Tissot, Henri (1888-1950)

Agé de 27 ans au moment de la déclaration de guerre, Henri Tissot, juriste de formation, est d’abord mobilisé au 18e dragons de Dole avec le grade de brigadier puis passe au 11e dragons en janvier 1915. Après deux ans de pérégrination sur le front (Artois, Marne, Meuse et Meurthe-et-Moselle) et plusieurs engagements sérieux, Henri Tissot devient sous-lieutenant d’infanterie affecté au 14e RI de Toulouse à partir d’août 1916. Il participe encore aux combats d’avril-mai 1917 à l’est du Chemin des Dames autour du massif de Moronvilliers, ainsi qu’à la deuxième bataille de la Somme en 1918. Son récit montre combien cette période renoue avec la guerre de mouvement (p. 217 et 220 : « tout est provisoire »), la violence des combats et l’importance du volume des pertes. Il faut attendre le mois de juin pour voir chez notre témoin « le moral » se raffermir. Il est gazé en août de cette même année et évacué. Il revient à son poste dans les Vosges quelques jours avant l’armistice, attendu avec impatience. Le 11 novembre, devant l’affiche annonçant la fin des combats : « Pas de cris, par de manifestation, une joie calme et contenue. » Puis à 11h, et aux bruits des cloches : « (…) de toutes les poitrines s’élève un hurrah triomphal, où passent en tempête, la joie, la souffrance, les rancœurs. » (p. 267-268). Henri Tissot entre en Alsace quelques jours plus tard avec son régiment.

De cette longue expérience de guerre, Henri Tissot a laissé un récit de plus de 500 pages et conservé environ 150 photographies bien légendées. L’ensemble a été retrouvé par la famille bien après la mort de l’auteur, sans que l’on sache à quelle date exacte Henri Tissot a mis au propre les notes qu’il a prises au front (comme en témoigne plusieurs passages de son carnet cf. p. 100). Une partie seulement de l’ensemble de ce témoignage a été publié sous le titre La guerre est déclarée. Journal du sous-lieutenant Henri Tissot pendant la Grande Guerre par Sophie Arnaud en 2014 (304 p.). Un ensemble d’annexes (biographie, synthèse du parcours du combattant, index des personnages cités) permet de prendre connaissance de l’identité de l’auteur et facilite la lecture du texte.

Henri Tissot s’inscrit dans cette classe moyenne des tranchées, soucieuse de conserver la mémoire de son expérience, marquée par la guerre et sa mise à l’épreuve dans le cadre de l’impôt du sang. Il justifie d’emblée son souci de mettre au propre ses souvenirs : «  En les mettant au net, je n’ai eu d’autre but que de revivre les heures les plus passionnantes et les plus remplies de mon existence. Peut-être les liens et quelques amis trouveront-ils plus tard quelque intérêt à parcourir ces pages. »  (p. 9) L’expérience de la guerre n’a pas été pour lui que violence et deuil, mais a été aussi marquée par des « heures douces » et surtout la camaraderie, qui l’a fortifié à plusieurs reprises dans son patriotisme. Ainsi, la guerre est perçue aussi comme une expérience sociale débouchant sur le rêve d’une société nouvelle : « Ce contact forcé de la guerre dans la vie des tranchées aura permis aux uns et aux autres de se deviner, de se savoir mutuellement. Je le souhaite. (…) Espérons qu’à la paix, la camaraderie de la tranchée ou du trou d’obus ne disparaîtra pas avec le geste de dépouiller l’uniforme. » (9 mai 1917).

Henri Tissot mêle à ses réflexions sociales, marquées parfois du sceau d’un certain paternalisme de « classe », un rapport personnel fort à la religion. Fervent croyant, il participe dès qu’il le peut aux offices religieux et remet à plusieurs reprises son destin entre les mains de Dieu (p. 212). Sa foi l’oblige d’ailleurs parfois à soutenir de violentes polémiques sur les sujets religieux avec certains de ses camarades (p. 72).

Juriste de formation, le sous-lieutenant Tissot est confronté directement comme acteur de la justice militaire. Le 18 octobre 1916, il assiste le président du conseil de guerre de sa division. A cette occasion, il fournit une description minutieuse des lieux et des acteurs, dont celle de l’accusé, un territorial qui, ivre, a injurié et frappé son chef de bataillon. Le jugement peut aboutir à la peine de mort : « Enfin ! Un soupir de soulagement, ce n’est pas une condamnation à mort. » (p. 87)

Pour Tissot, le passage de l’état de soldat à celui d’officier nécessite une adaptation progressive. Le rapport aux autres soldats change, leurs regards aussi. Mais il prend à cœur cette nouvelle charge : « La troupe marche comme on l’entraîne. Etre un chef, c’est savoir être devant partout et en tout. » (p. 92). Les combattants deviennent alors « la troupe », « les hommes », « les piou-pious », tout à la fois désincarnés et magnifiés par Tissot dans leur abnégation quotidienne. Il adapte également son rapport à la guerre, se perfectionne dans le métier (usage de plusieurs expressions en rapport avec le monde du travail) par l’expérience, se professionnalise et s’aguerrit. Comme le montrent les photographies publiées, le cercle centrale de la camaraderie devient celui des officiers subalternes qu’il côtoit dans le cadre du service, au repos, à la popote.

Henri Tissot n’a pas de mots assez durs pour qualifier les alliés britanniques, qu’ils se trouvent sur le front (de piètres combattants) ou qu’ils paradent à l’arrière : « Ils tiennent le trottoir avec des allures de conquérants », écrit-il avec colère lors d’une permission à Rouen en mai 1918. Les seuls vainqueurs des Boches, envers lesquels les sentiments de Tissot varient beaucoup en fonction des circonstances, sont le soldat français et le commandement (notamment Foch).

Ces quelques éléments développés dans les parties publiées du témoignage n’épuisent pas les nombreuses autres indications utiles à la compréhension de l’expérience combattante et de son épaisseur : les loisirs (chasse, pêche), les rumeurs, les rivalités entre officiers, les liens de camaraderie, la complexité des rapports hiérarchiques (comment blâmer des soldats en « maraude » qui rapportent du vin à l’ensemble de la troupe ? (p. 245-246), mais aussi la description d’un épisodes de trêve tacite (octobre 1917 – p. 189).

La qualité de l’écriture et la probité du témoin auraient sans doute fait entrer le récit d’Henri Tissot parmi les bons témoignages retenus par Jean Norton Cru.

Alexandre Lafon, mai 2015.

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Delteil, Roger (1891-1915)

Son père fut pasteur au Vigan (où Roger Delteil est né le 28 juillet 1891), puis à Millau et à Rodez. Lui-même était licencié en droit lorsqu’il partit vers le front avec le 122e RI. Son témoignage est constitué par 150 lettres envoyées à ses parents entre février 1915 (baptême du feu en Champagne le 15 février) et sa grave blessure le 28 septembre, même secteur. Le sergent Delteil mourut à l’ambulance le 30 septembre à Vitry-le-François.
Le livre : Roger Delteil, In tenebris lux, 14-18, la foi à l’épreuve du feu, Paris, éditions Ampelos, 2014, 308 p. Dans sa préface, le pasteur Gérard Delteil, neveu de Roger, souligne que la brutalité de la guerre n’avait pas altéré sa capacité d’émerveillement devant la beauté de la nature et le travail des champs ; qu’on ne trouve dans ses lettres aucune rhétorique nationaliste ou guerrière, aucune ferveur patriotique, aucun discours de croisade et de haine, aucune instrumentalisation de Dieu au profit de la cause de la France.
Vrai combattant des tranchées, Roger Delteil évoque les thèmes récurrents : les rats et les poux ; la boue et les corvées ; les exercices épuisants et le poids du sac qui esquinte le dos ; les attaques sans que les chefs se soucient des pertes ; le no man’s land couvert de toutes sortes de débris et de cadavres ; l’ivresse si fréquente au cantonnement et les chansons si peu convenables. Il sait reconnaître au son les calibres des canons (p. 247) ; il assiste à deux exécutions (p. 164 et 243) ; il dit que parfois on se parle avec l’ennemi (p. 139) ; il constate que les artilleurs font la guerre dans de bien meilleures conditions que les fantassins (p. 126). Méridional, il estime que les Méridionaux sont plus aimables que les habitants du Nord (p. 220) et il remarque que le général de Castelnau s’adresse en patois aux soldats de l’Aveyron (p. 268).
La contestation de la guerre et des décideurs n’est pas la dimension principale de ce témoignage, mais elle existe. Pour Roger Delteil, les horreurs de la guerre sont « indignes d’une civilisation soi-disant chrétienne de nom » (p. 90). Il souhaite que son jeune frère ne vienne pas les connaître (p. 112). Par contre, que « les glorificateurs de la guerre comme école de courage » viennent passer ne serait-ce qu’une heure sous le bombardement : « ils en rabattront de leurs belles théories » (p. 64, 86).
Dans cette correspondance qu’il juge indispensable pour le réconforter (p. 85), la dimension religieuse protestante est essentielle. Roger prie et demande à ses parents de prier ; il lit la Bible, les Psaumes, des sermons et des brochures. Il reproduit, entre guillemets, des quantités de textes sacrés. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’il écrit naturellement la langue des Psaumes, une langue qu’il a intériorisée (sans guillemets dans son texte) : « Dieu me cachera dans sa loge au mauvais temps » (p. 62) ; « Il tarde, mais Il aura le dernier mot ; Il emmènera captives toutes les forces des ténèbres » (p. 77) ; « Qu’Il me garde et me bénisse et fasse concourir ces épreuves à Sa gloire » (p. 128), etc. Dieu intervient directement : « je suis en complète sécurité, protégé par la cuirasse invisible de mon divin protecteur » (p. 255).
Il annonce clairement son intention de devenir à son tour pasteur après la guerre, de mener campagne contre l’alcoolisme, de participer à un mouvement pacifiste international. Mais il ne dit pas un mot du mouvement qui existe déjà et qui a une forte origine protestante, celui de la revue La Paix par le Droit. Il semble bien qu’il ne le connaisse pas. Il va sans déplaisir écouter l’aumônier catholique, l’abbé Birot (voir notice à ce nom). Ses soldats sont très majoritairement des catholiques et le sergent Delteil livre une remarque intéressante (p. 137) : « J’ai réussi à leur faire aimer le protestantisme, ils ne savent pas bien ce que c’est, ils m’interrogent souvent, mais enfin comprennent que les protestants ne sont pas forcément des démons. »
Une fois de plus, on constate que les témoignages de guerre sont révélateurs des aspects de la société française d’avant 1914.
Rémy Cazals, février 2015

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Charrasse, Joseph (1887-1973)

Né le 3 février 1887 à Entrechaux (Vaucluse). Famille de petits propriétaires installés au pied du Ventoux, à proximité de Vaison. Forte empreinte catholique. Etudes au petit séminaire de Saint-Didier. Ecole dentaire de Lyon. Service militaire au 163e RI en Corse. Libéré, il s’installe comme chirurgien dentiste à Vaison. Célibataire en août 1914 quand il part comme soldat au 8e RIC.
Son témoignage est constitué de 250 lettres adressées à sa famille, tandis que 40 autres, reçues par lui, écrites par sa mère (Laurencie) et par sa sœur (Marie-Rose), ont été conservées. Elles figurent dans le livre d’Alain Fouqué, « Ne vous mettez pas le cœur à l’envers », Echanges épistolaires de Joseph, Laurencie et Marie-Rose Charrasse (1914-1919), Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2014, 336 p., illustrations, 673 notes de bas de page, postface de Jean-Yves Le Naour. De très rares passages en provençal dans les lettres de Joseph. Le témoignage montre, comme souvent, l’importance du courrier familial pour celui qui est sur le front et pour ceux qui espèrent son retour. Autre constante dans le témoignage des soldats, la méfiance envers la presse, dès le 4 mai 1915, puis le 30 juin (« ils ne disent que des blagues ») et encore le 25 avril 1918 (« les journaux me dégoûtent »).
Joseph est d’une extrême discrétion sur les dangers courus sur le front, mais il ne s’y trouve pas toujours, il passe de longs moments à l’hôpital (hiver 1914-1915 à Rodez puis Toulon). Il arrive à Gallipoli le 28 mai 1915, où il exerce les fonctions de cuisinier, puis brancardier et infirmier. Cultivé, il évoque alors « les ruines de l’antique cité de Priam » qui sont sur l’autre rive, et la « guerre homérique » (p. 116). Retour à Fréjus en mai 1916 ; dans la Somme en juin ; à nouveau hospitalisé pour maladie en septembre ; retour sur le front en avril 1917 dans l’Aisne où il ne dit rien du 16 avril. Depuis le début de la guerre, il essaie de se faire reconnaître dans son métier ; le corps des chirurgiens dentistes militaires est créé en mars 1916, et il y est admis officiellement en mai 1917, au 33e RIC puis au 53e RIC.
Ces textes constituent un excellent recueil de pratiques catholiques : médailles, prières, invocation du saint local (Quenin), neuvaines. Les lettres de la mère alternent conseils terre à terre (« chaud aux pieds c’est la santé » ; attention aux épidémies qui « se déclarent par manque d’hygiène ») et injonctions terre à ciel (« n’oublie pas tes prières » ; « prie beaucoup, prive-toi un peu de fumer et offre ce sacrifice au Bon Dieu »). On a là un beau catalogue des méthodes de négociation avec l’Eternel. La guerre a eu lieu « parce que les hommes ne veulent pas se soumettre à leur créateur » (p. 44). « Les hommes bataillent mais Dieu remporte les victoires » (p. 52). « Ce qui nous manque, c’est un acte de contrition de la France repentante » (p. 93). Mais Joseph lui-même renchérit : « Espérons que bientôt le doigt de Dieu va arrêter ce fléau, ce torrent de sang, car Lui seul est capable d’y mettre un terme » (p. 109). Réjouissez-vous pour Noël 1914, « l’Enfant Jésus ne serait pas content si vous étiez trop tristes. Il faut le prier avec confiance et vous verrez que la Providence continuera à me protéger comme elle l’a fait jusqu’à ce jour » (p. 56).
Je n’ai pas fait d’étude quantitative, mais on a l’impression que cette dimension superstitieuse perd de l’importance au fil du temps. « Que c’est long ! » écrit Joseph le 11 août 1918. Il exprime rarement son exaspération, et il faut attendre le 23 octobre 1918 pour qu’il critique ceux qui ont les pieds au chaud et le dîner toujours servi à point (passage en provençal) ; si ceux qui doivent traiter de la paix étaient dans la tuerie, cela marcherait un peu plus vite. La lettre du 11 novembre suivant décrit « un beau rêve », tandis qu’on « hésite encore à croire que ce terrible cauchemar qu’a été la guerre soit fini ». Certes, Joseph remercie la Providence, mais la phrase est très courte et sans rapport avec l’amoncellement de références religieuses du début.
Après la guerre, Joseph estime qu’il y aura sans doute des mécontents, ceux dont la carrière a été brisée, tandis que « des embusqués ont fait fortune ». Lui-même est démobilisé en juillet 1919 ; il retrouve son métier civil et se marie en 1929. Il meurt à Valréas le 9 juin 1973.
Rémy Cazals, février 2015

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Barthaburu, Elie (1893-1944)

Il est né le 25 août 1893 à Saint-Palais, dans une famille de notables du pays basque ; son père est négociant et propriétaire terrien. Il peut donc aller au lycée puis, bachelier, devenir étudiant à l’Institut agronomique de Paris. Il est mobilisé en août 1914 au 49e RI de Bayonne. Il est blessé le 20 septembre 1914 dans l’Aisne. Rétabli, il passe aux Chasseurs alpins et combat dans les Vosges et la Somme. Sergent en septembre 1916, il effectue un stage pour devenir officier. Sous-lieutenant au 17e BCA, il participe en 1918 à l’arrêt des offensives allemandes et à la dernière offensive des Alliés.
Avec le livre de Michel Barthaburu, La Grande Guerre de mon père, Carnets et correspondance d’Élie Barthaburu (1914-1919), Société des sciences, lettres et arts de Pau et du Béarn, 2014, 312 p., nous avons à faire à des documents publiés grâce à la convergence de la piété familiale, du soutien d’une société savante et de l’occasion offerte par le centenaire de 1914. Le témoignage comprend principalement des lettres adressées par le jeune soldat à sa famille. On dispose également de carnets, malheureusement pour une période trop courte car ils semblent plus riches en réflexions personnelles, par exemple les 14 et 15 septembre 1914 lorsqu’il exprime sa compassion pour des blessés allemands. Préface de Pierre Tauzia ; introduction du docteur Michel Barthaburu qui expose avec quelque détail l’histoire de la famille et résume les épisodes vécus par son père en 14-18. La Société des sciences, lettres et arts m’a demandé une postface afin d’éclairer le texte par quelques éléments de bibliographie et le situer par rapport à d’autres témoignages. J’en reprends ici des éléments.

Le combattant Barthaburu, s’il a connu quelques secteurs calmes, a décrit diverses formes de combat : comment les fantassins subissent dans la tranchée les bombardements sans pouvoir se défendre ; comment on assiste à un « gaspillage » d’obus qui ne font aucun mal, mais comment celui qui tombe en pleine tranchée fait un carnage ; il a observé les duels aériens ; il explique la spécialisation des combattants correspondant à l’évolution de la guerre ; il montre que le « nettoyage » des tranchées adverses ne se fait pas au couteau comme on l’a parfois absurdement répété. L’offensive alliée de 1918 est particulièrement évoquée, avec le franchissement du canal de la Sambre sous le feu ennemi, et les coups d’arrêt des contre-attaques allemandes.
Il a aussi montré que l’homme des tranchées devait consacrer une partie du temps à des besognes de casseur de cailloux, de terrassier, de bûcheron. Le cas Barthaburu illustre les alternances de vie sur le front et à l’arrière : blessure, soins et convalescence ; permissions ; stages divers ; études pour devenir aspirant ; phase d’instruction des troupes américaines ; monitorat de gymnastique. D’autres constantes apparaissent encore : la boue, parfois considérée comme l’ennemi n° 1 des fantassins parce qu’ils vivent dedans, et des artilleurs parce que leurs chevaux s’y épuisent ; le cafard, principalement aux retours de permission ; l’importance du courrier ; les longues marches et le soulagement de l’aspirant qui n’a pas de sac à porter ; le baptême du feu avec l’étonnement de ne pas voir l’ennemi, et la découverte des ravages provoqués par le tir des mitrailleuses ; le rôle du caporal chargé de faire des rondes de surveillance des sentinelles ; le contact avec les Sammies qui ont du « pognon en pagaille ».
Une grande constante dans les témoignages des combattants, c’est la référence à la famille, au village et aux « saveurs du pays ». Ici, le pays est basque. On le voit aux noms de famille, au commerce de bérets ; mais Élie ne risque que deux ou trois phrases en langue basque, ce qui est normal car on ne lui a pas appris à l’écrire à l’école. Comme tous les combattants, Barthaburu cherche à rencontrer des « compatriotes » et se plaint lorsqu’il n’en trouve pas (16 avril 1918). Quant aux « saveurs » du pays basque, c’est la liqueur Izarra, les saucisses sèches et autres charcuteries typiques et les colis de gibier, perdrix, palombes, alouettes. Les envois familiaux sont très nombreux ; il reçoit parfois « colis sur colis » (26 décembre 1915).
Il semble que le grand problème de notre soldat de Saint-Palais était de « tenir » soi-même et de faire en sorte que sa famille tienne aussi. Dans ses lettres, il est difficile de faire la part d’une stratégie et celle d’un comportement spontané. Il veut ménager ses parents, et il note, le 27 août 1918, dans une lettre à son frère et à sa sœur : « Après le coup de tampon, je leur écrirai. » Il minimise les situations, il cache la dureté de la guerre sous de l’humour, employant un argot léger de connivence. Mais il reste, aussi, un collégien sportif, avide de défilés, de croix, de bonnes notes et de citations. Il pratique l’autosuggestion quand il annonce, le 6 novembre 1915, qu’il « envisage très bien cette campagne d’hiver », en contradiction absolue avec tous les autres combattants. Plus fréquente est l’attitude de faire le vide, de se réfugier dans cette « tête vide » (22 février 1916) ou cette « cervelle creuse » (13 août 1916). L’intellectuel, mais simple soldat, Étienne Tanty [voir ce nom], dans sa très abondante correspondance, avoue souvent ce sentiment.
L’esprit contestataire, si fréquent chez les poilus, est ici interdit de séjour, mais il arrive parfois à transparaître. Élie connaît les trêves tacites et les fraternisations, mais il les minimise ou les attribue à un autre régiment. Le 7 décembre 1915, il est bien obligé de raconter les fraternisations provoquées par l’inondation des tranchées après des jours et des jours de pluie [voir la notice Barthas Louis]. Les mutineries de 1917, qui ont affecté une grande partie des unités de l’armée française, sont ici complètement passées sous silence. Seule allusion (condescendante) à quelques troubles : la grève des midinettes, à la différence d’Henri Charbonnier [voir ce nom] qui a su montrer aussi la croissance de l’exaspération des poilus en ce printemps de 1917.
Dans ses carnets (9 et 14 septembre 1914), Élie qualifie la guerre de crime (en l’attribuant cependant au seul Kaiser) et condamne ses horreurs, ce qu’il ne fait pas dans sa correspondance. Toujours dans les carnets (14 février 1916), il constate la lassitude des hommes qui expriment le « vivement qu’on en finisse ». La critique des attaques stériles et sanglantes apparaît dans les carnets (27 janvier 1916) et dans la correspondance à la même date. Il dit à ses parents qu’une attaque française a été brisée par les canons français de 75 qui tiraient trop court (9 septembre 1916), et que son commandant a été tué, en novembre 1918 par un de ces tirs Il reconnaît l’insuffisance des communiqués officiels. En novembre 1916, il admet que repartir au combat lui « fait presque peur ». Le 10 novembre 1918 : « Que c’est bon quand même de songer que c’est peut-être fini de se battre ! »

Rémy Cazals, février 2015

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Henwood, Eugène (1880-1944)

On ne sait que peu de choses de la vie d’Eugène Adrien Isidore Henwood avant la Première Guerre mondiale. Né à Paris, le 19 février 1880, autodidacte, il exerça divers métiers – vendeur de journaux, garçon de café, chanteur de café concert, gérant d’un dépôt de vin puis d’une entreprise de dentelles, etc. -, tout en écrivant des poèmes, des chansons et des nouvelles, avant de se consacrer au journalisme. En 1914, il était à la fois le directeur et le rédacteur en chef d’un journal hippique dont le premier numéro était paru l’année précédente.
Exempté de service militaire, pour raison médicale, en 1901, il fut par contre jugé apte au service armé par le conseil de révision devant lequel il dut à nouveau passer le 31 décembre 1914.
D’abord affecté au dépôt du 150e régiment d’infanterie, à Chartres, il passa peu après au 4e régiment mixte de zouaves et tirailleurs qu’il rejoignit près de Bergues (Nord) le 11 juillet 1915. Il ne revint à Paris que le 10 octobre 1918 après avoir passé 583 jours en divers cantonnements plus ou moins éloignés du front, (dans le Nord, le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Marne, la Meuse, l’Aube et l’Oise), 343 jours en secteur, dont 143 dans les tranchées de 1ères lignes (en Belgique tout d’abord, près d’Arras ou de Lens ensuite, puis à Verdun et enfin sur le Chemin des Dames), 183 jours à l’hôpital, (la 1ère fois après avoir été blessé à Verdun le 27 octobre 1916) et 75 jours en permission.

Carnets et autres écrits

39 mois durant, Eugène Henwood a consigné, jour après jour, avec une grande régularité, ses actions et ses réflexions, sur 17 carnets de format et d’épaisseur variables, soit un total de 940 pages. Son goût pour l’écriture et son désir de dépeindre divers aspects de la vie quotidienne des poilus, l’amena, en outre, à écrire plus de cinquante articles qualifiés de « contes », « nouvelles », ou « scènes vécues », écrits entre mars 1916 et février 1919, et parus, pour la plupart, dans les colonnes de journaux socialistes (La Petite République ; Les Hommes du Jour ; Le Journal du Peuple ; La Tache d’encre ; La Jeunesse française et La Vague). La plupart de ces articles mettent en scène – sous des pseudonymes – des camarades de l’auteur.
L’édition, par son petit-fils Philippe Henwood, de l’ensemble des écrits de guerre d’Eugène Henwood – carnets et articles – dans une édition enrichie d’un apparat critique, permettra prochainement au lecteur d’aujourd’hui d’en mieux apprécier l’intérêt et l’apport.
L’ouvrage devrait paraître aux éditions Pierre de Taillac en septembre 2015.

Un poilu comme les autres ?

Si l’expérience qu’a connue Eugène Henwood au cours de la Première Guerre mondiale est loin d’être rare, pas plus que n’est rare le fait d’avoir tenu un carnet de route, cette expérience et le poignant témoignage qu’il nous en a laissé n’en sont pas moins singuliers et complémentaires d’autres expériences et d’autres témoignages, qu’ils soient déjà publiés ou encore inédits, tant du point de vue des faits rapportés que de la manière de les relater.
Les carnets de route d’Eugène Henwood constituent, en effet, un témoignage particulièrement riche et précis, qui permet de mieux connaître les divers aspects du quotidien d’un simple soldat d’un régiment de zouaves et de tirailleurs, tout en suivant, jour après jour, son parcours, les nombreux changements de secteurs opérés, la variété des cantonnements, etc. C’est là le témoignage à la fois ordinaire et extra-ordinaire d’un individu entraîné malgré lui, comme des millions d’autres, au sein d’une terrible et macabre aventure ; la chronique sensible d’un homme qui, tout en souffrant et en se plaignant, fait « simplement » son devoir ; le reflet de volonté affirmée de témoigner d’un homme mûr et cultivé, qui ne cache pas ses idées et ses convictions, mêlant, au fil des jours, les faits et les réflexions que ces faits lui inspirent, les descriptions et les analyses ; un matériau « brut » enfin, ni retravaillé, ni réécrit, ni romancé, que complètent et enrichissent, nous l’avons dit, et de très plaisante manière, plusieurs dizaines de courts récits, vivants instantanés du quotidien de quelques-uns des soldats de la Grande Guerre.
Comme beaucoup d’autres, Eugène Henwood a partagé la constante préoccupation de ses camarades pour le climat et souffert de toutes sortes d’intempéries ; il a souvent changé de « lieu de résidence », entre les tranchées de 1ère ligne, le front, les secteurs et les cantonnements de repos, changements opérés parfois en train ou en camion, mais plus souvent encore à pied ; il a dormi dans des endroits très divers (du château à la porcherie…) ; il a vécu dans la boue, a été dévoré par les poux et a partagé ses abris de fortune avec les rats ; il a été assourdi et abruti par le vacarme infernal des champs de bataille ; il a côtoyé celle qu’il nomme « Dame Camarde » et lui a échappé à plusieurs reprises ; il a connu l’horreur ; il a été blessé ; il a connu l’attente, l’ennui et la nostalgie de la vie d’avant la guerre, le découragement, le désespoir ; il a attendu et souvent espéré, voire cru, en « une paix prochaine », scrutant les journaux pour y trouver « quelque lueur, quelque espoir ». Puis il s’est résigné, et s’en est remis à la fatalité …
Comme d’autres, il a critiqué l’attitude de certains de ses concitoyens qui, à l’arrière, feignaient d’ignorer la souffrance de ceux qui étaient au front, l’attitude aussi de certains civils rencontrés en divers lieux de cantonnements : propriétaires égoïstes, commerçants exploitant les soldats, femmes aisément consolées de l’absence de leurs maris …
Mais plus que beaucoup d’autres, peut-être, parce qu’il était de santé fragile, parce qu’il était plus âgé, plus cultivé et davantage porté à l’analyse et à la critique que la plupart de ses compagnons d’infortune, Eugène Henwood a souffert au cours de ces terribles années, tout en reconnaissant qu’il avait souvent eu de la chance.
Plus que beaucoup d’autres, sans doute, il s’est indigné de l’attitude de certains officiers qui non seulement ne s’imposaient pas à eux-mêmes les règles qu’ils exigeaient des autres, mais encore traitaient les hommes placés sous leurs ordres avec arrogance, grossièreté et inhumanité, ces officiers dont il a dénoncé les travers et dont il s’est – sans doute un peu trop ouvertement – moqué, au point d’être qualifié de « mauvais esprit » et d’être renvoyé dans une unité combattante, après avoir passé deux ans dans une compagnie « hors rang » où il était employé, la plupart du temps, comme secrétaire ou téléphoniste.
Plus que beaucoup d’autres, sans doute, il a dénoncé la propagande, le « bourrage de crâne », et s’en est pris, avec virulence, aux journalistes de la « presse bourgeoise », « folliculaires de l’arrière qui se bornent à exposer leur patriotisme en phrases creuses et redondantes » et qui « bien tranquillement à l’abri en de confortables cabinets de travail, les pieds sur les chenets, se contentent de faire la guerre avec … la peau des autres ».
Plus que beaucoup d’autres, surtout, il a supporté avec difficulté la vie collective. Et, s’il a connu quelques bons camarades et a partagé avec certains quelques agréables moments, s’il en a mis en scène quelques-uns, sans méchanceté voire avec une certaine tendresse, dans plusieurs des « scènes vécues » qu’il destinait aux journaux, si la citation qui lui fut octroyée le 8 novembre 1917 porte « A toujours été pour ses camarades plus jeunes un exemple de dévouement et d’entrain », il a cependant beaucoup souffert de la promiscuité forcée avec certains de ses compagnons qu’à l’instar de certains journalistes et de certains officiers, il n’a guère épargnés dans ses écrits, dénonçant à l’envi l’abrutissement et l’ignorance, la bêtise et la stupidité, le manque de dignité, le « je m’en-fichisme à outrance » et l’indifférence de « pauvres hères » qui « ne lisent pas, ne pensent pas » et ne trouvent rien de mieux à faire pour se distraire et oublier leur situation que de s’enivrer, laissant ainsi croire à l’excellence du moral des combattants.
Refusant tout avancement, n’éprouvant nulle haine pour l’ennemi, Eugène Henwood n’a pu trouver un relatif apaisement qu’en s’isolant pour lire et écrire.

D’une guerre à l’autre

L’intérêt d’Eugène Henwood pour le sport hippique est toujours vif au lendemain de la guerre. Démobilisé le 9 mars 1919, il crée la même année le Guide préféré des sportsmen puis La Vie hippique, artistique et littéraire, publication qui le fera vivre pendant plus de vingt ans et dont le dernier numéro paraîtra en mai 1940.
Il ne reniera cependant pas ses idées et ne cessera pas son combat, écrivant encore plusieurs articles dans lesquels il encourageait ses camarades à opposer « la vérité au mensonge » et à ne pas laisser « poétiser, idéaliser [leur] douloureux calvaire ».
Il mourut le 30 septembre 1944, à l’âge de 64 ans.

Philippe Henwood (petit-fils d’Eugène), février 2015

Le livre annoncé vient de paraître : Eugène Henwood, « Maudite soit la guerre… », Ecrits censurés d’un journaliste dans les tranchées (1915-1918), présentés par Philippe Henwood, Villers-sur-Mer, Editions Pierre de Taillac, 2015, 543 p.

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Stauder, Aloyse (1891-1954)

Le témoin
Aloyse Stauder naît le 30 septembre 1891 à Gros-Réderching, en Lorraine annexée. Second fils d’une famille de dix enfants, il se destine à une carrière ecclésiastique. Vers 1903, il entre au petit séminaire de Montigny-lès-Metz, avant d’intégrer le grand séminaire de Metz en 1910. Il entame son noviciat chez les jésuites en Belgique en octobre 1913. En septembre 1914, il fait partie d’un groupe de religieux engagés par les chevaliers de Malte à l’arrière du front (du côté de Thionville) comme infirmiers. Il poursuit ensuite ses études en Hollande jusqu’en juillet 1915, quand il doit partir à Jülich (Juliers) en Rhénanie afin d’effectuer sa période d’instruction. A la fin du mois de juillet 1917 – il commence ici son récit –, il est envoyé sur le front russe. Il passe par Cologne, Dortmund, Berlin et Thorn avant d’arriver à Wilna (Vilnius) le 29 juillet, où il intègre la 9e compagnie du 425e régiment d’infanterie de réserve. Il demeure quelque temps à l’arrière. Déjà sergent, il bénéficie d’abord d’une formation pour officiers, puis participe aux travaux auxquels sa compagnie est employée à proximité du front. En novembre, cette dernière est envoyée en première ligne. Il y connaît son baptême du feu et découvre la vie dans les tranchées, mais n’y reste pas longtemps car il reçoit l’ordre de rejoindre le front français le 19 novembre. Il transite par le camp de Beverloo et y reste sept semaines, jusqu’au milieu du mois de janvier 1918, puis arrive au dépôt de la 16e division de réserve à Cagnoncles (à proximité de Cambrai). Il y stationne jusqu’à la fin de février puis intègre la 7e compagnie du 29e régiment de réserve et rejoint le front du côté de Marcoing, au sud de Cambrai, face aux positions anglaises. Les conditions de vie sont éprouvantes et les combats meurtriers. Avec l’unité de mitrailleurs qu’il commande, il participe à l’offensive sur la Somme en mars et avril. Après la relève et un séjour en repos à l’arrière du 28 avril au 11 mai, sa compagnie regagne le front le 12 mai. Le 25, il profite d’une opportunité pour déserter et se rendre aux Anglais. Passé les premiers interrogatoires, il transite dans différents camps de prisonniers avant d’être dirigé vers le camp spécial pour Alsaciens-Lorrains de Saint-Rambert-sur-Loire, où il arrive le 11 juin. Après une semaine de repos, il est détaché dans une ferme pour aider aux travaux agricoles jusqu’au 16 juillet, quand il obtient d’en être relevé. Il est alors employé au camp en tant qu’interprète pour interroger et identifier les nouveaux arrivants. Cette fonction l’enthousiasme et donne lieu à d’heureuses retrouvailles. Le 1er octobre, il décide de s’engager dans la marine française. Cette expérience, dont il sait dès le début qu’elle sera brève, est encore écourtée en raison de la grippe espagnole qui sévit dans les ports mis en quarantaine, et qu’il contracte lui-même. Impatient de rentrer chez lui, il est finalement démobilisé le 23 janvier 1919. De retour à la vie civile, il reprend ses études théologiques en Belgique, est ordonné prêtre en 1922 puis part comme missionnaire jésuite à Madagascar en 1925. Hormis un bref intermède en Lorraine entre 1947 et 1949, il y passe le reste de sa vie et y décède le 24 décembre 1954.
Le témoignage
Aloyse Stauder, Un Lorrain dans la tourmente, 1914-1918, éditions du Belvédère, Pontarlier, 2012, 287 p.
Au cours de ses années au front (à partir de 1917), Stauder tient un journal, rendu par précaution illisible pour autrui grâce à l’utilisation de la méthode de sténographie Gabelsberger. Après la guerre (on ne sait pas quand), il rédige ses mémoires en français (« Mémoires de guerre d’après mon journal ») dans les deux carnets qui sont ici retranscrits. Le journal original a quant à lui disparu. Si le contenu a sans doute été remodelé, ces carnets en héritent une certaine précision dans la chronologie des évènements relatés.
La première partie de l’ouvrage est constituée de l’étude menée par Pauline Guidemann sur les carnets de Stauder dans le cadre de son travail de Maîtrise. Elle y présente l’auteur puis nous offre une analyse thématique déroulée autour de deux axes, la vie de soldat puis « les forces spirituelles et intellectuelles dans la guerre ». L’ensemble est préfacé par Jean-Noël Grandhomme et agrémenté d’un cahier central d’illustrations ainsi que de quelques annexes (chronologies, carte, bibliographie).
Analyse
Ce témoignage offre un tableau assez complet de la vie au front, et se montre volontiers critique à l’égard de l’armée allemande, notamment pour ce qui concerne le ravitaillement et les pillages, relevant selon l’auteur d’une « mentalité générale » (p.170). Stauder dénonce les officiers « planqués » et ne manque pas de relever les exemples d’indiscipline, individuels ou collectifs. Il porte un regard curieux sur les contrées qu’il traverse et les localités qu’il ne manque jamais de visiter, avec une attention particulière pour les lieux de cultes et les pratiques religieuses des populations rencontrées. Nous ne nous attardons pas sur ces aspects, largement mis en valeur par Pauline Guidemann dans son analyse. La principale particularité de ces carnets réside en l’expérience atypique de leur auteur, séminariste originaire de la partie germanophone de la Lorraine annexée (les deux tiers nord-est de la partie de la Lorraine annexée avec l’Alsace en 1871 appartiennent à l’aire linguistique alémanique). S’il semble être, à bien des égards, correctement intégré au sein de l’armée allemande (ses rapports cordiaux voire amicaux avec la plupart de ses pairs le prouvent), il n’en proclame pas moins souvent son attachement à la France. Le culte de la France lui a vraisemblablement été transmis par sa famille qui, d’ailleurs, approuve son projet de désertion. Si celui-ci n’est mis à exécution qu’à la fin de mai 1918, Stauder dit y songer dès le début de sa mobilisation : alors qu’il est encore en garnison à la caserne et qu’on demande des volontaires pour le front français, il se propose avec déjà l’espoir d’être « plus ou moins volontairement prisonnier à la première occasion ». A deux reprises, il voit sa demande rejetée au motif suivant : « Alsaciens-Lorrains exceptés » (p.99). Par la suite, il ne manque pas de se présenter comme Lorrain francophile à chaque rencontre propice, par exemple avec des prisonniers français (p.101), d’autres soldats alsaciens-lorrains (p.106), ou encore des civils polonais (p.113) ou français (p.195, 197). Lorrain et volontiers revendicateur, il est suspect aux yeux de sa hiérarchie, qui le met à l’écart des préparatifs de l’offensive de mars 1918 : « Le seul qui ne fut pas appelé, qui ne s’aperçut de la chose que quand tous les autres étaient partis, c’était moi… » (p.169). Appliquant les prescriptions de plusieurs circulaires de l’Etat-major à propos des Alsaciens-Lorrains suspects, ses officiers semblent éviter soigneusement de l’employer à des postes stratégiques. C’est à nouveau le cas quand on l’écarte d’une patrouille de reconnaissance en avant des lignes (p.207). En plus de ses sentiments francophiles, cette suspicion ne manque pas de le rapprocher de sa patrie de cœur.
Raphaël Georges, février 2015

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Pénin, Pierre (1890-1972)

Le témoin
Pierre Pénin naît en 1890 à Moyenvic, canton francophone de Vic en Lorraine allemande, frontalier avec la France, au sein d’une petite exploitation familiale. Il y grandit et s’y marie en janvier 1913. Mobilisé dès le 2 août 1914, il passe successivement quelques jours à la caserne de Forbach, puis à Graffenstaden (banlieue de Strasbourg), où il participe à des travaux de fortification, et enfin à Detmold (Westphalie), avant d’être provisoirement libéré vers le milieu du mois de septembre. Il retourne ainsi à Moyenvic où il demeure jusqu’au 20 mars 1915. Il est alors appelé à rejoindre le dépôt du 17e RI à Coblence. Le 29 juin, avec un contingent de quelque cinq cents Lorrains, il part en direction du front russe. Il y découvre la vie dans les tranchées du 7 au 30 juillet, et connaît par la même occasion son baptême du feu. Les mois suivants sont rythmés par les combats, les repos, les longues marches et les travaux d’aménagement des tranchées. Sortant sain et sauf de nombreux combats meurtriers, il se blesse accidentellement à la cheville le 8 décembre. Cela lui vaut un long séjour à l’hôpital, qu’il achève, rétabli, en y étant chargé de travaux comme la construction d’une station d’épouillage. Il retourne au front vers le milieu du mois de mars 1916, se trouve du côté de Trabechz le 20 avril, puis dans une position devant Postavy, ville occupée par les Russes, à partir de juillet 1916. Il y demeure jusqu’en mars 1917, puis est détaché à la réserve de la 10e armée, avant d’embarquer en gare de Soly le 10 juillet, pour prêter main forte aux troupes autrichiennes en Galicie. L’offensive russe est alors contenue et repoussée par la contre-offensive à laquelle il participe. Le 26 août, son régiment rejoint la Lettonie afin de participer successivement à l’offensive en Courlande (Lettonie), puis à celles menées sur les îles d’Ösel et de Dagö jusqu’en novembre 1917. Le 13 novembre, il repart pour la Galicie, aux environs de Kowel, et est décoré de la Croix de fer le 26. Peu de temps après, au début du mois de décembre, sa division signe l’armistice avec les Russes et, le 20 décembre il embarque à destination du Nord de la France, à Néchin. Après une courte hospitalisation du 23 janvier au 2 février 1918, il retrouve sa compagnie dans les tranchées devant Armentières. Entre le 19 mars et le 9 avril, il séjourne au dépôt de recrues de Lambersart, puis participe à l’offensive sur Armentières, au cours de laquelle il est blessé à la cuisse par un éclat de shrapnel. Evacué en ambulance vers un hôpital de campagne, il est ensuite transféré dans un hôpital à Westerholl, en Westphalie, où il demeure jusqu’au 20 avril, puis dans un dépôt de blessés. Après une permission, il rejoint finalement sa compagnie le 1er juin 1918. Il est détaché pendant un mois dans un village avec un Alsacien afin d’y participer aux moissons, puis retourne dans les tranchées en septembre. Devinant une fin de guerre proche, il décide de gagner du temps en se faisant porter malade pour maux de dents – il s’en fait arracher huit. Il bénéficie ensuite d’une nouvelle permission en octobre, puis note sobrement dans ses carnets, sans plus de détails : « En novembre, la guerre est terminée ». Après guerre, il retrouve sa famille (il aura quatre enfants), son exploitation et travaille en tant que commis agricole dans les exploitations alentour.
Le témoignage
Pierre Pénin, Le carnet de Guerre d’un soldat lorrain. Le périple d’un jeune Moyenvicois de 1914 à 1918, du front russe aux champs de bataille du Nord de la France, publié par l’association Chemins faisant, 2013, 154 p.
Il ne s’agit pas de l’édition d’un carnet de guerre original, comme le titre pourrait le faire croire, mais celle de la transcription a posteriori – et en français – de notes prises pendant le conflit. Le document d’origine, disparu, a donc été retravaillé après la guerre, visiblement complété de souvenirs, et sans doute aussi élagué de certains passages, le tout pour un usage privé. La présente édition est due à l’initiative du petit-fils de l’auteur.
Les façons de rédiger un journal de guerre sont aussi variées qu’évolutives, le témoin n’accordant pas la même importance à des éléments similaires à mesure que le temps passe. Le présent témoignage nous le rappelle. Ainsi, tandis que la chronologie des évènements est peu précise au début de son récit (il a sans doute commencé à écrire quelque temps après le début de sa guerre), elle devient assez minutieuse par la suite, tout autant que les indications de lieux, avant d’être négligée à partir du printemps 1916. Il n’écrit quasiment rien entre la mi-juillet 1916 et mars 1917 et, en dehors de son évocation, il demeure silencieux sur les raisons de son hospitalisation en janvier 1918.
Il s’agit d’une écriture pour soi, contenue dans une sorte de carnet de route et destinée à pouvoir se rappeler plus tard des éléments qui sans cela risquent d’être oubliés. Les quelques mots couchés sur le papier ont une force d’évocation jugée suffisante pour empêcher les souvenirs de disparaître dans les arcanes de la mémoire. Ainsi, l’écriture est factuelle et laisse peu de place aux émotions, pudiquement réservées à la seule mémoire de l’auteur. Quand des surnoms suffisent ainsi à se remémorer des personnes familières rencontrées en cours de route, certaines lignes fournissent une matière suffisante pour se souvenir des combats vécus. Il évoque alors en quelques mots ce dont il est témoin, par exemple les circonstances de blessure ou de mort d’un camarade (« Mon voisin reçoit une balle dans la tête, il s’était un peu montré », p.37 ; « Notre lieutenant tombe à côté de moi d’une balle dans la tête. Il s’appelait Gaquemann », p.38). Ailleurs, il laisse parfois des impressions plus personnelles quand il s’agit de moments éprouvants : « les mitrailleuses crachent et nous fauchent comme du blé, c’est épouvantable » (p.29) ; « A 10 mètres de nous, une jambe, un peu plus loin, une tête, sur les barbelés les cadavres sont restés accrochés et suspendus. C’est terrible à voir et dire qu’il faut passer la nuit à les voir toujours sous les yeux » (p.47).
Le témoignage de Pénin est agrémenté d’annexes utiles, parmi lesquelles on trouve des cartes, des lettres d’un autre jeune de Moyenvic, exécuté par les Allemands après une tentative de désertion, des informations sur la 42e division et sur les batailles de Riga et de la Düna, et aussi une mise en perspective par l’historien Jean-Claude Fombaron – également auteur de la préface – sur les mesures d’exception prises à l’encontre des Alsaciens-Lorrains dans l’armée allemande.
Analyse
Ce témoignage est surtout intéressant pour ce qu’il nous renseigne sur la minorité que constituent les Lorrains francophones dans l’armée allemande. Lors de la mobilisation, tout semble visiblement prêt pour faire passer les appelés de sa contrée de l’autre côté de la frontière (p.12), mais le plan est empêché par la présence de Uhlans envoyés justement pour encadrer la mobilisation. Contraint de se battre pour défendre des couleurs auxquelles il ne s’identifie pas, il adopte volontiers un comportement réfractaire. Ainsi, au cours d’une longue marche sur le front est, au début d’août 1915, lui et quelques-uns de ses camarades s’égarent, apparemment volontairement, et mettent ainsi plusieurs jours avant de retrouver leur compagnie. Il ne mentionne pas de sanction, contrairement à un autre épisode au cours duquel il est puni pour avoir jeté des cartouches dans un ruisseau (p.25).
L’éloignement de sa contrée occasionne des moments de cafard, notamment au moment des fêtes familiales ou patronales. Aussi, il lui est important d’entretenir une grande proximité avec les Lorrains de sa compagnie, et chaque rencontre fortuite avec des connaissances d’avant-guerre, et notamment avec le curé Hennequin – francophile notoire – lui procure un grand plaisir. A l’inverse, l’hostilité est palpable à l’égard de la plupart des « boches » (p.62, 73, 111) de sa compagnie, officiers comme soldats. Le 12 octobre 1917, lors du débarquement sur l’île d’Ösel, il se réjouit de cette situation : « Les chefs n’ont pas encore de chevaux, il faut aussi qu’ils marchent à pied dans la merde jusqu’en haut des bottes » (p.95).
Après un an sur le front russe, il note, en juillet 1916 : « Dans notre abri, nous sommes quinze hommes. Ce sont presque tous de sales boches. On ne s’arrange pas très bien ensemble. Je suis copain avec un Alsacien et un Westphalien. Les autres voudraient me faire partir et ils me font tout le mal qu’ils peuvent. » (p.49). Son identité de Lorrain francophone le rend suspect de francophilie et lui vaut des soucis mais, l’amitié nouée avec ce Westphalien en témoigne, sans pour autant l’isoler complètement. De surcroît, à la manière de poupées russes, cette identité s’emboîte dans celles à dimension régionale regroupant les Lorrains annexés ou plus largement l’ensemble des Alsaciens-Lorrains. Tous partagent les bons comme les mauvais côtés des mesures d’exception prises à leur égard. Ainsi, alors que plusieurs Lorrains désertent en direction des Français dans les tranchées d’Armentières en février 1918, tous les Alsaciens-Lorrains sont retirés du front et envoyés le 19 mars dans un dépôt de recrues à Lambersart. La mesure est plutôt bien accueillie : « Nous faisons des exercices tous les jours mais nous sommes mieux que dans les tranchées. La nuit, on dort tranquille. C’est la belle vie pour nous Lorrains » (p.113)
Cette altérité face à l’Allemand ne doit pas être comprise comme étant exclusive mais plutôt à géométrie variable, ce que tendent à prouver les impressions laissées par les batailles, qui révèlent l’esprit de camaraderie qui le lie à son camp : «ça fait mal au cœur de voir nos renforts couchés derrière un petit talus (…) Les obus tombent au milieu d’eux et les shrapnels retombent sans arrêter. Je me dis pour sûr, il n’en restera plus » (p.38).
Un autre intérêt du témoignage est de nous livrer l’exemple d’un soldat connaissant l’expérience des tranchées sur les fronts est et ouest, avec tout ce qu’elle comporte en malheurs : pilonnages d’artillerie, attaques au fusil et à la baïonnette, les gaz, mais aussi les marches épuisantes, le froid, la boue, la fatigue ou encore la faim. Ce dernier point constitue d’ailleurs une préoccupation récurrente dans son témoignage, tant le ravitaillement est irrégulier. Le système D est souvent de mise, si bien que la maraude (p.66) et le glanage dans les affaires des soldats tombés à proximité apparaissent comme des pratiques de première nécessité (« nous rôdons autour des cadavres pour les dépouiller », p.80 ; et dans un village évacué des environs de Riga : « on leur vole ce que l’on peut : lard, graisse et savon », p.87).
Au front, le temps de la bataille constitue un autre monde, dépourvu de toutes les règles ordinaires, et dans lequel Pénin semble avoir trouvé sa place. Ainsi, lors d’attaques russes au cours desquelles « tout le monde est devenu sauvage » (p.82), il se prend au jeu sans scrupules : « On prend plaisir à tirer tellement la cible est belle » (p. 39). Les moments de repos ou de toilette n’en demeure pas moins des interruptions salutaires (« on revient un peu au monde », p.34 et 41).
D’une manière générale, le témoignage de Pénin renvoie l’image d’un soldat combatif et courageux, une attitude revendiquée d’ailleurs comme une réponse aux suspicions et discriminations éprouvées. Plutôt que par la résignation ou l’évitement, il semble davantage inspiré par le dépassement de soi afin de faire valoir ses qualités guerrières. Ainsi, alors qu’il sort indemne d’effroyables bombardements vers juin 1917, et qu’on cherche des volontaires pour garder les avant-postes, il note : « personne ne veut aller aux avant-postes alors je vais le premier en avant pour leur montrer que les Lorrains ont plus de courage qu’eux » (p.64). A nouveau, le 5 septembre de la même année, le lieutenant réveille son groupe : « Il veut quatre hommes de notre groupe avec lui. Il ne me dit pas pourquoi. J’y vais le fusil au dos » (88). Indubitablement, son expérience de guerre est marquée de son empreinte identitaire de Lorrain francophone.
Raphaël Georges, février 2015

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Diwo, Antoine (1893-1915)

1. Le témoin
Antoine Diwo naît en 1893 au foyer d’Antoine Diwo père, originaire de Schwerdorff (village de Lorraine annexée, frontalier avec la Sarre) et d’Anne Adelving, originaire de Kaltweiler, annexe du village de Montenach, à une vingtaine de kilomètres. Jusqu’en 1901, Antoine passe la première partie de son enfance à Fremersdorf (Sarre), où sa famille loue et exploite une ferme avant de s’établir à Kaltweiler. Là, la petite exploitation agricole que ses parents reprennent lui est promise, en tant qu’unique fils du foyer. Pour cette raison, il complète ses connaissances pratiques en suivant des cours à l’école agricole de Thionville à partir de 1908. Il est mobilisé dès le début du mois d’août 1914, mais d’abord invité à rejoindre une caserne de Düsseldorf afin de recevoir l’instruction qu’il n’a pas encore reçue. Le 22 octobre, après moins de trois mois de formation militaire, il quitte la caserne en direction de front français, où il intègre l’Infanterie-Regiment 30. Quelques jours plus tard, il arrive en forêt d’Argonne et y connaît son baptême du feu face aux positions françaises. Il y demeure plusieurs mois et participe aux combats de Vauquois avant d’être tué par un éclat d’obus dans la poitrine le 25 avril 1915, alors qu’il est occupé à des travaux d’abattage d’arbres en retrait des premières lignes.
2. Témoignage :
Alphonse Gambs, Montenach. Souvenirs de la Grande Guerre (1914-1918), Imprimerie L’Huillier, Florange, 2014, 32 p.
Alphonse Gambs, historien local, est à l’origine de la publication de ce fascicule divisé en deux parties. La première est consacrée à la publication de la correspondance de guerre d’Antoine Diwo, traduite en français, tandis que la seconde revient plus largement sur le destin de la commune de Montenach et de ses hommes mobilisés au cours de la guerre. Le corpus de lettres et de cartes d’Antoine Diwo ne représente sans doute pas l’ensemble de sa correspondance de guerre, mais c’est vraisemblablement tout ce qui en subsiste. Les lettres présentées ont par ailleurs été élaguées des passages jugés peu « intéressants » par A. Gambs (les formules de politesse et passages récurrents notamment).
3. Analyse :
Ce recueil de lettres nous donne à voir le parcours d’un Lorrain « de souche », originaire d’une région qui redevient frontalière au terme de la guerre, mais qui ne l’est pas au moment où Antoine Diwo vit. Aussi, son espace vécu s’étale sur une aire comprenant indistinctement une partie de la Lorraine annexée et de la Sarre voisine.
Certes, des précautions sont nécessaires pour aborder une correspondance de guerre, ici entretenue avec sa famille, tant sont inhérentes des formes de censure et d’autocensure, de valorisation de certains faits et de minoration de certains autres. Comme il est d’usage, Diwo se montre rassurant sur son moral et sa santé. Toutefois, il ne cherche pas à cacher à ses proches la réalité de combats (« ce que l’on a vécu et vu à Vauquois, c’est presque pas possible de le décrire », 22 mars 1915), relatant dans les grandes lignes les batailles auxquelles il participe et les assauts dans les tranchées adverses (Sturmangriff), indiquant à plusieurs reprises avoir échappé de peu à la mort (« dans la seconde tranchée, j’ai failli sauter en l’air », 18 décembre 1914).
Par ailleurs, pour ce qui concerne la délicate question de l’identité nationale, l’évidence semble ici primer sur le tiraillement habituellement mis en avant pour les Alsaciens-Lorrains : Antoine Diwo se sent allemand, ne remet pas en cause sa place dans l’armée impériale, et combat sans état d’âme contre les Français qui lui font face. Le 9 novembre 1914, il écrit par exemple : « Hier, les Franzmänner voulaient de nouveau faire une percée ; nous les avons renvoyés à la maison avec la tête en sang. » Il paraît même ravi de partir de la caserne pour en découdre, mais comme beaucoup avec l’idée d’une guerre courte. Il manifeste ainsi périodiquement ses espoirs de paix à partir de novembre 1914. Il ne note aucune stigmatisation liée à son origine lorraine, mais sait que le front russe est moins dangereux et que nombre de ses camarades y sont envoyés (par suspicion) ; il n’en dit cependant pas davantage (p.13). Enfin, la lettre de la compagnie annonçant son décès à la famille témoigne de sa bonne intégration dans l’armée allemande : « il avait gagné l’estime de ses supérieurs et l’amitié de tous ses camarades ». Parmi ces derniers, ceux qui lui sont les plus chers sont les hommes de sa contrée, avec qui il pose pour des photographies de groupe et dont les noms viennent ponctuer ses lettres, qu’il se réjouisse d’une rencontre fortuite ou s’attriste d’un décès.
Raphaël Georges, février 2015

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Dury (famille)

Sous le titre De la Terre à la Guerre, Sébastien Langlois a décrit « la vie d’une famille bourguignonne pendant la Première Guerre mondiale » (Viévy, Editions de l’Escargot Savant, 2014, 352 p.). Le livre résulte de l’intérêt pour l’histoire de la Grande Guerre de ce chargé des collections numériques à la bibliothèque patrimoniale et d’étude de la ville de Dijon, et de la découverte fortuite de 200 lettres principalement adressées aux parents, Jules et Claudine Dury, par fils et neveux. L’histoire de la famille est celle de petits paysans du Brionnais, partie la plus au sud du département de Saône-et-Loire, spécialisés dans l’embouche du bétail, travaillant pour les grandes familles, en particulier celle du marquis local. Des paysans conservateurs, fortement marqués par l’empreinte religieuse catholique. Avant la guerre, déjà, les jeunes quittaient la terre pour aller vers l’artisanat ou le petit commerce dans les villes voisines et jusqu’à Paris, perspective effrayante pour certains (p. 41). Cinq fils et un gendre furent mobilisés en 1914 ; bilan : 2 morts, 1 blessé grave, 1 prisonnier.
Le livre, imprimé en Pologne, est bien édité et illustré de nombreuses photos. L’auteur a choisi, dans une première partie, de décrire les divers aspects de la guerre en s’appuyant sur les extraits de lettres significatifs ; la deuxième partie, sur un papier de couleur différente, donne la transcription intégrale des lettres en respectant une orthographe souvent défectueuse.
La correspondance débute en fait avant 1914 avec quelques lettres du régiment qui signalent les ravages d’épidémies dans un milieu où règne la promiscuité (p. 23) et qui énoncent une grande vérité (p. 27) : « Celui qui n’a pas d’argent au régiment n’est pas heureux. »
Suivent les chapitres qui présentent les diverses phases de la guerre, à l’arrière avec les femmes qui doivent prendre en main la vie économique et dont certaines avouent leur fatigue (p. 66). Pour les soldats, c’est la vie dans les tranchées, la boue (p. 79) : « Jamais j’ai vu une parreille mélasse, on en a jusqu’au ventre » ; le filon des secteurs calmes qui contraste avec les moments où l’infanterie n’est que chair à canon ou pions lancés dans des attaques meurtrières ; la soupape de sécurité que constituent les permissions.
La correspondance montre l’importance des liens avec la famille, le « pays », les copains. Les « saveurs du village », beugnettes (p. 25) et fromages de chèvre (p. 84) sont toujours les bienvenues.
Si les membres de cette famille disent toujours qu’il faut chasser les Boches pour avoir, enfin, la paix, on trouve quand même quelques pensées autres. Par exemple en juillet 1915 lorsque la cousine Marie souhaite à son frère Louis, blessé par balle (p. 122) : « Je demande qu’il guérisse bien mais lentement tu comprends ! » Ou lorsque Stéphane Dury, en avril 1917, estime que « lai gros » sont responsables de la guerre, ces « bandit la qui nous font detruire aujourd’hui ». Il rejoint même « l’utopie brève » du refus de produire pour hâter la fin de la guerre, rencontré chez bien d’autres combattants d’infanterie : « Nous autres on sait qu’on est tous pour être détruit on voudrait qu’il n’y est absolument rien ils s’y arreté peutêtre s’il n’avait rien a se mètre sous la dents se n’est pas eu qu’il veule travallier la terre ceux qui nous font tuer ils sont bien trop feniants. »
Rémy Cazals, décembre 2014

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Bach, André (1888-1945)

1. Le livre
* André Bach, Carnets de guerre (4 août 1914 – 30 décembre 1916), Vie et mort d’un patriote de la Grande Guerre à Buchenwald, textes établis et annotés par Elisabeth Carlier, Jean-Pierre Carlier et Christian Desplat, Pau, éditions Cairn, 2013, 296 p. Illustrations. Les deux premiers présentateurs sont des petits-enfants d’André Bach ; le troisième est un historien éminent, « auteur d’une quarantaine d’ouvrages et d’environ cinq cents articles consacrés à l’histoire culturelle et institutionnelle, à Henri IV et aux sociétés pastorales à l’époque moderne » (p. 4). Les divers textes de présentation occupent 80 pages ; les carnets de guerre d’André Bach, 120 pages aérées ; les annexes 17 pages ; les notes, 62 pages serrées.

2. Le poilu André Bach
Il est né le 30 octobre 1888 à Paris d’une famille originaire de Moselle ; son père a exercé les métiers de cordonnier, puis photographe, puis épicier. Service militaire en Algérie et au Maroc avec les zouaves en 1911-1912 ; sergent, il a le sentiment d’appartenir à un corps d’élite. Marié en 1913, il se sépare rapidement de sa femme (deuxième mariage en 1920). Employé dans une maison de commerce de tissu, il fait de fréquents voyages d’affaires et parle plusieurs langues. Il est passionné de sport.
Pendant la Première Guerre mondiale, il combat avec le 4e Zouaves en particulier en Flandre, dans l’Aisne et à Verdun. Il devient adjudant, puis sous-lieutenant. Blessé à Douaumont, le 26 octobre 1916, il doit être amputé du bras gauche. Il a rempli 7 petits carnets de notes brèves, qui sont l’objet central de l’édition présentée ci-dessus.
Le sportif se révèle par ses pratiques : football, rugby, vélo, boxe pour ramener des poivrots à la raison. A plusieurs reprises, il souligne qu’il considère la guerre comme un match, par exemple le 5 août 1915 : « Depuis deux jours nos crapouillots font du dégât aux Boches et le match est passionnant. » Mais il y a des soldats qui détestent qu’on vienne troubler leur secteur. Cela conduit André Bach à établir une distinction entre le guerrier, comme lui, qui « fait la guerre », et les autres qui la « subissent » et qui considèrent le guerrier comme « un piqué ». A d’autres moments, en contradiction avec ce qui précède et avec les sentiments exprimés par beaucoup d’autres témoins, il annonce que les poilus acceptent « froidement et résolument » la campagne d’hiver qui s’annonce (juillet 1915) ; plus tard, montant à Verdun en juin 1916 : « Le moral de nos hommes est excellent, l’approche de la bataille les excite et tous sont de belle humeur. » On a l’impression qu’il s’accroche à cette posture de sportif et de guerrier pour pouvoir tenir dans les conditions extrêmes du front. Le moindre petit succès est considéré par lui comme définitif.
Les Allemands ne cessent pas d’être des ennemis à abattre. Mais il admet que les troupes relevées en première ligne avertissent ainsi leurs successeurs : « Oh ceux-là sont tranquilles ou turbulents, etc. » Le 20 mars 1915 : « Les Boches nous fichent la paix pour le moment. » Les Français boivent trop et les gradés doivent savoir reprendre en mains les troupes au repos (22 juin 1916). Un bon conseil aux officiers : « Souffrez avec vos hommes et ne les tracassez jamais » (p. 172).
Après la guerre, André Bach devient journaliste, en particulier à L’Indépendant de Pau, de 1936 à 1940. En 1932, il avait publié Là-Haut, un livre rédigé à partir de ses carnets et de ses souvenirs. Résistant, il est arrêté le 9 août 1943 par la Gestapo. Il aurait transporté du courrier et participé à une filière d’évasion de juifs vers la Suisse (mais aucune précision n’est donnée sur cette question). De Buchenwald, il revient en France, mais il meurt épuisé par la captivité le 10 mai 1945.

3. La conception du livre de 2013
Quelques pages de Là-Haut sont données dans le livre et on nous dit qu’André Bach y adoptait un « ton badin » pour décrire son expérience de guerre. Un travail intéressant aurait été de comparer systématiquement le contenu des carnets avec la version rédigée plus tardive. Il me semble que cela aurait été une opération plus profitable que de charger le livre de tant de notes (208 notes, occupant 62 pages), certes pleines d’érudition, mais qui présentent quelques problèmes.
La brièveté des phrases d’André Bach impliquait évidemment la présence de notes explicatives. Mais elles sont si nombreuses et si longues qu’en les lisant on perd le fil de la guerre vécue par l’auteur. Les développements sur Louis XIV, l’Ancien Régime, puis sur la Résistance de 1940-44, ne paraissent pas indispensables. Certaines notes redisent de façon redondante ce que l’auteur a écrit. D’autres constituent des affirmations pour le moins trop rapides : « Les Poilus combattaient pour une certaine idée de l’homme et de la France, celle des Lumières et de 1789 » (note 62).
Les notes contiennent quelques erreurs. On voit mal comment le 29 août 1914 marquerait pour André Bach « le tournant de la bataille de la Marne » (note 16). Le 19 juillet 1915, Bach ne peut pas se faire l’écho de la rencontre de Zimmerwald qui aura lieu le 5 septembre suivant (note 66). La mention (28 août 1915) d’un régiment de « Terribles taureaux » appelle cette note : « Les « Terribles Taureaux » : vraisemblablement le nom d’un régiment britannique » (note 79). (Tous les lecteurs familiers de la période 1914-18 savent qu’il s’agit du surnom des territoriaux.)
Il est toujours difficile de transcrire un texte manuscrit ; ici on a l’impression qu’il y a eu quelques erreurs. Par exemple (p. 131) : « Les Boches nous envoient avec une flèche un facteur démentant les mauvais traitements aux prisonniers. » Ne s’agirait-il pas d’un factum ? Et en octobre 1915 (p. 146) : « Quand je vois des récits de l’offensive ou regarde les cartes de Champagne et Yonne, quelle rage de ne pas y être. » On voit mal un poilu évoquer une offensive dans l’Yonne pendant la guerre de 1914-18.
Parfois, on ne sait pas si l’erreur provient de l’auteur ou du présentateur. En note 2, ce dernier reproduit un éditorial d’André Bach dans L’Indépendant des Basses-Pyrénées, le 2 août 1939, à propos des titres de journaux annonçant la mort de Jaurès, vingt-cinq ans auparavant : « Je revois celui que Gustave Hervé – patriote de la veille – affichait en tête de La Guerre sociale : « Ils ont assassiné Jaurès. Ils n’assassineront pas la France » ; « Ils », c’était évidemment, aux yeux d’Hervé, les Allemands, mais je n’ai jamais cru que le Kaiser, pas plus que n’importe qui d’autre ait été pour quoi que ce soit dans l’assassinat de J. Jaurès. » Et le présentateur d’ajouter : « A. Bach n’était sans doute pas aussi ignorant qu’il le prétendait. » En fait, si la citation du journal de Pau est reproduite correctement, elle contient plusieurs erreurs. D’abord, le titre en première page du journal d’Hervé était : « Ils ont assassiné Jaurès – Nous n’assassinerons pas la France. » Ce qui voulait dire : les ennemis de Jaurès, de droite et d’extrême droite, l’ont assassiné ; nous, socialistes, nous participerons cependant à la défense de la France. C’est une idée bizarre de penser que les Allemands avaient assassiné Jean Jaurès. Par contre, dire que personne n’ait été pour quoi que ce soit dans ce crime, c’est se laisser entraîner par sa plume.
Rémy Cazals, août 2014

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