1 Le témoin
René Germain est originaire d’une famille de la petite bourgeoisie de Thonon (Haute-Savoie). Classe 15, il est affecté au 5e régiment d’infanterie coloniale et monte en ligne en Argonne en juillet 1915. Nommé caporal, il prend part à l’offensive de Champagne du 25 septembre à Souain ; passé sergent, il est en secteur dans l’Oise jusque mai 1916 ; blessé par un éclat, il est hospitalisé jusqu’en juillet. En convalescence, il se porte candidat pour un peloton d’élèves-aspirants et est formé à Joinville-le-Pont jusqu’à février 1917. Après un temps où il est lui-même instructeur, il est muté au régiment d’infanterie coloniale du Maroc (RICM) en juin 1917 au Chemin des Dames. Il participe comme sous-lieutenant chef de section à l’attaque de la Malmaison en octobre 1917 et il combat en mars et avril 1918 lors de l’offensive allemande ; évacué pour grippe, il revient au front le 18 août 1918. Arrivé en Alsace, il va ensuite occuper Mayence. Radié des cadres en septembre 1919, sa carrière civile transforme ensuite, nous dit son petit-fils, le « jeune fonctionnaire provincial en un inspecteur des impôts parisien particulièrement redouté».
2 Le témoignage
L’édition des carnets (René Germain, Il revint immortel de la Grande Bataille, Editions Italiques, 2007, 311 pages) emprunte son titre à la traduction de la devise du RICM, « Recedit Immortalis Certamine Magno ». Pascal Besnier, petit-fils de l’auteur, a retranscrit un manuscrit d’origine de 500 pages, rédigé dans les années 20 ou 30, et assuré la préface ; il y présente les carnets comme relevant à la fois du récit (emploi du passé simple) et du journal, avec un grand souci d’exactitude pour les dates et les lieux. Des fac-similés de pages du manuscrit accompagnent chaque tête de chapitre, et des cartes, photographies ou croquis complètent l’édition.
3 Analyse
Pascal Besnier craint que les écrits de son grand-père ne soient qualifiés de « récits militaristes », alors que d’après lui René Germain a « certainement autant aimé l’armée qu’il a détesté la guerre ». En effet la teneur du récit est celle de la volonté, de l’enthousiasme parfois, et souvent de l’insouciance lorsqu’il revient au repos. L’auteur aime « l’aventure » et la vie militaire et on peut penser que l’émotion qu’il évoque en refermant une dernière fois sa cantine d’officier en 1919 n’est pas qu’une reconstruction nostalgique liée au temps qui a passé. Si R. Germain éprouve une réelle motivation patriotique, il faut souligner aussi le caractère spécifique de la « coloniale », et plus particulièrement de son régiment d’infanterie coloniale du Maroc, dans lequel la culture d’active reste très forte malgré l’usure des cadres : c’est une unité d’élite employée pour les coups durs, et dans laquelle l’entraînement est à la pointe (accompagnement de chars, canon de 37 d’infanterie pour réduire les mitrailleuses…). L’auteur évoque certains soldats difficiles, au casier judiciaire chargé, quelques sous-officiers d’active alcooliques mais semble-t-il efficaces, et des chefs de bataillon dont le pragmatisme dans l’action le séduit. Pour autant R. Germain ne cache rien de la dureté de la guerre, de l’angoisse sous le bombardement, du doute qui naît de la peur, et de la lassitude des années 1918 et 1919. Son récit est à la fois factuel et réaliste (la préface le qualifie de « naturaliste »), et sa narration de l’action au niveau de sa section est extrêmement prenante : dans l’assaut de l’offensive de Champagne ou celui de la Malmaison en octobre 1917, on pense à J. Tézenas du Moncel ou à C. Delvert, avec une pincée de B. Cendrars pour l’évocation de certains combattants, mi-titi, mi-apaches.
Après une convalescence liée à une blessure, sa formation d’aspirant et son emploi comme instructeur, il y a presque un an qu’il a quitté le front lorsqu’il arrive, « tout joyeux à l’idée de ces nouvelles aventures » (p. 124), au Chemin des Dames en juin 1917, dans un secteur encore très actif ; il évoque la guerre de « coups de mains », et effleure la question des événements de mai-juin, mais sans y faire allusion directement. Les désertions au RICM ou la mutinerie au bataillon de Somalis (juillet) de la division ne sont pas évoquées (voir Denis Rolland, la base de données du CRID 14-18, ou le récit d’Henri Brandela dans la Lettre du Chemin des Dames, 2014) ; l’auteur évoque une ambiance très tendue lorsque sa compagnie n’est pas relevée comme promis (20 juin 1917, p. 143) : « Je renonce à décrire l’état de mes poilus : des fauves en cage, hurlant des imprécations : Ah les salauds, Ah les vaches ! V’là deux mois qu’y sont au repos, et faut qu’on reste là ? Moi j’fous le camp tout seul ! » L’auteur évoque ensuite « ces régiments, peu nombreux il est vrai, qui oublièrent leur devoir au point qu’il fallut les ramener à l’arrière et les reformer entièrement ! » et il conclut « Et je me dis que peut-être, ce jour-là, nous n’étions pas passé loin du pire… » De plus, en août, il va faire du maintien de l’ordre parmi les permissionnaires à la gare régulatrice de Survilliers, « on avait décidé de faire donner la police par des poilus du front, les gendarmes n’ayant plus aucune autorité » (p. 149), et il évoque les issues gardées militairement et les mitrailleuses braquées sur les différentes sorties de la gare (p. 150). Par ailleurs, en octobre 1917, son bataillon est désigné pour assister à une exécution capitale, et il conclut son récit (p. 173) : « le condamné était certainement un misérable, mais cette exécution était hideuse et restera pour moi un des plus mauvais souvenirs de la guerre. »
C’est ce même mois que le RICM participe à l’offensive sur le Fort de la Malmaison. L’auteur décrit une attaque limitée mais très soigneusement préparée, il juge que ce fut une bataille de matériel (artillerie sur péniche et sur rail, chars, lance-flamme…) et une bataille mathématique « où chaque homme connaissait son rôle et le chemin qu’il devait parcourir à deux mètres près » (p. 169). L’évocation de l’opération (p. 174 à p. 190) forme un récit remarquable : elle est décrite au ras du sol, évoquant le ressenti intérieur de l’auteur, de la peur avec tremblement convulsif à l’énergie galvanisante. Le lecteur est saisi par l’évocation du pilonnage allemand des hommes massés dans un parallèle de départ, la description de l’assaut et l’évocation de la réduction d’Allemands refusant de se rendre et réfugiés dans des abris bétonnés (p. 185) : « J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants » ou (autre chambre souterraine) « Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flamme et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous » : on sort hébété d’un tel déferlement de violence.
En mai 1918, c’est avec la grippe espagnole que son unité doit contenir la poussée allemande sur Compiègne : « Les infirmiers passaient leur temps à faire des ventouses en 1ère ligne, et c’était vraiment un curieux spectacle de voir les mitrailleurs faire le guet à côté de leur terribles engins, le visage cireux et des verres à ventouse sur le dos ! » (p. 233). Il est lui-même évacué vers l’intérieur et hospitalisé à Agen : il s’y sent mal à l’aise, « J’étais parmi les embusqués », et a de fréquentes altercations dans les rues et les cafés d’Agen avec ces « messieurs » (p. 240) : « Je faisais des allusions blessantes d’une douce voix qu’on aurait entendue à 2 kilomètres, et les civils prenaient mon parti. » Evacué sur Toulouse, R. Germain y rencontre une jeune femme avec qui il se lie et il semble dès lors beaucoup moins enthousiaste à l’idée de réintégrer son unité d’élite (p. 242) : « avant mon départ, je posais ma candidature pour une affectation dans l’artillerie, à la demande de celle que je considérais déjà comme ma fiancée, mais cette demande fut rejetée en raison de la pénurie de cadres dans l’infanterie coloniale. » La fin des combats est très meurtrière, les Allemands ayant fortifié les défilés d’Argonne, et R. Germain l’évoque avec une attaque de « la fin » au RICM (20 octobre 1918, p. 264) : « on distribua des vivres légers aux hommes soudain crispés, dont l’angoisse visible était augmentée par la certitude que la fin de la guerre approchait, et par la pensée qu’il serait vraiment stupide de se faire tuer pour ce bois fangeux après 4 ans de souffrances. » Logé ensuite à Mayence, l’auteur participe à l’occupation de la Rhénanie en 1919 ; il évoque des civils terrorisés au départ car – lui dit un interlocuteur – « toute la ville redoute votre arrivée, car on dit que le RICM est un régiment de coloniaux féroces qui vont piller et brûler les maisons » (p. 278). Si l’auteur est critique par rapport à son hôte « Monsieur Baumgarten avait le type du Boche pure race : tête carrée, cheveux rasés courts, il me déplut tout de suite » et insiste sur la revanche que les Français ont à prendre « nous nous étions donnés le mot de ne pas nous gêner », il finit par avoir pitié de ses hôtes affamés et par les aider « on a beau être chez les Boches, on possède encore un cœur » (p. 279). Il est toutefois critique envers les femmes : « A mes yeux, et à part quelques exceptions, les femmes allemandes n’avaient aucune séduction : lourdes et sans aucun chic, elles étaient d’ailleurs très sensibles aux cadeaux de nature gastronomique ! Les soldats le savaient bien et « Schokolade » était le mot de passe qui ouvrait bien des cœurs » (p. 280). Il évoque aussi des violences : « Je crois même qu’il fut question de quelques viols au sujet desquels les victimes eurent la « sagesse » de ne pas insister » (p. 286). Une visite à Mannheim, ville non-occupée par les Français, et imprudemment faite en uniforme, manque de se terminer mal pour lui p. 291 : « j’étais en liaison constante avec le maire de Mannheim (…) quand nous voulûmes repartir, il fut impossible de faire démarrer l’auto, dont le moteur avait été saboté. Nous dûmes rentrer à pied, et les habitants m’injuriaient à mon passage (…) nous accélérâmes l’allure, suivis par une foule grossissante qui m’envoyait des noms d’oiseaux. »
La tension est remontée brutalement en juin 1919, lorsque les délégués allemands renâclent à signer le traité de Versailles « l’activité du secteur était incroyable, et toutes les unités se mettaient en place pour la reprise de l’offensive, on ne voyait partout que canons et munitions en mouvement (…) Si l’Allemagne ne signait pas la paix à l’heure dite, la guerre reprendrait et nous serions à Francfort 2 heures plus tard : les soldats ne cachaient pas leur joie et leurs yeux brillaient de convoitise. Je crois que les hostilités auraient repris, les Boches en auraient vu de dures ! » L’annonce de la signature transforme l’état d’alerte en retraite aux flambeaux. (p. 287).
Le manuscrit de René Germain, long de 500 pages écrites d’une belle écriture ronde sans aucune rature, est probablement le fruit d’un travail de réélaboration et de mise au propre d’un premier ensemble sur lequel nous ne savons rien. Nous reste donc ici un récit de type « guerrier », un témoignage énergique qui n’exclut pas la nuance et qui peut témoigner, sans perdre de vue la spécificité de son unité coloniale, d’une expérience originale de la Grande Guerre.
Vincent Suard mai 2017
Rabary, Jean (1892-1966)
Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017
Darnet, Paul (1888-1973)
1. Le témoin

Paul Darnet et sa famille
Paul Auguste Darnet, né le 31 janvier 1888 à Saint-Simon (Aisne), est sculpteur sur bois avant son service militaire, qu’il effectue dans diverses unités d’artillerie (6ème batterie du 18ème bataillon d’artillerie à pied, 3ème puis 6ème Régiment d’Artillerie à Pied au fort Saint-Michel à Toul) du 8 octobre 1909 au 25 septembre 1911. De retour dans la vie civile, il entre chez Michelin et épouse en 1912 une sténodactylo, Berthe Richard, avec laquelle il aura une fille, Paulette, née à la veille de la guerre et qui décèdera de la grippe espagnole 19 septembre 1918 (Paul n’obtiendra d’ailleurs une permission que 5 jours après l’enterrement). A la déclaration de guerre, il est remobilisé au 6ème RAP (43ème batterie puis 27ème batterie) à Toul puis au 3ème RAP en mars 1917. Il change de calibre le 1er août suivant et passe au 73ème Régiment d’ALGP. Il sera successivement brigadier puis maréchal-des-logis (21 juin 1915) et y participera à toutes les batailles de ces unités. Gazé deux fois (le 22 mai 1916 au ravin d’Assevillers (Somme), ce qui l’éloignera du front jusqu’en octobre 1916, en ayant avoué à son épouse une congestion pulmonaire, puis à Verdun en 1917), commotionné (au ravin de Cuissy-et-Gény sur le Chemin des Dames), il est démobilisé le 20 juillet 1919. Ses derniers mois de guerre sont passés en Champagne et en Lorraine à la réfection de la voie ferrée Laon-Reims et à divers travaux d’entretien. Demeurant Paris, et ayant exercé différents métiers après-guerre, dont celui de clerc de notaire, il aura finalement deux garçons et une fille. Il décède quelques années avant son épouse, devenue aveugle, en 1973. C’est sa petite-fille, de formation artistique, qui, ayant retrouvé 579 lettres et 169 cartes (de Paul uniquement, sauf une carte de Berthe écrite le 25 février 1919) dans une boîte en carton (avec un manque toutefois de courriers écrits de janvier à octobre 1917), qui en a décidé la publication dans un ouvrage très esthétique, jouant avec la graphie de ce corpus pour en extraire la « palette des sentiments » qu’il contient.
2. Le témoignage

Boumendil, Sylvia, Ma petite femme adorée. lettres de mon grand-père, 1914-1919. Paris, éditions Alternatives, 2002, non paginé, (174 pages).
Paul Darnet rejoint son unité au fort de Villey-le-Sec (sud-est de Toul en Meurthe-et-Moselle) en partant de Paris, y laissant Berthe et Paulette, le 4 août 1914. Il y construit de nouvelles batteries destinées à recevoir des pièces de siège. Ses premiers jours de guerre ne sont pas belliqueux ; il est bien logé, couche dans la paille et décrète que « la chose essentielle c’est de corriger l’Allemagne, et ensuite je pense que nous vivrons tranquillement en paix ». Le 8 novembre, il estime toujours une guerre courte contre le « boche ». Le 1er janvier 1915, il est « désigné pour former avec 175 hommes une batterie lourde mobile » à Toul avec les nouvelles pièces de 105 mm. Il rassure son épouse sur ce nouvel poste : « Tu vois qu’il n’est pas très dangereux d’être artilleur, et d’ailleurs, j’ai toujours confiance en mon étoile qui a toujours su m’épargner, donc pas de mauvais sang pour cela ». C’est pourtant avec cette formation qu’il dit recevoir le baptême du feu : « Je n’ai pas été émotionné plus que ça. Je t’assure qu’on se fait très bien à ce vacarme ». Pourtant il finit par lâcher, le 18 novembre 1916 : « Ce n’est pas pour me faire plaindre mais je veux te dire la vérité et je crois que l’on ne peut reprocher le manque de courage ou autrement dit la lâcheté à un homme qui marche depuis le 3 août 1914. En résumé, les cochons sont mieux traités dans une ferme ». Au sortir de Verdun, il témoignage sa satisfaction d’en être sorti vivant : « Voici tout de même un calvaire de franchi et j’en suis soulagé. Sortir du ravin de la mort sans une égratignure c’est une satisfaction. Il est vrai que je n’ai pas encore la croix de guerre, mais puisque je n’ai pas la croix de bois, c’est l’essentiel ». Il s’épanche à nouveau le 25 octobre 1917 : « … Aujourd’hui, je me suis fait porter malade et je suis exempt de service pendant deux jours mais ce n’est pas mon affaire et je voudrais être envoyé à l’hôpital, j’ai tant envie des vingt jours à passer chez nous, seulement l’ennui c’est que je n’ai pas de fièvre, il me faudrait un petit 38,5° et ça y serait. C’est vraiment intéressant quand on sait que l’on a rien de grave. J’en ai tellement par dessus la tête de ce métier. Je crois bien que j’en suis dégoûté pour toujours puisque même à l’arrière je ne puis plus le souffrir. Oui, c’est vrai que je m’ennuie de ma nénette. Quand je pense qu’elle aura 4 ans dans un mois et que je l’ai quittée à 8 mois, ça me révolte… » Et enfin, le 7 février 1918 : « Mais il est certain en tous cas que cette fin est bien longue à venir et que j’ai un dégoût de cette vie tellement grand que je demande la fin à tout prix… ». Mais la guerre qui dure est n’est pas seulement difficile pour l’artilleur ; le 26 octobre 1918, il écrit : « C’est vrai, ma Bézerbe, que le sort a été trop cruel envers nous mais c’est être cruel envers moi que de te désespérer à ce point et de penser un seul instant à mourir et à me laisser seul… ». A plusieurs reprises en effet, on sent aux réponses de Paul la tendance neurasthénique de Berthe, bien entendu compréhensible surtout après la mort de sa fille. S’il trouve quant à lui un secours moral dans la religion catholique, il précise toutefois à sa femme, le 2 novembre 1918 : « Ne crois pas pour cela mon Bésicot que je sois tombé dans le mysticisme, non, mais je crois que dans la tristesse on sent toujours le besoin d’entendre parler de choses spirituelles, de choses que l’on ne se sent pas capable de définir, qui sortent du naturel… ». La paix retrouvée ne change rien à son état d’esprit ; le 28 décembre, il dit : « Je voudrais bien être plus vieux de huit jours. C’est incroyable ce que l’on demande à vieillir, réellement, cette vie me dégoûte, peut-être davantage encore depuis le 11 novembre. Quand on voit à quoi l’on est utile… ». En effet il tempête encore le 10 avril 1919 contre une libération qui n’arrive pas : « Ici, c’est toujours la même vie terne, il y a de quoi mourir d’ennui et il faut se retenir à quatre pour ne pas tout envoyer promener ». La dernière lettre reproduite, le 17 juillet 1919, écrite au camp de Mailly (Aube), évoque la construction en cours de sa maison avec Berthe et son retour prochain ; la vie continue et Paul va reprendre sa place au foyer.
3.Analyse
Sylvia Boumendil, artiste, petite fille de Paul Darnet, a publié dans ce beau livre un ouvrage testimonial graphique. Aussi, ces extraits de la correspondance de Paul et de Berthe ne forment qu’une effleure d’un corpus de 748 correspondances d’un artilleur, de formation ouvrière, catholique, avec une culture politique manifeste et très aimant de son épouse. A la lecture de ces extraits finalement ténus, l’historien regrette immédiatement le parti pris d’un ouvrage certes à haute valeur graphique ajoutée, mais qui le prive d’une matière susceptible d’enrichir la littérature testimoniale des artilleurs de forteresse (au début de la guerre, avec son inaction en pleine bataille des frontières), puis d’un artilleur à pied, et enfin d’un artilleur de la « lourde ». Ce même si elle apparaît ne pas se démarquer des codes de la correspondance de guerre, Paul Darnet pratiquant, comme quasi tous les poilus, l’autocensure commune (cf. Woëvre le 8 mars 1915 : « Il ne faut pas que Juliette se frappe autant, après tout les tranchées ne sont pas un enfer et la saison surtout est plutôt à craindre que les boches »), y compris sur ses blessures (il dénonce le 15 août 1916 des « troubles cardio-rénaux sans fièvre » puis le 3 septembre une « petite congestion pulmonaire » alors qu’il a été gravement gazé puisqu’absent près de 6 mois de sa batterie), il donne toutefois quelques informations pratiques sur sa condition et son expérience de guerre. L’ouvrage témoigne aussi de l’amour d’un couple dans une correspondance très affective et protectrice. Mais pas seulement ; une lettre du 13 octobre 1917 est éclairante sur le manque qui pèse : « Maintenant, au sujet de la permission pour Troyes, il est probable qu’il te serait impossible d’y aller la semaine. Tu peux donc écrire et retenir pour samedi 20 courant. Nous pourrons passer une bonne nuit et une bonne journée. J’arriverai par un train passant par Troyes vers 10 h. Mais je crois qu’il ne faudra pas s’attendre sur le quai de la gare, le premier arrivé se rendra au dodo tout de suite, dis ma petite maîtresse chérie ? » [souligné dans l’édition]. Dès lors, par ces « échantillons » de grand intérêt supposé, il n’est qu’à aspirer à ce que l’ensemble de ce matériau soit publié. L’ouvrage est abondamment illustré, mais de traitements graphiques d’éléments iconographiques des cartes de correspondance. A noter les différents sobriquets affectueux donnés par Paul à Berthe (Loulou, poulet, Bésicot, Bello ou Bézerbe) et à sa fille (Fanfine). Les extraits de cette correspondance choisis sur le seul critère da la diversité des sentiments, ne permettent en effet pas d’en évaluer correctement la profondeur (par exemple la mort tragique de sa fille en septembre 1918, qui éclaire l’historien sur la question du deuil personnel au sein des deuils de guerre). De même, l’absence de présentation des personnages cités çà et là, comme son père par exemple, est préjudiciable à l’analyse du témoin. L’ouvrage est enrichi de documents annexes (extrait de sa fiche matricule, décorations et une citation), qui finalement répondent au parcours militaire, quasi absent de la présentation par Sylvia Boumendil, et un portrait de la famille en 1917.
Yann Prouillet, mars 2017
Sternheim, Thea (1883-1971)
Thea Bauer est née à Neuss (Allemagne) et est décédée à Bâle (Suisse). Son père, industriel prospère, lui a laissé une belle fortune. Épouse de l’écrivain Karl Sternheim, elle a utilisé le nom de son mari et Hubert Roland le conserve dans l’article qui sert de base à cette notice, « Les carnets (Tagebücher) de Thea Sternheim 1914-1918 : For privé, socialisation et engagement en Belgique occupée », publié dans Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Rennes, PUR, 2016, p. 43-56. Elle a tenu des carnets personnels depuis l’année 1903. « Pour qui est-ce que j’écris le Carnet, en réalité ? D’abord pour moi. Et ensuite pour qui ? Peut-être pour personne. Peut-être ne le donnerai-je ni à Karl ni aux enfants et que je le détruirai », écrivait-elle le 5 septembre 1918. En fait elle les a conservés et ils sont déposés au Deutsches Literaturarchiv Marbach. La partie 1903-1925 a été éditée en 2002 avec quelques passages effacés, vraisemblablement par elle-même.
Chrétienne, elle a aussi un idéal de cosmopolitisme hérité des Lumières, caractéristique d’une bourgeoisie cultivée. Elle avait un large réseau de sociabilité dans le monde de l’industrie et de la politique, comme de l’art et de la littérature. Sa collection de tableaux comprenait des Renoir, Matisse, Gauguin.
En 1913, la famille s’installe en Belgique dans un domaine proche de Bruxelles. Elle doit quitter le pays à l’automne 1914 mais revient au printemps 1916, se considérant comme « occupante contre son gré ». Ses carnets décrivent la vie quotidienne, culturelle, politique en Belgique occupée par l’armée allemande. Elle critique les excès de patriotisme du cardinal Mercier. Au cours d’un séjour en Allemagne, elle dénonce les industriels de Rhénanie qui ne pensent qu’à accumuler les profits, et elle raconte une discussion avec un noble allemand à propos des exactions de l’armée impériale en Belgique. Ce comte lui répondit : « Nous avons été attaqués par la Belgique. » (Donald Trump et ses amis ajouteraient : « point barre » !)
Pour Thea, la guerre a été le naufrage de la civilisation. Il faudrait bâtir autre chose sur les ruines du nationalisme.
Réfugiée en France lors de l’arrivée des nazis au pouvoir. Elle compte André Gide dans ses relations et celui-ci lui facilite la sortie du camp de Gurs où elle est internée quelque temps en 1940.
Rémy Cazals, février 2017
Letac, André (1890-1957)
André Letac est né le 12 décembre 1890, deux ans après son frère, Jules (1888-1981). Leurs parents tiennent une boucherie aux Authieux-sur-Calonne, un village normand situé près de Pont-l’Évêque (Calvados) ; leur père, qui est aussi éleveur de bétail, fait partie des notables locaux. Les deux frères sont scolarisés au collège de Pont-l’Évêque. Jules se marie en 1912 et s’installe comme boucher à Honfleur. André se marie en février 1914 et reprend la boucherie de son père aux Authieux ; il est aussi commissaire en bestiaux, chargé de vendre les animaux de ses clients à La Villette (Paris).
En août 1914, les deux frères sont mobilisés : André comme sergent au 5e RI et Jules au 119e RI. Ces deux régiments normands forment la 12e brigade de la 6e division d’infanterie ; ils sont engagés en Belgique et combattent près de Charleroi. Le 29 août, André Letac est blessé à Guise, pendant la retraite, puis évacué. En novembre, il rejoint son régiment dans l’Aisne, au nord de Reims, où il restera jusqu’en avril 1915. À cette date, André Letac est nommé adjudant de bataillon. De mai 1915 à février 1916, le 5e RI combat en Artois (secteur de Neuville-Saint-Vaast) et dans la Somme. En mars 1916, André Letac est promu sous-lieutenant. En avril 1916, le 5e RI est engagé à Verdun, notamment à Douaumont, où André Letac est fait prisonnier le 1er juin. Il est interné à Mayence jusqu’en décembre 1917, puis à Strassburg en Prusse orientale. Le 16 décembre 1918, il est rapatrié à Dunkerque.
En mars 1919, André Letac reprend ses carnets de guerre et rédige ses souvenirs sous forme de récit continu. Ses cahiers seront découverts après sa mort, en 1957, par son épouse, qui les confie à Jules Letac. C’est la petite-fille de Jules, Marie-Josèphe Bonnet, qui les publie en 2010.
Pendant la nuit de Noël 1914, le sergent André Letac donne l’ordre de tirer : « Nous avions remarqué les Allemands construisant, dans la journée, un autel dans leur tranchée. Nous signalons ce fait au commandant, mais nous recevons comme réponse l’ordre de les laisser tranquilles… sans doute ses convictions religieuses l’empêchent-elles de faire tuer des ennemis ce jour-là, c’est dommage, car la cible est excellente. […] Bientôt, nous voyons se dérouler une procession. […] Malgré l’ordre, je fais tirer immédiatement ; la procession s’évanouit » (p. 65 et p. 68). Il ajoute : « Cette musique et ces chants par cette belle nuit étoilée, dans une trêve coupée de rares coups de feu, empoigne littéralement. On oublie que notre mission est de tuer, on ne songe qu’à goûter quelques minutes agréables sans se soucier du lendemain » (p. 68).
Les 16 et 17 février 1915, il participe à l’attaque du bois du Luxembourg (au nord de Reims), qui se solde par la mort de 1471 hommes et qu’André Letac qualifie de « carnage sans nom ». Il note : « Je considère cette attaque comme l’attaque type au début de la guerre de tranchée, attaque qui ne trouve sa raison d’être que dans quelques lignes supplémentaires au communiqué officiel » (p. 81).
En février 1916, il relate un bombardement français, qui a dévasté un petit bois occupé par des Allemands au sud de Lihons (Somme), ce qui provoque l’indignation de la relève : « Le 26, vers 4 heures, nous sommes relevés par le 308e RI rentrant de Crèvecoeur. Les soldats sont outrés de la façon dont nous avons agité leur secteur. Ils appellent la 6e division d’infanterie division rouge. Fini le secteur calme. Envolées les relèves tranquilles où un accord tacite faisait le danger presque nul » (p. 131).
Si André Letac s’exprime en patriote : « la sublime défense de la Patrie » (p. 104), « nos brillantes offensives de septembre 1915 » (p. 134), cela ne l’empêche pas de dénoncer les fautes du commandement militaire (p. 43-45, 74, 76, 81, 92, 95, 115-117, 123-126, 132, 136, 159-160), ni de relever les souffrances : « qui pourra dire jamais les souffrances endurées par ces pauvres êtres imprégnés d’eau et de boue à qui était confiée la défense de notre belle France ! » (p. 91-92 ; voir aussi p. 22, 114, 132).
Il décrit avec sensibilité la vie dans les tranchées et le piteux accoutrement des combattants (p. 69-72), les soirs de bataille peuplés de blessés et de morts (p. 40, 77, 102-105), les cantonnements de repos infects (p. 123-126), une relève de nuit près de Verdun (p. 137-141), les périls encourus par les pourvoyeurs d’artillerie à Verdun (p. 144-145), les troupes entassées dans le tunnel de Tavannes (p. 152-153).
A Mayence, ils sont environ 400 officiers français, anglais, belges et russes prisonniers dans la forteresse. André Letac détaille les aspects quotidiens de la captivité : discipline, promiscuité, nourriture, activités, etc., et souligne l’importance des lettres et des colis reçus : « Les lettres empêchent la folie de beaucoup de prisonniers, mais c’est grâce aux colis qu’ils sont sauvés de l’inanition » (p. 183). Il mentionne un lieu de représailles établi dans une gare bombardée par les Alliés : « Une quarantaine de nos camarades dirigés sur Arnage Pencourt [cette localité est-elle bien orthographiée ?] y endurèrent un véritable martyre et rentrèrent dans un état de dépression épouvantable. La cause avouée de cette conduite inhumaine était d’obliger la France à évacuer les prisonniers allemands dans une zone située à au moins 30 kilomètres de la ligne de feu » (p. 201). Il arrive ensuite au camp de Strassburg, situé au-delà de la Vistule. La discipline y est stricte car les conditions de détention visent à faire pression sur la France, pour qu’elle accepte l’échange des prisonniers et l’internement en Suisse des prisonniers les plus anciens.
Le texte contient diverses inexactitudes : localités mal orthographiées (comme « Senchez » mis pour « Souchez », p. 87) ; dates erronées (comme « 22 mai » mis pour « 22 septembre » [1915], p. 100) ; confusions (comme « la pauvre 5e » mis pour « le pauvre 5e » [RI], p. 59 ; « La bataille de Verdun » mis en titre p. 127 avec la date du 21 février 1916, alors qu’André Letac n’arrive à Verdun que le 6 avril p. 135).
André Letac, Souvenirs de guerre 1914-1918, Présentation et notes de Marie-Josèphe Bonnet, Editions Charles Corlet, Condé-sur-Noireau, 2010, 237 pages.
Hervouet, Auguste (1884-1952)
1. le témoin
Auguste Hervouet est un cultivateur vendéen de la classe 1904. Mobilisé au dépôt de la Rochelle, il intègre ensuite le 323e Régiment d’infanterie. Il séjourne devant Nancy, au saillant de Saint-Mihiel, puis reste en Lorraine en 1915. A Verdun de février à septembre 1916, puis en Lorraine, au Chemin des Dames (juillet 1917), il revient à Verdun en 1918. Il fait la guerre de mouvement (Marne-Aisne 1918) et est légèrement gazé en août; convalescent, il réintègre son unité en octobre 1918 en Alsace. Nommé sergent en mai 1916, il est promu adjudant le 11 novembre 1918. Il sert au 323e de septembre 1914 à juin 1916 (unité dissoute) et puis au 206e RI de 1916 à la fin de la guerre.
2. le témoignage
Ses petits-enfants ont créé l’A.D.E.P.A.H. (association des descendants du poilu Auguste Hervouet) et ont publié en 2010 Harcelés par une pluie de fer et de feu… (181 pages, isbn 978-2-7466-2157-2). Il s’agit de la retranscription fidèle du récit écrit en 1919. Les derniers mots des cahiers donnent le contexte de rédaction : « Je revenais de permission le 5 février (1919) retrouvant les camarades où je les avais laissés. A ce moment, l’idée me vint d’écrire ces présentes mémoires (…) Je m’empresse de dire, j’ai oublié beaucoup de passages intéressants et j’ai surtout abrégé les détails, craignant que je n’aurais pas le temps de terminer mon long récit, ce que j’arrivais cependant à faire 2 jours avant mon départ pour la Roche-sur-Yon (démobilisation). » Il s’appuie pour la rédaction sur des notes prises pendant tout le conflit. Le titre primitif était « Mémoires d’un poilu », mais la famille a préféré renommer le récit par un extrait du texte « si tôt que nous apercevions l’Est s’embraser de lueurs, il ne fallait pas hésiter à se jeter à plat ventre. La mitraille arrivait aussitôt avec des miaulements endiablés, des sifflements lugubres. (…) Au retour, nous fûmes harcelés par cette pluie de fer et de feu… » p. 75. ».
3. analyse
La totalité du témoignage a été rédigée en trois semaines en février 1919, ce qui lui donne son intérêt documentaire; les souvenirs sont encore frais et le récit est d’un bloc, c’est « une carrière de poilu » synthétisée par une écriture efficace. Il y a parfois un certain flou : « Je ne me souviens plus combien de jours nous restâmes à Amance » (septembre 1914, p. 21) et les faits sont consignés par quelqu’un qui connaît la totalité du conflit « Je me souviens que le commandant nous poussant une harangue, un jour (octobre 1914), nous dit au cours de son discours: « La guerre n’est pas finie Messieurs! Elle n’est que commencée!! » ceci nous faisait murmurer tout bas: « vieux fou va! » Pourtant il avait bien raison, mais qui aurait cru à ce moment-là que 4 ans plus tard nous y serions encore! Heureusement nous n’en savions rien. » p. 22. Mais se tenant à une trame chronologique, le récit évite le déterminisme et c’est paradoxalement ce côté ramassé qui donne son caractère vivant et son intérêt aux carnets. Il n’y a pas dans le texte de mention de politique, de religion ou de jugement sur les Allemands (excepté du type « j’avais appris à me méfier de ces oiseaux-là »). Peu de choses sur la vie privée, mais la camaraderie est présente, citée en général pour déplorer la perte de compagnons charentais des débuts.
A. Hervouet fait toute la guerre au front, avec un départ en septembre 1914, sept permissions et deux mois d’évacuation en 1918. Le récit évoque un certain nombre de secteurs calmes, en Lorraine par exemple sur la Seille (avril 1915 jusqu’à février 1916). « Parfois nous tirions sur eux, mais comme toujours il y avait la riposte, il était plus prudent de rester tranquille » p.40; pour les patrouilles de nuit, il faut prendre une barque pour traverser la rivière et emporter une échelle pour passer des ruisseaux. Le combattant a une conscience précise de son sort (1915): « octobre vint et se passa sans apporter beaucoup de changements, toujours des avant-postes, repos ou réserve avec des patrouilles souvent très dangereuses et très désagréables. Il ne fallait encore pas trop nous plaindre, combien nous étions plus heureux que les pauvres camarades occupant des secteurs où les attaques se succédaient. Nous le voyions chaque jour sur les journaux, et avions plutôt bien de la veine d’occuper un secteur aussi calme. » p. 45
Il y a aussi des secteurs dont l’animation reste inquiétante, comme au Chemin des Dames en juillet 1917: c’est une suite éprouvante de petites actions allemandes de rectification « J’avais perdu beaucoup de camarades pendant ce séjour au chemin des Dames et j’ai conservé de Cerny un pénible souvenir. » p. 128. Un secteur de Verdun peut être étonnamment calme (Bezonveaux) dans la neige en janvier 1918 « mon collègue me dit de ne pas me trouver surpris le lendemain matin, de voir les boches sur le terrain et nous regarder, sans même essayer de se dissimuler le moins du monde. Ils nous causeraient même en bon français, mais la consigne était de ne pas leur tenir conversation.(…) Puis l’un d’eux nous cria en bon français « Bonjour Messieurs! », ce bonjour resta sans réponse bien qu’il ait enlevé sa petite calotte ronde à bords rouges, comme ils en avaient tous. Comme il nous voyait nous baisser pour entrer dans notre triste abri, il ajouta « pas se terrer! guerre finich! »…. Un de mes poilus lui cria « Ta gueule! » en lui montrant son fusil et ce fut tout… nous nous contentâmes ensuite de nous regarder, en chiens de faïence, sans rien lui dire. » p.138 . Au contraire, une attaque locale allemande, à l’échelon restreint de la compagnie (Avocourt – Verdun en mai 1918) peut-être extrêmement meurtrière (bombardement brutal, 88 mm et torpilles) « les boches avaient déguerpi. J’allai voir l’autre demi-section, je trouvai le lieutenant à mi- chemin, les larmes aux yeux, me disant qu’il avait cinq tués à sa demi-section (…) avec les trois de chez moi, ça faisait huit tués à la section et cinq très grièvement blessés. Dès le lendemain les cinq succombaient, ce qui fit 13 morts dans la section de 29 hommes et gradés que nous étions » p. 149.
Verdun
A. Hervouet passe par plusieurs secteurs de Verdun (Avocourt, Damloup, Eix, Moulainville, Tavanne, Fleury) ; il évoque le bombardement constant qui frappe en ligne, en corvée ou à la relève. On voit surtout un combat d’artillerie, il y a peu de description de combats d’infanterie ; par exemple, soumis à un bombardement constant de quatre jours devant Damloup en avril 1916, il se terre : « dans ce trou je crois j’ai passé les heures les plus angoissantes de ma vie. » p. 66. L’alcool est important à Verdun « Ce qui ne manquait heureusement pas, c’était la gnôle. Jamais de ma vie, je n’avais autant bu de ce poison, il nous brûlait les intestins, mais ça nous réchauffait un peu et nous remontait le moral quelques instants. S’il baissait trop, nous en buvions un autre coup… » p. 103. Verdun représente l’engagement le plus intensif et le plus durable pour l’auteur qui y devient sergent : « Nous étions au 23 septembre et dans le secteur de Verdun depuis le 28 février, cela faisait donc près de sept mois que la division était dans le secteur. Sûrement, notre 68e DI tenait, à ce moment-là, le record de longue durée dans ce secteur de Verdun où tant de divisions avaient fondu comme beurre au soleil. Mais c’était bien grâce à nos fréquents renforts que nous avons pu tenir aussi longtemps, car bien peu des hommes ont fait les sept mois sans aucun mal. J’eus la chance (si toutefois c’en était encore une) d’être de ce nombre. » p. 107.
La bonne blessure
La bonne blessure est souhaitée par Hervouet, mais est-elle toujours bonne ? (avril 1915) « Mon excellent ami Pierre Pavageau fut atteint d’une balle arrivée par un créneau, elle lui traversa la main. (…) j’enviai son sort, car tous s’entendaient dire : c’était la bonne blessure et il avait bien de la chance! Pourtant j’appris plus tard, il était bel et bien estropié pour toujours. » p. 38. La perspective reste attirante en 1916, alors qu’il est sergent: « Mon ami Grolleau, arrivant de permission le matin, fut blessé, dès la nuit suivante. Sa blessure ne fut pas très grave, assez pour être évacué et s’arracher en vitesse, une grande faveur (que je n’ai pu obtenir) p. 95. Hospitalisé en août 1918, il est amer : « je commençais à goûter au bonheur éprouvé quand on est bien soigné et que l’on ne souffre pas beaucoup. Je me disais souvent: ceux qui avaient été évacués, à plusieurs reprises pendant la guerre, sans avoir eu de graves blessures, avaient eu bien plus de chance que moi, toujours resté à souffrir dans les tranchées! » p. 172
Comment annoncer le décès d’un camarade ? (septembre 1916)
« Ce fut pour moi un coup bien pénible, le pauvre Girard était le seul à la compagnie que je connus avant la guerre. (…) mon devoir était de prévenir sa famille. Ce serait un rude coup pour sa pauvre mère. Il ne fallait pas lui dire, de suite, toute l’étendue de sa perte ceci aurait pu être pour elle un coup mortel. Elle avait déjà eu à déplorer la perte d’un autre fils, mort à la guerre! Avec tous les ménagements possibles, je lui faisais savoir, dès le soir, par une lettre que son fils, mon excellent ami Ferdinand, avait été blessé. Je ne connaissais pas encore la gravité de la blessure, je lui ferais savoir dès que je saurais moi-même. Le surlendemain, je faisais savoir à sa famille ce qui s’était passé, ça me peinait beaucoup… » p.104
Le récit reproduit aussi quelques éléments anecdotiques ; la découverte d’un trésor est assez pittoresque et finalement rare dans un contexte où travaillaient des millions de taupes humaines : (novembre 1915 sur la Seille, devant Nancy) « c’est en creusant un de ces derniers (abris), destiné à faire blockhaus qu’un homme de mon escouade découvrit à 0 m 70 du niveau du sol, un trésor contenant une valeur en pièces d’or et d’argent assez importante. Ces pièces qui dataient du 12ème et du 13ème siècle étaient à l’effigie des ducs de Lorraine et des rois de France. J’en eu trois pour ma part, je me promis de les conserver. Le trouveur eut 700 francs et les 7 ou 8 autres qui l’accompagnaient une somme égale à partager entre eux. Le reste appartenant à l’Etat. » p. 46. L’auteur évoque aussi l’arrivée de soldats d’outre-mer: « A cette époque -là, il nous arriva en renfort des nègres, des Martiniquais. Ils n’étaient pas trop mauvais gars, mais fainéants comme des couleuvres, et surtout avaient une peur terrible des « obis » comme ils disaient, au lieu des obus, jamais il ne leur a été possible de prononcer le « u »! Nous en avions 7 à la section. Ils étaient mélangés avec les anciens de la compagnie, cependant ils parlaient tous français. » p. 94. Le sergent, gazé, est évacué avec une cécité temporaire en août 1918 (combats de l’Aisne à Oulchy le Château) : « les 3/4 de ceux prenant le train étaient aveugles, et il fallait les conduire! J’étais du nombre. Nous nous tenions par nos vestes. Un guide nous conduisait ainsi par 7 ou 8…une fois dans le train on n’entendait que des gémissements de toutes parts. Ce fut un triste voyage. » p. 171.
Au total une vision intéressante en 1919 de l’expérience combattante, avec l’impression d’une guerre loyalement faite (il finit adjudant) mais toujours d’une guerre subie, menée sans enthousiasme : ce même témoignage rédigé dans les années 30 ou 50 aurait-il eu la même tonalité ?
Vincent Suard, juin 2016
Garrigue, Victoria (1886- )
Née à Nérac (Lot-et-Garonne) le 26 avril 1886 dans une famille d’origine espagnole (Avilla y Gruas). Lorsqu’elle épouse Marcel Garrigue (voir ce nom), le 23 octobre 1906 à Tonneins, elle est tailleuse de robes. Le couple aura trois filles et un garçon.
Son mari est mobilisé en août 1914 au 280e RI. La correspondance du couple est publiée dans Alain Glayroux, Portraits de poilus du Tonneinquais, 1914-1918, Editions La mémoire du fleuve, 2006.
Les premières lettres de Victorine (elle a francisé son prénom) contiennent l’expression « maudite guerre » en affirmant que les Allemands en sont la cause, à qui, d’après les journaux, « on donne de ces dégelées que cela devrait servir de leçon à ceux qui restent » (14 octobre 1914). Et encore, le 7 novembre : « Les journaux racontent que sur tous les fronts les Allemands sont repoussés et en Russie ils subissent aussi de grosses défaites. Quelle veine on n’en tue jamais assez. » Son mari essaie de lui expliquer que la réalité n’a rien à voir avec ce que disent les journaux, que la situation des fantassins est terrible. Le 27 novembre 1914, elle répond par une vive critique : « Est-ce bien toi qui m’a écrit une lettre pareille tout à fait découragée […] Allons Marcel, fais ton devoir jusqu’au bout, que l’on n’ait rien à te reprocher et c’est avec patience que l’on arrivera au bout de ces maudits Alboches […] Pense que tu as des enfants. Ne te révolte pas. […] Mon frère nous a écrit, il est tout à fait courageux ainsi que Aman et Borda. Je pense bien que tu les vaux et que tu ne rougiras pas d’avoir été un moment découragé. » A quoi Marcel répond qu’il n’est pas découragé mais dégoûté par la lâcheté des gradés et la sauvagerie des tirailleurs sénégalais et que personne ne l’empêchera d’écrire ce qu’il pense (4 décembre). Lorsque, le 26 décembre, il emploie lui aussi l’expression « maudite guerre », il lui donne une signification différente de celle de Victorine.
Il semble que l’incompréhension entre mari et femme ait subsisté. Le 8 juillet 1915, Marcel écrit à Victorine : « J’ai reçu ta lettre du 4… Quant à la guerre, tu ne peux guère me renseigner, car on vous dit beaucoup de mensonges. Enfin si tu préfères croire ce que dit le journal que ce que j’ai vu, tant pis. » Et encore, le 4 décembre 1915 : « Si tu étais dans la situation où nous sommes, tu penserais peut-être comme moi, plutôt à la révolution qu’à autre chose. » La dernière lettre de Marcel est du 11 décembre ; il annonce sa première permission. Victorine l’attend à la gare le 14 décembre, mais Marcel n’arrive pas, il a été tué deux jours plus tôt.
Waline, Marcel (1900-1982)
Arsac, Marie
Mercadié, Maurice
Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Cultivateur à Montgesty (Lot), Maurice Mercadié a laissé son témoignage dans 200 lettres adressées à sa famille. Il a combattu au 1er RI. Dès le 19 septembre 1915, il aspirait à la « bonne blessure » : « L’autre jour, j’ai eu des camarades qui ont été blessés au cours d’un bombardement, je voudrais bien être blessé moi aussi pour aller passer quelques jours tranquilles dans un hôpital. » Et il a été blessé deux fois, en septembre 1916 et en août 1918.
Son attitude d’hostilité à la guerre s’exprime en particulier en 1918 (p. 80). Le 19 mars, après de longues marches, il conclut : « Je vous assure que nous en avions assez. » Le 21 avril, contre les officiers : « Les officiers du bataillon ont été assez nettoyés. Mais celui que j’aurais voulu voir partir par exemple, c’est le nôtre, je ne lui souhaite pourtant pas de mal mais une belle blessure qu’on ne le voie pas de quelque temps. » Il va jusqu’à s’en prendre violemment à ceux qui dirigent le monde : « Ah c’est malheureux de passer une vie si pénible ! Mais je me demande si ces bandits qui sont en tête de tout ne seront pas bientôt fatigués de faire égorger les peuples ? Où veulent-ils en venir ces misérables ? »
Rémy Cazals, avril 2016