Calmel, Marinette (1896-1978)

Elisabeth Marie Claustre, dite Marinette, est née à Rimont (Ariège) le 31 août 1896. Ecole primaire jusqu’au certif. Sa famille s’étant installée à Carcassonne, elle a épousé Baptiste Calmel (1888-1935) en juin 1913. Elle a un frère ainé, Honoré Claustre (1893-1977). La collection de cartes postales conservées par la famille concerne principalement ces trois personnes. Les cartes font la matière du livre de Béatrice Delaurenti, Lettres de Marinette 1914-1915, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Editions Orizons, 2017, 256 pages, nombreuses illustrations (malheureusement trop réduites).

La famille vivait d’un petit élevage laitier urbain et de la vente de lait aux particuliers. En 1914, Baptiste est mobilisé au 9e RAC, Honoré au 80e RI (régiment notamment du capitaine Hudelle), et un parent, Achille Vabre, au 143e RI (régiment de Fernand Tailhades et autres combattants cités dans notre dictionnaire).

La famille a su conserver 253 cartes postales des années 1914 et 1915 (+ 5 de 1916) ; tout le reste de la correspondance est perdu. Les cartes sont intéressantes par l’image et par le texte écrit au dos. En dehors de quelques photos des villages proches du front, les cartes colorées appartiennent à deux catégories : les patriotiques (portant des légendes « en vers » telles que : « Courage ! La victoire est là, belle et prochaine / L’Allemagne nous rendra l’Alsace et la Lorraine ») et les romantiques (« Cher absent, le jour et la nuit / Ma pensée en tous lieux te suit »).

Sur quelques cartes, une phrase personnelle manuscrite surcharge l’image ou la commente. Par exemple celle du 14 mai 1915, de Marinette à Baptiste, représentant le baiser d’un couple, est accompagnée de : « Si nous deux nous pouvions en faire autant, combien nous serions heureux. »

Ce livre apporte un nouveau témoignage de ce que notre dictionnaire a largement démontré : loin de la « brutalisation », la guerre a préservé, voire augmenté le ressenti de l’amour conjugal et en a permis l’expression par la correspondance.

Un regret : l’auteure du livre, qui a pourtant fréquenté les Archives de l’Aude, ignore l’important travail sur 14-18 réalisé dans le département.

Rémy Cazals, juin 2024.

Share

Lyon, Georges 1853 – 1929

Jean-François Condette (éd.), Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, 476 p.

1. Le témoin

Né en 1853, normalien et agrégé de philosophie, Georges Lyon enseigne d’abord à l’École Normale Supérieure (1888), puis est directeur de cabinet au Ministère des Affaires étrangères (1895). Recteur de l’académie de Lille (1903 – 1924), sa fonction lui fait représenter le ministre de l’Instruction publique, et en même temps présider l’Université de Lille. Pendant la guerre, c’est un « véritable ministre de l’instruction publique des territoires occupés» (J. F. Condette, 2006), et il se bat pour faire continuer à fonctionner l’enseignement secondaire et supérieur. De 1918 à sa retraite en 1924, il organise la restauration et le développement des différents services d’enseignement de l’académie.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon » ont été publiés par Jean-François Condette, professeur des Universités à l’INSPÉ de Lille (Éditions Septentrion, 2016, 476 pages). Le manuscrit conservé à la Bibliothèque Universitaire de Lille comprend 18 dossiers, et ce total de 257 pages a été rédigé sur feuilles volantes, souvent à chaud, sans continuité chronologique, et aussi parfois annoté par la suite. L’important dossier scientifique de présentation (p. 13 à p. 112) est remarquable de précision érudite comme de clarté pédagogique.

3. Analyse

Les souvenirs de Georges Lyon sont précieux, car ce recteur agit au plus près des acteurs décisionnels (préfet, maire, proviseurs, praticiens hospitaliers…) et est bien informé des faits saillants de l’occupation de Lille (bombardement initial, otages, réquisitions, extorsions financières, évacuations forcées, etc…). Ces thèmes divers ne forment pas un journal continu de l’occupation, et l’auteur en reconnait l’aspect subjectif (p. 140) [avec autorisation de citation] « Quiconque parmi nous consigne par écrit ce qu’il a vu, ce qu’il a su, ce qu’il a ressenti ne peut que donner une version partielle, unilatérale de la tragédie dont nous fûmes ou les témoins ou les victimes. » G. Lyon parle assez peu du cœur de son métier, l’organisation et le fonctionnement de l’enseignement secondaire dans la zone occupée, et malgré son poste de responsable, il est peu mobile, soumis comme les autres à l’autorité pointilleuse des occupants ; bien mieux informé que le commun des occupés, il reprend toutefois aussi des rumeurs et, comme les autres, il essaie de se faire une idée de la réalité en lisant la détestée Gazette des Ardennes. Si la question des réquisitions financières aux collectivités est bien présente, les souffrances alimentaires et matérielles et le quotidien pénible de la population laborieuse sont moins évoqués, même s’il mentionne parfois la misère; il signale toutefois les œuvres de sa femme, envers les blessés et les prisonniers au début de l’occupation puis à destination des enfants pauvres (« œuvre des Courettes lilloises »).

On peut prendre trois thèmes d’illustration parmi d’autres.

Les occupants

Il a été otage à la Citadelle avec d’autres notables, mais sur la durée ses rapports avec l’occupant consistent surtout en questions de locaux, de mobilier et de matériel, qu’il défend inlassablement contre les réquisitions, en protestations  pour récupérer des étudiants commis au travail forcé, et en pétitions pour appuyer des demandes de clémence.G. Lyon présente les Allemands à qui il a affaire comme des brutes intraitables à l’occasion du service, mais aussi souvent  comme des gens convenables dans l’intimité du logement forcé, ce qui n’est pas l’opinion d’autres témoins (A. Cellier, T. Maquet). Si les occupants sont brutaux avec leurs mesures inutilement cruelles, c’est lié à leur atavisme germanique et au militarisme prussien, mais on peut s’entretenir posément avec certains officiers, souvent eux-mêmes intéressés par des thèmes culturels (opinion partagée par  M. Bauchond).Ne parlant pas l’allemand, notre auteur dépend du français de ses interlocuteurs, et il signale une conversation en latin avec un occupant savant. Il indique qu’il n’y a pas de pillage individuel, et qu’à sa connaissance, il n’y a pas eu de viol à Lille, hormis (p. 197) six soldats arrêtés qui furent au tout début de l’occupation, « à la requête de l’évêque [Mgr Charost], poursuivis, jugés et fusillés » (aucune possibilité de vérifier cette information). L’attachement progressif de l’occupant aux enfants du logis, les classiques larmes mentionnées lors du départ pour les tranchées du Landsturm, soldat allemand lui-aussi chargé de famille, représentent un classique de la description des accommodements domestiques. Répétons que tous les témoins ne sont pas de cet avis (sans-gêne, bruit, femme introduite au logis, repas nocturnes, ivresse, chants, etc…), et que Monsieur le Recteur loge en général des officiers « choisis ». Il reste que la teneur de ses propos est d’abord hostile à l’envahisseur.

Les évacuations forcées de Pâques 1916

Il s’agit ici de la déportation temporaire de jeunes gens et de jeunes adultes, garçons et filles, dans la campagne du sud du département et dans celui des Ardennes, pour des travaux agricoles d’avril à l’automne 1916. Il s’agit pour l’occupant, dans un contexte inquiétant de disette pour l’agglomération Lille – Roubaix – Tourcoing, de se débarrasser des bouches inutiles pour une longue période, sous prétexte de traquer l’oisiveté (chômeurs et jeunes inactifs, lutte contre la prostitution). La rafle des jeunes gens traumatise les habitants, comme elle choque notre auteur, et il parle d’atrocités (« La plus grande douleur morale qui, depuis l’occupation, ait été infligées aux familles du Nord (p. 327). » Même si ce n’est pas ici uniquement la rafle des femmes, puisqu’elles ne représentent qu’entre un quart et un tiers des déportés, c’est cette déportation des jeunes filles qui frappe l’opinion et les diaristes témoins.

Ce qui choque le plus ceux qui évoquent ce drame, c’est la promiscuité forcée entre des jeunes filles « de bonne famille », et des ouvrières et des femmes du peuple, l’horreur étant représentée par le mélange avec des prostituées elles-aussi déportées. (p. 324) « Oui, la jeune fille brutalement enlevée au foyer dont elle était le charme (…) dans quelque grange où les déportés s’entasseront (…)  la jeune fille, dis-je, va être mêlée aux filles, tout court, subira leurs propos grossiers, leurs apostrophes ordurières, leurs gestes obscènes. Le cœur se lève à une telle ignominie. Jamais, non jamais ne s’effacera le souvenir d’une telle honte. Et je dois à la vérité cet hommage que pas un des officiers résidants en nos murs (…) n’a pu contenir, devant ce scandale, ses sentiments de désaveu et s’il n’osait d’indignation. »L’autre élément du traumatisme, très violent, est l’évocation de la visite médicale, avec examen intime, faite aux jeunes femmes par le médecin militaire allemand ; c’est assimilé dans les écrits au viol, et on retrouve cette indignation centrale dans d’autres témoignages.

G. Lyon mentionne que les enseignants sont dispensés de départ, et que certaines familles ne sont pas concernées (p. 337) « Partout, les médecins et membres de l’enseignement n’avaient eu qu’à décliner leurs titres pour qu’eux-mêmes et leurs familles – à peu d’exceptions près – fussent épargnés. »  Un des apports les plus instructifs de ce passage montre qu’il n’y a pas eu de réquisition de jeunes gens dans le 1er arrondissement de Lille (Centre, p. 340) : «Il est vrai que c’est celui où habitent de préférence les riches industriels, et à mesure que se succédèrent les évacuations, l’autorité allemande évita visiblement d’envelopper dans le réseau qu’elle tendait les jeunes filles et femmes de la bourgeoisie fortunée. » Donc on déporte les ouvrières et des jeunes femmes de la classe intermédiaire, mais pas les jeunes bourgeoises aisées,  et cette inégalité ne semble pas indigner ce notable républicain : c’est d’abord la promiscuité sociale introduite par les sévères mesures allemandes qui le fait bondir.

Après la lecture du Feu de H. Barbusse

Georges Lyon aime faire des phrases. Si son témoignage est précieux par les informations qu’il procure à l’historien, son style, académique, est celui d’un intellectuel du XIXe siècle, pétri de formules ciselées, avec citations latines et  références antiques (tel officier cruel est un Néron, la censure Argus, etc…). Son style, assez daté lorsqu’on le met en relation avec d’autres témoignages de la même période, s’accompagne d’un ton satisfait, d’une forme de contentement de soi, accompagné d’une gourmandise de mots choisis, qui est probablement liée à des années de discours prononcés devant des publics captifs, des subordonnés acquis d’avance par fonction et par prudence (enseignants du secondaire…). Peut-être cette phrase travaillée, qui lui est naturelle, est-elle destinée à un projet ultérieur de publication ? En effet, les notes « pour soi-même » sont en général souvent plus sobres et moins construites. Par chance, le dernier sujet du recueil permet de reposer cette question de la tradition et de la modernité, dans le style comme dans la perception politique, puisqu’il s’agit de la réaction de G. Lyon à la lecture du Feu d’H. Barbusse.

Avec – sans surprise – une forme dissertative, notre recteur consacre au prix Goncourt 1916 un long propos (p. 444 à 456), témoignant de la forte impression que lui a fait l’ouvrage. Ce passage a peut-être été rédigé à la fin de l’été 1918, G. Lyon tient son volume (sur la couverture « 18ème mille ») du Dr. Barrois : cet ami l’a acquis sans se cacher et a précisé (p. 444) : «  L’autorité allemande en a, pendant quelques jours, autorisé la vente chez Tersot ! » Sans développer ici (ce passage mériterait une étude plus approfondie, dans l’optique des travaux d’Yves Le Maner), on peut dire que l’auteur est d’abord séduit par la volonté de Barbusse de représenter le vrai, la vérité. Ensuite, c’est un Georges Lyon « en grande forme » qui est très frappé par l’argot des tranchées (p. 447)  « Il est un mot surtout qui évoque à ma mémoire ce manuel scolaire d’autrefois, Le jardin des racines grecques du bon humaniste Lancelot. On y trouvait alignés ces radicaux fussent-ils aux dérivés sans nombre. Le mot que je veux dire est celui-là même qu’a immortalisé l’héroïque Cambronne. Combien de composés, adjectifs, verbes et substantifs n’engendre-t-il pas juste ciel ! Oh oui ; c’est une racine d’une rare richesse mais comment ne pas lui préférer, ne fût-ce que pour leur parfum, celles de l’honnête jardinier Lancelot. » Il est aussi séduit par les scènes de la vie de tranchée, de l’arrière, avec, dit-il, une vérité vivante et frissonnante, (p. 448) « Je crois retrouver l’impression si vive (…) que me laisse chaque fois que je le relis, le festin de Trimalcion dans le Satiricon. »

Pour la partie « désaccord », il se dit conscient que si « les mentors bottés » de Lille ont autorisé cette lecture, c’est parce que c’était un écrit pacifiste. Dans l’ouvrage, il est déçu de ne pas voir présents les officiers, car il pensait que la communauté de vie hommes – officiers, à la différence de l’Allemagne, existait. Par ailleurs, il tempère la représentativité du poilu barbussien car un ami, rentré de déportation (Montmédy), y a fréquenté des prisonniers français plein d’entrain et de belle humeur : les poilus décrits dans le Feu n’y seraient probablement que quelques « grognards » minoritaires, « geignards que l’on ne reconnaîtrait plus, transformés (…) en riants optimistes. » Il s’inquiète aussi des conséquences morales du livre, de l’effet à craindre sur les jeunes recrues. De plus il refuse d’admettre que la guerre ne ressemble qu’à ce qui est décrit : « Quoi vraiment ce n’est pas là un moment de la guerre, c’est la guerre elle-même dans son entier ! » Alors, s’il doit admettre que c’est vraiment la vérité, à qui il voue un culte, il pense alors, comme R. Cadot par exemple, que le livre vient trop tôt (p. 456) : « En d’autres termes Le Feu ne devrait pas être le livre d’aujourd’hui. Il devrait être celui de demain. »

Donc en somme un bon document historique (personnage informé, apport de faits, aperçu de l’opinion…) qui permet de compléter ce que nous savons de la période d’occupation de la région de Lille, et en même temps un document intéressant d’histoire sociale et culturelle, qui permet de réfléchir sur l’habitus et les représentations d’un notable républicain lettré pendant l’occupation.

Vincent Suard, mai 2024

Share

Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)

Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.

1. Le témoin

André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.

2. Le témoignage

Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)

Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :

3. Analyse

C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.

1914 en rase campagne

On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ».  À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive

L’Argonne

La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»

L’offensive de Champagne

L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».

Deux exécutions

L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »

Les Éparges

A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.

La Somme

Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »

L’Algérie

De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.

Chemin des Dames et fin du conflit

Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.

J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal.  Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.

Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299)  – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. » 

Vincent Suard, mai 2024

Share

Blanc, Léopold (1885 – 1917) et Blanc, Émile (1894 – 1917)

« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)

1. Les témoins

Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.

2. Le témoignage

Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.

3. Analyse

Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.

Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.

Léopold

Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.

Émile

Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. » 

Les combines

Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) : 

« Cher fils,

Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie        Blanc

Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »

À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.

La fin

Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »

Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.

Vincent Suard, février 2024

Share

Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

Share

Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

Share

Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

Share

Chuillet, Léon (1891 – 1940)

Journal de marche 1914 – 1920

1. Le témoin

Léon Chuillet (1891-1940) est né à Prahecq (Deux-Sèvres) dans une famille de cultivateurs. Incorporé au 8e Cuirassier en 1912, il y est maréchal des logis en août 1914. Muté à sa demande en 1915 dans l’infanterie, il est affecté au 14e BCP comme sous-lieutenant. Blessé dans la Somme en 1916, il combat ensuite comme lieutenant en Italie en 1917. Promu capitaine en juin 1918, il  est blessé une deuxième fois au 64e RI en octobre 1918. Militaire de carrière dans l’entre-deux guerres, il est tué en Belgique le 15 mai 1940 à la tête d’un bataillon du 110e RI de Dunkerque.

2. Le témoignage

Le Journal de marche 1914 – 1920 de Léon Chuillet a été publié en autoédition chez The BookEdition en 2009 (470 pages). Anne Rocton, petite-fille de l’auteur, a confié le manuscrit à Pierre Durand, et celui-ci l’a mis en forme et édité  (conversation téléphonique et autorisation de citation, mai 2022). La partie « Grande Guerre » va jusqu’à la page 325, l’ouvrage comprend aussi la reproduction de photographies retraçant la carrière de L. Chuillet, des développements sur sa campagne d’Orient (1919-1920), ainsi que des extraits concernant les journées de mai 1940.

3. Le témoin

Ce journal, assez précis et très vivant, est le témoignage d’un cuirassier passé dans l’infanterie. C’est un combattant énergique, aimant l’action et diriger les hommes, ce qui l’amène logiquement à intégrer l’armée de métier pendant la guerre elle-même. On n’a pas de précision sur la rédaction des carnets, mais l’emploi du terme boche dès août  1914 et l’image « ligne Maginot » (p. 292) employée pour 1918, font supposer une rédaction assez tardive, probablement d’après un premier carnet de route.

A. la cavalerie au combat

L’auteur évoque d’abord la recherche de la charge de cavalerie lourde, rarement possible et toujours anticipée par l’adversaire, ainsi dans la Marne le 4 septembre 1914 (p. 36) : « La belle charge est encore ratée. Les Allemands ont toujours le même principe, la cavalerie d’exploration refusant toujours le combat à l’arme blanche il n’y a rien à faire pour le saisir, au moment du combat celle-ci se dérobe et nous nous trouvons en butte à des feux d’infanterie qui nous empêchent d’opérer. ». Avec la poursuite, après la Marne, la cavalerie retrouve un rôle important et L. Chuillet évoque les combats qui l’amènent jusqu’à Suippes et Reims, avec par exemple la reprise du village de « Courterolle » (12.09.14 p. 42 [en fait Courtisols]) : « Je fais dans le village 18 prisonniers. Le trompette Dermajusan fouillant une grange à cheval, fait à lui seul 6 prisonniers. Ceux-ci sont fatigués, très épuisés, car depuis 6 jours ils ne cessent de reculer. Du reste, tous les prisonniers que nous faisons sont ceux qui dès le matin au départ sont encore ivres de la veille ou malades. (…) vers deux heures, au moment où je vais rejoindre le régiment je trouve encore un petit Boche. Un gamin qui ne semble pas avoir plus de 16 ans. Une figure Boche dans toute l’acception du mot : blond avec des lunettes. Il crie « Kamerade » et au même moment, me met en joue. Ah le salaud. Je tire mon revolver et je lui brûle la cervelle. ». En octobre, il faut boucher les trous dans la Course à la mer, et des détachements de cavalerie démontée sont envoyés en Belgique. Il mentionne son regret de devoir abandonner la cuirasse, qui protégeait bien des schrapnels, et dit aussi le peu d’enthousiasme suscité par les demandes réitérées de volontaires pour reconstituer l’encadrement du combat à pied. Lui en prend finalement son parti (décembre 1914, p. 61) : « Puisqu’il faut aller aux tranchées, j’aime autant y aller en vrai fantassin, puis comme je n’ai pas l’amour du cheval porté à l’excès, je suis satisfait de cette désignation. Puis on va peut-être faire quelque chose d’intéressant. » 

B. un « guerrier fanatique»

Léon Chuillet se décrit lui-même comme un homme qui aime le combat, qui s’ennuie dès que l’action diminue, et qui dit ignorer la peur que les autres éprouvent (1er novembre 1914, Belgique, p. 54) : « Ah c’est déjà pas si rigolo que ça la guerre mais c’est amusant tout de même. Il y en a qui ont une bonne trouille. Moi, je trouve que j’ai de la chance et le danger m’impressionne pas, au contraire, ça m’amuse. » Cette peur qu’éprouvent ses hommes est par exemple décrite dans une tranchée de l’Oise, en mars 1915 : « [une tactique offensive allemande] du reste nous, nous sommes tellement froussards que ça marche à chaque coup (…) J’ai beaucoup de difficultés pour rassembler mon demi-peloton. Eh bien, s’il faut un jour faire une attaque, alors on va être beaux. Ah les charognards, ce qu’ils ont peur. » L’auteur, avec sa promotion au grade de sous-lieutenant dans l’infanterie (juillet 1915, p. 89) est très satisfait d’arriver au 14e BCP, pour lui « une troupe d’élite ». L. Chuillet, « guerrier fanatique très aimé de ses hommes », ainsi qu’il est noté dans son dossier personnel (p. 295, 1918), est parfois violent ; en janvier 1916 un déserteur d’en face, pris dans le réseau, est amené à son PC et se précipite sur son repas (p.148) « Alors là il est bien reçu. Je commence par lui ficher une belle tournée. » L’incident fait du bruit en haut lieu car le déserteur s’avère être un prisonnier russe en fuite, qui se plaint amèrement de  l’accueil reçu. L’auteur évoque son rapport de justification rédigé, dit-il, sous une forme « humoristique », « l’histoire du russe confondu avec un Boche et ma foi j’avais tenu à lui apprendre la politesse un peu à la française. Mais comme ça ne donnait pas de résultats j’avais employé la méthode Boche, c’est-à-dire la trique. » Après le conflit, alors qu’il est en Orient, il produit cette litote, alors qu’il commande des tirailleurs (p. 340) : « on a beaucoup moins de scrupules qu’avec des Français. » L. Chuillet reproduit quelques ordres du jour, dont deux assez originaux ; d’abord une manifestation française à réaliser en première ligne à minuit lors de l’anniversaire du Kaiser (p. 146): «Tout le monde à son poste de combat – Au commandement des commandants de Compagnies toutes les unités crieront : « mort aux boches. A bas le Kaiser. Vive la France. » ; puis un curieux et long document, à lire plusieurs fois aux compagnies, une « litanie de la haine » [des Allemands], composée par le Colonel Brissaud (Somme, juillet 1916, p. 174), dont le caractère formel (chacune des 18 strophes se termine par « qu’ils soient maudits ») fait penser à une tentative d’endoctrinement idéologique dans un cadre militaire, mais ces paragraphes ne reprennent en fait que les griefs courants contre l’Allemagne, que l’on retrouve dans la grande presse. À Maurepas en juillet 1916, il est blessé après avoir décrit un échec sanglant, dont la faute incombe d’après lui à son colonel (mauvaise préparation – réseaux intacts – refus de surseoir à l’assaut, p. 185) « Ah les artilleurs et le colonel Brissaud, voici votre œuvre, vous chef avant-hier sceptique sur la reconnaissance du sous-lieutenant Chuillet, qui avait fait son devoir ». Il est hospitalisé à Paris à l’hôtel Astoria avenue Marceau, et il y mentionne un vacarme paradoxal pour un hôpital (p. 191) : « Quel train de vie bruyant ce Paris jusqu’à minuit. Il nous est impossible de fermer l’œil et dès 4h du matin les tramways roulent. »

C. le repos du guerrier

Atypique aussi, chez l’auteur, est son peu de goût pour les permissions, chez lui, dans les Deux-Sèvres, ainsi (p. 114), « je suis heureux de repartir, sincèrement, ma permission a été longue. » ; ou pour la convalescence (p. 200), « Que vais-je faire dans ce pauvre trou de Prahecq ? ». La ville a plus d’attraits pour lui, et on peut y suivre sa consommation d’amours tarifés, les indices n’étant qu’à demi dissimulés : cette demi-franchise, peu courante chez les diaristes, aurait-elle résisté à une publication du vivant de l’auteur ?

–  Gérardmer 1915 p. 129  « Evidemment, c’est une détente complète. Gérardmer étant parfaitement approvisionné en tout, je dis bien en tout. »

– Paris 1916, fin d’hospitalisation   (p. 195)    « Après une bonne nuit nous rentrons à l’hôpital à 8 h accompagnés de nos petites poules et ce fut le scandale. La directrice nous attendait à la porte. »

– Grenoble février 1917 « ça va. Réceptions, femmes, jeux, un peu d’exercice, voilà la vie de l’arrière. Ça tient, mais à la base ça manque d’intérêts. Il y manque l’esprit du front et surtout l’esprit de popote. »

– Paris, défilé du 14 juillet 1917, hébergé à Chaville chez un camarade, puis  « retour à Paris où je passe une nuit agréable évidemment. »

Dans cette logique, les jours qui suivent le onze novembre 1918 à Paris le soulèvent d’enthousiasme (p. 319) : « Quelle fête. Quelle bombance. C’est incroyable, chaque poilu a sa femme à l’œil. C’est épatant. C’est parfait. »

D. Les troubles

Léon Chuillet mentionne les troubles de mai et juin 1917 dans son unité, il évoque le moral partout très bas à cause de la déception du 16 avril. La journée du 2 juin est mouvementée à la brigade (p. 216) : « À 20 h voici que l’on entend une vive fusillade et des cris de à bas la guerre. Rien de bien effrayant à la Cie cependant. Les Chasseurs crient aussi et demandent à parler au Capitaine (…) La 7e Cie du 54 [BCP] est particulièrement agitée. J’y saute et en faisant un peu de boxe nous arrivons à ramener le calme. (…) Tout ceci est bien regrettable et nos braves Chasseurs se laissent entraîner par des meneurs. » . Il profite plus tard en Italie  de cette expérience: il estime (janvier 1918) qu’il y a beaucoup de relâchement dans son peloton (p. 273) «Les chasseurs ne veulent plus rien foutre. Va falloir secouer tout ça. » et le lendemain, « toute la journée je suis sur leur dos : revues, exercices rang serré, maniement d’armes, etc. Je me rappelle les incidents de 17. Faut pas laisser couver d’incendies.» Le jour même de l’armistice, il est encore hospitalisé à Périgueux (2ème blessure début octobre 1918) et il décrit un « petit incident » en ville (p. 318) : « Les communistes crient « à bas l’armée ». Bande de cochons de salauds, dans un jour d’allégresse comme ça ils défilent avec le drapeau rouge qui leur est arraché des mains par un jeune sous-lieutenant amputé d’un bras. Le soir à 15 heures même incident. Le préfet intervient et fait interdire le kiosque à musique, un porte-parole du parti socialo-communiste voulait haranguer la foule. » Pour la suite du volume, sa description de l’Orient en 1919 et 1920 est intéressante, mais pour mai 1940, les faits sont seulement rapportés par des tiers qui ont combattu à ses côtés.

Donc ici, le témoignage d’un meneur d’hommes, parfois brutal, que son « allant » propulse vers la Légion d’honneur en 1917 et le grade de capitaine en juin 1918 (à titre temporaire).Ce type d’officier de troupe est précieux pour le commandement pendant le conflit, mais avec la paix, sa carrière stagne : il n’est titularisé capitaine à titre définitif qu’en 1926, et il passe commandant seulement en 1936. La description par Léon Chuillet de l’univers des poilus pose aussi la question de l’influence exercée par sa vision d’officier d’infanterie des années trente, y compris dans son vocabulaire et ses expressions; il est donc probable que le caractère original de ce récit repose beaucoup, au moment de la rédaction, sur la proximité avec la troupe qui est alors encore la sienne. Sa pugnacité et son courage ne se démentiront pas par la suite : il est tué en mai 1940 à la tête de son bataillon.

Vincent Suard, février 2023

Share

Loubet, Paul et Marie

« Nous ne serions jamais séparés »

1. Les témoins

En 1914, Marie Loubet (1885 – 1974) et son mari Paul (1885 – 1975) vivent à Agde, de l’exploitation d’un jardin agricole ; ils ont une fille, née en 1909. Paul, ajourné en août 1914, ne rejoint le 24e RIC qu’en février 1915 à Perpignan. Après entraînement, il rejoint le front avec le 44e RIC dans le secteur de Vauquois, mais rapidement fait prisonnier en juillet 1915, il passera le reste de la guerre en captivité. Après le conflit, Paul et Marie Loubet se consacreront à l’exploitation de leur jardin et de leur vigne.

2. Le témoignage

Christine Delpous-Darnige, membre du Crid, et Virginie Gascon ont fait paraître en 2016, avec une préface de Françoise Thébaud, « Nous ne serions jamais séparés », correspondance de Marie et Paul Loubet, couple de jardiniers agathois, 1915 – 1918 (Éditions du Mont, 256 pages). Le livre présente la correspondance échangée pendant le conflit entre les époux Loubet. Ce lot de 318 lettres, sauvé in extremis de la destruction, est largement reproduit ici avec des explications très utiles; la retranscription s’est faite avec des corrections d’orthographe, mais en laissant la syntaxe d’origine. Quelques courriers d’autres proches sont aussi présents, ainsi qu’une large iconographie extérieure, surtout issue de la grande collecte à Agde (2014).

3. Analyse

Le corpus est constitué d’abord des courriers échangés lorsque Paul est en formation au 24e RIC, puis uniquement de ses lettres personnelles entre juillet 1915 et décembre 1916, et enfin de l’ensemble des courriers du couple pour toute l’année 1918. Ce livre est précieux car, outre un témoignage significatif du vécu de la captivité de Paul Loubet, il donne aussi un éclairage utile, et sensible, grâce au commentaire sur les sources, sur la vie de Marie, femme de prisonnier, et plus globalement sur le fonctionnement de ce couple, pris dans des événements qu’il considère comme malheureux.

A. une guerre subie

En formation à Perpignan ou à Ille-sur-Têt, Paul est peu enthousiaste pour le conflit ; il mentionne fréquemment sa mauvaise humeur, à cause de petites injustices ou du faible nombre de permissions. Pour lui la guerre est une épreuve néfaste (avril 1915, p. 39) : « Ce ne sera pas malheureux quand cet affreux cauchemar de guerre se sera évanoui. » Montant en ligne en juin 1915 et décrivant la tranchée à sa femme, son ton n’est guère martial, il mentionne une lassitude générale (19 juin 1915, p. 80) : « Tu ne saurais croire, chère épouse, combien sont dégoûtés de la vie tous ceux qui sont ici avec moi et surtout ceux qui ont souffert des rigueurs de l’hiver. Ils ne demandent qu’une bonne blessure pour être évacués au plus tôt chez eux car quoiqu’en disent les journaux, il leur tarde à tous que cela finisse au plus tôt (…) ». Les préoccupations, dans les lettres, tournent essentiellement autour du cercle familial et des soucis économiques. Le beau-frère de Marie, Jean Delmas, territorial mais engagé en première ligne, témoigne lui aussi de cette lassitude (p. 122, décembre 1915) : « Vous pouvez croire que ce n’est pas une vie de la passer dans la terre sous les obus et les balles à 44 ans quand on sait que des plus jeunes sont dans les casernes. Et tous ceux qui crient « jusqu’au bout », venez dans les tranchées. »

B. Le courrier

Le témoignage restitue le quotidien du prisonnier en Allemagne ; Paul a droit à deux lettres par mois, il raconte le camp de Meschede, ses détachements en kommando de travail (travail à la ferme, bûcheronnage…). Les cartes postales, elles, ne laissent place qu’à quelques mots, elles donnent un signe de vie, et permettent surtout de tenir une comptabilité précise de l’arrivée ou du retard des lettres et colis. Cette correspondance est vitale pour rompre la monotonie des jours, maintenir le moral des époux et réaffirmer les liens du couple ; affirmations de tendresse, nouvelles des enfants, de la famille, avis sur les problèmes domestiques, plaintes sur l’état du moral puis réaffirmation du courage devant les épreuves… Il ne semble pas que les lettres de Paul souffrent beaucoup de la censure, son propos étant surtout préoccupé de mentions familiales et domestiques. Ainsi, au début de sa captivité (août 1915, p. 136) : « Tu peux m’envoyer un fricot par semaine également pour manger le dimanche tout en pensant à toi. Quant au pain, on reçoit 2 kilos de biscuits par semaine par homme et j’en ai de reste. Ne te tourmente pas pour cela et ne crois pas qu’on nous force à vous écrire ce que l’on ne veut pas, bien loin de là. ». Paul insiste sur les liens avec les camarades, souvent choisis en fonction des affinités régionales. Il est seul, en journée, lorsqu’il travaille dans une ferme, avec évidemment le problème de la langue (novembre 1916, p. 142) : « Et le soir, lorsque je suis à table avec mes patrons je suis comme un sourd-muet et il me tarde qu’il soit 7 h ½ pour aller retrouver mes camarades à la chambre. ». Marie lit les lettres aux siens à haute voix, et elle signale à Paul la difficulté que lui procurent certaines remarques gaillardes (qu’elle appelle « bêtises »), elle doit s’arranger pour en sauter les passages (p. 198) : « Les bêtises que tu me dis me font passer un moment mais en lisant la lettre, je suis obligée de le sauter, tu me comprends, autant que possible, évite-le. ». Il faut aussi souligner que Marie est la seule femme de la famille qui sache lire et écrire convenablement.

C. Les colis

Les colis occupent une grande partie de la correspondance de Paul, il indique ce dont il a besoin, l’état des denrées, ou au contraire ce qui est pour le moment inutile. Ils tiennent ensemble une comptabilité des départs et arrivées, et on est impressionné par la quantité et la qualité des biens qui circulent dans cette Allemagne affamée de 1918 (p. 195, 29 avril) « J’ai envoyé hier le colis provisions qui comprend riz, café, macaronis, graisse, fromages, gâteaux, bœuf en daube. Ne t’étonne pas du chocolat dans ce colis, je l’ai oublié. » Certaines denrées arrivent avariées, souvent avec retard, mais on note très peu de disparitions. Ces envois, en général un par semaine, représentent pour Marie un effort constant et une dépense importante, et l’appareil scientifique du livre précise qu’un colis par semaine correspond à la totalité de son allocation de femme de prisonnier. L’évaluation sur la durée totale de la captivité (43 mois) est considérable, avec 202 colis d’environ 5 kg envoyés, soit une tonne au total.

D. Deuil et tristesse

Outre les épreuves de la guerre, le couple est confronté au deuil intime : ils viennent déjà de perdre le petit Raymond en 1914, et ils doivent affronter la mort de Jean, né en 1915 et mort à la fin de 1917. La souffrance du côté de Louis est d’autant plus vive – il n’aura jamais vu son fils – qu’il avait beaucoup investi affectivement dans ses lettres (p. 173) « « je suis obligé d’étouffer ma douleur comme je peux. Moi qui étais si content de trouver à mon retour une si jolie famille, je ne rentrerai que dans les pleurs et le deuil. Voilà la vie. » Il détruit alors toutes les lettres de Marie, car les échanges étaient très centrés sur le nouvel enfant, et ces témoignages le font désormais trop souffrir. La situation est également difficile à endurer pour Marie, elle s’oublie dans le travail, s’occupe de sa fille de 9 ans, mais elle a du mal à se remettre (p. 171) « Tu peux croire que cette mort m’a été terrible, toi n’étant pas là. De notre petit Raymond, tu étais là à mon côté. » Le labeur lui occupe l’esprit, mais il devient épreuve tellement il est envahissant (mars 1918, p. 182) « Tu peux croire que l’on a des moments dans la vie qui ne sont pas gais. On vit comme des bêtes, on ne connait rien après le travail, on rentre à la maison et on n’a pas une douce parole qui me faisait tant plaisir ». On apprend aussi, à la fin de l’ouvrage, qu’ils ont eu une fille née en 1922 et qui décède en 1937 : si la guerre est vécue comme un malheur, le deuil intime les frappe bien plus cruellement, et entre la révolution pasteurienne et l’arrivée des antibiotiques américains, la mort des enfants reste un drame presque commun, l’année de la mort de Jean (1917), 22 enfants meurent à Agde avant l’âge de 10 ans (p. 238).

E. Être une femme de prisonnier

Les lettres de Marie nous montrent une femme à la fois isolée psychologiquement et fragilisée économiquement, mais qui bénéficie d’une solidarité familiale et collective (allocation et comité d’aide aux prisonniers). Outre sa solitude affective, qui prédomine pendant tout le conflit, le souci le plus constant est « l’inquiétude » (p. 238), une souffrance qui mine sur la durée, malgré le courage ranimé par la correspondance. Avec cette autonomie imposée par les événements, peut-on parler ici d’émancipation ? Paul, de loin, souffre de sa régression sociale, il mentionne à plusieurs reprises que, placé dans des fermes allemandes, il est redevenu « domestique ». Il veut continuer à diriger son foyer à distance (argent, fermage, travail…), et Marie respecte cette répartition traditionnelle des rôles. On comprend mieux la façon dont elle conçoit son rôle avec une remarque des auteures de l’ouvrage (p. 239) : « Jamais en effet, elle n’exprime l’idée qu’elle prend la place de Paul, juste qu’elle fait « du mieux, ce qu’il faut » pour que la vie reprenne comme avant la guerre. Le secours qu’elle trouve dans le lien conjugal représente alors un élément essentiel de cette résistance. » Mais en même temps, les circonstances lui donnent un espace d’autonomie, et un long passage très éclairant révèle un nouvel équilibre né pendant la guerre. Paul critique le choix de Marie de travailler sans salaire sur un terrain de ses parents, et lui reproche de se faire exploiter ; on citera pour finir la réponse révélatrice de Marie (mai 1918, p. 197) : « Quant au terrain, tu me dis que je suis obligée de leur servir de domestique et tu me dis aussi qu’il ne me donne pas l’argent qu’il fait. Ils ne peuvent me donner l’argent. Moi, je n’achète pas tout ce qu’il faut pour la vigne. Si je n’étais pas avec eux, je serais obligée de payer le loyer et je serais obligée d’aller travailler à la journée, si je voulais manger moi et la petite, et t’envoyer les colis à toi. Tu peux croire qu’avec l’allocation et ma journée, je n’aurais pas besoin de le jeter et je ne sais pas si tes colis ne seraient pas espacés. Et les jours où il pleut, que je serais obligée de rester à la maison, ce jour-là je n’aurais pas la journée. Donc, comme je te l’ai déjà dit, je suis là, je travaille et je mange et je n’ai rien à perdre. Sur tes lettres, ne me parle plus. Je les lis à mes parents et je suis obligée de l’arranger du mieux. Ne sois pas si intéressé. Mes parents, pour toi, font beaucoup de sacrifices et te prennent comme un fils. Pour les colis, ils ne me comptent pas grand-chose. (…) Ce n’est pas un reproche que je te fais et je ne t’en veux pas, tu le sais. Je sais que tu vas me pardonner de te parler comme ça, tu devais avoir un mauvais moment, donc n’en parlons plus. »

Donc en définitive, un témoignage riche sur le thème « être prisonnier » et « être femme de prisonnier », ainsi que, grâce aux commentaires avisés de Françoise Thébaud, Christine Delpous-Darnige et Virginie Gascon, un volume indispensable à toute bibliographie sur le thème de la captivité.

Vincent Suard, décembre 2022

Share

Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

Share