Bouton, André (1890-1979)

*André Bouton, Mémoires d’un Manceau, soldat pendant la Grande Guerre, présentées et annotées par son petit-fils Didier Béoutis, Editions de la Société littéraire du Maine, 2014, 340 pages. En illustration : photos prises par l’auteur et d’autres de l’ECPAD. Préface de Stéphane Tison, maître de conférences à l’université du Maine : « Le témoignage important d’un mobilisé aux expériences multiples. »

1. L’auteur
Né le 30 novembre 1890 à Fresnay-sur-Sarthe où son père dirige une entreprise de tannerie. Son frère cadet deviendra prêtre. Lui-même exerce la profession de clerc de notaire. Il a fait le service militaire comme secrétaire d’état-major. En 1914, il est encore célibataire. Myope, il est classé service auxiliaire et il reste à la caserne Chanzy au Mans. Après l’hécatombe des premiers mois, il part en renfort au 117e RI, à sa demande expresse, nous dit-il. Arrivé au front le 12 novembre, il est blessé à la cuisse le 17 décembre et il décrit la mauvaise organisation de la chaîne d’évacuation, puis l’hôpital Ridgway à Pau. Guéri, il passe plusieurs semaines comme instructeur, puis il participe à la formation du 404e RI au camp de Mailly dont il donne une description (p. 138). Après trois semaines de tranchées, il vient soigner une scarlatine à Compiègne pendant deux mois. A partir de juillet 1915, suivent des « pérégrinations » et des occupations de tranchées dans l’Aisne, coupées par une permission en novembre. Il décrit la ferme de Confrécourt (p. 194), le secteur de Sacy (p. 225). Il est promu sergent en février 1916. Il est à nouveau blessé le 17 juillet et soigné à l’hôpital des Rothschild à Paris (p. 279). En février 1917, il revient dans les services auxiliaires et stationne près d’Alençon dans des postes de surveillance des avions et des dirigeables.
Après la guerre, il devient notaire à Mamers et se marie en 1923 avec une fille de notaire. De retour au Mans, il dirige un cabinet d’affaires. Membre des sociétés savantes, il écrit des ouvrages d’histoire locale et régionale. Il meurt le 1er avril 1979.

2. Le témoignage
André Bouton a tenu un journal quotidien pendant toute la durée de la guerre. Le présentateur nous dit qu’il utilisait un papier carbone et qu’il envoyait régulièrement le double à sa mère afin qu’une version au moins soit sauvée. Les 15 carnets font mille pages. Puisqu’ils sont conservés, une comparaison avec les mémoires serait intéressante. André Bouton nous dit qu’il a rédigé ses mémoires avant même la fin de la guerre, à partir de ses carnets et des souvenirs encore frais. En 1929, il a fait dactylographier le texte des mémoires par sa secrétaire ; il dit qu’après relecture il n’a rien modifié et il a écrit un avant-propos de forte critique de la guerre, qui pourrait constituer en fait une conclusion tardive. Les mémoires comprennent trois parties : 1. « Souvenirs d’un Manceau soldat au 117e régiment d’infanterie (août à décembre 1914) » ; 2. « Dix-huit mois avec le 404e régiment d’infanterie (janvier 1915 à juillet 1917) » ; 3. « Mémoires d’un « embusqué » (juillet 1916 à mars 1919) ». Il aurait alors renoncé à les publier (a-t-il essayé ? on ne le sait pas). Des passages ont été donnés à des périodiques locaux. L’édition de 2014 est la première publication complète et annotée. Le style évoque nettement une réécriture et une hésitation entre trois attitudes : celle du témoin direct ; celle de l’historien prenant du recul ; celle de l’écrivain soucieux d’attirer l’attention sur le pittoresque et les ridicules.

3. Analyse du contenu
Un premier thème est celui de l’entrée en guerre. André Bouton fait partie des rares Français qui prenaient des vacances. La mobilisation le ramène au Mans et il décrit les aspects les plus délirants des quelques jours du début août dans cette ville. Sans doute insiste-t-il sur les ridicules. En septembre-octobre, cependant, il signale des inscriptions contre la guerre sur les murs de la ville, épisode qu’on souhaiterait mieux connaître. Lui-même cherche à partir vers le front et il souligne qu’il est bien le seul : il fait autant d’efforts pour partir que les autres en font pour rester. Ses motivations : un patriotisme nourri d’un imaginaire guerrier ; la curiosité et le goût de l’aventure ; la volonté de ne pas devenir un objet de risée pour les filles.
Dès les premières pages, il critique violemment ceux qui veulent s’embusquer, mais aussi les infirmières, les Méridionaux, les ivrognes ; ceux-ci sont extrêmement nombreux et stigmatisés dans tout le livre, jusqu’à des aviateurs partis en mission et ayant cassé leur engin ; tous les spécimens d’embusqués rencontrés à Compiègne ; les brancardiers trop prudents ; d’autres « embusqués rutilants » (p. 207) ; les paysans des environs d’Alençon, abrutis vivant dans un pays sauvage ; la baronne de Rothschild dont il fait une critique au vitriol lorsqu’il est soigné dans son hôpital ; et enfin les Américains, grossiers, violents, vantards.
Ayant beaucoup fréquenté les hôpitaux, il donne son opinion sur le « moral » des blessés. Au tout début, ils souhaitent revenir au combat ; mais ce n’est plus le cas au tournant de 1914 et de 1915. Il faut dire qu’ils sont démoralisés par la vue des embusqués. Au printemps 1915, le 404e RI est présenté comme « un régiment sous-alimenté, malade et sans ressort ». Mais au printemps 1916 « l’état moral du front s’était amélioré » et les permissionnaires remontaient le moral de l’arrière, affirmations curieuses qui arrivent après des descriptions apocalyptiques de marches éreintantes, d’ivresses généralisées, d’officiers imbéciles.
La dernière partie raconte « l’embuscade ». Après sa deuxième blessure, il ne veut plus remonter au front, il fait tout pour cela, il accepte le qualificatif d’embusqué : « Et aucun remords ne vint troubler ma joie après deux ans de misère et de souffrances ! Je pouvais me reposer un peu, et laisser les périls de la lutte à ceux qui n’étaient au front que depuis six mois, et s’étaient chauffés à l’arrière pendant plus de deux ans ! » Il estime aussi que l’État tentaculaire est son débiteur (p. 305). C’est dans cette dernière partie que se voient le mieux les attitudes d’historien : il revient assez justement sur les responsabilités de la Serbie et de la Russie dans le déclenchement de la guerre ; mais il attribue les « troubles et séditions » de 1917 à l’action des Boches (p. 303).
Enfin, il coule des jours paisibles en 1917 et 1918 du côté d’Alençon, « excursionnant dans cette nature où il y a de jolis sites, m’entretenant avec les paysans, riant avec les filles qui venaient nous voir, faisant de l’archéologie »…

Rémy Cazals, juillet 2014

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Davat, Hippolyte (1884-1966)

1. L’auteur
Né à Aix-les-Bains (Savoie) le 12 mars 1884. Certificat d’études. Formation de jardinier. Service militaire au 4e Dragons de Chambéry. Garde municipal chargé des espaces verts dans sa ville natale. Marié en 1911, un fils. Pendant la guerre, ravitailleur d’artillerie au 206e RAC, puis dans l’artillerie lourde à partir de janvier 1918. Après la guerre, il reprend sa fonction jusqu’à la retraite en 1943.

2. Le témoignage
Hippolyte Davat, 1914-1918 Ma guerre, 2014, préface de Jacques Delatour, 277 p., contient un lexique des termes techniques, des croquis de localisation, la reproduction en fac-similé de quelques pages.
Retrouvé et publié à compte d’auteur par Guy Durieux (gdurieux07@orange.fr), qui nous a déjà fait connaître le témoignage de Marius Perroud (voir ce nom).
L’original comprend 735 feuillets recto-verso, format 15 x 9,5. Le premier intérêt du texte se trouve dans la volonté de l’auteur de garder une trace de tous les jours, du 3 août 1914 au 14 mars 1919 (sauf les périodes de permissions). L’intention de l’auteur est résumée à la fin : « Où j’étais, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai fait pendant la Grande Guerre. »
Pour la commodité du lecteur, Guy Durieux a parfois allégé le texte de passages répétitifs lorsque la vie était trop monotone ; il l’a divisé en chapitres et il a normalisé l’orthographe. J’ai repéré une erreur de transcription p. 210, lorsque, le 18 avril 1918, Hippolyte signale la mort de « Rolo » ; il s’agit de Bolo (Pacha), fusillé le 17 avril ; et cela montre la rapidité de transmission de cette information.

3. Analyse
S’agit-il du récit d’une vie monotone ? Hippolyte Davat ne combat pas les armes à la main, mais il correspond incontestablement à la définition du combattant donnée par Jean Norton Cru car il vit une grande partie du temps au danger (obus, bombes d’avions). Son texte définit les diverses facettes de son « métier » : avec ses chevaux, il doit installer les batteries sur leur position de tir et les déplacer lorsqu’elles sont repérées ; il doit les ravitailler en obus et apporter la soupe ; il est parfois réquisitionné pour apporter diverses choses à l’infanterie et au Génie ; au début de la guerre, il faut aller récupérer les douilles, les fusils et baïonnettes. Les corvées sont diverses : aller remplir des tonneaux d’eau ; transporter la litière et l’enterrer dans les trous d’obus. Le 7 juin 1916, il note : « Corvée de boue devant la porte des huiles ! Quel travail et à la carrière pour extraire et charger des pierres que nous mettons à la place de la boue. » Le 1er septembre, c’est une corvée de gravier « pour les allées de M. le capitaine ». Tous ces transports ont lieu non loin des lignes et parfois sous les obus quand les attelages ont été aperçus par un observateur depuis sa saucisse. Mais Hippolyte est conscient de la situation encore plus mauvaise des « pauvres fantassins ».
Même compassion pour les chevaux ; l’expression « pauvres chevaux » revient souvent. « Triste chose que la guerre pour ces pauvres animaux aussi », écrit-il le 21 avril 1916. Ils triment dur pour s’arracher à la boue ; ils glissent sur le sol verglacé ; ils passent des nuits sans abri sous la pluie et au froid. Les obus, les tirs de mitrailleuse les effraient. Un jour (17 octobre 1918), un cheval heurte du sabot un obus non éclaté ; l’explosion provoque la fuite « dans tous les sens » des rescapés. « Nos chevaux commencent à en avoir assez », remarque-t-il le 23 octobre 1917, expression largement employée par les poilus, et bien avant cette date. Hippolyte s’attache à certains de ses chevaux, son « grand Canadien » ou ses « deux gris ». Une grande partie de son temps passe en soins (contre la gale) et pansages (19 avril 1917 : « Bon pansage où, les chevaux muant, on avale beaucoup de poils. »).
Quand il a des loisirs, il va boire un litre avec des camarades ; on chante, on joue de l’accordéon. On cueille des fraises et framboises, des champignons ; on ramasse des pommes pour faire du cidre ; on améliore le menu avec la viande d’un sanglier ; on fait une pêche miraculeuse dans un étang en partie asséché (« je cueille les poissons comme avec une pelle ») et il y a largement de quoi en vendre de pleins seaux dans les cantonnements (« c’est une recette pour du pinard »). On aide les paysans chaque fois que c’est possible. Hippolyte fabrique des briquets et, à plusieurs reprises, il dit qu’il « dessine » sur des douilles d’obus pour les camarades qui ont sans doute reconnu ses compétences artistiques. Quant aux Anglais, leur jeu favori est le football ; les Français y participent parfois bien conscients de la supériorité britannique.
Hippolyte témoigne d’un grand intérêt pour les avions : les spécialistes de l’aviation pourraient trouver dans son texte quantité de notations, avec les évolutions qualitatives et quantitatives du début à la fin de la guerre. Au début, on voit quelques appareils isolés ; on tire dessus sans succès et il faut s’abriter lorsque les culots retombent. Puis on assiste à des pirouettes, des acrobaties, des duels dont les résultats sont incertains car le vaincu tombe parfois dans les lignes adverses. A la fin de la guerre, ce sont des escadrilles de dizaines d’appareils que l’on peut voir depuis le sol.
Hippolyte ne manque jamais de noter des renseignements sur les cimetières : tombes individuelles ou collectives, de Français et/ou d’Allemands. Lorsqu’il passe deux fois au même endroit à plusieurs jours d’intervalle, il constate l’allongement des files de croix, l’agrandissement des cimetières. D’une façon générale, il note qu’il est déjà passé auparavant à tel endroit (par exemple dans les parages du Trou Bricot en septembre 1918 comme en septembre 1915).
Certains jours, les notes sont brèves. D’autres fois, il décrit plus longuement des secteurs où l’action a été rude : Champagne fin septembre 1915 ; Verdun en mars 1916 ; le Soissonnais dévasté lors du recul allemand de mars 1917 (arbres fruitiers sciés, puits remplis de fumier, sucrerie de Villers-Saint-Christophe détruite…) ; le Chemin des Dames en mai (tandis que des civils se livrent aux travaux agricoles à proximité du danger) ; environs de Nouvron-Vingré en novembre 1917. Détail curieux : à Aubigny en avril 1917, dans une maison dévastée, il découvre « un petit mémoire écrit à la main de M. Boloré, otage des Allemands en 70 » et les 26 cahiers rédigés par « un homme resté dans l’invasion et inscrivant au jour le jour ses impressions parfois curieuses de ce qu’il voyait ».
La supériorité des Alliés lors des derniers mois de la guerre devient écrasante : « grande activité d’aviation » (26 septembre) ; « des tanks il y en a partout » (1er octobre). Les Allemands reculent en faisant sauter leurs canons dont l’un « ouvre sa gueule comme un crocodile » (10 octobre). Les prisonniers allemands expriment leur joie d’en avoir fini ; chargés d’enterrer des chevaux morts, ils en sont heureux « car ils ont du cheval à manger » et les Français leur apportent du pain. Le 10 novembre, Hippolyte se demande : « Est-ce vrai que cela va finir demain ? » Le11 dans l’après-midi : « Ce calme, pas de canon, me semble tout étrange. » Et le 13 : « Ayant pu se procurer le journal, nous lisons les clauses de l’armistice, c’est salé. » Le 21 novembre, la description du paysage de la route de Somme-Py à Souain est la dernière de ce type dans les carnets.
Ceux-ci comprennent rarement des jugements sur les chefs, sur l’armée et sur la guerre. Mais il y en a quelques-uns. On a déjà fait allusion aux huiles pour lesquelles il faut faire des corvées. Retarder son départ en permission (27 juillet 1915) l’irrite au plus haut point et lui fait comprendre que des pistonnés passent avant lui et que la solidarité entre officiers et soldats « n’existe que sur les journaux ». L’expression « bourrage de crâne » est utilisée le 3 octobre suivant. L’armée ? « Ah ! Armée française, tu ne changeras donc jamais, armée où l’on dévaste tous les champs, ça me fait rage de voir ce travail ! » Les alliés russes ? « Aujourd’hui, sur le journal, capitulation de nos chers alliés, les Russes ! » La guerre ? « Je fais des tas de petites choses qui occupent mon temps et me distraient sans cela ne deviendrions-nous pas fous ? » (17/02/1917). Et, plus largement (19 octobre) : « Que devons-nous penser de cette civilisation ? »
Au total, beaucoup d’informations à tirer de ce livre.
Rémy Cazals, juillet 2014

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Durrleman, Freddy (1881-1944)

1. Le témoin
Fils de pasteur, pasteur lui-même, père de pasteur, Freddy Durrleman appartient à une importante dynastie protestante. Il a été en poste à Roubaix avant la guerre et il y a découvert la nécessité d’évangéliser les populations ouvrières. Il est mobilisé en août 1914 comme infirmier dans un hôpital à l’arrière. En décembre 1915, il devient aumônier sur navire-hôpital en Méditerranée, d’abord le France IV, puis, en février 1916 sur le Duguay-Trouin. Il est marié, avec trois enfants. Après la guerre, il devient l’animateur d’une maison d’édition protestante, La Cause, qui existe toujours et qui a publié son témoignage de guerre en 2014.
2. Le témoignage
Pasteur Freddy Durrleman, Lettres d’un aumônier sur un navire-hôpital, Armée d’Orient (1915-1918), Préface de Patrick Cabanel, Editions La Cause, 2014, 230 p. (illustrations, index des noms de personnes).
Il est constitué par les lettres à son épouse de décembre 1915 à décembre 1918, extraits choisis par son fils Christophe, lui-même pasteur. Quelques petits problèmes de transcription. Le livre est illustré de photos prises en Orient par Eva Durrleman (1891-1993), jeune sœur de Freddy, infirmière (scènes de soins, vues de Salonique, mariage du général Sarrail, etc.).
3. Analyse
Le cadre géographique est la Méditerranée avec ses ports (Toulon, Bizerte, Salonique), ses îles, ses villes sinistrées (on voit encore les dégâts du tremblement de terre de Messine de 1908 ; on assiste à l’incendie qui détruit le centre de Thessalonique en 1917). Chrétien, érudit, le pasteur est sensible aux lieux où est passé Saint-Paul, où il a prêché ; lui-même utilise largement les lettres de Saint-Paul aux Thessaloniciens. Il sert de guide dans des excursions dans la ville grecque, dans l’Hippone de Saint-Augustin, et à Constantinople après l’armistice.
Le danger est représenté par les sous-marins ennemis qui, semble-t-il, ne torpillent pas les navires-hôpitaux ; par contre, ceux-ci peuvent heurter des mines. De nombreux autres bateaux sont coulés, transportant des troupes, des marchandises et le courrier tant attendu. Le 23 janvier 1918, il écrit : « Vraiment Dieu conduit la vie de ses enfants ! Que de sujets de reconnaissance n’avons-nous pas en ce moment ! Il est dur d’être séparés mais qui aurait pensé que Dieu me mettrait ainsi à l’écart pendant 3 années, me donnant cette occasion unique au milieu de ma vie de refaire en quelque mesure mes études et de pouvoir faire une vraie retraite spirituelle ! » Il est vrai que, pendant ces trois ans, et même quatre, des gens comme Louis Barthas, de 2 ans plus âgé que notre pasteur, étaient aux tranchées. Freddy Durrleman n’utilise jamais le mot « embusqué ». Il lit énormément, il écrit. Il a à son service Alexandre, son ordonnance, son premier converti.
Car le sujet essentiel traité dans ces lettres est le prosélytisme. Le préfacier le dit nettement, mais on reste malgré tout surpris de cet engagement incessant et massif (« Il nous faut une propagande intelligente et constante », écrit-il le 22 novembre 1916). Cela commence par une description du milieu très hostile que représentent les officiers d’une marine cléricale, antirépublicaine, antidreyfusarde, n’ayant que mépris pour les matelots et pour les indigènes des colonies où ils ont fait la noce dans leur jeunesse. Cela va très loin puisque, dans une conversation, il entend « dire que l’on devrait faire tuer sur le front tous les indigènes venus en France pour la guerre car ils seront désormais intenables rentrés chez eux et n’auront plus le respect des blancs » (p. 120). Le pasteur protestant remarque la très forte proportion de prêtres catholiques parmi les infirmiers (voir aussi la notice du docteur Martin). Les aumôniers catholiques sont incultes, portés sur l’alcool ; ils prêchent que cette guerre est « la vengeance de Dieu contre la France » qui s’est détournée de lui (p. 102). La religion de ces gens-là est un « pagano-christianisme » ; ils ont construit un « Dieu bonasse et sans grandeur, sans moralité  ». En Grèce, il constate que la religion orthodoxe ne vaut guère mieux, pleine de superstitions et de grossièreté. Quant à l’islam, il fait des femmes des esclaves des hommes.
Sur le bateau, il ne cesse de lutter contre l’alcoolisme et la débauche ; à plusieurs reprises, il jette des livres par-dessus bord, « de vilains livres de crimes et de débauche » dont il ne donne pas la liste. Même « ces beaux chefs-d’œuvre de Lamartine, Le Lac, etc., sortent d’une source impure, de liaisons illégitimes et de l’adultère ». Le livre fourmille de thèmes de sermons et de conférences que nous ne reprendrons pas ici. Il est très fier de leur succès qui fait de l’ombre à la messe. Mais est-il si loin du thème de la « vengeance de Dieu » des catholiques lorsqu’il écrit (6 avril 1916) : « Au-delà de quel désastre irréparable allons-nous si cette terrible catastrophe ne porte pas des fruits de repentance ? » Pour préparer l’avenir, il prépare des brochures d’évangélisation, il fait des projets de livres qu’il commence à écrire, il jette les bases de la maison d’édition La Cause.
Un thème revient de temps à autre dans son courrier, c’est son admiration pour Jean Jaurès après lecture des ouvrages de Lucien Lévy-Bruhl et de Charles Rappoport. Le 9 septembre 1916, il écrit : « Certainement une belle personnalité que cet homme. Quel dommage qu’il n’ait pas connu directement, personnellement Jésus-Christ. J’ai l’intention de préparer une petite étude qui pourrait peut-être servir un jour à la Revue du Christianisme Social sur Jaurès et la personnalité humaine, étude qui me permettrait de dire à la fois tout ce qui rapproche Jaurès du christianisme et ce qui l’en sépare. »
Voir la notice Madrènes : un marin catholique militant.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Chaumette, Gérard (1892-1951)

Il est né à Mansle (Charente) le 23 mai 1892. Ses parents sont instituteurs. Après le bac, il prépare le concours de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm et il est reçu en 1913. Aspirant au 115e RI, il termine la guerre au grade de capitaine. Il se marie en août 1918, il obtient l’agrégation de lettres classiques en 1919 et devient professeur au lycée Clemenceau de Nantes jusqu’à la retraite. Mobilisé à nouveau en 1939, il est fait prisonnier en 1940 et libéré en 1941 comme ancien combattant de 14-18. Il participe à la Résistance. Il écrit divers livres, mais ne réussit pas à publier ses récits de la Première Guerre mondiale. (Ces renseignements biographiques sont donnés par les éditeurs du livre dont il va être question.)
La persévérance de sa fille et de ses petits-enfants aboutit en novembre 2013 à la publication du texte : Gérard Chaumette, Le Casque bleu, Mémoires des tranchées sortis de l’oubli, Editions Les 2 Encres, 277 p. Le texte proprement dit est précédé d’un bref rappel du contexte historique et d’un glossaire qui se réfère à celui du site du CRID 14-18. Mais l’appareil critique ignore les témoins en dehors de Dorgelès.
Le texte de Gérard Chaumette est subdivisé en tableaux thématiques dont le titre est souvent précédé de l’article défini : Le Poilu, Le Cuistot, Le Grenadier, Le Coup de main ; La Patrouille, La Montée en ligne, La Mine. Beaucoup n’ont ni date, ni localisation ; ceux qui sont un peu plus précis sont mélangés : un tableau daté du 22 juin 1916 vient après un autre d’octobre 1918. L’écriture est lissée, pour mieux correspondre aux demandes supposées du public, mais sans doute est-il allé trop loin dans ce sens et dans la livraison de clichés trop attendus (par exemple sur le cuisinier). Dans le détail des descriptions, le Poilu est énergique et gouailleur ; il est beau « jusque sur son fumier et dans sa crasse » ; la Patrie est divinisée ; un lieutenant seul à sa mitrailleuse « tenait tête à la horde qui le cernait », criant : « Un Français ne se rend pas ! »
Un des tableaux décrit une exécution à laquelle l’auteur semble avoir assisté, mais son titre, « L’Exécution capitale » ne donne aucune précision ni de lieu ni de date. Mais Chaumette ne parle ni de fraternisations ni de mutineries. Pourtant, Pierre Roullet (voir ce nom) a signalé des incidents au 115e RI ; apparemment peu graves, ils ont été cependant repérés par Denis Rolland et André Loez.
On peut imaginer le conseil qu’aurait donné Jean Norton Cru à Gérard Chaumette : ne cherchez pas à définir LE Poilu, LA Guerre ; donnez-nous plutôt votre carnet de notes quotidiennes si vous en avez tenu un.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Armengaud, Maurice (1886-1960)

Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals,  6 avril 2014

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Longuet, Octave (1888-1944)

Octave Jean Baptiste Longuet est né le 19 octobre 1888 à Brest (Finistère) où son père était second maître mécanicien de 1ère classe sur le cuirassé garde-côte Le Vengeur. La famille vécut à Toulon et Bizerte au gré des affectations du père. Octave étudia aux Arts et Métiers d’Angers avant de faire le service militaire de 1909 à 1911, en partie en Tunisie. Il en sortit sous-lieutenant de réserve et fut mobilisé en août 1914 avec ce grade dans l’artillerie de défense des côtes. Après une période d’instruction au camp de Meucon, près de Vannes, sa batterie fut envoyée en Champagne pour la préparation d’artillerie de l’offensive du 25 septembre 1915. En Alsace, en secteur calme, de février à juin 1916. En appui de l’offensive de la Somme, de juin à décembre. A nouveau en Champagne et en Alsace, de décembre 1916 à mars 1918, et en Belgique jusqu’à l’armistice. Capitaine depuis le 18 avril 1918.
C’est le petit-fils du capitaine Longuet, Michel Delannoy, lui-même militaire de carrière, qui a retrouvé les 500 photos, dont 90 % sont bien légendées et dont la moitié ont été remarquablement reproduites dans le livre Capitaine Longuet, officier artilleur de la Grande Guerre, chez l’auteur (delmi83@sfr.fr), 2013, 227 pages, index des lieux et des matériels photographiés.
Le livre s’ouvre sur deux photos très originales. C’est d’abord un autochrome (le seul de la collection) représentant le lieutenant Longuet posant devant sa pièce, l’énorme 270 de côte en avril 1915. L’autre montre le départ de Brest de deux cuirassés, le 2 août 1914. Ensuite, le premier séjour en Champagne est particulièrement bien documenté. Les photos d’Octave Longuet montrent les mastodontes de l’ALGP (Artillerie Lourde à Grande Puissance), le grand nombre des serveurs (et d’abord des installateurs car, pour mettre en place un 270 de côte, il faut huit heures de travail de 15 hommes), les phases du chargement des pièces, les tirs. Et les résultats des tirs de ces pièces, et des autres, sur les forêts, les habitations, les tranchées. Les très bonnes photos de Longuet montrent les paysages dévastés, les tranchées en partie détruites, les abris de fortune, les tombes de soldats allemands et français parfaitement entretenues par les survivants, mais que l’artillerie ne peut évidemment respecter. Longuet n’était pas le seul photographe de la Grande Guerre et ses photos ne nous surprennent pas, dans l’ensemble, mais elles sont précisément situées : le Bois Sabot, la Tranchée de Cologne, le cimetière du Bois de Spandau, le Trou Bricot, la Maison Forestière, les ruines de Perthes-les-Hurlus. Sur les croix de bois du cimetière de la Maison Forestière, on distingue nettement le nom de plusieurs soldats du 80e régiment d’infanterie de Narbonne, que l’on pourrait identifier de plus près en consultant les fiches des morts pour la France sur le site Mémoire des Hommes.
Les photos d’Alsace représentent les parages de Thann sous la neige. On retrouve les engins de guerre dans la Somme où les photos montrent les différentes opérations du montage d’un 240 au nord de Bray en juillet 1916, avec les différents problèmes techniques rencontrés. On y voit encore le 305 de marine, l’obusier de 400, autres mastodontes, les troupes britanniques et les prisonniers allemands, un des premiers tanks anglais, et toujours des ruines, Curlu, Hem, la ferme de Monacu.
Octave Longuet se marie en mai 1919 ; il est démobilisé en juillet et reprend la vie civile dans diverses entreprises liées au bâtiment. Il ne dépasse pas le grade de capitaine dans la réserve : les notes de ses supérieurs rappellent ses « beaux services de guerre » mais regrettent qu’il ne fréquente pas les écoles de perfectionnement des officiers de réserve. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il se trouve avec sa famille à Auriac en Dordogne lorsque, le 30 mars 1944, la Gestapo et 300 hommes de la division Brehmer de la Wehrmacht, à la recherche des maquis, investit le bourg, exécute Octave Longuet, son fils André, le maire de la commune et deux métayers espagnols, et brûle la maison.
Rémy Cazals

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Patard, Charles (1884-1966)

Il est le cinquième enfant et le premier garçon d’une famille de cultivateurs catholiques pratiquants de l’Orne (une des filles deviendra religieuse). Sa naissance, le 4 février 1884 à Montsecret, est suivie de celle de trois autres garçons. Élève brillant, il obtient le certificat d’études à 12 ans, poursuit au-delà pendant deux ans, mais doit abandonner, faute de ressources familiales. Il commence à travailler à 14 ans comme garçon d’épicerie à Flers, puis devient commis épicier à Paris, Salon-de-Provence et Neuilly-sur-Seine, avant de prendre à son compte une épicerie à Sées dans son département natal, aidé par son plus jeune frère, Joseph, né en 1896. Marqué par le catholicisme social du Sillon et par le socialisme de Jaurès, Charles reste solidement chrétien (sans pratiquer) et développe des idées pacifistes. Marié en 1911, il a un garçon qui meurt en nourrice. En août 14, sa femme est enceinte, mais il doit partir vers le front au 304e RI (il passe au 203e en juin 1916). Il connaît la guerre de mouvement dans la Meuse, puis les tranchées en quelques secteurs agités en particulier au Mort-Homme dans la deuxième partie de 1916. Son « témoignage », rassemblé par sa petite-fille Isabelle Jeger, est constitué de quelques photos, de quelques pages d’un carnet datées 17-18 septembre 1914 et 27-28 janvier 1915, et surtout de 20 lettres, quelques-unes très longues, à son frère Joseph entre le 19 avril 1915 et le 25 février 1917.
Le 17 septembre 1914, dans le secteur de Chaumont-sur-Aire, le 304e contemple le spectacle macabre des morts du 161e, restés sur le terrain depuis une semaine, et procède à leur enterrement. Charles Patard est particulièrement ému par deux lettres trouvées sur des cadavres, une adressée aux parents du soldat Jean Goussiez, de Reims, l’autre adressée à sa fiancée par le caporal Louis Coulombel, du Pas-de-Calais. La page datée du 27 janvier 1915 porte déjà la phrase : « Ah, quand finira ce cauchemar ? » Mais c’est surtout dans les lettres à son frère qu’il expose de manière plus complète ses sentiments. Il souhaite recevoir toute information intéressante car : « Ici comme pâture on nous sert L’Écho de Paris !…, les beaux articles de Barrès, la revanche, etc. » Et Joseph lui envoie plusieurs numéros de la feuille non-conformiste, Les Hommes du Jour. Le 19 avril 1915, sa fille étant née en mars, il écrit : « Tu as vu ma petite Jeanne, tu ne sais peut-être pas pourquoi je l’appelle Jeanne. J’avais dit à ma femme ma préférence, si cela avait été un petit garçon, je l’aurais appelé Jean en souvenir de Jean Jaurès, car si nous avions eu beaucoup d’hommes comme lui, je ne serais pas où je suis ; comme c’était une petite fille, elle s’appelle Jeanne ! » Il critique les riches embusqués, les hommes politiques chauvins, le parti clérical qui escompte « que le malheur et les larmes » referont de la France « la grande nation catholique ». Le 23 octobre, il donne le nom des coupables, Poincaré, Deschanel, Barrès, Lavedan, Richepin, Bazin, sans oublier « Monseigneur Amette et consorts ». Et il ajoute (10-11-15) Gustave Hervé et la plupart des socialistes qui ne se souviennent pas que la guerre « est le résultat de la politique revancharde, haineuse, qu’avait si bien dénoncée le grand Jaurès, qu’en voulant exterminer les autres, nous-mêmes nous nous exterminons, que la plus belle jeunesse ouvrière et laborieuse tombe chaque jour ». Lorsqu’il a un moment, Charles lit Sénèque et Tolstoï et se forge une philosophie stoïcienne et d’amour de l’humanité. Il condamne absolument toute volonté de se venger, évoquant même le soldat allemand qui pourrait le tuer : « Non, mon sang du moins ne criera pas vengeance, cela je ne le veux pas et je ne voudrais pour rien au monde que plus tard ma chère petite Jeanne que je connais à peine, nourrisse dans son âme des pensées de haine contre le malheureux qui m’aura frappé. » Il estime qu’il faut construire sa vie sur l’Idéal et la Raison.
Malade, Charles est évacué en octobre 1917 et ne reviendra pas sur le front. Ses deux frères, Victor et Alphonse, qui ont combattu dans l’artillerie de campagne, survivent également à la guerre. Quant à Joseph, au 85e d’artillerie lourde, il était celui qui courait le moins de risques et pourtant il fut tué le 14 juin 1917 près de Cormicy (Marne). Après sa démobilisation, Charles retrouva sa femme et sa fille de 4 ans, et reprit son épicerie jusqu’à sa retraite en 1934. Il fut un actif militant pour la Paix et un des organisateurs, en février 1939, de l’accueil des réfugiés républicains espagnols dans l’Orne (voir aussi Albert Vidal). Avant sa mort le 1er août 1966, il continuait à lire du Jaurès.
Rémy Cazals
*Voir Isabelle Jeger, « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées, Charles Patard, Notes de guerre et correspondance 1914-1917, Toulouse, Privat, 2014. Photos dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 364.

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Mourlot, Gaston (1894-1926)

Né le 2 juin 1894 à Paris dans un milieu très modeste, Gaston Mourlot entre en apprentissage dès 14 ans chez Abel Bataillard ferronnier d’art après avoir obtenu le certificat d’études. Incorporé à 20 ans avec sa classe par anticipation en septembre 1914, il n’a pas connu la vie de caserne avant guerre. D’abord fantassin au 65e RI, il intègre le génie à partir de 1915 et met à profit sa formation technique au profit de l’organisation matérielle et logistique du front.

Il connaît d’abord le front de la Somme en novembre 1914, puis successivement la Champagne, la Marne et l’Aisne, puis l’Argonne. Il passe par deux fois par le front de Verdun. Il stationne dans le tunnel de Tavannes dans les derniers mois de l’année 1916 et en donne une description qu’il est intéressant de croiser avec celle du capitaine Charles Delvert. Il est ensuite sur le Chemin des Dames début 1917 et le 16 avril. Mobilisé un peu à l’arrière du front, il voit arriver les premiers blessés, et avec eux le récit d’un échec. Cette période se révèle encore plus pénible que Verdun. On peut lire alors ce type de passage : « Cette déveine ne va pas donner un atout de plus à la réussite de l’attaque : d’abord le terrain sera quelque peu détrempé, et par suite d’une nuit passée sous la lance, l’ardeur des assaillants sera sûrement émoussée. » (16 avril 1917). Des Vosges, il revient avec son unité dans la Marne en septembre 1918 où il participe à l’avance française. Il sera finalement démobilisé en février 1919.

Gaston Mourlot a consigné d’une écriture serrée sa guerre dans dix carnets, a correspondu avec plusieurs personnes dont parfois des combattants comme lui, a dessiné, pris ou récupéré des photographies pendant toute la durée de sa mobilisation. L’historien se trouve devant un témoignage multiforme et cohérent, issu d’une unique expérience de guerre. Cet ensemble apparaît même témoigner d’une « culture » en guerre plutôt que d’une « culture de guerre ».

Il change très souvent de secteur bien qu’il partage son temps de guerre essentiellement entre le front de la Marne, de la Meuse et de l’Aisne. Il change également très souvent de groupe : de l’infanterie au génie, de simple soldat à sapeur, puis sergent. Ainsi, il décrit une vie de nomade qui fait ressembler finalement la guerre de siège à une guerre de mouvements pour les unités combattantes. Elles se trouvent ainsi ballotées de secteurs en secteurs sans jamais ou presque savoir par avance leur destination. Deux types d’activité guerrière peuvent rendre un secteur actif : les grandes offensives et attaques d’envergures longuement planifiées, et le harcèlement par des tirs de mines et tirs d’artillerie constants ou périodiques et autres coups de mains qui tiennent les unités en alerte. Ces « temps » apparaissent très variables en durée et en intensité. Quant aux secteurs tranquilles, ils se caractérisent par une activité guerrière réduite permettant une certaine oisiveté (fin juillet 1916). Mais on est d’abord saisi, comme à la lecture d’autres témoignages de fantassins, de la place prise par les travaux d’aménagements dans le temps combattant. D’abord fantassin, Mourlot utilise davantage la pioche et la pelle que son fusil. Devenu sapeur, il devient un véritable ouvrier du champ de bataille, creusant des puits, construisant des ouvrages de fortification, dirigeant des travaux de restauration de tranchées ou de « gourbis ».  Des mots et expression comme « chantier », « collègue », même si ce dernier terme renvoie aussi à la notion plus simple de camarade, « aller au travail », « travailleurs », « équipe », « mes associés », montrent que Mourlot aborde peu à peu sa guerre comme un métier. Les temps d’attente dans les tranchées ou au cantonnement sont mis à profit pour écrire, s’adonner à la sculpture ou à la photographie, au sport aussi et à certaines autres pratiques collectives comme la pêche ou la navigation. L’ouvrier Mourlot en profite également pour s’initier à la typographie. Ces pratiques,  méticuleuses, constantes, sont à l’image de l’écriture très descriptive de Mourlot qui s’applique durant toute son expérience de guerre à noter scrupuleusement les petits « faits » du quotidien, au ras de la tranchée.

Que retient Gaston Mourlot des combats dans le long récit de plus de quatre années de guerre qu’il a laissé ? A la première lecture, on peut s’étonner de trouver si peu de notes à ce sujet alors qu’il écrivit assez longuement tous les jours. Certes, nous savons que toutes les divisions de l’armée française n’ont pas également été utilisées durant le conflit, et certaines deviennent plus combattantes que d’autres, notamment les unités d’infanterie coloniale et d’Afrique en général : « Rencontre des troupes noires et des zouaves qui ne doivent pas être là pour rien et si la fantaisie prenait aux boches d’avancer ils trouveraient à qui parler » (février 1916). Intégré dans le génie, il ne participe pas directement aux attaques, mais évoque des moments clés du conflit, comme la préparation de l’offensive de septembre 1915 en Champagne. Il témoigne alors de l’agitation des troupes, de la difficulté pour les hommes de base de comprendre l’organisation de la bataille, la nervosité aussi des fantassins (24 septembre 1915). Le 25 septembre, jour du lancement de l’offensive, est de ce point de vue marquant : nombreux morts et blessés, les infirmiers débordés, les cadavres, un blessé allemand secouru, la difficulté à conserver des repères clairs. « Petit à petit, l’on se retrouve », note-t-il seulement le lendemain.

Finalement, l’accumulation des notes et des photographies prises par Gaston Mourlot donne à comprendre un peu mieux la réalité des différents temps de guerre, des parcours et des expériences combattantes qui, décidément, ne peuvent se résumer en quelques généralités trop vite assenées.

Alexandre Lafon, avril 2013

Source : Un ouvrier artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2012, 560 p.

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Thiesset, Henriette (1902- )

Nous avons reçu cette notice, de notre collègue professeur d’histoire Nathalie Jung-Baudoux :

Henriette Thiesset est née en 1902 dans la ville de Ham (80). Elle vit avec sa mère, Blanche, chez ses grands-parents, Henri Ficheux, chef de gare de la ville et son épouse Elvire. En août 1914, la ville est envahie par les troupes allemandes. Il est trop tard pour fuir. La famille s’installe dans une maison de Saint-Sulpice et commence alors le temps de l’occupation et des privations. Il faut loger les troupes, les nourrir et être à tout moment à leur service. La jeune Henriette décide de tenir un journal dès le début de l’occupation. Elle y raconte les humiliations subies, les événements quotidiens touchant le quartier et les environs. Si au début de la guerre Henriette s’inspire des pensées des adultes, traduisant leurs angoisses et le nouveau rythme de vie, elle se forge rapidement sa propre vision du monde qui l’entoure. Attentive aux souffrances des autres, elle décrit les soldats français, russes, anglais, ainsi que les manières de l’occupant, les doutes de certains soldats alsaciens, polonais et mosellans. Elle retranscrit le témoignage d’habitants envoyés au camp d’Erfurt :

« A Erfurt, les autorités ignoraient leur arrivée, on leur fit subir un interrogatoire pour leur faire avouer qu’ils étaient des francs-tireurs. Comme rien n’était prêt pour les recevoir, on les mit coucher sous la tente en attendant mieux. Un jour, on les fit tous ranger pour enlever les boutons de cuivre, un autre jour pour les porte-monnaie, mais pendant la fouille des premiers les autres avaient fait disparaître les leurs.
Un peu plus tard, on les mit dans des baraquements, nouvellement construits, et pendant quatre mois ils couchèrent sur la même paille, qu’on remplaça enfin par de mauvaises paillasses.
Ils étaient 16 000 dans le camp, des soldats français, des Russes, des civils. Les Russes malpropres introduisirent la vermine dans le camp, il fallut les mettre à part et vacciner tout le monde contre le typhus. La cuisine, organisée par un bufetier de la gare [sic], touchait 14 sous par jour pour nourrir chaque homme, et ne leur en donnait pas la moitié. La France heureusement envoye [sic] du pain, mais quelquefois les Allemands pillent le convoi.
Les Français ont pris plusieurs fois la défense des Russes trop maltraités. Un jour, un Russe éloigné à cause du typhus étant sorti pour ramasser une croûte de pain, un factionnaire l’attacha à un poteau pour le fouetter, mais les Français ramassèrent des pierres pour jeter au factionnaire. Craignant une révolte, les Allemands supprimèrent les punitions aux Russes.
On circule dans le camp, on y joue, les jeunes organisent des concerts. Dans l’intérieur du camp on vend du thé, du café et une rebutante charcuterie qui vaut très cher. Quelquefois, des enfants acceptent de l’argent pour faire les commissions des prisonniers, mais il arrive qu’ils gardent l’argent pour eux.
Tous les jours, quelques prisonniers vont en corvée en dehors de la ville.
Les colis arrivent aussi facilement que l’argent, surtout, ceux qui viennent de la France non envahie, quelquefois un journal s’y trouve glissé, comme pour emballer quelque chose. Au début, les Allemands avaient voulu donner l’argent à mesure, 30 marks à la fois, mais toujours on disait que le surplus avait été emprunté à un camarade, et le moyen ne réussit pas.
Un Alsacien, pris dans les armées françaises, a été fusillé parce que ses parents lui ont écrit sous son véritable nom.
Lorsque les prisonniers revinrent, ils crurent d’abord aller en France, mais passèrent par les Ardennes et apprirent alors qu’on les dirigeait sur Saint-Quentin. Après quelques formalités, on les rendit à leurs familles joyeusement étonnées.
Le pauvre M. Jaëck qui nous a raconté cela, n’a sans doute pas tout dit, car il craint que son fils soit prisonnier, il ne veut pas effrayer sa famille. »

Henriette Thiesset mentionne aussi les conséquences des mesures municipales sous la pression des Allemands. Proche du front et pourtant loin des sources d’information, son récit montre la pesanteur de l’attente, les espoirs de paix déçus, les craintes d’un lendemain incertain.
Lorsque la ville est libérée, que le Président Poincaré vient à Ham, tous pensent être au bout du chemin et un avenir est envisageable. Henriette cherche à se remettre à niveau et à devenir institutrice. Elle réussit le concours d’entrée et part étudier à Amiens. L’offensive allemande reprend. Tous les Hamois reçoivent l’ordre d’évacuer. Commence alors l’exil pour une partie de la famille, la grand-mère ayant refusé de quitter la ville. Henriette raconte alors la difficile recherche d’un logement sur Rouen, l’aide des populations et des religieux. Puis vient enfin le retour dans un pays dévasté suite à la pratique destructrice des Allemands lors de leur repli. Henriette recueille le récit de sa grand-mère qui a subi de terribles privations et a été évacuée en Belgique. Son grand-père Henri, épuisé par tant d’efforts, est atteint de la grippe espagnole et meurt le 22 février 1919. La ville de Ham est dévastée. Henriette, sa mère et sa grand-mère s’installent dans un petit bâtiment encore debout au fond du jardin. Tout est à rebâtir.
Nathalie Jung-Baudoux
*Journal de guerre d’Henriette Thiesset, 1914-1920, annoté par Nathalie Jung-Baudoux, Encrage Edition, 2012, 304 p. L’ouvrage comporte un index, les poésies de guerre d’Henriette Thiesset, d’autres témoignages et extraits de journaux de guerre (Docteur Dodeuil, M. Cagnon puis Mme Laurence Rousseau sur la ville de Roye), de nombreux documents d’archives sur Ham et sur quelques familles des environs.

Complément :

Les quatre cahiers manuscrits constituant le témoignage de Henriette
Thiesset font partie du fonds « La Guerre dans le ressort de l’Académie
de Lille » et sont conservés à la BDIC sous la cote F D 1126/07/C.695
On peut les visionner sur le site web de la BDIC dans la rubrique
« L’Argonnaute » en recherchant « Thiesset » ou alors par le lien suivant
(http://argonnaute.u-paris10.fr/ark:/14707/a011435678431tBxzgs)

Aldo Battaglia
Responsable des collections de peintures et dessins
Musée d’histoire contemporaine – BDIC
Hôtel national des Invalides
75007 Paris

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