Tropamer, André (1893-1968)

Ce simple soldat est issu d’une famille bordelaise de magistrats, ce qui lui vaut d’être accueilli à la popote d’un commandant de sa parenté, et de disposer d’un appareil photographique. Il a constitué après la guerre un recueil de 200 tirages sur papier (photos prises en secteur calme) complété par un texte intitulé « Itinéraire », rédigé sur 18 feuillets, qui décrit brièvement les conditions de vie d’un agent de liaison. Le fonds, qui appartient à Bernard Sargos, est présenté avec trente reproductions par Damien Becquart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 25, 2012.
Le 14 mars 1915, André Tropamer rejoint le 127e, un régiment du Nord où il est mal accueilli ; son baptême du feu date du 5 avril en Woëvre. Il se trouve ensuite en Champagne, dans l’Aisne, à Verdun et dans la Somme : « Que de places vides dans nos rangs », constate-t-il, le 9 septembre 1916. Au début de 1917, son régiment approche du Chemin des Dames. Le 16 avril, il ne livre que des notes laconiques, mais évocatrices : « Les deux premières lignes boches sont aisément franchies mais nous sommes arrêtés, avec de lourdes pertes, sur la troisième, à 600 m. à peine de notre base de départ – Désordre et confusion inouïs parmi les morts, les blessés râlants et les tirailleurs sénégalais, nos voisins de gauche, qui courent en tout sens, ayant perdu la tête dans le vacarme – Liaison des plus dures et des plus périlleuses à assurer. » Une précision, le 22 avril : « Neige et pluie abondante qui transforme le terrain en un lac de boue où l’on enfonce au-dessus des genoux. Pour assurer la liaison – et combien lentement – je dois retirer avec les mains chaque jambe, l’une après l’autre, de la boue, et cela sous des rafales d’obus. »
Dès que possible, il revient à des préoccupations pacifiques : écouter le chant des rossignols, photographier ses camarades, apprivoiser une pie, un geai… Au printemps 1917, il n’occulte pas les mouvements de révolte des Russes qui hurlent « Nicolas kaput », mais aussi des Français : « Au camp de Mailly, manifestation quasi-révolutionnaire parmi les troupes qui s’y trouvent. Aucune répression. J’en suis stupéfait ! » Et lorsqu’il revient de permission en train, le 21 juin, il se tient à l’écart du mouvement contestataire en précisant qu’il le désapprouve.
Rémy Cazals

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Mauclerc, Arthur (1881-1919)

Né le 22 octobre à Buironfosse (Aisne), il devient maréchal-ferrant, ce qui lui vaut d’effectuer le service militaire à Amiens dans le train des équipages. Marié en 1907, il a trois enfants lorsque la guerre éclate. Sa famille étant restée « en pays envahi », il correspond avec sa sœur réfugiée en Normandie. Il n’a des nouvelles de son atelier qu’en mars 1917, par une rapatriée qui lui écrit : « Arthur, tous vos outils sont pris par les Allemands, tous vos fers, très souvent votre forge est pleine de chevaux boches. »
Pendant toute la guerre, il est conducteur de voitures hippomobiles pour l’ambulance 11/5 ; il ferre les chevaux, il fabrique des bagues pendant son temps libre. Le 9 avril 1917, au pied du plateau du Chemin des Dames, il écrit à sa sœur : « Je crois que sous peu on va leur envoyer quelques choses à ces boches, qui les forcera bien à partir, les journaux te renseignent bien là-dessus. Si je ne change pas de direction et que l’on puisse réussir, je passerai certainement pas loin de chez nous. » Quand on sait que Buironfosse et son hameau Le Boujon se trouvent entre Guise et Hirson, en Thiérache, loin au-delà de Laon, on mesure les illusions du simple soldat, mais il n’était pas le seul si l’on songe à celles du général en chef. L’entassement des blessés à la suite de l’échec de l’offensive donne un énorme travail aux hommes du service de santé, quelle que soit leur fonction (voir Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », dans Le Chemin des Dames, sous la direction de Nicolas Offenstadt, Paris, Perrin, 2012, p. 207-229).
Arthur Mauclerc est grièvement blessé en mars ou avril 1918, une blessure qui aurait entraîné sa mort, le 6 juillet 1919, mais il ne figure pas parmi les morts pour la France du site Mémoire des Hommes. Ses lettres et quelques photos ont été achetées sur une brocante par Louis Larzillière et présentées par Franck Viltart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 25, 2012.
Rémy Cazals

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Darchy, Romain (1895-1944)

Sans conteste, les volumineux « Récits de guerre » du soldat  Romain Darchy partiellement publiés relèvent de la catégorie du témoignage alliant la rigueur des faits à la valeur littéraire du récit construit dans une prose maîtrisée. Composés à partir de carnets tenus au jour le jour, ils nous immergent dans l’expérience de guerre de l’auteur, d’abord simple soldat puis aspirant-officier commandant d’une section d’infanterie à partir de juillet 1917.

L’auteur est mobilisé avec la classe 15 en décembre 1914 et est incorporé au 408e RI avec lequel il découvre le front en avril 1915. Blessé devant le fort de Vaux, il est évacué en mars 1916 après avoir survécu à plusieurs journées de durs combats et de bombardements qui ont manqué de l’enterrer vivant à plusieurs reprises, lui et une compagnie entière, incapable de pouvoir tenir à l’extérieur face au déluge de feu. Il revient au front avec son régiment dans le secteur d’Avocourt et de la cote 304 à l’été 1917. Très sensible à valoriser le courage et l’abnégation des hommes dans la souffrance, il ne manque pas de s’attacher à décrire avec minutie le calvaire des relèves ou des corvées de soupe, à témoigner des conditions de survie des hommes rouspétant mais tenant bon dans le froid de la tranchée. Romain Darchy est un patriote, croyant, qui voit dans la guerre une forme d’héroïsation des combattants français, alors même que le « boche » ou « les sales Teutons » ne peut se concevoir que comme l’ennemi. Ainsi, il donne aux scènes de combat un réalisme certain, ajoutant aux descriptions morbides des blessés et des morts, des images renvoyant à une conception toute religieuse du sacrifice : « Tous les trois se touchent, ils sont morts ensemble. Et le soleil qui se reflète dans un liquide immonde éclaire ces cadavres comme une auréole de gloire » (p. 269). Nous sommes là face à des évocations qui renvoient au témoignage, certes ici moins littéraire, d’Ernst Jünger et aux tableaux d’Otto Dix.

Encerclé le 15 juillet 1918 au bois d’ Eclisse sur le front enfoncé de la Marne, Romain Darchy est fait prisonnier avec une partie de son unité. C’est pour lui le début d’un effondrement psychologique qui se lit à travers son témoignage de captivité. Conduit derrière les lignes allemandes, il ne peut se résigner à aider les blessés ennemis et enrage contre les troupes italiennes qui auraient causé sa capture. Il se considère comme un naufragé condamné à l’exil, tourmenté par le fait de ne pouvoir continuer à se battre alors même que les Allemands pouvaient, encore, l’emporter. L’idée d’avoir été « sacrifié », de pouvoir être de ceux à qui « l’on jettera la pierre », hante les pensées du jeune aspirant qui refuse de parler aux Allemands qui l’interrogent. La douleur ressentie sur le long chemin vers l’Allemagne et la forteresse de Rastatt n’est atténuée qu’avec la satisfaction de savoir les Allemands en retraite et que par le renforcement d’une camaraderie désormais de captivité.

D’un point de vue formel, le récit de Romain Darchy gagne en maîtrise et en densité au fur et à mesure que s’étire le récit, véritable monument dressé à ceux qui sont tombés à ses côtés.

Terminons en soulignant combien le destin singulier Romain Darchy, depuis la mobilisation dans l’armée de la Grande Guerre et jusqu’à la mort tragique sous les coups de la Gestapo en 1944 pour faits de résistance, renvoie à l’engagement de Marc Bloch, figure emblématique d’un tragique premier XXe siècle. Engagements identiques de deux hommes motivés pourtant par des valeurs très opposées.

Alexandre Lafon – décembre 2012

Source : DARCHY Romain, Récits de guerre 1914-1918, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur – Ville de l’Aigle, 479 p. Edition accompagnée de précieuses annexes (biographie, correspondances) qui viennent compléter le texte principal.

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Cuny, née Boucher, Marie (1884-1960) et Cuny, Georges (1873-1946)

1. Les témoins


Marie Cuny née Boucher

Georges Cuny naît le 23 novembre 1873 à Gérardmer (Vosges). Marie Valérie, dite Mimi, Boucher est née quant à elle le 19 février 1884 à Docelles (Vosges). Tous deux sont issus de grandes familles d’industriels tisserands et papetiers possédant plusieurs usines en Lorraine et en France. Ainsi, par mariage et cousinages, ils sont connectés au milieu des industries papetières et des tissages dans tout le département des Vosges et au-delà (citons ainsi les Laroche-Joubert, Schwindenhammer, Mangin, Gény, Perrin ou Michaut). Mariés le 26 avril 1906, trois enfants naissent de leur union : André (1907), Noëlle (1909) et Robert (1910). En août 1914, Georges est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne. Maurice Boucher, lieutenant au 349e RI et Georges Boucher, adjudant dans un régiment de chasseurs à cheval, frères de Marie, sont également mobilisés. Dès lors, Célina Boucher accueille chez elle Marie, sa fille et ses trois enfants ainsi que sa belle-fille Thérèse Boucher, elle-même mère de 2 enfants. Ce resserrement familial pour endurer la guerre est démonstratif de cet esprit de famille qui va teinter l’échange d’une correspondance assidue entre les époux Cuny, reproduite du 4 août 1914 au 29 juin 1918. Frères et beaux-frères reviennent sains et saufs de la Grande Guerre et Georges Cuny est démobilisé le 14 janvier 1919. Il poursuit sa carrière d’industriel et, en 1928 acquiert les Tissages Mécaniques d’Orchamps (Jura) qu’il dirige, puis la Société Française de Pâte de Bois. Il décède le 8 septembre 1946 à Cornimont (Vosges). Marie meurt à Cornimont (Vosges) le 24 février 1960.

2. Le témoignage :

Favre, Marie, Reviens vite. La vie quotidienne d’une famille française pendant la guerre de 14, chez l’auteur, 2012, 556 pages.

Marie Favre, 21e des 28 petits-enfants de Georges et Mimie, publie une partie de la correspondance échangée et reçue par les époux (540 lettres de Marie, 350 lettres de Georges, complétée d’un millier de lettres reçues de la famille) dans une édition familiale, replacée dans un contexte historique et sommairement annotée.

Le 2 août 1914, Georges Cuny est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne dont le dépôt est à Besançon. Au commandement de la 45ème batterie, il participe aux divers combats de ce régiment. Il est blessé le 31 octobre 1914 alors qu’il est en batterie dans le secteur de Braine (Aisne) et est proposé pour la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « A dans l’attaque de nuit du 31 octobre au 1er novembre énergiquement soutenu et excité le moral et l’ardeur de ses hommes continuant à tirer sous le feu repéré d’une batterie allemande. Gravement blessé à la fin de l’action par un projectile mettant hors de combat tous les canonniers d’une même pièce, a demandé avec instance qu’on s’occupa d’abord des blessés de sa batterie ». Hospitalisé à Fleury-Meudon, il revient à sa batterie le 6 décembre dans le secteur de Soissons. Le 7 mars 1917, il écrit à Marie : « Pour te faire plaisir, je me suis laissé proposer pour le grade de chef d’escadron », grade qu’il atteint effectivement le 10 mai 1917. Il est alors affecté au 1er groupe (puis au 2e) du 260e RAC qui stationne à Vieil-Arcy, au sud du Chemin des Dames. En juin 1917, il part dans les secteurs de Pont-à-Mousson et de Toul, qu’il qualifie de calmes. Le 4 janvier 1918, le 2e groupe quitte Bicqueley (Meurthe-et-Moselle) pour Verdun, secteur de Douaumont. Le 12 mars 1918, alors qu’il se trouve à son PC, il est victime d’un bombardement à gaz et légèrement touché aux yeux, ce qui l’éloigne un temps du front, du fait d’une courte hospitalisation à Bordeaux, où sa femme vient le rejoindre. Il rejoint son groupe de batteries le 20 avril 1918 et fait plusieurs mouvements pour contrer l’offensive allemande du printemps 1918 (secteur de Senlis-Villers-Côtterets) puis reviens sur l’Aisne en juin. La dernière lettre de lui reproduite est datée du 29, alors que son groupe appuie une attaque dans le secteur du ravin de Cutry, au sud d’Ambleny (Aisne). Le reste de son parcours est alors évoqué par le biais du JMO de son régiment et des grands évènements de l’époque, collectés par la presse.

Marie Cuny quant à elle témoigne de Docelles dans les Vosges, à quelques kilomètres d’Epinal où elle a resserré les liens familiaux. Argentée et libre de ses mouvements – conductrice acharnée de sa propre voiture – elle parcourt le département mais prend également des vacances à Angoulême ou fait quelques visites parisiennes ou nancéennes, ce qui lui permet de donner des nouvelles de la grande famille industrielle.

3. Analyse

Pour plusieurs raisons liées à une correspondance incomplète (du 15 septembre 1915 au 29 juin 1918) et censurée (même si Georges parvient à tromper la censure en écrivant certains toponymes à l’envers), mais aussi par un regard industriel distancié du fait de son statut militaire, l’analyse des courriers de Georges Cuny n’atteint pas l’intérêt contenu dans les lettres de son épouse Marie. En effet, au fil des 540 lettres reproduites, la vie, l’activité économique et les devenirs des militaires mobilisés dans la grande famille industrielle des Cuny-Boucher sont évoqués dans une correspondance de Marie d’une grande liberté de ton et une censure très relative. Dès lors, ce témoignage, en forme de journal d’une civile au statut très particulier, à l’intérieur d’un département concerné par la ligne de front, devient un formidable miroir de l’intimité d’une famille d’industriels vosgiens dans la Grande Guerre. En effet, dans la littérature testimoniale de ce département, jamais la parole d’une femme d’industrielle n’avait été publiée [si l’on excepte les 43 jours de guerre (août et septembre 1914) à Saint-Dié de la comtesse Bazelaire de Lesseux publiés dans le bulletin de la Société Philomatique Vosgienne de 1964. Dans ce département, le corpus publié des témoins civils est encore lacunaire. Aussi, la publication des lettres de Marie Cuny permet d’obvier à cette sous-représentation testimoniale mais aussi sociale. Si la publication du journal de guerre de Clémence Martin-Froment avait permis d’illustrer le témoignage d’une civile plébéienne dans la zone occupée du département des Vosges (voir dans ce dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/), la publication des lettres de Marie Cuny permet d’appréhender la vie d’une industrielle de l’arrière dans ce même département. Alors est illustré le témoignage d’une femme en avance sur la génération de la Belle Epoque, fortunée (elle a trois bonnes à son service), libre et moderne, d’une strate sociale qui n’avait pas témoigné jusqu’alors. Marie nous éclaire ainsi sur une quantité de questionnements traitant à l’échelle sociale, la vie quotidienne, l’économie industrielle et les affres de l’occupation militaire française de l’arrière-front des Vosges. La famille, possédant plusieurs usines dans les secteurs de la papeterie et du tissage, mamelles économiques du département, tente de limiter les dégâts dans une économie industrielle gravement obérée par la guerre. La mobilisation des ouvriers, le gel des marchés puis leur nécessaire réorientation vers une économie de guerre, les restrictions, les réquisitions multiples (décrites page 58), l’appauvrissement des matières premières et la dévolution des énergies aux usines travaillant directement pour la défense (expliquée page 198 et car le classement en usine de guerre donne des avantages sur les approvisionnements (page 424)) font de la gestion des entreprises une préoccupation quotidienne. Georges, du front, ne peut gérer correctement ses avoirs, et les échanges épistolaires ne sont pas satisfaisant pour la marche des affaires. Il s’en ouvre dans un courrier du 5 octobre 1916 : « Tu serais bien gentille, ma chérie, de m’accuser réception, au fur et à mesure des lettres que tu reçois de moi. Je t’y demande quelquefois des renseignements que tu oublies de me donner et je crains qu’elles ne te parviennent pas toutes. S’il en était ainsi, j’aimerais bien en être prévenu, afin de ne pas t’écrire des choses relatives aux affaires, il est inutile que l’Etat mette le nez là-dedans. C’est comme PM, il aurait pu se dispenser de m’envoyer tout l’inventaire. Cela peut être excessivement dangereux par ce temps de guerre où on ouvre beaucoup de correspondance. En tous cas, je ne le lui renverrai pas. Un paquet de cette importance serait certainement ouvert, car on se demande quels documents si importants peut avoir à envoyer un officier du front » (page 313). Car la guerre n’est pas propice à la confidentialité qui sied à toute gestion d’entreprise : les déclarations de la nouvelle imposition sur le revenu mise en place en novembre 1916 en est un révélateur : « J’ai reçu la feuille d’avertissement pour l’acquit de l’impôt sur le revenu, nous avons 160 francs à payer, ce n’est donc pas cela qui nous appauvrira beaucoup. Je vais dire au bureau de Cornimont de payer le percepteur. Mais tu vois comme la loi est bêtement faite, on fait soi-disant une déclaration sous enveloppe fermée qu’on adresse au directeur des contributions pour que personne du pays ne la connaisse, mais le percepteur vous envoie un avertissement où tout est nettement indiqué, de sorte que les petits commis que les percepteurs ont souvent chez eux et qui sont du pays pourront répandre dans le village tout ce qu’ils savent » se plaint Marie (page 333). D’autant que les Cuny, possédant une usine en Russie, à Dedovo, la situation du grand allié préoccupe comme leur Révolution. Le 1er mai 1918, Marie dit à Georges : « Là-bas en plus de la guerre et des Boches, il y a la révolution qui continuera à bouillir pendant quelque 10 ans. Peut-être arriverons-nous à l’éviter ici ? » (page 476). En 1919, les cartes auront d’ailleurs été particulièrement remaniées tant en terme de production que de propriétés industrielles. Ainsi, Marie Cuny n’a aucune complaisance pour un jeune capitaine d’industrie appelé Marcel Boussac qui monte un empire et qui rachète des usines qui vont, pour elle, immanquablement devenir des « nids à grèves » (page 358). Elle déplore le gâchis (page 178), les saccages, et les pillages de ses usines par la troupe française, notamment en septembre 1914 (pages 37 et 41) mais aussi en novembre 1915 (page 169) et se plait aussi du comportement « des troupes du midi » (pages 37, 42 et 129). Parfois démoralisée par la guerre, elle en craint les conséquences sociales : « Grand Dieu ! Si tous les soldats reviennent aussi flemmards et buveurs après la guerre, ce sera terrible. Il y aura une révolution après la guerre, car tous ces hommes (sauf ceux du vrai front, de la ligne de feu) (…) depuis un an n’ayant rien fait ou si peu, bien nourris, vont trouver étrange en rentrant d’être  obligés de travailler pour gagner leur pain et celui de leurs femmes et enfants et les 8, dix ou douze heures de travail qu’ils seront obligés de fournir leur sembleront bien dures et amères » (page 120). Ce sentiment est partagé par Georges qui confirme l’intérêt de faire réaliser par le commandement « toutes sortes de travaux de terrassement, je pense pour occuper nos hommes, qui sans cela deviendraient de fameux paresseux. C’est une très bonne chose et c’est essentiel car enfin la plupart de ces braves gens seront obligés de travailler en revenant chez eux et il ne faut pas qu’ils en perdent l’habitude » (page 164). Marie ne déclare-t-elle pas à Georges le 17 avril 1916 : « Sois tranquille, se sera encore nous qui seront forcés de payer les frais de la guerre » ? (page 235). Plus loin, « mais c’est inévitable que des petits jeunes gens qui ont été laissés seuls maîtres un grand moment n’acceptent plus de réprimandes et deviennent de petits coqs. On aura bien du mal à reprendre la direction. C’est la même chose avec les bonnes » (page 289). Marie estime que la guerre est teintée de lutte sociale ; le 11 février 1916, elle note que « les civils n’ont qu’à se taire pour le moment et je crois que certains militaires sont heureux en ce moment de prendre leur revanche sur les industriels qui les écrasaient parfois de leur luxe en temps de paix » (page 210). La guerre modifie la société et les comportements : « Quand tu reparles du jour de notre mariage [1906 ndr] et de ta naïve petite femme, mon Géogi, c’est vrai que j’étais bien loin d’être aussi savante que toutes les jeunes filles de maintenant, toutes nos cousines élevées à l’américaine » (page 292), méthode qu’elle va appliquer à sa propre fille Noëlle. Mais avec une réserve toutefois : « car je veux une fille soumise, non pas comme les jeunes personnes modernes. J’en ai vu encore à Angoulême, gamine de 18 ans, qui avait si bien l’air de mépriser sa mère, dédaigner ses idées et conseils et j’ai entendu un ménage (…) dire de leur fille âgée de 9 ans, qu’elle commande dans la maison, Mademoiselle invite ses amies pour tel jour et en avertit ensuite sa mère, et d’autres petits détails de ce genre. Il faut de l’initiative aux garçons, mais je déteste l’indépendance chez les jeunes filles et, avec l’intelligence de Noëlle, ce serait désastreux » (page 333). Cette difficulté à élever les enfants semble générale ; Pauline Ringenbach écrit à Marie, sa patronne, le 19 juillet 1917 ; « Il y a passablement des mariages, qu’on ne dirait pas que l’on est en guerre, quoique cela devient plutôt ennuyeux de vivre depuis trois ans toujours la même chose, les femmes en sont bien lasses, car elle ont vraiment du mal avec les enfants sans pères depuis si longtemps » (page 422). Un peu avant en 1916, « dans toutes les banques en ce moment il faut faire joliment attention, ils n’ont que des galopins de 16 ans, qui n’ont pas la tête à ce qu’ils font » (page 299). Elle-même se prend à dire : « si j’étais pauvre, je serais rudement socialiste » ! (page 315).

La guerre lui pèse pourtant. Une femme n’est-elle pas morte « dans un accès de neurasthénie due à la séparation » d’avec son mari (page 324) ? Aussi les artifices pour faire revenir son mari, au moins pour un temps, sont multiples. Elle écrit à Georges en 1916 : « Tu sais qu’on a aussi des permissions supplémentaires dites du berceau pour les naissances d’enfants. Quel dommage que je ne sois pas assez forte, on aurait peut-être encore eu le temps d’avoir une permission de berceau avant la fin de la guerre, mon pauvre Géogi » (page 259). Car la durée de la guerre est une préoccupation récurrente et les pronostics, finalement fantaisistes, sont sans fin, jusqu’aux derniers mois du conflit (pages 58, 96, 142, 165, 278, 288, 289, 302, 390 (quand la fin de la guerre est garantie pour 1917 !) ou 424). Le 1er août 1916, Georges dit à Marie, « il y aura demain deux ans que je suis parti pour Besançon. Nous ne prévoyions certes pas à ce moment-là que nous resterions si longtemps séparés et je crois d’ailleurs que, si les Français avaient pu prévoir la longueur de la guerre, ils seraient partis avec moins d’enthousiasme » (page 288). Elle-même revient en 1916 sur son comportement le 2 août 1914, non détachable de son rang social : « Voir moi mari partir m’oppressait à un tel point que je n’ai pas eu le courage, tu te rappelles, de t’accompagner à la gare. Ce n’était vraiment pas chic et depuis je me le suis tant reproché mais je n’aurais pas pu arrêter mes larmes et il valait peut-être mieux ne pas te montrer cette faiblesse, ni la faire voir au public » (page 289).

Georges quant à lui, officier du rang, fait écho à une réflexion reçue de Maurice Boucher, son beau-frère, qui estime en 1915 qu’ « il y a autant de différence entre un officier de troupe et un officier d’E.-M. qu’entre un ouvrier et un comptable » (page 143) et se plaint d’« une maladie aigüe qui sévit même sur le front, et bien entendu pour les officiers de l’active, c’est l’avancite, et cette maladie-là fait beaucoup de mal (page 171) ».

Plusieurs autres thématiques pouvant être dégagées de cette lecture, Reviens vite concourt donc à l’analyse de l’histoire économique et sociale du département des Vosges pendant la Grande Guerre, et au-delà de la vie quotidienne d’une famille industrielle à l’arrière du front, et érige Marie Cuny en témoin de référence.

La généalogie de la famille Cuny-Boucher est consultable sur http://jh-as.favre.pagesperso-orange.fr/site%20cuny-boucher/genealogie%20cuny-boucher.htm

Yann Prouillet – décembre 2012

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Jurquet, Albert (1865-1925)

Albert Jurquet est né à Mende le 6 mai 1865. Son père, Paul Jurquet, est maçon ; sa mère, Rose Borie, est sans profession. En 1885, le conseil de révision le décrit ainsi : cheveux blonds, yeux bleus, taille 1 m 69. Profession : instituteur. Il est incorporé dans le 122e de ligne le 6 décembre 1886. Il est libéré le 18 mai 1889, avec le grade de sergent fourrier. Revenu à la vie civile, il effectue des périodes, en particulier dans les 123e et 142e régiments territoriaux d’infanterie. Il est libéré du service militaire le 1er novembre 1911, avec le grade de lieutenant.
Le 4 juin 1899, Albert Jurquet épouse Eva Bilanges, institutrice suppléante. Lui-même est devenu « employé de préfecture ». Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon : Rose, née en 1901, qui sera institutrice à Fontainebleau ; Marguerite, née en 1904, qui sera professeur de lettres dans un grand lycée parisien ; Albert, né en 1906, qui fera carrière aux PTT. Albert Jurquet est mort à Mende en 1925.

Albert Jurquet a 49 ans lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Il est chef de division à la préfecture de Mende, chargé du dossier des réfugiés. Dès le 26 juillet 1914, il jette quelques mots sur une feuille de papier. Il poursuivra cette tâche jusqu’au 31 décembre 1918. Ce « journal de l’arrière » se présente sous forme de feuillets séparés, toujours datés, rédigés à l’encre noire d’une petite écriture soignée, parfois difficilement lisible, et très souvent signés. Ces feuillets sont conservés dans des chemises administratives de l’Assistance aux familles nombreuses, récupérées à la préfecture, sur la couverture desquelles il écrit au crayon bleu une sorte de table des matières. Le journal compte 53 dossiers un pour chaque mois. En plus des feuillets du journal proprement dit, on y trouve quantité de documents. Des journaux locaux : la collection à peu près complète du Moniteur de la Lozère, un quotidien d’une page imprimée au début sur un seul recto, puis recto verso, avant de passer à quatre pages et de devenir hebdomadaire vers la fin (restrictions de papier). On y trouve aussi de façon irrégulière Le Courrier de la Lozère, journal catholique, La Dépêche de Toulouse, L’Éclair de Montpellier ; puis des journaux nationaux, Le Petit Parisien, La libre parole de Drumont (un seul numéro), ou internationaux La Gazette de Lausanne que, si l’on en croit ses notes – surtout au début – il lit régulièrement.
On trouve aussi dans ces dossiers :
-Des affiches gouvernementales envoyées dans les préfectures pour qu’elles soient apposées dans toutes les communes. Il en garde parfois un exemplaire qu’il considère sans doute comme « historique ».
-Des enveloppes contenant des insignes vendus au public au profit des orphelins de guerre.
-Un volume, Lettres à tous les Français (à la date du 15 septembre 1916). Il s’agit des 12 lettres écrites par des intellectuels éminents et des militaires français qui se donnent comme tâche de maintenir le moral des Français.
-La nombreuse correspondance qu’il reçoit régulièrement du front, ainsi que des lettres de sa famille ou d’hommes politiques de Lozère. Il y conserve en particulier les lettres et cartes envoyées du front par son neveu, mobilisé en 1914 et grièvement blessé à Verdun en 1917.
Ces 53 épais dossiers forment un témoignage direct sur la Première Guerre mondiale vécue au jour le jour dans une petite ville  loin du front, « l’arrière », dont le moral était un des éléments de la victoire dans la propagande officielle. Ce journal est aussi une sorte de parallèle aux correspondances déchirantes des poilus que l’on a largement publiées ces dernières années.
Albert Jurquet a deux ennemis principaux : les cléricaux et les Anglais. En digne fils de la Révolution et de l’école laïque, c’est avant tout un républicain. Ceux qu’il appelle les cléricaux (les catholiques-monarchistes) ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Dans son journal, il révèle ainsi la lutte politique très vive qui oppose républicains et catholiques dans le département. L’autre ennemi, ce sont les Anglais. Il les soupçonne systématiquement de ne penser qu’à leurs propres intérêts dans la conduite de la guerre, que ce soit sur le front français ou en Orient, opinion largement partagée si l’on en croit son journal. Il est persuadé que si nos armées piétinent, c’est qu’il n’y a pas de commandement unique de toutes les forces engagées. Cela, bien sûr, à cause de l’Angleterre qui veut rester maîtresse de ses troupes et de sa stratégie. Il va même jusqu’à écrire : « Nous sommes envahis par l’Allemagne et l’Angleterre. »
Albert Jurquet se plaint aussi de la détérioration des mœurs. Par deux fois, il écrit sur l’adultère des femmes dont le mari est au front ou prisonnier en Allemagne. Ses conceptions de la sexualité des femmes et des hommes semblent dater d’une époque lointaine. Parallèlement, les journaux rendent compte des séances de la Cour d’Assises qui juge de nombreux infanticides.
Albert Jurquet lit, interroge, discute, réfléchit, condamne. En un mot, il cherche à savoir et à comprendre avec à sa disposition un pauvre matériau. Il exprime des réflexions, des hypothèses, des théories changeantes selon l’évolution des combats, et des stratégies d’une géopolitique aussi hasardeuse que les rêves de Picrochole à la conquête du monde. (Il imagine que le Japon, traversant la Sibérie pourrait venir remplacer les troupes russes défaillantes sur le front de l’est.) Ce devait être l’attitude générale des Français. Mais tout change quand, comme Albert Jurquet, on écrit en secret ses doutes, ses inquiétudes, ses colères, ses indignations, ses révoltes et ses propres hypothèses. Au fil des jours et des mois, se dégage de ses écrits une vision de la guerre et de la société française. Avec toutes ses insuffisances mais aussi avec toute sa sincérité. L’auteur devient témoin de son temps, d’une société provinciale aujourd’hui disparue. L’intérêt du texte d’Albert Jurquet réside justement dans cette expression personnelle, reflet de ce que pensaient ceux qui l’entourent et témoin de l’opinion publique de l’arrière, ballottée entre l’annonce de victoires futures, de désastres évités, et tous ces blessés qui arrivent par trains entiers dans les hôpitaux militaires (9 à Mende), ainsi que le nombre des morts dont on a connaissance dans la ville et dans le département, mais aussi parmi ses collègues et ses amis.

Il est évident que le journal d’Albert Jurquet restera secret parce que, dans cette période de censure militaire très stricte, un fonctionnaire préfectoral ne peut absolument pas exprimer publiquement, non seulement ce qu’il pense des événements dont il est le témoin, les conversations dans la rue, ce qu’il entend autour de lui à la préfecture, mais aussi ce qu’il pense du gouvernement, des généraux, ainsi que des personnalités et des élus lozériens, députés, sénateurs, maire, évêque, etc. Dans son journal, Albert Jurquet exprime en toute liberté ses opinions politiques, religieuses, morales, en fonction des événements locaux, nationaux et internationaux.
Un journal animé par la colère, l’indignation et l’engagement politique ; ouvert aussi à la marche du monde par le biais d’hypothèses parfois naïves mais qui montrent une conscience des enjeux diplomatiques et stratégiques mondiaux. Le journal d’Albert Jurquet restera secret pendant un siècle.
Jean Guiloineau
Voir Jean Guiloineau, Guerre à Mende, Journal de l’arrière, 1914-1918, Albert Jurquet, Toulouse, Privat, 2014.

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Cain, Julien (1887-1974)

De famille juive, fils d’un imprimeur parisien prospère, il est né le 10 mai 1887 à Montmorency. Il fait de brillantes études au lycée Condorcet, obtient le baccalauréat de philo (élève d’Alain), puis la licence et l’agrégation d’histoire en 1911. Professeur, il est en congé en 1914 pour préparer une thèse d’histoire de l’art à l’École du Louvre. Il avait effectué un service militaire d’un an (1906-1907). Mobilisé comme sergent en 1914 au 350e RI, il est sous-lieutenant à titre temporaire en octobre, définitif le 7 mars 1915, lieutenant le 7 février 1917. Blessé le 12 février 1916 en Champagne, il est déclaré inapte à faire campagne et rejoint le bureau d’études de la presse étrangère. Ses lettres à sa famille (il est célibataire) sont particulièrement intéressantes pour illustrer le contact entre un intellectuel et les réalités du temps de guerre : « Je me fais à cette vie pour laquelle je ne suis pas fait – j’accepte de vivre dans la saleté, de ne jamais (ou presque) changer de linge, de ne penser à rien – mon seul espoir est que ce soit court. Je n’ose l’espérer » (17 août 1914). Un peu plus tard (30 septembre) : « Je suis sale, mais j’ai bonne mine, et si j’ai un peu maigri et si je suis un peu fatigué, je me porte infiniment mieux qu’une foule de gars de la campagne, dont l’énergie a faibli le premier jour et qui se sont laissés démonter. »
L’intellectuel n’est pas fait pour porter le sac : « Quelle délivrance que de se reposer du sac ! » (17 octobre 1914). Dans les tranchées, par une nuit sans lune, on n’est pas en ville, on ne voit rien : « Je souffre surtout de l’obscurité : on ne voit pas à quatre mètres devant soi. C’est angoissant quand on sait que l’ennemi est là » (14 décembre 1914). Mais être officier procure des avantages : « Nous avons changé de tranchées ; il a fallu m’installer à nouveau, me faire construire un nouvel abri » (19 novembre 1914). « Je ne te cache pas toute ma satisfaction d’être officier. D’abord pour tout le confort que j’en tire. Et puis pour l’ascendant nécessaire sur les hommes » (1er décembre 1914). « J’apprécie tous les aises que me vaut mon titre d’officier : une liberté très grande, une nourriture en ce moment excellente, l’empressement de tout le monde à me rendre service, des relations agréables avec les autres officiers » (14 décembre 1914). « Et c’est une besogne que de diriger ces “poilus” (comme nous disons), insouciants et trop enfants, malgré leur âge, bons garçons, mais peu raisonnables. Je m’y prends le moins mal que je peux ; j’échoue quelquefois. Mais je réussis quelquefois aussi, puisqu’un certain nombre me sont vraiment dévoués et me suivraient partout » (20/11/1914).

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Julien Cain, Un humaniste en guerre. Lettres 1914-1917, introduction, notes et postface par Pierre-André Meyer, Paris, L’Harmattan, 2011

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Suberviolle, Pierre (1896-1964),

Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.

L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban,  est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour  intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.

Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : «  C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.

En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.

Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.

Alexandre Lafon, novembre 2012

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Lavaissière de Lavergne, René de (1886-1983)

1. Le témoin
René de Lavaissière de Lavergne, jeune avocat à Paris lors de la mobilisation, rejoint comme lieutenant de réserve le 17e régiment d’artillerie (3e DI). Il participe aux batailles des frontières (Virton) et de la Marne, passe l’automne 1914 en Argonne et participe aux combats de la Woëvre en 1915. Il plaide parfois comme avocat au conseil de guerre de la 3e DI. Après l’offensive de Champagne en septembre-octobre 1915 (Hurlus) et le secteur de Souilly (Meuse) en 1916, il obtient sa mutation en juin comme observateur dans l’aviation. Titularisé officier observateur en décembre 1916 (escadrille C 11), il est promu capitaine en mai 1917, faisant aussi de l’instruction et des conférences. Il commande l’escadrille 287 en février 1918 et termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée ; il est démobilisé en mars 1919. Il mène ensuite jusqu’en 1958 une carrière au barreau comme avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation.

2. Le témoignage
Son récit de campagne a été rédigé en 1963, et le manuscrit qu’il considérait comme son « œuvre majeure » a été publié par son arrière-petit-fils Etienne de Vaumas en 2011. Il est illustré de nombreuses photographies personnelles de la collection de l’auteur et de reproductions de documents et de cartes. L’auteur a rédigé un récit précis, appuyé sur ses notes et ses archives qui évoquent les événements militaires, les combats mais aussi ses préoccupations personnelles : c’est un document intime. L’intérêt du témoignage réside dans l’expérience de deux armes différentes, avec la vie d’une batterie d’artillerie au feu et à l’arrière, puis la description de la fonction d’observateur aérien et celle en 1918 de commandant d’une unité d’aviation. La rédaction des Souvenirs, presque cinquante ans après le début du conflit, produit un étirement du temps du témoignage qui doit être pris en compte. La publication (2011) n’a pas eu lieu du vivant de l’auteur, on ne sait pas si c’était délibéré. Ici la guerre est vue à travers le prisme culturel d’un grand bourgeois parisien ; son vécu est souvent éloigné de l’expérience commune du fantassin de la tranchée, bien qu’il puisse parfois s’y superposer. Enfin le récit est aussi un plaidoyer pro domo, mais qui n’essaie pas de cacher les hésitations et parfois le découragement. La qualité de rédaction, les descriptions précises et l’atmosphère intime créée par la restitution des préoccupations et des enthousiasmes de l’auteur finissent par projeter ici un sentiment de sincérité.

3. Analyse
Pendant les deux ans qu’il passe dans l’artillerie, le lieutenant de Lavergne décrit l’itinéraire de son unité, le service en campagne, les combats de sa batterie, les bombardements de contre-batterie, les efforts et les peines de son unité ; c’est un document vivant et précis de l’ambiance vécue par ceux qui servent les 75. Au début d’août 1914, il fait partie des optimistes à la mobilisation, et son souvenir évoque plus que de la résignation.
p. 13 « A 11 heures 23, le train quitte la gare, train naturellement bondé de réservistes rejoignant leurs unités. Leur entrain fait de bonne humeur et de sang-froid est réconfortant. Les cris « A Berlin » fusent de toutes parts. Moi-même, j’avais d’ailleurs écrit dans une lettre à ma fille que son papa allait lui rapporter « une belle poupée allemande ». Je partageais ainsi l’optimisme général. »

Le changement d’opinion sur la guerre est rapide, puisque la découverte du feu le 22 août 1914 à Ethe lui montre la réalité des combats et le fait réagir pour protéger les siens.
p. 25 « Bientôt sur la route, passent devant nous des charrettes de paysans transportant des morts et des blessés revenant de la ligne de feu. Je ressens alors l’horreur de la guerre en voyant des soldats en pantalon rouge et capote bleue, les uns inertes, les autres gémissants, le teint terreux et couverts de sang. (…) Ma pensée va à ce moment, à mon jeune neveu, Georges qui, d’après les nouvelles que j’ai reçues, a l’intention de s’engager, et dans la journée, je griffonne un mot à ma famille : « Que Georges reste tranquille. Il ne peut pas et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. Il faut avoir vécu une journée comme celle d’aujourd’hui pour être fixé. J’ai appris avec beaucoup d’admiration le désir de s’engager. Il faut laisser les aînés faire leur devoir. »

Son émotivité est au début très forte, il évoque sa sensibilité lorsqu’en réserve d’échelon, il récupère des blessés de sa batterie qui agonisent l’après-midi et qu’il fait enterrer le soir.
p. 32 bataille de la Marne « le 7 septembre sera pour moi la journée la plus émouvante de cette période. (…) A peine avais-je rempli ce triste devoir qu’un deuxième blessé décédait après une agonie douloureuse et déchirante. Il était 18 heures et nous avons recommencé pour lui la triste cérémonie déjà accomplie pour son camarade. Cette journée m’a beaucoup impressionné. C’étaient les premiers morts de notre batterie que je voyais et que j’avais la pénible mission d’ensevelir. Bien des fois au cours de la journée, j’ai dû détourner les yeux pour ne pas pleurer devant mes hommes. »

L’endurcissement est rapide, la dureté des combats et la répétition des spectacles cruels produisent une atténuation de l’émotion. Ce changement de sensibilité après la victoire de la Marne se fait différemment suivant l’origine des cadavres
p. 35 12 septembre 1914 « L’aspect des pays que nous traversons est affreux. Il est le résultat des durs combats d’artillerie : trous d’obus sur les routes et dans les champs, chevaux crevés sur les chemins et dans les fossés, hélas aussi centaines de cadavres de soldats. (…) Nous passons au milieu de ce carnage, ressentant une profonde émotion à la vue de tant des nôtres qui sont tombés, mêlée d’une joie sauvage au spectacle des cadavres ennemis tombés parfois par paquets les uns sur les autres. »
p. 36 « Sur la paille, sont alignés des soldats et des officiers allemands blessés. C’est un tableau rappelant les peintures et dessins de la guerre de 1870. Puis-je dire que je n’ai pas ressenti à cette vue la commisération et la pitié que m’avaient inspirées nos morts et nos blessés de la Garderie d’Amboise, et je n’ai pas été choqué de voir des soldats s’emparer de casques ou d’équipements que les blessés avaient encore près d’eux. »
L’auteur n’évoque par ailleurs que rarement les Allemands et jamais les motivations ou les buts de la guerre, prise dans son ensemble.

L’auteur évoque aussi la peur, présente lorsque sa batterie est violemment bombardée, peur qu’il domine à cause du regard de ses hommes : le courage se construit par la volonté.
p. 40 15 septembre 1914 « J’avoue que j’ai eu peur mais l’amour propre l’a emporté. Je ne voulais pas devant mes hommes abandonner mon but. »
p. 41 « Je m’efforce, au milieu du chaos, de rester calme et de ne pas donner à mes hommes l’impression que j’ai peur. Je me joins à eux pour rétablir l’ordre dans notre cavalerie affolée car je pense qu’il est capital de donner l’exemple aux hommes et à défaut de véritable crânerie, l’amour propre commande d’inspirer confiance et de rester le chef.
Et le combat finit par fournir une véritable ivresse.
p. 96 « Mes trois camarade et moi étions grisés par le combat et nous tirions avec rage. »

La prise de conscience du fait que la guerre va durer est très précoce chez l’auteur, son moral s’en ressent, au point de déboucher sur une véritable crise de dépression.
p. 64 «Rien d’intéressant à noter les 19, 20 et 21 novembre [1914] que cette tristesse que nous apporte cette vie monotone, jointe à la certitude que nous donnent les événements que la guerre sera beaucoup plus longue qu’on ne le pensait. Loin de nous réconforter, les encouragements à la patience que nous prodigue l’arrière et la transmission des « bobards » auxquels nos familles se laissent prendre ne font que nous irriter, et mes lettres à ma famille se ressentent de cette irritation. A certains moments, j’en arrive à souhaiter être blessé pour quitter au moins temporairement ce front désespérant. Ce n’est certes pas de la lâcheté mais un profond découragement qu’à d’autres étapes de la guerre, tant que je serai dans l’artillerie, je ressentirai encore. »

La position d’officier et d’artilleur de Lavergne lui permet, contre le règlement, de faire venir sa femme en janvier 1915 : il est ainsi nettement privilégié par rapport à ses hommes et plus encore à l’infanterie.
p. 80 « Le projet de voyage de ma femme me préoccupe. Il comporte de sérieux aléas de parcours et d’arrivée dans notre bled, en violation des consignes qui interdisent de tels déplacements dans la zone des armées. Mais j’apprends que mon camarade et ami Pierret qui est lieutenant au 3e groupe en cantonnement à Givry vient d’être informé que sa jeune femme est arrivée à Bar-leDuc et se dispose à le rejoindre. J’apprends aussi que les trois autres femmes d’officiers viennent d’arriver. ».
p. 81 « Le 28 [janvier 1915], j’ai la joie tant désirée de voir arriver ma femme qui a courageusement affronté les difficultés du voyage et qui, descendue du chemin de fer à Revigny, a gagné Le Châtelier dans une voiture de paysan. Je l’installe chez les Lalancette dans la chambre que j’occupe. Et pendant une dizaine de jours, en dehors de mes heures de service, je puis passer avec ma femme des moments d’heureuse détente (…). Mon capitaine ferme les yeux sur la présence de mon épouse. Le commandant, je crois, ne l’a pas connue. Et tout ce séjour se passe sans incident. Je me souviens du mot de Defrance [son ordonnance] qui le premier soir, après avoir rassemblé les reliefs du repas, nous quitte sur un « Bon divertissement, mon lieutenant. »
Ultérieurement, et contre les ordres, Lavergne fera encore venir sa femme pendant plusieurs séjours, puis son passage à l’aviation rendra sa situation encore plus privilégiée.

Il participe aux durs combats du printemps 1915 comme chef de batterie, et est cité à l’ordre de la division avec attribution de la croix de guerre (21 avril 1915).

Lors des luttes acharnées à Vauquois et aux Eparges, les tirs trop courts de l’artillerie française, et les conflits qui en avaient résulté, avaient fini par faire imposer la présence d’un officier d’artillerie en première ligne, aux côtés de l’infanterie, lors des tirs des 75; Lavergne paraît peu convaincu de l’utilité de cette mission. Pendant les combats violents de la Woëvre (attaque du 20 juin 1915), il témoigne sur les relations entre les deux armes et une description de la tranchée avant l’assaut, vue par un individu extérieur qui ne doit pas « sortir ».
p. 116 « A 15 heures, le colonel me charge de me rendre dans la tranchée de 1ère ligne et de vérifier si le parapet de la tranchée ennemie et les réseaux de barbelés qui la précèdent sont démolis par notre tir. Je pars avec le sous-officier qui m’accompagne, d’abord par les boyaux qui mènent aux tranchées, puis dans les tranchées. Une pluie de projectiles tombe sur et autour des tranchées que je parcours. Nous passons en courant aux endroits particulièrement dangereux, au milieu des éboulis que provoque le tir ennemi, rampant là où des poutres ou des arbres obstruent les boyaux ou les tranchées. Dans celles-ci, nous sommes parfois obligés d’enjamber des fantassins qui y sont terrés. Nous passons sur des sacs, des fusils, des bidons, des jambes, courbés en deux pour éviter de recevoir, en dépassant le parapet de la tranchée, une balle ou un éclat. (…)
[Nos fantassins] Ils sont debout, appuyés à la paroi, serrant leurs fusils baïonnette au canon dans leurs mains crispées, attendant l’ordre de franchir le parapet. Quels tragiques regards je lisais dans leurs yeux. J’étais à côté d’un tout jeune sous-lieutenant qui commandait l’une des sections d’attaque. Et j’avais pitié de lui. Il attendait sans bouger l’ordre de s’élancer, une angoisse se lisait dans ses yeux. A l’instant du départ, il a franchi le premier le parapet et les hommes les uns après les autres l’ont suivi. Il y a eu un crépitement de fusillade et de mitrailleuses, puis plus rien. Les fantassins après leur bond en avant s’étaient tapis dans les trous d’obus ou derrière des arbres. Puis la fusillade a repris par moments. Je suis resté jusqu’à 20 heures à mon poste d’observation sans pouvoir d’ailleurs communiquer avec l’arrière, les lignes téléphoniques étant depuis longtemps coupées. Et ne pouvant rien faire, je suis revenu au poste du colonel. Je pensais combien il était désolant d’avoir risqué à maintes reprises d’être tué pour un rôle d’une totale inutilité puisque là où j’avais été, je ne pouvais correspondre avec personne pour transmettre des indications utiles ou régler un tir, d’ailleurs impossible à régler au milieu des arrivées de nos obus provenant de toutes nos batteries qui tiraient ensemble. C’était une exigence singulière du commandement de l’infanterie de vouloir qu’un officier d’artillerie soit présent, dans ces conditions, aux tranchées de première ligne. Enfin, je suis là, indemne et c’est le principal mais j’avoue que cette journée m’a laissé assez démoralisé. Ne devrais-je pas avoir honte quand j’en ai vu tant aujourd’hui partir à la mort ? »

A partir de l’été 1915, le moral de l’auteur se dégrade encore significativement : l’action et le danger l’affectaient déjà, mais en lui donnant la possibilité de se dépasser ; l’inaction et la routine des secteurs tranquilles le dépriment et lui font demander sa mutation.
p. 129 « J’ai trop le temps de penser à tout ce qui me désole. (…) Si je relis mes lettres de l’époque, je suis effrayé de l’état d’esprit qu’elles révèlent. »
p. 155 Noël 1915 Bois de l’Hôpital « Je voudrais m’évader de cette ambiance où je ressens trop de peine mêlée à de la rage pour tout ce qui me sépare des miens et, dans l’espoir de me rapprocher d’eux, je songe à solliciter mon affectation à une formation automobile de combat (autos blindés, autos mitrailleuses ou autos canons) dont les stationnements se trouvent plus en arrière et faciliteraient des voyages de ma femme et moi. Je parle discrètement de mes intentions au commandant avec la crainte que mon désir de quitter le groupe me nuise dans son esprit. Il comprend mon état d’esprit. Je prie ma famille d’être mon interprète auprès de certaines personnalités de façon à être sûr que si je dépose une demande de mutation, celle-ci aboutira à un résultat certain; Mais tout s’avère inutile et mon désir reste irréalisé. »
p. 161 « Je suis de plus en plus dans un état nerveux qui frise la dépression et je prends en haine tous ceux qui dans ma famille me prêchent la patience et la résignation. On m’incite à passer une visite médicale qui peut-être aboutirait à un séjour à l’arrière mais j’ai trop d’amour propre pour me plier à cette comédie d’ailleurs bien problématique. Puisque le passage qu’on avait sollicité pour moi dans les autos canons n’a donné aucun résultat, je songe à demander à passer dans l’aviation comme élève pilote, ce qui me procurerait un certain temps à l’arrière pendant mon stage d’entraînement et une fois en escadrille me permettrait, les terrains d’aviation étant situés à l’arrière, de recevoir des visites de ma femme, ce à quoi tendaient tous mes désirs. Ainsi, tout en satisfaisant ce besoin impératif de me rapprocher d’elle, je n’aurais l’air ni d’un poltron, ni d’un dégonflé, ce que je ne voulais paraître à aucun prix car je n’en avais pas l’étoffe. Mais cette vie insipide dans une artillerie figée dans la même position pendant des mois m’était devenue insupportable.
Ces aveux peu glorieux, écrits plusieurs décennies après les faits, sont intéressants pour une perception de « la guerre qui dure » en 1915 ; ils nous interrogent aussi, venant d’un combattant déjà très privilégié par rapport au sort commun. Enfin, ils nous font nous poser la question suivante : un aveu de ce type, de la part d’un honorable avocat au Conseil d’Etat, serait-il envisageable dans des écrits publiés dans l’entre-deux-guerres ?

Avec, semble-t-il, des soutiens importants et réitérés à l’arrière, un « piston » enfin efficace, la mutation dans l’aviation espérée arrive, contre l’avis de son commandant d’unité.
p. 165 « Et le 19 juin [1916] à 7 heures 30, je suis réveillé par le téléphone et on m’annonce du bureau du colonel que ma nomination comme observateur à l’escadrille C 11 vient d’arriver. »
Après sa nomination dans l’aviation comme officier observateur (de Lavergne passe son baptême de l’air trois jours après), la tonalité du récit change complètement ; les heures de dépression disparaissent au profit de moments exaltants, de missions où l’initiative individuelle joue un rôle fondamental, il renaît car il peut agir comme acteur de son destin :
p. 166 « L’initiative, la volonté individuelle allait être l’enjeu d’un combat passionnant. Aux coups reçus, aux dangers courus, la défense immédiate devenait possible. A une passivité aveugle succédait une action personnelle dont on pouvait apprécier l’utilité. (…) Heures exaltantes, génératrices d’un moral élevé, en dépit des risques courus et qui, mêlant aux faits de guerre un aspect sportif, ont modifié totalement mon état d’esprit et m’ont apporté une nouvelle vie entièrement différente de celle que j’avais connue dans l’artillerie. »

Son rôle est le réglage des batteries du 17e RA et des canons lourds à l’échelle du corps d’armée ; l’auteur raconte sa formation rapide, ses missions et leurs difficultés, le combat au- dessus des lignes et la satisfaction de « comprendre le but et le déroulement des opérations sur le champ de bataille (p. 166) ». Il vole à l’escadrille C 11 sur Caudron G 3 puis G 4 bimoteur. Officier d’artillerie expérimenté, il effectue presque immédiatement de nombreuses missions lors de la deuxième partie de la bataille de la Somme en septembre et octobre 1916. L’auteur évoque les pilotes qui l’accompagnent, son travail de renseignement par ses aspects techniques (canevas de tir, officier « d’antenne », photographie), l’ambiance à l’escadrille :
p. 191 « Aux heures des repas, cette salle s’emplissait des conversations et de la gaieté générale. Car, à l’exception de quelques tristes jours où la disparition ou la blessure d’un camarade effaçait les plaisanteries et les rires, une constante gaieté faite de jeunesse et d’insouciance animait chacun de nous. Un imposant phonographe, assorti des derniers disques en vogue, apportait aux heures des repas ou au cours des soirées une ambiance bruyante et joyeuse. »
L’état d’esprit de Lavergne a changé avec son passage dans l’aviation, la présence du danger – réel et constant – n’est plus paralysante, l’action et la volonté permettent de dominer la peur qui finit par disparaître, et l’observateur et son pilote forment, aux dires de l’auteur, une équipe renommée pour sa hardiesse :
p. 210 (extrait de citation, mars 1917) « Excellent équipage qui rend les plus grand services par ses reconnaissances hardies, ses réglages de tir et ses prises de photographies. Souvent attaqués par des avions ennemis et soumis à des tirs précis d’artillerie, ont toujours terminé leur mission faisant preuve journellement de courage, de sang-froid et d’énergie. »
Les dangers du vol peuvent être illustrés par trois capotages, les 29 avril, 4 mai et 11 mai 1917 :
p. 220 « En cours de réglage d’une batterie de 155 court, le moteur de gauche s’arrête et le moteur de droite manifeste des défaillances alors que nous n’étions qu’à 800 m. Il ne peut être question de rentrer au terrain et il faut atterrir droit devant nous. Mendigal pique mais en arrivant à une centaine de mètres du sol, nous rencontrons des bancs de brume qui nous ôtent toute visibilité. En en sortant, nous nous trouvons au-dessus d’arbres qu’il s’en faut de peu que nous accrochions, ce qui aurait été mortel et finalement nous finissons notre descente en butant contre le parapet d’une tranchée. L’appareil fait une superbe culbute et retombe à cheval sur la tranchée tandis que nous nous retrouvons la tête en bas, maintenus par nos ceintures. Je me dégage le premier et aide Mendigal à sortir de sa mauvaise position. Nous n’avons l’un et l’autre aucune blessure. »
p. 222 « Le 4 mai est une journée d’attaque au nord de Reims près du fort de Brimont. Je remplis le rôle d’avion d’accompagnement d’infanterie, ce qui nécessite de voler au-dessous de mille mètres pour pouvoir suivre la marche de l’infanterie au milieu des tranchées. Après une heure de vol, les culbuteurs du moteur sautent déchirant le capot du moteur dont les débris viennent briser un des mâts de gauchissement. L’avion n’est plus gouvernable. Il faut atterrir là où nous sommes. Lafouillade repère un champ, mais celui-ci est parsemé de gros trous d’obus et nous capotons dans l’un d’eux en touchant le sol. Me voici, encore une fois, la tête en bas pris sous l’appareil. Je m’en tire avec quelques écorchures. Lafouillade, de même. »
p. 223 « Le 11, au cours d’un réglage effectué avec Lafouillade, nous tombons sur deux patrouilles de six avions ennemis. Nous engageons le combat avec l’une d’elles. Une balle brise une de nos hélices, ce qui nous force à rompre et à regagner le terrain où Lafouillade, peut-être impressionné par le combat, me réserve à l’atterrissage un beau capotage qui met notre avion sur le dos. Décidément, ce mois-ci je collectionne les accidents. Mais encore une fois j’ai de la chance et je sors indemne de celui-ci. Quand je prévois le capotage à l’arrivée, je me mets en boule, je rentre la tête et j’attends. Je puis dire que je n’ai jamais eu peur, confiant dans mon étoile. »
Promu capitaine en mai 1917, il partage ensuite son temps entre la direction de cours théoriques pour former des observateurs, de cours d’officiers d’antenne (officiers des différentes armes qui seront spécialisés dans les liaisons par TSF avec les avions en vol ) et l’apprentissage du pilotage ; il passe le brevet par goût mais surtout pour pouvoir commander une escadrille, les chefs d’unité devant pouvoir voler comme pilote en mission. Il reçoit son brevet de pilote en janvier 1918, est nommé au commandement de l’escadrille 287 (observation – sur Sopwith) en février, puis exerce des responsabilités d’état-major. Il termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée.
Il résume ainsi son expérience du conflit :
p. 8 « En réalité, la guerre devait me prendre près de 5 années de ma jeunesse, m’apporter des heures de souffrance physique et morale, me faire connaître des instants où la mort m’a frôlé, mais aussi d’autres heures exaltantes que j’ai vécues dans l’aviation et qui ont compensé les heures sombres que j’ai connue dans l’artillerie. »

Vincent Suard, 25 juillet 2012
*René de Lavaissière de Lavergne, Souvenirs d’un artilleur et pilote de la Grande Guerre, les Editions de l’Officine, 2011, 432 pages.

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Goulmy, Martial (1891-1937)

Quatrième enfant d’un charron, Jean-Baptiste Martial Goulmy est né à Donzenac (Corrèze) le 17 septembre 1891. Mobilisé en 1914 comme brancardier régimentaire au 108e RI, et musicien, il s’est marié en juillet 1917 au cours d’une permission. Après la guerre, ayant repris le métier de son père, il a fait mettre en forme son journal par Adolphe Ulry sur un cahier d’écolier, à partir de notes hâtives au jour le jour. La comparaison des dates et des faits avec le JMO du régiment montre leur exactitude, mais il semble que le témoignage ait été lissé. Par exemple pour décembre 1915 en Artois, qui connut inondations et fraternisations près de Neuville-Saint-Vaast, on ne trouve qu’une brève évocation de la boue. Les mouvements d’indiscipline au 108e le 30 mai 1917 à Aubérive, signalés par Denis Rolland, ne sont pas mentionnés. La publication du témoignage pose quelques problèmes de transcription, en particulier p. 46 à propos d’un bon secteur calme : « ce docteur n’est pas mauvais » ; ou p. 122, en Italie, les Austro-Boches devenant « les autres Boches » ; il faudrait vérifier si « la Gargotte » près de Neuville n’est pas la Targette. Le musicien brancardier a connu la retraite de 1914, la Marne, l’attaque en Artois en septembre 1915, Verdun, l’offensive Nivelle, puis l’Italie à partir de novembre 1917.
Le récit contient, sans surprise, des mentions de terribles bombardements, le 75 tuant parfois les Français (p. 74) et la description du travail des brancardiers, utilisant une brouette trouvée sur place, faute de brancards (p. 36),obligés d’abandonner lesdits brancards dans les boyaux trop étroits (p. 79), ou de passer à découvert lorsque l’artillerie a détruit tous les cheminements protégés comme à Verdun (p. 94). Les brancardiers doivent ensevelir les corps et désinfecter les tranchées (p. 67) ; ils voient passer des prisonniers allemands satisfaits de leur sort (p. 75). Au repos, concerts (p. 63), chasse au lapin pour améliorer l’ordinaire (p. 48), travail de charron pour réparer les voitures médicales (p. 50), coup de main aux paysans pour battre le blé (p. 69), évocation du « pays » avec les camarades (p. 81). Martial Goulmy fait partie des soldats qui ont décrit des exécutions (p. 87) et qui ont tenu à noter leurs impressions pénibles devant un spectacle « navrant » qui fait que « plus d’un avait les larmes aux yeux en s’éloignant du lieu de l’exécution ». Le 11 avril 1915, il écrit qu’il se laisse « aller à des pensées plutôt sombres, [se] demandant par quelle folie, à une époque de civilisation et de progrès, des hommes qui ne se connaissent pas peuvent encore s’entre-tuer rageusement pour satisfaire l’ambition de quelques-uns ». L’emploi de l’expression « le pauvre diable » à propos d’un blessé allemand prouve que Goulmy, comme bien d’autres soldats, n’a pas été transformé en brute par l’expérience de la guerre.
RC
*Destins ordinaires dans la Grande Guerre, Un brancardier, un zouave, une religieuse, Presses universitaires de Limoges, 2012, p. 13-134.

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Balanda, Germaine de (1867-1938)

Née à Perpignan le 22 août 1867, Germaine est la quatrième fille de cette vieille famille noble apparentée aux De Llobet (voir notice) à devenir religieuse. Elle choisit la Société de Marie Réparatrice créée pour réparer les souffrances du Christ par l’adoration quotidienne du Saint-Sacrement. La politique laïque de la Troisième République leur fait choisir l’exil en Belgique, à Tournai. C’est là qu’elles subissent l’occupation allemande avant un retour en France par la Suisse au début de 1918 qui va permettre à Germaine de revoir ses parents en Roussillon avant de repartir vers Gênes, et plus tard vers Maastricht où elle meurt en 1938. Le présentateur du témoignage publié pense que celui-ci a été écrit peu après la guerre, mais on en ignore la motivation.
Le texte commence par l’évocation des horreurs commises par les Allemands, avec l’exemple d’une malade « hachée en morceaux » dans son lit. Il continue par le récit des perquisitions, interdictions, tracasseries, amendes, imposées par les troupes d’occupation avec mention de « quelques soldats allemands moins inhumains que les autres ». L’habileté des occupés à passer des correspondances en fraude est notée ainsi que l’humour de publications clandestines ou d’histoires drôles, et les farces des « Charollais » (confusion avec les Marolles ?). D’autre part, les interventions divines sont fréquentes : elle écrit qu’on a vu une « forme blanche » empêchant les Allemands d’avancer lors de la bataille de la Marne ; Germaine n’hésite pas à solliciter une de ses « amies célestes » pour faire augmenter par miracle le stock de farine ; une bonne sœur « avait des communications très intimes avec Notre-Seigneur qui lui avait promis que 1918 serait une année de bénédictions ». Au cours du voyage de rapatriement par l’Allemagne, elle fait une observation étonnante : « On voit bien que la guerre ne les a pas atteints : les champs sont bien cultivés, les enfants massifs et bien portants. » Comme s’il n’y avait pas eu de blocus et de maladies de carence. L’accueil en Suisse par les dames de la Croix-Rouge est chaleureux. « Malheureusement sur 100 membres, trois seulement sont catholiques. » On distribue des médailles de la sainte vierge. « Qui sait si ce ne sera pas un petit germe de conversion pour la Suisse en récompense de sa charité. »
En conclusion : « Depuis, la guerre est terminée, mais la Révolution menace tout l’univers. Si on voulait se tourner vers le bon Dieu, ce serait vite fini. Mais les nations veulent se passer de lui et cela va de plus en plus mal. » Mais, la bonne sœur ne commit-elle point un péché contre la charité chrétienne en parlant avec mépris des « Bochesses » et en écrivant à propos d’une hôtelière savoyarde : « Madame Guenon, la bien nommée » ? Je ne saurais répondre, n’étant pas compétent en ce domaine ; la preuve, j’ignorais l’existence de la congrégation de la « Sainte Union des sacrés-cœurs de Jésus et Marie » dont il est question à la p. 287.
RC
*Destins ordinaires dans la Grande Guerre, Un brancardier, un zouave, une religieuse, Presses universitaires de Limoges, 2012, p. 249-293.

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