Leymonnerie, Jean (1895-1963) et sa mère, Marie

1. Le témoin
Jean François Marc Leymonnerie est né à Ribérac (Dordogne) le 19 août 1895, dans une famille d’enseignants. Il obtient le baccalauréat au lycée de Périgueux puis, après une année de Droit à Bordeaux, il passe avec succès le concours d’employé de l’enregistrement. Sportif, il pratique le rugby, l’athlétisme, la natation. Il joue du piano.
Il est appelé sous les drapeaux le 17 décembre 1914 avec la classe 15, au 34e RI de Mont de Marsan. Il suit le peloton d’élèves officiers ; il demande du piston ; il échoue, estimant que beaucoup de places sont réservées à des « fils d’archevêque » (p. 56). Il est soucieux de gagner du galon pour le public de Ribérac (p. 62) ; il sera finalement nommé sergent en septembre 1916.
Il se porte volontaire pour l’armée d’Orient. Formule ambiguë qui peut être interprétée comme acte d’héroïsme dans le discours du président d’association d’anciens combattants qui lui remet la croix d’officier de la Légion d’honneur en 1957 ; ou comme élément d’une stratégie d’évitement dont il sera question ci-dessous. Il débarque à Moudros, île de Lemnos, le 23 mai 1915. Avec le 175e RI (voir notice Pomiro), il combat sur la péninsule de Gallipoli du 15 juin au 8 août. Malade (dysenterie), il est heureux de quitter le front étant « encore de ce monde » (p. 155) et il se promet de tout faire pour ne pas y revenir (p. 157). Il fait durer sa convalescence et son séjour au dépôt jusqu’en septembre 1916, date d’un nouveau départ vers l’Orient. Après un passage obligé à Salonique et au camp de Zeitenlick, il combat dans la montagne de Vodena, Ostrovo, Florina, et il est grièvement blessé au genou gauche le 14 novembre. On doit l’amputer, et il termine sa guerre à l’hôpital américain de Nice.
Il fera ensuite une carrière dans l’administration. Chevalier de la Légion d’honneur en 1937, officier en 1957.

2. Le témoignage
Dans sa présentation pénétrante, Yves Pourcher explique son travail à partir d’un texte très bien structuré et séduisant, produit par un petit-fils de Jean Leymonnerie. Il a ensuite retrouvé le manuscrit préparé par le soldat lui-même dans les années 1930 dans un désir de laisser une trace de sa guerre ; il a eu enfin accès aux originaux (carnets, lettres adressées à la famille) utilisés pour la réalisation du livre : Jean Leymonnerie, Journal d’un Poilu sur le front d’Orient, présenté par Yves Pourcher, Paris, Flammarion-Pygmalion, 2003, 362 p. Le livre contient un croquis de la péninsule de Gallipoli (p. 102-103), huit pages de photos, et une série de lettres de la mère du soldat (p. 317-350). Yves Pourcher a tenu à les transcrire car, dit-il, l’écriture maternelle est rare en 14-18. On retiendra ces conseils : ne pas se couper la moustache pour conserver son autorité sur les hommes (p. 328) ; penser à aller à la messe et à dire le soir une petite prière (p. 330) ; freiner sur les dépenses festives, pour des raisons de budget familial, mais aussi de morale (p. 342). Notation originale : le 22 avril 1915, Jean demande à son père d’acheter deux flacons d’encre sympathique à la manufacture d’armes et cycles de Saint Etienne et de les lui envoyer (p. 59), mais on ne sait rien de plus.

3. Analyse
Très lucide, Jean Leymonnerie se présente comme un héros malgré lui ; il ne cache aucun des aspects de sa stratégie d’évitement : tentative d’entrer dans la cavalerie, puis dans l’aviation ; rester le plus longtemps possible à l’arrière, tant en 1915 avant Gallipoli qu’en 1916 avant Salonique ; se porter volontaire pour l’Orient dans l’espoir qu’il serait moins dur que le front franco-allemand ; et même faire valoir sa qualité de membre de la Société savante du Périgord pour essayer de s’embusquer (en vain) dans des fouilles archéologiques en Grèce (p. 117).
Réflexe bien connu, il cherche des « Périgords comme moi ». Il aime parler du pays en son patois, mais ne comprend rien à ce que disent Basques, Béarnais et Landais (p. 86). Pourtant, les poilus des Landes valent bien mieux que les Auvergnats, Cantaloups, types de l’Hérault et du Gard qui ne sont que des poltrons (p. 149). Dans les Balkans, il éprouve un total mépris pour les Grecs (p. 192). Il apprécie la convivialité des Australiens, ainsi que le monde cosmopolite qui s’est donné rendez-vous à Moudros où ont cours « toutes les pièces françaises, suisses, espagnoles, anglaises, grecques, italiennes, tunisiennes » (p. 96).
Le front de Gallipoli se révèle plus dangereux que ce qu’il croyait. Comme en Champagne ou en Artois, si l’on sort à la baïonnette, on est fauché par les mitrailleuses. « Nous avons eu peur d’être attaqués, écrit-il le 20 juin 1915, mais je l’avoue, nous avons encore plus peur d’attaquer nous-mêmes. La fourchette ne nous dit rien qui vaille, sous le feu des mitrailleuses turques. » Gallipoli n’est pas une promenade militaire. Certains disent que c’est « bien plus terrible qu’en France ». Tout le monde en a marre et souhaite la fine blessure pour être évacué (p. 109). En outre, il faut subir les chaleurs de l’été et les mouches (p. 118).
Un autre épisode longuement raconté est celui de sa blessure. Il faut d’abord en avertir la famille : il demande à un ami de faire passer une lettre à son père à l’insu de sa mère ; puis c’est un retour en arrière jusqu’au moment où sa section est décimée lors de l’attaque de Kenali ; la sensation lorsque la balle lui démolit le genou ; le temps passé à terre, menacé par les Bulgares qui le dépouillent complètement mais ne l’achèvent pas ; le sauvetage par des Sénégalais ; les souffrances lorsqu’il est transporté dans une couverture ; la gangrène qui nécessite l’amputation. A l’ambulance, il éprouve de la compassion pour un blessé bulgare (même s’il est peut-être un de ceux qui l’ont dépouillé) qui meurt sur un lit voisin. Finalement, sa blessure fait de lui un héros, décoré, qui a le droit de clouer au pilori des notables embusqués pendant toute la guerre à l’hôpital de Ribérac « avec une constance digne d’admiration » (p. 311). Précisons ici que détrousser les cadavres turcs était une pratique courante à Gallipoli (p. 115, 150).

Rémy Cazals, juin 2011

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Laby, Lucien (1892-1982)

1. Le témoin
Lucien Laby avait 22 ans en 1914, et 90 ans quand il est mort en 1982. Les présentateurs de son livre n’en disent pas plus. Son père était pharmacien à Reims et très nationaliste : il lui écrit en souhaitant l’extermination du peuple infect que sont les Allemands (p. 45). Lucien appartient à la même mouvance. Il est en train de faire ses études de médecine lorsque la guerre éclate. Belliqueux et patriote, il est « content de partir » et écrit qu’il serait « vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien au moins ». Affecté au groupe de brancardiers divisionnaires de la 56e DR avec le grade d’aspirant, il est fait prisonnier le 26 août 1914 et reconduit aux avant-postes français deux ou trois jours après. Il témoigne d’une crédulité certaine lorsqu’il note, en septembre 14 que l’espionnage boche avait stocké des projectiles dans les carrières de l’Aisne avant la guerre. Tout en critiquant les décisions hiérarchiques, il souhaite être reconnu et décoré, ce qui ne l’empêche pas de rabioter très fortement sur son temps de permission et de prendre des permissions illicites pour aller à Paris aux Folies Bergère. Il est réaffecté à sa demande en juillet 1915 comme médecin auxiliaire de bataillon au 294e régiment d’infanterie, fonction décrite par lui comme celle de « brancardier de première classe (métier qui consiste à savoir ramper sous les balles et à coller des pansements sales dans l’obscurité avec des doigts pleins de boue) ». En mai de l’année suivante, il est à Verdun, dans la fournaise et le sang, qu’il quitte fin juin pour la Champagne, secteur de la Pompelle. Il décrit à plusieurs reprises la sanglante boucherie. En février 1916, il souhaite la bonne blessure ; en mai, il passe un marché avec Dieu : la messe tous les dimanches contre la vie sauve. L’année suivante, après avoir encore fait preuve de crédulité en pensant que la retraite allemande de mars 17 signifie la victoire, il craque devant la perspective de nouvelles horreurs sur le Chemin des Dames (3 mai 1917) : « Quelle boucherie encore on va voir !! C’est bien fait pour moi et je n’ai pas le droit de me plaindre : je suis l’un des nombreux imbéciles qui ont poussé le chauvinisme jusqu’à souhaiter la guerre. Eh bien, je suis servi ! Je dois boire le calice jusqu’à la lie, sans me plaindre. »
En octobre 17, il saisit la chance d’une affectation dans une ambulance chirurgicale automobile : « C’est l’embusquage de première classe, évidemment, mais j’ai la conscience tranquille et, puisque j’ai fait mon Devoir, c’est bien un peu mon tour de me reposer. » Il a même l’impression d’être « gracié », d’avoir « la vie assurée ». Et il le redit en janvier 1919, conscient de bénéficier d’un « véritable rabiot de vie inespéré ». Il a accueilli l’armistice avec enthousiasme. En Alsace, ce ne sont que cuites, fêtes avec les petites Alsaciennes, défilés, huées pour « ces cochons de députés ». Le 14 juillet 1919, il défile sous l’Arc de Triomphe et, sur ces heures mémorables, s’arrête son carnet.
Après la guerre, il termine ses études médicales à l’Ecole de santé militaire de Lyon, et s’installe en 1920 à Marle (Aisne) où il se marie. Il est officier de la Légion d’Honneur en 1952.

2. Le témoignage
Son carnet de guerre a été retrouvé par sa petite-fille et publié en 2001 : Les carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées (28 juillet 1914 – 14 juillet 1919), Paris, Bayard, 349 p., texte préparé et annoté par Sophie Delaporte. Une longue préface de Stéphane Audoin-Rouzeau expose le caractère exceptionnel de ce témoignage (on a peut-être un peu abusé du terme). Laby a tenu un journal « rédigé dans l’instant, souvent au jour le jour », sans soin particulier, en termes familiers ; il l’a recopié et complété après guerre mais non retouché.
Il n’omet rien d’horrible, rien des gestes les plus répugnants (saigner les ennemis, piétiner les cadavres). Le préfacier commet à notre avis une erreur lorsqu’il affirme que « les médecins ont subi au cours du conflit une très profonde crise d’identité » car « il est entendu que toute identité virile ne peut alors passer que par une participation au combat ». La situation aurait paru « intolérable à beaucoup d’hommes du Service de santé, coincés entre l’éthique médicale en temps de guerre et l’obligation patriotique du combat pour tout homme en âge de porter les armes ». Le Lucien Laby du début de la guerre semble illustrer cette théorie, mais il faut se méfier de la tendance à la généralisation.
Concernant l’édition, on note le report de l’année de récit en haut de page, très pratique. Outre de nombreuses vignettes en marge tout au long de l’ouvrage, le livre est illustré d’un cahier central de 6 pages. Dessinateur, Laby a vendu ses oeuvres au Rire et à La Baïonnette. Illustrer le texte d’août 1914 par un dessin de poilus portant le casque Adrian n’est pas une bonne idée (p. 40). Il faut signaler encore quelques erreurs de commentaire (p. 110 sur les torpilles), de toponymie, et des inexactitudes (« maréchal » Joffre le 6 septembre 1914, « signaux obliques » pour optiques p. 199, « pulvérisateur Vennorel » p. 166).

3. Analyse
Lucien Laby, tout au long de l’ouvrage, côtoie la mort, omniprésente autour de lui. Son texte décrit les conditions dans lesquelles sont donnés les premiers soins, l’impuissance devant le grand nombre de blessés et la gravité des blessures, parfois causées par les tirs du 75, ce qui entraîne des bagarres avec les artilleurs (mai 1916), les accidents en manipulant les grenades (p. 111), et les cas particuliers : automutilation (p. 83), folie (p. 176), suicide (p. 140). Il assiste à deux exécutions (p. 84). Familier des premières lignes, il peut décrire les effets des bombardements (p. 119, 154, etc.), l’usage de douilles d’obus comme cloche d’alerte au gaz (p. 139), les « seaux à charbon » (p. 271), le bruit de « métro qui entre en gare » des 380 et des 420 (p. 166), mais aussi un secteur pépère (p. 184) et les loisirs, chasse, pêche à la grenade, sport, concert, sans oublier l’importance du vin et des alcools.
L’épisode de tentative de tuer  un Allemand se situe le 9 novembre 1914 (p. 78-81). L’intention de Laby est parfaitement claire : il s’agit d’aller « faire un carton ». Le déroulement est plus problématique : de la tranchée, on voit les Boches ? on les voit disparaître sous les coups de fusil ? Comme sur un stand de tir à la foire ? C’est bien curieux. Le résultat est incertain : Laby espère avoir tué un ou plusieurs Boches, et boit le champagne dans la cagna du capitaine.
Allemands et Français, de tranchées situées à trente mètres l’une de l’autre, s’envoient « des betteraves et des boîtes de conserve sur la figure. La grande distraction consiste à s’engueuler avec eux » (p. 79). Les Allemands envoient des tracts (p. 166). ; ils narguent les Français (p. 187). Le 23 juin 1916, lors d’une marche entre Epernay et Reims : « Le colonel commandant la brigade passe en auto. Les poilus qui en bavent des rondelles l’engueulent un peu au passage. Gros malaise. » Le 18 mai 1917 : « Billy. On parle déjà de nous envoyer aux tranchées. Quel drôle de repos alors qu’on nous avait promis 45 jours à l’arrière !! » Aussi, le lendemain : « Le 49e bataillon de chasseurs manifeste très bruyamment devant le colonel Garçon : ils sont un peu pleins et rouspètent parce qu’on les fait remonter en ligne. » Le 29 mai, Laby mentionne un « salaud  » qui fait de la « propagande pour la révolte qui sévit dans des régiments voisins », et le 13 juin, les mitrailleuses installées pour interdire Vauxcastille à des troupes qui se seraient révoltées.
Enfin, pour nos amis méridionaux : un type du Midi qui se pend (p. 140) ; un agent de liaison courageux, « du Midi pourtant » (p. 162).

Yann Prouillet et Rémy Cazals, juin 2011

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Lavy, Gaston (1875-1949)

1. Le témoin
Gaston Lavy est né le 9 août 1875 à Paris, le dernier de sept enfants d’un père plâtrier puis peintre en bâtiment. Lui-même exerce la profession de métreur en bâtiment. Marié en 1897, il a une fille unique âgée de 16 ans en 1914, lorsqu’il rejoint le dépôt du 20e RIT de Lisieux. Le 6 avril 1915, il arrive à Moranville, dans la plaine de la Woëvre. Débute une vie monotone de terrassier dans un secteur calme. Même s’il découvre la guerre comme un enfant, s’émerveillant de tout, Gaston Lavy évolue dans un monde lugubre et désincarné ; il souffre en Lorraine de la promiscuité et de l’incurie de ses chefs, monarques indifférents aux conditions de vie des hommes, des tâches ingrates à effectuer, dans une misère affective et relationnelle quasi complète. 1915 se déroule en corvées dans une vie de privations de toutes sortes, y compris d’une nourriture décente. Un poste de téléphoniste lui donne l’impression de l’indépendance et du bon filon, mais ses conditions de vie dégradent son moral déjà peu combatif. Quand l’offensive allemande sur Verdun se déclenche, il se retrouve plus fuyard que combattant, une vie rendue plus dangereuse encore par l’incompétence de ses chefs. Il est ensuite versé au 37e RIT et change de front pour échouer à Vého, dans le Lunévillois. Ayant perdu les camarades de son escouade, il se retrouve plus seul encore au milieu de « paysans de la Basse Normandie, croquants n’ayant jamais quitté leur glaise, épais, rustres, bornés, jaloux et méchants » (p. 260), et son état psychique se dégrade, lors du terrible hiver de 1916. Même ses permissions ne remontent pas son moral. Il multiplie donc les demandes pour s’extraire de cet enfer, souhaitant passer dans le repérage par les lueurs ou la section de camouflage auquel il envoie même un projet. C’est au retour d’une permission qu’il apprend sa délivrance, affecté à la section de camouflage du 1er Génie à Paris. Il quitte le front et cesse la relation de ses souvenirs, considérant que sa guerre est « virtuellement finie ».
Sa femme et sa fille périssent dans le terrible accident du tunnel des Batignolles, le 5 octobre 1921. Remarié en 1922, il est mort à Paris en 1949.

2. Le témoignage
Sa profession lui a donné l’habitude des constructions et le regard sûr du dessinateur. C’est donc par le dessin autant que par l’écrit qu’il va raconter sa guerre (notons encore la présence de quelques photos). L’ouvrage a été entrepris en novembre 1920, comme l’indique un court avant-propos : « Acteur infime de la grande tragédie, c’est sans esprit de littérature que j’ai couché sur ces pages mes modestes souvenirs. Heures cruelles, longuement vécues, vite oubliées, rarement bonnes, toujours dures, souvent tragiques. Nul s’il ne les a subies ne peut en comprendre toute l’horreur. Effort stérile pour nous qui en supportons toutes les charges. Puissent nos descendants en récolter le fruit dans la mesure de ce que nous aurons souffert. Novembre 1920 ». Sans doute l’auteur avait-il réalisé des croquis et pris des notes pendant la guerre, mais le récit manque de dates. La rédaction « enluminée » s’est poursuivie jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : une page datée de mars 1936 est révélatrice (p. 230) ; décrivant l’atmosphère ayant précédé les mutineries de 1917 (p. 238), Gaston Lavy cite longuement un article de Joseph Jolinon dans la revue Europe du 15 juin 1926. Le résultat donne un ouvrage illustré à la manière des livres pour enfants. Sous le titre « Un de la Territoriale 1914-1918 », le document en trois volumes a été acheté chez un bouquiniste par Laure Barbizet, conservateur du Musée d’histoire contemporaine, et il est conservé à la BDIC. Les éditions Larousse l’ont publié en fac-similé sous le titre Ma Grande Guerre 1914-1918, Récits et dessins, 2004, 335 p. (repris en 2005 par France Loisirs). Très richement présenté, l’ouvrage est un bel exemplaire pour bibliophile. S’agissant d’un fac-similé, aucune correction n’y a été effectuée et les nombreuses fautes ou imperfections du scripteur n’altèrent ni la lecture, ni l’intérêt du contenu de ces pages. L’auteur et l’éditeur sont bien excusables pour la confusion géographique entre ballon d’Amance et ballon d’Alsace (p. 258). Les notes et la postface de Stéphane Audoin-Rouzeau complètent et décryptent ce « témoignage singulier » sur la psychologie du soldat territorial au front. Audoin-Rouzeau avance le sens caché d’une écriture aussi noire, l’auteur ayant perdu dans des circonstances atroces sa femme et sa fille au début de son entreprise d’écriture ; il fait aussi l’hypothèse de l’irruption du pacifisme dans le texte par l’atmosphère des années 1930. Il est plus vraisemblable que la condamnation de plus en plus forte de la guerre provienne de la durée de l’épreuve elle-même et figure dans les notes prises sur le moment. On regrette que les souvenirs de Lavy ne se prolongent pas dans la section de camouflage et la fin du conflit.

3. Analyse
L’ouvrage fournit de nombreux éléments sur les deux secteurs lorrains de la Woëvre et du sud de la Meurthe-et-Moselle, la vie quotidienne au front des régiments territoriaux et les misères ordinaires du soldat. Parmi les plus beaux dessins, on peut citer la représentation de goumiers à cheval (p. 19), les soldats dans un paysage couvert de neige (p. 184-199), le feu d’artifice des fusées rouges, vertes et blanches, et des explosions d’obus, sur le ciel nocturne (p. 309), etc. Le dessin de la structure complexe du toit d’un abri (terre, béton, rails, bois) montre une réalité bien observée (p. 289).
Les descriptions évoquent la découverte du front (conditions de vie, rites, cantonnement, loisirs…), les sentiments de curiosité (p. 32) ; le cuisinier et les repas (p. 58) ; les privilèges des officiers, « petits monarques », leur mépris des conditions de vie des hommes (p. 88, 237-238, avec l’exception d’un vieux capitaine) ; la saleté et le manque d’eau (p. 113) ; le vin gelé, transporté dans une toile de tente (p. 311) ; les rats (p. 125) ; des cadavres de 1914 retrouvés (p. 132) ; un combat aérien (p. 189) ; l’ivresse d’un bataillon tout entier, qui s’est servi dans les caves de Vatronville (p. 191, voir aussi p. 254 et 285) ; l’artisanat de tranchées (p. 78) ; la bonne blessure représentée par la face hilare du soldat étendu sur un brancard (p. 273) et, par opposition l’horreur d’une corvée de brancardiers transportant des « corps broyés empilés à la hâte » (p. 296).
Les détails concrets sur le travail sont nombreux. Un chapitre est intitulé « Travaux forcés », mais « non jamais aucun forçat, aucun bagnard n’aura été soumis à un tel régime et dans de telles conditions » (p. 286). On trouve (p. 46) une « trêve de fusillade » entre ennemis pour laisser chacun effectuer les travaux de défense.
Les territoriaux n’auraient pas dû participer directement aux combats, mais les circonstances en décident autrement. Gaston Lavy a peut-être tué un Allemand. Comme beaucoup d’autres qui ont fait le coup de feu, il n’en a pas la certitude, mais il note son plaisir fiévreux de tirer, de participer à une chasse humaine. Un Allemand tombe : « Est-ce réellement ma balle qui l’a atteint je ne sais mais j’en éprouve une grande satisfaction. Quelle épouvantable chose que la guerre qui crée de telles mentalités. Je suis heureux d’avoir abattu un être humain. Un pauvre diable qui comme moi a souffert toutes nos misères, à qui depuis toujours on a inculqué la haine du voisin et qui se trouve né d’un côté de ce qu’on nomme la frontière et moi de l’autre et de ce fait nous sommes mis dans cette terrible alternative « tuer pour ne pas l’être ». »
Ses vœux du 1er janvier 1916 sont simples : « Vivement la fin oui voilà ce qu’il faut souhaiter. » En avril, il ajoute : « Nous en avons marre, c’est le refrain de tous. » Il y a déjà des bruits de mutinerie, courant 1916 (p. 238) : « Nous avons été pressentis par une unité voisine qui elle aussi est à bout… Une mutinerie… Pourquoi pas ? Nous sommes mûrs pour la révolte. Le découragement gagne chaque jour du terrain. Des groupes se forment, des conciliabules ont lieu en catimini. Des mots s’échangent à voix basse. On s’amuse là-bas à Paris, on se fout de nous, nous sommes bien les sacrifiés, les pauvres P.C.D.F. » C’est que, en effet, les séjours en permission sont démoralisants. La guerre enrichit les profiteurs ; à l’arrière on fait la nouba, ce sont les plaisirs, la débauche… « Dans cette capitale qui fut nôtre, comme on se sent étrangers, gênés, déplacés. » Et il faut encore subir le bourrage de crâne intensif de la presse, et les « boniments à la graisse de radis » tels que : Vous avez bonne mine, ou Dans les tranchées vous n’êtes privés de rien, ici c’est la pénurie, ou encore Qu’attendez-vous pour les sortir de France ?
Beaucoup désertent, soit en filant vers chez eux (p. 256), soit en passant à l’ennemi (« tous les jours il y en a qui se débinent », décembre 1916, p. 298). Atteint de bronchite, Gaston Lavy ne se soigne pas et cherche une aggravation qui ne se produit pas (p. 284), et même souhaite la mort (p. 287) : « Crever, crever une bonne fois et que ça soit fini […] »
Stéphane Audoin-Rouzeau a bien raison de conclure (p. IX de la postface) : « la guerre de l’homme de rang a ceci de particulier qu’elle est intégralement subie ». En remarquant deux choses : d’abord que l’homme de rang représentait la majorité de la population combattante ; ensuite que nous sommes loin, ici, de la théorie du consentement.

Yann Prouillet, Rémy Cazals, juin 2011

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Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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Cocho, Paul (1879-1951)

1. Le témoin
Fils d’épicier, Paul Toussaint Marie Cocho est né à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord) le 9 janvier 1879. La famille est très catholique. Paul va à l’école chrétienne de garçons et obtient le Certificat d’études primaires. Marié en 1906, il reprend l’épicerie paternelle. Il a quatre enfants, le dernier en 1914. Il adhère à diverses associations chrétiennes. Il poursuit ses pratiques pendant la guerre (messe, prières) et affirme sa soumission à la volonté de Dieu (p. 36). Cependant, au moins au début, il négocie à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Notre Dame du Perpétuel Secours : prières contre avantages divers. Une décision favorable d’un médecin est attribuée à son intervention (p. 37) ; le fait de rester au chaud dans l’abri, pendant que les camarades vont travailler en première ligne, doit aussi à ce que la Vierge lui a encore « accordé sa protection ». Curieusement, cette pratique cesse en octobre 1915. Paul Cocho continue d’aller à la messe quand c’est possible, mais il n’est plus question de Notre Dame du Perpétuel Secours, et ses considérations sur la fragilité de la destinée humaine, sur la mort des camarades (p. 168, 177, 187, 216) ne sont accompagnées d’aucune référence explicite à Dieu ou à son entourage. Après la guerre, il continuera à s’occuper d’associations catholiques et sera nommé chevalier de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par le pape sur proposition de l’évêque de Saint-Brieuc.
Paul Cocho, caporal en 1914, a un certain goût des grades et des décorations. Sergent en 1915, il devient officier, sous-lieutenant en 1916, lieutenant en 1918. Il obtient quatre citations et en est très fier, après avoir, cependant, critiqué l’incohérence et l’injustice qui président à leur distribution (p. 55, 94). Il est heureux de recevoir la Croix de guerre juste avant de partir en permission afin de pouvoir la montrer (15/11/15). Le 29 avril 1917, il écrit qu’il a « le secret espoir de décrocher d’autres citations et peut-être le ruban rouge » ; il obtient celui-ci le 12 juillet 1919.
Sur le plan politique, il estime que la République vaut mieux que l’absolutisme (p. 179) et il admire la démocratie telle qu’elle se pratique au Danemark, y compris le rôle politique des femmes (p. 215). Mais il souhaite pour la France « que dans l’avenir elle ait un gouvernement plus digne d’elle » (p. 83) et qu’on y reconnaisse « l’importance de la famille nombreuse » (p. 154). Il condamne « les honteuses fiches » du général André, ministre de la Guerre (p. 178) et craint le danger de la contagion bolchevique (p. 181).

2. Le témoignage
Paul Cocho a rédigé son témoignage de guerre sur 9 petits carnets conservés par la famille qui a participé à la publication du livre : Mes carnets de guerre et de prisonnier 1914-1919, Presses universitaires de Rennes, 2010, 225 p. Le livre est préfacé par Fabienne Bock. Il est illustré de quelques photos et complété par des extraits de l’Historique du 74e régiment d’infanterie territoriale. La guerre occupe 107 pages, datées du 31 octobre 1914 au 27 mai 1918, avec des lacunes, notamment de juillet 1917 à mars 1918. Les quelques jours précédant sa capture sont décrits sur un carnet acheté en Allemagne, et il enchaîne sur sa captivité. Cette période, du 27 mai 1918 au 16 janvier 1919 occupe 96 p. Sans doute disposait-il de plus de temps pour écrire, mais il faut voir aussi dans ces longs développements la volonté de raconter une histoire devenue strictement personnelle, celle de l’individu blessé, capturé, soigné (voir des cas semblables dans les notices Bieisse et Tailhades).
Paul Cocho écrit bien ; il fait peu de fautes d’orthographe. Son récit nous apprend qu’il « cause un peu littérature » avec un lieutenant (p. 75) ; prisonnier, il lit ce qui lui tombe sous la main, et fait une longue digression sur Renan dont il connaît deux ouvrages (p. 175).
Les carnets ressemblent parfois à de la correspondance, car il s’adresse à sa femme. Quelques passages ont été rendus illisibles sur l’original, vraisemblablement par l’auteur lui-même. L’un, de 16 lignes, pourrait correspondre à une évocation des mutineries (mai-juin 1917) ; d’autres suivent des considérations sur les femmes allemandes (p. 148, 198).

3. Analyse
– En octobre et novembre 1914, c’est la guerre en Belgique. Paul Cocho décrit des spectacles épouvantables de corps déchiquetés (p. 22), les longues périodes où on attend la mort, presque sans boire ni manger, ni dormir (p. 25). Il est évacué, épuisé, et avoue : « J’ai été témoin de choses qui ont refroidi mon ardeur du début. Je n’imaginais pas la guerre de cette façon ! Ce n’est pas que j’ai peur et je ferai mon devoir si je retourne au feu, mais enfin, je crois qu’après ce que j’ai fait, je puis légitimement essayer d’échapper à la fournaise. » D’autant qu’il existe des embusqués : « On souhaite les tranchées à tous ces gens si tranquilles et si paisibles. » « D’une façon générale, je crois que tout le monde en a assez. L’enthousiasme du début a fait place chez les uns à une sorte de résignation, chez les autres à un profond découragement. » Ce même jour, 22 novembre 1914, il note que beaucoup voient la guerre terminée à Noël ; lui pense qu’elle va « durer longtemps encore, jusqu’à Pâques au moins ». Et le lendemain : « La conversation à peu près unique a roulé, comme d’habitude, sur la durée de la guerre. L’on sent que tout le monde, à quelques exceptions près, commence à en avoir assez. » Toutefois, les Alliés ayant la maîtrise de la mer et pouvant se ravitailler, ils finiront par l’emporter.
– 1915 et 1916 : Paul Cocho se trouve dans les tranchées, toujours en Belgique, menant une guerre étrange (p. 43) : « Qui aurait cru qu’elle aurait consisté à se tenir tapis, au fond des trous, guettant l’ennemi en première ligne, allongés au fond de la tranchée, et attendant les événements en deuxième ou troisième ! » Une guerre différente selon que l’on est artilleur ou fantassin (p. 72), ou bien encore embusqué, sans oublier la catégorie des « embusqués du front » (p. 78), décrite aussi par Louis Barthas. Il présente un capitaine nouveau venu qui a contre lui de devoir commander « à une majorité d’hommes qui font campagne depuis dix mois » ; un autre officier, heureux de prendre en ligne « un commandement vraiment actif et amusant », et Cocho de commenter : « Il se pourrait bien qu’il le trouvât rapidement un peu trop amusant ! » et il ajoute : « Il a encore tous les enthousiasmes et toutes les naïvetés de ceux qui n’ont pas vu vraiment le feu ! » (p. 89). Le 23 septembre 1915, notre Breton décrit l’exécution d’un soldat français. Le 30 juillet 1916, il visite l’ambulance américaine de Mrs Depew.
– Sous-lieutenant affecté aux communications, il se sent lui-même devenir un peu un embusqué (p. 98). De fait, il bénéficie d’un nombre incroyable de permissions entre décembre 1916 et avril 1917, et en prend même une illégale (p. 107). Il fait partie des auteurs de carnets qui ne notent rien pendant les périodes de permissions, en dehors du cafard au moment de repartir (p. 80, 99). Au front, il signale le plaisir de pouvoir parler de la famille et du « pays » avec d’autres Bretons. Il considère les soldats bretons comme des troupes d’élite (p. 40), et les printemps bretons comme les plus jolis (p. 113). Au début de 1917, il décrit les préparatifs de l’offensive, puis son échec en mai attesté par « le remue-ménage qui se fait dans le haut commandement ». Rappelons que 16 lignes rendues illisibles concernaient peut-être les mutineries.
– Blessé et capturé lors de l’offensive Ludendorff sur le Chemin des Dames, le 27 mai 1918, il est soigné, bien traité (p. 126), regardé avec pitié par la population (p. 131). Au lazaret de Mayence, puis au camp de Czersk en Pologne, on ne peut mener qu’une vie végétative dans laquelle l’alimentation joue le rôle principal : rations insuffisantes, compensées par les colis envoyés par sa femme. Si le premier colis ne lui parvient que le 8 septembre, celui du 22 novembre est le 27e. C’est alors l’abondance, et le prisonnier, en promenade, peut distribuer du chocolat aux gamins allemands ravis. En septembre, les Russes donnent des concerts qui ont pour auditeurs Français, Anglais, Italiens, Roumains, Américains et Allemands. Autre spectacle : voir passer les civils, avec un intérêt particulier pour les femmes allemandes, qui portent souvent des toilettes élégantes, mais qui ont toujours « une très forte cheville » (p. 158). Paul Cocho suit l’évolution de la guerre dans la presse berlinoise, la marche en avant des Alliés, les négociations pour l’armistice, la révolution allemande. Curieusement, alors que tant de soldats français éprouvent une forte rancune pour l’empereur Guillaume (et aussi pour Poincaré), Paul Cocho pense que le Kaiser « n’a fait que réaliser les aspirations de son peuple » (p. 182). Reste que, le 16 novembre 1918, le drapeau rouge flotte au-dessus du camp. La période qui suit, au cours de laquelle Paul et ses camarades sont à la fois des prisonniers de guerre et des vainqueurs, est très complexe. Les Allemands, heureux de la fin de la guerre (p. 185), s’amusent (p. 193), et les anciens prisonniers font de même, tout en souhaitant un retour rapide au pays.

Rémy Cazals, 18 mai 2011

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Tanty, Étienne (1890-1970)

1. Le témoin

La famille Tanty, dreyfusarde, anticléricale, est originaire de la Creuse. Le père est professeur au lycée Hoche à Versailles. Étienne fait des études classiques à Henri IV puis à la Sorbonne, et se destine à l’enseignement comme son grand-père, son père et ses deux sœurs. Sa connaissance du grec lui permettra de faire passer des informations qui n’auraient pas plu à la censure, en particulier lorsqu’il dit regretter de ne pas s’être rendu aux Allemands au tout début de la guerre (p. 155, 174, et sur d’autres sujets p. 225, 432). Par contre, le 18 septembre 1915, il indique que, s’il connaissait le langage Morse au lieu du grec ancien, il pourrait trouver une planque.
Lorsque la guerre éclate, il est en train d’effectuer le service militaire au 129e RI du Havre, depuis octobre 1913. D’août 1914 à septembre 1915, il fait la guerre en Belgique, sur la Marne, dans l’Aisne et en Artois. Nommé caporal depuis peu, il est blessé le 25 septembre à Neuville-Saint-Vaast : « Je jouis de revivre, au sortir de la plus abominable fournaise où j’aie jamais pénétré », écrit-il à ses parents. Guéri, il revient au front au 24e RI ; il est au Chemin des Dames en avril-mai 1917 avant d’être à nouveau évacué ; il est fait prisonnier à Tahure en mars 1918, envoyé au camp de Giessen où il assiste en spectateur à la révolution allemande.
Démobilisé en 1919, il se marie en 1921 (il aura trois fils) et exerce son métier de professeur de lettres classiques en différents postes avant d’être nommé au lycée de Saint-Germain-en-Laye (1936-1955). Il n’appartient pas aux associations d’anciens combattants, mais lit beaucoup sur la Première Guerre mondiale, en particulier les ouvrages de Pierrefeu et du général Percin.

2. Le témoignage

La correspondance d’Étienne Tanty est considérable. La publication des 400 lettres d’août 14 à septembre 15 donne un livre de 606 pages. Le soldat a voulu écrire presque tous les jours : c’était comme une conversation avec sa famille. Les lettres contenaient parfois des fleurs aujourd’hui séchées, d’où le titre du livre : Les violettes des tranchées, Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, éditions Italiques, 2002. Claude Tanty, son fils, a rédigé une notice biographique et un texte complémentaire sur « l’esprit de la famille » ; il a ajouté quelques pièces annexes et deux cahiers de photos. Dans sa préface, Annette Becker dit des choses très justes, mais surprenantes sous sa plume, à propos du non-consentement à la guerre du personnage du livre : sa seule haine était pour la guerre ; il savait bien qu’il n’avait pas le choix ; il attendait la paix ou la planque représentée par la capture, la bonne blessure ou la maladie. Plus discutable de la part de la préfacière est l’affirmation que la guerre transformait les hommes en brutes : en effet, s’il est exact qu’Étienne Tanty décrit son escouade en août 14 formée de brutes, frappes ou gouapes, il est clair que ces gens étaient des malotrus dès avant la guerre ; d’autre part, si on lit le livre jusqu’à la p. 553, on découvre qu’au 24e RI il a vécu au milieu de « bons types » et que l’escouade du 129e était une exception.
Dans les annexes figure un extrait de l’historique du 129e qui note l’enthousiasme des soldats, leur esprit merveilleux, l’héroïsme d’hommes impatients d’aller de l’avant pour écrire d’immortelles pages de gloire et venger la cathédrale de Reims. La comparaison de ces expressions avec celles qui suivent, extraites de la correspondance d’un du 129e, permet de confirmer la méfiance quant à la fiabilité des sources officielles.

3. Analyse

– Le départ et la découverte de la guerre
Avant même de laisser la parole à Étienne Tanty, on peut citer une lettre du 4 août de son père, sans doute lecteur de Jean Jaurès, qui affirme que la guerre sera « épouvantable », « une guerre d’extermination » (p. 572). Étienne remarque que les femmes pleurent ; des hommes mariés pleurent aussi ; des troubles ont lieu au Havre (p. 43-48). Il n’éprouve aucun emballement, aucune idée de revanche ; il part « avec une résignation confiante et avec le sentiment de contribuer à la défense des gens et des choses [qu’il] aime ». Les « patriotes en chambre » applaudissent ; certains vont se saouler ; « nul ne saura jamais quelles sources de patriotisme recèlent les comptoirs des bistrots » (p. 55). Mais la semaine du 13 au 20 août est terrible. C’est l’horreur, un massacre. La réalité dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer. Dès le 25 septembre, il est « complètement démoralisé ».
– Les facettes de son non-consentement
C’est d’abord la condamnation de la guerre par principe. C’est une stupidité (p. 170, 182). On se bat contre des ennemis « sans savoir pourquoi ni comment » (p. 370). Le sentiment est largement partagé (29 janvier 1915) : « Tout le monde en a plein le dos de la guerre, on ne soupire plus qu’après la paix, quelle qu’elle soit. » C’est ensuite la condamnation des fauteurs de guerre, Guillaume certes, mais aussi Poincaré ; des grands chefs qui font massacrer les soldats pour obtenir « une vaine gloire ». Il faudrait tirer sur eux, « sans remords, sans scrupules et sans pitié » (p. 271) ; il faudrait que les artilleurs pointent « leurs pièces sur l’Élysée, la Wilhelmstrasse, les Parlements, les salons, les hôtels de journaux et cette vieille crapule de pape ». Sont condamnés aussi de façon véhémente les profiteurs de la guerre, les embusqués, et plus largement les civils jusqu’au-boutistes. Concrètement, les souffrances infligées à l’infanterie sont inadmissibles, que ce soit au feu, sous les bombardements et dans les attaques fauchées par les mitrailleuses, ou dans la vie quotidienne, la boue des tranchées, la soif, les cantonnements lamentables. Les fantassins sont des esclaves, du bétail parqué pour l’abattoir (p. 266, 340, etc.). Et en plus il faut subir le bourrage de crâne. Botrel est condamné dès le 2 octobre 1914, « ce crétin qui flâne paisiblement et vient vous poser au héros et vous sermonner dans un jargon sans nom, honte de la langue française ». L’Écho de Paris l’est quelques jours plus tard, ainsi que tous les « apologistes du carnage ». Des expressions très fortes comme « J’en ai soupé, de la patrie » (p. 395) reviennent fréquemment. Aussi cherche-t-il à s’échapper dans une sorte d’anesthésie générale, tandis que beaucoup d’autres choisissent l’alcool. Il souhaite la capture ou la blessure. Il exprime à plusieurs reprises le regret de ne pas s’être fait capturer à Courcy dès le début de la campagne.
– Quelques notations intéressantes dans un ensemble très riche
Pour notre combattant, comme pour beaucoup d’autres, le courrier a une importance capitale. Il éprouve un véritable soulagement à écrire ; il a besoin des lettres de la famille pour tenir. Il n’hésite pas à lancer à la Censure : « tu es aussi vieille que le monde car tu es fille de l’Impuissance et du Mensonge » (p. 475).
La guerre est une guerre moderne, celle du canon. Le fusil ne joue qu’un rôle secondaire : le 29 octobre 1914, après trois mois de guerre, Étienne signale qu’il n’a pas encore tiré 50 cartouches. « La balle blesse et tue, écrit-il (p. 241). L’obus torture. » Les outils ont une importance capitale car ils permettent de creuser la terre pour se protéger. Mais la guerre a aussi cet aspect de chaos (p. 333) : « La terre est semée de trous de percutants, les arbustes sont déchiquetés de balles de shrapnels ; des morceaux de marmites traînent çà et là ; un vieux bonnet de police boche, une capote boche en lambeaux, du fumier, des bouts de pain, un gros os de bœuf, encore plein de viande et rouge, ça traîne pêle-mêle dans les trous. »
Les fantassins portent un regard critique sur leurs officiers, bien logés, coutumiers de mauvais traitements, de véritables « petits seigneurs féodaux » (p. 311). Sur les artilleurs qui emmerdent les Boches, et les Français aussi parce qu’ils provoquent des tirs de représailles (p. 488, 541). Les « familiarisations » entre ennemis sont très précoces, puisqu’elles sont interdites par un ordre lu aux soldats le 5 décembre 1914. Notre combattant signale des trêves tacites (p. 262, 351). Son opinion des Allemands passe, durant la courte période du 22 mai au 7 juin 1915, par deux cris de haine : pas de pitié pour eux ! On n’en voit pas bien l’origine, mais c’est une preuve de la complexité des situations et des sentiments. Avant et après cette période, la position d’Étienne est de dire que « les Allemands sont comme nous » (p. 219, 266), de parler des « pauvres diables français ou boches qui râlent et crèvent sur les champs de bataille » (p. 504).
Étienne Tanty a assisté deux fois à des exécutions de soldats français, le 25 septembre 1914 et le 9 août 1915. Les annexes, lettres d’une sœur et du père d’Étienne, les 4 et 5 août 1915, révèlent une véritable émeute des parents de permissionnaires au Bourget (p. 577-581).
Les conclusions sont dans le texte des lettres : « Il y a des gens qui sont sous les crapouillots et d’autres qui n’y sont pas. Ceux qui n’y sont pas ne veulent pas y aller et ceux qui y sont voudraient bien s’en aller » (p. 478) ; « L’homme n’est rien, la chance est tout. C’est là le caractère démoralisant de la guerre des tranchées » (p. 518) ; « Se demander si chaque minute n’est pas la dernière, sentir d’imagination le choc d’un éclat… » (p. 548). Ce qui précède ne peut donner qu’un écho insuffisant d’un témoignage qui fait partie de ceux qu’il faut lire absolument. Par les situations décrites, la pensée, les expressions employées, il est très proche de celui de Louis Barthas.
Rémy Cazals, 8 mai 2011

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Pensuet, Maurice (1895-1966)

1. Le témoin
Il est né le 25décembre 1895 à Meung-sur-Loire (Loiret) où son père était horloger et photographe. Titulaire du brevet, il joue du violon et pratique le football. Il reste, tout au long de la guerre, dans la tradition familiale du catholicisme pratiquant, avec cependant des moments d’exaspération comme le 26 décembre 1916 : « Comment ce Dieu si bon peut-il permettre de telles abominations ? Quelle force de caractère faudrait-il avoir pour supporter cette épreuve sans être tenté de blasphémer ? »
Appartenant à la classe 15, il arrive sur le front avec le 169e RI au Bois-le-Prêtre en avril 1915, où il est nommé caporal. En juillet, il est au Bois de la Gruerie en Argonne, où il est blessé le 25 septembre (« Je suis sorti de l’enfer. J’ai pris une balle dans la cuisse. C’est une bonne petite blessure, assez douloureuse, mais ça va. ») Il remonte fin décembre, à l’est de Nancy ; en juillet 1916, c’est un court mais dur séjour à Verdun, puis en forêt d’Apremont où il est à nouveau blessé le 1er novembre (« Je suis un veinard. Cet après-midi, travaillant à découvert, j’ai attrapé la fine blessure. Une balle m’a traversé le pied, bien gentiment, sans rien casser : donc pas à vous tourmenter. Ce n’est pas assez grave, mais c’est tout de même un peu de bon temps. ») Son régiment occupe ensuite un secteur en Champagne au moment où se prépare l’offensive Nivelle, où elle échoue, et où se produit la révolte qu’il annonçait depuis quelque temps. Il revient à Verdun en septembre 1917 et il est blessé pour la troisième fois (« Cette carte pour vous rassurer. Je suis blessé et depuis hier dans une ambulance du front, près d’Ancemont. Pour une fois, j’ai la bonne blessure. Ce n’est pas grave mais j’espère tirer 2 ou 3 mois à l’hosto. D’ici quelques jours je filerai à l’intérieur. Ça a été dur là-haut. Vous donnerai détails plus tard. ») On n’a pas de renseignements sur l’année 1918, sinon le plus important qui est qu’il a survécu à la guerre. « Le principal, écrivait-il le 23 janvier 1916, c’est encore d’en ramener ses abatis. » Il est devenu lui-même horloger et photographe à Reims. Il s’est marié et a eu deux filles. Il est mort le 5 mars 1966.

2. Le témoignage
Les secteurs du front indiqués ci-dessus rythment le livre réalisé à partir des lettres adressées à ses parents : Écrit du front, Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917, édition établie par Antoine Prost, Paris, Tallandier, 2010, 383 p. Une boîte en carton contenait environ 500 lettres dont seules ont été retenues, avec quelques coupures, celles venant du front. La transcription a été effectuée par son neveu Jean Pensuet et Marie-Françoise Daudin (fac-similé d’une lettre p. 381). Dans son introduction, Antoine Prost souligne la clarté de la langue. La lecture est cependant alourdie par une incroyable accumulation de [sic] accompagnant la moindre faute. Il aurait suffi d’indiquer une fois pour toutes : « l’orthographe des lettres originales a été respectée ». Questionné, Antoine Prost me répond que les [sic] ne sont pas de son fait, mais qu’ils ne l’ont pas gêné. Il est vrai que l’intérêt de ce témoignage n’en est pas affaibli. Les lettres s’appuient parfois sur des croquis, qui n’ont pas été retenus parce que peu parlants. Le photographe a évidemment pris des clichés (une cinquantaine, d’après la réponse d’Antoine Prost), mais ils ont disparu avec le temps. Le livre ne reproduit qu’une photo de Maurice en permission à Meung, sur laquelle le garçon paraît très sympathique.

3. Analyse
– Sur la guerre de l’infanterie, Maurice Pensuet n’apporte rien d’original par rapport aux témoignages déjà publiés. On notera cependant, le 8 juin 1915, sa vision synthétique de « trois phases de la vie des tranchées » : l’attaque, suivie de contre-attaques continuelles ; le bombardement par « la grosse artillerie boche » ; « la vie monotone de tranchée où l’on ne tire même pas ». Pour échapper à l’artillerie allemande, dit-il, à Verdun « nous nous collons le plus près possible des Boches », mais alors, c’est le 75 qui fait le plus de dégâts (23/07/16). Maurice a su décrire « la boucherie », l’enfer dont il est sorti à trois reprises sur blessure, la faim et la soif (27/07/16), mais aussi un secteur « tranquille » (4/01/16). Chez lui, cependant, la réflexion tient une place plus importante que la description.
– Sans être original là non plus, il s’en prend au bourrage de crâne, mais c’est à peine quelques semaines après son arrivée sur le front : les journaux « sont en contradiction avec tout ce que nous voyons » et cela exaspère les hommes (29/07/15). Mieux vaut ne pas leur donner à lire une feuille de propagande signée Lavisse : ils seraient furieux (23/01/16). Il faudrait pendre Barrès et Sembat (21/08/17). « Le seul parlementaire populaire ici, c’est ce vieux Brizon. Dans les cantonnements on pousse des Hourras à son intention » (26/12/16). Le fantassin critique aussi les « beaux aviateurs » qui auraient besoin de venir monter la garde dans la neige et le froid (10/02/16) ; et l’arrière où « on prend du bon temps comme si la guerre n’existait pas » (14/06/16).
– Sa réflexion va loin. Dès le 5 juillet 1915, il note que « la guerre finira par l’épuisement de l’un ou de l’autre ». Dès le 25 juillet, il a compris que les attaques étaient trop coûteuses et qu’il valait mieux « user les ressources des Boches, faire une guerre d’or ». Il a compris aussi que les méthodes anglaises de culpabilisation pour conduire des volontaires à s’engager avaient trouvé leurs limites et qu’il faudrait établir le service militaire obligatoire (7/08/15) ; que l’expédition pour prendre Constantinople était un échec (même date). Tandis que certains, parfois haut placés, se réjouissent du recul allemand de mars 1917, il a compris qu’ils « doivent avoir en arrière des lignes formidablement organisées » (18/03/17). Tandis que d’autres, ou les mêmes, pensent que l’offensive Nivelle va apporter la victoire, il note : « On va les avoir, paraît-il ! Maman me paraît pleine d’espoir. Moi je m’attends à une superbe piquette et vous embrasse de tout mon cœur » (25/03/17).
– On ne trouve pas, dans cette correspondance, de scène de fraternisation (sauf une allusion, le 4 janvier 1916). Les sentiments de haine anti-allemande sont rares. Le 2 juin 1915, il note : « Mon sergent de section a été tué et tout le monde le regrette, moi le premier. C’est triste, mais gare aux Boches ; ils le paieront. Et dire que, une heure après sa mort, j’ai donné mon reste de flotte à un boche blessé… » ; et, après la mort de son cousin, il demande au Bon Dieu de lui permettre « de faire payer sa mort aux Boches à la première occasion ». En fait, Maurice réserve sa haine pour les responsables de la guerre, ceux qui la mènent comme des bouchers, et ceux qui ne font rien pour l’arrêter. Parti confiant, le retournement s’opère au Bois de la Gruerie en juillet 1915 après l’échec d’une attaque sur des tranchées intactes et le feu des mitrailleuses. Maurice et tous ses camarades en ont assez ; les officiers sont dans le même cas (6/08/15). « J’en ai marre, marre, marre !!! », écrit-il le 1er janvier 1916. Il est capable d’analyser le fait que ces sentiments sont plus fréquents au cantonnement qu’en tranchée : « là-bas, ou bien nous sommes réduits à l’état de bêtes de somme par un travail exagéré, ou bien crispés par une idée fixe, celle de sauver sa peau. Tandis qu’ici nous avons le temps de penser à la guerre, aux copains, à la boucherie, à toutes les horreurs » (4/01/16). L’attitude de l’arrière, et même de sa famille, l’exaspère de plus en plus (même date) : « Maintenant pensez et agissez comme bon vous semblera, mais je vous le répète, ce n’est pas de victoire qu’il doit être question, mais de Paix et de Paix à tout prix, et plus elle sera rapprochée, moins elle coûtera cher, la vie d’un seul homme ayant plus de prix que tous les trésors du monde. » Il aurait mieux valu mettre les crosses en l’air dès le début (23/01/16). Les récits de refus de travailler, de faire devant des officiers un exercice stupide, et même de sortir en patrouille apparaissent dans ses lettres de 1916. « Il va y avoir du grabuge à la division, écrit-il le 4 juillet. Les hommes refusent de marcher, il a été tiré une balle sur le général. » Et, le 19 septembre : « Ce qu’il faut déplorer c’est que les femmes et les mères ne se lèvent pas toutes devant de telles souffrances et tant de vies sacrifiées pour aller entre les tranchées arrêter cette lutte d’extermination. Dans les deux camps il n’y a que l’orgueil qui empêche les pourparlers de paix de s’engager. Ce serait pourtant le moment à la veille de commencer l’hiver. […] Cependant papa est certain qu’à la fin d’octobre il n’y aura plus un Boche en France !!! En 1920 peut-être et encore ce n’est pas sûr. Au revoir ; gardez votre confiance, cela vous fait du bien et à moi pas de mal. Je vous embrasse mille et mille fois. » « Vous verrez que les troupes finiront par se révolter », annonce-t-il le 30 décembre.
– Le principal thème des lettres de 1917 est le rapport avec ses parents, la correspondance jouant le rôle d’un exutoire, parfois limité quand Maurice se reprend (10/01/17) : « Je suis désolé de vous avoir causé de la peine et je te jure que dorénavant je ne vous écrirai que de bonnes choses. Je croyais pouvoir vous dire sans crainte toute la répulsion que me produit cette guerre sans merci. […] Je ne suis plus un gosse et j’aurais dû trouver en moi la force de vous cacher ce qui me passe par la tête. » Mais il a trop besoin de s’épancher : « Si je vous raconte nos misères c’est que par la suite on les supporte plus facilement » (18/04/17). Des expressions très fortes apparaissent : « Oh ! si seulement je pouvais avoir une guibole en moins » (2/04/17) ; « Il faut de la casse pour la popularité de nos généraux » (8/05/17). Le 7 juin 1917, il évoque les mutineries, refus de monter, drapeaux rouges aux portières des trains de permissionnaires, mais sans insister, comme l’a remarqué André Loez à propos de l’ensemble des témoignages. Le catholique Maurice Pensuet devient révolutionnaire : « On ne se bat que pour les gros, industriels ou financiers » (21/08/17) ; « Tant mieux, bon sang, s’il n’y a plus de pain, la guerre finira peut-être » ; « Je fais le vœu traditionnel de me retrouver d’ici quelques jours sur un lit d’hôpital ; seulement cette fois-ci c’est tout ou rien qu’il me faut : une patte, un bras, n’importe pourvu que ce soit définitif » (26/08/17). Ce seront trois éclats d’obus sous l’aisselle et dans la cuisse, troisième blessure et, semble-t-il, celle qui lui permettra d’échapper aux tueries de 1918.
Rémy Cazals, 30 avril 2011

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Brothier, Célestin (1873-1915)

1. Le témoin

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e RI (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers. Dysentérique, il est évacué, le 7 septembre 1914 et il meurt, semble-t-il des suites de cette affection, en 1915 sans être jamais retourné au front.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes » est embarqué avec l’état-major de la 18ème D. I. du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre ».

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition de ce double témoignage un des très rares carnets de guerre de gendarme dans la campagne de 1914-1918 (voir dans ce dictionnaire la notice du second témoin, André Bourgain, du 114e RI) . Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, décrypte les apports de la publication du carnet de Brothier. Il est en effet constaté l’absence de témoignages sur cette arme, en rien révélatrice d’une absence de devoir ou de sacrifice. Et le présentateur de rappeler la réhabilitation faite par Pétain en août 1919 du rôle de surveillance et de maintien de l’ordre, outils également nécessaires pour la victoire. En effet, « 1 200 gendarmes sur les 70 000 gendarmes engagés sur le font pendant la première guerre mondiale ont été tués au champ d’honneur » (page 18). Ainsi le témoignage de Célestin Brothier reste exceptionnel par le statut du témoignage, exhaussé par les nombreuses descriptions des moments intenses de ses missions, même si quelques poncifs de bourrage de crâne ne sont pas évités. Il a été rendu d’autant plus intéressant par l’éclairage de la publication postérieure du journal de guerre du capitaine Jules Allard, son supérieur dans le détachement prévôtal.

En première ligne sur la question redondante, parangon de la littérature de bourrage de crâne, de l’espionnite, le gendarme se nourrit de ces rumeurs qu’il combat dès la vérité obtenue. Loin à l’intérieur, à Maulévrier : « Des espions allemands ont fait sauter des ponts dans les environs, des routes stratégiques ont été ont été coupées. Des personnes viennent me demander des renseignements à ce sujet. Je leur dis que tout cela est insensé, qu’il ne faut attacher aucune importance à ces faux bruits, absolument faux. J’ai ajouté que j’allais procéder à une enquête à ce sujet ; et que je ne désespérais pas d’arrêter celui qui avait lancé ces nouvelles, aussi fausses que dépourvues de bon sens » (page 40). Il nous renseigne sur l’ambiance dans sa commune lors de la mobilisation et fait état des télégrammes reçus, préconisant entre autres « l’affichage de l’état de siège programmé dans toutes les communes de France, la suppression de tous les appareils de télégraphie sans fil, l’application immédiate des instructions au sujet des étrangers résidant en France, au sujet des personnes munies de laissez-passer… » (page 40). Il précise que le « rappel des permissionnaires s’effectue, tous revenus sans faille » (page 41) et décrit l’ambiance dans les gares, les wagons enguirlandés sur lesquels sont dessinées inscriptions et caricatures (page 43). Lui-même devenu agent prévôtal, il fait état des consignes reçues, telle la censure des correspondances : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre ».

Confronté à la réalité de la guerre, il découvre l’horreur des cadavres frais (page 82), dont ont fait des barricades (page 86), un adjudant blessé devenu fou (page 104) sans que l’on puisse sur ses constatations douter de ses propres expériences, différentes de sa souscription à la rumeur dont il fait lui-même état à plusieurs reprises, mais par procuration. Ainsi, il rapporte que « les Allemands, qui veulent la peste, s’opposent à l’assainissement du champ de bataille » (page 92) mais aussi la multiplicité des espions et des faux bruits (page 93) ou des balles explosives (page 108). Il est lui-même se demande si guerre et barbarie ne seraient pas apprises à l’école allemande et rapporte qu’ils achèvent leurs propres blessés inaptes à servir la nation à l’avenir (page 110). Enfin, « il paraît que ces gredins sont allés jusqu’à achever leurs propres blessés ; ceux qui n’étaient plus d’aucune utilité à la nation, c’est-à-dire les misérables et ceux qui devaient rester infirmes » (page 110).

Enfin, comme beaucoup de témoins, il relate sa fascination du spectacle de la guerre (page 94) qui abrutit le soldat et lui fait perdre sa notion du temps (page 109).

Lieux cités (date – page) :

1914 : Maulévrier (1er – 4 août – 37-44), Angers (4-5 août – 45-46), Blois, Beaugency, Troyes, Mirecourt, Flavigny (6-7 août – 47-50), Saint-Nicolas-de-Port, Ludres, Faulx (8-11 août – 50-53), Belleau (12-20 août – 54-62), Toul, Commercy, Lérouville, Sampigny, Verdun, Sedan (19-24 août – 62-70), Nancy (25-26 août – 71-74), Velaine-sous-Amance, Cercueil, Réméréville, (27 août – 3 septembre – 73-98), Nancy, Bazeilles, Sedan (4-5 septembre – 100-101), Arcis-sur-Aube, Herbisse (5-7septembre – 102-105), Orléans, Châteauroux, Limoges, Brives, Cahors, Castelsarrasin ; Montauban, Angers, Maulévrier (8-20 septembre – 106-120).

Rapprochements bibliographiques

Allard, Jules (Cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916. Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

Yann Prouillet, février 2011

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Michel, André (1892-1981)

1. Le témoin

Né le 21 février 1892. Appartient à la classe 12. Son père est officier supérieur d’active et commande la mobilisation à Aurillac. Catholique. Part à la guerre avec le grade de sergent au 139e RI de cette même ville et y commande une demi-section de réservistes. Blessé une première fois le 25 août 1914 dans les combats du bois Bazien (Vosges). Nommé lieutenant en 1915. Sera blessé une seconde fois à Verdun en 1917. Deviendra ingénieur après la guerre. Mobilisé à nouveau comme officier d’un régiment de cavalerie en 1940.

2. Le témoignage

Journal de Campagne d’André Michel, 1914, Komédit, 2008, 79 p. Avant propos de Raymond Riquier (pp 7-17). Présentation par son fils, Gérard Michel (p 19-24). Photographies non légendées. Croquis de l’auteur pour illustrer certaines phases de combats (pp 60-74 et 76). Itinéraire de l’auteur du 9 au 25 août 1914 (p 25).

Ce journal de campagne, écrit sur un cahier et accompagné de notes prises au jour le jour, a été retrouvé par le fils de l’auteur, après sa mort survenue en 1981. Il couvre une période s’étendant du 1er août au 25 août 1914 et évoque la période de mobilisation à Aurillac et les combats de la bataille des frontières dans le secteur des Vosges. Le journal semble avoir été rédigé en 1914 au cours d’une période de convalescence occasionnée par une première blessure, d’après les dires de l’auteur, pour ses parents. Le cahier est accompagné d’un document écrit sur cinq pages et reproduit en annexe (La 1ère compagnie à Bruderdorf, 20 août 1914, combat de Sarrebourg, pp 75-79). Les têtes de chapitre de la publication respectent celles du cahier. Le chapitre « La campagne » est particulièrement riche en évocations des nombreuses défections de la troupe en ce tout début guerre.

3. Analyse

La mobilisation

1er août : Apprend l’ordre de mobilisation. « A la maison tout le monde est calme et résigné. » (p 28)

3 août : « Du quartier j’ai vu partir et arriver quelques trains de réservistes. C’est un spectacle bien réconfortant car ils ont tous l’air bien enthousiastes et ils chantent. » (p 30)

Le transport

8 août : « Nous passons à Clermont, Rion (sic), Moulins. A Paray-le-Monial des jeunes filles nous mettent à tous sur la poitrine de petits insignes du Sacré-Cœur et tout le monde les garde. Qu’il nous protège, nous et la France ! » (p 33)

9 août : « Pendant le voyage, un dénommé D. de la 2e section est devenu fou. Il est là sur le quai, faisant des signes de croix, des prières ; les médecins ont de la peine à l’approcher. »

La campagne

11 août : « Le soir, quand j’étais couché il s’est passé un incident. Les officiers du 1er Bon dînaient à côté d’une fenêtre ouverte devant laquelle il y avait beaucoup d’hommes qui entendent tout à coup le commandant R. déclarer « Après tout, il faut qu’ils marchent ou qu’ils crèvent. » Le Cne B. se lève et déclare au Ct que ce qu’il dit là est indigne et dégoutant. Pendant ce temps les hommes crient « Assassin, assassin. » » (p 37)

13 août : « Sur la route passent des hommes du 17e d’Infanterie et du 17e Chasseurs à pied qui nous racontent que la veille ils ont essayé de déloger les Allemands de leurs tranchées du côté de Badonviller et de Baccarat ; certaines compagnies ont été décimées par le feu de l’ennemi ; ils ont peur des baïonnettes, paraît-il. » (p 39)

14 août : « Pas mal d’hommes sont effrayés entre autre le Lt L. qui perd la tête au point de ne plus savoir quelle formation on prend sous le feu de l’artillerie. » (p 40)

20 août : « Quelques minutes après le Cne R. me dit : « Sergent Michel, allez donc derrière cette maison G [indiquée comme telle sur un croquis] et ramenez les hommes qui se cachent derrière. » J’y vais donc et renvoie quelques hommes entre autre le caporal D. qui claque des dents et me dit qu’il ira quand on commencera à tirer ; il ne se décide à y aller que quand j’ai armé mon fusil et que je lui ai placé ma baïonnette sur la poitrine. » (p 62)

Abandon de matériel sous l’effet de la panique : «  En chemin, je trouve une caisse de cartouches de mitrailleuse abandonnée là. Je la ramasse et l’emporte. C’est lourd en effet mais on n’abandonne pas ainsi 600 cartouches. En arrivant au bois un mitrailleur me la reprend. » (p 63)

21 août : «  Mais au premier coup les hommes ont tiqué et voyant quelques hommes de la section voisine qui se défilent en arrière ils ont bien envie d’en faire autant je bondis à l’arrière de la section et j’arme mon fusil menaçant de brûler la cervelle au premier qui partira (…) Malheureusement  on nous donne l’ordre de nous déployer en tirailleurs et les hommes échelonnés alors sur une grande largeur échappent à ma surveillance et je les vois qui un à un se défilent en arrière sans que je puisse les arrêter par les cris. » (pp 65-66)

J.F. Jagielski, décembre 2010

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Olivier, Gaston (1884-1915)

1. Le témoin

Son petit-fils, Alain Chaupin, a retrouvé les lettres qui constituent le témoignage. Il a composé un livre appartenant à la catégorie des réalisations de piété familiale, intitulé Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d’un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le spécialiste de l’histoire de ce régiment, Stéphan Agosto, en a écrit la préface. Les éditions Anovi l’ont publié en 2008. C’est de cet ouvrage que sont tirés les renseignements biographiques.

Gaston Olivier est né le 26 mai 1884 à Wambrechies (Nord). Ses parents, catholiques, sont dits journaliers, mais la photo de la famille (nombreuse) reproduite p. 12 montre une certaine aisance, et Gaston lui-même va devenir sous-directeur à la Société rouennaise d’engrais et de produits chimiques à Petit-Quevilly en 1913. Il est alors marié et père de deux garçons ; une fille allait naître en 1914. Gaston Olivier part dès les premiers jours d’août 1914 comme simple soldat au 274e RI. Sa mort, le 14 janvier 1915, est provoquée par l’éclatement du mortier de tranchée dont il est devenu le serveur.

2. Le témoignage

Il est constitué d’un carnet brièvement tenu du 10 août au 13 octobre 1914 et des lettres écrites à sa femme et à ses enfants. L’orthographe en a été respectée ; elle est plutôt bonne. Quelques rares erreurs de transcription sont immédiatement identifiables. Le témoignage est accompagné de notes historiques sur la vie avant 1914, la mobilisation, la marche des régiments, de textes officiels et autres qui n’étaient sans doute pas indispensables. Le témoignage lui-même est intéressant.

3. Analyse

L’introduction nous donne, sur cinq pages, les extraits les plus significatifs du témoignage, ce qui peut faire gagner du temps à l’historien qui veut l’utiliser, mais ce serait alors au détriment de la lecture intégrale. Gaston Olivier, simple soldat d’infanterie, décrit les marches terribles lors de la retraite en août, les spectacles horribles, la vie sous la pluie, le froid, les brimades de certains chefs qui « seraient excellents pour commander les armées de Guillaume ». Notons deux passages remarquables : la description d’une fraternisation à Noël (lettre du 26 décembre 1914) ; l’aveu à sa femme, le 30 décembre seulement, que ses souffrances insupportables l’avaient presque conduit au suicide quatre mois auparavant : « Je puis te le dire, le 26 août, pendant la nuit, nous marchions dans un bois, par une nuit noire comme ça depuis deux jours, je souffrais tellement des pieds de partout, que dans un moment de fièvre, sans doute, j’ai mis une cartouche dans mon fusil et par un hasard tout à fait heureux, je n’avais pas fait 100 mètres de plus, en pensant à vous tous à mes chers gosses, et j’allais me faire sauter la tête quand enfin on s’est arrêté. Nous sommes tous tombés, morts de fatigue, de soif, de sommeil, de mal et nous avons dormi là sans faire un pas de plus, où nous étions. » Sur son carnet personnel, il avait noté : « Plus grande souffrance de ma vie (mes enfants m’empêchent de me détruire). »

Il écrit toujours à sa femme que la fin de la guerre est pour bientôt, par épuisement des Boches et victoires des Russes. Le dit-il pour rassurer son épouse ou y croit-il sérieusement ? On a l’impression qu’il a du mal à imaginer que la guerre puisse durer au-delà de mars 1915. Lui-même résiste en disant qu’il évite de penser, mais, en même temps, il avoue (23-24 octobre) : « Si j’avais su j’aurais fait cinq gosses. » Il témoigne aussi de son angoisse devant le sort de ses parents restés à Lille, et dans l’attente de nouvelles de son beau-frère porté disparu. Il répète ses conseils : ne pas payer le loyer, ne pas payer les impôts. Il s’inquiète en apprenant que les femmes de Rouen et de Quevilly se font consoler par les Anglais. Et on découvrirait ici et là des allusions sexuelles étonnantes.

Rémy Cazals, novembre 2010

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