Hanin, Charles (1895–1964)

Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918

1. Le témoin

Charles Hanin est né en 1895 à Hussein-Dey près d’Alger, dans une famille de la bourgeoisie locale. Classe 1915, il est mobilisé en décembre 1914 et participe avec le 2e Régt. de marche d’Afrique à l’opération des Dardanelles ; il est blessé en juin 1915 à Gallipoli. Aspirant au 3e Zouave en 1916, il combat à Verdun, et y participe à l’attaque de décembre 1916. Passé sous-lieutenant en 1917, il assiste à l’offensive du Chemin des Dames. Son unité va ensuite aider les Anglais en mars 1918, et il est blessé (obus à l’ypérite) en mai. Rentré au corps début septembre 1918, il est ré-hospitalisé après l’armistice à cause des séquelles de son gazage. Revenu à la vie civile, il mènera une carrière d’administrateur des colonies. Il décède en 1964.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918 » (270 pages) ont été publiés en 2014 chez Bernard Giovanangeli Éditeur, avec une introduction documentée d’Henri Ortholan. Ce récit a été composé immédiatement après le conflit (déc. 1918), et H. Ortholan souligne « l’intérêt que représente ce témoignage que le temps n’a pu altérer ou déformer.» Dans un court propos d’introduction, Charles Hanin dit avoir repris ses carnets, sans changements sur le fond, mais avec une rédaction entièrement nouvelle.

3. Analyse

Oublier l’Iliade

Sur le navire qui l’emmène aux Dardanelles, l’auteur insiste sur sa connaissance livresque de l’Orient, d’Homère à Pierre Loti, et dans le voyage il retrouve les vieux souvenirs de l’âge classique, « le sens profond de l’Hellade » : il est moqué en cela par un camarade. Il découvre peu à peu la réalité (p. 25) «Tristesse poignante des emprises militaires, tout est poussiéreux, lamentable, pollué. Des zouaves hirsutes, sales, les yeux caves, agrandis déjà par la vie dure et les privations (…). » Il met ainsi, dit-il, un certain temps à comprendre « l’étendue de sa chimère ». La description des campements puis des combats en ligne donne une impression d’étouffement ; la place est comptée, et la description des combats, au milieu des hurlements, des tirs et des explosions (p. 38) est froidement réaliste : « On a l’impression de se trouver dans un asile de fous. » Il est rapidement blessé (21 juin 1915), est transbordé sur le Ceylan, navire hôpital, où seuls les blessés les plus graves ont droit à des couchettes. La nourriture est mauvaise, et C. Hanin évoque les barques grecques qui proposent fruits et sucreries, alors que lui n’a comme argent qu’un des louis d’or de sa ceinture de flanelle (p. 46) « les yeux du Grec dans sa barque luisent de convoitise : Oh, oh ! dit-il, uné Napoléoné ! et il me sourit largement. » Le blessé est transporté à Bizerte et après convalescence est réaffecté dans une unité de zouaves à Batna en août 1915.

Aspirant

La description de sa compagnie en novembre 1915 à Batna est cruelle, avec un encadrement allemand ou alcoolique, et du mépris pour les hommes de sa chambrée, représentant (p. 52) « un tiers d’Alsaciens parlant allemand, un tiers de Martiniquais parlant Po-po et d’un tiers de Juifs parlant hébreux. Nous sommes deux Français. » Pour lui, le choix du stage d’aspirant de Joinville s’impose comme seul moyen de « sortir de cette tourbe.» Il réussit la formation d’aspirant au début de 1916 (il passe assez rapidement sur cette formation) et il est de retour au 3e zouave en mai 1916 à Verdun. Mal accueilli, les officiers lui font bien sentir qu’il n’est qu’un sous-officier ; même hostilité de la part des sous-officiers, puis cela s’arrange un peu (p. 61) : « L’adjudant Fauchère et le sergent Fabry me prennent en amitié ; ils ne sont pas de l’active et n’ont pas reçu l’inoculation du virus sous-officier. » À Verdun comme auparavant aux Dardanelles, il constate que le simple fait de sortir son appareil photographique fait changer d’attitude ses supérieurs immédiats, ils deviennent alors beaucoup plus amènes. Notre auteur décrit le général Niessel à plusieurs reprises, c’est une brute, au visage de « dogue hargneux » qui terrorise les officiers, mais pour lui c’est un grand chef. Il raconte aussi une crise de colère de De Bazelaire (général commandant le 7e CA), lors d’une sédition d’un bataillon de zouaves (ivresse collective et refus de remonter sans repos préalable), pour lui sans gravité (p. 66) « il n’y a pas de quoi fouetter un chat : mais on a malheureusement rendu compte» Le général vient agonir des officiers qui ne sont pas concernés (le bataillon incriminé est en ligne) et c’est un incident pénible, « vos ancêtres rougissent dans leur tombe (…) je serai sans pitié et s’il faut vous faire marcher, je mettrai des mitrailleuses derrière vous ! » La narration de Verdun, rive gauche (mai-juin) et rive droite (juillet), est intéressante, notamment avec l’évocation de Froidterre et de Thiaumont (les 4 cheminées). En ligne et sous le bombardement (p. 100), il a dû, lui jeune aspirant, prendre le commandement de la section, et même à un moment, de la compagnie, pour pallier la couardise d’un lieutenant terré dans son abri. Revenu au repos, on lui retire sa section : outré, il demande justice en rédigeant une lettre de plainte au général, enveloppe fermée qui doit passer par la voie hiérarchique, mais dont il refuse de dévoiler le contenu; ennuyé, le colonel Philippe finit par reconnaître le bien-fondé de sa colère et lui rend sa section.

Thème de l’homosexualité

Il est fait plusieurs fois mention d’homosexualité (cinq reprises, surtout au début en Orient) :

p.18 des marins faisant l’apologie de la pédérastie.

p. 19 un sergent qui chantait au Château d’eau est inverti passif.

p. 28 un zouave débraillé, qui passe en roulant les hanches (…) il a eu la médaille militaire pour des talents qui ne sont pas ceux qu’on demande aux soldats.

p. 31 des propositions homosexuelles d’un légionnaire.

p. 145 le capitaine W qui serait venu « des bords de la pédérastie »

Eu égard au tabou qui entoure ce thème, ces passages interrogent. Ce type de mentions, très rares, égale ici le total de ce que j’ai pu rencontrer au cours de plusieurs années de lecture de récits de guerre. Rédigé dans une reprise des notes fin 1918 – début 1919, s’agit-il de la réalité, ou des clichés « orientalistes » attendus, à propos des mœurs supposés des Joyeux et autres troupes coloniales ? Cette répétition pourrait être le signe d’un intérêt particulier de l’auteur, mais celui-ci mentionne aussi des rencontres qui ne le laissent pas indifférent avec des femmes (p. 56 dans un train, p. 216 une occasion non saisie avec une institutrice « j’ai du paraître idiot. », ou encore p. 268, une fermière séduisante) et on sait aussi qu’il s’est marié après la guerre. Il reste que sa façon de décrire le deuil de ses deux camarades tués, Michel Romain et Ismaël Raymond, est faite d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ainsi M. Romain tué aux Dardanelles : p. 40 « un autre m’affirme qu’il est tombé à ses côtés ; je l’aimais, j’en éprouve un terrible choc. » et p. 48 « ton pauvre corps n’aura même pas de sépulture et ta chair qui fut belle et forte, tes beaux yeux sombres, si tristement profonds sont roulés, pulvérisés dans cette terre chaotique (…) ». À Verdun, son ami Ismaël Raymond a le pressentiment de sa mort prochaine, scène de prémonition assez fréquente, mais ici elle a lieu avec des modalités qui ne le sont pas du tout. Ils dorment dans un petit abri (p. 114, avant l’attaque sur Bezonvaux) « je sens une main saisir la mienne, la serrer avec une sorte de pudeur contenue ; je serrai à mon tour, alors dans l’ombre, je sentis contre mon visage le visage de Raymond, son souffle frôlait mes cheveux et je sentis brusquement ses lèvres et je vis qu’il avait pleuré ; je me relevais stupéfait ; que signifiait cela ? Je l’interrogeais ; il me répondit doucement : « ne bouge pas, demeure contre moi ; il faut que je te parle ; je t’aime, je n’ai que toi ici ; demain je vais mourir. (…) » C. Hanin lui impose de dormir. La prédiction se réalise et l’auteur vient se recueillir devant le corps, pensant (p. 123) aux « purs sentiments nés dans la communauté de notre vie rude ». Dans un dernier item, il décrit p. 239 les hommes qui se baignent nus, mentionnant des corps en « mouvement, signes de ce que la nature a voulu façonner de force virile et harmonieuse mais hélas, pétri dans la fragilité » et on pense immédiatement au style de Montherlant dans les Olympiques. Donc un caractère original, qui n’entraîne aucune certitude, mais qui traduit une sensibilité rarement rencontrée dans ces termes dans les carnets de guerre : il serait intéressant d’avoir ici l’avis d’une historienne ou d’un historien du genre.

Aisne 1917

Au début de 1917, Charles Hanin promu sous-lieutenant devient officier de renseignement, navigue de l’EM du régiment à celui de la DI, et cela lui permet de pittoresques descriptions d’officiers, en général peu laudatives. L’attaque du 16 avril (Mont Spin), est un échec dramatique au 3e zouave et c’est aussi l’occasion d’évoquer les Russes qui combattent à leurs côtés ; l’auteur est très critique, évoquant leur préoccupation dominante pour l’alcool et la danse : « nous comprenons Moukden et Tannenberg (p. 163) ». Il décrit une armée multi-ethnique, avec des hommes qui ne se comprennent pas entre eux, et dangereux car ils n’identifient pas les zouaves. Il reconnaît toutefois leur courage dans un assaut (toujours au Mont Spin) où eux aussi se font massacrer sans résultat.

Lorraine 1917

À l’été, son unité est dans un secteur très calme de Lorraine, et c’est l’occasion d’une description d’une patrouille offensive (Allemands à 800 mètres) dans les hautes herbes (p. 184) ; c’est une progression de « Sioux », alternant planque et reptation pendant des heures ; arrivés derrière les lignes allemandes, ils interceptent la dernière voiture d’un convoi, et ramènent le conducteur ahuri dans leurs lignes. La réécriture soignée des notes est ici payante, nous sommes dans un authentique western. Les Allemands en ont du reste fait autant en hiver : un étang borde et protège le secteur (Étang de Paroy), et ils ont rampé sur la glace revêtus de draps blancs, capturé quelque territoriaux et leur artillerie a cassé la glace pour protéger leur retour. Il évoque ensuite (p. 194) une inspection de Ph. Pétain, les colonels étant interrogés pour savoir s’ils répondent de leur régiment, s’il leur demande de marcher contre un ennemi qui ne serait allemand ; il comprend à cette occasion pourquoi – les mutineries – on les a maintenus dans ce secteur calme de Lorraine (fin août 1917).

1918

L’évocation de la période de 1918 est plus rapide, le moment charnière a lieu le 26 mai, son ordonnance est tué et lui blessé par l’éclatement d’un obus à ypérite dans leur abri, et c’est l’évacuation (Rennes, convalescence en Algérie). Revenu à son unité fin août 1918, il narre les combats de poursuite jusqu’à l’armistice, avec un style plus concis mais toujours aussi acerbe, voire méprisant (p. 256, retour dans son unité) : « Grapinet nous reçoit avec affabilité (…) il sent le Saint-Maxentais à plein nez : il y a en lui un de ces petits fumets sous-officier qui ne trompe pas. » Cette aigreur peut aussi s’expliquer par le fait que l’auteur reste durement touché par les séquelles de sa blessure : sa vie reste menacée en 1919.

Donc des carnets très intéressants, qui montrent l’endurcissement d’un jeune étudiant d’Algérie pétri d’humanités classiques qui, à travers les combats vécus dans une unité de choc, se transforme en un guerrier efficace et cynique, mais gardant encore une profonde considération pour les hommes du rang et un goût intact pour la rédaction littéraire.

Vincent Suard, septembre 2024

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Morin, Robert (1889–1977)

Mémoires de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Originaire d’Argenteuil (Val d’Oise), Robert Morin travaille à partir de treize ans sur les chantiers de l’entreprise de maçonnerie de son grand-père. Classe 1909 et mobilisé caporal au 69e RI, il est promu sergent en octobre 1914, adjudant en mai 1915, sous-lieutenant en avril 1916 puis est fait prisonnier pendant la bataille de la Somme. Après-guerre, ayant profité de sa captivité pour compléter son éducation, il devient conducteur de travaux puis ingénieur, et finit sa carrière comme directeur des services techniques de la ville d’Argenteuil.

2. Le témoignage

Jean-Robert Nouveau, petit-fils de Robert Morin, a fait paraître aux Éditions du Net « Mémoires de guerre 1914 – 1918 du Sous-Lieutenant Robert Morin » (2014, 200 pages). Dans l’avant-propos, le petit-fils de l’auteur dit avoir trouvé dans une malle du grenier trois cahiers écrits au crayon. L’édition est soignée, avec de nombreuses cartes utiles pour illustrer les déplacements de l’auteur. Tous les noms sont authentiques et on ne sait pas s’il y avait un projet de publication.

3. Analyse

Robert Morin propose un récit à la fois alerte et précis, car malgré une narration faite de mémoire – il a été obligé de détruire son carnet de route – l’essentiel de l’écriture se fait en captivité en 1917, à peu de distance des faits. C’est un homme d’action, apprécié par ses supérieurs pour son énergie ; combattant au sein du 69e RI (Nancy « Division de fer »), il participe de ce fait à nombre de batailles sanglantes (Somme octobre 1914, Ypres 1914-1915, Artois 1915, Champagne 1915, Verdun cote 304 mars 1916, puis Somme en Juillet 1916). Ce cadre subalterne d’infanterie très exposé, pas sérieusement blessé pendant ces engagements, fait un peu figure de miraculé lorsqu’il est fait prisonnier à Maurepas le 30 juillet 1916.

Le récit commence par une très belle scène d’intimité au moment du départ, lui et sa femme contemplant leur enfant endormi avant de se séparer, on peut penser que la force de ce tableau vient d’une rédaction faite en 1917, alors que, prisonnier, il souffre d’une séparation dont il ne voit pas se dessiner la fin.

Somme 1914

Affecté à la compagnie de dépôt en août 1914, R. Morin n’est pas engagé sur la Marne, mais il décrit bien les éprouvants combats ultérieurs de fixation du front, comme l’attaque de Monchy au Bois (fin octobre), village « fortifié » par les Allemands ; c’est un échec dramatique car si une partie des Français a réussi à s’infiltrer dans quelques maisons, le bourg reste imprenable et ces isolés finissent sacrifiés. Il est intéressant de lire le JMO qui cite « l’élan magnifique » avec lequel le chef de corps, qui se fait tuer à cette occasion, fait une tentative désespérée pour prendre le village ; notre témoin signale, lui, que le lieutenant-colonel de Marcilly était venu « se faire tuer à la tête de son régiment » à la suite d’un dur reproche du « très violent » Général Duchêne. Pour R. Morin, ce combat de Monchy fut une hécatombe pour son régiment.

Flandres 1914-1915

Même qualité de récit dans la description des combats au sud puis au nord d’Ypres en novembre et décembre 1914, alors que le narrateur est passé sergent. Il décrit des lignes avec de nombreuses tranchées réalisées sous le feu direct, avec des orientations improvisées et parfois contradictoires, et dont on ne connaît pas l’occupation exacte. Réalisant une reconnaissance périlleuse, il opère en liaison avec une autre unité qui ne veut plus le laisser partir (p. 70) : «Je n’ai cessé de penser à ma famille, car si j’avais été tué dans cette affaire, elle n’aurait jamais su ce que j’étais devenu ; entouré de gens ne me connaissant pas, et surtout d’un autre régiment. On ne se serait pas plus occupé de moi que d’un chien, ça c’est certain. » Travaillant en temps de paix sur des chantiers, il a l’habitude d’improviser, de prendre des décisions : ce dynamisme plaît à ses officiers, mais il finit par s’en plaindre (p. 70) « C’est toujours moi qui écope sous prétexte que je suis débrouillard. Un jour, rouspétant en disant que ce sont toujours les mêmes que l’on fait marcher, le lieutenant Muller, avec qui nous nous tutoyons, me dit : « Écoute mon vieux, qu’est-ce que tu veux, il en faut un et si j’en envoie un autre il va me faire une gaffe. » On rencontre dans cet épisode de l’hiver 1914 dans la boue des Flandre l’évocation des cadavres français et allemands flottant à la clarté de la lune dans des tranchées noyées, un duel de patrouilles qui se termine par un combat singulier (p. 73), des rigodons avec mouchoirs lors des tirs aux créneaux (p. 74), une attaque à l’échelon du bataillon sans préparation d’artillerie (Korteker Cabaret vers Langemark), des fraternisations en janvier 1915 (p. 85), ainsi qu’une exécution capitale (fév. 1915 ? Poperinge, p. 87) : « Le 1er Bon a une sale corvée, il doit fournir un peloton d’exécution pour fusiller trois soldats du Bon de Discipline et un Chasseur. Ils sont condamnés à mort pour abandon de poste, pendant les affaires de la Maison du Passeur. J’ai assisté à ces quatre exécutions qui ont eu lieu simultanément. Je ne souhaite pas assister de nouveau à un spectacle aussi impressionnant. » R. Morin quitte sans regrets la Belgique, ayant souffert du froid, de l’eau, et (p. 92) « les moindres engagements furent toujours sanglants.»

Artois 1915

R. Morin participe à l’offensive de mai en Artois : la bénédiction donnée avant l’assaut par l’aumônier est appréciée par les croyants, mais elle lui donne l’impression d’être un condamné à mort avant son exécution. Les restes de Neuville-Saint-Vaast sont ensuite à reprendre maison par maison, les combats sont très durs ; il décrit une panique enrayée par un commandant, montant sur le parapet révolver au poing. C’est un très bon récit, haletant, et son bataillon se fait étriller sans grands résultats ; il est promu adjudant le 29 mai. Des « grands repos » suivent les périodes d’offensive, et le régiment est reconstitué, entraîné aux innovations tactiques : notre témoin contribue à la formation d’une compagnie de mitrailleuses, avec 7 Maxim allemandes prises lors des attaques de mai. À noter qu’il fait venir sa femme, comme quelques autres sous-officiers, et qu’ils ne sont pas inquiétés par la gendarmerie (région de Nancy- privilège 20e Corps ? – tolérance pour des troupes de choc ?) (août 1915, p. 117) « Rien n’est plus gai que notre popote. Imaginez-vous une dizaine de Sous-Officiers, tous gais et bons vivants, de plus nos jeunes femmes, Camille, Madame Materne et Madame Berger, aimant à rire, ce qui fait une vraie bande joyeuse. »

Offensive en Champagne

Il participe à l’offensive de Champagne en septembre et octobre 1915, mais son bataillon n’est pas du premier assaut, et s’il jalouse d’abord ceux qui vont se couvrir de gloire, ensuite (p. 122), il se « félicite lâchement d’être à l’abri. C’est le propre instinctif de tous les humains. Je suis certain que de tous les hommes composant cette Compagnie, il n’y en a pas un qui pense autrement à ce moment. » Après cette dure période, avec des pertes notables, c’est le deuxième grand repos en Lorraine, et il refait venir sa femme Camille avec son petit garçon, avec une mention assez rare dans des récits d’intimité presque toujours absents chez les poilus diaristes (p. 138) « (…) je dois dire que c’est au cours de ce séjour que nous avons « acheté » notre petite Marcelle pour donner une petite sœur à Robert.»

Verdun

Il est devant Malancourt en mars 1916 avec sa compagnie équipée de mitrailleuses Maxim, soulignant que cette dotation diminue la motivation des hommes, « car le bruit court à cette époque que les Allemands tuent ceux qu’ils prennent avec leurs pièces. » Ils occupent un petit blockhaus qu’il décrit comme un cube de ciment armé, à la fois très résistant mais très exposé, étant à flanc de coteau devant Montfaucon, ayant à la fois une superbe vue sur l’ennemi, et une position visible qui le fait être terriblement bombardé ; c’est aussi une position solide qui l’expose au risque constant d’être débordé sur l’un ou l’autre côté. La description du bombardement direct de son ouvrage est très intéressante. Il passe sous-lieutenant en avril 1916 et à l’occasion du 3e grand repos, refait venir sa femme. Il a cette fois-ci des démêlés avec les gendarmes (p.157), mais il réussit à l’installer à Ferrières derrière Amiens en mai 1916 « Le souvenir de ce mois passé à Ferrières, en compagnie de ma femme et de mon fils, est un des plus délicieux de ma campagne. ». Une matinée récréative, où est présent un général, a lieu et le petit Robert (2 ans) échappe à sa mère et vient se promener au milieu de la scène (p. 157). Son père est ennuyé car il est interdit d’avoir sa famille avec soi ; « Le général l’ayant aperçu le prend sur ses genoux en demandant : « à qui est ce beau petit garçon ? » Pas de conséquences pour le père, une telle scène « familiale » dans la zone des armées est très rare, même pour des officiers.

Offensive de la Somme

La compagnie de mitrailleuses de l’auteur participe à l’attaque du 1er juillet 1916, et la progression, dans les trous bouleversés du champ de bataille, est pénible à cause de la lourdeur des pièces (ce sont désormais des Saint-Étienne). Il empêche un de ses homme d’abattre un prisonnier (p. 163) «Je ne sais si c’est l’énervement, le chef de pièce Vial se met à crier : « faut que je tue un boche. » Je l’arrête juste à temps, pour l’empêcher de commettre cette lâcheté. Je n’ai jamais laissé tirer sur des prisonniers désarmés. » Ils repartent au repos en arrière à Bray-sur-Somme à la mi-juillet, et il y signale une mutinerie de quelques compagnies du 156e RI. (p. 170, refus de repartir aux tranchées sans avoir eu de repos). Il est fait prisonnier sur sa pièce au sud de Maurepas, dans la Tranchée des Cloportes, lors de l’attaque du 30 juillet qui les laisse en pointe, une contre-attaque allemande ayant profité de l’enrayement de sa Saint-Etienne (il a précisé auparavant qu’il aurait eu plus de chances s’il avait gardé sa Maxim).

Prisonnier

Il passe l’année 1917 au camp d’officiers de Güttersloh, où il décrit un sort supportable, mais est ensuite transféré à Eutin, avec des commandants de camp beaucoup moins accommodants. Une centaine d’officiers français, qui viennent d’un camp de représailles à Magdebourg, « se montent la tête » (manifestation en mai 1918 avec le slogan « l’accord, l’accord » p. 181). Les gardiens ouvrent le feu sur des volets refermés « alors que nous avons arrêté de crier. » Il voit en novembre des marins révoltés arriver de Kiel ; après tractations, ils finissent par pouvoir sortir en ville contre leur parole d’honneur de rentrer le soir; une dernière revue nommée « On part, on part. » est encore montée, puis ils reviennent par Lübeck, le Danemark et Cherbourg.

Robert Morin produit ici un récit d’une grande qualité : il sait raconter, et possède la même efficacité pour décrire ce qu’il a vu et fait, que celle qu’il avait au front, et qui l’a fait apprécier de ses supérieurs. C’est aussi un aperçu sur le fonctionnement d’un régiment de la Division de Fer, qui alterne tous les coups durs et des périodes de grand repos, comparable en cela à une unité de zouaves ou de tirailleurs ; l’auteur n’aborde pas la politique, le patriotisme ou sa vision des Allemands : prisonnier lors de la rédaction du texte, il lui faut être prudent. Il se centre sur les faits vécus, et c’est ce caractère pratique, concis mais dynamique qui fait la grande qualité de ce témoignage.

Vincent Suard, septembre 2024

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Guédeney, Alfred (1872-1958)

Adieu mon commandant. Souvenirs d’un officier (Présenté par Clémence Reynaud et Denis Rolland), Senones, Edhisto, 2018, 346 p.

Résumé de l’ouvrage :
« Pendant toute ma vie militaire j’ai écrit régulièrement à ma mère, lui racontant les détails de tout ce que je faisais, elle a conservé toutes mes lettres et je les ai retrouvées après sa mort. Lorsque j’étais séparé de ma femme je lui écrivais également et elle aussi a conservé cette correspondance. Enfin au cours des diverses campagnes que j’ai faites, j’ai noté au jour le jour sur des carnets le résumé des événements auxquels j’assistais et, la campagne finie, j’ai mis ces notes en ordre. C’est grâce à ces notes et aux lettres que j’ai écrites que j’ai pu rédiger ces souvenirs. C’est ce qui explique la précision de dates, de noms propres et de faits que j’aurais certainement oubliés en partie si je n’en avais pas retrouvé la trace écrite. » C’est par ces quelques lignes que Guédeney débute ses mémoires. Le manuscrit original comporte en tout six cahiers soit 1 500 pages environ couvrant la période 1892-1945. Découpé en 39 chapitres, il couvre l’intégralité de la carrière militaire de l’auteur. L’édition de ce corpus considérable a donc été limitée à l’ensemble des souvenirs de la période de la guerre de 1914-1918, c’est-à-dire les chapitres 14 à 32, et résumer les autres périodes. Ainsi le lecteur, plongé au cœur de la Grande Guerre, aura pris connaissance de la formation de l’officier et de sa carrière d’après-guerre. Le texte est écrit dans un style simple et clair, facile à lire, un peu influencé par le langage militaire. Il est organisé en chapitres cohérents avec résumé en tête. Quelques notes de bas de page le complètent parfois. Nous avons conservé cette présentation, même si elle peut paraître un peu désuète, car elle traduit les intentions de l’auteur et met en évidence les points particuliers du témoignage. Pour faciliter la compréhension du récit, nous avons ajouté des notes de bas de page. Pour les distinguer de celles de l’auteur, les premières sont signalées et précédées d’un astérisque. Les secondes sont numérotées. Ces souvenirs, terminés en février 1935, ont évidemment subi l’influence du contexte politique et social de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas trop sensible pour les événements directement vécus par l’auteur car les faits sont les faits. Il s’est d’ailleurs le plus souvent limité à rapporter les événements dont il a été un témoin direct. Au moment où il rédige ses souvenirs, il est en retraite ce qui lui donne une liberté d’écriture qu’il n’aurait pas eue avant. De plus, à cette date, beaucoup de protagonistes sont décédés. C’est le cas du général Gérard si souvent mis en cause. En revanche, moins de vingt ans après la fin de la guerre, certains épisodes, comme les mutineries de 1917, sont encore mal interprétés. Les explications données par Guédeney sont alors celles les plus communément admises à cette époque. Les notes et commentaires qui ont été ajoutés en bas de page permettent de rectifier ces erreurs. Les sentiments personnels sont pour ainsi dire absents de ses souvenirs, l’auteur ne se livre pas. Cela ne correspond pas à une dureté de caractère mais à un choix délibéré. Il s’agit avant tout de raconter sa carrière militaire et les événements extraordinaires qui l’ont marquée. Ce choix est rarement transgressé, comme lorsqu’il quitte le 9e BCP, le cœur serré écrit-il, « je ne pus m’empêcher de verser des larmes » mais il se ravise immédiatement, raye cette phrase pour la remplacer par « je ne pus m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux », car un officier ne pleure pas. En 2013, 2 500 ouvrages pouvant être classés dans la littérature testimoniale ont été répertoriés. Le centenaire en a ajouté plusieurs centaines d’autres. Même si tous ne sont pas des témoignages authentiques, on comprend qu’il est bien difficile de situer celui de Guédeney dans cette immensité. En 1928, Jean-Norton Cru avait étudié 252 témoignages. Il les avait classés en cinq genres (journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) et six classes, de la meilleure à la moins bonne. Quarante témoignages émanaient d’officiers de carrière et parmi eux, trois seulement appartenaient à la première classe, quatre à la seconde. Son critère de choix était la « vérité du témoin sincère qui dit ce qu’il a fait, vu et senti […]. C’est la vérité que l’historien, le psychologue, le sociologue prisent dans le témoignage. » À lire les souvenirs de Guédeney et tenant compte des recoupements que nous avons faits, il nous semble que son témoignage aurait été retenu par ce critique. Pour connaître la guerre, disait encore Jean-Norton Cru, il faut l’avoir vécu comme commandant de compagnie au maximum : « Seul celui qui vit jour et nuit dans la tranchée sait la guerre moderne… ». Néanmoins il relativisait cette analyse en classant parmi les meilleurs témoignages ceux du contre-amiral Ronarc’h et les lettres posthumes du colonel Bourguet. Ces deux seuls témoignages d’officiers supérieurs ne couvraient que le début de la guerre. Il ne semble pas que Cru ait connu de témoignages comparables à celui de Guédeney. Certes, depuis 1928, beaucoup d’ouvrages ont été publiés, mais on peut considérer que le corpus de 252 témoignages a valeur de sondage, ce qui souligne la rareté de celui de notre auteur. Parmi les ouvrages les plus récents et à titre d’exemple seulement, on peut tenter quelques rapprochements, au moins sur ce que Jean-Norton Cru a appelé « la vérité du témoin ». Sur sa période de commandant d’unité, le témoignage de Guédeney, dans sa précision et ses réflexions sur les combats, n’est pas sans rappeler celui de Paul Tuffrau. Le franc-parler et l’humour du général Guillaumat dans ces correspondances de guerre offrent aussi quelques similitudes avec ce témoin. L’intérêt de ces souvenirs est notablement accru par trois albums contenant plus de 600 clichés dont près de 250 de la Grande Guerre. Le choix éditorial des deux présentateurs de l’ouvrage, Clémence Reynaud, conservatrice du Patrimoine, et Denis Rolland, est en harmonie avec celui des mémoires : la totalité des clichés de la guerre et un nombre limité des autres périodes. Les albums étant parfaitement légendés, la publication des planches photographiques dans un format proche de l’original permet de donner plus d’authenticité à ces vues qui sont quelquefois exceptionnelles et en tout cas inédites.
Lorsqu’on se plonge dans ses souvenirs, on est surpris par la précision du récit. La comparaison avec les journaux de marche et opérations des unités auxquelles a appartenu Guédeney est édifiante. Ces derniers paraissent en effet sans grand intérêt. Il en est de même lorsque, chef d’état-major du 1er corps d’armée, il rédige lui-même le JMO. Dans ce récit, la haine de l’Allemand, omniprésente, n’est guère surprenante. Dans les années qui précèdent la guerre, partout en France elle est caricaturale et assumée. Depuis la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine flotte un esprit de revanche. Remiremont est à une quarantaine de kilomètres de la frontière avec l’Alsace, ce qui donne un sentiment d’insécurité. Nous l’avons évoqué précédemment, la guerre de 1870 et la séparation de l’Alsace et de la Lorraine ont été mal vécues dans la famille de l’auteur. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner qu’il affiche continuellement sa haine des Allemands. Il semble d’ailleurs que ce sentiment progresse tout au long du texte comme s’il était en rapport avec l’importance des pertes et des destructions. Pétain, par exemple, a fait toute sa carrière en France. Les exactions commises par les Allemands contre les populations civiles au début de la guerre, contraires à la conférence de La Haye de 1907, vont contribuer à accroître le sentiment antiallemand. L’utilisation du mot « boche » participe à l’expression de cette haine. Mais il faut le nuancer, car il est alors couramment employé. L’auteur ne l’utilise d’ailleurs pas systématiquement. Denis Rolland a compté 195 occurrences pour Boche, 190 pour Allemand et 396 pour ennemi. De même, les affirmations sur l’odeur de l’Allemand, qui peuvent paraître extrêmement choquantes aujourd’hui, doivent être replacées dans le contexte de l’époque. Dès le début de la guerre, l’idée s’est répandue qu’une odeur nauséabonde accompagne l’ennemi. Elle imprègne les lieux occupés par les Allemands. Certains affirment même que les cadavres allemands sentent plus mauvais que les Français. Cette forme de dénigrement de l’ennemi est présente dans de nombreux témoignages, correspondances et articles de presse. Dès lors, on ne peut pas considérer qu’il s’agissait d’un simple objet de propagande mais bien d’un préjugé qui avait d’ailleurs trouvé un ancrage scientifique. Un médecin et psychiatre français reconnu, le docteur Edgar Bérillon, avait inventé toute une théorie pour expliquer le mystère de la mauvaise odeur allemande. Cette théorie, qualifiée à juste titre de « délire scientifico-patriotique » par J.L. Lefrère et B. Perche, était selon Bérillon le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante. Pour absurde qu’elle fût, cette rumeur s’est transformée en certitude tout comme ces espions qu’on voyait partout. Cette haine de l’Allemand est très fréquente dans les souvenirs des combattants mais elle est rarement si affirmée. Dans son intensité, elle est proche de celle que l’on peut lire dans les carnets de l’aspirant Laby. Mobilisé comme médecin, il réclame même la permission d’aller se poster toute une journée dans une tranchée de première ligne pour pouvoir tuer un Allemand. Pourquoi le fait-il ? Il ne sait pas l’expliquer. On peut se demander si ce n’est pas ce même sentiment obscur de vengeance qui conduit Guédeney à faire exécuter sur-le-champ un Allemand convaincu de pillage par les objets trouvés sur lui. On le voit tout au long du texte, Guédeney est proche de ses hommes, qu’il désigne souvent comme « mes braves gens ». L’expression peut paraître condescendante. Il ne faut pas s’y tromper, il s’agit bien d’une réelle proximité rendue possible par la modestie de l’auteur, par ailleurs soucieux du moral de ses hommes. Pour cela, il sait qu’il faut leur inculquer l’esprit de corps indispensable à la cohésion d’un groupe. Il s’oppose parfois aux ordres supérieurs qui conduiraient à « faire massacrer » ses chasseurs. Tout en mettant au premier plan la discipline, il ne néglige aucun moyen pour maintenir ou relever le moral de ses combattants. C’est ainsi que le 1er janvier 1915, il offre une coupe de champagne à ses officiers et sous-officiers. Il sait aussi fermer les yeux quand il le faut, dans l’intérêt du moral de la troupe. L’un des attraits de ces mémoires est de suivre l’évolution de la machine de guerre : changement de l’équipement du soldat avec le nouvel uniforme « bleu horizon » et le casque Adrian, compositions des unités, effets pervers de la loi Mourier, régime des permissions, etc. On y observe aussi l’apparition des nouveaux armements, mortiers Cellerier et grenades artisanales en novembre 1914, des grenades Viven-Bessière (V-B) et du fusil-mitrailleur en septembre 1916, et enfin des chars en 1918. L’auteur nous explique aussi le mécanisme d’attribution des décorations, qui sont parfois données automatiquement. Comme l’immense majorité des officiers de l’armée française, Alfred Guédeney n’aime guère les hommes politiques et affiche des idées conservatrices. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’action des parlementaires qui, selon lui, sont à l’origine de toutes sortes de difficultés que rencontre l’armée française. Toutefois, on peut se demander si ce n’est pas plus le régime parlementaire de l’époque qui est visé par ses critiques que les hommes politiques eux-mêmes. S’il y a bien eu l’Union sacrée pour entrer en guerre, la période 1914-1918 a été marquée par une grande instabilité ministérielle. Le jeu des partis et les luttes pour le pouvoir ne cessent pas durant le conflit, si bien que la majorité des officiers a parfois l’impression que l’intérêt du pays passe au second plan. Il y avait donc un véritable fossé entre les parlementaires et les militaires. Lyautey en a fait les frais avec un ministère de la Guerre qui ne dura que trois mois. Cette incompréhension des politiques est exprimée par l’auteur lorsqu’il relate la visite du vieux général Pédoya, devenu député : « Tout le monde sait que c’est le Parlement qui en est responsable [du défaut de préparation de la guerre], l’armée ayant toujours été jalousée et détestée par nos radicaux-socialistes, aussi fûmes nous stupéfaits d’entendre le général Pédoya faire un éloge dithyrambique des Chambres. À l’entendre c’étaient les députés et les sénateurs qui nous conduiraient à la victoire par les mesures habiles qu’ils avaient prises et qu’ils prenaient. Nous autres militaires, qui recevions les coups et risquions notre vie, nous n’avions qu’à nous effacer devant les bavards du Parlement qui, bien à l’abri, loin de tout danger, sauvaient le pays par leurs discours ». Pourtant l’arrivée du radical-socialiste Clemenceau est saluée par Guédeney. Sans doute parce qu’il est le seul parlementaire à se rendre régulièrement au front et que sa réputation d’autorité ne peut que satisfaire un soldat. Guédeney comprend alors que la France a enfin ce qui lui manque, un chef. Catholique pratiquant, l’auteur a pour autre cible les francs-maçons. Selon lui, ils auraient exercé un véritable contre-pouvoir dans le fonctionnement de l’armée. Le général Gérard aurait ainsi obtenu ses galons de général, puis aurait été protégé, grâce aux loges. Ce n’est pas exclu puisqu’après la guerre il devient président du conseil de l’ordre du Grand Orient. Sarrail, franc-maçon notoire, impliqué dans le scandale des fiches, est limogé en juillet 1915 mais retrouve un commandement à l’armée d’Orient. A contrario Joffre, lui aussi franc-maçon, est tout de même limogé à la fin de 1916. Faute d’étude globale sur ce sujet, il est bien difficile d’évaluer l’influence des loges durant le conflit. On peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agissait pas d’un mythe ayant son origine dans le scandale des fiches. Ces fiches avaient été mises en place par le général André, ministre de la Guerre (1900-1904), afin de décider de l’avancement des officiers en dehors des notes de la hiérarchie. Elles étaient établies à partir d’informations fournies par les loges maçonniques du Grand Orient afin de repérer les officiers « réactionnaires ». Tout au long de ses souvenirs, l’auteur porte des appréciations sur ses subordonnés et plus encore sur ses supérieurs ; chaque fois que nous avons pu les confronter avec d’autres témoignages, elles dénotent une objectivité et une sûreté de jugement. Son analyse du caractère du général Mangin nous semble particulièrement pertinente sur laquelle nous reviendrons. Dès lors ces analyses sur les personnalités des généraux sont précieuses et peuvent faciliter l’interprétation de certains événements. Le témoignage apporte ainsi des informations inédites sur la préparation de la bataille du Chemin des Dames en révélant le comportement et le caractère irascible du général Mazel qui peut expliquer, à lui seul, l’échec de la Vème armée. En juin 1918, la désorganisation de l’armée française, consécutive à l’offensive allemande du 27 mai, est admirablement évoquée. Elle met particulièrement en évidence le désarroi du général Duchesne, incapable de maîtriser la situation. Le récit de l’entrée des troupes françaises en Alsace puis en Allemagne n’est pas d’un moindre intérêt. Rares sont les témoignages de militaires qui décrivent avec autant de détails l’accueil enthousiaste des populations aux soldats français en Alsace. Il contraste avec la curiosité respectueuse des Allemands assistant au défilé de ces mêmes troupes. Cette période semble avoir fortement marqué Guédeney, qui s’attache à en faire un récit particulièrement détaillé, accompagné de nombreuses photographies. Au total, on pourra retenir du témoignage de Guédeney un récit passionnant de l’engagement d’un bataillon de chasseurs et de son chef dans une guerre qui a désorienté tous les états-majors. Les problèmes de commandement et de relations avec les hommes y sont évoqués avec une rare acuité. Au fur et à mesure que l’auteur monte dans la hiérarchie, le témoignage se transforme et devient moins proche des hommes, plus sensible aux rumeurs. En revanche, il nous permet de mieux comprendre le poids du haut commandement, avec ses défauts et ses qualités, dans les destinées de la guerre. L’un des apports les plus importants dans ce témoignage est qu’il fut à la tête de la délégation de l’armée française reçue à la mairie de Colmar pour préparer le retour de l’Alsace à la France en novembre 1918 ; un tableau affiché dans la salle d’honneur de la mairie de la ville commémore la réception de cette délégation dirigée par Alfred Guédeney, premier officier français officiellement reçu par la municipalité.

Éléments biographiques :
Alfred Guédeney est né en 1872 à Vrécourt dans les Vosges et décédé à Saint-Priest-Ligoure en 1958. Il est issu d’un milieu relativement aisé. Son père est comptable à la société de construction des Batignolles, une grande entreprise de matériel ferroviaire installée à Paris. Après des premières études à Remiremont, il les poursuit à Paris au lycée Condorcet où il obtient un baccalauréat ès sciences. En 1890, âgé tout juste de 18 ans, il s’engage dans l’armée malgré une constitution jugée un peu délicate. Il écrit dans ses souvenirs qu’il n’a « jamais envisagé une autre carrière que celle de soldat ». Sa vocation a trouvé son origine dans la guerre franco-prussienne, pendant laquelle son père a servi aux zouaves de la garde impériale. Son enfance, passée à Remiremont, près de la frontière imposée par le traité de Francfort, est fortement impressionnée par les récits qu’il entend de ses parents évoquant « sans cesse les évènements de l’année terrible, l’invasion, l’occupation allemande, l’humiliation de la France ». Entré à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr avec un rang médiocre, 378e sur 461, il en ressort en 1892 dans un rang honorable, 85ème sur 454. Parmi ses camarades de promotion, on trouve quelques noms de la guerre, les généraux Serrigny et de Lardemelle, major d’entrée et de sortie. En 1897, il entre à l’école supérieure de guerre, formation indispensable pour accéder aux plus hauts grades de l’armée française. À sa sortie, il est 41e des 78 brevetés de la promotion. C’est honorable car il est particulièrement jeune. Ses camarades sont en effet plus âgés et bénéficient d’une expérience militaire qui manque encore à Guédeney. Au cours de ses années de formation, il s’est avéré être un médiocre cavalier ce qui, à une époque où la formation militaire est empreinte de tradition, aurait pu être un handicap. Dans son appréciation de sortie, le général Langlois, commandant de l’école de guerre, a bien cerné la personnalité du jeune officier : « la modestie lui nuit peut-être un peu. Paraît apte à faire un bon officier d’état-major et ne manque pas de qualité de commandement ». Cette modestie, parfois relevée au cours de sa carrière, a pu l’empêcher de progresser plus rapidement. Mais Guédeney est aussi un calme qui sait dominer ses émotions. Une réelle qualité pour un officier, qui garde son sang-froid dans les situations les plus difficiles. Il ne manque pas d’humour comme en témoigne un article paru dans la revue Armée et Marine du 17 janvier 1904. Avec son camarade Edmond Boichut, il publie une chanson illustrée de dessins de sa main, intitulée « En rev’nant de Montereau – souvenirs de l’école de guerre ». Ce trait de caractère qui vient parfois rompre l’intensité dramatique du récit. Les Garibaldiens puis les Russes en font les frais. En 1900, Guédeney appartient donc à ce corps des officiers brevetés, qui grâce à leur formation théorique de la guerre se considèrent comme l’élite de l’armée française. Ils affichent fréquemment une attitude hautaine vis-à-vis des autres officiers, ce qui ne semble pas être le cas de Guédeney. Certains font carrière dans les états-majors, mais doivent toujours alterner avec des commandements d’unités. Traditionnellement, ils demandent alors leur affectation dans un bataillon de chasseurs. Cela sera d’ailleurs le cas pour la première affectation de Guédeney. Sur les officiers brevetés parfois qualifiés de Jeunes-Turcs, il s’agissait d’unités mobiles chargées de combattre en avant de l’infanterie de ligne. En définitive, à la veille de l’entrée en guerre, par son milieu familial et sa formation, Alfred Guédeney incarne bien l’officier type de l’armée française, doté d’une solide expérience militaire acquise en grande partie en Algérie et au Maroc. Les notes contenues dans le dossier d’Alfred Guédeney sont continuellement très bonnes et parfois même élogieuses. Pour autant cela ne nous renseigne pas sur sa compétence car c’est généralement le cas pour un officier. Celui-ci avait d’ailleurs accès à ses notes et pouvait ainsi, le cas échéant, les contester si elles ne le satisfaisaient pas. En fait, ces commentaires sont plus le reflet de la qualité des relations de l’officier avec son supérieur direct qu’une appréciation sur sa compétence. Tout au plus peut-on dire que le commentaire appuyé de Weygand en 1923, venant de la part d’un général de haut niveau, témoigne d’une excellente compétence dans le poste qu’il occupait alors. Si on examine la progression de Guédeney tout au long de sa carrière, on constate qu’il est dans la moyenne : capitaine à l’âge de 31 ans, colonel à 46 ans. On peut être tenté de la comparer à celle d’un autre Vosgien d’un an son aîné, de formation et d’expérience comparable, Henri Claudel qui sera colonel à 43 ans. En définitive, l’impression générale qui se dégage de la carrière de Guédeney est celle d’un officier sérieux et compétent, passionné par son métier, et qui aurait sans doute pu progresser plus rapidement s’il n’avait pas été aussi modeste et réservé. Dans l’armée française d’avant 1914, un officier doit se marier avec une jeune fille de bonne condition, c’est-à-dire de moralité irréprochable et dotée de revenus suffisants. Une enquête de gendarmerie est d’ailleurs diligentée pour le vérifier. Au final, le ministre de la Guerre délivre l’autorisation de mariage. C’est ainsi qu’Alfred Guédeney se marie en 1903 avec Marie Thérèse Aline Robé. Issue d’une famille de la bourgeoise locale, elle est née en 1880 au Thillot où son père est percepteur. Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon. Quand sonne le signal de la mobilisation générale, Guédeney est rentré du Maroc et vient tout juste d’être nommé à la tête du 9ème bataillon de chasseurs à pied à Longuyon. La guerre déclenchée, la première partie de sa campagne le trouve au feu mais son extraction comme commandant d’unités à celle de l’Etat-major donne un témoignage composite, de la tranchée aux hautes sphères décisionnelles.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 111 : Sur la différence ente ouvriers et paysans, n’aime pas les socialistes
122 : Conseil de guerre, ce qu’il en pense
124 : Guignol
125 : Sur les protégés des politiques
: Sur le sens du train, Somme ou Verdun
127 : Sur la volonté de combattre sur un brancard
134 : Légion d’Honneur
135 : Providence
142 : Guerre sans une égratignure
158 : Russes imbéciles
162 : Portugais
: Belges
163 : Affaire des chiottes belges non loués pour les officiers
170 : Anglais trop respectueux : « … les anglais sont tellement respectueux de la consigne qu’aux yeux de cet excellent major c’était presque de l’indiscipline de la part de notre infanterie d’enlever un point d’appui en plus des objectifs fixés »
174 : Voit Flameng
175 : Femme et enfants venant en vacances à Boulogne-sur-Mer
178 : Horrifié par les dégradations allemandes
: Noël 1917 à Remiremont
179 : Américains médiocres
197 : Sur sa vision des braves et des lâches
214 : Rétablit la vérité sur le concours américain lors de la 2ème bataille de La Marne
216 : Il n’a pas de mots assez durs pour les Allemands
220 : Justifie les châteaux pour les états-majors
226 : Le 30 septembre 1918, « le quartier général du 1er Corps d’Armée s’installait dans les Vosges à Cornimont. Son rôle actif dans la guerre était fini et nous ne devions plus prendre part à aucune opération sérieuse jusqu’à l’armistice »
229 : Sur la vue des régiments noirs américains inutilisables au front qu’à garder des secteurs calmes
229 : Fin de guerre
230 : Chef de la délégation reçue à la mairie de Colmar pour le retour à la France
234 : Voit Hansi

Yann Prouillet, août 2024

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Calmel, Marinette (1896-1978)

Elisabeth Marie Claustre, dite Marinette, est née à Rimont (Ariège) le 31 août 1896. Ecole primaire jusqu’au certif. Sa famille s’étant installée à Carcassonne, elle a épousé Baptiste Calmel (1888-1935) en juin 1913. Elle a un frère ainé, Honoré Claustre (1893-1977). La collection de cartes postales conservées par la famille concerne principalement ces trois personnes. Les cartes font la matière du livre de Béatrice Delaurenti, Lettres de Marinette 1914-1915, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Editions Orizons, 2017, 256 pages, nombreuses illustrations (malheureusement trop réduites).

La famille vivait d’un petit élevage laitier urbain et de la vente de lait aux particuliers. En 1914, Baptiste est mobilisé au 9e RAC, Honoré au 80e RI (régiment notamment du capitaine Hudelle), et un parent, Achille Vabre, au 143e RI (régiment de Fernand Tailhades et autres combattants cités dans notre dictionnaire).

La famille a su conserver 253 cartes postales des années 1914 et 1915 (+ 5 de 1916) ; tout le reste de la correspondance est perdu. Les cartes sont intéressantes par l’image et par le texte écrit au dos. En dehors de quelques photos des villages proches du front, les cartes colorées appartiennent à deux catégories : les patriotiques (portant des légendes « en vers » telles que : « Courage ! La victoire est là, belle et prochaine / L’Allemagne nous rendra l’Alsace et la Lorraine ») et les romantiques (« Cher absent, le jour et la nuit / Ma pensée en tous lieux te suit »).

Sur quelques cartes, une phrase personnelle manuscrite surcharge l’image ou la commente. Par exemple celle du 14 mai 1915, de Marinette à Baptiste, représentant le baiser d’un couple, est accompagnée de : « Si nous deux nous pouvions en faire autant, combien nous serions heureux. »

Ce livre apporte un nouveau témoignage de ce que notre dictionnaire a largement démontré : loin de la « brutalisation », la guerre a préservé, voire augmenté le ressenti de l’amour conjugal et en a permis l’expression par la correspondance.

Un regret : l’auteure du livre, qui a pourtant fréquenté les Archives de l’Aude, ignore l’important travail sur 14-18 réalisé dans le département.

Rémy Cazals, juin 2024.

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Lyon, Georges 1853 – 1929

Jean-François Condette (éd.), Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, 476 p.

1. Le témoin

Né en 1853, normalien et agrégé de philosophie, Georges Lyon enseigne d’abord à l’École Normale Supérieure (1888), puis est directeur de cabinet au Ministère des Affaires étrangères (1895). Recteur de l’académie de Lille (1903 – 1924), sa fonction lui fait représenter le ministre de l’Instruction publique, et en même temps présider l’Université de Lille. Pendant la guerre, c’est un « véritable ministre de l’instruction publique des territoires occupés» (J. F. Condette, 2006), et il se bat pour faire continuer à fonctionner l’enseignement secondaire et supérieur. De 1918 à sa retraite en 1924, il organise la restauration et le développement des différents services d’enseignement de l’académie.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon » ont été publiés par Jean-François Condette, professeur des Universités à l’INSPÉ de Lille (Éditions Septentrion, 2016, 476 pages). Le manuscrit conservé à la Bibliothèque Universitaire de Lille comprend 18 dossiers, et ce total de 257 pages a été rédigé sur feuilles volantes, souvent à chaud, sans continuité chronologique, et aussi parfois annoté par la suite. L’important dossier scientifique de présentation (p. 13 à p. 112) est remarquable de précision érudite comme de clarté pédagogique.

3. Analyse

Les souvenirs de Georges Lyon sont précieux, car ce recteur agit au plus près des acteurs décisionnels (préfet, maire, proviseurs, praticiens hospitaliers…) et est bien informé des faits saillants de l’occupation de Lille (bombardement initial, otages, réquisitions, extorsions financières, évacuations forcées, etc…). Ces thèmes divers ne forment pas un journal continu de l’occupation, et l’auteur en reconnait l’aspect subjectif (p. 140) [avec autorisation de citation] « Quiconque parmi nous consigne par écrit ce qu’il a vu, ce qu’il a su, ce qu’il a ressenti ne peut que donner une version partielle, unilatérale de la tragédie dont nous fûmes ou les témoins ou les victimes. » G. Lyon parle assez peu du cœur de son métier, l’organisation et le fonctionnement de l’enseignement secondaire dans la zone occupée, et malgré son poste de responsable, il est peu mobile, soumis comme les autres à l’autorité pointilleuse des occupants ; bien mieux informé que le commun des occupés, il reprend toutefois aussi des rumeurs et, comme les autres, il essaie de se faire une idée de la réalité en lisant la détestée Gazette des Ardennes. Si la question des réquisitions financières aux collectivités est bien présente, les souffrances alimentaires et matérielles et le quotidien pénible de la population laborieuse sont moins évoqués, même s’il mentionne parfois la misère; il signale toutefois les œuvres de sa femme, envers les blessés et les prisonniers au début de l’occupation puis à destination des enfants pauvres (« œuvre des Courettes lilloises »).

On peut prendre trois thèmes d’illustration parmi d’autres.

Les occupants

Il a été otage à la Citadelle avec d’autres notables, mais sur la durée ses rapports avec l’occupant consistent surtout en questions de locaux, de mobilier et de matériel, qu’il défend inlassablement contre les réquisitions, en protestations  pour récupérer des étudiants commis au travail forcé, et en pétitions pour appuyer des demandes de clémence.G. Lyon présente les Allemands à qui il a affaire comme des brutes intraitables à l’occasion du service, mais aussi souvent  comme des gens convenables dans l’intimité du logement forcé, ce qui n’est pas l’opinion d’autres témoins (A. Cellier, T. Maquet). Si les occupants sont brutaux avec leurs mesures inutilement cruelles, c’est lié à leur atavisme germanique et au militarisme prussien, mais on peut s’entretenir posément avec certains officiers, souvent eux-mêmes intéressés par des thèmes culturels (opinion partagée par  M. Bauchond).Ne parlant pas l’allemand, notre auteur dépend du français de ses interlocuteurs, et il signale une conversation en latin avec un occupant savant. Il indique qu’il n’y a pas de pillage individuel, et qu’à sa connaissance, il n’y a pas eu de viol à Lille, hormis (p. 197) six soldats arrêtés qui furent au tout début de l’occupation, « à la requête de l’évêque [Mgr Charost], poursuivis, jugés et fusillés » (aucune possibilité de vérifier cette information). L’attachement progressif de l’occupant aux enfants du logis, les classiques larmes mentionnées lors du départ pour les tranchées du Landsturm, soldat allemand lui-aussi chargé de famille, représentent un classique de la description des accommodements domestiques. Répétons que tous les témoins ne sont pas de cet avis (sans-gêne, bruit, femme introduite au logis, repas nocturnes, ivresse, chants, etc…), et que Monsieur le Recteur loge en général des officiers « choisis ». Il reste que la teneur de ses propos est d’abord hostile à l’envahisseur.

Les évacuations forcées de Pâques 1916

Il s’agit ici de la déportation temporaire de jeunes gens et de jeunes adultes, garçons et filles, dans la campagne du sud du département et dans celui des Ardennes, pour des travaux agricoles d’avril à l’automne 1916. Il s’agit pour l’occupant, dans un contexte inquiétant de disette pour l’agglomération Lille – Roubaix – Tourcoing, de se débarrasser des bouches inutiles pour une longue période, sous prétexte de traquer l’oisiveté (chômeurs et jeunes inactifs, lutte contre la prostitution). La rafle des jeunes gens traumatise les habitants, comme elle choque notre auteur, et il parle d’atrocités (« La plus grande douleur morale qui, depuis l’occupation, ait été infligées aux familles du Nord (p. 327). » Même si ce n’est pas ici uniquement la rafle des femmes, puisqu’elles ne représentent qu’entre un quart et un tiers des déportés, c’est cette déportation des jeunes filles qui frappe l’opinion et les diaristes témoins.

Ce qui choque le plus ceux qui évoquent ce drame, c’est la promiscuité forcée entre des jeunes filles « de bonne famille », et des ouvrières et des femmes du peuple, l’horreur étant représentée par le mélange avec des prostituées elles-aussi déportées. (p. 324) « Oui, la jeune fille brutalement enlevée au foyer dont elle était le charme (…) dans quelque grange où les déportés s’entasseront (…)  la jeune fille, dis-je, va être mêlée aux filles, tout court, subira leurs propos grossiers, leurs apostrophes ordurières, leurs gestes obscènes. Le cœur se lève à une telle ignominie. Jamais, non jamais ne s’effacera le souvenir d’une telle honte. Et je dois à la vérité cet hommage que pas un des officiers résidants en nos murs (…) n’a pu contenir, devant ce scandale, ses sentiments de désaveu et s’il n’osait d’indignation. »L’autre élément du traumatisme, très violent, est l’évocation de la visite médicale, avec examen intime, faite aux jeunes femmes par le médecin militaire allemand ; c’est assimilé dans les écrits au viol, et on retrouve cette indignation centrale dans d’autres témoignages.

G. Lyon mentionne que les enseignants sont dispensés de départ, et que certaines familles ne sont pas concernées (p. 337) « Partout, les médecins et membres de l’enseignement n’avaient eu qu’à décliner leurs titres pour qu’eux-mêmes et leurs familles – à peu d’exceptions près – fussent épargnés. »  Un des apports les plus instructifs de ce passage montre qu’il n’y a pas eu de réquisition de jeunes gens dans le 1er arrondissement de Lille (Centre, p. 340) : «Il est vrai que c’est celui où habitent de préférence les riches industriels, et à mesure que se succédèrent les évacuations, l’autorité allemande évita visiblement d’envelopper dans le réseau qu’elle tendait les jeunes filles et femmes de la bourgeoisie fortunée. » Donc on déporte les ouvrières et des jeunes femmes de la classe intermédiaire, mais pas les jeunes bourgeoises aisées,  et cette inégalité ne semble pas indigner ce notable républicain : c’est d’abord la promiscuité sociale introduite par les sévères mesures allemandes qui le fait bondir.

Après la lecture du Feu de H. Barbusse

Georges Lyon aime faire des phrases. Si son témoignage est précieux par les informations qu’il procure à l’historien, son style, académique, est celui d’un intellectuel du XIXe siècle, pétri de formules ciselées, avec citations latines et  références antiques (tel officier cruel est un Néron, la censure Argus, etc…). Son style, assez daté lorsqu’on le met en relation avec d’autres témoignages de la même période, s’accompagne d’un ton satisfait, d’une forme de contentement de soi, accompagné d’une gourmandise de mots choisis, qui est probablement liée à des années de discours prononcés devant des publics captifs, des subordonnés acquis d’avance par fonction et par prudence (enseignants du secondaire…). Peut-être cette phrase travaillée, qui lui est naturelle, est-elle destinée à un projet ultérieur de publication ? En effet, les notes « pour soi-même » sont en général souvent plus sobres et moins construites. Par chance, le dernier sujet du recueil permet de reposer cette question de la tradition et de la modernité, dans le style comme dans la perception politique, puisqu’il s’agit de la réaction de G. Lyon à la lecture du Feu d’H. Barbusse.

Avec – sans surprise – une forme dissertative, notre recteur consacre au prix Goncourt 1916 un long propos (p. 444 à 456), témoignant de la forte impression que lui a fait l’ouvrage. Ce passage a peut-être été rédigé à la fin de l’été 1918, G. Lyon tient son volume (sur la couverture « 18ème mille ») du Dr. Barrois : cet ami l’a acquis sans se cacher et a précisé (p. 444) : «  L’autorité allemande en a, pendant quelques jours, autorisé la vente chez Tersot ! » Sans développer ici (ce passage mériterait une étude plus approfondie, dans l’optique des travaux d’Yves Le Maner), on peut dire que l’auteur est d’abord séduit par la volonté de Barbusse de représenter le vrai, la vérité. Ensuite, c’est un Georges Lyon « en grande forme » qui est très frappé par l’argot des tranchées (p. 447)  « Il est un mot surtout qui évoque à ma mémoire ce manuel scolaire d’autrefois, Le jardin des racines grecques du bon humaniste Lancelot. On y trouvait alignés ces radicaux fussent-ils aux dérivés sans nombre. Le mot que je veux dire est celui-là même qu’a immortalisé l’héroïque Cambronne. Combien de composés, adjectifs, verbes et substantifs n’engendre-t-il pas juste ciel ! Oh oui ; c’est une racine d’une rare richesse mais comment ne pas lui préférer, ne fût-ce que pour leur parfum, celles de l’honnête jardinier Lancelot. » Il est aussi séduit par les scènes de la vie de tranchée, de l’arrière, avec, dit-il, une vérité vivante et frissonnante, (p. 448) « Je crois retrouver l’impression si vive (…) que me laisse chaque fois que je le relis, le festin de Trimalcion dans le Satiricon. »

Pour la partie « désaccord », il se dit conscient que si « les mentors bottés » de Lille ont autorisé cette lecture, c’est parce que c’était un écrit pacifiste. Dans l’ouvrage, il est déçu de ne pas voir présents les officiers, car il pensait que la communauté de vie hommes – officiers, à la différence de l’Allemagne, existait. Par ailleurs, il tempère la représentativité du poilu barbussien car un ami, rentré de déportation (Montmédy), y a fréquenté des prisonniers français plein d’entrain et de belle humeur : les poilus décrits dans le Feu n’y seraient probablement que quelques « grognards » minoritaires, « geignards que l’on ne reconnaîtrait plus, transformés (…) en riants optimistes. » Il s’inquiète aussi des conséquences morales du livre, de l’effet à craindre sur les jeunes recrues. De plus il refuse d’admettre que la guerre ne ressemble qu’à ce qui est décrit : « Quoi vraiment ce n’est pas là un moment de la guerre, c’est la guerre elle-même dans son entier ! » Alors, s’il doit admettre que c’est vraiment la vérité, à qui il voue un culte, il pense alors, comme R. Cadot par exemple, que le livre vient trop tôt (p. 456) : « En d’autres termes Le Feu ne devrait pas être le livre d’aujourd’hui. Il devrait être celui de demain. »

Donc en somme un bon document historique (personnage informé, apport de faits, aperçu de l’opinion…) qui permet de compléter ce que nous savons de la période d’occupation de la région de Lille, et en même temps un document intéressant d’histoire sociale et culturelle, qui permet de réfléchir sur l’habitus et les représentations d’un notable républicain lettré pendant l’occupation.

Vincent Suard, mai 2024

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Delattre, André Lucien Maurice (1890 – 1945)

Ils ne sont pas passés !, Paris, Société des écrivains, 2013, 339 p.

1. Le témoin

André Delattre est né à Boulogne-sur-Mer en 1890. Il étudie le Droit à la Faculté de Lille puis est incorporé en 1912 au 72e RI d’Amiens. Malgré un niveau d’instruction 5 (licencié en Droit), il refuse à plusieurs reprises de devenir caporal et fait toute la guerre comme simple soldat, puis brancardier et infirmier. Il reste dans le même régiment du début à la fin des hostilités, avec deux évacuations pour maladie. Après la guerre, il est juge d’instruction en 1925 puis magistrat du siège ; il décède en 1945.

2. Le témoignage

Éric Lafourcade, érudit local à Soustons (Landes), a publié en 2013 « Ils ne sont pas passé ! » (André Delattre, Société des écrivains, 339 p.) à partir d’un texte dactylographié anonyme retrouvé dans une maison de Léon (Landes). Un patient travail d’enquête lui a permis d’authentifier l’auteur du témoignage ; en fait, le texte dormait à Léon dans la maison que le frère d’André, Fénelon-André Delattre, décédé en 1965, avait vendu en viager à des particuliers, et ceux-ci ont confié en 2011 le document à Éric Lafourcade, lui-même décédé en 2017. Sa démarche est bien décrite dans un article du quotidien Sud-Ouest (28.12.2013)

Par ailleurs, une vidéo (Landes TV), qu’on espère encore longtemps disponible, permet d’écouter les explications du découvreur et de voir le tapuscrit d’origine :

3. Analyse

C’est un témoignage d’une qualité exceptionnelle que nous a livré ce grenier des Landes en 2011, preuve que la « chasse au trésor » de textes inédits peut encore produire des trouvailles de choix.

1914 en rase campagne

On a d’abord une bonne évocation de septembre 1914, avec la description précise et prenante des combats d’infanterie le long de la Saulx ou dans le village de Maurupt. Le récit fait alterner le matin assaut inutile, compagnie décimée, fuite vers un talus, résistance obstinée… L’après-midi, c’est la description du pillage d’une ferme (p. 37) « Comme un gros tonneau est placé sur des chais, Engel, le gagnant du Tour de France, qui est à la 3e section, le défonce à coups de crosse et bientôt dans la cave, le vin atteint une hauteur d’au moins dix centimètres. ».  À Maurupt à 2 heures dans la nuit du 10, sa compagnie doit se tenir prête (p. 41), on citera un extrait d’ambiance : « Nous avançons en tirailleur jusqu’à un petit fossé. « Couchez-vous à plat ventre ! » crie le capitaine Gendry. À ce moment la fanfare des chasseurs à pied sonne la charge à l’entrée du village. Les fifres et les « tamboureries » allemands leur répondent. On entend des cris « en avant ! » et une longue clameur suivie d’une vive fusillade. Le 9e et le 18e bataillon de chasseurs attaquent pour reprendre le village. Le combat se déroule dans la nuit, éclairé seulement par la lueur des incendies et nous restons là, anxieux, à attendre, pendant une heure peut-être. » Lorsqu’ils entrent dans le village au matin, ils sont arrêtés par des mitrailleuses et y laissent « une trentaine de camarades ». Ils réattaquent à midi et sont fusillés derrière une petite haie qui ne les protège pas. La description est pleine du bruit des balles et des cris, on sent que l’auteur revit le combat instant par instant au moment où il le met par écrit : (p. 43) « Les balles sifflent de tous côtés à mes oreilles. Près de moi, Engel et Morin, deux coureurs cyclistes du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre. La fusillade redouble. » Les hommes rescapés finissent par se replier en désordre et (p. 44) « l’un de nous, par inadvertance, renverse une ruche et une nuée d’abeilles s’abat sur nous. Un malheureux chasseur à pied, blessé sans doute depuis le matin et qui est resté sur le terrain se tord en hurlant dans l’herbe. Il a la figure couverte d’abeilles. (…)» André Delattre évoque ensuite les nombreux cadavres français et allemands dans les jardins (p.45), l’hébétude des rescapés. Le 11 septembre l’auteur mentionne les pièces d’or (il en a lui-même), cousues dans des ceintures de flanelle, qui attisent des convoitises (p. 47) « ils ont dû éloigner des civils qui venaient rôder autour des cadavres pour les dévaliser. » La suite de la poursuite (Servon-Melzicourt) est de la même qualité descriptive

L’Argonne

La page 57, qui raconte la lente et pénible montée, dans la forêt, sous la pluie (« elle tombe bientôt à torrent. ») au-dessus du village de La Harazée, pour arriver au point qui sera celui de la fixation du front pendant toute la guerre en Argonne est dans sa sobriété d’une très grande qualité : « Ma compagnie s’arrête enfin près d’une clairière. Nous sommes à la Fille Morte. L’endroit est vraiment sinistre. » Il décrit la précaire installation dans ces bois touffus et humides, dans des positions dangereuses, tous les tués à cette période l’étant par balle. L’auteur fait le récit de l’attaque sanglante du 11 novembre, où ils réussissent à prendre péniblement pied dans une première ligne allemande, mais bombardés sans répit ils doivent se replier en abandonnant leurs blessés : (p. 86) « le 3e bataillon ne comprend plus qu’une centaine d’hommes. Nous avons eu, dans cette attaque, 400 tués et blessés. C’est un beau résultat.»

L’offensive de Champagne

L’auteur est évacué le 17 novembre pour jaunisse, et revient au front en janvier 1915, pour être transporté au Mesnil-les-Hurlus pour l’offensive de Champagne (p. 108) « On fait halte à l’entrée du village. Il ne comprend que quelques misérables masures. Je me demande comment en temps de paix des gens pouvaient vivre au milieu d’un pareil bled et ce qu’ils pouvaient bien y récolter. » Il décrit l’attaque du 5 février, son échec devant des barbelés intacts. Après repli, repos et reconstitution de leur effectif, ils remontent en ligne (22.02), sur le secteur du Bois-en-Pioche. La préparation est meilleure, ils prennent la 1ère ligne allemande. Après reprise du tir de préparation, c’est un nouvel assaut sur la 2e ligne (p. 129) « J’aperçois maintenant avec netteté les fils de fer allemands. Notre artillerie n’a rien démoli. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, je me ferais fusiller à bout portant et je resterais à pourrir dans les barbelés. Un joli petit trou d’obus se trouve près de moi et je m’y enfonce autant que je peux. ».

Deux exécutions

L’auteur mentionne deux exécutions pour abandon de poste (mars 1915, p. 136 et p. 139), il est positionné loin de la première (service d’ordre pour empêcher les civils d’approcher), et mentionne la désapprobation de ses camarades. Il voit mieux la seconde exécution, la décrit en détail, en témoignant de sa révolte muette, dégoût qu’il estime partagé par tous ceux qui ont participé à la parade ; il y ajoute son expérience de magistrat des années trente (p. 141) : « Par la suite, j’ai assisté à bien des exécutions capitales mais jamais je n’ai rien vu d’aussi écœurant que celle-là. »

Les Éparges

A. Delattre y décrit en avril 1915 une attaque avortée de son bataillon devant Riaville, et la destruction de sa compagnie par le bombardement allemand. Ils finissent quand-même par attaquer dans la nuit noire, et devant les barbelés intacts. C’est sa dernière attaque comme fantassin en 1ère ligne. (p. 151) « L’attaque a encore raté mais, comme cette fois il n’y a eu ni tué, ni blessé, peu importe le résultat. Il est probable que beaucoup ne sont pas sortis ou se sont cachés derrière les gabions ou se sont contentés de sortir, d’avancer quelques mètres et de se coucher devant notre ligne. » C’est probablement son affectation comme agent de liaison – brancardier qui lui permet de finir la guerre indemne.

La Somme

Il revient d’une évacuation pour typhoïde dans la fournaise de la 2ème partie de la bataille de la Somme (octobre et novembre 1916), et l’auteur produit une très bonne description, vers Bouchavesnes, du paysage lunaire sur lequel la progression se fait sous un bombardement constant et meurtrier (p. 225). Des 4 brancardiers de son équipe, deux sont tués par obus. Lui-même est enseveli et dégagé de justesse. Il ne fait pas les attaques en première ligne, mais dans son rôle de brancardier, il est constamment menacé (p. 233) : « Souvent, on dit qu’un obus ne tombe pas dans le même trou. Dans notre coin, cette règle ne s’applique pas. A tout instant, je vois des obus succéder à d’autres exactement au même endroit. »

L’Algérie

De décembre 1916 à mars 1917, le 72e RI est transféré en Algérie à la suite de mouvements de protestation indigène contre la conscription. C’est pour l’auteur et ses camarades un séjour très calme, pendant lequel des détachements se contentent de se montrer par des marches dans différents secteurs.

Chemin des Dames et fin du conflit

Nommé infirmier, et revenu au Chemin des Dames où il est positionné jusqu’en septembre 1917, il est en permission lors du 16 avril ; il y mentionne ensuite des affrontements sérieux, évoquant l’aviateur allemand Fantômas, qui mitraille les corvées à basse altitude. En ligne en février 1918 devant le Mont sans Nom, il fait ensuite plusieurs mouvements avec son unité à la suite des offensives allemandes, puis participe aux durs combats de juillet 1918. Après l’Armistice, il est commis défenseur au Conseil de guerre, d’abord en Allemagne occupée puis de retour dans la Somme.

J’ai été frappé par la qualité de ce témoignage : un propos factuel, précis, sans « phrases », une forme de modernité dans la rédaction, bref la perle rare, au point que j’ai un moment soupçonné un bidouillage, mais l’authenticité du texte ne fait pas de doute ; il faut aussi noter, et c’est paradoxal, que le document fourmille d’erreurs de détail, inversions de dates, un nom propre sur deux mal orthographié, des bruits évoqués comme des faits… Laurent Soyez, pointilleux spécialiste du 72e RI, a compilé dans un exemplaire toutes les erreurs et imprécisions du texte. Dans un entretien téléphonique avec É. Lafourcade, L. Soyez lui avait dit – et il me l’a répété [janvier 2024] – qu’une édition purgée de ses scories, ou pour le moins avec un chapitre correctif ajouté, aurait été préférable, même s’il admet lui aussi la valeur du témoignage ; É. Lafourcade lui a répondu n’avoir fait aucune modification dans le texte pour en préserver l’authenticité : c’est en définitive un choix heureux, trop de témoignages étant mutilés par des initiatives mal maîtrisées. Toutes ces erreurs s’expliquent par le fait qu’A. Delattre, qui indique, au début de son ouvrage, avoir voulu fixer ses souvenirs de guerre avant qu’ils ne soient effacés par le temps, n’a pas tenu de journal.  Ces 330 pages ont été rédigées de mémoire 16 ans après l’Armistice, probablement d’un trait, avec une rédaction continue.

Alors pourquoi cette qualité ? On est d’abord agréablement surpris par la sobriété du récit, alors qu’un titre à la Jacques Péricard faisait craindre un pensum patriotique. Il est aussi certain que les fonctions de juge d’instruction de l’auteur, professionnel du constat, ont eu une influence heureuse sur la précision de l’écriture, donnant ainsi force aux descriptions. Autre qualité, c’est un clerc qualifié qui évoque de l’intérieur l’expérience du simple soldat, et non – occurrence plus fréquente – celle du sous-lieutenant officier de troupe. Enfin ce témoignage, non destiné à la publication, a une grande force car il ne s’autocensure pas, les noms propres sont conservés, ainsi que les indignations ; on vérifie une fois de plus que beaucoup des meilleurs témoignages sont ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une publication du vivant des contemporains, ainsi par exemple (p. 299)  – arrivée à l’unité d’un nouveau médecin-major – le nom est cité – « Il nous vient d’un régiment d’artillerie. Nous le jugeons immédiatement, il est peureux, bête et ne connait pas un traître mot de médecine. » 

Vincent Suard, mai 2024

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Blanc, Léopold (1885 – 1917) et Blanc, Émile (1894 – 1917)

« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)

1. Les témoins

Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.

2. Le témoignage

Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.

3. Analyse

Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.

Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.

Léopold

Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.

Émile

Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. » 

Les combines

Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) : 

« Cher fils,

Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie        Blanc

Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »

À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.

La fin

Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »

Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.

Vincent Suard, février 2024

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Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

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Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

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Richard, Alexandre (1890 – 1948)

Olivier Roussard, Août 1914 L’artilleur Alexandre Richard témoigne

1. Le témoin

Alexandre Richard, né en Savoie dans une famille d’agriculteurs, habite à Saint-Étienne (Loire) à la mobilisation, et y exerce la profession d’ajusteur. Mobilisé en août au 6e régiment d’artillerie de Valence, il combat en Alsace puis dans la Somme. Blessé le 1er octobre 1914, il est hospitalisé puis classé service auxiliaire. Il est ensuite versé dans un groupe d’aviation (Lyon) comme mécanicien-ajusteur. Représentant de commerce (outillage pour travail du bois) entre les deux guerres, il décède accidentellement en 1948.

2. Le témoignage

Olivier Roussard, journaliste d’entreprise et du domaine économique, a publié en 2017 aux éditions Baudelaire « Août 14 L’Artilleur Alexandre Richard témoigne » (185 pages). Il s’agit de la retranscription du journal de guerre de son arrière-grand-père, qui s’étend du 2 août au 1er octobre 1914, soit deux mois de campagne dans l’artillerie au cours de la guerre de mouvement. L’ouvrage est riche en présentations et explications diverses, puisque sur 185 pages, le témoignage proprement dit occupe une place modeste (de la page 103 à 141).

3. Analyse

En introduction de ce récit de début de campagne dans l’artillerie, Olivier Roussard affirme « faire son devoir de mémoire personnel » (p. 9) en publiant ce témoignage, et tous les éléments qui accompagnent ce journal de guerre relèvent probablement d’une passion pour la Grande Guerre, puisqu’outre la biographie fouillée d’A. Richard, bienvenue, on a des considérations nombreuses sur les uniformes, les armements, les décorations, etc… et ceci pour les différents belligérants. Ce sympathique engouement n’est pas exempt de maladresses, ainsi par exemple p. 11 « Ces derniers [les Français] étaient dans leur ensemble parmi les plus bellicistes, tel que le démontra l’ «Union sacrée », ou à la même page « Victime du bourrage de crâne, il est arrivé à Alexandre Richard de qualifier les Allemands de « Boches » dans son journal. ». Le volume se divise d’abord en une longue présentation, puis vient le témoignage proprement dit, qui précède une sorte de guide « Retrouvez la trace de vos ancêtres Poilus » ; c’est une évocation des différents services d’archive, avec une bibliographie (la partie « témoignages de combattants », avec une cinquantaine de références, est bien documentée) et une abondante sitographie. Le récit d’Alexandre Richard, probablement issu de la tenue journalière d’un premier carnet, a été ensuite recopié en belle anglaise, et O. Roussard nous dit l’avoir retranscrit « mot pour mot » (p. 39).

Le 6e d’artillerie de Valence est transporté vers Épinal le 9 août 1914 ; les mentions sont assez courtes, l’auteur décrit son itinéraire, les noms des villages parcourus, les nouvelles indirectes des engagements … Le régiment évolue au-delà de la frontière pendant trois jours, sans d’abord rencontrer beaucoup de troupes allemandes. Les Français sont acclamés (18 août), mais l’auteur mentionne aussi le lendemain, au village de Steige, que 61 hommes du 52e RI de Montélimar ont été tués par « traîtrise des Allemands et des paysans du village.» (p.114). Il semble qu’A. Richard est surtout à l’échelon, car s’il évoque les mises en batterie, il ne parle pas du pointage et du tir. Cette position en retrait est confirmée par une mention du 29 août (p. 121) : «nous apprenons la mauvaise nouvelle : notre groupe, les 4e, 5e, 6e batteries, est cette fois presque anéanti. On ramène des blessés, trois canons et les chevaux valides.» C’est ensuite beaucoup plus calme pour lui en septembre, dans la région de Saint-Dié.

Engagé à Harbonnières (Somme) le 24 septembre, l’auteur décrit un front mouvant, avec des tirs de soutien à l’infanterie et de fréquents changements de positions, à cause de la contre-batterie allemande très insistante, et il mentionne régulièrement des tués et des blessés, ainsi le 26 (p. 133) : « L’artillerie allemande fait beaucoup de victimes parmi nos batteries de 75, à 12 h 00 nous recevons une pluie d’obus qui nous tue trois camarades et en blesse sept. (…) ». L’auteur bénéficie d’un peu de repos le 30 à Bray-sur-Somme et ce jour-là il est changé d’affectation, il signale (p. 136) « Je marche à la batterie de tir comme un conducteur de derrière, cela me donne à réfléchir. » Il passe donc à une position plus exposée, et la sanction a lieu dès le lendemain : c’est le moment fort du témoignage (Bray sur Somme, 1er octobre 1914, p. 137). Une « grêle d’obus » leur tombe dessus au moment où ils attèlent pour changer de position, les coups s’allongent vers eux « de 100 mètres par 100 mètres » et les font plonger au sol. Au moment où l’auteur se relève pour dire au chef « de changer de place», leur attelage est foudroyé : blessé à la jambe, il essaie de dégager son chef de dessous son cheval, mais s’aperçoit que celui-ci est décapité, il est épouvanté « car en plus du chef cinq ou six camarades sont morts, les uns le ventre ouvert, les autres déchiquetés, on ne peut se l’expliquer. » Une autre explosion le blesse d’un deuxième éclat, mais il réussit à marcher 400 m en arrière vers un poste de secours, puis est évacué à l’ambulance de Bray-sur-Somme. Il se remettra lentement à l’hôpital de Dinard.

Ce court témoignage est intéressant pour décrire le danger pour les servants d’attelage sous le feu, ces hommes sont un peu moins exposés que ceux des batteries, mais les canons allemands les menacent lors des fréquents changements de positions. Statistiquement, le danger est moins fort que dans l’infanterie, mais les coups au but sont terribles (p. 138) : « hommes et chevaux jonchent le sol, les caissons de munitions sont en feu, les blessés qui gémissent car leurs blessures sont très graves, surtout dans l’artillerie. Les cris vous arrachent le cœur. »

Vincent Suard, mai 2023

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