Barbusse, Henri (1873-1935)

Fils de journaliste, né à Asnières le 17 mai 1873, Henri Barbusse est bien connu comme l’auteur du best-seller Le Feu paru dès 1916. Jean Norton Cru a fait une sévère critique de ce livre qui se présente à la fois comme un roman et comme le « journal d’une escouade ». Il ne l’a pas placé dans la dernière catégorie de fiabilité, mais dans la quatrième sur six, disons un peu au-dessous de la moyenne. C’est que JNC ne supportait pas que l’on ajoute des effets littéraires au témoignage. Le Feu, prix Goncourt 1916, a une grande importance parmi les livres de guerre de par son tirage considérable ; beaucoup de poilus l’apprécièrent parce qu’il prenait le contre-pied du bourrage de crâne. Après la mort de l’auteur, en 1937, ont été publiées les lettres à sa femme, écrites de 1914 à 1917, que l’on peut donc considérer comme un témoignage direct, à la différence du roman.
Elles sont d’abord un témoignage sur la rédaction du roman, véritable obsession chez Barbusse, intellectuel fasciné par l’argot populaire. Il est tout joyeux d’employer dans ses lettres, et de traduire, quelques expressions comme « se taper la hotte (id est : manger) ». Il évoque la documentation écrite amassée pour le roman, « composée en grande partie d’expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume ». Ensuite il est question de corriger les épreuves, s’insurger contre les coupures, compter les tirages successifs, pister les comptes rendus et s’en prendre à ceux qui sont défavorables, dans la presse cléricale comme dans le « journal infect d’Hervé », chez les « brutes dangereuses » de L’Action française comme chez « l’ignoble Lavisse ». « Changeons de conversation », écrit Barbusse lui-même après qu’il ait développé son thème favori. Il est beaucoup question de colis : « Un paquet seulement tous les quatre jours = quatre-vingts francs par mois. Ça suffit, le reste est du superflu. » Pourtant, en dehors de la nourriture et d’un peu d’opium, que d’objets envoyés à un homme des tranchées ! Jusqu’à un « relève-moustaches » (5-4-15).
Barbusse a connu le danger à Crouy près de Soissons, au cours d’une « terrible semaine » de janvier 1915. Il était arrivé fin décembre 1914 ; le rude épisode prit fin à la mi-janvier ; il quitta les premières lignes au printemps. Il eut cependant le temps de faire les remarques habituelles du poilu : décrire le système des tranchées et l’ensevelissement des cadavres ; noter l’ivresse des soldats et les brimades imbéciles des chefs ; ironiser sur les « touristes des tranchées » et les décorations allant aux embusqués. Dès le 6 avril 1915, il écrit que les hommes en ont assez. En décembre, il fait allusion aux inondations suivies de fraternisations. Il stigmatise « Botrel-le-Crétin », Henry Bordeaux formaté pour entrer à l’Académie française, les revues de la Bonne Presse qui inondent les hôpitaux. « Comme tous ces gens ont une haine féroce, obstinée, invincible, du socialisme et de la libération des exploités ! » Car, la guerre étant « une chose dont on ne peut soupçonner l’horreur lorsqu’on ne l’a pas vue », « il faut que d’autres que nous n’aient pas à la refaire » (20-6-15). La seule solution serait la victoire du socialisme, seule doctrine politique « où il y ait, au point de vue international, je ne dis pas seulement une lueur d’humanité, mais une lueur de raison » (14-4-16).
RC
*Henri Barbusse, Lettres à sa femme 1914-1917, Paris, Buchet-Chastel, 2006, 375 p., préface de Frédéric Rousseau, chronologie de la vie de l’auteur et liste de ses œuvres (1ère édition Flammarion, 1937).

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Taurisson, Henri (1882-1953)

Né le 3 avril 1882 à Turenne (Corrèze), agriculteur à Saint-Sozy (Lot), marié, ayant deux fillettes, il part dès le premier jour avec le 7e RI de Cahors où il est cuisinier. Des extraits de sa correspondance conservée par sa famille ont été publiés en 2010 dans un recueil de témoignages lotois cité plus bas. Son hostilité à la « maudite guerre » est exprimée dès le 1er août, mais il pense que la victoire sera rapide. Le régiment subit de terribles pertes à Bertrix en août ; à la fin de l’année 14, il est en Champagne, puis en Argonne et à Verdun. Henri est grièvement blessé le 18 mars 1916 à La Harazée et ne revient pas sur le front, obtenant une pension d’invalidité relative.
« On voudrait que ça se termine au plus tôt », écrit-il le 17 novembre 1914, et trois jours plus tard : « J’en ai plein le dos. » En décembre, au cours de la prise d’une tranchée, il dit avoir été retenu par ses camarades au moment où il voulait « percer » des Allemands (« ces mauvais bandits ») qui se rendaient. « Heureuses les familles qui sont comme nous qui n’avons que des filles car j’aurais un gosse, je l’étoufferais aussitôt au monde », autre formulation excessive mais qui traduit bien les misères endurées. Le même jour, 2 janvier 1915, il ajoute : « Se voir mitrailler de cette façon, écoute, la civilisation est devenue une sauvagerie abominable. » Le 14 janvier, il n’hésite pas à écrire à sa femme que « les hommes ne veulent plus marcher » et il oppose leurs terribles souffrances à la « bonne vie » menée par les généraux loin des premières lignes. Certains soldats ont compris que « toutes ces attaques n’aboutiraient à grand-chose, qu’à faire écraser tous les braves qui montent à l’assaut », et ils se cachent dans les caves, tandis qu’on « change souvent de chefs, car si peu qu’on voit les galons ils sont sitôt descendus ». En février, il exprime l’espoir que la guerre sera terminée le mois suivant, mais le 3 mars, « tout patriotes que nous sommes », c’est le découragement général, et Henri demande une nouvelle photo de sa fille Laure car, écrit-il, « quand j’aurais l’idée très mauvaise, en la regardant ça pourrait m’éviter de faire beaucoup de choses », précaution contre le suicide que d’autres combattants ont également prises.
Au fil du temps, la critique se radicalise. Le 26 mars 1915, il s’en prend aux députés : « Au parlement il faudrait une vache au lieu de ces bandits qui roulent dans les théâtres, vont voir les poupées, et nous pauvres soldats faudra rester des mois, onze, peut-être davantage sans revoir ceux qu’on aime. » Et le 5 mai : « Tout ce qu’on a fait, des cimetières partout. Voilà, la guerre est la destruction de la basse classe ! » Tandis que « les Boches, ces cochons, à 3 km de leurs tranchées ils ont fait travailler, semer, tous les pays conquis », du côté français, « aucun officier nous dirait « Ne marchez pas sur la récolte », beaucoup ne savent même pas ce que c’est que le froment, et encore moins ce que c’est que la guerre ». « Si ceux-là qui au commencement voulaient la guerre connaissaient ce que c’est, ils arrêteraient tout de suite, mais ces messieurs ont des draps de lin et nous de la paille et des poux » (29-8-15). Le bourrage de crâne des journaux est durement condamné.
Henri donne des conseils à sa femme pour les travaux agricoles, mais il lui demande de ne pas trop en faire : « c’est pas la peine de se crever » (9-7-15). Sa correspondance fait place à quelques allusions sexuelles, retenues (« j’ai toujours peur que les enfants lisent les lettres »), mais réelles : « Et puis n’être pas sûr de revoir celle que l’on aime tant et qu’on voudrait serrer entre ses bras et puis autre chose encore que je ne dis pas mais que tu comprends. » Le jour de la foire de Saint-Sozy (12-2-16), Henri va plus loin. Il estime qu’il faut oublier toutes les misères, et peut-être les mésententes du passé et commencer « une deuxième vie », la guerre ayant finalement montré où se trouvait le bonheur : « nous Germaine et Henri partirons travailler un petit coin de notre bien et voilà notre vie sans oublier le petit jardin de la lande où on sèmera quelques carottes, choux et navets. »
Blessé grièvement, il reproche à sa femme de devenir « patriote », et estime que les Allemands « sont des hommes comme nous poussés à la mort ». Les souffrances du blessé à l’hôpital sont peu de choses, estime-t-il, « ici les balles ne viennent pas nous voir ni les obus, on peut endurer quelque chose ».
RC
*Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 : Les Poilus, collection des Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.

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Ramadier, Paul (1888-1961)

Député de l’Aveyron de 1928 à 1940, de 1945 à 1951 et de 1956 à 1958, plusieurs fois ministre et premier président du Conseil de la IVe République. Un des 80 parlementaires à avoir refusé les pouvoirs constitutionnels à Pétain en 1940, Résistant, Juste parmi les Nations. Ce futur homme politique d’importance nationale, est né à La Rochelle le 17 mars 1888, fils de médecin ; il devient docteur en droit et avocat et adhère au parti socialiste en 1904. En 1914, il est mobilisé comme sergent au 322e RI et prend des notes depuis le 15 août jusqu’au 11 novembre 1914, jour de sa grave blessure.
En si peu de temps, le sergent Ramadier participe à l’avancée en Lorraine suivie de la retraite (bien décrite) d’une troupe complètement désorganisée sous le feu, aux officiers désemparés, aux soldats prêts à la panique qu’il faut reprendre en mains en les menaçant, voire en tirant sur les fuyards. Au 2 septembre, le 322 n’existe plus et Ramadier passe au 122. Le lendemain, le régiment entre à Gerbéviller que les Allemands ont détruite croyant que les civils avaient tiré sur eux. Sur le terrain, Ramadier comprend « que dans cette guerre l’artillerie seule importe » et il se préoccupe du front principal : le 4 septembre, il note que la cavalerie allemande est aux portes de Paris ; le 11, « le bruit court que les nouvelles sont un peu meilleures et que les Allemands sont arrêtés ». Se succèdent les jours où il n’y a « rien à manger » et ceux où, au repos, « on mange tout le temps ». Le 30 septembre, vers Seicheprey, la confusion est telle que le bois occupé par le 122e est pris d’assaut par le 142e, baïonnette au canon, affaire qui se termine heureusement par des éclats de rire. On se livre à tous les métiers, terrassier, croque-mort après un bombardement : « Les cadavres que l’on retire des décombres sont en bouillie. Personne ne voulait les remuer, ni chercher leurs plaques d’identité sur leur poitrine sanglante ou défoncée. Il a fallu qu’à la lueur d’un flambeau, dans cette église sombre, je fasse cette corvée de croque-mort. » Par contre, quelques jours après, il rencontre un sien cousin, cavalier, « merveilleux d’astiquage ». La course à la mer conduit le régiment du côté d’Ypres. Le 2 novembre, à Poelcapelle, il subit une attaque d’Allemands qui chargent en criant et sont repoussés. Le 11, à Verbranden Molen, il est gravement blessé à la cuisse et évacué.
RC
*« Carnet de guerre de Paul Ramadier », Revue du Rouergue, automne 2004, p.391-421.

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Beaufils, Jean-Louis (1894-1950)

*Jean-Louis Beaufils, Journal d’un fantassin, Campagnes de France et d’Orient, Août 1914-Août 1919, Paris, L’Harmattan, 2007, 417 p.
La publication de ce témoignage pose quelques problèmes qui vont être abordés. Disons d’abord que, oui, Jean-Louis Beaufils fut un authentique poilu. Mobilisé au 90e RI, il arrive sur le front le 15 novembre 1914 et le quitte le 2 décembre, les pieds gelés. Sa convalescence dure jusqu’en mai 15 et on le retrouve au 125e RI en Artois où il participe à l’attaque du 25 septembre. En janvier 16, après un stage, il passe à la compagnie de mitrailleurs, se rend en Champagne, puis à Verdun, en mai. Il participe à « l’inutile et sanglante bataille dans la boue de la Somme » en septembre et octobre. Ce titre de chapitre est proche d’un titre de Barthas : « Dans la boue sanglante de la Somme ». Le parcours des deux hommes a d’ailleurs été proche, Artois, cote 304, Somme. Beaufils suit les préparatifs de l’offensive Nivelle, mais se trouve en permission lors de son déclenchement. Il assiste aux mutineries et nous dit que c’est « la peur hideuse de braquer une mitrailleuse sur une bande de soldats en débandade » qui le fait se porter volontaire pour l’armée d’Orient. Même si la véritable raison était d’échapper aux horreurs du front occidental, il n’y aurait rien de contraire à l’esprit des vrais poilus. Il quitte les tranchées le 10 juin 1917 et, après une permission, un séjour à Marseille, un passage en Italie, il débarque à Itéa et il est transporté à Salonique où, le 2 août, il est affecté au 176e RI. Commence une campagne « à pied dans l’âpre Albanie : faim, froid et paludisme ». Trois mots qui résument la situation, car les combats sont rares. Beaufils passe une grande partie du temps comme infirmier ou comme malade, le cafard ajoutant son poids car, selon sa belle formule, « le cœur lui aussi a son paludisme ». Après la victoire, le régiment est transporté à Odessa pour contenir les bolcheviks. Beaufils en part le 25 janvier 1919 à destination de la France. Cinq ans sous les drapeaux, il semble qu’il soit resté simple soldat.
Et nombre de ses descriptions, brèves ou développées, sont celles que l’on rencontre chez d’autres poilus. Dès juin 1915, il a compris que les attaques, aussi bien allemandes que françaises, ne pouvaient aboutir qu’à des pertes humaines sans gagner de terrain. Il a décrit le système complexe des tranchées et montré concrètement la difficulté de circuler dans les boyaux étroits : « On trébuche dans des trous, les jambes s’emmêlent dans les fils télégraphiques qu’accroche le quillon du fusil : jurons, cris de ceux qui suivent et qui craignent d’être coupés de la compagnie par des corvées ; c’est alors l’embouteillage. Puis on s’égare dans le dédale des sapes, on revient sur ses pas, le temps passe, la fatigue s’accroît et les courroies pénètrent dans les chairs. » Il parle d’artisanat, des totos et des rats, des petits filons des « embusqués du front », d’un feu de crosses de fusils, du vin « en paillettes dans les bidons » en janvier 17, des poilus charmés par le chant des oiseaux. Il évoque une fraternisation et une nuit de travail face à face avec les Allemands, sans tirer.
Mais ce soldat ordinaire est bien singulier par certains aspects. Chrétien militant et lecteur de L’Action française, ses camarades sont des prêtres, des séminaristes ou de solides croyants n’hésitant pas à fonder un « cercle de soldats chrétiens » qui décide « d’instituer le rosaire vivant au 2e bataillon pour contrebalancer la vague d’immoralité qui s’étend à l’arrière chez les civils ». Lui-même, avant de partir en août 14, est resté longtemps prosterné au Sacré-Cœur de Montmartre : « Quand je me suis relevé, je ne m’appartenais plus, j’étais à la Patrie. » Et en août 17, près de Salonique : « Je songe à la grandeur, à la puissance, à la beauté de Dieu et je m’endors, confiant ma petitesse au Maître des Mondes, qui connaît chaque brin d’herbe. » Tout en respectant la personnalité de chacun, il faut pointer deux contradictions. D’une part, certains pourraient dire que « la joie furieuse » qu’il éprouve « de tirer, de tuer » (7-5-16) n’est point un sentiment chrétien. D’autre part, affirmer que les bons camarades tués ont « reçu la récompense des amis du Christ » (5-9-15) ou encore « la récompense ineffable » (8-5-16) rend incompréhensible sa satisfaction d’en réchapper après un bombardement terrible, grâce à « la protection de la Sainte-Vierge » (9-5-16).
Le thème de la guerre comme expiation de l’anticléricalisme des gouvernements de la République revient sans cesse, de même que la critique des parlementaires, des partis, des journaux les plus subversifs qui « ont libre cours » (ah, une absence dans le texte du poilu Beaufils : pas la moindre critique du bourrage de crâne). Les poilus ne murmurent pas quand il faut monter ; la majorité assiste à la messe, et avec ferveur ; ils ne veulent pas entendre parler d’une paix boiteuse. Si tout n’est pas parfait, c’est parce qu’il y a eu trahison, rôle néfaste des apaches ou des francs-maçons, des « révolutionnaires juifs bolcheviks » ou des instituteurs de l’école laïque, victimes des « théories de l’enseignement matérialiste et athée professé dans les écoles normales ».
Si l’on accepte comme témoignage authentique celui d’un socialiste, il faut aussi accepter celui d’un catholique réactionnaire avec ses propres points de vue, et, dans les grandes lignes, le texte publié ne semble pas en contradiction avec les idées du poilu en 1914-19. Toutefois, des dizaines de pages paraissent surajoutées : texte intégral de sermons patriotiques, cantiques, « poèmes », chansons cocardières de Botrel (« Botrel-le-Crétin », disent d’autres poilus). Dire que les poilus attendent, le flingot et « Rosalie » à portée de la main, en novembre 1914 paraît un anachronisme, encore accentué par une note de bas de page qui prétend que Rosalie est la « personnification de la baïonnette par les Poilus », alors que c’est une chanson de Botrel qui l’a popularisée à l’arrière et que les combattants parlent éventuellement de « la fourchette ». Et encore, en mars-avril 1916, parmi les « mauvais maîtres » de l’instituteur Hilaire Sapain, à coté de Darwin, Rousseau, Voltaire, A. France et Romain Rolland, figure Barbusse. Une note précise que ce dernier « venait de recevoir le Goncourt (1916) pour son livre Le Feu ». Or ce roman a commencé à paraître en feuilleton seulement en août 1916, en volume en septembre et n’a obtenu le prix qu’en décembre. Une des dernières pages du livre de Beaufils commence ainsi : « Quelques vingt ans après, savoir se souvenir ! » Il semble bien que l’écriture définitive du témoignage date de la fin des années Trente. Pas au-delà car on n’y trouve pas de pages à la gloire de Pétain. On souhaiterait savoir ce qu’est devenu Beaufils dans l’entre-deux-guerres, et même ce qu’il était avant 1914. Trois textes précédant le témoignage proprement dit pourraient nous renseigner.
Mais la préface de Monseigneur Hippolyte Simon apporte peu, en dehors du fait que Beaufils était un chrétien. L’introduction, signée Sophie de Lastours, directrice de la collection , n’apporte pas plus sinon une bizarre confusion entre l’œuvre d’un certain « capitaine allemand d’artillerie » nommé Richter et le beau livre de Dominique Richert. Le troisième texte préalable est l’avant-propos de Françoise Robin qui commet deux erreurs fondamentales pour un tel texte : nous dire à l’avance ce qu’on va trouver dans le témoignage ; ne rien nous dire sur la biographie du témoin. Divers indices dans le témoignage laissent penser que Jean-Louis Beaufils est né à Dournazac (Haute-Vienne) le 14 décembre 1894, qu’il est allé à l’école communale de ce village, que ses parents étaient dans l’agriculture, que lui-même habitait Paris. Mais quel était précisément son milieu social ? jusqu’où a-t-il poussé ses études ? quel était son métier avant 14 ? Et après ? Est-il devenu camelot du roi ou Croix de Feu ? On ne saura rien de tout cela. Par contre, on « apprend » qu’on peut s’abriter dans une sape ou dans une « marmite ». Françoise Robin a également ajouté au témoignage une importante série de notes, dont beaucoup sont inutiles (« Que de soupirs pour la permission, la grande désirée », écrit Beaufils en novembre 17, et la note 156 de préciser « Toujours le malaise des soldats privés de permission »), d’autres entachées d’erreurs d’inattention sur les dates (par exemple les notes 27 et 203), d’autres enfin un peu ridicules : l’Internationale est présentée en note 120 comme « hymne des partis ouvriéristes » ; lorsque Beaufils emploie le mot « buffleteries » pour décrire l’uniforme de beaux officiers embusqués, la note 158 est là pour dire « Peut-être pour bluffeteries, néologisme pour acte de bluffer ? », etc.
Mieux vaut publier moins en quantité et améliorer la qualité des productions.
Rémy Cazals

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Rouppert, Jean (1887-1979)

En présentant le livre Jean Rouppert, un dessinateur dans la tourmente de la Grande Guerre (Paris, L’Harmattan, 2007, 220 p.), le sociologue Ronald Müller explique qu’il a « effectué une réception réflexive de cette biographie, en la mettant en lien avec la notion de générativité à partir d’une acception multi-référentielle. Cette dernière démarche d’appropriation conceptuelle est présentée et développée dans la deuxième partie de l’ouvrage. » Nous y renvoyons donc en évoquant seulement ici les sources du témoignage de Jean Rouppert sur la guerre : un récit de 209 p. intitulé « Journal de bord », rédigé à 86 ans ; 1926 lettres échangées entre lui et son épouse, de 1913 à 1919 ; une série de 123 dessins (parmi lesquels la représentation d’une exécution). D’autres textes, romans, essais, théâtre, apparemment non publiés, ainsi qu’une série de sculptures complètent l’information sur cet homme né à Custines, près de Nancy, le 11 août 1887, fils d’un ouvrier lamineur. Ayant quitté l’école à 14 ans, il vécut pendant cinq ans de divers petits métiers où il découvrit l’exploitation de tous les instants car, écrit-il avec humour, « il n’est pas d’exemple plus démoralisant que l’inactivité d’un salarié ». Ayant « pataugé sur la lisière où l’animal dressé et l’humain conditionné partagent une même relativité », il décide de s’engager dans l’armée coloniale en 1906 pour quatre ans. En 1913, il est apprenti décorateur à la verrerie Gallé à Nancy. En mars 1914, il épouse une institutrice, puis il est mobilisé au 6e RAC. Il est blessé deux fois et a une grave maladie à la suite d’une morsure de rat (description détaillée de l’épisode). Après la guerre, il s’installe dessinateur et sculpteur à son compte à Lyon et participe à diverses expositions.
En 14-18, il se considère comme un « grain de sable, drossé par la houle guerrière ». Dès le 26 août 1914, il prend ses dispositions pour le cas où il ne reviendrait pas. Il sait décrire la boue et les abris qui ne sont que des trous, les arrivées de marmites et les hommes rendus fous, l’envoi d’agents de liaison risquer leur peau pour porter des messages dérisoires mais exigés par la bureaucratie militaire. Le 24 février 1915, il dresse l’imposante liste des objets qu’on lui a volés. Des objets, justement, il en fabrique, et son habileté lui vaut le succès. Il vend des garnitures d’étagères, un casse-noisettes en chêne, un fume-cigare, un coupe-papier. Le 27 septembre 1917, il écrit à sa femme : « la bricole (à mon compte) baisse un peu en ce moment ». Il a inventé un beau modèle de rond de serviette, mais il est victime de plagiaires fabricant au rabais, et même : « mes revendeurs me trahissent sans honte ». Enfin, « le goût change », et il songe à mettre sur le marché un nouveau produit, une blague à tabac peut-être. Notons son abonnement « à un journal original, lequel emploie toute sa verve à parodier les autres journaux » et son intention de lui envoyer quelques pensées à l’humour « plus cruel que comique ». Il me semble que l’auteur du livre aurait dû vérifier si cette collaboration au Canard enchaîné a été effective.
Notons encore cette belle remarque de Jean Rouppert, écrite après l’armistice : « Sur le front, on ne courait qu’un risque. En permission, on le mesurait. » La même page témoigne de sa joie : « Bientôt je serai Moi, chez moi ! » Mais, plus tard : « La chance d’être revenu à peu près intact au foyer est une maigre compensation pour une existence gâchée dans son épanouissement. Les ex-poilus peuvent comparer leur défaite individuelle à la victoire commune. »
RC

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Guy, Lucien (1890-1975)

1. Le témoin

Lucien Guy, cliché de studio avant la Grande Guerre

Lucien Guy naît le 10 juillet 1890 à Bonneville (Haute-Savoie) de Albert et de Dupuis Madeleine. Il est étudiant en droit quand se déclenche la Grande Guerre.  Blessé en octobre 1914 et réformé en 1915, il ne retourne pas au front. Il épouse une Suissesse, Louise Andrée Thorens (née en 1902), le 14 décembre 1925 à Collonge-Bellerive (Suisse). Après-guerre, il devient directeur de banque. Erudit, il écrit une histoire de « Bonneville et ses environs », publiée en 1922. Il décède le 28 août 1975 à Thonon-les-Bains.

2. Le témoignage

Guy, Lucien, Souvenirs de la campagne 1914. Mes 90 jours au 97e régiment d’infanterie alpine. Lucien Guy, musicien-brancardier, L’Argentière-la-Bessée, éditions du Fournel, 2007, 127 pages.

L’auteur de ce petit carnet évoquant 90 jours de campagne commence sa guerre comme musicien-brancardier au 97e RIA. La reproduction en frontispice de l’ouvrage de courriers datés de 1912 et 1913, émanant de camarades militaires, semble indiquer qu’il a choisi de faire de la musique pour échapper quelque peu aux rigueurs du dressage militaire durant son service militaire. La guerre déclarée, il suit le régiment dans son entrée en campagne en Alsace, puis son transport dans le nord du massif et du département des Vosges pour participer aux combats de La Chipotte, en août et septembre 1914. Le 15 septembre, au vu des pertes subies, la musique du 97e est dissoute. Après une courte période d’occupation des premières lignes en cours de cristallisation dans le secteur de Badonviller (Meurthe-et-Moselle), il est déplacé en Artois, où il subit de terribles épisodes de bombardements dans le secteur d’Arras. Très légèrement blessé par un mur qui s’est abattu sur lui, il obtient une journée de repos dans une ambulance du faubourg Saint-Nicolas à Arras. C’est là qu’il est gravement blessé le 23 octobre 1914 par un éclat d’obus au thorax. Déclaré inapte à poursuivre la guerre le 16 février 1915, il est réformé n°2 le 1er septembre suivant et ne retournera jamais au front.

3. Analyse

Lucien Guy est à la caserne du 97e à Chambéry quand se déclenche la guerre. Il voit une ville patriote et surexcitée, fêtant son régiment (page 25), et voit « défiler une longue caravane d’Italiens, vêtus de défroques hétéroclites, portant à la main, dans un linge, quelques hardes constituant leur unique richesse » (page 26). Sa campagne débutée, il glane des balles et des équipements allemands (page 35) et décrit un accueil des Alsaciens qu’il « libère » différent selon les générations : « Tandis que mes camarades préparent le repas dans un verger, je vais causer avec ces nouveaux compatriotes. Les vieux sont restés français et nous voient d’un bon œil. La nouvelle génération nous accueille assez froidement et semble ignorer complètement l’ancienne langue du pays » (page 36). Son baptême du feu à Flaxlanden (Haut-Rhin) est une attaque française au son de la clique (page 38). Musicien, il est aussi brancardier, assainisseur du champ de bataille et cuisinier. Suivent ainsi quelques description intéressantes de l’émotion d’une primo inhumation (page 55), de la vue du premier mort allemand (page 64), ou d’une marche de 60 kilomètres qui égraine les traînards, dont lui, ramassés par des bus (page 81). En Artois, il est pris sous un feu roulant, qu’il décrit destructeur comme une tornade, bombardement qu’il subit avec angoisse sans échappatoire possible (page 92). Sa relation de l’après combat et de l’aspect du champ de bataille est aussi impressionnante (page 96). Comme nombre de témoins, le « tableau grandiose et terrifiant ! » (page 101) d’un bombardement de nuit sur et autour d’Arras atteste du grand spectacle qu’est parfois la guerre.
Yann Prouillet, février 2013

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Heiligenstein, Auguste (1891-1976)

HEILIGENSTEIN Gérard, Mémoires d’un observateur-pilote 1912-1919 Auguste Heiligenstein, Paris, Les éditions de l’Officine, 2009, 227 p.

Le témoin
Auguste Heiligenstein est né le 6 décembre 1891 à Saint-Denis. Ses parents, natifs d’Obernai (Alsace), ont quitté cette région après la guerre de 1870, ayant choisi la nationalité française. Artiste décorateur sur verre dans le civil, il est incorporé en 1912 au 26e Régiment d’artillerie pour effectuer son service militaire. Il passe et réussit l’examen de brigadier, puis celui de sous-officier. Transféré avec son régiment à Chartres, il est désigné chef de section de la 23e batterie lorsque la guerre éclate. Il connait le baptême du feu dans la Meuse, lors des combats de Vaudoncourt et Spincourt les 23 et 24 août 1914. Après les affrontements de la bataille de la Marne, son groupe est désigné pour compléter l’artillerie de la 65e DI, et participe aux batailles de Chauvoncourt et des Paroches. Il est nommé sous-lieutenant le 5 novembre 1914, et prend le commandement de la 22e batterie. Cantonné au fort des Paroches, et l’inaction se faisant plus pesante, il devient observateur en ballon. Il monte aussi un service d’élaboration de cartes établies à partir de ses observations, avant qu’en juin 1915, la 65e division ne soit transférée dans la Woëvre et au bois le Prêtre près de Pont-à-Mousson. C’est là qu’il est désigné pour être observateur en avion à l’escadrille de la division, la MF 5, basée à Toul. Un an après, en juin 1916, il passe à l’escadrille MF 44 jusque fin février 1917. C’est dans cette unité qu’il obtient son brevet de pilote. Muté à la C 106 qui deviendra la C 229, il participe à l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917 où il est nommé adjoint de son chef de secteur, en charge des observateurs. Nommé lieutenant le 16 mai 1917, sa carrière au front s’interrompt brutalement à la suite d’un accident d’avion le 17 juin 1917. Après sa convalescence, il entre en janvier 1918 au SFA (Service des Fabrications de l’Aviation) où son activité consiste à contrôler certaines usines fabriquant des avions jusqu’à la démobilisation le 15 août 1919. Il reprend alors avec succès sa carrière d’artiste spécialisé dans les émaux transparents sur verre, participant à de nombreuses expositions internationales. En 1939, il est rappelé par l’armée de l’air comme instructeur et donne des cours sur l’observation et la reconnaissance aérienne à la base aérienne 109 de Tours. Nommé capitaine, il évite par son action la captivité du personnel de cette base. Après la Deuxième Guerre mondiale, il reprend sa carrière d’artiste dans l’art de la céramique. Il s’éteint le 23 mars 1976 à l’âge de 85 ans, après une vie bien remplie.

Le témoignage

Les mémoires d’Auguste Heiligenstein ont été retranscrites par son fils Gérard, alors que son père les avait écrites entre 1964 et 1968, soit presque 50 ans après la guerre. Le livre est divisé en 7 chapitres, dont les deux premiers traitent du service militaire et de ses débuts en tant qu’artilleur. Les autres chapitres retracent sa carrière dans l’aviation. L’ouvrage est complété par un cahier iconographique qui présente des extraits des albums de l’auteur, des photographies, quelques croquis et les textes des citations obtenues. A noter aussi quelques pages relatives au parcours d’Auguste Heiligenstein avant et après la Deuxième Guerre Mondiale, ainsi qu’un index des noms cités.
Le texte est malheureusement émaillé de nombreuses coquilles, sans que l’on sache si cela vient du texte d’origine ou si ce sont des erreurs de retranscription. On trouve donc de nombreuses fautes d’orthographe, de conjugaison, une ponctuation parfois hésitante. Certaines phrases semblent tronquées par manque de mots, d’autres en ont trop. Tout cela laisse une désagréable impression au lecteur, et il est étonnant que l’éditeur ait laissé passer de telles erreurs dans la version finale. On dirait qu’il n’y a pas eu de relecture et des fautes qu’il eût été facile de corriger sur les noms de lieux ou de personnes abondent : Pluvenelle pour Puvenelle, Pelltier d’osy pour Pelletier d’Oisy (p. 96), Billy Coopens (p. 169) pour Willy Coppens… Cependant, les témoignages d’aviateurs de la Grande Guerre sont trop rares pour que l’on fasse trop de reproches à la publication de celui-ci.

Analyse

Le parcours d’Auguste Heiligenstein, qui est resté près de 7 ans dans l’armée, a la particularité d’être très varié et il rapporte ce qu’il a vécu en tant qu’artilleur, observateur, pilote, réceptionnaire au S.F.A.. Dans ses souvenirs, on sent à plusieurs reprises que l’auteur a une certaine volonté pédagogique. On le remarque par exemple, quand il détaille la composition et le fonctionnement d’une batterie de 75 (p. 37). Il adopte la même attitude quand il parle de l’aviation, introduisant de cette façon une description des biplans utilisés à cette époque: « Pour les jeunes il faut que je parle de ces ancêtres de l’aviation. » (p. 69) Ce qui semble démontrer l’espoir d’être lu et la volonté de témoigner pour les générations futures.
Il rapporte quelques anecdotes intéressantes de son expérience d’artilleur, comme lorsqu’il aperçoit près du fort de Troyon « des meules de blés qui se déplaçaient », arrêtées net par un tir précis. (37). Ou encore quand il aperçoit les Allemands en train de déménager un piano de la villa qu’occupait en temps de paix, le capitaine du fort des Paroches. Celui-ci averti du larcin en cours, ordonne à Auguste Heiligenstein de tirer. Un seul coup heureux stoppe le déménagement, et fait des dégâts dans le camp adverse, ce qui lui inspire cette réflexion : « J’étais très fier de ce coup heureux, mais vraiment, ce que la guerre peut transformer un homme et le rendre sanguinaire et cruel » (p. 54).
Le baptême du feu est une épreuve difficile pour sa batterie, dont le premier mort est un évènement traumatisant et provoque la consternation parmi ses hommes :
« Nous fûmes pris en enfilade par une batterie ennemie qui fit beaucoup de dégâts. J’étais à côté du capitaine à son observatoire pour essayer de repérer le départ des coups quand j’entendis des hurlements dans la batterie, il me demanda d’aller voir ce qui se passait. En arrivant je trouvais un des servants de ma section blessé très gravement et ses camarades atterrés, un obus explosif avait éclaté en arrière du caisson et un fort éclat avait traversé une des portes en tranchant les fesses du malheureux camarade. Il n’y avait pas d’infirmier dans la composition d’une batterie et aucun des servants n’osait s’occuper du blessé, force me fut de faire le nécessaire, heureusement que le tir cessa. J’ai toujours eu horreur du sang et j’aurais fait un mauvais chirurgien, mais comme personne n’osait toucher le blessé, je pris mon courage à deux mains et après l’avoir débarrassé de ses vêtements je trouvais une plaie affreuse, je fis un premier pansement en utilisant tous les pansements individuels des hommes de la pièce. Les infirmiers ne vinrent pas et il fallut attendre pour évacuer le blessé. […] Nous quittâmes la position de batterie en fixant notre blessé avec des bottes de blé sur un caisson, malheureusement en arrivant sur la route une salve de 77 fusants nous accueilli, l’affolement des chevaux et des conducteurs fit tomber du caisson notre malheureux camarade ce qui lui déclencha une forte hémorragie. En arrivant le médecin alerté ne put que constater le décès et nous l’enterrâmes le lendemain matin dans le petit cimetière du pays. Ce premier mort jeta la consternation dans ma section, nous aimions beaucoup ce camarade très serviable et surtout très gai, ayant toujours un bon mot et une chanson pour remonter le moral de ses camarades. La grande faucheuse, avait dans nos rangs, commencé ses ravages. Nous venions, cette fois de recevoir le vrai Baptême du feu » (p. 35-36).

Il est aussi témoin d’un cas de folie, lorsqu’il rencontre un maître pointeur artilleur du 55e R.A.C., « Dans un croisement j’aperçus un homme qui marchait et paraissait lourdement chargé, en m’approchant de lui je vis avec stupéfaction un artilleur du 55e RAC avec des yeux hagards et qui portait sur son épaule une culasse de 75, celle de son canon. Je lui adressai la parole et sans me répondre il continua son chemin ! Quelques-uns de mes hommes le firent monter sur un caisson, par bribes il nous fit savoir qu’il était maitre pointeur et qu’il appartenait à la batterie qui avait été détruite près de nous. Le massacre de ses hommes l’avait rendu fou » (p. 41).

Il évoque des changements de position journaliers, afin de faire croire à l’ennemi « qu’il y avait beaucoup d’artillerie dans le secteur » (p. 42). Grâce à un certain talent de diplomate, il désamorce un début de rébellion dans son ancienne batterie, provoquée par le comportement d’un capitaine trop tatillon qui s’était mis à dos ses hommes. Faisant office d’observateur au fort des Paroches, et le front s’étant stabilisé, peu à peu, la routine s’installe. Il devient donc aérostier et décrit les difficultés rencontrées lors d’un réglage d’artillerie en ballon. Il n’hésite pas à critiquer le comportement de ses camarades ou de ses chefs que ce soit dans l’artillerie, l’aérostation ou l’aviation. Ainsi dans l’artillerie, un de ses hommes connait une défaillance :
« Je trouvais le pauvre maréchal des logis V., mon chef de pièce, anéanti par terre incapable de faire un mouvement, heureusement que son pointeur était d’une autre trempe. J’ai décidé d’en parler le lendemain au capitaine et de lui faire rendre ses galons qu’il ne méritait pas. La nuit se termina sans notre intervention. Le lendemain il rendit ses galons et nous l’envoyâmes au train des équipages, un peu à l’arrière comme conducteur, ce qui était une grave punition pour lui. C’était la première fois que je prenais une aussi grave décision surtout avec un bon camarade et j’en eus beaucoup de peine, mais la discipline doit être plus forte que l’amitié » (p. 39).
Alors qu’il est aérostier, un obus éclate à proximité de sa compagnie. Le capitaine se réfugie sous le treuil et ses hommes se dispersent. « je ne pus m’empêcher de dire son fait à ce lamentable capitaine qui probablement voyait le feu pour la première fois » (p. 59).
Dans l’aviation il fait des remarques sans concessions sur ses chefs d’escadrille. Quand il passe de la MF 5 à la F 44, il dit ne pas regretter « son chef, pilote d’avant-guerre que je n’avais pas vu voler souvent (il effectuait comme beaucoup d’autres les heures mensuelles nécessaires pour ne pas perdre la prime de vol de 10 f par jour » (p. 88). Son nouveau chef, pour un temps seulement, ne trouve pas grâce complètement à ses yeux, car « lui aussi n’était pas un fanatique pour voler près des lignes ennemies » (p. 88). Son remplaçant, ne semble guère mieux : « Nous ne l’avons jamais complètement adopté car lui aussi ne montait pas souvent dans son zingue » (p. 90).
Il est un fait communément admis que pour avoir le respect et l’entière confiance de ses hommes, un commandant d’escadrille se devait de voler aussi souvent que possible, comme son personnel navigant. Mais les chefs d’escadrille ne sont pas les seuls à connaître des manquements, les pilotes eux aussi peuvent ne pas se montrer à la hauteur. C’est le cas de l’un d’eux, un chasseur, qui devant protéger l’avion d’Auguste parti en mission photographique, manqua le rendez-vous fixé à l’avance. Le chasseur ne s’étant pas montré, Heiligenstein et son pilote furent pris en chasse par un Fokker et essuyèrent des rafales ennemies. « Le Morane avait bien quitté la base et comme il avait peur d’être trop en avance il était allé dans la direction de Nancy et avait eu une panne. Nous n’en crûmes pas un mot car il ne passait pas pour être un foudre de guerre et donc jamais plus nous ne lui adressâmes la parole » (p. 71).

Il témoigne aussi certaines barrières sociales plus ou moins tangibles entre les gens de l’air. Observateur récent dans l’aviation, Auguste Heiligenstein observe ses homologues et ressent l’impression de ne pas appartenir au même monde : « Les observateurs à cette époque étaient pour la plupart brevetés d’état-major polytechniciens ou ingénieurs de Centrale, aussi nous les sortis du rang, nous étions au bout de la table […] Pas souvent admis dans les interminables parties de bridge ou de poker qui se terminaient tard dans la nuit, nous n’étions pas tenus à l’écart mais nous sentions que nous n’étions pas du même bord » (p. 65).
Il évoque aussi les différences qui pouvaient se dresser entre militaires issus d’armes différentes, surtout pour ceux qui étaient issus d’une arme moins prestigieuse ou qui n’avaient pas l’expérience du combat, ce qui pouvait engendrer un certain malaise :
« Dans l’armée il y avait des cloisons bien étanches entre fantassins, cavaliers et artilleurs mais elles étaient encore plus fermées au train des équipages, aussi mon chef d’escadrille en subissait les conséquences quand il venait avec moi, simple sous-lieutenant, en mission auprès des états-majors. Il en revenait toujours un peu gêné car c’était toujours à moi que l’on expliquait les missions et il restait toujours en dehors des discussions. Il était un peu considéré comme un chef de garage, chargé de fournir des avions en ordre de marche. D’autre part nouveau venu dans l’arme, quoique capitaine, il n’avait pas encore reçu de citations ce qui le mettait en état d’infériorité vis-à-vis de moi-même. Aussi nos rapports sans être difficiles n’étaient pas très amicaux, mais il me laissait entièrement libre dans la direction de mes observateurs et je sentais malgré tout une espèce d’animosité » (p. 117).

Auguste Heiligenstein parle aussi, à deux reprises, du rôle important des aviateurs sur le moral des fantassins au cours des missions d’observation et de liaison d’infanterie. Cela est particulièrement vrai dans les périodes d’offensives quand l’infanterie est soumise à rude épreuve : « Avec les renseignements précis que l’on donnait sur les destructions de mitrailleuses que l’on repérait, on pouvait arrêter l’avance et surtout cela remontait le moral des troupes engagées. Notre présence leur montrait qu’elles n’étaient pas abandonnées. Chaque fois que j’allais rendre visite aux colonels des régiments au repos ils me dirent tout le bien que nous faisions aux poilus quand nous les survolions à basse altitude. » (p. 90-91). « Notre présence, en prenant les mêmes risques, avait aussi beaucoup d’importance » (p. 101).
Sur ce point, il rejoint ainsi le témoignage d’un de ses camarades d’escadrille à la MF 44, Jean Béraud-Villars, l’auteur de Notes d’un pilote disparu, publié sous le pseudonyme du lieutenant Marc cité dans le livre de Jean Norton Cru Témoins. Celui-ci expliquait que la présence d’un avion, survolant une unité de fantassins isolée et pratiquement encerclée en première ligne, en prenant des risques insensés, avait pour seul but de montrer aux Poilus qu’ils n’étaient pas complètement oubliés par le commandement et coupés du reste du monde. On apprend par ailleurs, grâce aux mémoires d’Heiligenstein, que Béraud Villars « reçut une balle dans le bras au cours d’un combat qui l’a laissé handicapé pour le restant de ses jours» (p. 111).

A aucun moment, Auguste n’éprouve de haine particulière pour les Allemands. Un chasseur français ayant descendu un adversaire, il vient voir le lieu de chute de l’avion ennemi : « Avec quelques camarades nous allâmes voir le triste spectacle, en arrivant au sol l’avion avait explosé et les deux aviateurs étaient morts sur le coup. Nous pensâmes que c’était peut-être aussi, le sort qui nous attendait. Ayant retrouvé sur eux papiers et argent, un des chasseurs quelques jours après alla jeter un message lesté contenant ce qui avait été trouvé ainsi que l’endroit où ces aviateurs avaient été enterrés. Le geste fut mal interprété au grand état major et une note nous interdit de recommencer cet hommage aux morts ennemis. » (p. 74)
Cette pratique rendant hommage aux adversaires était assez largement répandue et de nombreux témoignages la confirmant existent.

Il expose fréquemment ses idées pour améliorer la communication entre aviateurs et troupes au sol, comme l’usage de draps blancs pour communiquer avec les batteries d’artillerie (p. 76), milite pour l’adoption d’avions monoplaces équipés de la T.S.F., et donne des leçons de pilotage avec des avions à double commande pour donner une chance à l’observateur d’atterrir au cas où son pilote ne serait plus en mesure de le faire lui-même.
On retrouve dans les mémoires d’Auguste Heiligenstein, certains thèmes fréquemment rencontrés dans les témoignages d’aviateurs : la vie d’escadrille (p. 94) et ses inévitables facéties, les nombreux gueuletons pour fêter les récompenses obtenues par les uns ou les autres, les accidents, les combats aériens ou péripéties en cours de vol. Il fournit aussi des détails sur les avions, le matériel utilisé et les conditions dans lesquelles il était employé :
« pour tirer à la mitrailleuse placée sur un support orientable, de même que pour prendre des photos, il fallait se mettre debout et pour ne pas être éjecté dans les remous, il était nécessaire de s’attacher le pied gauche à une attelle placée au fond de l’habitacle » (p. 69). L’armement des avions, surtout au début de la guerre, est souvent inadapté à l’aviation comme ce mousqueton « qu’il fallait réarmer à chaque coup et qui servait surtout à nous donner une contenance » (p. 70). Les mitrailleuses d’infanterie Saint-Etienne ne sont guère mieux : « Nos mitrailleuses s’enrayaient souvent et n’étaient pas pratiques, lourdes à déplacer, alimentées par des bandes de cartouches qu’il fallait enfiler et recharger à chaque rafale. Ce n’était pas facile avec les gants fourrés que l’on était obligé de porter quand il faisait froid et engoncés dans de grosses peaux de bique ce qui gênait beaucoup les mouvements (p. 70) ».

Le témoin rencontre aussi de nombreuses personnalités de l’époque. Dans l’aviation, des as comme Jean Navarre ou Charles Nungesser, dont il prétend même avoir eu à un moment donné la même petite amie que lui (p. 68), mais aussi des sportifs d’avant-guerre, le boxeur Georges Carpentier, le champion de tennis André Gobert. Dans le monde du spectacle (Firmin Germier, Lucien Guitry, Jean Galipeau) et dans celui de la politique (Maurice Barrès). Il n’est pas insensible aux honneurs puisque le jour de sa remise de la légion d’honneur, longtemps convoitée, il considère qu’il s’agit là de la journée la plus importante de sa vie (p. 140).

Un épisode important témoigne de l’écrasante responsabilité qui pouvait peser parfois sur les épaules des officiers observateurs de l’aviation. Une attaque étant prévue sur la côte 304, le 7 décembre 1916, Auguste Heiligenstein est désigné pour assurer la liaison d’infanterie. Le matin de l’attaque, une brume épaisse et persistante recouvre la région, rendant la mission difficile et dangereuse. Constatant que la préparation d’artillerie avait été totalement inefficace, les tranchées allemandes étant restées intactes, il prend la décision de faire arrêter in extremis l’attaque pour éviter un massacre. L’assaut stoppé, il est convoqué et doit rendre compte à l’Etat-major du corps d’armée et se justifier : « J’expliquais dans le détail la mission minute par minute avec les notes qu’heureusement j’avais consignées et malgré mes affirmations je sentais une suspicion. En attendant les résultats d’enquêtes, je m’étais réfugié au mess de l’artillerie ; effondré à bout de nerfs je me mis à pleurer» (p. 104).
Finalement conforté dans sa décision, il recueillit plus tard les fruits de cette belle attitude. L’attaque reportée réussit quelques jours plus tard et fut couronnée de succès. « Après nous avoir donné l’accolade, un « hip hip hip hourra » hurlé par tous les poilus, cette ovation spontanée fut une belle récompense. Ils savaient les risques que nous avions pris, ils avaient entendu les mitrailleuses et les fusils cracher leur mitraille sur notre avion qu’il fallait abattre. C’est dans une telle ambiance que l’on puisait le courage de recommencer à prendre de sérieux risques dans ces missions si importantes » (p. 104).

Un autre temps fort de sa carrière dans l’aviation est son intervention auprès du Service des Fabrications de l’Aviation en tant que réceptionnaire. Ayant relevé des vices de conception dans la construction d’un nouveau prototype d’avion, il fait interrompre la chaîne de fabrication de cet appareil. Mis en cause par l’ingénieur responsable de ce biplan de chasse devant le ministre, sa décision est finalement approuvée après enquête. « Je sus beaucoup plus tard que l’essai avait été truqué pour satisfaire aux épreuves de réception du prototype, il y a eu quelques scandales à Villacoublay à ce sujet » (165-166).
Conscient de l’importance de son rôle, il réitère un peu plus tard une décision similaire concernant un avion Salmson blindé. « Il était très important de ne laisser partir dans les escadrilles que des avions sérieusement contrôlés, car il y avait assez de danger en remplissant les missions sans avoir les risques d’appareils impropres à celles-ci et qui risquaient de se casser en l’air » (p. 170).

Auguste Heiligenstein, en guise de conclusion, clôt ses mémoires en estimant que la guerre a complètement transformé sa vie. « Le fait d’avoir été nommé officier m’a fait gravir d’un seul coup de nombreux échelons dans l’échelle sociale et m’a permis de fréquenter sur un pied d’égalité des hommes qui sortaient de milieux que j’ignorai totalement ce qui m’a permis de mesurer ma valeur réelle. » (p. 175)
Eric Mahieu

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Kern (famille : 3 témoins)

1. Les témoins

Eugène Kern (1882-1915) ; Lucien Kern (1889-1920) ; Aimé Kern (1891-1954)

Eugène Kern à Epinal le 19 janvier 1915                             Lucien et Aimé Kern à Saint-Aubin-sur-Mer le 28 novembre 1915

Eugène Kern, Alsacien né le 3 avril 1856 à Rammersmatt (Haut-Rhin), épouse le 18 juillet 1881 à Moyenmoutier Constantine Cuny, née à Anould (Vosges) le 20 juin 1862. Tous deux sont ouvriers papetiers. Ancien combattant français de la guerre de 1870, il s’installe en Lorraine avec plusieurs membres de sa famille comme « optants » pour la France après l’annexion de l’Alsace en 1871. De leur union naissent trois fils et une fille, Marguerite (le 4 février 1888). Après la mort du père à l’hôpital de Senones (Vosges), à la suite d’un accident du travail le 19 mars 1900, Constantine et ses enfants s’établissent en 1906 comme colons dans le Manitoba, au centre du Canada. Famille aux racines alsaciennes catholiques, il semble qu’ils soient très bien acceptés par la communauté canadienne, participant activement à la vie religieuse de Saint-Léon. « Engagés dans les activités de la paroisse et dans les efforts déployés pour la sauvegarde de la langue française, Eugène (sous le nom de Lorrain) et Lucien sont aussi devenus correspondants pour le journal La Liberté (…), hebdomadaire catholique de langue française fondé en 1913 par Mgr Adélard Langevin, archevêque du diocèse de Saint-Boniface » (page 11) indique Claude de Moissac, historien, présentateur des lettres des trois frères Kern.

Eugène Léon Kern naît à Moyenmoutier (Vosges) le 4 mai 1882. On ne sait rien de son enfance, manifestement élevé dans une profonde culture religieuse, le présentateur nous indique qu’à l’âge de 23 ans, il est « séduit par la publicité faisant l’éloge des terres disponibles au Manitoba » (page 9), au Canada, et qu’il traverse l’Atlantique en 1905 pour prendre la mesure de cette aventure. En 1906, il convainc toute la famille qui s’établit à Saint-Léon, petite paroisse canadienne, dans la région de la Montagne Pembina, et deviennent ainsi agriculteurs. Eugène, 2e classe au 170e régiment d’infanterie d’Epinal (Vosges), est porté disparu au nord de Mesnil-lès-Hurlus (Marne) en Champagne le 21 mars 1915.

Lucien Kern naît également à Moyenmoutier le 13 février 1889. Il est le premier des trois frères à aller au front en novembre 1914, est blessé en 1915, fait Verdun et reste au front jusqu’en mars 1917, date à laquelle il obtient une permission pour retourner au Canada. Dans des circonstances non précisées, mais très certainement dues à son état de santé très dégradé par la guerre, il ne retournera jamais en France. On sait qu’il épouse au Manitoba Corinne Pellerin le 8 janvier 1918 et qu’il succombe de la grippe espagnole à Saint-Léon le 8 mars 1920.

Aimé Kern, le cadet, nait dans la même commune le 3 octobre 1891. En 1915, il est « blessé par une balle française tirée derrière lui » (page 101) près de Soissons. Convalescent, il est finalement réformé pour un an en juillet 1917 mais en fait ne retournera jamais au feu. Aimé épouse à Lons-le-Saunier (Jura) à cette date Marie-Thérèse Boulet, nièce du curé Manitobin de Saint-Léon. Il s’établit dans cette ville et y décède le 15 août 1954 sans jamais être revenu au Canada.

2. Le témoignage :

Kern, Lucien, Eugène et Aimé, Lettres de tranchées. Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Montréal, éditions du Blé, 2007, 238 pages, collection Les Cahiers d’histoire de la Société historique de Saint-Boniface[1].

Ayant laissé mère et sœur au Canada, les trois frères Kern multiplient les correspondances, expédiant ainsi plus de 300 lettres et cartes postales de 1914 à 1917, leur prodiguant des conseils pour tenir la ferme en leur absence. Ils s’échangent également leurs impressions du front. Leur première lettre témoigne de leur voyage vers la France, via Montréal et New-York, et de leur traversée commune sur l’Espagne, un navire qui les débarque le 14 septembre 1914 au Havre, où ils se séparent pour rejoindre leurs dépôts respectifs. Eugène est incorporé à la 31e compagnie du 170e RI d’Epinal et ne quitte la caserne qu’à la mi-février 1915. Sa dernière lettre, adressée de Somme-Tourbe à sa mère le 11 mars 1915, lui décrit le fourmillement du front et l’état d’esprit de ce qu’« endurent ces fils de France » (page 91). Lucien est affecté quant à lui dans l’autre régiment d’Epinal, le 149e, après un entraînement de 2 mois au camp de Rolampont, près de Langres. Il rejoint le front en novembre 1914. C’est lui qui rédige le plus grand nombre de lettres, généralement didactiques, de ce qu’il vit au front. Après les combats d’Artois et la terrible affaire du Fond de Buval, il est affecté le 29 juillet 1915 à une compagnie de mitrailleuses. Il est gravement blessé par un obus en septembre 1915 dans le secteur de Souchez et se retrouve dans des formations sanitaires de Normandie, Caen et Saint-Aubin-sur-Mer, où il va retrouver Aimé, lui aussi en convalescence. Ils vont d’ailleurs se trouver à Barfleur une marraine de guerre. Aimé a en effet enfin rejoint le 44e RI de Lons-le-Saunier après une formation au Valdahon. Il est alors incorporé au 5e BCP et arrive sur le front en janvier 1915. Il est blessé aux fesses début mai par un tir ami dans l’Aisne et transporté à l’ambulance Carrel de Compiègne dans l’Oise. Il revient à son dépôt à Lons-le-Saunier pour ne plus en ressortir avant sa réforme en 1917. Lucien poursuit seul maintenant la guerre. Après une nouvelle période de formation de mitrailleur à Chaumont, il revient au front dans les Vosges, secteur du Violu et de la Tête des Faux, le 27 mai 1916, après avoir été affecté au 163e RI de Nice. Il fait une demande de permission pour rentrer au Canada au début de février 1917, qu’il obtient le mois suivant. Le 25 avril 1917, « il est reçu en héros à Saint-Léon » (page 221) et c’est vraisemblablement du fait d’une santé très altérée par la guerre qu’il ne reviendra jamais en France pour la terminer.

3. Analyse

Publié au Quebéc, le fonds Kern est particulièrement éclairant sur le parcours singulier des français mobilisés hors du territoire et rappelés par la Patrie. Les trois frères Kern, Alsaciens d’origine, nés dans une commune frontalière avec la province perdue, et farouchement catholiques, entrent en guerre bellicistes et volontaires. Lucien surtout est le plus virulent dans ce sentiment. Il est heureux de son affectation dans une compagnie de mitrailleuses : « à mon grand plaisir, car depuis longtemps, j’aimais, si on peut appeler ce beau mot à cette arme, j’aimais, dis-je cet engin de destruction, pour les services qu’elle est appelée à fournir, pour la terreur qu’elle inspire à l’assaillant, et la confiance illimité qu’elle donne au soldat, se sachant protégé par son feu meurtrier » (page 129). Il y revient plus loin (page 184), allant jusqu’à l’équivoque : « Souvent je lui rends visite ma mitrailleuse et je la caresse et je l’essaie pour voir si elle fonctionne comme il faut » (page 205). Alliant didactisme et introspection permanente, Lucien ne tait pas grand chose de l’horreur de son expérience, malgré la censure qui le frappe parfois (voir le caviardage des toponymes sur une reproduction d’une de ses lettres page 192) ; nombreuses sont les pages où la violence de la pulvérisation des corps (pages 104, 107 ou 212) le dispute à la folie (pages 99, 125 ou 217). Lucien prodigue aussi quelques belles descriptions, telle celle de la vie souterraine de la réserve de 1ère ligne (page 209) ou de la cagna (page 214). Il ne cache pas non plus sa lassitude de la guerre, dès février 1916 : « Plus de discipline chez les blessés, des paroles de révolte et de dégoût montent de ces cœurs meurtris. Des inscriptions séditieuses s’écrivent partout. C’est la paix qu’ils veulent. Et puis l’autorité veut aussi se montrer trop dure, pas assez d’égards et de reconnaissance envers les pauvres qui ont tant souffert, versé leur sang pour le pays. On les laisse croupir dans les dépôts de longs mois, des mutilés, des béquillards ; c’est honteux. Soumis à la dure discipline de l’armée, astreints à obéir à des pleutres officiers trop lâches pour aller au feu. Je m’arrête ; j’en ai même trop dit déjà » (p. 167-168). Car il constate que la guerre est aussi sociale ; alors qu’il apprend qu’il retourne au front malgré ses blessures, Lucien fustige ceux qui « ont des influences sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ou ce sont des capitalistes ou des pleutres. Ce sont toujours les mêmes qui vont au front, le cultivateur, l’ouvrier, l’artisan, le petit commerçant. Voici les castes qui en France comme partout portent le plus gros poids de la guerre » (page 175). C’est en fait la caserne qui le
déprime : « La vie de dépôt n’a rien de ressortissant, plutôt monotone, embêtante. Vous êtes traités comme des gosses ou comme des êtres privés de volonté ou de raison ; c’est révoltant. Tous sont unanimes à le proclamer et légion sont les préventions en conseil de guerre, où la prison est toujours pleine et c’est identique dans toutes les garnisons » (page 175). Apprenant son retour au front, il en vient comme nombre de poilus, à espérer la fine blessure : « Je tâcherai de me comporter vaillamment sans toutefois faire d’imprudence mais je ne serai pas lâche non plus. Ce n’est pas en se cachant ni en tirant au flanc que l’on évite d’être touché par les projectiles, mais s’il m’était accordé une bonne petite blessure oh ! c’est cela qui serait du bonheur tout plein » (page 186, mais il y revient également pages 213 et 217). Découragé, l’ancien belliciste veut être évacué : « Nous ne sommes pas construits en fer. L’enthousiasme des premiers jours a depuis longtemps disparu déjà » (page 211). En août 1916, il place une nouvelle charge contre les officiers : « Plus nous allons dans la guerre, pire c’est ; plus de service, plus d’ennuis. Des seigneurs ne seraient pas plus autoritaires et méprisants pour leurs serfs qu’un nombre respectable de ceux qui ont charge de nous commander. Jamais à ce que je puis voir ici, ils ne prêchent l’exemple ; au contraire ils sont très loin en arrière à l’abri des obus et au meilleur confortable. Naturellement il y a exception et il y en a de vraiment bons et dignes de ce nom d’officiers. Voilà déjà plus de deux ans que ça dure ; deux années de souffrances ininterrompues » (page 202). En fait, la guerre a détruit sa personnalité ; il s’en confie à sa sœur Marguerite le 5 mars 1917 : « Je ne suis plus comme avant ; il me semble que je deviens fou, comme tous les soldats du front d’ailleurs. Je rêve toujours ; je ne vis que de rêves et de pensées. Je suis neurasthénique. La guerre m’aura brisé et transformé. J’ai trop souffert et ce n’est pas fini. Il me semble que la vie est finie pour moi ; mon avenir est compromis ; l’ambition est morte en moi » (page 217). L’ouvrage s’achève sur la reproduction d’un article de presse « La Liberté » du 25 avril 1917, sur le retour en héros au Manitoba de Lucien, qui démontre la réalité francophile du Canada (page 226).

Yann Prouillet – février 2013


[1] L’ensemble de la correspondance et des archives de la famille Kern a été déposé au centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, consultable sur http://shsb.mb.ca/en/node/1912.

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Mérand, Emile (1873-1943)

1. Le témoinEmile Alexandre Mérand naît à Venère (Haute-Saône) le 20 mai 1873. Cultivateur, il est appelé sous les drapeaux le 13 novembre 1894 et incorporé au 21e RI de Langres, régiment dans lequel il reste jusqu’au 25 septembre 1895. Le 7 octobre 1907, il est placé dans l’armée territoriale et c’est ainsi qu’il est affecté le 2 août 1914 au 51e RIT de Langres ; il a 41 ans. De retour de la guerre, il reste célibataire et décède à Venère le 23 mars 1943.

2. Le témoignage

Biagini, Daniel (prés), La  Grande Guerre. Témoignage de monsieur Emile Mérand de Venère, Haute-Saône, 1914-1918, Vesoul, ONAC, 2004, non paginé, 69 pages.

Conformément à son livret militaire, Emile Mérand se rend au 2e jour de la mobilisation au dépôt du 51e régiment d’infanterie territoriale de Langres. Il part dès le lendemain dans l’ouest du département des Vosges, secteur de Bulgnéville, où il a pour mission de garder les espions et les
étrangers ; « ramassis de tous les peuples (…) de 19 nationalités » (page 3). Après un bref retour à Langres, il rejoint le front cristallisé dans
le secteur de Saint-Dié (Vosges), ville de l’immédiat arrière-front où, le 6 novembre, il subit un bombardement qui est son baptême du feu. Il va rester dans ce secteur, entre la Chapelotte au nord et le Violu au sud jusqu’à la dissolution du 51e RIT le 2 juillet 1918. Il est alors versé au 1er BTCA (Bataillon Territorial de Chasseurs Alpins) et rejoint le secteur de Moosch (Haut-Rhin) en Alsace, puis il revient à la Chapelotte pour y occuper la fonction de téléphoniste (juillet 1918). Le 10 novembre suivant, il change à nouveau d’affection, est versé au train C de combat pour trois jours et rejoint le lendemain de l’Armistice le 87e RIT. Sur le 11 novembre, il dit : « Il faudrait une plume plus éloquente que la mienne, pour décrire cette journée inoubliable » et note, fait rare dans l’expérience combattante, qu’il voit la fin de la guerre « au lieu même où je l’avais commencée en 1914 » (page 57). Quelques jours plus tard (le 20), il est hospitalisé du fait d’une grippe infectieuse, certainement espagnole, puisqu’il va rester « quinze jours entre la vie et la mort » (page 57), avant d’être démobilisé le 16 janvier 1919.

3. Analyse

Particulièrement représentatif d’un soldat de l’armée territoriale, Emile Mérand occupe de nombreuses fonctions au sein de cette unité aux tâches multiples, tour à tour gardien de camp, ouvrier, voltigeur signaleur, observateur, brancardier, téléphoniste, il s’initie également à la télégraphie. Clérical patriote d’origine plébéienne, Mérand, un peu botaniste et artiste, offre un témoignage utile du fait de son emploi, dans un régiment, le 51ème territorial, et un secteur, l’Ormont, dans les Vosges, tous deux sous évoqués par la littérature testimoniale. Toutefois, on ne sait à qui attribuer les multiples imprécisions de ce récit tant il est desservi par une transcription et une présentation confinant à l’impéritie, qui auraient pu être aisément corrigées à la lecture d’une simple carte d’état-major. Les toponymes sont erronés, les patronymes parfois fantaisistes (cas du « brave » soldat Kalferdings (page 24), devenu « Volferding, traitre, fusillé au col d’Hermanpère » (page 27) puis enfin « Roi de Kalferdings, tué le 23 septembre 1915 à la ferme de Hermonpère » page 63) et la typographie déplorable. De même, les présentateurs de l’ouvrage indiquent qu’il est capitaine (page 61) alors qu’il s’agit d’un homonyme d’une compagnie voisine qu’Emile Mérand cite lui-même, page 46. Malgré ces approximations très préjudiciables à la publication, ce témoignage, augmenté encore par des croquis intéressants, revêt pourtant pour l’historien de la zone décrite, un remarquable attrait. Certes, il rapporte des faits inexacts, tels ces « 180 soldats français que l’on avait fusillé [sic] pour avoir fui devant l’ennemi », dont il voit la fosse commune à Vomécourt (Vosges) en septembre 1914 (page 5), ou contemple des « débris humains à demi-calcinés » des Allemands ayant « jeté leurs morts pour les brûler » dans l’église de Mandray (page 6), mais confronté à la réalité du front, son témoignage se précise et gagne en crédibilité. Comme la plupart des soldats, il teinte de mysticisme le fait d’être encore en vie après son baptême du feu : « Le 3 mars [1915] a été pour nous une terrible journée, mais je remercie la divine Providence qui m’a préservé de tout mal. Le matin de ce jour, j’avais reçu la Sainte communion à l’église de Ban de Lavelines [sic] au milieu des rires des camarades, mais cela m’a porté bonheur » (page 17), il y revient en ces termes page 57, attribuant à cette divine Providence d’avoir vu la fin de la guerre. Mais il confesse : « Je suis bien familiarisé avec les choses de la guerre et c’est cette certitude qui est mon ressort et ma chance. Cette même certitude nous pénètre tous » (page 25). Il évoque, le 20 juin 1915, une rébellion due à l’alcool lors de la revue d’un général (page 20), la guerre par le feu de forêt (page 24), spécifique aux Vosges, et évoquée dans d’autres témoignages. Il y côtoie des figures de femmes peu amènes : « Nous logeons dans un grenier chez une espèce de gouipe (!). Nous l’appelons la grande Nina. Si dans ma vie j’ai rencontré une salope, c’est celle là. Passons » (page 31) et fustige les officiers : « Le 8 mars 1917, nous avons la joie d’apprendre le départ du lieutenant Burtey, notre commandant de compagnie. C’était le type de la brute. Officier sans valeur et sans éducation, il n’a pas laissé un seul regret à la compagnie. Il n’était bon qu’à faire un garde champêtre et un mauvais » (page 40), et la bêtise militaire : « Pendant le jour, nous allons travailler à la cime du Spitzemberg à la vue de l’ennemi. Le colonel est un misérable d’exposer aussi bêtement des hommes pour faire des travaux idiots et stupides qui ne serviront jamais à rien mais c’est la bêtise militaire. Il ne faut pas chercher à comprendre » (page 40).
Yann Prouillet, février 2013

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Rocacher, Emilien (1882-1915), et Marie

Né le 29 juin 1882 à Cambon-les-Lavaur (Tarn) dans une famille paysanne, il était lui-même cultivateur à Marzens, marié et père de deux fillettes lorsque la mobilisation le prit au 8e RIC. Arrivé sur le front en octobre 1914, il resta dans le secteur de la Main de Massiges où il fut tué le 3 février 1915, sans avoir pu revoir sa famille. Il a adressé de nombreuses lettres à sa femme, Marie, et lui a renvoyé les siennes en lui demandant de conserver le tout comme souvenirs.
Le premier centre d’intérêt est la poursuite de la vie civile : le soldat interroge sur la vente du mulet, des cochons ; l’épouse décrit les vendanges, la récolte du maïs, la foire de Puylaurens. Elle lui envoie des curbelets (sortes de gaufrettes), du foie d’oie, un pâté de lapin sauvage… Émilien tente de décrire ses conditions de vie et le danger que représentent les marmites, mais Marie doit avouer : « Je m’évertue de comprendre dans quelle situation tu dois être, et malgré toutes mes réflexions je ne peux absolument pas y arriver » (15-11-14). Elle remarque cependant, le 1er décembre : « Je pense que tu as beaucoup de choses dans la tête qui t’ennuient, et il me semble que tu montrais au début beaucoup plus de courage pour tout. » Le soldat trouve la guerre plus longue que prévu : « Je commence bien d’être fatigué d’entendre tout ce mal qui se fait et de voir que personne ne parle de fin, au contraire » (6-12-14). Marie prie « la Vierge protectrice de la France » ; Émilien pense que, prisonnier, il pourrait sauver sa vie, ou bien il aspire à la fine blessure : « Si on pouvait conduire une bonne balle qui nous blesse sans gravité, on la ferait bien venir » (16-1-15).
La guerre est l’occasion de redécouvrir l’amour et l’affection. Émilien termine une de ses lettres par : « En attendant toujours de tes nouvelles qui me renaissent quand j’entends appeler mon nom » (11-12-14). Marie évoque la fin : « Alors nous n’écouterons plus rien, et nous irons à la hâte l’un vers l’autre » (24-1-15). Mais : « On nous dit que nous en avons pour jusqu’à la fin juillet, époque où nous ne pourrons jamais arriver car nous sommes trop dans la souffrance. Il faut espérer que les Chambres se réunissent et que les diplomates fassent cesser les hostilités, sans cela nous n’en sortirons pas. » Le corpus contient les dernières lettres de Marie, marquées : « Retour à l’envoyeur : le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. »
RC
*Philippe Bloqué, « La guerre d’Émilien Rocacher », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 636-657.

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