Varenne, Joseph (1894-1980)

1. Le témoin

Né le 27 février 1894 à Chavigny (Meurthe-et-Moselle). Aîné de 4 enfants, fils d’un ouvrier mineur, il obtient son Certificat d’études Primaires et est employé de commerce au moment de sa mobilisation. Appelé le 1er décembre 1914, il part pour la Somme le 17 mai 1915 avec le 414e RI, après une période d’instruction. Le 31 mai, son régiment tient le secteur de Lihons, puis celui de Frise où Varenne reçoit son baptême du feu. Il se trouve à Wailly le 25 septembre 1915, au moment où l’offensive est déclenchée. Son régiment participe ensuite à la bataille de Souchez. Comme beaucoup de ses camarades, Varenne souffre d’une gelure des pieds en novembre et ne peut se remettre de ses fatigues qu’au mois de décembre pendant le Grand Repos, en  Haute Saône. Du début de l’année 1916 jusqu’à la fin du mois de mars, son régiment est en Haute Alsace. Il occupe les tranchées de Moos et participe aux combats de Seppois. Il quitte ce secteur pour les Hauts de Meuse le 31 mars. Après une préparation au camp de Beholle où il arrive le 9 avril 1916, puis à celui de Tremblay, Varenne monte en ligne avec son régiment à Verdun, le 31 juillet. Il occupe la tranchée Christophe. Varenne écrit des pages poignantes sur cet épisode qui inflige au 414e RI de lourdes pertes. Relevé le 5 août, il part pour le Grand Repos près de Sainte-Menehould, puis rejoint ses camarades au camp de Mailly après une permission (il en aura 5 pendant la durée de ses campagnes, prodigalité qui le ravit). Dans le secteur de Douaumont, le 414e tient le bois des Caurières où il est engagé du 22 décembre 1916 au 18 janvier 1917. Au repos dans la Haute Marne, il repart pour la Somme début février. Le 414e RI entame alors une série d’étapes. La marche lui semble étonnamment « paisible » et pour cause : il ignore que les Allemands ont décidé d’un repli stratégique pour s’installer sur des positions plus solides : « Nous ne savons rien, sinon que nous ne sommes que de modestes pions qu’on déplace à volonté sur l’immense échiquier qui va de la Belgique à la frontière suisse » (p.123). Le 16 mars, il participe à une action sur le village de Crapeaumesnil. Il est alors agent de liaison. La progression française étant mal coordonnée, il se perd dans les lignes ennemies pendant l’une de ses courses, pensant alors rejoindre son unité. Il a la présence d’esprit de détruire l’ordre dont il est porteur et tente de fuir mais, pris pour cible, il doit « faire le mort » entre les lignes, attendant longuement la nuit. Varenne reçoit une citation à l’ordre du Corps d’Armée pour cette action de sang-froid. Son régiment continue sa marche en avant : découvrant les ruines abandonnées par les Allemands dans leur repli, il a un sursaut de colère. Le 15 avril, le 414e RI se met en marche et part en ligne le 16 au matin. Prêt à intervenir pour exploiter la grande offensive, il n’est pas engagé et se trouve mêlé à l’encombrement des routes. En attente au camp de Cambressis, il s’emploie à la réfection d’une route avant de partir pour un entraînement intensif le 21 avril 1917, au camp de la Villette. Les 7, 8 et 9 mai, son régiment est engagé sur le plateau de Californie. Varenne décrit une expérience d’apocalypse. Il abandonne sur le plateau nombre de ses anciens camarades. Après 10 jours de repos, il retrouve le secteur de Vauclerc du 19 au 31 mai (en réserve dans les abris Electra). Le moral est bas et Varenne, désigné pour une liaison avec le camp de Blanc-Sablon le 26, trouve à son arrivée un bataillon au bord de la révolte. Le 414e RI monte en ligne dans le secteur de Laffaux. De septembre à octobre 1917, Varenne participe à l’offensive qui aboutit à la prise du fort de la Malmaison. Du 13 au 17 novembre, le 414e RI est au Bois Mortier puis part à nouveau dans la Somme. Après un séjour au Camp B de Remaugies, il se porte dans le Pas de Calais à Nesles, puis dans les Vosges, avant de partir pour la Marne en mai 1918. Le 27, le 414e est en ligne pour tenter de contenir l’offensive allemande. Il se porte devant Bligny. C’est là que Varenne est grièvement blessé au crâne par un éclat d’obus qui traverse son casque, le 6 juin 1918. Il était alors sergent (Varenne ne mentionne aucune de ses promotions, dont je n’ai pas retrouvé les dates). Il est évacué et réformé le 15 novembre (date à laquelle son récit prend fin).

Souffrant d’une paralysie du côté droit et d’un trouble temporaire de l’élocution, Varenne suit une rééducation intensive. Son infirmité lui vaut une proposition pour être accueilli à l’Hôtel des Invalides : il la refuse et travaille avec acharnement à son insertion sociale. Apprenant à écrire de la main gauche, il passe les concours de l’administration et est admis en novembre 1919 à la fonction de percepteur des impôts. Il se marie en 1923 et aura deux fils. Après guerre, il s’implique dans de multiples activités associatives et présidences au sein du monde des anciens combattants. Il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier, pour que cette guerre soit la dernière. À Carcassonne où il est muté en 1946, il se lie d’amitié avec Joë Bousquet. Varenne lit beaucoup, dessine encore de la main gauche, et écrit poèmes, articles et nouvelles dont certains sont publiés dans des revues et journaux. Retraité en 1960 (receveur des Finances), il meurt le 24 avril 1980.

2. Le témoignage

L’aube ensanglantée. Récits de guerre d’un poilu, éd. de la Revue mondiale, 1934, 223 p. réed. Paris, L’Harmattan, 2004.

Souvenirs rédigés d’après les carnets de route tenus pendant trois ans et demi de guerre. Paru une première fois en 1934, à compte d’auteur, les souvenirs de guerre de Varenne ont été l’objet d’une réédition en 2004, conforme à l’édition originale, et préparée par ses deux fils. Cette édition est enrichie d’annexes : un texte et des dessins inédits de l’auteur, des lettres inédites qui lui ont été adressées par Joë Bousquet, un glossaire, une note biographique, des repères géographiques.

Dans l’avant propos de l’édition de 2004, André et Georges Varenne examinent les raisons qui poussèrent leur père à attendre près de 15 années avant de se replonger dans ses carnets et de publier ce livre. La première raison tient au fait qu’ayant été grièvement blessé, Joseph Varenne avait perdu l’usage de sa main droite et souffrait de séquelles importantes. Il dut subir une longue rééducation. La seconde raison de cette attente découle de la première : il dut consacrer beaucoup de temps et d’effort pour assurer son insertion sociale. La troisième raison avancée par ses fils est un motif souvent invoqué dans l’explication de la rédaction sur le tard des souvenirs de combattants : choqué, traumatisé, Varenne avait trop souffert. Au lendemain de la guerre, il avait soigneusement remisé dans un tiroir de son bureau 6 carnets où il avait noté pendant 42 mois de guerre, presque chaque jour, ses « Souvenirs et impressions de guerre ». Le temps était alors à l’oubli et à la guérison des blessures physiques et morales.

Lecteur passionné, Joseph Varenne lit la littérature d’après guerre. Au sein d’associations d’anciens combattants, il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier. Il ressent le devoir de raconter son expérience de combattant. À partir de 1930, il ressort ses carnets et commence à les mettre en forme.

À la page 244 figure un extrait (retranscrit) du manuscrit original, consignant le souvenir terrible de ce jour où il tomba entre les lignes ennemies et dut attendre là l’obscurité. On peut y constater la sobriété initiale de la prise de notes : « Retour aux nouvelles positions, portant un pli concernant la relève, avec Villard. Tranchée ennemie. Coups de feu. Imitant la mort de 7h à la nuit. Rafales de mitrailleuses. Retour indemne. Contentement ». Si l’on compare cette note au récit qui en est fait dans le témoignage, on mesure l’importance du travail de réécriture et de mise en récit a posteriori : « Peu à peu mes membres s’engourdissent. Alors le martyre commence, le corps sentant ses forces diminuer veut tenter l’impossible, mais la raison que dirige l’esprit de conversation commande d’attendre et de ne pas désespérer. Et ainsi, pendant des heures entières, ils se livrent à ce singulier combat dont ma vie est l’enjeu. Alors le « moi » se révèle, le passé s’impose en une foule de souvenirs. Je pense à tous ceux que j’aime et que je ne verrai peut-être plus. Le présent, c’est le devoir, l’abnégation, le sacrifice ; l’avenir, en ce moment, m’échappe. […] Maintenant je voudrais bouger, mais mon corps est scellé à la terre. Je suis lié à elle depuis environ 7 heures du matin, je me sens rapetisser. Que la nuit est donc lente à venir ! Je la désire, je l’appelle de toutes les forces qui me restent » (p.126).

Ce travail de mémoire s’inscrit dans une démarche de lutte farouche contre la guerre, ainsi que l’indique la dédicace : « à mes fils André et Georges. Qu’ils ne connaissent jamais pareil sacrifice ». Publié en 1934, l’ouvrage reçoit le Prix International de Littérature contre la Guerre de Genève la même année.

3. Analyse

Dans le paratexte de l’édition 2004, une page intitulée « Sur les camarades je, on et nous » attire notre attention sur le personnage principal du récit qui va suivre. Cette page, signée A. V. (André Varenne ?) soulève une question essentielle dans l’étude du témoignage. Qui parle par la plume de Joseph Varenne ? Est-ce « je » ? Est-ce un « on » impersonnel ou le « nous » des copains ? Le choix du système d’énonciation par le témoin est significatif d’une démarche, d’une intention. Le « on » pluriel comme le « nous » appellent la communauté à témoin. Le groupe donne une légitimité au discours, de par son autorité collective. Dire « je », c’est s’exposer seul au jugement. Si l’emploi du « je » créé l’illusion d’une mise à nu de l’auteur, il ne garantit pas un degré de sincérité supérieur au « nous ». Tout au plus assure-t-il un spectre d’analyse, un point de vue plus resserré sur l’individu. Le modèle d’écriture militaire tend à susciter le « nous » collectif : le combattant est imprégné du groupe, c’est là l’essence même de l’expérience de la camaraderie militaire. Si son emploi peut relever de la volonté de minimiser prudemment l’implication personnelle de l’auteur dans l’événement raconté, il peut aussi indiquer le désir de ressusciter une expérience vécue collectivement, dans la communion du groupe. Celui qui publie ses souvenirs en hommage à ses camarades devient le dépositaire de la mémoire de l’unité. Varenne est de ces auteurs qui recourent fréquemment au « on » des copains. Cependant, le « je » tient une place importante dans ce texte. En partie parce que Varenne exerça souvent la fonction de coureur, expérience « solitaire », et qu’il relate donc des missions effectuées en marge de l’action collective. Le point de vue adopté pour la narration se limite strictement à ce que l’auteur a vu et fait. L’exemple le plus éloquent de cette subjectivité : le témoignage se termine sans la moindre allusion à la victoire ou à la paix ! Il n’est fait aucune mention du 11 novembre, ni de la liesse qui l’accompagne. Pourtant farouche défenseur de la paix, Varenne aurait eu matière à disserter. Mais cette étonnante omission tient au parcours personnel de l’auteur : blessé grièvement le 6 juin 1918, sa guerre n’est hélas pas terminée… Une nouvelle bataille commence : « La patrie me remercie, à 24 ans, avec 80 pour cent d’invalidité, la médaille militaire, quatre citations, et le costume Abrami pour rentrer dans mes foyers »  (p.235).

Le témoignage de Joseph Varenne mêle la simplicité des scènes du quotidien aux réflexions les plus profondes sur le devoir, la résistance morale, l’obéissance. Les scènes de vie les plus douces et anodines alternent avec les scènes de mort les plus abjectes. L’auteur n’a pas sacrifié les scènes de repos, où la vie reprend ses droits au profit des scènes de combat les plus infernales. Ces évocations occupent des chapitres à part, intercalés entres les chapitres consacrés aux séjours au front. Dans cette alternance des expériences les plus contraires, c’est toute l’absurdité de la guerre qui est dépeinte avec finesse. C’est l’indignation de l’auteur que l’on retrouve à chaque page : « Quel lamentable destin est le nôtre ! En regardant autour de soi, en écoutant son propre désir, c’est avec un profond désespoir qu’on se retrouve n’être qu’un matricule, un chiffre insignifiant » (p.133).

Au centre de cet ouvrage : le poilu, qui nous apparaît comme un être « simplifié » (cf. Frédéric Rousseau, La guerre censurée, Paris, Seuil, 1999). Simplifié dans son corps (abandon de la pudeur, saleté, chosification par la non-information, le port d’un numéro de matricule, l’abandon dans la mort, etc.). Simplifié dans ses besoins (omniprésence du souci compulsif pour la nourriture, pour la boisson, évocation de la frustration sexuelle). Simplifiés dans son rapport aux autres (dureté des rapports, du langage, obéissance passive, etc.). S’il râle souvent, commente, critique, il a appris le sens de la résignation : « Cette docilité ne découlerait-elle pas de notre embrigadement, de l’abandon de notre personnalité ? Que vous soyez patriote convaincu ou un irréductible sans-patrie, que vous incarniez la révolte ou l’obéissance passive, vous n’êtes pas moins un matricule, considéré uniquement par sa valeur numérique, devant obéir sans regimber à des ordres parfois discutables » (p.57-58). Cette disparition de l’homme derrière sa seule utilité militaire écœure Varenne : dans ses souvenirs, il travaille à redonner un peu d’humanité à ses numéros qui étaient pères de famille, maris et fils, civils sous l’uniforme. Et les anecdotes comme les dialogues composés par l’auteur ébauchent une galerie de portraits qu’il n’a malheureusement pas le loisir d’approfondir.  Redescendant du plateau de Californie en mai 1917, il a alors déjà perdu presque tous ses anciens et plus proches camarades. À partir de ce moment, les poilus qu’il fréquente paraissent moins familiers au lecteur, Varenne met moins d’application à nous les faire connaître. « La compagnie Lambert n’est plus » (p.170).

Sans pour autant s’effacer dans cette reconstitution de l’univers des tranchées,  l’auteur s’applique à n’être qu’un poilu comme les autres. Il néglige même de mentionner ses différentes promotions (caporal puis sergent), rappelant ainsi ce qui compte réellement : partager le sort de ses camarades. Ses fils notent en préface que Joseph Varenne aurait refusé plusieurs fois la formation d’officier qui lui était proposée. Certaines pratiques, certaines méthodes de commandement, une trop grande négligence pour la vie des hommes l’indignent. Il ne restera qu’un exécutant. L’incarnation du chef modèle apparaît dans ses souvenirs sous les traits du sous-lieutenant Lambert. Tombé sur le Chemin des Dames, il emporte avec lui le regret de ses hommes, lui qui « tout en restant leur chef, sût être leur frère de misère » (p.170). Car c’est bien là la condition essentielle pour gagner le cœur des hommes. Les officiers étrangers à la tranchée n’appartiennent pas au même monde : « Quel contraste offrent ces officiers aux buffleteries étincelantes avec les nôtres nettoyées à la graisse et nos armes débronzées par le dur contact de la terre des tranchées et les intempéries ! » (p.40). Varenne se souvient de l’agitation fébrile excitée par la venue du général en première ligne dans le secteur de Douaumont. L’occasion en est si rare qu’elle a quelque chose de mystique !

L’aspiration égalitaire poussée à sa plus vibrante expression ne tolère pas les exceptions. Les souvenirs de Varenne traquent et débusquent le planqué sous toutes ses formes. L’embusqué de l’arrière-front n’échappe pas aux volées de bois vert. C’est un fait connu : pour le fantassin en première ligne, tout individu qui se trouve derrière lui est potentiellement un planqué… Pendant la Première Guerre mondiale, cette suspicion atteint un niveau paroxystique qui fait parler « d’embuscomanie ». L’embusqué est un exutoire, un modèle repoussoir qui exorcise la peur de céder à la tentation de l’imiter. Il est la détestable exception qui bafoue la règle d’or fraternelle. Dans les moments les pires, cette solidarité des camarades est tout ce qui reste ; un simple quart d’eau généreusement partagé entre des hommes torturés par la soif vaut tous les serments : « Si ce n’était la camaraderie créée par la souffrance mutuelle, le plus fortuné l’acquerrait à prix d’or. Mais ce dernier n’a ici aucune valeur et, même s’il en avait, il ne saurait corrompre la fraternité qui nous unit sans distinction de religion et de fortune » (p.69).

Joseph Varenne nous donne quelques indices précieux pour la compréhension de la résistance morale des hommes au combat. C’est par exemple la nécessaire intériorisation des exigences qui pèsent sur les épaules du combattant. Dans le combat, l’emprise des chefs n’est jamais absolue. L’homme se retrouve face à lui-même et doit apprendre à gérer cette dangereuse part d’autonomie : « On se retrouve quatre, quatre deuxièmes classes, pas un gradé pour nous guider. Que faire ? Où aller ? Se planquer ? Ah ! non. Le geste est trop grave » (p.20). Mais qui aurait pu leur en faire le reproche ? Personne, Varenne le sait. Dans la confusion du combat, ils étaient là, échappant à toute surveillance, si ce n’est la surveillance mutuelle. L’évitement est une alternative. Mais la ténacité dépasse l’obéissance et la discipline. Elle est aussi le fruit de l’intériorisation de valeurs sociales, de l’appropriation de valeurs collectives, le résultat de la pression d’exigences personnelles, intimes, qui poussent les hommes à faire leur devoir.  « Fuir ! Fuir ces lieux ! On ne pense qu’à cela ! Mais non, il faut rester là ! Vivre avec les morts et vaincre avec les vivants. Il faut attendre que la mort ait creusé les vides nécessaires pour espérer la relève. En attendant, autour de nous, les cadavres toujours plus nombreux s’amoncellent. Ils servent de boucliers aux vivants, bravant encore la mitraille en nous protégeant. Les chefs, à leur tour, un à un disparaissent ; puis le commandement cesse. Mais le combat, rapide comme la pensée, a fait vite du soldat un chef. Dès lors, l’action n’est plus subordonnée à un ordre, mais dépend de sa propre volonté, on est celui qui ordonne et qui obéit ».

Mais si Varenne exalte le courage simple des hommes, il n’en porte pas moins un regard honnête sur leurs défaillances. À commencer par les siennes. Peur et souffrance morale sont omniprésentes dans son récit. De même que le dégoût, l’indignation, la grogne et le grondement sourd des sentiments les plus amers. Varenne ne fait pas de secret de ses émotions. Il les contemple, les analyse. Il finit la guerre sur une blessure grave qui lui vaut la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. Comme le veut la formule : il finit la guerre en héros. Le texte accompagnant cette distinction figure dans les annexes : « Sous-officier de tout premier ordre, courageux et plein d’allant ».  Que nous dit Varenne ? « Je suis appelé. Il est décidé que je contournerai le village sur la gauche pendant que l’un d’eux exécutera la même manœuvre à droite. J’ai un sursaut de révolte. – Ce n’est pas mon tour de marcher, vous n’ignorez pas que je viens de mener la patrouille au combat. […] Je suis surpris d’avoir manifesté si hautement mon indignation. Je ne me reconnais plus… […] – Quelle sale histoire ! Il faut que j’y retourne. C’est toujours aux mêmes poires à marcher ! ». C’est ainsi que l’auteur nous livre la réalité que sublime cette formule : « plein d’allant ». Cette faiblesse humilie-t-elle celui qui partit non avec enthousiasme mais par devoir, avec résignation ? Varenne est sans doute un héros, mais ce héros est un homme ordinaire, confronté à son instinct de conservation, combattant sa nature et luttant contre la révolte de sa chair. La sincérité de ce témoignage grandit plus qu’elle n’amoindrit l’homme, dans ce combat avec lui-même. Elle nous parle de ce sens du devoir tel qu’il a pu être vécu par beaucoup d’hommes : non pas comme une inspiration patriotique aux accents mystiques mais plutôt comme une lutte intérieure constante pour parvenir à l’obéissance. Assistant à la révolte d’un bataillon au Camp de Blanc-Sablon, au moment des mutineries de 1917, Varenne se souvient des paroles des officiers à la troupe : « les officiers s’efforcent de l’apaiser. Ils vont d’un groupe à un autre, ils ne parlent pas de patrie, mais s’adressant à l’homme plutôt qu’au soldat, en un tableau rapidement brossé, ils montrent le désespoir et le déshonneur des familles si jamais survenait le pire ! » (p.149-150).

La haine de l’ennemi ? « Ah ! si chaque projectile tuait, la guerre serait finie, bien finie. Nous ne serions plus là, obscurs artisans d’une mêlée fratricide dont les raisons nous échappent » (p.87).  Varenne œuvra après la guerre, à son niveau, au rapprochement des ennemis d’hier. Actif dans le milieu des anciens combattants, il organisait des rencontres. Nul étonnement à ce que la représentation de l’ennemi soit très mesurée sous sa plume, fidèle aux leçons que Varenne tira de son expérience de guerre et à son engagement : « En face, je devine la même immobilité forcée, les mêmes gestes et des besoins identiques. Mais voilà, ils sont vert réséda pendant que nous sommes bleu horizon ! Ce sont des humains qui défendent leur vie comme nous défendons la nôtre. Ils obéissent à la loi commune qui veut que celui qui tue diminue les chances de l’être. Et c’est surtout cette idée dominante qui donne la force de tuer, donc celle de vaincre, et qui crée à son insu tant d’héroïsme » (p.135-136).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Maufrais, Louis (1889-1977)

1. Le témoin

Né le 29 septembre 1889. Externe à l’hôpital Saint-Louis, Louis Maufrais se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne au moment de la déclaration de la guerre. Il reçoit sa feuille de route le 3 août et se rend à la Caserne Bellevue (août-décembre 1914). Nommé médecin auxiliaire dans le service de santé il part pour le camp de Coëtquidan pour être incorporé au dépôt du 94e régiment d’infanterie le 8 janvier 1915. Il part pour l’Argonne (février-mai 1915). Le 17 février, il se porte avec son régiment en renfort du Corps d’Armée, les Allemands attaquant à Vauquois. Début mars, il est dans le secteur de Blanloeil puis au saillant de Marie-Thérèse début avril. Louis Maufrais reçoit une citation au mois de mai. Successivement dans les secteurs de Bagatelle et de Beaumanoir au début de l’été, il quitte l’Argonne le 17 juillet. Il part en Champagne, secteur du bois Vauban. Le 18 septembre, arrive l’ordre de monter en première ligne. « J’avoue ne jamais avoir vu de scènes d’enthousiasme, en pareille circonstance » remarque-t-il (p.142). Le 25 septembre, c’est l’offensive : Maufrais est dans son poste de secours de première ligne, désemparé face à l’afflux de blessés et le manque de moyens. L’année suivante, il est à Verdun (mars-avril 1916), dans les secteurs de la redoute de Thiaumont puis de Cumières en avril. Le 19 de ce mois, il est nommé médecin du 1er bataillon, médecin aide-major de 2e classe et officier. Il est au Mort-Homme en mai. Maufrais note le 17 mai une veillée d’armes morose : les hommes ont le cafard, plus que d’habitude. Entre mai et septembre 1916, son régiment est en Lorraine, placé en réserve en juin. Maufrais est maintenant chef du service médical du 1er bataillon. Il retourne dans la Somme du 1er juillet au 18 novembre 1916. Souffrant de rhumatisme fébrile, il passe 15 jours à l’hôpital. Le moral est mauvais, ses amis de l’Argonne et de la Champagne sont tombés et Maufrais décide de quitter l’infanterie. On lui propose de devenir médecin du 2e groupe du 40e régiment d’artillerie : il accepte avec soulagement et rejoint son nouveau poste le 10 mars 1917. Dans l’Aisne, son régiment prend position en préparation de l’attaque du 16 avril, au centre du dispositif, face à ses objectifs : la cote 108 et le Mont Sapigneul. « Enfin arrive le 16 avril, jour fixé de l’attaque. Lever à 4 heures du matin. À cinq heures, nous quittons les positions avec tout le matériel pour aller, en principe, nous poster derrière l’infanterie et l’accompagner dans son avance » (p.269). Il voit l’infanterie à Berry-au-Bac et à la ferme de Moscou et souhaite se placer au poste de secours du 94e RI, son ancien régiment. Le 16 avril, c’est l’incompréhension : « L’attaque a été ajournée. C’est ce que me dit le commandant, en veine de confidences. La cote 108 et Sapigneul sont encore trop fortement occupés par les Allemands, paraît-il » (p.270). Son régiment est en attente pendant une vingtaine de jours à Hermonville, puis à St Thierry et Merfy. En juillet, il reçoit l’ordre de prendre la route pour le front de Verdun. Une grande offensive se prépare pour le 25 septembre. Maufrais est ensuite affecté à l’ambulance 1/10. À peine arrivé, il doit passer 15 jours avec le 332e RI : très las, il se dit désespéré d’être toujours ramené à l’infanterie. À l’ambulance 1/10, d’avril à novembre 1918, il fait fonction d’aide-chirurgien. L’ambulance part pour la Somme le 30 avril. Après l’armistice, il est détaché de l’ambulance 1/10 et affecté à la mission française près de la 3e armée britannique. Ses souvenirs se terminent sur l’évocation du défilé sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919. Louis Maufrais soutient sa thèse en 1920 et devient médecin généraliste. Il décède le 5 décembre 1977.

2. Le témoignage

J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Laffont, 2008.

Dans ses vieux jours, devenu presque aveugle, Louis Maufrais entreprit de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant à l’aide d’un magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants se trouvent quelques 600 photographies du front légendées et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet découvre ce précieux héritage en 2001. Elle passe 4 années à la mise en écriture des souvenirs de son grand-père, procédant à une retranscription du témoignage et menant une enquête appliquée, afin de vérifier l’exactitude des faits racontés par son aïeul (consultation des JMO, de quelques carnets personnels conservés par Louis Maufrais, de lettres adressées par lui à ses parents, du journal non publié d’un camarade, etc.).

Le témoin se met une fois en scène dans son travail d’écriture : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. Je décris, je classe, j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants » (p.75-76). La prise de notes aurait été une sorte d’exutoire, un travail intime, un besoin impérieux de laisser une trace, de ne pas oublier. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à s’enregistrer peu de temps avant sa mort. Martine Veillet remarque dans sa préface que les raisons qui incitèrent son grand-père à immortaliser ses souvenirs semblent avoir évolué au cours du temps : d’abord soucieux de garder le souvenir d’une expérience personnelle, Maufrais aurait pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire exceptionnelle. Photographies et notes deviennent un reportage. Le souci de Maufrais était avant tout de décrire ce dont il avait été lui-même témoin. S’il s’autorise des passages moins subjectifs, dans le souci de poser le contexte, il ne manque jamais de rappeler ce que lui-même pouvait voir ou entendre de son poste : « Cela, ce sont les rescapés qui me le décrivent au fur et à mesure. Car je suis au travail, avec Parades, enterré dans le poste de secours, au milieu du vacarme assourdissant » (p.150). Ou encore : « Moi, je n’avais rien vu. Ma seule ouverture sur l’extérieur était un petit soupirail de dix centimètres de haut sur vingt-cinq de large » (p.220).

3. Analyse

Témoignage d’un grand intérêt, autant pour la qualité du texte, la finesse des observations, que pour le très riche corpus de photographies. Le texte mis au point par la petite-fille de Louis Maufrais laisse transparaître un sens de l’observation aiguisé, un esprit d’analyse et un vrai souci de précision.

Martine Veillet remarque dans sa préface que Louis Maufrais ne s’est jamais senti atteint dans sa virilité par le fait de ne pas porter les armes. Son devoir était de soigner. Cette réflexion semble justifiée : il est vrai que l’on ne retrouve chez Maufrais aucune des mentions que l’on peut trouver chez un Lucien Laby par exemple (Les Carnets de l’aspirant Laby, Bayard, 2001), qui, quant à lui, exprime un certain « complexe » à ne pas participer à l’activité guerrière au même titre que ses camarades combattants : « Je serais tellement vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien […] j’ai décidé fermement d’aller passer vingt-quatre heures dans un petit poste avancé, sans brassard, mais avec un Lebel » (Laby, p.75). Notons que Laby ne fait pas figure de belliqueuse exception. On retrouve aussi chez Édouard Laval (Souvenirs d’un médecin major, 1914-1917, Paris, Payot, 1932, 237 p.) : « Combattants mes frères […] dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place » (p.80). Le besoin de participer à l’action combattante n’est pas, semble-t-il, une aspiration unanimement partagée. Toutefois, on remarque dans le témoignage de Maufrais d’autres signes d’un besoin de « conformisme » générationnel. Au-delà de l’exaltation d’une identité virile, le besoin de participer à l’action collective s’inscrit avant tout dans la revendication de l’appartenance au groupe. La pression sociale est très forte à l’entrée en guerre. L’expérience collective mise en scène au moment du départ tend à rendre illégitime toute autre situation. Maufrais, partant pour l’armée, exprime la satisfaction de ne plus se démarquer. Il semble fier : « désormais comme les autres garçons de ma classe d’âge. Je pouvais enfin dire aux gens où j’allais ! » (p.28). Son séjour à la caserne s’éternisant, il manifeste la peur de ne pas avoir le temps de faire la guerre, ce qui le démarquerait à vie de sa génération : « Je me sentais mauvaise conscience. Je me disais : ‘La guerre va se terminer au printemps, après une offensive’. J’imaginais déjà une seconde bataille de la Marne er je me disais : ‘Je n’aurai pas fait la guerre. Je n’aurai pas suivi le sort de ma génération. Et cela, ce sera une tache que je ne pourrai pas effacer’ » (p.45). Il écrit alors au député, M. le Hérissé, pour demander son départ.

Louis Maufrais n’est pas un sujet très sensible à la propagande patriotique. Patrie et ennemi sont presque absents de son récit. S’il fait quelques réflexions sur l’ennemi, c’est plutôt pour parler de l’attitude du soldat à son égard. p.81, il note que les hommes urinent dans des boîtes de conserve pour les jeter aux Allemands quand ils n’ont plus de munitions. Le commandant se sent obligé de lui dire : « On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous ». Il remarque aussi, lors de l’interrogatoire d’un prisonnier allemand, qu’un homme est en train de couper des boutons de sa vareuse pour les récupérer. Quel sentiment Maufrais éprouve-t-il face à ces procédés ? On ne le sait guère. On peut lire un passage frappant, au moment où il se trouve au Mort-Homme, après l’attaque du 18 mai 1916. Maufrais décrit une forme de cessez le feu entre les Français et les Allemands ahuris par la violence de la lutte :

« Alors nous nous avançons. Nous trouvons des gars qui cherchent on ne sait quoi, l’air hagard. Il y en a qui titubent. Un peu plus loin, qu’est-ce que je vois ? Des Allemands. Je dis à Cousin : – ça y est mon vieux, nous sommes prisonniers. – Oh, me répond-il, ce n’est pas possible, les Allemands n’ont pas d’armes.

Eh bien oui. Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous, ils sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien » (p.236).

Soucieux des autres et plein de bonne volonté, Maufrais nous fait partager de nombreuses réflexions sur la place du médecin au sein de l’unité combattante. On trouve par exemple une remarque intéressante ayant trait à son expérience du brassage social induit par l’expérience militaire : « Je trouve tout à fait extraordinaire de pouvoir discuter amicalement avec des gens que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer dans la vie civile » (p.33). Maufrais est étudiant en médecine : tout naturellement, les médecins militaires d’active l’intriguent. Il en a généralement une assez mauvaise impression : « Et voilà comment, dans l’armée, d’anciens médecins d’active dont les connaissances médicales commencent à faiblir sérieusement s’arrangent pour s’adjoindre des gens de la réserve très à la page de façon à profiter de leurs leçons en se piquant de faire des publications médicales sous la signature, associée à la leur, d’un gars qui connaissait son affaire » (p.57).

Le récit de Maufrais est évidemment intéressant pour une histoire des premiers soins. Il évoque ses pratiques de médecin de tranchées, dans les postes de secours de première ligne, parfois décrites dans le détail sans pour autant constituer un récit très technique. Elles le désolent. Il se livre d’ailleurs sur cette peur qu’ont pu avoir les jeunes étudiants de médecine d’avoir tout oublié à la fin de la guerre et d’être incapables d’exercer la médecine dans des conditions normales : « j’étais torturé par l’idée du temps qui passait. J’étais en train d’oublier mes connaissances. Faute d’exercices, la médecine me devenait de plus en plus étrangère » (p.279). S’il observe les blessures, il est aussi témoin des effets du stress et des bombardements sur les hommes, effets qu’il peut également observer sur lui-même : « Ca martèle la tête, et tout notre système nerveux en est ébranlé. Je vois mes gars peu à peu perdre connaissance. Devant moi, Vannier me regarde avec des yeux ronds sans me voir. À côté de lui, un infirmier dort déjà… » (p.234). Il se rappelle, entre autres, avoir vu un homme devenir fou furieux après l’éclatement d’un obus (p.92). Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire. Par moments, il nous semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? » (p.94).

Le témoignage de Louis Maufrais est également riche en observations sur le personnel de santé, les brancardiers en premier lieu. Car sans brancardiers efficaces, le poste de secours est bien vite saturé : « Je suis découragé. Par moments, il y a quinze à vingt blessés à évacuer. Je demande des renforts au régiment et aux musiciens. Le chef de musique me fait répondre qu’un saxophone vient d’être évacué et que, s’il donne encore des hommes, la musique cessera d’exister. Alors, on fait appel aux brancardiers divisionnaires, qui font le service entre les postes de régiments et les hôpitaux de l’arrière » (p.89). Sans porter de jugements très sévères à leur encontre, souvent indulgent même, il note la difficulté pour les brancardiers à être là où l’on souhaiterait qu’ils soient : « Parmi les brancardiers bénévoles et les convoyeurs volontaires qui effectuent les évacuations, quelques-uns reviennent mais pas tous. Les autres préfèrent rester aux cuisines, en fin de compte. Faut-il leur en vouloir ? Ils risquent leur vie à chaque trajet. Au poste de secours, nous vivons dans l’attente des brancardiers, qui arrivent souvent trop tard, pour les blessés les plus graves » (p.122). Maufrais a conscience que le brancardier qui est sorti vivant de la fournaise a bien du mal à revenir sur les lieux de combat. Il fait cette remarque : « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner comme brancardier des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c’était l’inverse qu’il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments – résistance physique et morale, esprit de devoir » (p.72). Cette part d’autonomie, cette façon d’agir « en dehors de tout contrôle », le médecin y est aussi confronté. Car, bien souvent dans le combat, il ne s’agit pas tant pour lui d’obéir à un ordre que d’agir selon sa conscience. Le personnel de santé a la terrible responsabilité de faire des choix en permanence : le choix des blessés transportés et soignés en priorité, le choix du possible et de l’impossible. Le médecin de bataillon Maufrais évoque ce terrible doute, alors qu’il est pris sous un tir de barrage et qu’il ne peut que rester couché à terre : « Que faire ? Il remue une jambe. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? » (p.120). Il ressort de l’expérience du champ de bataille un douloureux sentiment d’impuissance que les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Louis Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun (p.267). Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience.

Le témoignage du médecin Louis Maufrais offre un point de vue intéressant : n’étant pas combattant, il peut porter sur ses camarades soldats un regard plus extérieur, curieux et analytique, sans être à la fois juge et partie. Des détails intéressants ressortent de son observation du fantassin. Par exemple, la répugnance des hommes face aux couteaux qui leur sont distribués : « Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. Eh oui… des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de boucher dont la lame est insérée dans une gaine de toile, avec un manche en bois, mais dépourvue de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n’aura aucun succès auprès des troupes : après l’attaque, il n’y aura qu’à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre… » (p.141). Il remarque, le 29 avril 1915, que la proportion des blessés par grenade est de plus en plus importante.  Louis Maufrais se penche aussi sur la question des rapports des combattants avec le personnel soignant. Dans les premiers temps, l’externe Maufrais doit se faire à sa nouvelle condition de médecin auxiliaire. Il se souvient du peu de considération de certains gradés à l’égard des médecins auxiliaires et étudiants en médecine (p.58-59). Le cas de Maufrais est celui d’un médecin de tranchées, qui partage donc en bonne partie le quotidien des hommes, les souffrances, les risques, au même titre qu’un officier de tranchées. Le récit de ses premières expériences ressemble, à beaucoup d’égards, à celui de n’importe quel combattant. Le premier mort est un choc: « L’événement me laisse découragé jusqu’à la fin de la journée. Je viens de découvrir brutalement toute la bêtise de la guerre » (p.64). Puis c’est le baptême du feu : « Une grande journée pour moi, celle de l’initiation. J’éprouve plus d’appréhension que d’enthousiasme, je l’avoue, à l’idée de me trouver bientôt dans cet endroit dont on parle tous les jours dans les journaux depuis plus d’un mois » (p.65). Arrivé à l’armée plus tardivement que ses camarades, il remarque que le personnel de son poste de secours est déjà aguerri : « Malgré le bruit des balles, mes camarades de l’infirmerie ont parfaitement dormi. C’est tous des gars aguerris qui vivent ce métier-là depuis le début du mois d’août. Ils ont fait la retraite de la Marne, la bataille de la Marne, sont remontés se battre à Sézanne, puis finalement au fort de la Pompelle et, de là ; ils sont partis participer à la guerre des Flandres. Rien ne les impressionne plus. Les bruits sont ceux de leur vie quotidienne. Leur sensibilité devant les atrocités s’est émoussée. C’est indispensable. Ils cherchent un dérivatif à leurs pensées en remontant les mois, les années pour retrouver des souvenirs de famille, de caserne, de femme… Voilà comment je me trouve bientôt entraîné dans leur vie privée sans l’avoir cherché. Car, dans les tranchées, on ne se cache rien entre copains » (p.69-70). Le mot est dit. « copains ». Maufrais fait l’expérience de la solidarité et de l’esprit de corps. En règle générale, on peut dire qu’une profonde ambigüité caractérise les rapports entre les soignants et les combattants, car l’asymétrie de leurs statuts fait obstacle au processus de resserrement des liens qui est le fondement de la ténacité au combat. Des sentiments très variables se manifestent à l’égard des brancardiers, infirmiers, médecins, allant de la méfiance la plus hargneuse à la plus poignante reconnaissance. Trouvant peu à peu sa place, on le voit plus sûr de lui, plus usé également. Dans l’Aisne en 1917, on le fait venir au secours d’un blessé, sous le bombardement. Obligé de sauter de trou d’obus en trou d’obus pour ce faire, il aperçoit le commandant, hilare. Le médecin n’est pas exempt d’une mise à l’épreuve de son courage ! Maufrais goûte peu la bonne humeur du chef : « Ces imbéciles, ils ne se rendent pas compte du capital que représente un jeune médecin. Je n’étais pas d’humeur à rire de la plaisanterie, mais je ne pouvais pas lui donner ma façon de penser ». Furieux, il lance : « Pour que vous me fassiez sortir alors que tout le monde est planqué, lui dis-je, je suppose que l’affaire est grave » (p.267).

Particularité du statut des soignants : la neutralité. Les témoins sont unanimes et Maufrais ne déroge pas à la règle : la Convention de Genève n’est pas toujours respectée. Tous rapportent la négligence à user du brassard et du drapeau à croix rouge, soit par souci de ne pas se démarquer des autres, soit parce que, il faut le dire, personne ne croit plus en l’immunité du personnel de santé. Tout d’abord parce que les obus ne choisissent pas leurs cibles, et parce que peu de « trêves des brancardiers » sont effectivement accordées dans le combat. Le port des armes est également l’une des infractions les plus constatées. Le désir de s’armer exprime souvent un sentiment de vulnérabilité extrême. On lit par exemple chez le musicien-brancardier Léopold Retailleau la formule « Je prends un fusil et des cartouches pour vendre chèrement ma vie » (Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, p.51). La non-observance répétée de la Convention, au-delà de la mauvaise volonté ou de la méconnaissance, procède également de la difficulté à les appliquer sur le terrain. Louis Maufrais y fait fréquemment allusion. Voici deux exemples. Voyant passer des prisonniers allemands dans la tranchée, il dit : « Ils sont désarmés et accompagnés d’un caporal qui a toutes les peines à les suivre. C’est tout de même le moment de prendre quelques précautions élémentaires : cacher les armes du poste de secours, déchirer les lettres et mettre le brassard de la Croix-Rouge » (p.173). Puis plus loin : « Une chose nous ennuie, c’est d’avoir avec nous encore une vingtaine voire une trentaine d’hommes armés de fusils. On n’a pas le droit, dans un poste de secours, d’avoir des soldats en armes, nos adversaires le savent fort bien. Alors nous convenons avec le chef du petit détachement que, si les Allemands arrivent, les hommes jetteront leurs armes dans les trous alentour » (p.208-209).

Louis Maufrais ne fait aucun secret de sa progressive usure morale au fil des années de guerre. Le contact permanent avec les blessés est une expérience profondément anxiogène. Le manque de moyens, le sentiment d’impuissance, la peur, la mort des copains, tout concourt à éroder la résistance du jeune médecin. Au cours de l’année 1916, dans une lettre à ses parents, Louis s’agace du bourrage de crâne orchestré par les communiqués : « Il paraît que les hommes réclamaient à nouveau l’honneur de remonter en ligne. Que c’étaient des héros… Bien sûr que c’étaient des héros. Mais, à la fin, ils en ont marre » (p.213-214). Il note : « Mes camarades ont changé, eux aussi. Cathalan, Laguens et Raulic. Ils ont l’air de sortir d’un cauchemar, Raulic surtout. Ce philosophe jovial est devenu taciturne, amer, proche du désespoir. Il me confie qu’il se sent physiquement et moralement incapable d’affronter la même épreuve dans dix jours à peine. Je le comprends – moi aussi, passé les premiers moments de repos, je suis hanté par les images de ces vingt et un jours d’enfer, j’ai sans cesse devant les yeux ce décor de trous et de boue, au pied de la redoute » (p.214). Louis Maufrais ne veut plus servir dans l’infanterie. Après un séjour à l’hôpital à la fin de l’année 1916, il a enfin la possibilité de quitter l’infanterie pour l’artillerie. Plus tard, il demande une affectation dans les ambulances de l’arrière-front. Les titres des deux derniers chapitres de cet ouvrage en disent long sur l’usure morale de Louis Maufrais à la fin de la guerre : « Le deuil de la victoire » et « Les fantômes du défilé ». Son témoignage s’achève sur cette impression lugubre : « J’ai la chance de survivre, mais aujourd’hui, je me sens seul » (p.318).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Garnung, Raymond (1897-1975)

1. Le témoin

Né en 1897, Raymond Garnung est originaire de Mios en Gironde. Son père est directeur d’une scierie. On le dit passionné de littérature et brillant élève. A 18 ans, il est détenteur du baccalauréat ; c’est alors qu’il décide de s’engager, nous sommes le 15 juillet 1915. Deux ans plus tard, il quitte le front suite à une blessure. Il est démobilisé en 1919, promu lieutenant et décoré de la légion d’honneur. Je vous écris depuis les tranchées reste à ce jour son seul ouvrage publié. Il meurt d’une hydrocution dans la Volga au cours d’une croisière en 1975 (information fournie par le petit-fils de Raymond Garnung, que nous remercions).

2. Le témoignage

Raymond GARNUNG, Je vous écris depuis les tranchées, Lettres d’un engagé volontaire (1915-1918), l’Harmattan, collection Mémoires du XXème siècle, 187 p., 2003.

Ce témoignage se présente sous la forme d’un recueil de 373 lettres, illustré d’une soixantaine de photographies prises par l’auteur. Il a été publié par la descendance de l’auteur et plus précisément conçu et réalisé par Jean-Claude Garnung. Ce dernier laisse quelques commentaires sur le déroulement général de la guerre et apporte certaines précisions sur le parcours de Raymond Garnung.

Du 24 juillet 1915 au 11 novembre 1918, le sous-lieutenant Garnung fait partager sa vie de soldat à sa famille, principalement à sa sœur, Yvonne, adolescente de 15 ans. Il a manifestement dès le début une volonté testimoniale voire ethnographique : « Sitôt arrivé, je vous donnerai des détails sur la vie de camp, sur les puces et punaises qui peuvent loger dans nos gourbis, sur la qualité de la soupe etc. ».

Engagé volontaire le 15 juillet 1915, il intègre le 37e R.A.C. à Bourges mais sert rapidement au 60e d’artillerie à Arvord du 26 juillet 1915 au 8 février 1916, à Fontainebleau du 8 février au 20 mai, à La Valbonne au moins du 2 au 6 juin. Nommé aspirant le 12 juin, il monte enfin au front après de longs mois d’une vie de caserne et d’instruction monotone ;  il transite alors par Thiviers et Paris, et arrive à Fismes, en Champagne, le 29 juin. Il est ensuite envoyé en Picardie où il sert à Salouel, du 7 au 19 août, Hardecourt-Moulin de Fargny du 21 au 23 août, Maurepas du 25 août au 26 septembre, Combles du 29 septembre au 18 octobre, Valmy du 22 octobre 1916 au 27 février 1917 et enfin Craonne du 24 mars au 13 avril. Ce 13 avril 1917, il est gravement blessé aux jambes par des éclats d’obus. Il quitte ainsi définitivement le front pour une longue convalescence. Il est soigné à Montigny-sur-Aisne du 15 au 20 avril, puis à Rambervillers du 21 au 28 avril et enfin à Lyon du 28 avril au 20 août. Sa période de convalescence terminée, on lui remet le commandement de 1 200 hommes au camp de Souges en Gironde, du 6 novembre 1917 au 11 février 1918. Il passe ensuite par Thiviers, du 18 février au 29 mars et Mailly du 1er au 15 avril avant d’être chargé, à partir du 18 avril de l’accueil de bateaux rapatriant des prisonniers français à Cherbourg. C’est à ce poste qu’il met fin à sa correspondance, le 11 novembre 1918.

3. Résumé et analyse

Dénuées de la qualité descriptive et littéraire de témoins plus illustres de la Grande Guerre, les lettres de Raymond Garnung sont courtes, sommaires et très personnelles. Destinées pour beaucoup à une adolescente, sa sœur âgée de 15 ans, leur contenu est déformé par le miroir édulcorant et anecdotique d’une guerre rassurante, presque fraîche et joyeuse dans laquelle l’épistolier se pose plus souvent en témoin qu’en acteur. Ces lettres sont le reflet de la correspondance habituelle, quasi-protocolaire entre le soldat et sa famille.

C’est donc dans le parcours de leur auteur qu’il faut y rechercher l’intérêt du témoignage. En effet, Raymond Garnung, bien qu’il s’engage à l’été 1915 (mais dans l’artillerie), ne monte au front pour une unité active que près d’un an plus tard. Il vit avant cette date une longue période de caserne et d’instruction d’artilleries dont il nous brosse un tableau d’intérêt, montrant à l’historien la vie quotidienne méconnue car délaissée de la littérature de guerre de la vie militaire du temps de paix en temps de guerre. Mesquineries et monotonie de la caserne alternent avec une liberté et un confort singuliers alors que les conditions de vie au front sont dramatiques. Il nous fait part pendant cette période de quelques événements remarquables tels que deux accidents, un à l’infirmerie dû à un obus illégalement détenu par un soldat et par mégarde mis à feu, un autre au champ de tir provoquant la mort de deux personnes (page 51). Il évoque aussi le tournage d’une scène d’artillerie au polygone censée reproduire la bataille du fort de Douaumont de février 1916 et destinée à être diffusée dans les cinémas français (sous le nom de « La Flambée ») (page 61).

Avant qu’il ne soit envoyé au front, il est intéressant de remarquer qu’il met en place avec sa famille un système de code pour se préserver de la censure (page 67).

On l’envoie en Champagne. Il parle de sa guerre, de sa chasse au boche et des petits tracas de la vie du front. Il fait, page 12, notamment la description d’un lit de fortune dans une « cagna » . Page 76, on apprend l’existence de « géophones » : « des appareils placés dans les tranchées et qui permettent d’entendre toutes les conversations des boches en première ligne ». Il insiste aussi sur l’utilité de sa montre car « tout se fait en se basant sur l’heure officielle » page 88. Enfin, il évoque le rôle des mulets dans le ravitaillement (page 92). Là-dessus, il rapporte quelques anecdotes telle la possibilité d’allumer sa pipe grâce aux obus ou encore un mauvais accueil des habitants du village de Saint-U… (en fait Saint-Utin) dans la Marne qui « préféraient avoir les boches » (page 114). Plus que de simples descriptions, il nous fait également part de ses ressentis. Page 78, on trouve une vue critique de la cérémonie de la « revue », une « comédie », écrit-il. Plus loin, il décrit la boue comme « [faisant] honneur à ceux qui la portent » en comparaison à ceux qui n’ont pas le courage de combattre ; il insiste sur son statut d’engagé volontaire (page 86). Il imagine également ce que deviendra le soldat redevenu civil après-guerre. D’après lui, il se sera endurci et profitera de son nouveau statut pour prétendre à des postes avantageux au sein de la société (page 112). Enfin, il observe que les soldats perdent la notion de saison au front du fait des forêts détruites et de la disparition du feuillage (page 98). Il se pose de plus en observateur de ses camarades de tranchées. Il se permet ainsi un commentaire sur les hommes du Nord « pas si froids qu’on veut bien le dire […] très gentils dans l’intimité », ou sur les Anglais (page 88) : il les dit toujours sereins, même devant la mort. A propos des rapports des soldats entre eux, il prétend qu’un esprit de famille règne du simple poilu jusqu’au colonel et que les fantassins admirent leurs camarades artilleurs (page 118). Quant à l’exercice de son poste d’officier, il relate le cas exceptionnel d’une ordonnance pour deux officiers en décembre 1916 dû à un manque d’hommes.

Le 14 avril 1917 « près de Craonne », il annonce être « légèrement blessé […] de petits éclats d’obus à la cuisse droite ». Pourtant il ne reviendra jamais au front, nouvel exemple de la distorsion de la souffrance du soldat devant sa famille. Dès lors, il nous raconte sa vie de grand blessé entre soins et rétablissement. Il assiste à un traitement par drain (page 139), se plaint de la nourriture qu’il dit pire qu’au front et nous apprend être soigné d’après les recommandations du célèbre docteur Carrel à l’origine de la solution « Dakin » (page 139). Guéri, il est affecté à un « emploi sédentaire » au camp de Souges avant celui de Mailly puis à Cherbourg où la guerre se termine sans lui au front. Pendant cette période, il a en charge plusieurs unités dont la classe 18 et une autre formée d’Annamites qu’il décrit toutes deux comme étant « fort mal dressée[s] ». Il est également témoins lorsqu’il se trouve à Cherbourg du rapatriement de prisonniers français en très mauvais état de santé.

L’ouvrage produit donc une sorte de triptyque de visages de guerre différents, montrant tout à tour sur des périodes sensiblement égales la caserne, le front et l’hôpital suivi de la convalescence dans un emploi réservé.

Opportunément présentées, ces lettres de guerres forment un ouvrage dense et d’intérêt. Les lieux ont été restitués quand cela fut possible même si plusieurs hypothèses eurent pu être confirmées par une recherche idoine. Ainsi, de nombreux renseignements peuvent être puisés de ces portraits singuliers d’une courte guerre d’un artilleur. L’ouvrage est très largement iconographié des photos de guerre du héros.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau. Septembre 2010.

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Allard, Jules (1872-1918)

1. Le témoin

Jules Joseph Allard est né le 25 juillet 1872 dans le Loiret, dans une famille de cultivateurs. Marié, il a deux enfants, nés en 1906 et 1912. Militaire de carrière, fantassin (on manque de précisions sur ce point), il passe dans la gendarmerie en mars 1918, et se trouve basé à Angers. Il est donc mobilisé en août 1914 à 42 ans en tant que capitaine de gendarmerie à la prévôté de la 18e division d’infanterie. Il y est présent jusqu’en août 1918, et commande ensuite la gendarmerie d’Angers. Très affaibli, il meurt, sans doute en lien avec l’épidémie de grippe, le 17 décembre 1918. Très estimé par ses pairs et par les notables locaux, ses obsèques rassemblent une vaste assistance.

2. Le témoignage

Capitaine Jules Allard, Journal d’un gendarme 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 259 p., 19,50€.

La publication de ce témoignage vient de sa transmission, avec d’autres documents, par des proches à l’historienne Arlette Farge. Celle-ci, prolongeant l’intérêt pour la Grande Guerre lisible dans sa contribution au volume Le Chemin des Dames en 2004, rédige une longue présentation (p. 9-67) qui évoque de manière sensible le parcours de guerre du témoin.

Jules Allard a tenu deux carnets d’une écriture fine sur de petits cahiers (14×8 cm), le premier consacré à la période 1914-1915 (« Campagne contre l’Allemagne du 4 août 1914 au … ») et le second à l’année 1916. La dernière entrée date d’octobre 1916, sans explication pour l’interruption qui suit.

À la suite des carnets de guerre proprement dits, qui racontent les expériences du capitaine Allard et ses impressions, un troisième cahier rassemble des « Renseignements d’ordre judiciaire 1914-1915 », faisant de façon plus impersonnelle le récit des enquêtes, des arrestations et des tâches judiciaires accomplies dans l’arrière-front (p. 217-234).

L’ensemble a été transcrit par Émilie Giaime, doctorante à l’EHESS, qui donne une courte postface (p. 255-259).

S’y ajoutent une série d’annexes issues des archives du témoin et de sa famille, comprenant des reproductions photographiques :

-Listes nominatives des gendarmes et militaires sous les ordres du capitaine, ainsi que des départs (évacuations sanitaires) et des arrivées ;

-Tableaux récapitulatifs des peines prononcées par le conseil de guerre, des procès-verbaux établis et des militaires détenus ;

-Carte de circulation ferroviaire ;

-Proposition de légion d’honneur ;

-Coupures de presse faisant état des obsèques du capitaine Allard ;

-Lettres de condoléances reçues par la famille.

3. Analyse

Comme le relève Arlette Farge dans sa présentation, les témoignages de gendarmes sont rares, et leur guerre a été longtemps peu étudiée, car elle apparaissait fort peu glorieuse, et même quelque peu honteuse, au vu des souffrances des « poilus » que les gendarmes devaient surveiller et arrêter en étant eux-mêmes à l’abri du feu.

Mais leur étude est pourtant indispensable à une compréhension complète de la société combattante, de ses différents espaces, et des interactions entre ses acteurs. Le témoignage de Jules Allard est donc une pièce intéressante permettant de compléter nos connaissances sur l’univers de l’arrière-front.

Le contenu des carnets évoque les déplacements, les lieux où cantonne J. Allard, les civils qui l’hébergent, ses repas et ses impressions. Il assiste à la messe, et mentionne de nombreux personnages mais toujours avec leur initiale (« le général B… »). Il fait le récit de ses très nombreuses tâches, et de ses fatigues, liées à l’asthme qui le paralyse parfois, ce qu’il ressent durement : « S’il fallait marcher, j’en serais incapable » (p. 78)

S’il ne s’agit pas d’un carnet tenu au jour le jour (plusieurs entrées montrent une rédaction postérieure aux faits décrits), l’ensemble se distingue par la précision et la sobriété des notations.

À signaler, dans la seconde moitié du texte, de très nombreuses et inutiles notes qui viennent gêner la lecture, alternant entre les banalités superflues (« le capitaine est un homme de paysage », 177) et les véritables contresens : l’utilisation par J. Allard de l’expression courante « Juif errant » est vue comme une remise en cause de son catholicisme, par exemple (181).

Les débuts de la guerre

Ce sont les passages les plus riches des carnets. Période marquée par le chaos. Les gendarmes arrêtent des insoumis, des « fuyards des corps du Midi » (82) ; beaucoup d’étrangers qui vont être internés, et de présumés espions, improbables, comme une « vieille bergère et son petit-fils » en Meurthe-et-Moselle (75). Le tout s’accompagne de rumeurs alarmantes (et pour cause) et de tâches pénibles. Le 24 août, J. Allard voit des soldats pour la première fois qui disent que « l’infanterie a été décimée » (77), et, de fait, doit réquisitionner une semaine plus tard 50 civils (très réticents, qui cherchent à s’échapper)  pour enterrer, sous le feu des Allemands, 500 cadavres de fantassins « bleuis et gonflés, dans toutes les attitudes de la souffrance » (80).

Dans l’Aube, début septembre, J. Allard voit les effets de la Bataille de la Marne (il ne sait la nommer que plus tard) et le « triste spectacle » des nombreux blessés (84) ; relate la panique des troupes vers Fère-Champenoise qu’il tente de juguler, le chaos et les embouteillages en arrière d’une grande bataille, le manque de soins pour les blessés, les civils devant évacuer et abandonner leurs biens, les animaux morts et dépecés, un paysan « garrotté et fusillé. Il a les mains liées dans le dos » (97). Tout cela est épuisant : « deux nuits blanches » (92).

J. Allard voit les combats de loin, ici et là « une colonne » qui avance ou recule (93), et leurs effets (« les fossés de la grande route sont remplis de cadavres », 94).

Les jours qui suivent sont toujours marqués par la confusion, les troupes qui s’égarent, les contrordres. J. Allard conduit des prisonniers ennemis à Châlons (12 sept. 1914), tâche récurrente dans les carnets. Il place ici et là des notations hostiles aux Allemands, comme lorsqu’il doit dormir dans un lit occupé la veille par l’un d’eux : « ça sent mauvais mais qu’importe ! » (102), ou en entrant à Mourmelon que les troupes allemandes ont quitté après l’avoir dévasté, comme souvent en cette période d’invasion propice aux « atrocités » : « les vandales sont passés » (p. 106). J. Allard ajoute aussitôt qu’il doit organiser les gendarmes pour prévenir et punir le pillage par les soldats français, cette fois. Le pillage est un élément récurrent des carnets.

Dans l’arrière-front

L’installation dans la routine est signalée à partir du 21 septembre 1914 : « aucun fait saillant à noter » (108) si ce n’est que l’auteur peut enfin se reposer, se laver et d’abord se déshabiller, pour la première fois depuis le 24 août. Violente altercation avec un général qui réclame la priorité au passage de ses troupes sur un pont (111) ; altercation avec un commandant dont il a pris le lit par erreur (114). Nouvelles enquêtes sur de présumés espions (près de Reims, « région très travaillée par l’espionnage », 113) et nouvelles mentions de fusillés.

Le 23 octobre, départ pour la Belgique, Ypres, et contact avec les troupes anglaises, notations sur l’architecture et le charme de la « jolie cité » d’Ypres. Pas pour longtemps : la région est ensuite violemment bombardée, par obus et avions (121). J. Allard raconte ses efforts pour soutenir les civils, lutter contre les incendies (en vain), etc.

Le 11 novembre 1914, J. Allard cantonne dans un asile d’aliénés, dont s’approche le bombardement : « les malades poussent des hurlements qui se répercutent avec les détonations dans les couloirs très sonores » (127).

Dans les semaines qui suivent, c’est l’accalmie, mais toujours beaucoup de travail pour J. Allard qui doit arrêter les paysans belges refusant de respecter les interdictions de circulation (130). Il subit un exceptionnel bombardement par du calibre 380, dont les obus font d’énormes trous (131).

Le 26 décembre 1914, il relate l’exécution pour abandon de poste d’un soldat du 66e RI : « cérémonie qui m’impressionne douloureusement » (132), suivie d’une plus heureuse pour lui, la remise de la légion d’honneur, en janvier 1915. Il tombe cependant malade en avril 1915, et passe plus d’un mois en convalescence (140).

Le travail des gendarmes : surveiller, enquêter

Dans cette période, J. Allard raconte les enquêtes et les arrestations faites dans l’arrière-front, dont celle de soldats s’étant cachés un mois et demi dans des caves, et d’autres condamnations à mort suivies d’exécutions, au 135e RI et au 32e RI. Selon lui les fusillés sont « dans la vie civile des repris de justice, ou des gens peu recommandables » (138). En février 1915, il signale qu’il procède à de premiers contrôles de la correspondance : c’est plus tôt que les dates habituellement données pour l’établissement du contrôle postal.

Il se charge également de fixer les prix des denrées, faisant baisser ceux des commerçants (147), et d’organiser les cantonnements en répartissant les unités – l’artillerie lourde bien installée refuse de céder de la place (149). Plusieurs mentions des permissions, la première le 21 juillet 1915, les suivantes passées en Bretagne dans la famille de sa femme.

Les notations diminuent d’intérêt et d’intensité après le milieu 1915. J. Allard mentionne au nouvel an 1916 son espoir de victoire pour l’année qui vient, qui le voit passer du nord du front (pays minier, mais aussi promenades à cheval au Touquet (178)) à la région en arrière de Verdun où il décrit des tombes improvisées (190). Les tâches judiciaires et prévôtales reprennent, avec l’utilisation de soldats français emprisonnés pour construire un abri (194).

Pour finir, s’embusquer

Épuisé et attristé par la guerre (« il faut se cuirasser contre les émotions », 96), J. Allard hésite assez peu lorsque son supérieur lui propose un poste plus abrité en juin 1916, à Brienne dans la zone des étapes. Le témoin relate son impression caractéristique mêlée de honte  et de soulagement à l’idée de quitter le danger (195). Affecté à la surveillance d’un parc à munitions, ses tâches deviennent monotones même s’il continue de chercher des espions dont une étrange « baronne autrichienne » fortement soupçonnée (201). Il établit des barrages sur les routes, et enquête également sur des morts de militaires dans l’arrière-front : meurtre ou suicide (203).

La dernière partie du témoignage comprenant les notes « judiciaires » reprennent et développent partiellement des éléments exposés dans les carnets dont des enquêtes (perquisitions, interrogatoires) menées sur des individus « suspects », sur des vols, et sur tous eux soupçonnés de sympathie pour les Allemands. En l’état il s’agit de matériaux pour une histoire de l’espionnage et de ses perceptions qui reste largement à écrire. Le tableau de la p. 242 qui présente les différents types de procès-verbaux est ainsi un élément utile, bien que limité à une division, sur l’illégalité ordinaire de l’arrière-front : délit de chasse, outrage, ivresse, « infractions aux lois sur la circulation », etc.

Evidemment il faut regretter l’absence de notation pour l’année 1917, au moment des mutineries, en particulier pour une division, la 18e, qui connaît l’indiscipline des 32e, 66e et 77e RI à Chevreux et Chaudardes (voir le tableau des mutineries, au format pdf).

4. Autres informations

La thèse soutenue en 2010 par Louis Panel et consacrée à la gendarmerie n’est pas encore publiée ; des éléments sur cette arme durant la période se trouvent dans :

  • L. Panel, Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), SHGN, Maisons-Alfort, 2004, 250 p.
  • L. Panel, « La gendarmerie dans la bataille de Verdun (février-octobre 1916) » Revue historique des armées, 242, 2006. Mis en ligne le 26 novembre 2008 : http://rha.revues.org//index4182.html

Texte de complément par Yann Prouillet: Gendarmes dans la Grande Guerre, Quand Brothier éclaire Allard

Faisant écho à la recension ci-dessus d’André Loez du journal de Jules Allard, officier de gendarmerie, présenté par Arlette Farge [2], ce témoignage peut également être éclairé par la connaissance de la littérature testimoniale de la Grande, objet des études du CRID14-18 [3]. En effet, Arlette Farge part du présupposé qu’ « il y eut tant et tant de récits sur la guerre de 1914-18 [4] » mais subordonne son analyse des témoignages issus de gendarmes à la conclusion de Louis Panel qui avance « que la Bibliothèque du Service historique possède bien peu de témoignages ou de journaux de gendarmes ; il ne cite que quelques nom de colonels [5] », ce qui est par ailleurs exact tant les journaux de guerre de gendarmes sont rares dans le corpus édité. Toutefois, l’un des très rares journaux de guerre de sous-officiers de gendarmerie publiés [6] concerne justement l’un des gendarmes de Jules Allard.

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier [7] de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e R I (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers [8].

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance [9] ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes [10] » est embarqué avec l’état-major de la 18e D I du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre [11] ». Célestin Brothier meurt en 1915 sans être jamais retourné au front. Le témoignage de Jules Allard s’achève quant à lui à la fin d’octobre 1916.

Comparaison des témoignages, analogie des expériences, analogie des restitutions ?

Le parcours commun entre les deux témoins correspond donc à la période allant du 5 août au 7 septembre 1914. Le croisement des deux expériences d’une trajectoire géographique et typologique similaire sur cette période révèle leur caractère complétif. De volume différent (59 pages pour Brothier, 14 pages pour Allard), la profondeur descriptive de Brothier éclaire ainsi la pratique d’écriture d’Allard ; il permet aussi d’obvier à la coupure des noms non rétablis chez Allard. De l’étude comparée de ce mois de guerre en Lorraine, la sensibilité du témoin mais également sa fonction influent sur la perception d’un même évènement.

L’unité prévôtale du capitaine Allard arrive en Lorraine (Chaligny, Meurthe-et-Moselle) le 6 août 1914. Si Allard rapporte uniquement quelques informations ténue d’intendance (trajet, cantonnement et repas), Brothier analyse une sorte de montée en charge de la guerre, de ses bruits et du patriotisme, de l’angoisse aussi, de ses habitants à mesure que l’on se rapproche de la frontière allemande. Les 7 et 8, alors que Brothier reste flou sur son arrivée en secteur (une gare, un village), Allard est déjà dans sa fonction : « A Saint-Nicolas-de-Port, (…) arrestation d’un insoumis ». Les jours suivants (9 et 10 août) sont rapidement purgés et Ludes (en fait Ludres) est qualifiée de « village sans importance », là où Brothier voit : « dix ou douze mille hommes de troupe » et où « il est presque impossible de trouver un abri. Quant à trouver des vivres, même du pain, il est inutile d’y penser ». Il est par ailleurs étonnant qu’Allard ne mentionne pas la directive qu’il donne à Brothier : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre. »

Les 11 et 12, des problèmes d’intendance préoccupent toujours nos deux témoins ; le logement pour l’officier et la nourriture pour le brigadier que ce dernier résume ainsi : « Avoir du pain, un abri et de la paille, c’est vraiment la fortune ».

Du 13 au 18, la narration devient globale chez Allard. Il rapporte sommairement les premières opérations prévôtales autour de Nomeny. Ainsi Allard évoque le ramassage de 31 sujets allemands « évacués sur Nancy ». C’est Brothier qui s’occupe de ce transfèrement de 15 individus, réalisé dans des circonstances périlleuses devant l’hostilité de la population : « aussi je croyais bien ne pas pouvoir livrer vivants tous mes prisonniers. Il m’a fallu donner le change en disant que c’était des Alsaciens qui réclamaient notre protection ». Brothier évoque donc lui aussi dès le 13 la présence massive d’espions dans ce secteur de Lorraine. Allard purge également en une phrase l’arrestation d’« une vieille bergère et son petit-fils, convaincus d’espionnage et d’intelligence avec les Allemands ». Brothier s’étale quant à lui sur ce qui apparaît comme sa première affaire en la matière et évoque sur deux pages l’épisode de la femme Ottefer, « vieille pleurnicheuse, invoquant Dieu à tort et à travers » et son petit-fils, dont l’atavisme délinquant se révèlerait au faciès : « un gredin aux mœurs d’apache ». Il évoque aussi l’enquête menée par Allard le lendemain, impossible en pays ennemi où « les gendarmes eux-mêmes ne sont plus en sûreté ! ». Allard quant à lui n’évoque qu’un « départ inopiné ».

Le 20 août, l’unité part pour Sedan, destination connue à l’avance pour Allard et non pour Brothier. Allard y voit une « belle ville – belles avenues – jardin public et larges places » là ou Brothier perçoit une « ville (…) triste, et aussi de triste mémoire ». A Sedan, le 23, s’inscrit l’épisode sommairement décrit par Allard comme « des fuyards circulant dans la ville répandent la panique », précisant leur appartenance aux 9e et 11e corps ou au 135e R I Là encore, Brothier est plus précis sur cet évènement qui fait une nouvelle fois référence à l’antienne du comportement au feu des troupes méridionales : « Dans l’après-midi, des ordres arrivent qu’il faut aller arrêter des soldats, qui se sont sauvés du champ de bataille, et qui jettent la panique dans la ville. En effet, nous rencontrons de ces militaires, des méridionaux disant que leur régiment a été anéanti, qu’ils restent seuls, etc. Mais à chaque instant, un nouveau groupe du même régiment tient les mêmes propos. Nous arrêtons tous ces soldats, particulièrement ceux des 17ème et 11ème régiments d’infanterie. Renseignements pris, il résulte que les 17ème et 15ème corps d’armée se sont très mal conduits. (…). Beaucoup de soldats de ces deux corps d’armée se sont sauvés en débandade. Les plus coupables vont être traduits devant un conseil de guerre ; les autres seront reconduits au feu en première ligne et surveillés en arrière par des troupes plus sûres et par des gendarmes ». Etonnemment, la perception des troupes fautives diffère complètement entre les deux témoins.

Du 25 au 29 août, de retour dans le secteur de Nancy, Allard n’évoque plus que des détails d’intendance alors que Brothier reste comme à son habitude plus descriptif sur ces journées. Le 30, l’ordre donné à l’unité prévôtale d’Allard d’« enfouir 500 cadavres » dans les bois d’Hoéville. Cette opération à réaliser sous le feu génère chez les deux témoins une relation complète tant le caractère périlleux de la mission (Brothier parle de « journée mémorable ») a généré ce besoin d’écriture cathartique : l’un en tant que donneur d’ordres, l’autre en tant qu’exécutant. Là encore, parfaitement complétives ces relations exemplifient la vision différente d’un même évènement selon le statut de cadre du militaire. C’est ensuite dans la pratique descriptive de l’écriture : Brothier, exécutant, consacre 10 pages et demie à la relation de sa mission et multiple les détails sur sa réalisation et sa perception. Allard, plus synthétique et bien que participant à sa réalisation, n’y consacre que 3 pages.

Le 31 août, un nouvel épisode commun rapproche les témoignages, globalisés pour Allard sur la période 31 août – 2 septembre, plus délayée jour par jour chez Brothier. Le 2 septembre (date précisée par Brothier) les premiers prisonniers allemands sont confiés à l’unité prévôtale. Pour Allard, « l’un est instituteur, il paraît peiné. L’autre est indifférent » alors que Brothier engage la conversation avec « un élève officier qui parle assez bien notre langue », lui apprend la réalité de la guerre et constate l’effet nerveux causé par 75 sur ces soldats allemands. Leur vision commune et leur description, près d’Arcis-sur-Aube, « des nombreux convois de familles chassées par l’invasion » (Allard), « qui viennent de Belgique, des départements des Ardennes, de la Meuse, des villages voisins même » (Brothier) est le dernier épisode marquant de la campagne commune du brigadier Brothier et de l’officier Allard. Celui note en effet le 6 septembre « le brigadier B. est malade et doit être évacué d’urgence ». Célestin Brothier quitte en effet le capitaine Allard le 7 septembre. A la déconvenue d’une défaillance physique l’obligeant à devoir abandonner son unité, s’ajoute la vision terrible d’un train de blessés en route vers l’intérieur. Brothier décrit les effets déchiquetés, le sang, les mutilations et les soldats mourant sans soins possibles. « Chaque cas est pénible à voir et l’ensemble est affreux. (…). Ne pouvant me rendre utile auprès de ces malheureux, je m’en vais me reposer dehors assez loin pour ne pas entendre leurs cris déchirants ». Là il rencontre une dernière fois le capitaine Allard qui, révélant son humanité termine : « Je retrouve le brigadier B. resté en gare depuis la veille et qui parait péniblement impressionné par le spectacle de souffrance qu’il a sous les yeux, peu fait pour rétablir son moral ». Dès lors, leurs chemins se séparent pour ne plus se recroiser.

Conclusion

Il est bien entendu dommage que la détection de ce témoignage efficacement complétif et éclairant de Célestin Brothier sur l’unité prévôtale et la personnalité même de Jules Allard n’ait pas été opérée par les présentatrices du journal de l’officier, d’autant plus que, la rareté des témoignages de gendarmes ayant été relevée, la recherche sur le corpus existant en aurait été plus efficiente. C’est certainement du fait de ce présupposé que les recherches idoines n’ont pas été menées. La publication du journal de Célestin Brothier, gendarme, démontre en tous cas qu’à tout témoignage, on peut en apposer un autre. Cette mise en perspective des témoignages, sur la base de la détection des rapprochements possibles dans les corpus existants publiés, fait partie de l’expertise du CRID 14-18.


[2] Allard, Jules (cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

[3] Dictionnaire des témoignages in http://www.crid1418.org/temoins/.

[4] Allard, op. cit., p. 19.

[5] Allard, op. cit., pp. 15-16.

[6] Azaïs Raymond et Kocher-Marbœuf Eric, Le choc de 1914. Journal de guerre. La Crèche, Geste, 2008, 143 pages.

[7] C’est-à-dire sous-officier d’active commandant une brigade de gendarmerie ; celle de Maulévrier (Maine-et-Loire) dans ce cas.

[8] Il est cité par Jules Allard dans les effectifs de son unité prévôtale (Allard, op. cit., p. 237).

[9] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 44.

[10] Effectif correspondant à celui cité par le capitaine Allard qui fait aussi état de 23 personnels (Allard, op. cit., p. 237).

[11] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 120.

André Loez, septembre 2010.

Complément de Yann Prouillet, janvier 2011.

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Tardy, Georges (1894-1968)

1. Le témoin

Né en 1894 à Valence (Drôme), diplômé de l’Ecole de Tissage de Lyon, Georges Tardy est mobilisé en septembre 1914 par anticipation avec sa classe (classe 1914) au 159e Régiment d’Infanterie caserné à Briançon. Après quelques semaines d’instruction, il arrive au front à la fin novembre de la même année et intègre le 4e Génie en janvier 1915. Il reviendra ensuite dans l’infanterie au 226e RI notamment comme fusilier-mitrailleur et instructeur de cette arme pour une unité de la territoriale après avoir été surpris en train de prendre des photographies sur le front. L’armistice ne marque pas pour la lui la fin de son service militaire, puisqu’il ne sera démobilisé qu’en septembre 1919 après un passage par le Train et un retour au Génie en particulier comme électricien.

Au front, il stationne d’abord en Artois une longue période (Arras, Souchez, Le Cabaret Rouge), puis passe comme une grande partie des unités de l’armée française par Verdun (mars 1916), par la Somme, les Vosges et l’Alsace en 1918, avant de terminer son périple en Belgique. Evacué début 1917, il échappe à l’offensive Nivelle d’avril. Son parcours n’a rien d’original, mais son témoignage, celui d’un ouvrier, technicien issu du monde du petit commerce et dont l’identité n’est pas gommée par le port de l’uniforme, vient enrichir un corpus de témoignage encore bien pauvre pour cette catégorie de combattants.

 

2. Le témoignage

Il se présente sous deux formes : une abondante correspondance adressée essentiellement à ses parents et à sa sœur, ainsi qu’un corpus non moins important de photographies réalisées par Georges Tardy. Ce dernier nous donne ainsi à lire son expérience de guerre par les lettres transmises à sa famille, mais aussi à voir la guerre à travers l’objectif de son appareil photographique. Double intérêt donc ici, d’autant que ce témoignage multiforme, à rapprocher de ceux de Léopold Retailleau ou de Gaston Mourlot, s’étale sur une grande partie de la guerre (sans les premiers mois du conflit, du reste largement présent dans d’autres témoignages). Georges Tardy nous fait entrer dans l’univers des soldats du Génie mais aussi dans le quotidien d’un fantassin. Il est ainsi possible d’appréhender les deux univers et de les comparer.

Soulignons le travail d’édition très sérieux et d’une très grande qualité de Bruno Tardy, fils de Georges, qui a retranscrit les lettres en insérant à côté du texte les clichés correspondants aux périodes ou à ceux cités dans la correspondance. Il complète l’ensemble par des notes explicatives et une présentation de la situation générale de l’unité de Georges pour chaque grande période.

Un poilu dans la Grande Guerre. Lettres et photos de Georges Tardy, par Bruno Tardy, Fontaines-sur-Saône, B. Tardy, 2009. Exemplaire à commander directement à l’auteur.

Quelques clichés : http://www.association14-18.org/documents/tardyg_cont.htm

 

3. Analyse.

Si Georges Tardy évoque comme dans de nombreux témoignages l’environnement immédiat des combattants, il note également avec constance ses rapports aux autres. Copains, camarades, place du groupe « primaire », évocation des amis que l’on retrouve sur les photographies et avec qui on continue à correspondre après les changements d’affectation, rôle des officiers, autant d’indices qui permettent de d’éclairer un élément essentiel de la vie des soldats : la « société » du front, en tout cas d’une partie de celle-ci, et des mécanismes qui président à sa structuration. La densité des informations contenues dans les lettres passées au crible de la critique (rôle de l’autocensure et de la «  mise en scène de soi ») mérite une lecture attentive de ce corpus : liens avec l’arrière et description de la vie à Valence, alimentation, conditions de vie, rapports avec l’ennemi et avec les troupes alliées (notamment les Américains), évolution technique et tactique de la guerre…

A elles seules, les photographies conservées apportent des données intéressantes sur le quotidien de Georges Tardy : paysages du champ de bataille et tourisme à proximité des cantonnements, portraits de ses camarades et des groupes dans lesquels il s’inscrit, armes, scènes de la vie militaire et guerrière (vie dans les tranchées prises sur le vif, circulation des troupes). Nous ne sommes pas dans une « vision » stéréotypée de la guerre comme pour les vues de la Section Photographique de l’Armée, mais bien face à une production privée proposant un « regard » exempt de toute falsification. Ainsi, quelques clichés apparaissent comme quasiment inédits, à l’image de ces photographies de soldats allemands marchant à découvert entre les deux lignes, regardant les soldats français eux-mêmes sortis des tranchées : « 4 janvier 1916 – (…) Nous avons fait une tranchée à 40 mètres des Boches en plein jour, et tout le monde se pavanait sur le terrain, c’est à n’y pas croire » (pp. 146-147).

Alexandre Lafon

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Coeurdevey, Edouard (1882-1955)

1. Le témoin

Aîné d’une famille nombreuse de paysans pauvres de Verne (Doubs). Placé comme valet de chambre chez un sénateur, il se donne une culture d’autodidacte. Il peut faire des études, devenir instituteur, obtenir une licence ès lettres, fréquenter l’historien Albert Mathiez (qu’il retrouvera pendant la guerre, lors d’une permission, et dont il critiquera les opinions, p. 473 du livre). Un long stage en Autriche lui permet d’acquérir une bonne connaissance de l’allemand, langue qu’il utilise parfois dans ses carnets lorsqu’il s’agit de critiquer des camarades proches.

Adjudant, mobilisé en 1914 au CVAD 1/7 (Convoi de Véhicules Administratifs Divisionnaire), il se considère comme un embusqué. On remarque que, dans cette unité, un officier punit au choix de 8 jours d’arrêts ou de l’envoi dans l’infanterie (p. 149). Il devient ensuite chef de bureau de dépôt divisionnaire, « un filon » (p. 517). Il ne découvre le séjour en tranchée de première ligne, avec le 417e RI, que le 25 août 1917 en « chic secteur » (« Si vous laissez les Boches tranquilles, ils laissent la paix », p. 602). Le 30 mai 1918, il n’a pas encore reçu « le baptême du feu » (p. 797). Cela se produit en août ; il est blessé le 20 août et évacué.

Après l’armistice, il devient interprète auprès d’un tribunal militaire en Allemagne. Démobilisé, il occupe divers postes dans l’enseignement, dont celui de directeur de l’Ecole normale d’instituteurs catholiques du Bas-Rhin. Marié après la guerre, quatre enfants. Dans l’avant-propos, son fils le présente comme politiquement de droite, ce qui apparaît dans le témoignage. Il meurt le 26 mai 1955.

2. Le témoignage

Les 12 carnets, considérés par l’auteur comme précieux, ont été redécouverts par la famille, transcrits, mis en ligne et publiés dans la collection « Terre humaine » (Édouard Cœurdevey, Carnets de guerre 1914-1918, Un témoin lucide, Paris, Plon, 2008, préface de Jacques Marseille). L’ensemble fait 932 pages dont 856 représentant la transcription. Annexes : croquis de localisation ; données statistiques ; composition des gouvernements successifs de la France ; chronologie ; glossaire ; index des noms de personnes et des thèmes. Deux cahiers de photos dont un en rapport direct avec l’auteur, et l’autre, moins utile, sur la guerre en général.

Le sous-titre (« Un témoin lucide ») évoque davantage une lucidité sur lui-même et sur le comportement de ses proches que sur l’extérieur. Il se laisse abuser par certains bobards (p. 41, les creutes de l’Aisne achetées avant 14 par les Allemands et aménagées pour la guerre). En mars 17, il est persuadé de la fuite des Allemands (p. 531 : « Les Allemands ne reculent pas, ils fuient ! »). Ses jugements, toujours péremptoires, sont souvent remis en question : par exemple sur Joffre (p. 107 : « Comme il décidera, ce sera bien » ; p. 143 : un vieux gaga ; p. 812 : il aurait fallu le fusiller) ; sur Briand (p. 417 : « grand homme d’Etat » ; p. 461 : « le mielleux Briand ») ; etc. La condamnation est par contre totale et fréquente des politiciens, des fils à papa, des francs-maçons, des socialistes, des instituteurs… et des « genss du Midi », information intéressante sur l’Union sacrée.

3. Analyse

– Le rédacteur de la présente notice n’a pas compétence pour tenter une analyse psychologique de l’auteur des carnets. Pourtant, la matière est abondante. Il évoque fréquemment les problèmes sentimentaux au milieu desquels il se débat, par exemple, le 14 avril 1918 : Marguerite, Marthe, Camille, Emmy… « Quel monstre je suis. » Quelques passages ont cependant été grattés par Édouard, et d’autres, « de caractère intime », n’ont pas été retenus dans l’édition, comme le lecteur en est averti (p. 21). Le rapport à Dieu est de plus en plus fréquent en avançant : « … la guerre, ses dangers, ses épreuves, ses ruines m’ont rapproché de Dieu, ont réveillé, retrempé ma foi catholique, et donné une activité très vive à mon sens religieux » (p. 631). On ne retiendra ci-dessous que quelques aspects intéressant l’histoire de la guerre.

– La mobilisation à Verne : larmes des femmes, « silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer », épouvante, cris (p. 25).

– Les pillages de villages français par des troupes françaises (p. 30, 798).

– La critique des officiers, leur « encombrante nullité » (p. 44), « frelons bourdonnants et dorés » (p. 161), se comportant comme des « hobereaux tout puissants » (p. 814).

– Une vie sexuelle fort active des embusqués : « séances de pornographie » dans les propos de cantine des adjudants ; femmes infidèles ; recherche des « ressources en fesse de la localité » (p. 300)…

– Le bourrage de crâne par les grands quotidiens, les contradictions dans les communiqués officiels…

– Peu de choses sur les « mutineries » de 1917 : début juin 1917, 200 hommes du 404e RI partent en désordre en chantant l’Internationale. « Et pas une tête, pas un chef pour fermer ces gueules ! »

– Il est étonnant de trouver dans la dernière partie du livre la première description d’une corvée de nuit (p. 662), d’un cantonnement dans des conditions scandaleuses (p. 688), d’une très dure marche à l’issue de laquelle seuls les officiers sont bien logés (p. 698), d’une attaque (p. 845), alors qu’elles figurent dès le début des récits des combattants de l’infanterie. Mais c’est normal, puisque notre auteur n’a connu ces épisodes que très tardivement.

– Sa formation, ses idées politiques et sa méconnaissance de la guerre réelle font d’Edouard un « patriote ». Mais sa lucidité l’oblige à noter les attitudes des soldats comme celui qui ne veut pas monter en disant : « Je sais trop ce que c’est » (p. 545) ; ceux qui imaginent ces utopies brèves devant mettre fin à la guerre (p. 659) ; qui estiment que les Russes ont raison de cesser le combat (p. 663) ; qui refusent de verser pour l’emprunt de défense nationale en disant : « Quand ils n’auront plus de galette, il faudra bien qu’ils s’arrêtent de faire la guerre » (p. 690) ; qui décident de ne pas avoir d’enfants car « pour les faire tuer on en a toujours trop » (p. 766)…

– Lorsqu’il rend visite à son frère Julien dans la tranchée en octobre 14, celui-ci a ce cri du cœur : « C’est terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que je ne reverrai jamais Verne » (p. 60) « Quels pâles guerriers nous sommes à l’arrière, nous à qui il ne manque rien », conclut Édouard (p. 61). Julien sera gravement blessé, perdant un œil. C’est avec son autre frère, Louis, que l’opposition devient conflictuelle. Édouard voudrait lutter contre les « idées anarchistes » du « pauvre Louis » ; celui-ci critique les idées de sacrifice et de gloire du premier (p. 242). « Il me fait la remarque que mes actes ne sont pas en rapport avec mes idées. Il a raison. Mais que faire ? » (p. 441). « Il me demande si je jouis de toutes mes facultés et regrette pour moi que je n’ai pas été en première ligne depuis le début de la guerre » (p. 629). Édouard s’accroche aussi avec sa mère qui ne veut pas donner de l’or pour la défense nationale (p. 154).

– Le témoignage sera utile à Alexandre Lafon pour sa thèse de doctorat sur la camaraderie. Camaraderie/répulsion par rapport à l’autre adjudant embusqué. Amitié d’avant la guerre revenant sans cesse à l’évocation de Maurice Colin tué dès le début.

– Enfin, à l’issue de cette trop brève analyse de contenu, il est bon de signaler que la presque totalité du témoignage a pour cadre géographique le sud du département de l’Aisne.

Rémy Cazals, juin 2010

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Bobier Louis (1893-1960)

1. Le témoin

Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).

2. Le témoignage :

Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.

Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.

A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »

Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.

Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.

3. Analyse

Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.

Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).

La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.

Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.

Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet, février 2009

Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.

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Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Massignac, Clément (1894-1917)

1. Le témoin

Massignac Henri, Alfred, Louis, dit Clément, est né le 22 février 1894 à Tournecoupe (Gers). Fils de cultivateurs, il devient apprenti dans une briqueterie du village. Avant-guerre, il cherche à créer sa briqueterie sur l’exploitation paternelle qui permet difficilement à elle seule de faire vivre la famille. On lit La République des Travailleurs, organe de presse radical-socialiste, mais Clément est catholique et participera aux offices à la guerre quand il le pourra. Mobilisé le 8 septembre 1914 au 11e RI de Montauban. Départ pour le front de Champagne dès le 16 novembre. Transfert à Arras le 23 avril 1915. Départ de ce secteur le 1er mars 1916. Montée en ligne à Verdun le 20 juillet 1916. Le 25, blessé à Thiaumont. Hospitalisé jusqu’au 20 août. Il participe ensuite à un stage de mitrailleurs, puis à un stage de servant du canon de 37, du 26 septembre au 27 octobre 1916. Il remonte à Verdun, côte du Poivre, du 14 au 26 novembre 1916, avant de tenir les tranchées dans le secteur d’Apremont du 3 décembre 1916 à mars 1917. Le 17 avril, il participe à l’assaut de la 4e armée sur les Monts de Champagne ; il est tué sur les pentes du Téton le 19 avril 1917.

2. Le témoignage

Lettres originales conservées par les descendants. 19 pour 1914, 106 pour 1915, 99 pour 1916, 26 pour 1917. Au total 250 lettres pour une période de 879 jours de campagne. Une correspondance régulière, un courrier tous les 3 à 4 jours. Les lettres sont publiées, in extenso ou en fragments commentés, in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références données dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage. Pendant toute la période considérée, le témoin appartient à la même unité, le 11e RI.

3. Analyse

Les lettres relatent à la famille les scènes habituelles de la guerre (tranchées inondées, poux, rats, médiocrité du ravitaillement parfois), et les remarques souvent rencontrées sur les rapports combattants/arrière (prix exorbitants pratiqués par les commerçants sur le marché captif des soldats, diatribes contre les embusqués).

Dans un style difficile, contraint d’une part par un faible niveau de formation scolaire et d’autre part par la superposition du français à l’usage du gascon, l’expression et la pensée du témoin progressent de façon nette dans le fil de la correspondance. Cet échantillon de lettres significatif en volume et en durée est intéressant car écrit par un jeune homme socialement représentatif de la masse des fantassins. On y découvre en premier lieu l’instruction bâclée réservée à la classe 1914, la plongée immédiate de cette classe dans la guerre des tranchées. Très vite, dès le 7 décembre 1914, le témoin comprend la nature de cette guerre : « Nous sommes dans les tranchées mais on ne tire presque jamais. Il n’y a que l’artillerie qui donne, surtout celle des Boches » (tome I, p. 482). La lassitude de la guerre est vite exprimée, Clément cherche à survivre en devenant ordonnance d’officiers, puis, dès 1915, en avouant espérer “la fine blessure”, enfin en expliquant que les stages suivis n’ont d’autre but que de profiter d’un sursis. Il relate plusieurs épisodes où la mort l’a frôlé : un ensevelissement à Verdun (tome II, p. 415), deux marmitages (tome II, p. 383 et 385). Les lettres sont riches d’indices de stratégie d’évitement, ou de “vivre et laisser vivre”.

Pour le premier thème, une lettre du 19 mars 1916 explique sa survie lors de l’assaut meurtrier du 9 mai 1915 en Artois, survie qu’il impute au comportement de son capitaine : « Il a refusé de sortir à l’ordre du commandant et lui a dit que sa compagnie ne sortirait que quand les mitrailleuses boches qui étaient devant nous seraient démolies par l’artillerie et qu’il ne voulait pas nous conduire à la boucherie » (tome II, p. 351). On trouve en outre trace d’une “délégation” au commandant sur l’insuffisance de la ration qui débouche sur un sabotage discret des travaux : « Tout le monde n’était pas content, mais aussi, le travail qu’on fait est petit » (11 mai 1916, tome II, p. 367).

S’agissant du second thème, Clément note le 29 mai 1915 : « Ici, on nous fait couper l’herbe devant les Boches, et eux font de même, ils nous tirent pas un coup de fusil » (tome II p. 109). Un témoignage indirect sur une scène qui se serait déroulée au 9e RI sur le front d’Arras est rapporté dans une lettre du 30 octobre (tome II, p. 200) : « Eux sont moins en danger que nous parce qu’ils sont bien avec les Boches. Ils se sont passés du pain entre eux, mais vous savez, leur pain n’est pas si blanc que le nôtre. Un sergent de notre compagnie y est allé les voir à leur secteur, ils sont à deux kilomètres de nous plus sur la droite et ils lui ont raconté ça. Ils plaçaient des fils de fer ensemble et ils ne se tiraient pas un coup de fusil, ils sont allés dans leurs tranchées. Quelqu’un et des officiers boches ont causé avec des officiers à nous, et ils disent qu’eux aussi en ont marre. Le jour de l’attaque du 25 septembre, il y en avait dans les entonnoirs près de la tranchée boche et pendant la nuit les Boches leur ont porté des confitures, et toute la journée le 75 a tapé sur notre tranchée, et il a esquinté la moitié du 9e. Et sur tout le front, ça devrait être comme ça. Peut-être que la guerre comme ça se finirait. Seulement, maintenant, ils les ont avertis : le premier qui parle avec un Boche est fusillé sur place. »

Un autre élément intéressant réside dans la quantification (bien entendu approximative) des épisodes où le témoin a été confronté à l’alternative “tuer ou être tué”. Dès son arrivée en Champagne, Clément relate des scènes de bombardements quasi ininterrompus. Le risque d’être enseveli est fréquent : « Nous sommes restés toute la journée dans une tranchée, couchés à plat ventre, et il y avait des moments que les obus nous couvraient de terre, on avait des blessés et des morts à côté de nous » (19 février 1915, tome II, p. 41). Le 11 janvier 1915, Clément passe à côté du pire : « Hier, nous avons passé une terrible journée, les obus sont tombés toute la journée, nous n’avons eu qu’un mort et un blessé. À moi, il m’en a éclaté un devant la cabane, et a brisé la gamelle à un copain qui était à côté de moi » (p. 30). Mais le danger vient aussi des balles : « J’ai vu les casques à pointe de près, j’ai eu la capote trouée par une balle » (25 décembre 1914, tome II, p. 26). Les narrations du danger subi sur le front d’Arras en 1915 évoquent exclusivement les bombardements. Mais un risque nouveau est mentionné le 12 mai : « Je crois que bientôt les tranchées seront inhabitables à cause des mines. Moi, j’ai sauté à 2m de l’autre côté des tranchées, sans avoir mal » (tome II, p. 87).

Fin janvier 1916, pour faire diversion aux préparatifs de l’offensive de Verdun, le front d’Arras est embrasé par les Allemands. L’historique régimentaire du 11e liste trois attaques allemandes, une contre-attaque et un combat à la grenade. Le 4 février 1916, Clément relate le premier assaut adverse du 28 janvier : « L’autre matin, ils ont sauté en face de nous et les tranchées ne sont qu’à 20 mètres l’une de l’autre et ils ont commencé à monter sur les tranchées en criant “hurrah” mais les mitrailleuses ont ouvert un feu croisé et ils sont vite redescendus quand ils ont entendu ces pruneaux siffler » (tome II, p. 279). On réalise très vite que les adversaires sont restés à distance, d’ailleurs ce sont les mitrailleuses qui ont bloqué la tentative, les fantassins ont-ils seulement eu le temps d’intervenir par le feu individuel ? Le 17 février 1916, nouvelle lettre, nouveau combat pour la reprise d’une tranchée gagnée par les Allemands, dont les formulations montrent que Clément n’est pas acteur : « Hier, il y en a qui ont voulu la reprendre, il y en a deux qui se sont fait tuer » (p. 282). Mais la lettre du 19 février, qui relate la dernière des tentatives de diversion allemande dans le secteur tenu par le 11e RI, évoque une réalité d’une autre nature. Pour la deuxième fois sans doute, Clément est engagé dans une lutte interpersonnelle : « Hier, dans la nuit, nous avons fait 4 prisonniers et 2 ou 3 morts. C’était une patrouille qui s’avançait sur nous. Ils étaient 9, ils avaient pour mission de reconnaître la 1ère ligne à nous. […] Mais seulement, on les a arrêtés, il n’y en a que 2 qui n’ont pas eu de mal, ils ont sauté dans notre tranchée en abandonnant le fusil et l’équipement, les autres étaient broyés par les balles » (p. 282). On peut penser que, cette nuit là, Clément a tué, au minimum il a tiré à faible distance sur des ennemis visibles…

En avril 1916, changement de secteur, retour à la butte du Mesnil, retour à la “routine” du bombardement : « Nous sommes terrés comme des renards toute la journée » (5 mai 1916, p. 362). Au passage, Clément demande à recevoir La République des Travailleurs car « par ici, les journaux nous disent toujours qu’on les aura. Moi aussi je dis qu’on les aura – les bidons vides ou les poux – mais les Boches jamais ».

Un nouveau danger est rapporté : « Avant-hier, nous avons eu une attaque allemande. Nous autres, nous avons souffert beaucoup des gaz lacrymogènes qu’ils ont envoyés en arrière. Et vous savez, c’est très mauvais, ça vous brûle les yeux et ça vous fait vomir » (4 juin 1916, p. 375). Pour le reste, les bombardements sont très majoritairement évoqués. On comprend d’ailleurs pourquoi : Clément manque à deux reprises de mourir. Alors qu’il est de corvée de paille, « voilà qu’il arrive un obus et qui éclate en plein sur nous. C’était peut-être du 200 » (15 juin 1916, p. 383), « Encore maintenant, au moment où j’allais commencer cette lettre avec plusieurs qu’on était, voilà qu’il arrive une rafale d’obus qui tombent à 10 mètres de nous. Heureusement que personne n’a été touché » (20 juin 1916, p. 385).

Le 1er juillet 1916, le 11e quitte la Champagne pour monter à Verdun le 21 juillet. Le 25, Clément est blessé à la jambe par un éclat d’obus. Il avoue s’être terré dans un trou d’obus, il a vécu là plusieurs jours de combats. Outre la blessure, une autre mort aurait pu le prendre : « J’ai été enterré par un obus dont j’ai pas pu me dégager pendant 2 heures avec Guiobert de Saint-Clar » (27 juillet 1916, p. 415).

Enfin, les lettres montrent un soldat paysan s’intéressant à distance à la marche de l’exploitation familiale (date des semis, prix du bétail, opportunité d’acheter une nouvelle machine), s’informant du sort des camarades du village mobilisés, tentant, dès qu’il le peut, de retrouver des habitudes rurales, par la pêche et la chasse (tome II, p. 353). Clément, gourmand, nous montre son dégoût de l’excès de viande, sa nostalgie des légumes du pays, sa découverte de la bière et de la cuisson au beurre des crêpes…

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Liénart, Achille (1884-1973)

1. Le témoin

Né le 7 février 1884. Issu d’une famille bourgeoise lilloise. Entre à 17 ans au séminaire d’Issy-Les-Moulineaux. Fait son service militaire en 1903-1904 au 43e RI en devançant l’appel. Bénéficie de la loi militaire de 1889 qui ne prévoit qu’un an d’obligation militaire pour les séminaristes. Simple soldat car cette loi ne leur permettait pas de suivre les pelotons. Poursuit ses études de théologie à Saint-Sulpice dans le contexte de la Loi de Séparation. Membre de l’ACJF (catholicisme social). Ordonné prêtre en 1907 mais poursuit ses études pour échapper à une année de service militaire supplémentaire. Obtient durant cette même année une réforme pour raison médicale. Licence de philosophie puis doctorat en théologie. Nommé professeur d’écritures saintes au séminaire diocésain de Cambrai. Engagé volontaire à la déclaration de guerre. Aumônier à l’ambulance 3 de la 51e DR (prévu par le décret du 5 mai 1913 qui attache 2 aumôniers catholiques au niveau du CA et un au niveau de la DI). Devient aumônier volontaire à partir du 11 janvier 1915, rattaché au groupe de brancardiers d’une division supplémentaire et provisoire du 3e CA. En juin il rejoint les rangs du 201e RI, apte à suivre cette unité vu son âge. Blessé une première fois en avril 1916 sur le Chemin des Dames (Paissy). Blessé une seconde fois sur la Somme en août. (Maurepas). Citations et décorations. Reçoit en 1917 la croix de la Légion d’honneur remise par Pétain. Démobilisé le 12 mars 1919.

Redevient professeur au séminaire de Lille. Nommé curé-doyen à Tourcoing en 1926. Evêque de Lille en 1928. Cardinal en 1930. Conserve des liens avec les anciens du 201e. Soutien le régime de Vichy. Œuvre à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux en participant aux travaux de Vatican II. Meurt en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre 1914-1918, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 131 p. Cartes, extraits de canevas de tir (légendés par l’auteur), croquis (de l’auteur), photographies et documents divers ont été compilés par l’auteur dans ces souvenirs.

Préface et annotations de Catherine Masson. Avertissement de l’éditeur. Edition dotée d’un appareil critique fourni et d’une riche iconographie.

L’édition papier est accompagnée d’un DVD comprenant :

  • – une transcription dactylographiée d’un journal quotidien (carnets) tenu du 2 août 1914 au 12 mars 1919 (fichiers Word et PDF). La version présentée ici est celle détenue par les archives diocésaines de Lille.
  • – le scan complet des souvenirs objets de la présente publication (et comprenant la totalité des documents qui l’accompagnent). L’auteur les intitule «La guerre de 1914-1918 vue par un Aumônier Militaire. Achille Liénart»
  • – le scan de 2 carnets de sépultures.
  • – diverses éphémérides (produites par l’auteur).

Ces souvenirs (publication papier) ont été établis à partir de cahiers (reproduits dans le DVD). Ils ont été écrits après la guerre, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la date de rédaction (sans doute avant 1928). Ces cahiers sont eux-mêmes issus d’ « agendas de poche », rédigés sur le front, qui n’ont pu être retrouvés. Quelques pages des cahiers ont été retranscrites par la mère de l’auteur et par un scripteur inconnu (dans la version présentée ici, détenue par les archives diocésaines). Il existe une autre version manuscrite de ces cahiers (au nombre de 6), détenus quant à eux par la famille.

Les souvenirs présentés ici sont découpés en 13 chapitres respectant une chronologie précise.

Une carte, placée au début, synthétise tous les mouvements de l’auteur durant la guerre et les éphémérides offrent une vue panoramique des événements de guerre. L’ensemble – cahiers, souvenirs, éphémérides et documents – soulignent à l’évidence combien l’expérience de guerre a marqué son auteur.

3. Analyse

Nous n’évoquerons ici que les souvenirs publiés dans la version papier de cette publication. Ils se révèlent utiles pour qui veut comprendre le retour et l’implantation du clergé catholique durant la Grande Guerre auprès des combattants, neuf ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ils soulignent combien ce retour n’était pas acquis au début du conflit et combien sa réalisation se fit dans une réelle et parfaite improvisation. Une forme d’improvisation durable qui aura tendance à se maintenir durant tout le conflit.

Bien que l’auteur soit prêtre, il s’agit bien de souvenirs calquant le style d’un journal de guerre de combattant et qui en adoptent souvent la sécheresse formelle. L’auteur sera d’ailleurs convié par sa hiérarchie à participer à la rédaction de l’historique régimentaire du 201e juste avant sa dissolution. Priorité est ici donnée aux lieux et aux événements. Assez peu de place accordée à l’analyse et au ressenti de la guerre. La mission pastorale elle-même est plus souvent notée que décrite dans le détail.

Chapitre 1 : 2 août 1914-25 mars 1915 Aumônier bénévole, à l’ambulance 3/51. Départ en campagne – Bataille et retraite de Belgique – Combat de Guise – Bataille de la Marne – Secteur sud-est de Reims

Nomination dans l’improvisation

Aumônier volontaire aux armées dès le 3 août. Les 4 places officielles d’aumôniers au 1er CA étant prises, obtient de l’autorité militaire une affectation officieuse : « Mon cas n’étant pas prévu par les règlements, c’était à moi de me débrouiller pour trouver un emploi. » (p 15) Obtient une affectation à l’ambulance 3 de la 51e DR. : « Il était entendu par ailleurs, entre le médecin-chef et moi, que je ne demandais ni solde, ni nourriture, ni prestation d’aucune sorte (…) » (p 16) Accueil favorable « car un grand souffle d’union sacrée était passé sur le pays » (p 16). L’aumônier est pris en charge par une escouade d’unité inconnue pour la nourriture. Reçoit le 8 décembre une note du commandement qui « fit disparaître une menace qui pesait sur moi (…) » (p 20) La visite d’un médecin-inspecteur à l’ambulance régularise la situation de l’auteur qui obtient le statut d’« aumônier volontaire agréé » par lettre ministérielle du 11 janvier 1915. Il bénéficie désormais d’une assimilation de grade à celui de capitaine

Retraite de Belgique

Franchet d’Esperey (commandant le 1er CA) intervient directement auprès des troupes en retraite afin que celle-ci se fasse en bon ordre (p 17).

Chapitre 2 : 25 mars – 10 juin 1915 Aumônier volontaire agréé à la DI provisoire du 3e CA. Secteur nord-est de Reims

Brancardier divisionnaire ; affectation au 201e

Quitte l’ambulance 51/3, nommé brancardier divisionnaire le 23 mars (DI provisoire). Désire rapidement se retrouver au contact de la troupe pour officier (messes, confessions, visites de secteur). Prise de contact avec la troupe rendu difficile du fait de leur incessante mobilité. Demande une affectation auprès du 201e RI (unité de nordistes dont est issu l’auteur), la rejoint le 3 juin. S’efforce d’obtenir un poste qui lui permette d’être proche de la troupe (groupe des infirmiers régimentaires). Devient aumônier de cette unité : « J’avais maintenant comme « paroisse militaire » une unité d’infanterie combattante dont j’allais partager les risques, les souffrances et les gloires, et où j’allais exercer, près des vivants et des mourants, un ministère sacerdotal tel qu’il marquerait sur toute ma vie son empreinte et me laisserait les plus émouvants souvenirs. » (p 27)

Chapitre 3 : 10 juin 1915 – 21 février 1916. Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – 1er corps d’armée – Secteur de combat de Sapigneul

Un secteur actif : Sapigneul – cote 108

Installation d’une chapelle souterraine entre l’écluse nord et Sapigneul, à 30 mètres des lignes allemandes. L’auteur, au cours de ses tournées, apporte la communion aux guetteurs des postes d’écoute, l’entretien de la foi et la (re)conquête des âmes se faisant dans la proximité de la troupe.

Creusement de sapes souterraines jusqu’au canal en vue d’une attaque (p 30). Attaques répétées et infructueuses : « A quoi bon tant de sacrifices pour un si maigre résultat ? » (p 30)

L’échec de l’offensive de Champagne rend le secteur encore moins confortable qu’il ne l’était. Les maigres conquêtes de terrain au nord du canal sont aménagées mais l’espace demeure insuffisant pour une installation solide. Recherche et inhumation des soldats tombés entre les lignes : « Il y a là des cadavres français de 1914 encore en pantalon rouge et nous réussissons à en identifier plusieurs, à les recouvrir de terre et à planter des croix sur leur tombe. Il y en a aussi du 201e que nous ramenons derrière le canal et que nous inhumons sur place. Il en reste hélas quelques-uns qui sont tombés dans les réseaux de fil de fer allemands et que nous ne pouvons aller chercher jusque là. » (p 32. Noter la différence de traitement des corps entre les hommes appartenant à l’unité de l’auteur et les autres.)

Chapitre 4 : 22 février 1916 – 23 juillet 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille de Verdun – Secteur du plateau de Paissy (Aisne)

Verdun

Arrivée à Verdun le 26 février. Montée en secteur (calme) le 2 mars (fort Saint Michel). 6 mars, installation d’un poste de secours dans la redoute de Thiaumont. Le 201e est engagé devant Douaumont à l’un des moments les plus critique de la bataille. L’auteur fait office d’agent de liaison. Relève des morts lorsque cette tâche est possible (rapatriement du corps du lieutenant Brancourt qui sera inhumé vers la redoute de Thiaumont sous un bombardement intense après repérage par une batterie de 77). Relève dans la nuit du 12 au 13, les restes du régiment rejoignent Verdun. L’auteur repart sur le champ de bataille pour inhumer les corps dont il a noté les emplacements avec deux volontaires « chargés d’un grand nombre de croix (…) » (p 39). Les tombes des hommes du 201e ont été retournées par les obus : « Sans doute ne restera-t-il rien de ces pauvres corps, ni de la croix que nous plantons à la hâte au-dessus d’eux. » (p 39) L’auteur nomme, avec une pointe d’humour rétrospectif, cette équipée macabre « notre chemin de croix ». 22 mars, remontée vers la Côte du Poivre. L’abbé reçoit sa première citation. Installation d’un poste de secours à Bras. Retrait de la zone dans la nuit du 7 au 8 avril. Etape à Trélou. Remise de la Croix de guerre avec citation à l’ordre de la brigade.

Plateau de Paissy (Chemin des Dames)

Arrivée 22 avril (relève du 18e CA). Secteur particulièrement calme : « (…) nous trouvions que c’était bien notre tour de garder des tranchées commodes et bien aménagées, tandis que le 18e corps nous remplacerait à Verdun. Ce n’était pas très charitable, mais c’était si humain ! » (p 41) La tâche du prêtre n’est pourtant pas simplifiée dans ce nouveau secteur : l’éloignement des hommes et la faible occupation des tranchées l’oblige à parcourir de longues distances pour officier. Le calme du secteur autorise les déplacements à cheval. Blessure bénigne par obus au cours de l’un de ces déplacements. Rare critique du commandement au sujet des coups de main : « (…) nos chefs se  trompaient en croyant que par ces coups de main entretenir chez nos soldats l’esprit d’offensive. En réalité ces petites opérations de détail coûtaient cher et rapportaient peu, elles déprimaient le moral de nos soldats. » (pp 42-43)

Relation en fin de chapitre, à la manière d’un aparté hagiographique, d’« un souvenir qui m’est resté particulièrement cher » : un agent de liaison connu du prêtre ne peut poursuivre sa mission à Verdun. Ce dernier l’encourage en lui donnant la communion et le soldat repart terminer sa mission.

Chapitre 5 : 24 juillet – 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Camp de Crèvecoeur (Oise) – bataille de la Somme

Crèvecoeur et Gressaire

Déplacement du 201e à partir du 25 juillet vers le front de la Somme. Séjour au camp de Crèvecoeur pour une manœuvre visant à anticiper le futur engagement. 13 août : embarquement pour Villers-Bretonneux puis pour le camp de Gressaire où le 201e est doté d’une musique régimentaire : « Désormais nous n’avions plus rien à envier au 1er d’infanterie avec qui nous faisions brigade. » (p 45)

Bataille de la Somme

Arrivée en secteur à partir de la nuit du 19 au 20 août, relève du 20e CA. Un regard rétrospectif mi-admiratif et mi-critique sur l’allié britannique : « L’armée anglaise est bien différente de ce qu’elle était au début de la guerre. Elle a mis deux ans à se former mais elle est devenue nombreuse, puissante, admirablement équipée et très bien pourvue d’artillerie (…) La bataille de la Somme est leur première grande offensive, ils y sont entrés avec une ardeur magnifique, mais avec une inexpérience et une témérité qui nous rappellerons plus d’une fois nos erreurs du début de la guerre, et qui leur coûteront beaucoup de pertes inutiles. » (pp 15-46) Engagement du 201e à l’ouest de Maurepas. Installation d’un poste de secours de première ligne dans un ancien abri bétonné allemand dont la porte est tournée du côté de l’ennemi et qui reçoit le choc d’un obus allemand : l’auteur est blessé mais ne quitte pas son poste. « De fait je passe la matinée dans le chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions. Quand j’ai fini, mes soldats me confient leur lettres, pour beaucoup, peut-être le dernière. Ils l’ont écrite comme ils ont pu, au crayon, sur leurs genoux, avant le combat, ils y ont mis toutes leurs affections et ils tiennent à ce qu’elle parte. J’en apporte bien 300 au poste de secours d’Hardecourt » (pp 46-47) L’attaque du 201e réussit partiellement, les britanniques et le 1er RI n’ayant pu progresser au même rythme.

Multiples attaques mais progression limitée qui permet à l’aumônier d’aller à la recherche des morts et des disparus de l’attaque du 24. Court repos. 13 septembre, le 201e attaque à nouveau aux côtés des « joyeux » (bataillons disciplinaires africains) dans le secteur de Rancourt. Prise de Rancourt et de Combles. Citation du 201e à l’ordre de l’armée pour ces combats. 24 septembre, remise de la croix de guerre au drapeau du régiment et 2e citation de l’auteur, à l’ordre de l’armée.

Chapitre 6 : 2 octobre 1916 – 25 mars 1917 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Secteur de Champagne – Affaire de Maisons de Champagne – En Brie

Champagne

Arrivée secteur Dampierre – Saint-Etienne-au-Temple – La Cheppe : « J’en profite pour aller visiter les bataillons et prendre contact avec les renforts qui sont venus combler les vides creusés dans nos rangs. Nous avons reçu des hommes de tous âges, des territoriaux grisonnants et des jeunes de la classe 16, de toutes régions aussi, car il en est venu de tous les recrutements et il y a même des Sénégalais du plus beau noir ! Heureusement, si j’ai désormais quelques païens et quelques musulmans parmi mes ouailles, la majorité reste catholique. » (p 55) Exploration du champ de bataille de Souain afin d’y retrouver des restes de corps de soldats du 201e abandonnés lors de l’offensive de mars 1915. Constitution d’un ossuaire surmonté d’une croix sur laquelle figurent les noms des soldats tombés dans ce secteur. Promotion du lieutenant-colonel Hebmann au grade de colonel. Il quitte le 201e pour prendre le commandement de l’ID : « Je le regrettais personnellement plus que les hommes qui l’appréciaient mal, car il n’avait pas la manière de leur parler. » (p 57) Remplacement par le lieutenant-colonel Mougin « qui, tout de suite, sut attirer l’estime et la confiance de tous. Notre premier entretien fut très cordial, il préludait à l’amitié sincère et profonde qui n’allait pas tarder à s’établir entre nous. » (p 57)

Maisons-de-Champagne

Le 201e est chargé d’aller porter secours au 208e dont deux bataillons ont été capturés par un coup de main allemand (c’est au cours de ce coup de main que des documents importants concernant l’offensive du printemps 1917 vont être pris par les Allemands ; Liénart semble ignorer ce fait.)

Les hommes du 201e sont pressentis pour reconquérir ce qui a été perdu par le 208e : « Pourtant le 23 [janvier 1917], le bruit court que c’est pour demain (…) Les hommes sont mornes et je ne sais que leur dire, car le bon sens me paraît être de leur côté. » (p 59) Cette attaque est finalement ajournée et le 201e quitte le secteur. Il part au repos pour Condé-en-Brie.

Maizy (Chemin des Dames)

Anecdote relatant la capture d’un soldat français du 233e accusé d’être un espion par un soldat du 201e.

Chapitre 7 : 26 mars 1917 – 26 juin 1917 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Assaut du Chemin des Dames – Vauchamps -Mailly – Gonaix

Du 16-23 avril au plateau de Craonne

« Le séjour à Maizy est assez agité. L’ennemi se rend compte de la concentration de troupes qui s’opère et bombarde tous les villages. » (p 63) Préparation difficile des festivités de Pâques (confessions, messes) dans un contexte de préparation d’offensive. « Le capitaine Battet m’explique le plan de notre offensive, qui nous paraît à tous deux effarant. » (p 63) Critique lucide de ce plan par l’auteur au regard de ce qui s’est passé dans la Somme (attaques successives de positions après préparations méthodiques d’artillerie) : « Cela faisait une pénétration prévue de sept kilomètres en profondeur qui devait s’opérer d’après horaire fixé d’avance, en sept heures. En regardant la carte d’état-major, nous constations combien la topographie de notre secteur était propice à la défense (…) S’il n’y avait pas eu d’Allemands, l’effort physique d’un tel assaut avec l’armement complet et la surcharge de quatre jours de vivres que les hommes devaient emporter, eut été déjà été très considérable. Aussi malgré la puissance de notre artillerie et la densité de l’armée de rupture dont nous faisions partie, ne pouvions-nous nous défendre d’un sentiment d’effarement devant un plan aussi audacieux. La position à enlever était formidable, et tout de même l’ennemi qui la tenait était de ceux dont il n’était pas si aisé de faire abstraction (…) Jamais pourtant la confiance et le moral de l’armée n’avaient été plus élevés. » (p 63)

Le 16 avril, le brancardier Liénart suit la progression du 5e bataillon du 201e décimé par les tirs allemands de la tranchée du Balcon. Il est contraint de se replier sur la « maison sans nom », au pied de la falaise, transformée en poste de secours avancé. Le capitaine Battet, commandant le 4e bataillon, parvient à s’infiltrer au sud du Tourillon de Vauclerc et à prendre pied dans la tranchée du Balcon qui est progressivement conquise par ses extrémités et conservée. Malgré la conquête du Balcon, l’évacuation des blessés de la « maison sans nom » demeure particulièrement périlleuse. La recherche des blessés ne peut se faire qu’à la nuit tombée. Le 17, après une dure journée passée à soigner les blessés, Liénart quitte le poste de secours avancé et se dirige, épuisé, vers le poste de secours de Craonnelle. Il ne reprend son service que le 20. Le 21, il part à le recherche des corps de soldats disparus : l’identification est possible mais non l’inhumation. Le 22, regroupement sommaire de 125 corps : « Les corps sont réunis dans de grands trous d’obus, et les objets sont recueillis, les noms sont inscrits dur des billets et placés dans des bouteilles laissées dans des trous d’obus, au milieu des corps. » (p 68) L’inhumation des corps ne peut être accomplie du fait d’une relève.

Chapitre 8 : 26 juin 1917 – 18 janvier 1918 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille des Flandres – Retour en Seine-et-Marne – Crouy-sur-Ourcq

Les Flandres

Acheminement du 201e vers le nord : « Allions-nous enfin, nous qui appartenions au 1er corps d’armée, nous battre directement pour arracher notre régions envahie à l’oppression de l’ennemi ? » Entrée en Belgique, observation « de l’armée belge, que nous avions vu en 1914 si peu préparée à soutenir le terrible choc de l’armée allemande, et que nous retrouvions à présent fortement équipée et très bien encadrée. » Relève d’une unité belge sur le rive ouest du canal de l’Yser : «  Dans ce pays plat, saturé d’eau, où les tranchées, au lieu d’être creusées dans la terre étaient établies en superstructure, point commode pour loger les compagnies de réserve. » Mise au repos : « Le commandement soucieux d’avoir des troupes d’attaque en parfait état physique et moral, nous avait fait voir le champ de bataille, et nous mettait au vert jusqu’à l’offensive. » (p 73) Le 201e attaque le 31 juillet mais son avance est stoppée par la pluie. A son habitude, comme après chaque offensive, Liénart inhume les morts du régiment. Au repos, il reçoit la croix de la Légion d’honneur des mains de Pétain : « Il me félicita d’un mot, mais ce qui me fut plus sensible encore, ce furent les félicitations vraiment cordiales et émouvantes qui me vinrent de tous mes soldats et des officiers du 201e.» (p 76) Le régiment est engagé à plusieurs reprises dans le même secteur, jusqu’à la fin octobre.

Paris

4 novembre : départ en permission. Messe à Montmartre (probablement au Sacré-Cœur). Visite à la famille. Retraite spirituelle de 3 jours au séminaire de Saint-Sulpice.

Secteur d’Oost-Cappel et changement d’affectation

Visite aux bataillons en secteur au nord d’Ypres : « Heureusement, il y a un prêtre-soldat à chaque bataillon (…) pour assurer le service religieux. » (p 80) 7 décembre : préparatif de départ du 1er CA. Liénart est convoqué par le médecin-divisionnaire « qui m’apprend qu’une circulaire ministérielle rappelle les aumôniers dans les groupes de brancardiers. Je suis pour ma part l’un des deux aumôniers du groupe de brancardiers de la 1ère DI (GBD). Le prétexte invoqué pour nous éloigner de nos régiments, est que par suite du départ des aumôniers dans les régiments d’infanterie, certains éléments de la division (artillerie, génie, cavalerie), se plaignent de ne jamais avoir d’aumôniers. En réalité, ils ont les prêtres-soldats qui font très bien l’affaire, et on veut surtout, au nom des règlements, nous éloigner de notre champ d’apostolat. Heureusement nos chefs immédiats sont plus compréhensifs, et le médecin-divisionnaire se contente de m’affecter pour ordre au GBD, en me laissant toute liberté de résider où je m’estime être le plus utile. En principe, je ne suis plus aumônier du 201e, en fait je le reste. » (p 81) Long déplacement à pied de la DI jusqu’à Crouy-sur-Ourcq.

Chapitre 9 : 18 janvier – 9 mai 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Secteur de Beaumarais – Bataille de Noyon – Secteur d’Ourscamp

Chemin des Dames

De retour dans ce secteur, au début de l’année 1918, Liénart note « On n’y apercevait pas encore les signes avant-coureurs de l’orage. » (p 85) Il y poursuit l’entretien des cimetières provisoires, constatant leur bon état ou les ravages causés par l’artillerie (cimetière du Blanc-Sablon). Le secteur conquis en 1917 est toujours l’objet d’aménagements défensifs : « Notre séjour dans cette zone assez calme n’est rendu pénible que par l’exécution d’importants travaux de défense. Il s’agit d’établir des réseaux de barbelés puissants et des centres de résistance solide en vue de contenir l’ennemi, s’il s’avisait d’utiliser la plaine pour tourner notre position du Chemin des Dames et du plateau de Craonne, si chèrement conquis. » (pp 85-86) Liénart entreprend avec une équipe de musiciens la réfection du cimetière du Blanc-Sablon et poursuit la recherche des corps de soldats du 201e tombés en 1917 dans le Ravin sans Nom, abandonnée quelques mois plus tôt du fait d’un départ précipité. Il constate que le travail d’identification et d’inhumation est resté en l’état, soulignant ici combien le devenir des corps des soldats dépend étroitement de l’unité à laquelle ils appartiennent.

L’Oise

La 1ère DI est jetée dans la brèche qu’ont ouvert les Allemands entre l’armée française et britannique le 21 mars. Le 201e résiste dans le secteur de Crisolles, sans le soutien de l’artillerie qui n’a pu suivre. L’unité se replie sur Noyon et est relevée par le 57e RI qui se fixe sur le Mont Renaud. Le 201e occupe une position en retrait dans le secteur de la forêt d’Ourscamp.

Chapitre 10 : 9 mai – 11 juillet 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – En réserve à Plassis-Bion – Bataille de l’Aisne – Forêt de Villers-Cotterêts

Au retour d’une permission, le 201e est envoyé dès le 28 mai pour soutenir une division qui tient le secteur entre Crouy et Chivres au nord de l’Aisne (suite à l’enfoncement du Chemin des Dames par les Allemands le 27 mai). Utilisation d’un bac pour passer au sud de l’Aisne. Repli sur Soissons alors que les ponts sur l’Aisne ont été détruits. Nouveau repli sur Noyant. Liénart rejoint la division à Septmonts qui est finalement pris : repli sur Vierzy puis Villers-Hélon et la forêt de Villers-Cotterêts. « Le 201e est anéanti. A l’appel qui se fit ce jour-là à Mongobert, nous étions en tout 170, et l’on nous envoyait à la division marocaine à Vivières, dès le soir, en attendant que l’on décide si le régiment serait dissous ou reconstitué. » (p 94) Le 4 juin, la première DI est reconstituée avec les restes de ses régiments et des renforts à venir. Participation du 201e à des combats locaux face à Longpont.

Chapitre 11 : 12 juillet – 13 octobre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Brève relève – Reprise de l’offensive – Prise du Plessier-Huleu – Oise et Alsace

Mention d’un combat au corps à corps  dans le secteur de Plessis-Huleu (pp 98-99). Obtention le 28 mai de 2 nouvelles citations, à l’ordre de l’armée et du régiment (p 99). Le 28 août, le 201e est envoyé en Alsace : « Je n’ai passé que trois jours à St Amarin mais quelle impression profonde j’en ai gardée. Ici toute la population parle de français, et elle est restée française de cœur. » (p 100) Les succès remportés par les armées alliées renforcent « les sympathies de la population alsacienne pour la France. » (p 102) A Bitchwiller, le nom de la place et de certaines rues est modifié (place Jeanne d’Arc et rues du président Wilson et du maréchal Joffre, p 102).

Chapitre 12 : 14 octobre – 11 novembre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Le dénouement – Granville – Lille – Vers Metz – Armistice

Difficulté à obtenir un laisser-passer pour Lille occupée par l’armée anglaise. Rencontre avec Thellier de Poncheville et obtention de permissions pour se rendre à Hazebrouck afin de se « débrouiller » pour entrer dans Lille. L’auteur parvient à se rendre chez son oncle. Surprise des lillois de voir un aumônier français arborant ses décorations. Départ pour les Vosges afin d’y rejoindre le 201e qui doit être engagé vers Saint Avold. L’auteur apprend la signature de l’armistice à Diarville : « A 11 heures, la joie éclate. Les cloches des églises sonnent à toute volée. C’est fini. Notre bonheur est si grand que nous avons peine à y croire, et que nous sommes obligés de réfléchir pour en prendre pleinement conscience. » (p 108)

Chapitre 13 : 12 novembre – 12 mars 1919 Aumônier du GBD détaché au 201e – Accueil triomphale en Lorraine – Occupation de la tête de pont de Myence – Dissolution du régiment – Congé de démobilisation

A partir du 15 novembre, le 201e se déplace vers la Lorraine : « A présent nous n’entrerons plus en Lorraine en combattants mais en triomphateurs. » (p 111) « Tous les villages sont pavoisés. Les habitants nous font un accueil enthousiaste. Tout le monde parle ici français, et nous sentons bien que la Lorraine est vraiment un lambeau de France qui nous a été arraché. » (p 112) Manifestations de joie dans les villages traversés. « Parmi les spectateurs de notre défilé, nous aperçûmes des soldats allemands en uniforme avec armes et bagages. Ils portaient la cocarde rouge, signe que la révolution qui avait éclaté dans l’armée vaincue. C’étaient des Lorrains qui s’étaient eux-mêmes démobilisés et qui étaient en train de regagner leur foyer. » (p 112)

1er décembre, mise en route pour la région de Mayence. Découverte des villes et villages intacts : « Les enfants pullulent littéralement, ce qui n’est pas sans faire réfléchir nos soldats sur l’avenir… Ils se pressent en foule sur notre passage et les hommes et femmes aussi, avec une curiosité qui nous étonne, et qui nous semble un manque complet de dignité. » (p 114) L’auteur loge chez l’habitant : « L’accueil est bon, mais visiblement les gens ont peur de nous. Et cela vaut mieux, car dès qu’ils ne nous craignent plus, ils deviennent aussitôt trop familiers. Force nous est de demeurer sur la réserve et un peu distants sous peine d’être traités presque en camarades. » (p 114) L’auteur est logé chez un curé qui fut aumônier militaire durant l’occupation de Lille. « Je lui dis que je suis de Lille, il baisse la tête et se tait. Il était chez moi, et voici que je suis chez lui. » (p 114) Fin décembre, l’auteur est atteint par la grippe espagnole. Participation à la rédaction de l’historique du 201e : « Je me hâte tant que je puis, d’achever l’historique du 201e avant que nous soyons dispersés. » (p 117). Le 13 février 1919, le régiment est dissous. Evocation de la cérémonie. Parti en permission, Liénart apprend sa future démobilisation qui sera effective le 12 mars.

4. Autres informations

Témoignages :

Grandmaison (de) Léonce, Impressions de guerre de prêtres soldats, Plon, 1917, 406 p.

Etudes :

Boniface Xavier, L’aumônerie militaire française 1914-1962, Le Cerf, 2001, 596 p.

Chaline Nadine-Josette, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française » in Marie-Josette Chaline (dir.), Chrétiens dans la première guerre mondiale, Cerf, 1993, pp 95-120

Cru Jean-Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929, 729 p. (notices consacrées à Bessières, Dubrulle, Lelièvre, Lissorgues, Payen, Thellier de Poncheville)

Masson  Catherine, Le cardinal Liénart, évêque de Lille, 1928-1968, Le Cerf, 2001, 769 p.

J.F. Jagielski, juillet 2009

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