Chaussis, Ernest (1884-1950)

2. Le témoin

Ernest Chaussis est né le 10 septembre 1884 à Saint-Mard-de-Réno (Orne), issu d’une famille  paysanne mais dont le père est maire de la commune. Instituteur depuis 1903 en Normandie, il vient juste d’être nommé inspecteur primaire à Loudéac, dans les Côtes-du-Nord, où il habite lorsque se déclenche la Première guerre mondiale. Il s’est marié en 1906 avec Andrée Lévesque, fille d’un imprimeur de Flers (Orne), avec laquelle il aura un fils, André, né l’année suivante. Après-guerre, il reprend son métier d’inspecteur primaire à Lannion (1919), Saint-Brieuc (1922) puis Compiègne (1926) où il termine sa carrière en 1940. Socialiste déclaré et laïque convaincu, il fonde l’amicale laïque de Saint-Brieuc (1923), les Amis de l’Ecole Publique à Compiègne (1927) et est impliqué dans l’UFOLEP de l’Oise, où il organise une fête départementale en 1937. Enfin, il écrit au moins un ouvrage pédagogique (Les Côtes du Nord, nouvelle géographie départementale (Imprimerie Moderne, en 1926. Eclectique, comme le sont les instituteurs de cette époque, il est passionné de géographie, de lecture, de musique, l’écrivant lui-même et correspondant avec le chansonnier Roger Max. Pendant la guerre, son journal est teinté également d’un patriotisme mâtiné d’antimilitarisme anti-grade, qu’il ne passera pas lui-même d’ailleurs, sentiments auxquels s’ajoutera une lassitude profonde de la guerre. Il décède en 1950.

2. Le témoignage

Chaussis, Ernest, Journal du poilu Chaussis, inspecteur primaire normand, Louviers, Ysec, 2004, 366 pages.

Classé ante bellum dans le service auxiliaire, il passe en service armé par une commission de réforme mi-novembre 1914 et est mobilisé le mois suivant au 104e RI d’Argentan. Il reste au dépôt jusqu’au 6 juillet 1915, date à laquelle il intègre le 150e RI alors en Argonne. Il y reste peu de temps et est muté au 154e stationné en Champagne. Là, il attrape une sévère typhoïde qui l’éloigne du front, entre hôpitaux militaires (Châlons-sur-Marne, Sens, Villeblevin ou Auxerre) et dépôt (Saint-Brieuc-Pontrieux), jusque à la fin de 1916. Il ne retourne en première ligne que le 2 août 1917 pour retomber malade et être hospitalisé à Contrexeville dans les Vosges. Remis sur pied, il revient en Argonne le 23 mars 1918 avec le 202e RI dans le secteur de Verdun puis à nouveau en Champagne. A la fin de l’année, il change à nouveau d’affectation et devient cartographe régimentaire. Il garde ce poste quelques semaines et, à partir du 23 mars, remonte en ligne. Là, il parcours les fronts mouvants en Argonne, en Champagne, en Picardie, dans les Vosges et finalement en Alsace libérée jusqu’à sa démobilisation le 1er février 1919.

3. Analyse

L’introduction rapporte une lettre introductive du poilu Chaussis lui-même, intitulée « A qui ouvre ce carnet… », qui rappelle que certaines de ces pages ont été réécrites après coup, dans un hôpital d’Auxerre, en 1915. Suit un décryptage d’Arlette Playout-Chaussis qui présente la découverte et la publication des manuscrits, ses enrichissements, notamment cartographiques et surtout le ressort d’écriture de son aïeul. Elle s’interroge sur le public que le scripteur visait et rend hommage à son altruisme et à sa philosophie. Enfin, elle conclut sur son interrogation d’un certain oubli familial, corrigé par « devoir de mémoire ». L’aveu est toutefois formulé de cahiers non retranscrits en totalité, ce qui interroge l’historien sur les raisons et l’étendue de ce choix. Particulièrement dense bien que lacunaire et d’un suivi chrono temporel parfois ardu – ainsi, certaines parties du parcours n’ont pas pu être recomposées par les présentateurs mêmes -, l’apport à l’historiographie testimoniale est certain. Un autre écueil est celui du choix d’une présentation codée également compliquée, mal expliquée de surcroît, et sans apport évident à l’Historien, d’autant que ce point n’est expliqué qu’à la fin de l’ouvrage. En effet, des numéros, qui se révèlent parasites, entre parenthèses renvoient, au début de l’index (page 336) aux pages du manuscrit original (sur ce point, il est d’ailleurs mentionné un 17e carnet alors que 13 ont été retrouvés). A trop vouloir en dire, on s’y perd un peu parfois. Enfin, quelques abréviations auraient pu être opportunément traduites.

Décidément ce soldat aura été aussi itinérant que polyvalent dans cette guerre qui ne fut pas uniquement et loin de là une guerre de tranchées pour cet inspecteur primaire. On peut suivre dans son récit tour à tour le parcours d’un soldat de dépôt, d’un malade, d’un cartographe de PC de régiment, d’un chef de musique et d’un caporal fourrier. Il en ressort ainsi un excellent témoignage, Ernest Chaussis produisant le journal d’un homme clairvoyant, d’esprit vif et d’un réel don d’écriture, statut d’instituteur oblige. Il nous décrit précisément et importunément son environnement comme ses états d’âme sans concession pour ceux qui le commandent. Il fustige l’officier presque à chaque page, et la plupart du temps avec juste raison, du seul fait de côtoiement avec la « caste ». Il justifie longuement d’ailleurs (pages 307-308) son absence de galon comme de récompense par des circonstances fortuites ayant toutes pour origine l’impéritie militaire. Mais il doit certainement plus cet état de fait à son absence de faveurs envers ce milieu qu’il dénonce ouvertement. Car c’est au fil des pages, dans son évolution au sein des états-majors, qu’enflent les critiques des comportements de leurs officiers, de leur fonctionnement, des inepties voire de l’inutilité dont ils font preuve avec un caractère despote et cabotin. Chaussy enfonce le clou le 4 juin 1918, décrivant une guerre vaudevillesque face à « l’organisation et la volonté sérieuse de l’ennemi » (page 207). Son esprit critique rappelle sur certains points celui d’Henri Désagneaux (in Journal de guerre. 14-18, Paris, Denoël, 1971), par exemple sur le coup de main qui doit réussir (page 228) dans une formulation parfaitement similaire.

Ouvertement socialiste, il ne cache pas ses obédiences et en profite pour faire un plaidoyer constant pour les instituteurs. Quelques critiques littéraires (de « J’accuse », Sembat, Lysis ou Rédier) prouvent son éclectisme littéraire et plusieurs tableaux ethnographiques sont très intéressants, tel le réveil des soldats dans la baraque Adrian (pages 133 à 137). Le 30 janvier 1915, il endosse l’habit militaire qu’il qualifie de « livrée » (page 19) et dénonce les « embusqueurs » : « Je n’ai pas encore découvert les veules égoïstes qui (…) se dissimulent dans l’ombre des bureaux et mettent en mouvement toute une diplomatie dont les efforts coupables permettront à ces mauvais Français de demeurer à l’abri des glorieux dangers » (page 19). Il y revient plus loin longuement en donnant force exemples nominaux « d’embusqués d’Argentan », avec leurs méthodes (page 35). Il fait aussi en contrepoint une liste des faux embusqués : mitrailleurs, brancardiers, cyclistes ou ravitailleurs (page 318). A Sens, il décrit ses sentiments à la vue de prisonniers : « quelques invectives à leur adresse et surtout un violent sentiment de curiosité » (page 99). Il voit des Américains à Verdun, « nom mystérieux qui force l’admiration des Américains, faisant debout le salut militaire quand on prononce ce nom » (page 151), se plaint des Anglais « pillards et flanchards » (page 182), constatant la même chose chez les poilus français (pages 182 et 212), se plaignant des vols ordinaires dans les maisons abandonnées (page 201). A Wacquemoulin, il voit une femme assise entre deux gendarmes ; « une espionne allemande déposée par avion » selon le planton (page 182). Il donne en vrac quelques définitions et argot personnel : Singe, pigeon, Société des Nations, paix, tranchée, boyau, culot, la vie chère, bombe, quart, obus à shrapnells, éclat, piston, etc. (page 187) et fustige la paperasserie (page 191). La mort d’un camarade renvoie le poilu à sa propre mort, révélant le « désir de ne pas souffrir » et de « traverser cette grande tourmente imbécile sans y laisser trop de plumes et de fraîcheur d’esprit » (page 197). Chaussis à en effet conscience que la guerre vieillit l’homme et les éléments (d’où le titre de ce livre) : « Car les tranchées et les boyaux sont les rides du sol ; et le plus terrible est de voir vieillir en quelque jours des contrées vertes, joyeuses, pleines de vie (…) » (page 204). Le 17 novembre 1918, il passe l’ancienne frontière entre les Vosges et l’Alsace et « ce n’est pas sans émotion que nous foulons cette terre d’Alsace, et la chanson vole » (page 288). Il y constate immédiatement la fidélité du peuple alsacien (page 291) et s’indigne de leur traitement « entre deux soldats », au retour de captivité (page 298). La guerre à peine terminée, il constate, amer, que « les civils ont tenu. Et le poilu ne les épatait plus, sur la fin. On trouvait tout naturel que des hommes fussent prédestinés à une vie infernale pendant que les autres jouissaient de la vie, amassaient des bénéfices « de guerre » (Criminelle expression ! épouvantable mentalité que celle qui admet que la guerre puisse rapporter quelque chose à des individus, la mort des uns faisant la vie des autres !) ». Il augure ce qu’on retiendra de la guerre : « Quels exploits raconteront ceux qui auront contemplé, célébré, divinisé la guerre ? Que tairont, par modestie ou par dégoût, ceux qui l’on faite, vue ; soufferte ? » et d’achever ses acrimonies par cette sentence définitive sur l’arrière : « C’est curieux comme à beaucoup le front a paru plus gai, plus accueillant que l’« intérieur » (page 318).

L’ouvrage est enrichi d’un index des noms des unités militaires citées (page 337), de titres d’ouvrages cités (page 337 à 339), d’un index des noms de lieux et de personnes (pages 340 à 357), d’une table des illustrations (pages 357 à 359), d’une cartographie (page 359) et d’une table des matières détaillée (pages 359 à 366), le tout formant un excellent outil de recherche, manquant trop souvent dans ce type de parution. Le livre est illustré de nombreux dessins (jusqu’aux feuilles de température du malade Chaussis !), croquis, cartes, plans, et images, certes de qualité moyenne, mais complétant ce remarquable travail d’enrichissement évoqué ci-dessus, non diminué par quelques rares fautes (pages 197, 209 ou 253). Il témoigne également de l’imposant travail de réappropriation de la mémoire familiale et de recherches sur le parcours d’une descendante de poilu.

Liste des communes citées (datation et pagination entre parenthèses) :

1915 : Argentan (13 novembre 1914 – 13 juillet 1915 – 17-44), Sainte Menehould, camp de Florent II (14-23 juillet – 44-51), Florent, le Claon, la Chalade, le Four de Paris, la Harazée (24 juillet – 17 août – 51-64), Matougues (18 août – 18 septembre – 65-71).

1916 : Hôpitaux militaires (Châlons, Sens, Villeblevin, Bretagne) (19 septembre 1915 – 24 décembre 1916 – 72-133).

1917 : Champagne, Suippes (25 décembre 1916 – 2 août 1917 – 134-140), Mont-Haut, Mourmelon (2 août – 4 octobre 1917 – 141-148), Verdun, camp Driant, Douaumont, Souilly (4-31 octobre – 149-154), Contrexéville, camp de la Souveraine (novembre – 154)

1918 : Givry-en-Argonne, camp Marquet (21 janvier – 1er avril – 172-180), Picardie, Château-Thierry, la Ferté-Milon, la Croix-Saint-Ouen, le Meux, Arsy, Coivrel, Maignelay, Sains-Morainvilliers, Welles-Pérennes, Harinart, Prétoy, Plainville, ferme de la Hérelle, Mesnil, Orry-la-Ville, Lignières, Dancourt, Popincourt, Tilloloy, Beuvraignes, Amy, bois du Bec, Margny-aux-Cerises, ferme de la Croix, Frétoy-le-Château, Plessis-Patte-d’Oie, Berlancourt, château de Mesny, Villeserve, Haut-des-Bois, Petit-Détroit, Remigny-Rouquenet, bois de la Haute-Tombelle, Moÿ, ferme Cappone, Hinacourt, Hamegicourt, Regny, Itancourt, Flavy-le-Martel (2 avril – 17 octobre – 180-273), Vosges, Nancy, Corcieux, Taintrux, Rougiville, Saint-Dié, Dijon (1er-15 novembre – 275-285), Alsace, Frapelle, Combrimont, Provenchères-sur-Fave, Saales, Urbeis, Fouchy, Bleinschweiler, Dambach, Herbsheim, (15-24 novembre – 286-294), Boofzheim (24 novembre 1918 – 1er février 1919 – 294-324).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Martin-Froment, Clémence (1885-1960)

1. Le témoin

Clémence, son mari et son fils devant la maison familiale en 1915

Clémence Martin, née Froment, née le 21 juin 1885 à Lubine (Vosges) est la fille d’Adolphe Froment, cordonnier, et de Clémence Marie Louise Nicolle. Elle a trois sœurs, deux aînées et une cadette et trois frères qui seront mobilisés pendant la guerre. D’instruction sommaire, elle a fréquenté l’école jusqu’à 12 ans puis a été élevée par ses parents jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle comble son apparente carence en instruction par un appétit de lecture insatiable et servira même d’écrivain public au village. Après avoir quitté l’école, elle travaille comme dentellière à domicile. Elle y fait allusion dans ses cahiers, le 25 janvier 1915 : « Il est évident que nous avons jusqu’ici bien peiné au travail pour avoir le nécessaire que nous avons : que de nuits passées à faire ma dentelle pour acheter soit un lit à l’enfant, soit autre chose d’utile » (page 103). Le 15 janvier 1908, elle épouse à Lubine Ernest-Joseph Martin, garde-champêtre. Elle habite dès lors avec son mari dans un appartement de la ferme parentale, à Lubine, petite commune de 193 habitants à la déclaration de guerre. Le 26 octobre 1908, elle donne naissance à un fils, Fernand, qui décède brutalement le 16 juin 1918 électrocuté par une ligne électrique militaire. Elle est alors enceinte de Renée-Paule-Andrée, qui naît le 20 octobre 1918. Renée, sa seule descendance, décèdera à Dijon le 17 août 2002, sans enfant. Clémence meurt à Saint-Dié le 24 avril 1960, à l’âge de 75 ans, et est enterrée dans son village natal.

2. Le témoignage

NIVET Philippe (Dir.), L’écrivain de Lubine. Journal de guerre d’une femme dans les Vosges occupées (1914-1918). Clémence Martin-Froment. Moyenmoutier, Edhisto, 2010, 365 pages.

Le journal de Clémence Martin-Froment est un témoignage de la vie en France occupée, en l’occurrence dans le village de Lubine, l’une des vingt-six communes des Vosges occupées durablement au cours de la guerre 1914-1918. La partie occupée ne représente qu’une petite partie de ce département : 4,8 %, dans les vallées de la Plaine, du Rabodeau, du Hure et de la Fave, au nord et à l’est de Saint-Dié, autour de la petite ville de Senones. Clémence Martin-Froment choisit de ne pas quitter son domicile lors de l’invasion allemande fin août 1914 alors que « d’autres, les plus riches, vont vers le centre de la France » (page 64). Au cours de la guerre, la commune se trouve constamment à proximité du front mais, dans des Vosges où les combats ne sont pas linéaires, Lubine reste finalement peu concernée par les combats et les bombardements. Dès lors, Clémence va s’ériger en observatrice très attentive de son environnement et noter fidèlement ce dont elle est témoin, se « formant » à la guerre et à ses langages, et renseigner sur les unités allemandes qui se succèdent à Lubine. Son journal est commun à ceux des témoins de la zone occupée ; sont mentionnés les multiples réquisitions effectuées par les Allemands, les difficultés de la vie quotidienne pour les Français occupés, les déportations, ainsi que le sort réservé aux prisonniers de guerre étrangers, russes et roumains. Les cahiers de Clémence Martin-Froment rendent compte également du travail imposé aux habitants. Elle est en effet concernée par ces emplois forcés ; le 13 octobre 1914, elle dit avoir « énormément de travail » (page 76), car elle fait la lessive pour les soldats, la cuisine pour les officiers, travaille aux champs puis, la guerre durant, finit par assumer des tâches normalement dévolues à des soldats voire des pionniers allemands (septembre et novembre 1917), tâche particulièrement pénible : « Les civils n’ont aucun répit, les femmes surtout, c’est à peine si nous avons le temps nécessaire de nous faire à manger, ensuite le travail est toujours fait en trop petite quantité, les routes sont très mauvaises et encore les pierres manquent. Il faudra sous peu les porter nous mêmes par hottes » (page 278). C’est d’ailleurs pendant son absence, au retour d’un travail qui l’a éloignée de sa maison toute la journée, que son fils a eu cet accident mortel. Le journal ne masque pas les affres de l’occupation mais il est assez singulier par ce qu’il dit des relations entre occupants et occupés. Car ce journal atteste la complexité des sentiments à l’égard de l’occupant. Dans les quinze cahiers qu’elle tient d’août 1914 à novembre 1918, elle reconnaît, à plusieurs reprises, la qualité et l’humanité des occupants. Ainsi, le 12 décembre 1914, écrit-elle : « Nous avons eu la visite du lieutenant I[rion]. Nous sommes toujours très heureux de le revoir car nous le comptons comme le meilleur de nos amis. Et quand nous ne pourrons plus le revoir, nous souffrirons de son absence qui nous est précieuse quand bien souvent on n’a près de soi [personne] à qui confier ses pensées » (page 87). L’appréhension qu’elle avait des Allemands lors de l’invasion – le 12 septembre, elle parle « d’épouvante » à propos de la vue d’un officier allemand qui est logé chez elle – s’est estompée peu à peu au contact de l’occupant, comme elle l’écrit le 18 janvier 1915 : « Je n’ai pas pour eux la haine que j’avais avant et au début de cette guerre, car j’ai vu par moi-même que ces hommes avaient comme nous non pas une pierre à la place du cœur, comme je le supposais, mais aussi un bon cœur parfois sensible. Puis, si j’ai du mépris pour quelques-uns, j’ai à témoigner beaucoup de gratitude vis-à-vis d’autres, et si toutefois il y avait des blessés des leurs, je ferais tout mon possible pour les soigner de mon mieux, et tout mon dévouement serait à leur entière disposition, et ce serait payer par là une part de ce que je dois à certains. Ensuite, presque tous sont pères de famille et sont bien loin de l’affection des leurs. Bref, la guerre me les a faits apprécier à leur juste valeur, et j’ai été heureuse de le constater » (page 100). Elle reprend ces thèmes à plusieurs reprises car, et c’est l’apport de ce témoignage, Clémence Martin-Froment brille par son honnêteté et sa franchise ; ce sera aussi sa perte. C’est en effet à cause de son témoignage, imprudemment communiqué à l’un des officiers qu’elle côtoie qu’elle va connaître après guerre l’épuration de la collaboration de la Première Guerre mondiale. En effet, des extraits de ses carnets, concernant les années 1915 et 1916, paraissent en « feuilleton » dans neuf numéros de La Gazette des Ardennes, en février-mars 1917, sous le titre Fragment du journal d’une « occupée », avec cette présentation : « La Gazette commence ci-dessous la publication de quelques fragments du journal d’une Française habitant dans une petite localité de la Lorraine française envahie. Ne disposant pas de la première partie (1914) du manuscrit, nous sommes, à notre regret, obligés de commencer par les notes écrites en février 1915 » (page 28). Bien entendu, les Allemands ne publient que les passages qui leur sont favorables pour appuyer leur propagande, ce en tronquant les citations, car, dans d’autres passages de ses cahiers, elle ne cesse de se proclamer bonne Française et de souhaiter que la paix à laquelle elle aspire constamment. Ainsi, ses ennuis commencent quelques mois après la libération du territoire, au printemps 1919. La gendarmerie de Provenchères-sur-Fave, informé qu’un feuilleton du journal La Gazette des Ardennes avait relaté au jour le jour des faits relatifs aux événements de guerre de Lubine ouvre une enquête dans cette commune et identifie aisément Clémence Martin-Froment. L’enquête est donc ouverte pour intelligence avec l’ennemi. Mais l’instruction fera apparaître que la jeune femme « n’a pas sciemment collaboré à la Gazette des Ardennes en y faisant publier, sous forme de feuilleton, ses mémoires (page 36). Après  plusieurs renvois et compléments d’enquête, c’est finalement le 20 juin 1921 que la jeune femme comparaît devant la cour d’assises des Vosges. Malgré un réquisitoire sévère du procureur de la République Valade, elle est acquittée après seulement cinq minutes de délibération du jury et remise en liberté.

2. Analyse

Ce témoignage, continu pendant toute la durée de la guerre (du 31 juillet 1914 au 17 novembre 1918) renvoie à l’épuration effectuée, après l’Armistice, par les autorités françaises. Mêlant un esprit acéré de l’observation de son quotidien à des pages parfois empruntes de littérature et de romantisme, c’est le premier journal de guerre entier de femme publié dans la zone envahie des Vosges. Rapporté au reste de la France envahie, peu de civils vosgiens se sont en effet trouvés enfermés derrière le no man’s land sous la domination allemande et nombre d’entres eux ont été déportés soit en 1915, soit en 1918. Dès lors, les témoignages déjà publiés sont le plus souvent incomplets sur la totalité de la durée de la guerre. Lubine est l’une des communes les plus éloignées de la ligne de front dans ce territoire. Dès lors, Clémence n’est pas directement menacée par les actes de guerre. Son témoignage en est en quelque sorte pacifié et influencé par cette situation : il est à la fois égocentré sur son expérience de guerre – vécue comme une expérience de captivité – et tourné vers l’observation fine de l’occupation allemande. Forgée à l’enclume de la guerre, elle en devient au fil des mois une remarquable experte de l’armée allemande. Jean-Claude Fombaron, spécialiste de cet aspect, confirme en tous points les observations qu’elle effectue sur la présence des troupes, leur composition et leurs mouvements. Clémence Martin-Froment est ainsi l’un des meilleurs témoins civils de la Grande Guerre dans les Vosges occupée. L’autre apport à l’historiographie est celui du premier ouvrage qui traite de manière aussi complète de l’épuration de la collaboration de la Première guerre mondiale en France en utilisant un corpus cohérent, carnet de guerre et archives judiciaires complets, et continu de 1914 à 1921.

Bibliographie comparative sur l’occupation dans les Vosges décrite par les témoins

VILLEMIN, André, Senones, une ville vosgienne sous l’occupation allemande. Journal de guerre de l’abbé André Villemin. 1914-1918. Saint-Dié-des-Vosges, Société Philomatique Vosgienne, 2002, 191 pages.

ELARDIN, Jules, Chronique de l’occupation allemande à Senones. Guerre 1914-1918. Œuvre posthume. La Petite-Raon, Elardin, 1927, 290 pages.

Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (I), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1987, p. 23-42.

Masson (Louis), Mes souvenirs de 1914 (II), Saint-Dié, Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1988, p. 12-40.

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Préauchat, Elie (1876-1935)

1. Le témoin

Élie Préauchat est né le 10 mai 1876 à Saint-Launeuc (Côtes d’Armor) au lieu-dit La Bruyère, dans une ferme du château, disparue aujourd’hui. Il est le cadet d’une fratrie de cinq enfants. Très tôt, il travaille à la petite exploitation familiale mais fréquente aussi un peu l’école communale. Il épouse en 1909 Léonie Herpe, sa cousine germaine ; ils auront trois enfants.

Élie Préauchat fut mobilisé dès le 4 août 1914, comme soldat de 2ème classe à la 9ème compagnie du 74ème Régiment d’Infanterie Territoriale de Saint-Brieuc. Cette unité commença d’abord par surveiller les côtes de Normandie avant d’être appelée, dès octobre 1914, à renforcer le dispositif de défense du front dans le secteur d’Ypres. Après un hiver très éprouvant pour ces « vieux » soldats que les énormes pertes éprouvées par l’armée française de l’avant pendant les premières semaines de guerre condamnaient à tenir les tranchées, ce fut la terrible attaque allemande aux gaz du 22 avril 1915. Élie Préauchat y est fait prisonnier. Il subit d’abord les dures conditions de vie du grand camp de Meschede où il retrouve son frère cadet Jean-Baptiste. Tous deux étaient si amaigris, si affaiblis, si mal rasés qu’ils ne s’étaient pas reconnus au premier abord. Il apprend alors la mort accidentelle de son fils Pierre, âgé de 2 ans ½, décédé accidentellement, ébouillanté par de l’eau chauffant dans la cheminée alors que sa mère aidait les voisins à planter des choux. Le 21 juin 1915, il est détaché pour travailler dans une ferme à Lochtrop, non loin de Meschede. Il n’y subit pas de sévices, bien au contraire, mais connut, avec la population allemande, les privations. Après sa libération et jusqu’à sa mort, il resta en contact avec ses anciens « gardiens », des fermiers allemands qui lui avaient prédit une revanche pressentie par l’arrivée au pouvoir du Chancelier Hitler en 1933. Il n’eut pas le temps de connaître la suite.

De retour chez lui à Saint Launeuc, en mars 1919, il reconnut au milieu d’un groupe d’enfants sa fille Marie, âgée de 7 ans qu’il n’avait pas vue depuis 4 ans. Il rapporte ce journal de guerre écrit en Allemagne au cours de sa captivité, ainsi que ses carnets de captivité.

Il reprit son travail de cultivateur jusque sa mort, le 14 septembre 1935 des suites de problèmes pulmonaires, séquelles de l’attaque du 22 avril 1915. Il repose au cimetière de Saint-Launeuc.

2. Le témoignage

Carnets de guerre et de captivité d’Élie Préauchat, Janvier 2006, Bretagne 14-18, 76 pages (format 21×29)

Durant la Grande Guerre, Élie Préauchat a toujours pris des notes sur des carnets. À la mi novembre 1914, à l’occasion d’une violente attaque allemande, il écrit : « Les hommes disent qu’ils vont être prisonniers, ils sont presque cernés. La plupart se débarrassent de lettres et écrits compromettants. J’enterre mon calepin où j’inscrivais mes mémoires et mes lettres où il était question des Allemands. » (p. 22) C’est à cette occasion que le premier carnet de notes d’Élie Préauchat a disparu.

Le 22 avril 1915, après une vaine résistance des hommes du 74ème R.I.T. en ligne, Élie Préauchat essaie de se sauver vers l’arrière, abandonnant son sac et vraisemblablement son deuxième carnet de notes. À Meschede, en mai 1915, il nous dit n’avoir pour tout bien que sa gamelle (p. 40).

Dès son arrivée au camp de Meschede, il relate les événements de sa vie quotidienne et note ses impressions sur un troisième carnet constitué d’un petit calepin allemand couvert de Moleskine, contenant les calendriers 1915 et 1916 ainsi que des renseignements postaux.

Le dimanche 3 octobre 1915, il nous dit : « J’écris mes Mémoires de la guerre. Je ne peux me rappeler tout. » Il vient d’ouvrir un quatrième livret de notes sur lequel il a reconstitué ses « Souvenirs des principaux faits de guerre pendant son séjour au front ». Tous les dimanches, il rédige son texte de mémoire et certainement avec l’aide de compagnons du 74ème R.I.T., prisonniers comme lui à Lochtrop. Une fois ce texte terminé, il le retranscrit consciencieusement sur le Tagebuch qu’il vient d’acheter, cahier d’écolier allemand contenant également un emploi du temps d’élève et les cartes des colonies allemandes : le Cameroun, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Sud.

Sur ce cahier d’écolier allemand est transcrit le journal de guerre (août 1914-22 avril 1915) qui constitue la première partie du document publié.

La deuxième partie (avril 1915-août 1916) est un véritable carnet rempli de ses notes écrites au jour le jour, tout d’abord au camp de Meschede puis dans une ferme de Lochtrop. Ce texte s’arrête le 27 août 1916, à la fin du cahier. Très organisé, Élie Préauchat notait méthodiquement sur ce petit document la date des lettres écrites ainsi que l’expéditeur et la date de réception des lettres et des colis. On peut penser qu’il a continué à prendre des notes sur d’autres carnets ou cahiers mais que ceux-ci n’ont pas été conservés ou n’ont pas encore été découverts dans les archives familiales (le Tagebuch a d’abord été retrouvé par un arrière petit-fils à qui, plusieurs mois plus tard, une tante remettait le 3ème carnet oublié dans un vieux tiroir).

3. Analyse

Les témoignages de simples soldats ne sont pas très fréquents et celui d’Elie Préauchat est de qualité. Ce petit paysan de la partie « gallo » de la Bretagne, est de la province non bretonnant, n’a été que quelques mois à l’école communale mais il y a acquis le plaisir et le désir d’écrire et une belle et bonne culture. L’écriture est de qualité, le style est travaillé, l’orthographe est presque toujours correcte. Il veut témoigner et le fait de façon exemplaire : « Si la mort venait à me frapper pendant ma captivité, je prie celui de mes camarades ou autres de faire parvenir ce petit récit à ma famille qui serait reconnaissante à celui qui le lui ferait parvenir. » (p. 34)

Dans ce qui est son journal de guerre (1re partie), il relate de façon précise ce que furent les conditions de vie et de combat de ces territoriaux qui n’auraient jamais dû devenir des combattants de première ligne et qui furent traités, peut-être plus que leurs camarades plus jeunes, de façon indigne. Il écrit ne point se permettre de critiques car il est « trop patriote pour blâmer (son) pays »mais ce qu’il confie pages 32 et 33 est sans appel.

Dans son carnet de captivité (2e partie), Élie Préauchat décrit d’abord la vie étriquée et bornée du prisonnier d’un camp, le bonheur des retrouvailles avec son frère, les privations, le profond ennui, les attentes des colis et des lettres. La mort accidentelle et horrible de son jeune fils Pierre l’affecte tout particulièrement mais ce chrétien convaincu s’y résigne. Il conserve un esprit patriote et est à l’affût des nouvelles, encourageantes ou décevantes. Il s’élève contre ce soldat de son pays, compagnon de captivité qui est volontaire pour travailler et ainsi gagner de l’argent (p. 40). Tout change lorsqu’il est envoyé lui-même d’office dans une ferme. Il se trouve alors mêlé à la population allemande et est en régime de semi liberté. Au milieu de ces « ennemis » civils, point de haine et point d’exactions. La nourriture devient bien meilleure et il grossit. Le travail est rude mais sans contrainte excessive. Un climat de confiance règne entre le groupe de prisonniers et les patrons (dont le fils part à la guerre). Cette rédaction peut sembler très répétitive, mais elle est fidèle à ce qu’était la succession lancinante des jours et des travaux, est le reflet des « jours monotones » des captifs. Il souffre surtout de l’éloignement des siens ; les Allemands qu’il côtoie chaque jour subissent aussi la guerre, tout en espérant la gagner, comme les prisonniers français…. Lorsque la nourriture devient moins abondante, ce dont il se plaint à plusieurs reprises, c’est parce que les privations atteignent la population allemande (p. 71).

Témoignage rare, car rédigé vraiment sur place, quotidiennement. Témoignage sans concession mais sans outrance. Témoignage d’un honnête homme attaché à son pays et à sa famille, désirant la victoire de sa Patrie, mais comprenant aussi les douleurs et malheurs de « ceux d’en face » et déplorant « que la folie humaine a fait commettre beaucoup de crimes » (p. 55).

René Richard, août 2011

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Belleil, Jean-Baptiste (1877- 1970)

1. Le témoin.

Jean-Baptiste Belleil est né en 1877 dans une famille modeste de Loire-Atlantique. Après son Certificat d’Études Primaires et quelques années d’apprentissage, il contracte un engagement, à l’âge de 19 ans, au 35e RAC de Vannes. Il fut en garnison à Vannes, puis, à compter du 9 janvier 1912, au 31e RAC au Mans, en qualité de sous-lieutenant. Lieutenant le 9 janvier 1914, il fût aux Armées du 2 août 1914 au 20 juillet 1915 (front de Verdun, puis Vosges et Alsace). À cette dernière date et après avoir été trois fois blessé (7 septembre 1914 ; 28 avril 1915 ; 20 juillet 1915), il fût affecté au 104e régiment d’artillerie lourde, au Mans. Marié, père de 4 enfants de deux mariages, il est décédé le 27 juillet 1970 à Pontivy (56), où il s’était retiré après son départ à la retraite. Il était le beau-frère du capitaine Charles Mahé, commandant d’une compagnie du 48e RI de Guingamp, disparu à Roclincourt le 9 mai 1915, dont Bretagne 14-18 a également publié les carnets et lettres de guerre.

2. Le témoignage

Lieutenant Belleil J.B., Récit de guerre d’un officier d’artillerie (Période du 1er août 1914 au 12 février 1915), Adaptation Julien Prigent, Septembre 2005, Bretagne 14-18, 134 pages (21×29) – I.S.B.N. : 2-913518-35-4

Jean-Baptiste Belleil résume en avant-propos de ses mémoires, ce qui les a motivés :

« Cédant aux sollicitations pressantes et réitérées de mes enfants, je me décide à l’âge de 87 ans, à transcrire aussi fidèlement que possible sur les pages qui suivent, en consultant mes différents carnets où ils sont consignés au jour le jour, les principaux évènements de la journée, en remémorant mes souvenirs sur les faits dont j’ai été le témoin, l’auteur, le confident … ainsi que quelques correspondances et pièces d’archives en ma possession. » (p. 6)

Il rédigea sa chronique de guerre sur des carnets. Son récit nous conduit du 1er août 1914 au 12 février 1915. Les carnets suivants, de cette dernière date jusqu’à juillet 1915, mois où cet officier, blessé pour la troisième fois, quitta véritablement le front, n’ont pas été retrouvés.

Pendant toute cette narration, le lieutenant Belleil est au 31e régiment d’artillerie de campagne du Mans. Ce régiment va débarquer dans la zone des Armées, à Consenvoye, au nord immédiat de Verdun, le 12 août 1914, au sein de la 54e division de réserve, unité du Groupement des divisions de réserve de la défense de Verdun. Il va d’abord être engagé lors de la bataille de Spincourt, du 23 au 25 août, puis retraiter vers Verdun. Du 4 au 8 septembre, ce sera la dure bataille de la Vaux-Marie. Le 8 septembre, bien que blessé, il est appelé à prendre le commandement de la 25e batterie du 31e RAC.. À partir du 14 septembre, le régiment poursuit les Allemands jusqu’au nord de Verdun. Ce seront ensuite les combats pour Saint-Mihiel puis, à partir du 21 octobre 1915, la participation aux combats pour les Éparges. Le 5 décembre, Pierre Belleil doit céder la place de commandant de batterie à un certain capitaine B. , vieux réserviste du Train des Équipages, ami de Sarrail mais sans aucune expérience de l’artillerie et du front dont il devra sans cesse combler les incompétences en dirigeant de fait la batterie. Cette situation étrange se prolongera jusqu’au 31 janvier, date où le capitaine B. sera relevé et remplacé. Le lieutenant Belleil ressentira toujours de l’amertume de cette rétrogradation. Quand le journal se clôt, le 12 février 1915, le régiment est toujours en position sur la Calonne et près des Éparges.

3. Analyse

Ce récit n’est pas un document brut écrit à chaud ou en léger différé. C’est une reprise tardive de souvenirs basés sur des écrits d’époque, des carnets personnels peu structurés, des correspondances ou sur la seule mémoire mais avec l’intention certaine d’une rédaction autre que les carnets qui sont souvent des notes à l’emporte-pièce, des pensées résumées à quelques mots sans souci de syntaxe, de préoccupations quotidiennes et prosaïques. Ici nous avons quelque chose de construit avec une recherche de style. C’est un récit destiné à être lu et donc, nécessairement, cohérent dans la chronologie et dans l’écriture. C’est un récit écrit par un homme cultivé et soucieux d’éviter toute grossièreté de langage. Il semble que, même, il en arrive à un excès d’écriture que l’on n’attend pas à trouver chez un ancien combattant de la Grande Guerre. Par exemple, le mot « boche » n’apparaît jamais dans son texte qu’il a certainement épuré, car d’après sa famille, il usait toujours de ce qualificatif quand il évoquait la Guerre. Cela n’enlève rien à l’intérêt du récit, même si l’on est coutumier de propos plus cavaliers de la part des anciens de 14-18. Mais il dénote un certain apprêt qui peut ne pas cadrer avec ce qui fut dit ou vécu réellement au sein de sa batterie.

Au début du conflit, le récit présente un intérêt certain quant au fonctionnement d’une batterie constituée de réservistes qu’il faut reprendre en main, instruire le plus rapidement possible afin de les préparer aux opérations de guerre qui ne vont pas tarder.

L’auteur a, certes, eu l’intention de transmettre l’expérience de sa participation au conflit mondial mais transparaît aussi un dessein pédagogique : il veut expliquer la bonne marche d’une batterie de 75, avec ses déplacements toujours compliqués, quand il fallait sortir les canons de la boue et les évacuer sous le feu de l’ennemi ; on découvre aussi le casse tête et les astuces de l’intendance, des cantonnements de centaines d’hommes et de dizaines de chevaux, des approvisionnements d’une batterie en munitions, en nourriture, en fourrage, en avoine ; il détaille enfin les techniques de repérage, de camouflage ou de choix des positions de tir. Ce témoignage est très précieux car il décrit, à côté de la chronique des combats, leurs coulisses, moins clinquantes mais indispensables et rarement évoquées.

Il n’élude pas la complexité des relations humaines au sein d’une grosse unité en temps de guerre. Son passage sur l’arrivée du capitaine B., certes ami du général Sarrail mais artilleur totalement incompétent, et sur ses contacts avec cet officier dont il dut sans cesse réparer les bévues, est parfois savoureux mais on ressent bien que, même à 87 ans, J.B. Belleil, officier sorti du rang, estimant n’avoir pas failli, n’avait toujours pas accepté son éviction de la fonction de commandant de batterie.

René Richard, août 2011

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Curien, Henri-Georges (1877-1922)

Source de l’image Carnets de guerre de Georges Curien

1. Le témoin

Né à Fresse-sur-Moselle (Vosges) le 20 décembre 1877, Henri-Georges Curien a 37 ans lorsqu’il est mobilisé en 1914 au 43e RIT d’Épinal. Marié, père de deux petites filles, il exerce la profession de sagard, employé de scierie, au Thillot. Caporal à l’issue du service militaire, il est « heureux et fier » de devenir sergent en juin 1915. Passé au 250e RIT, puis au 112e RIT, il finit la guerre dans un bataillon de pionniers de la 61e DI. Il est démobilisé le 21 janvier 1919. Il reprend alors son travail et devient directeur de la scierie Boileau au Thillot. Il meurt le 26 février 1922, usé par quatre années de guerre.

2. Le témoignage

Le carnet original compte 97 pages rédigées entre le 19 décembre 1914 et le 21 janvier 1919. Il est publié sans retouches, sauf les accords de participes avec lesquels l’auteur entretenait des « rapports inamicaux » (p. 12). Le livre, Carnets de guerre de Georges Curien, territorial vosgien, paru aux éditions Anovi en 2001 (95 p.) est précédé d’un long avant-propos de son arrière-petit-fils, Éric Mansuy, qui illustre le parcours initiatique de celui-ci dans la passion pour 14-18, et illustré de quelques photos et de croquis de secteurs vosgiens. Dans sa préface, Jean-Noël Grandhomme tire trop rapidement le témoignage vers le thème à la mode de la « brutalisation ». Certes, Curien emploie à plusieurs reprises les termes de « sales Boches », « race maudite », « hordes tudesques » ; certes, le 28 décembre 1914, il écrit qu’il souhaite « le bonheur d’en décrocher un au bout de notre fusil ». Mais ces expressions disparaissent après janvier 1916, et les Allemands ne sont plus que « les Boches ». À s’en tenir à ce seul argument, on assisterait plutôt à une « débrutalisation » dans le cours de la guerre. En effet, le témoignage montre aussi, du début à la fin, l’importance des liens de tendresse familiale, qu’il s’agisse des allusions à sa femme et à ses filles, ou du souci de leur mentir pour ne pas les inquiéter. « J’en profite pour écrire à mes chéries, mais je suis obligé de leur mentir car, si elles savaient, quels tourments ! » (p. 30, et aussi p. 37). Le 21 février 1915, Curien souhaite le déclenchement d’une offensive « qui nous amènera la victoire et le retour au foyer ». Le 11 novembre 1918, le mot « victoire » n’est pas écrit ; c’est seulement « la fin des hostilités et la signature de l’armistice ». Puis : « L’année 1919 nous apporte la libération tant attendue, chacun va reprendre place au milieu des siens. Pour ma part, j’espère avoir bientôt oublié les misères et les souffrances endurées pendant le cours de cette guerre. Les caresses de mes chéries y pourvoiront. »

3. Analyse

Vosgien, Georges Curien, qui a occupé des secteurs du massif des Vosges jusqu’en 1918, a toujours rencontré des civils affables et se trouvait non loin de chez lui, ce qui l’avantageait pour les permissions. Il est entré tardivement dans la guerre et il est resté plutôt « sur les marges de l’enfer » (Jean-Noël Grandhomme), menant au début une « véritable vie de caserne à la campagne » (Éric Mansuy). Son baptême du feu date du 11 mars 1915 ; le 30 mai, il court pour la première fois un risque très sérieux ; le 4 octobre, il tire ses premières cartouches, sans cible car c’est une fausse alerte. Restent les corvées, le froid et la neige, les bombardements. Du 8 août 1916 au 11 février 1917, il est loin du front, obtenant successivement une évacuation pour entorse, une autre pour angine, de nombreuses permissions de tour normal ou de convalescence et un mois de repos. Les bombardements sont encore dangereux en mars 1917, ainsi que les coups de main : le 15 juin, au retour d’une permission qui lui a permis de passer les fêtes de Pentecôte en famille, il note qu’une embuscade boche a entraîné « la perte de trois hommes dont un caporal traîtreusement assommé et tué à coups de gourdin ». Les notes se réduisent en 1917 et 1918, faisant cependant apparaître de « pénibles moments » en mars 1918 lors de l’avance allemande, alors qu’il a quitté pour la première fois le front des Vosges.

Chronologie géographique du parcours suivi par l’auteur, (page) :

1914: 1er août : Epinal (25) – 5 août : Fort de Longchamp (25) – 18 août : Jeuxey (25) – 26 octobre : Aydoilles (25) – 19 décembre : Aydoilles à Bru via Rambervillers (25) – 20 décembre : Saint-Benoît-la-Chipotte, Col de la Chipotte, Thiaville-sur-Meurthe, Lachapelle (26) – 31 décembre : Baccarat, Hablainville, cote surnommée Notre-Dame-de-Lorette (29)

1915 : 5 janvier : Ogéviller (30), 11 janvier : Hablainville, Neufmaisons (31), 12 janvier : col de la Chapelotte, Péxonne, Badonviller, Vacqueville (31), 14 janvier : Neufmaisons (32), 20 janvier : Bertrichamps (34), 21 janvier : Raon-l’Etape, col de la Chipotte, Bru, Rambervillers, Vomécourt (34), 22 janvier : Aydoilles (34), 27 février : Epinal, Fraize (36), 28 février : La-Croix-aux-Mines, le Chipal (36), 1er mars : Saint-Dié, caserne de Saint-Roch, Mandray, Saulcy-sur-Meurthe (36), 11 mars : Pré de Raves, poste 3 (Coq de Bruyère), poste 4 (Wuestenloch), poste 5 (la Roche des Fées) (37), 19 avril : Fraize, Saint-Dié (42) , 29 avril : Robache (43), 8 mai : Denipaire (44), 10 mai : Robache, Saint-Michel-sur-Meurthe, Nompatelize, Ban-de-Sapt, la Fontenelle (44), 1er juin : Denipaire (46), 24 juin : la Fontenelle, bois Martignon (47), 19 juillet : Saint-Jean-d’Ormont, Moulin de Frabois (66), 27 juillet : Battant de Bourras (67), 28 septembre : Saint-Dié, Raon-l’Etape, Celles-sur-Plaine, secteur de Viragoutte (67), 7 décembre : hameau des Colins, Allarmont, Viragoutte, Pierre-à-Cheval, avant-poste « du Père la Victoire » (69)

1916 : 9 mars : (par train) Baccarat, Lunéville, Rambervillers, collet de la Schlucht, secteur du Linge (70), 21 mai : Cornimont (71), 13 juin : Kruth (ferme de Hüss), Sondernach (camp Micheneau) (71), 26 juin : Wildenstein, col de Bramont, Feignes-sur-Vologne, le Collet, le Tanet (72), 6 juillet : Sulzern (72), 28 juillet : Secteur entre Stsswihr et le Reichackerkopf (72), 11 août : Hôpital de Gérardmer (72), 2 décembre : Camp de Tinfronce, au-dessus du col du Bonhomme (73)

1917 : 5 janvier : Secteur devant le village du Bonhomme, Fraize (73), 31 janvier : Taintrux, Marzelay, Nayemont-les-Fosses, Saint-Dié (73), 20 février : Secteur du Linge (camps Bouquet et Morlière) (73), 21 mars : Cote 650, secteur d’Orbey-Pairis (74), 4 avril : Weber, secteur de la Tête des Faux (76), 15 juillet : Au-dessus de Sulzern (77), 22 septembre : Le Tanet (camp Lemoing), 12 novembre : Ampfersbach, secteur du Rudlin (camp de Reichberg) (78), 13 décembre : Camp Nicolas (78), 24 décembre : Segmatt (78), 28 décembre : Secteur du Reichackerkopf (78)

1918 : 6 février : Ravin du Chevreuil, pente est du Reichackerkopf (78), 16 février : Gerbépal (78), 22 février : Lepuix secteur de Giromagny (78), 22 mars : Belfort (79), 26 mars – 6 avril : Tricot, Welles-Pérennes, Pierrepont-Hargicourt, ferme Filescamps, Chirmont, la Hérelle, Gannes (79), 2 mai : Rotibéquet près de Saint-Just, Longueil (80), 8 mai : Gerbéviller, Marainviller, forêt de Parroy, Thiébauménil (80), 3 septembre : Rosnay-l’Hôpital, Suippes, Mourmelon-le-Grand (80), 18 septembre – 11 novembre : Bois de Cauroy, Ménil-Annelles, Camp Baudet entre Annelles et Bignicourt, Pauvres, Saulces-Champenoise, Mont-Laurent, Ecordal, Mazerny, La Francheville (81), 11 novembre – 30 décembre : Montigny-sur-Vence, Boutancourt, Nouvion-sur-Meuse, Bévilly, Lambermont (Belgique), Rossignol (Belgique), Nobressart, Bigonville (Luxembourg), Mercher, Kaundorf, Kautenbach, Goesdorf, Grasboux (Belgique), Toernich, Réhon près de Longwy (81 – 82).

Secteurs cartographiés (pages) :

Secteur Saint-Dié – Raon-l’Etape avec lignes de front (33)

Secteur du Pré de Raves au Linge avec lignes de front (41)

Secteur le Linge – Krüth et lignes de front (75)

Zone d’opérations du 2ème bataillon du 43ème R.I.T. entre le fort de Manonviller et Krüth (83)

Yann Prouillet & Rémy Cazals, juillet 2011

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Verly, Félicien (1893-1980) et Henri et Léon Verly

1. Les témoins

Les Verly, originaires de Flandre belge, se sont fixés à Herlies, département du Nord, où le père de six enfants exerce la profession de tailleur d’habits, ayant, par un travail intense, acquis suffisamment d’aisance pour envoyer ses fils au collège. Le principal témoin est l’aîné des fils, Félicien (1893-1980). Ajourné pour faiblesse en 1913, il décide en 1915, avec son frère Henri, de devancer l’appel de la classe 15 et des ajournés des classes précédentes afin de pouvoir choisir l’artillerie. Le 11 novembre 1915, au dépôt du 15e RAC, les deux frères écrivent (p. 154) : « Je remarque que bientôt nous aurons 6 mois de service ! Je crois n’avoir pas eu tort en poussant à la roue pour nous engager dans l’artillerie. Je parie que nous sommes encore au dépôt pour à peu près autant de temps. Tandis que ceux qui sont dans la Bif… » Léon, classe 18, qui a commencé une carrière d’enseignant dans un collège catholique, ne parvient pas à suivre ses aînés. Mobilisé dans l’infanterie, il recevra les conseils donnés à un bleu : jouer sur les horaires des trains ; respecter les anciens, mais surveiller son porte-monnaie ; éviter les piliers de bistrot ; résister au découragement ; faire de son mieux et se laisser engueuler par les gradés sans protester (p. 449-458). Quant à la famille, le père et les deux filles ont dû fuir devant l’avance allemande. La mère est restée et n’a pu rejoindre la France, via la Suisse, qu’en décembre 1915. On ne dispose pas de récit de sa part, seulement d’allusions indirectes dans la correspondance : elle aurait subi beaucoup de tracasseries administratives en France même.

Félicien, brigadier en novembre 1916, maréchal des logis en août 1917, resta jusqu’à la fin de la guerre dans l’artillerie. Il se maria ensuite, et eut trois enfants. En 1941, il dirigeait l’agence du Crédit du Nord dans un village ; on nous dit qu’il admirait le maréchal Pétain. Henri, blessé le 4 septembre 1916, se débrouilla pour se faire réformer. Il deviendra photographe à Strasbourg et participera à la Résistance.

2. Le témoignage

Le corpus comprend un millier de lettres de divers membres de la famille et de proches ; 558, numérotées, sont données dans le livre qui s’appuie aussi sur les souvenirs rédigés par Léon à l’âge de 76 ans, et sur quelques notes de celui-ci portées sur des livres qu’il a lus. Marc Verly, petit-fils de Félicien, qui a préparé le livre, fait une intéressante remarque. Il a lui-même 36 ans lorsqu’il découvre ces phrases de son grand-père (30 mars 1916) : « Nous jouons matin et soir à la balle… C’est amusant. On passe le temps. Sache que des vieux de 36 ans jouent avec nous. » Les éditions Anovi ont publié en 2006 le livre de 656 pages avec un cahier de photos : Félicien, Henri et Léon Verly, C’est là que j’ai vu la guerre vraie, Correspondance et souvenirs des années de guerre 1914-1918. Les lettres sont données sans retouches, mais on a procédé à une sélection et à des coupures. On trouve en annexe l’inventaire mobilier de la famille en vue de l’indemnisation d’après-guerre (p. 635) et la description d’une batterie d’artillerie de campagne (p. 645). Marc Verly a rédigé les pages d’accompagnement qui replacent les lettres dans le contexte de la guerre. Il montre assez bien comment la lassitude et les aspirations à la paix coexistent avec le loyalisme et la docilité, mais parler de patriotisme « résolu » paraît un peu forcé (p. 479). La conclusion s’achève sur la fameuse citation d’un ancien combattant sur le plaisir de tuer, publiée par Antoine Prost, reprise par nombre de manuels scolaires pour illustrer le thème non moins fameux de la violence consentie et pratiquée avec jouissance. Or, d’une part, on ne voit pas le rapport entre ce récit de coup de main de fantassins rampant vers la tranchée ennemie et la guerre des artilleurs qui est le sujet du présent livre ; d’autre part, Antoine Prost a montré plus tard le caractère suspect de ladite citation (dans son article : « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004).

3. Analyse

Dès leur arrivée au régiment, les frères Verly recherchent les « pays », plus tard, ils découvriront leurs tombes ; ils mentionnent le coup de grisou de Barlin du 16 avril 1917 et s’étonnent qu’on n’en parle pas dans les journaux (p. 459). Le système D règne à la caserne où ils sont mal nourris, « juste un peu mieux que les cochons » (p. 108). Comme André Aribaud (voir notice), ils décrivent les terribles chevaux qui mordent, ruent et ne se laissent pas monter (p. 120). Ils utilisent des codes très simples pour indiquer où ils se trouvent. Ils ont la chance d’échapper à Verdun puisqu’ils ne rejoignent leur unité sur le front qu’après qu’elle y ait été très éprouvée et qu’on l’ait envoyée au repos dans la partie d’Alsace conquise en 1914, le pays de Dominik Richert (voir notice). Ils espèrent ensuite que l’offensive de la Somme sera décisive ; ils y découvrent la boue et le manque d’eau potable, et bientôt « la guerre vraie dans toute son horreur » (p. 286). Voyant ce que coûte une avance de quelques kilomètres, Henri estime qu’on ne gagnera pas la guerre de cette façon (p. 294). Félicien souhaite la fine blessure, « un petit éclat dans un bras ou une cuisse » (p. 296), mais c’est Henri qui est touché lorsque les deux frères, détachés pour suivre l’avance de l’infanterie et dérouler une ligne téléphonique, sont sortis de la tranchée. « Félicien qui était avec moi m’a fait le premier pansement, puis je l’ai quitté », écrit Henri à ses parents depuis l’ambulance. Soigné à l’hôpital du Grand Palais, à Paris, il se plaint de la nourriture et des infirmiers, mais estime que c’est « une grande chose » d’échapper à la campagne d’hiver. Plusieurs lettres évoquent l’espoir de devenir le filleul de guerre d’une dame de la Haute, mais cela n’aboutit pas. Par contre, sa ténacité lui fait obtenir d’être réformé.

Resté dans la Somme, Félicien en a marre (30/09/16). Plus tard, le calme front de Champagne lui fait écrire : « Ici on ne se croirait pas à la guerre, il fait bon, pas d’obus qui tombent, enfin c’est le rêve, la guerre de cette façon, c’est chic ! » (4/12/16). En ce mois de décembre, les soldats entendent parler des propositions de paix allemandes : « Ici les poilus sont tous d’accord, ils demandent la paix à grands cris. » Désormais, Félicien parle sans arrêt de la paix ; il demande à sa famille si les civils s’en préoccupent. La guerre est qualifiée de « calamité », « terrible fléau » ; elle est « horrible », « maudite ». « Que la guerre finisse d’une façon ou d’une autre c’est tout notre désir, et que cela aille vite » (17/03/17). « Il est grand temps que tout cela finisse et que la paix vienne nous remettre dans le calme de la vie d’avant guerre » (3/04/17). « Quand finira cette guerre, je l’ignore, mais je voudrais que cela finisse de suite » (10/07/17). « Que la guerre finisse, on n’y pensera plus et adieu au métier des idioties » (7/01/18). Il lui faudra cependant subir encore, avec le 215e RAC, les durs combats de 1918 sur lesquels la documentation épistolaire est plus réduite.

De son côté, le jeune Léon, en caserne en Limousin, assiste à la « victoire » du camp de La Courtine sur les troupes russes mutinées. Il ne prend aucun parti. Dans une lettre, Félicien traite ces Russes de « saligauds », mais il ne faut pas sur-interpréter cette expression : il qualifie aussi son capitaine de « salaud ».

Rémy Cazals, juillet 2011

 

 

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Perrin, François (1875-1954)

1. Le témoin
La vocation militaire, dans la famille Perrin, remonte à un aïeul prestigieux, Victor, maréchal de Napoléon. François Perrin est né à Besançon le 6 avril 1875. Il a étudié la médecine à l’école du Service de santé de Lyon et au Val de Grâce. Il est nommé à Colomb-Béchar, dans le Sud-Oranais, où il participe en 1908 aux opérations aux confins du Maroc ; puis à Tours au 66e RI en 1909 ; à Saint-Dié au 3e BCP en 1913. Marié en 1910, il a une fille en 1911 et un fils en 1914. Dès août 14, lors des batailles de Lorraine, il est capturé avec son équipe médicale, puis rendu à la France via la Suisse. Après une période d’activités mal définies, dont il se plaint, il a la charge d’une ambulance chirurgicale, d’août 1915 à avril 1917. Malade, il doit abandonner. Il prend sa retraite en Touraine en 1920. La défaite française de 1940 le choque profondément. Il meurt à Tours en 1954.
François Perrin admire Lyautey. Il déteste les députés et les magouilles, les francs-maçons, les radicaux (parmi lesquels Chautemps et Besnard, « deux immondes politiciens ») et les socialistes, et « les métèques qui vivent à nos crochets ». Jaurès est attaqué nommément une fois, et indirectement une autre (p. 162) : « S’apitoyer sur le sort du troupier, faire étalage d’un humanisme outrancier sous le panache de l’avenir du pays, de la défense nationale, de la sécurité des familles et de la patrie, constituent une plate-forme électorale de tout repos. […] Revendications militaires, ouvrières, sociales : éléments rabâchés qui préparent le désordre et l’anarchie mais assurent la fortune des politiciens sans scrupules et sans conscience qui s’appliquent à les faire naître. »

2. Le témoignage
François Perrin a écrit ses mémoires dans les années 1943-44. Son petit-fils, Eric Perrin, en présente le texte sous le titre : Un toubib sous l’uniforme, 1908-1918, Carnets de François Perrin, éditions Anovi, 2009, 347 p., illustrations. Des notes apportent des rectifications quand les souvenirs de l’auteur sont fautifs. La Grande Guerre n’occupe qu’un tiers du livre, mais la vie d’un médecin militaire au cours des années qui la précèdent apporte une information utile.

3. Analyse
– Les quatre premiers chapitres décrivent le combat de Menabba (16 avril 1908) et d’autres opérations aux confins du Sud-Oranais et du Maroc.
– La vie en garnison à Colomb-Béchar est ensuite évoquée, avec la nécessaire surveillance sanitaire du personnel des maisons closes, « lourde responsabilité morale » vis-à-vis des jeunes officiers. Un passage spectaculaire décrit une invasion de criquets.
– La transition entre Colomb-Béchar et Tours (p. 119) : « Enfin, l’homme normal est créé pour fonder une famille et non pour garnir sa solitude, sans combler le vide de son âme, avec les épanchements de petites alliées plus ou moins voluptueuses, compréhensives et colorées. »
– La vie d’un officier dans une garnison de la province française est décrite avec bien des détails : visites protocolaires, conspiration pour le marier, rencontre de la jeune fille idéale, les approches, l’accord, le trousseau…
– Au cours de la première phase de la guerre de 1914, l’auteur évoque les illusions de victoire lors de l’avance en Lorraine, les avertissements des habitants annonçant le piège (p. 224) qui, en effet, se referme sur les Français. Perrin décrit l’horreur du champ de bataille et la « boucherie désespérante » (p. 241) que représentent les opérations de « centaines de blessés français et allemands mélangés, entassés, souvent sur le sol nu, dans des granges, des remises, des écuries » (p. 243). Capturés, Perrin et ses aides opèrent en compagnie des médecins allemands, jugés trop interventionnistes : « grâce à l’ascendant que nous prenons immédiatement, nous sauvons heureusement pas mal de bras et de jambes » (p. 246). Tout en détestant les Allemands, Perrin note (p. 232) : « On en apporte de tous côtés [des blessés]. On ne sait plus ou les mettre. Français et Allemands sont pour ainsi dire couchés les uns sur les autres. Et aussitôt nous remarquons une évolution psychologique étonnante. Nos hommes se desserrent, aident les Boches à s’installer. « Attends, mon pauvre vieux que je t’arrange » et réciproquement ceux-ci sont pleins de pitié pour leurs voisins. La haine a totalement disparu. Ils sont tous des victimes de la guerre et fraternisent sans réserve dans la douleur. » L’expérience lui inspire une critique détaillée du Service de santé français et même allemand.
– Dans la période où ses activités sont mal définies, il montre le travail d’un officier d’administration chargé d’envoyer aux familles les objets personnels des tués (p. 266, voir aussi la notice Blayac). Il décrit une ambulance russe et les orgies qui s’y déroulent (p. 269), et les salons d’Epernay pleins d’embusqués, de « jeunes et robustes fils de famille soigneusement casés au volant d’un camion ou d’une auto du train des équipages » (p. 273). Quant au secteur de Craonnelle et Maizy, en juin 1915, il est « pépère » ; on se fiche la paix des deux côtés. « C’est dans ce secteur que le soir de Noël 1915 un réveillon réunit dans un trou d’obus mitoyen quelques-uns de nos poilus avec des compagnons d’en face. Le commandement ordonna aussitôt, sous peine de conseil de guerre, de mettre un terme à cette fraternisation excessive » (p. 289, mais le docteur Perrin ne se trouvait plus dans le secteur à cette date, et il a dû entendre parler de l’épisode, sans l’avoir vu).
– Chargé de l’ambulance 1/155, il montre un remarquable sens de l’organisation (voir aussi la notice Viguier). Perrin serait le créateur des ambulances chirurgicales mobiles : « j’en revendique la paternité, écrit-il, en mon nom et en celui de mes collègues » (p. 294). Son équipe invente aussi un appareil pour fournir de l’oxygène afin de soigner les gazés (p. 307). Quant aux mutilations volontaires, le docteur Perrin les constate, mais ne les dénonce pas. Le mutilé acquitté et guéri remonte aux tranchées. « Qu’on fusille un déserteur qui passe à l’ennemi, oui. Mais mettre au poteau un gosse qui a déjà combattu et que le désespoir d’une vie impossible abat momentanément, c’est une erreur. Le cafardeux est un malade et, s’il a comparé sa vie avec celle des innombrables embusqués de Paris, sa maladie se conçoit et s’excuse » (p. 300).
– En guise de conclusion, une phrase du docteur Perrin (p. 321) remet en question la vision saugrenue de certains historiens présentant les médecins comme dévalorisés parce qu’ils ne participent pas au combat : « Il n’en est pas de plus belle [carrière], car il n’en est pas où l’on puisse, en faisant consciencieusement son devoir, éprouver autant de satisfactions morales. Certes il est de durs moments. Lorsqu’au combat l’ennemi est tout près, que les projectiles pleuvent, que l’on ne sait pas lequel vous est destiné, il faut un certain don de sang-froid, de courage même, pour continuer à donner ses soins, à opérer, sans manifester devant ses inférieurs l’émotion naturelle qui vous étreint. L’incertitude des vicissitudes de la lutte, la responsabilité du personnel que vous commandez, le devoir de venir en aide de votre mieux à ceux qui sont tombés créent une tension d’esprit qu’il faut avoir éprouvée pour la connaître. »

Rémy Cazals, juin 2011

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Le Petit, Jacques (1887-après 1966)

1. Le témoin
Quatrième enfant d’une famille de propriétaires fonciers possédant manoir des champs et maison de ville, Jacques Le Petit est né à Bayeux (Calvados), le 20 juillet 1887. Après le collège Sainte-Croix d’Orléans (qu’il désigne comme sa prison), il mène ses études de médecine jusqu’au doctorat obtenu en 1913. Installé au Mans, il est bientôt mobilisé comme médecin auxiliaire. Avec le 11e RAC, il fait la retraite d’août et la marche en avant de septembre 1914. Médecin aide-major, il passe au 5e RI puis au 129e en décembre. Blessé en juillet 1916, il est ensuite affecté à l’ambulance 4/54, puis à la 14/5, puis à l’arrière, à Caen. Il revient sur le front en juillet 1917 au 267e RAC. Une grave blessure, le 3 octobre 1918 met fin à sa guerre, après laquelle il revient au Mans et se marie en 1919.

2. Le témoignage
Jacques Le Petit s’est appuyé sur ses notes et les lettres à sa famille pour une rédaction qui date de 1966 ; il avoue parfois ne pas se souvenir de certains faits (p. 94, 109 par exemple). Sous le titre Journal de guerre de Jacques Le Petit, 1914-1919, Un médecin à l’épreuve de la Grande Guerre, des extraits de son texte ont été publiés en 2009 par les éditions Anovi (127 p.), ses héritiers proposant à qui le souhaite de consulter l’ensemble. Les chapitres suivent l’ordre chronologique. Chacun est précédé d’un résumé général des événements de la période. Croquis et photos viennent en complément.

3. Analyse
Ce médecin a vraiment vécu au milieu des hommes des tranchées. Il en a connu les conditions de vie (voir p. 53 : les mouches ; p. 59 : la boue « fantastique » de la Somme) et il en a partagé les sentiments contre les profiteurs (p. 82), les embusqués (p. 83) et même contre les civils sans distinction (p. 58 : ils sont ignobles ; p. 90 : « les civils restant l’ennemi héréditaire »). Il critique à plusieurs reprises le bourrage de crâne (p. 46, 49, 50) et annonce qu’il va essayer de s’abonner à La Tribune de Genève (p. 90) « pour savoir la vérité si possible ». Hostilité aussi envers les artilleurs (p. 44, janvier 1915) : « Les artilleurs ont beaucoup de munitions maintenant, et ils se font même eng… quand ils n’ont pas tiré dans la journée le nombre de coups imposés. Ils ne savent d’ailleurs pas toujours sur quoi ils tirent ; leur coup tiré, ils se cachent et c’est nous qui recevons la réponse. »
Proche des soldats, il les voit se livrer à des jeux étranges avec les Allemands d’en face (p. 44, secteur de Pontavert, janvier 1915) : « D’une tranchée à l’autre, on met parfois des cibles, souvent des marmites ou de vieilles ferrailles, et on signale consciencieusement à l’ennemi les « rigodons », c’est-à-dire les coups au but. » Et encore (p. 46, secteur de Concevreux, février 1915) : « Les Boches nous envoient des patates et nous demandent des journaux ; ils mettent des écriteaux annonçant un nombre kolossal de prisonniers russes et nous ripostons par des chansons sur Guillaume. Nous mettons des écriteaux disant : « Il ne vient pas souvent vous voir, votre empereur, le nôtre vient ce soir. » À la fin de l’après-midi, on promène en première ligne, au bout d’un bâton, un chapeau haut-de-forme que les Boches canardent de leur mieux. »
Les épisodes particulièrement décrits sont le départ en août 14 avec un « moral splendide », en route pour Berlin, d’autant que les nouvelles sont excellentes. C’est ensuite la retraite (p. 25) : « Retraite dans l’ignorance de tout, au milieu des incendies dont on donne diverses explications, des mugissements de bestiaux abandonnés qui nous suivent, ainsi que le son du canon toujours derrière nous, au milieu des convois de fuyards dirigés tant bien que mal par les gendarmes, et des vaches qui gémissent de ne plus être traites (et que nous trayons au passage pour boire un peu), échappées de leurs prés, leurs clôtures étant hachées par l’artillerie. » En septembre 1915, c’est l’offensive en Artois, vers Neuville-Saint-Vaast. En avril 1916, Verdun : la soif, la poussière, l’air irrespirable, l’insomnie (p. 74). « Les hommes sont éreintés, les seules ébauches de boyaux qui existent les obligent, en dehors des attaques fréquentes, à rester tout le jour aplatis par terre sous le bombardement meurtrier sans aucun mouvement ; la nuit, ils manient la pelle et la pioche pour s’enterrer. »
Si la blessure est une aubaine, et si beaucoup de blessés ont évoqué l’hôpital comme un petit paradis, ce n’est pas le cas de Jacques, dirigé vers Lodève, oublié à la gare, transporté ensuite dans une charrette à fumier vers « une vieille bâtisse lépreuse, immonde et puante » sous la coupe d’une « vieille bonne sœur grincheuse », et négligé par le médecin, un embusqué.
Autres remarques :
– La découverte que les nuits peuvent être d’une noirceur absolue, mais que les soldats venus de la campagne « arrivaient à distinguer quelque chose » (p. 22).
– Entre Villenauxe et Montmirail, lors de la bataille de la Marne (p. 29) : la situation décrite (« Blessés et morts le long des routes ; ferme avec morts et blessés boches avec leurs infirmiers ») évoque celle de Hans Rodewald, exactement à la même date dans le même secteur (voir la notice Rodewald).
– Plus on lit de témoignages, plus on découvre de mentions d’exécutions. Ici p. 54 (9 août 1915, sans préciser le régiment ; il s’agit peut-être du 129e) et p. 77 (30 avril 1916, au 129e RI).
– Il faut signaler aussi les contacts, en été 1918, avec la 93e Division d’infanterie américaine, « coloured », illustrés par quelques photos.

Rémy Cazals, juin 2011

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Felser, Marcel (1893-1944)

1. Le témoin
Auguste, Marcel, Étienne Felser est né le 26 décembre 1893 à Paris où son père était employé aux magasins du Louvre. La famille est catholique. Marcel devient ingénieur en électricité à Viroflay, canton de Versailles. Il est mobilisé au 36e RI dès août 1914, mais n’est envoyé sur le front que le 8 décembre 1915, au 1er Génie, pour s’occuper de l’électrification des défenses et observer les lignes ennemies. Caporal en août 1917, sergent en novembre, il passe au 21e Génie en avril 1918. Démobilisé en septembre 1919, il épouse une jeune fille rencontrée pendant la guerre à Gérardmer, dont il aura trois enfants. Il devient chef de réseau à la Société urbaine électrique à Sens, puis à Auxerre. Dans les années 1930, il effectue une visite familiale des champs de bataille. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, résistant, il est déporté à Buchenwald où il meurt d’épuisement le 10 décembre 1944. Son fils Jean fondera un des premiers jumelages franco-allemands.

2. Le témoignage
consiste en 400 plaques de verre ou négatifs sur support souple, conservés dans des boîtes en fer dans un grenier familial, et qui forment aujourd’hui la collection de Laurent Felser. 118 de ces clichés ont été sélectionnés dans le livre : Un regard sur la Grande Guerre, Photographies inédites du soldat Marcel Felser, préface et commentaires de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Larousse, 2002. Les clichés ont été pris dans les Vosges de 1916 à 1918, mais ils ne sont ni classés, ni légendés, ce qui, nous dit le préfacier, peut donner lieu à sur-interprétation. On en trouvera en effet des exemples ci-dessous.

3. Analyse
Les photos choisies ont été réparties en dix rubriques : 1. Autoportraits ; 2. Voir, observer [les hommes, leur matériel, les observatoires, le no man’s land, les positions ennemies] ; 3. Les croix de bois ; 4. Les camarades ; 5. Les femmes, une femme [sa fiancée] ; 6. Archaïsme et modernité [des ânes aux monstres de l’artillerie lourde] ; 7. Vers le front [aspects des boyaux] ; 8. Echappées [repas, loisirs] ; 9. Provinces perdues, provinces reconquises [avec sur-interprétation : « À elle seule, la flèche de la collégiale Saint-Thiébaut, présente sur tant de photographies de Marcel Felser, promettait le retour à la France de la flèche d’une cathédrale : celle de Strasbourg. » ) ; 10. Paysages détruits [sur-interprétation : « Avec leurs « pieds », leurs « troncs », leurs « têtes », comment les arbres n’évoqueraient-ils pas des être humains ? »]

Rémy Cazals, juin 2011

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