégoûté de la guerre quand il s’aperçoit qu’on fait si peu de cas de la vie humaine ? Combien de vies ont-elles été ainsi sacrifiées stupidement dans cette guerre, sans aucun résultat, par suite de l’ignorance, de l’incurie, de l’incapacité ou du caprice des chefs ? » (p. 202).
À Mytilène, il dénonce les « stupidités militaires » : « Le colonel ne s’était-il pas mis dans la tête de nous apprendre le pas décomposé ? Il espérait sûrement nous faire défiler, plus tard, au pas de l’oie, dans les rues de Berlin ! » (p. 207).
Cependant, il éprouve de l’estime pour son sergent : « Avec des chefs qu’on estime et en qui l’on a confiance on se sent du courage pour passer partout. On les suivrait à la mort avec plaisir, sans même aucun patriotisme, rien que par camaraderie pour eux » (p. 216).

En septembre 1916, alors que la guerre n’est pas terminée, il conclut son récit par une vigoureuse condamnation de la société capitaliste et de la guerre, exprimée sur dix pages.
« Oh ! il n’est plus patriote, allez, le soldat qui a souffert un an ou deux sur le front. Beaucoup ne pouvaient admettre avant la guerre que quelqu’un cherche à se soustraire aux obligations militaires en désertant à l’étranger. Aujourd’hui, presque tous disent : « Ah ! si j’avais su que la guerre éclaterait et durerait si longtemps, je ne serais pas ici. » » (p. 224).
« Croirez-vous enfin les anarchistes lorsqu’ils vous disent que le seul moyen de vivre librement et paisiblement est d’abord de rendre les richesses du pays au pays lui-même et non à quelques profiteurs qui vivent grassement sur la misère des autres, et de vous organiser sans jamais prendre de chefs qui vous tromperont toujours, ni abdiquer la plus infime parcelle de votre volonté, ni de votre liberté, entre les mains de représentants et de gouvernants ? » (p. 229).
« Après comme avant la guerre, le dernier mot de la véritable civilisation sera toujours : si tu veux la paix, prépare la paix ! Et après la guerre, nous continuerons d’en montrer l’horreur et nous nous efforcerons plus que jamais d’en faire connaître au peuple les véritables causes afin qu’il puisse l’éviter. […] Après comme avant, nous continuerons de dire qu’il fait noir dans les ténèbres, que le régime capitaliste est inique, que le salariat est une forme de l’esclavage, que le militarisme engendre la guerre et dégrade l’individu, que la guerre est criminelle, que l’autorité est odieuse, que l’orgueil est imposteur, que la bassesse est vile ! » (p. 231-232).
Isabelle Jeger, décembre 2016

Eugène Cotte, Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis, Avant-propos de Philippe Worms, Préface et appareil critique de Guillaume Davranche, Editions La ville brûle, 2016, 239 pages.

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Allemane, Auguste (1870-1955)

1) Le témoin
Né à Bordeaux, Auguste Allemane est à la mobilisation chef de cabinet à la mairie de Bordeaux. Capitaine de réserve en 1911, il commande une compagnie du 140e Régiment d’infanterie territoriale en août 1914, et il organise des étapes à Dunkerque de novembre 1914 à avril 1915. Il tient ensuite une position de tranchée en Flandre au nord d’Ypres jusqu’à juin 1916. Versé au 73e RIT, il séjourne dans l’Oise et dans l’Aisne jusqu’en juillet 1917. Nommé chef de bataillon, il commande un bataillon du 74e RIT jusqu’à février 1918. Il est ensuite chef du 26e bataillon de mitrailleuse jusqu’à décembre 1918, date de sa démobilisation.
2) Le témoignage
Le Journal d’un mobilisé (Editions Sud Ouest, 2014, 303 pages) d’Auguste Allemane est la remise en forme, au début des années 20, d’écrits personnels rédigés pendant le conflit, avec un avertissement de 1924 ; ce journal a été retrouvé et retranscrit par deux de ses petits-enfants en 2013. Le remaniement des documents par l’auteur ne permet pas de séparer ce qui est notes ou lettres, ni de signaler des réécritures, mais la tonalité générale, souvent critique, marquée par une lassitude ironique non exempte de drôlerie, paraît assez fidèle au sentiment immédiat.
3) Analyse
Les écrits présentent une grande qualité de précision de la part d’un administrateur territorial habitué à la synthèse, et nous montrent le point de vue d’un officier de réserve qui a des responsabilités importantes. L’auteur, dont le bataillon doit organiser en 1914 une partie du camp retranché de Dunkerque, insiste d’abord sur les difficultés matérielles de sa fonction, au moment de la fin de la Course à la mer : Bergues, décembre 1914 p. 31 « Pas d’autre sortie qu’une cour boueuse ; pas d’eau potable ; et la typhoïde nous encercle ; pas de poêle dans les chambrées où l’humidité suinte. On me prescrit, on m’ordonne, d’installer là un millier de malades, d’éclopés, de suspects dont l’état nécessite des soins et auxquels je dois fournir tout le confort désirable. Comment faire quelque chose avec rien ? On fera pour le mieux ! » Le récit varié fournit des remarques intéressantes : (8 mars 1915 p. 39) « Les journaux de Paris emploient à tout propos le mot « boche ». Pour mon compte, je ne l’entends prononcer que d’une manière exceptionnelle et nous nous en servons bien rarement. Peut-être cela dépend-il des Corps d’Armée ? Ce mot est probablement usité surtout à Paris où il a pris naissance dans l’argot populaire. » Allemane aime évoquer les différents groupes, étrangers ou régionaux, qu’il est amené à côtoyer ; il est difficile de faire la part des clichés et des jugements personnels de l’auteur, mais ces évocations nous font revivre des perceptions oubliées ou occultées par la suite ; ainsi des officiers belges en France : (Téteghem, avril 1915 p. 40) « Exigeants et insolents, ils vivaient comme en pays conquis et laissent d’amers souvenirs. » En première ligne à Elverdinghe (front d’Ypres), il fréquente des Canadiens « du début » : mai 1915 p. 48 « les Canadiens, nos voisins, sont composés d’éléments bien divers. Plus des neuf dixièmes sont de véritables mercenaires de situation sociale inférieure qui n’ont vu dans leur engagement qu’un moyen de vie aventureuse. Ils reçoivent un dollar par jour d’indemnité (…) Nous sommes loin du sou par jour de nos bonshommes. » La vision de tirailleurs tunisiens, dans la campagne humide et boueuse de la Flandre, le transporte au milieu d’un paysage d’Afrique, d’un douar en déplacement (p.52). « Les cuisiniers s’accroupissent devant le feu, le coiffeur à genoux rase le crâne du camarade assis les jambes croisées ; plus loin, un mauvais sujet, qui avait bu plus que de raison malgré les ordre du Prophète, en a été puni par des coups de matraque et reste attaché à la roue d’une charrette, gardé par une sentinelle. » La réputation des Marocains semble être de tirer sans raison, en toute circonstance ; l’auteur les évoque après les avoir relevés (juin 1916 p. 128) : « L’ennemi a dû comprendre ou voir que les Marocains, voisins désagréables, ont été remplacés par des gens de mœurs moins agitées, et qui n’ont pas, comme leurs prédécesseurs, l’habitude indéracinable de faire parler la poudre à tout moment, pour rien, pour le plaisir, pour faire du bruit. » Il évoque ailleurs des tirailleurs de l’A.E.F. et, à l’heure des procès contemporains contre Tintin au Congo (1931), sa mention est intéressante: 25 juillet 1916 p. 135 « Croisé en route un groupe de nègres du plus beau noir ; ils viennent du Cameroun et le jeune sergent qui dirige leur corvée d’ordinaire leur déclare très clairement : « toi y en a porter café, toi y en a porter patates. »
Allemane décrit une première ligne (Zuydschoote au nord d’Ypres, août 1915) extrêmement déprimante car les morts sont partout : p. 71 «les parapets de la tranchée, que nous consolidons et modifions, sont en grande partie constitués de cadavres. La pioche doit être maniée avec précaution si on ne veut pas déchiqueter ces misérables restes. (…) Le petit champ voisin, où l’on ne peut aller car il est dominé par l’ennemi, est parsemé de petits monticules ; autant de corps abandonnés. (…) Maintenant, nous voici face à face, en éveil, à portée d’un jet de pierre et ceux qui sont tombés il y a trois mois restent encore les témoins morts et grimaçants de l’acharnement des deux partis. » De plus, l’eau qui affleure partout empêche de creuser, rend les protections peu profondes aléatoires et oblige à se tenir courbé en permanence même derrière les protections. Le passage dans un autre secteur du front en 1916 est vécu comme une bénédiction : p.127 « pour nous, habitués à la terre des Flandres, morne et plate, c’est un émerveillement que de parcourir ce secteur de l’Oise en belle-saison. (…) après avoir eu le fragile et illusoire rempart de rares madriers, nous bénéficions ici d’abris profonds enfoncés de 4, 6, 8 mètres sous terre. »
L’auteur recherche volontiers la compagnie de ses compatriotes de Gironde et lorsque son bataillon du 140e RIT est dissous et redéployé dans le 73e RIT de Guingamp, il n’apprécie pas cette perspective :  « Nous serons bretons dorénavant et cela nous plaît fort peu. Les races ne sympathisent pas ; les caractères, le degré de civilisation sont différents » (2 juin 1916, p. 123). Il nuance ensuite sa perception première (p. 134) : «Les Bretons, braves soldats, sont malheureusement souvent ivrognes et leurs grandes qualités sont trop souvent effacées par ce vice. » Il décrit un incident grave en première ligne où trois de ses hommes se sont fortement enivrés avec des envois de leur famille : « L’un de ces malheureux s’est enfui dans les lignes (…). Il passera en conseil de guerre. Mais quelle peine pour moi d’en arriver là ! Il le faut, cependant, sous peine de détruire toute discipline ; quelle pitié quand on songe que ces malheureux ont femme, enfants et qu’ils vivent en campagne depuis deux ans comme des sortes de bêtes fauves ! » Le 18 juillet, un ajout montre que l’affaire s’est très mal terminée : « Dégrisé et placé en face de sa faute dont il s’exagérait peut-être les conséquences, l’homme s’est pendu dans la prison provisoire où il avait été mis. Et tout cela parce que sa femme lui a envoyé un flacon d’eau-de-vie, pensant lui être agréable ! »
En 1916 la fatigue augmente et les jours pèsent de plus en plus lourd : p. 140 « Combien de nos soldats faut-il maintenant maintenir par l’amitié, les attentions, les réconforts de la sympathie. Pour certains, une usure profonde se manifeste, le moral devient moins solide (…) Celui-ci boit, celui-là s’absorbe, solitaire, et se laisse ronger par les soucis. Un de mes soldats des environs de Lens est, depuis deux ans, sans nouvelles de sa femme et de ses trois enfants. » Il se projette parfois dans le futur et fait des rêves de vengeance : 1916 p. 123 « Nous serons un peu comme les grognards de l’Empire, les demi-soldes de l’Empire. Peut-être serons-nous méchants et les peines accumulées nous donneront-elles le désir de nous venger, sans scrupule, des requins et des naufrageurs. » Plus tard il évoquera des suicides dans son unité : Fismes 6 février 1918 « Il y a trois jours, un soldat de mon bataillon, neurasthénique, sans ressort, s’est suicidé. C’est le deuxième en moins d’un mois : froid, fatigue, préoccupations de famille. »
Le thème des embusqués est récurrent : Allemane, qui fait les quatre ans au front, les évoque souvent de manière amère (des exemples p. 75, 231, 268 ou 291), ici en mai 1915 p. 68 : « Nos permissionnaires rapportent avec un peu d’énervement avoir constaté qu’il y avait pas mal de jeunes embusqués, fringants et pommadés, élégamment vêtus. Certains de nos vieux-sous-officiers étaient horriblement vexés d’avoir salué les premiers quelques raffinés qu’ils prenaient pour des officiers et qui étaient simplement des soldats de 2e classe en vareuse grand tailleur. »
La dénonciation récurrente des mercantis va de pair avec l’évocation des embusqués ; Allemane est très critique avec l’économie de l’arrière du front : janvier 1917 p. 166 « Nous goûtons l’ironie amère des belles phrases des journaux qui dépeignent, en terme touchants, l’héroïsme de ces populations séculairement attachées à la terre et à la maison et qui préfèrent courir les pires risques plutôt que d’abandonner le pays où elles sont nées, où les vieux parents reposent de leur dernier sommeil, etc. Tout le boniment. (…) D’une façon générale, il ne subsiste, dans les villes ou villages en bordure de la zone d’opérations, que ceux qui y trouvent un gros avantage d’argent ; je l’ai toujours constaté. »
L’auteur, humain et paternel à d’autres égards, n’a aucune compréhension pour les protestations ouvrières qui se déroulent en 1917. Il y a pour lui opposition de nature entre le « luxe » d’une grève en usine et la situation du front : 26 mai 1917 p. 203 « Il est abominable d’agir ainsi, sans songer aux conséquences désastreuses qui peuvent en résulter. Une femme qui ne gagne pas 10 francs par jour hurle qu’on l’exploite et, pendant ce temps, combien se font tuer pour quelques sous par jour pour la défense de ces têtes folles ? » Autre évocation un peu plus tard : (1er juin 1917 p. 204) « De vilains renseignements nous parviennent de Paris où sont signalés d’inquiétants mouvements populaires. Désir de gagner beaucoup pour s’amuser davantage – terreur des plus légères privations – obéissance étourdie aux plus abominables excitations, voilà, sans doute les mobiles des habitants de la capitale. Nous somme écœurés à la pensée que des troupes doivent être retirées du front pour veiller à l’intérieur et interdire une seconde Commune. » Allemane ne comprend pas « l’intérieur » mais il fait cette remarque : « Les hommes qui reviennent [de permission], de fâcheuse humeur, paraissent rendre les officiers responsables de la continuation de la guerre comme s’ils n’en étaient pas victimes au même titre qu’eux. » Il conclut, par allusion au « pourvu qu’ils tiennent! » (p. 203) : « le civil ne tient pas ! »
En août 1918, il est juge au Conseil de Guerre de l’armée Degoutte, et le tribunal est présidé par un colonel de gendarmerie : (14 août 1918) « À la séance d’hier, altercation avec le président. J’en ai assez de juger tous ces gens, pour des faits à leurs yeux sans importance mais que le Code militaire énonce avec cette conclusion : « Mort ». Si bien que suivi par la majorité, j’ai fait déclarer non coupable des faits reprochés et d’ailleurs avoués, de pauvres bougres qui n’y comprenaient rien et auraient été fusillés pour abandon de poste en présence de l’ennemi, sans savoir pourquoi. Le colonel me voit d’un mauvais œil parce que j’ai osé lui dire que j’étais juge au même titre que lui et que ma voix valait la sienne. »
La fin de la guerre est assombrie par un drame familial, le 27 octobre 1918, son fils Maurice décède à la suite de ses blessures de guerre : 1er novembre 1918 p. 238 « Je reprends ce journal, le cœur serré de douleur, après avoir gravi le plus pénible, le plus sanglant des calvaires, au cœur de ces quelques journées de deuil. »

Vincent Suard, novembre 1916

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Couraly, Pierre (1874-1937)

Pierre Couraly, Ce que nous avons eu de souffrances, Les éditions de Paris,  2014, 78 pages.

Le témoin
Pierre Couraly est tuilier à Varennes-sur-Tèche (Allier) en 1914. Marié, père de deux enfants, dont un déjà en apprentissage, il sert pendant tout le conflit dans des régiments territoriaux : 104e RIT d’août 1914 à septembre 1915 (à Roanne), 300e (09/1915 – 04/1917), puis 309e et 145e RIT. Il alterne périodes de travaux et de présence à la tranchée, et passe la plus grande partie de la guerre autour de Reims, mais aussi dans l’Aisne, à Verdun et en Lorraine. En 1918, il se fait détacher dans une compagnie des camps et cantonnements, il participe alors à la construction de baraquements pour les Américains et de camps d’aviation.
Le témoignage
Le petit-fils de l’auteur a découvert dans un tiroir un carnet 12x8cm, un journal de guerre (septembre 1915 – décembre 1918) qui a été édité en 2014 sous le titre Ce que nous avons eu de souffrances, carnet de la guerre 1914-1918, Editions de Paris (préface de Serge Vancina, initiateur de la publication). Chaque tête de chapitre présente en fac-similé la reproduction d’une page de l’original. L’iconographie a été ajoutée par les éditeurs.
Analyse
Le carnet, précis sur les lieux et les activités de P. Couraly à partir du 17 septembre 1915, est très synthétique : on y observe « les travaux et les jours », avec le terrassement, l’aménagement de baraques, de voies ferrées étroites, la garde de prisonniers… Par exemple, en juillet 1916 : « corvée de vingt hommes pour aller travailler au génie et poser des câbles électriques qui vont aux premières lignes et les réseaux de fil de fer barbelés. J’y ai travaillé pendant huit jours pour mon compte » p. 40. Comme le souligne la préface, le mot « travail » revient presque à chaque page, une ou plusieurs fois. L’auteur, qui peut aussi prétendre au statut de propriétaire cultivateur, obtient deux permissions agricoles qui se passent au travail : août 1917 « Je pars en permission de 20 jours agricoles. J’ai travaillé chez moi et chez Pouillon fermier au domaine de Baranthon» p. 63. Il monte souvent en 1ère ligne en 1915 (tenue de créneau ou ravitaillement). La tranchée peut être aussi un lieu de punition : 8 mai 1916 « j’ai attrapé 8 jours de prison c’est-à-dire de 1ère ligne pour n’avoir pas été planton au poste du Commandant (…) J’ai fait ma punition à l’ouvrage 500 en 1ère ligne » p. 34. À partir de 1917 il ne fait plus que des travaux à l’arrière (3e ligne, zone des étapes). Il raconte de manière succincte des faits saillants, les bombardements…. Il évoque par exemple de manière hostile, puis apaisée, des troupes indigènes : août 1916 « Commandé de corvée pour le nettoyage des rues de Verzenay que ces sales moricauds de Marocains ont salies depuis 5 heures du matin jusqu’à 4 heures du soir » p. 43, et 23 août « Les Marocains sont aux créneaux avec nous. Ils voudraient tirer tout le temps sans s’occuper de ce qu’il y a devant eux. Ils tireraient aussi bien sur les Français que sur les Boches. Avec beaucoup, on a de la peine à pouvoir se faire comprendre, mais à force on y arrivera » p. 43. Les remarques à propos de la qualité variable de la nourriture et du gîte sont nombreuses : Juillet 1917 (cycliste de liaison) «Je suis en subsistance à la 3e Cie de manœuvre du 309 où on est nourri comme des bourgeois et pas beaucoup de peine » p.62. Dépendant uniquement de l’ordinaire, Couraly ne peut améliorer de lui-même sa situation : Juillet 1918 « En arrivant nous avons resté deux jours sans être ravitaillés (…) Nous sommes très mal nourris et très mal couchés et nous travaillons à plein bras, cela ne peut durer longtemps. On a amené 100 Boches qui sont mieux nourris que nous. Nous, nous couchons sur la planche et les Boches couchent sur la paille » p. 76. Pas de considérations politiques ou religieuses, ni sur les Allemands et presque rien sur la vie privée ; P. Couraly reste en général d’humeur égale sauf à un moment avec son fils : « J’ai reçu une lettre que Léon est sorti de sa place [apprenti-plombier] mais je n’avais toujours rien dedans [de l’argent ?], aussi je n’ai pas rendu de réponse tout de suite car j’étais d’une colère que je ne me connaissais pas »p. 26.
Pour l’auteur, l’expérience de Verdun, en 1917, est la plus marquante de la guerre : « Jamais mes yeux n’ont vu pareil spectacle de ruines et de désolation, partout ce n’est que cadavres moitié enterrés et d’autres pas du tout, les sacs, les fusils, les grenades, les obus, tout cela est pêle-mêle sur le champs de bataille avec les corps morts. Je ne crois pas que la nature puisse produire quelque chose de plus terrifiant (p. 59) et au ravin de la Dame : « En pleine nuit aussi, à coups de pioche, nous ramenons à jour une tête, un bras humain, un fusil, français ou boche. Il y a beaucoup de Boches, je crois davantage que de Français. Je puis vivre longtemps, je me rappellerai toujours le spectacle effrayant que c’est à voir. » Il décrit ses nuits harassantes en juillet 1917 « C’est bien dans ces carrières [d’Haudremont] que j’ai le plus souffert depuis la guerre. (…) Nous transportons de l’eau potable, des fils de fer barbelés en première ligne, aux jeunes qui garantissent des Boches le terrain que nous venons de leur prendre au prix d’énormes sacrifices. Nous avons des carrières d’Haudremont au ravin Navaud 8 km aller, nous les faisons deux fois par nuit sous une pluie d’obus, de tir de barrages, de gaz asphyxiants, que lorsque je me trouve de rentrer la corvée finie, à 3 heures et souvent à 5 heures du matin, je me demande comment cela se fait que nous sommes encore vivants. Beaucoup de mes camarades sont été blessés. Jusqu’à ce temps je n’ai rien eu » (p. 64).
Le titre donné au carnet par les éditeurs s’inspire des deux dernières lignes, écrites en décembre 1918 : « Que celui qui lira ce petit calepin après moi le conserve, il verra dessus ce que nous avons eu de souffrances » (p. 78).

Vincent Suard, novembre 2016

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