Fusié, Henri (1893-1915)

Il nait le 7 juillet 1893 au château de Boissède à Lisle-en-Dodon, Haute-Garonne. Famille riche ; études au collège du Caousou à Toulouse, tenu par les jésuites, puis une année en faculté de Droit. Ses lettres montrent les pratiques familiales catholiques : messe, confession, communion, prières. La seule mention politique évoque une droite mal « ralliée » : « Tu comprends que je préfère garder mon or que de le remettre au gouvernement de la République » (13 mai 1915). Et encore : « L’autre jour, Martial m’a envoyé une jolie petite lettre contenant une petite image du Sacré Cœur – que je porte épinglée au képi » (20 juin). Il part en 14 avec le 81e RI. Atteint de gelures aux pieds, il est soigné à l’arrière et ne revient sur le front qu’en février 1915. Ses lettres conservées débutent au 2 mars, jusqu’au 5 octobre 1915. Leur publication a été assurée par une parente, avec portrait et quelques lettres en fac-similé.
À la différence de la plupart des fantassins, Henri Fusié annonce qu’on les laisse tranquilles au repos. Pour le reste, le témoignage sur les conditions de vie et de combat (ici, en Champagne) est conforme : l’insuffisance de la nourriture revient fréquemment ainsi que la pluie ; les demi-sphères d’acier ayant précédé les casques apparaissent dans la correspondance le 31 mars, et les casques Adrian le 21 août, précédés des premiers masques contre les gaz le 25 mai. Il arrive que les 75 tapent sur les Français, ou qu’ils explosent, mais ils sont largement supérieurs aux 77 dont Henri exagère peut-être les échecs pour rassurer sa famille. On pratique la guerre des mines et des camouflets, ce que confirme le JMO du 81e ; l’usage de la grenade fait qu’on « délaisse de plus en plus le fusil et la « fourchette » » (1er juillet). Le 26 août, pour la première fois, il voit « un aéroplane lancer des bombes ». Déjà un ancien à 22 ans, il déplore l’imprudence des bleus de la classe 15. Le 31 mars, il livre une remarque curieuse : « La guerre finira plus tôt qu’on ne le pense. Non pas que notre avance soit proche et certaine, mais parce qu’il est impossible avec les chaleurs de vivre dans un tel milieu. Hier dans la tranchée, j’avais comme camarades deux cadavres, l’un français, l’autre allemand ; leurs pieds sortaient de terre. La peste et la chaleur feront ce que ne peuvent pas faire les hommes. »
Les lettres ne contiennent aucun sentiment de connivence avec les Allemands qui restent les ennemis, qualifiés de « sauvages » (mais une seule fois, le 1er juin). Au début (31 mars), il affirme sa gaieté, son goût du danger et de l’imprévu. Mais, le 28 avril, il dit que « personne ne marchera » si on donne l’ordre d’attaquer, car « les hommes en ont assez ». Quelques jours plus tôt, il avait noté que, lors d’une attaque allemande, seul le chef de section était sorti. Henri critique à plusieurs reprises ses supérieurs, notamment le 21 juin : « Je plains les camarades qui vont vaillamment se battre pour gagner des galons pour le compte d’un officier orgueilleux. » Et il ajoute : « Là, maintenant, je suis content de t’avoir dit ce que j’avais sur le cœur, ça me soulage. J’enrageais… »
En juillet, il annonce que, grâce à un oncle officier, il va passer mitrailleur, poste où on risque moins. Mais le piston ne fonctionne pas. Le 5 octobre, c’est le poste de caporal fourrier qu’il obtient, et il en énumère les avantages. Il est tué le lendemain par un éclat d’obus dont la trace demeure sur son portefeuille envoyé à la famille. Sa tombe n’a pas été retrouvée. Curieusement, le corpus de lettres est interrompu entre le 25 septembre (annonce de victoire à la suite de l’offensive) et le 5 octobre. Le JMO du 81e décrit les attaques du 26 au 30, avec des « pertes sérieuses », les jours suivants étant encore marqués par des bombardements et des sorties. Henri n’a-t-il pas écrit durant cette période ? La lettre du 5 octobre ne permet pas de soutenir cette hypothèse. Alors, les lettres ont-elles disparu (mais pourquoi celles-ci ?) ou n’ont-elles pas été publiées ? Un mystère demeure.
RC
*Marie Casteret, « Lettres du soldat Henri Fusié à sa famille (mars-octobre 1915) », dans Revue de Comminges et des Pyrénées centrales, tome CXX, n° 4, 2004, p. 489-552.

Share

Isaac, Jules (1877-1963) et Laure

Les volumes du fameux cours d’histoire « Malet-Isaac » constituent un véritable monument. L’opération fut lancée par Albert Malet ; Jules Isaac y participa dès 1909 et en prit la direction après la mort de son collègue, tué en Artois le 25 septembre 1915. Jules Isaac était né le 18 novembre 1877 à Rennes où son père, officier, était en garnison. La famille, juive détachée de la religion, avait ses racines en Alsace et en Lorraine. Dans la formation de l’historien, l’affaire Dreyfus joua un grand rôle, de même que ses relations avec Péguy et les Cahiers de la Quinzaine. Agrégé en 1902, Jules Isaac se maria la même année. Il avait deux enfants en 1914 lorsqu’il fut mobilisé au 111e RIT. L’Association des Amis de Jules Isaac conserve 1800 lettres écrites du front par l’historien, ainsi que quelques centaines de sa femme Laure, des carnets et un texte de réflexion de 1917 après sa blessure. Pour conserver au livre publié en 2004 une dimension raisonnable, il a fallu effectuer un choix, toujours regrettable, mais indispensable. On peut consulter les originaux à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence.
Le régiment territorial, terrassier et chemineau plus que combattant, se trouvait dans l’Aisne en octobre 1914 lors de l’arrivée de Jules Isaac sur le front ; en Champagne d’avril 1915 à mai 1916 ; puis à Verdun où le sergent Isaac devient observateur détaché dans l’artillerie. Il est blessé sous un bombardement fin juin 1917 et, dès lors, avec la satisfaction profonde d’avoir survécu, il ne reviendra pas au front. La description des conditions de vie des poilus est sans surprise. La boue est la « pire ennemie » ; le nettoyage des tranchées consiste, dans le premier sens du terme, à les dégager des cadavres et des débris de toutes sortes, à rendre les boyaux praticables. Il décrit « cette impression de captivité et d’étouffement à rester là des heures et des jours prisonniers entre deux murs de terre sans aucun horizon » ; la tension nerveuse qui résulte du danger ; « les longues heures de veille dans la nuit noire ». « Heureusement, écrit-il le 24 décembre 1914, ce qui nous sauve, c’est le tempérament français, bon enfant, une gaieté de caractère qui tient lieu de ressort moral, le mot pour rire… » Le 29 juin 1915, il note encore l’extraordinaire capacité des hommes à s’adapter. Le 21 septembre 1916, il doit avouer : « Vraiment l’effort qu’on nous demande est presque au-dessus des forces humaines. » Cette notion de la durée d’exposition au danger sur l’évolution du « moral », Jules Isaac la reprendra dans son compte rendu de Témoins de Norton Cru. Les scènes de trêves tacites (par exemple le 10 décembre 1915, le 16 avril 1916, le 1er février 1917) ne changent rien au fait qu’il faut détruire le militarisme allemand, puis tous les militarismes, tandis que, au fil du temps, grandit la haine des embusqués et des bourreurs de crânes, souvent les mêmes individus. Le 6 juin 1917, l’historien constate dans sa propre pensée et celle des autres « cette réalité profonde qu’est l’intense désir de la paix dont les masses sont animées partout ». La révolution russe est une réaction contre les horreurs de la guerre. En France même, la paix revenue, les poilus feront un grand nettoyage.
Concernant les individus, Jules Isaac est d’abord très favorable à l’évolution de Gustave Hervé en faveur de la défense nationale, puis il se détache de lui. Henry Bordeaux et Louis Madelin produisent une « vérité pour salons académiques et sacristies distinguées ». Lavisse, « solennel » et « décevant », est coupé des réalités. Dans un texte d’après-guerre, Isaac écrit : « Pour l’historien, ancien combattant, nul devoir plus urgent, plus impérieux, que de prendre à bras-le-corps l’imposante, complaisante histoire officielle qui déjà s’employait à masquer trop d’écœurantes vérités ; nulle entreprise plus nécessaire, plus salubre que de mettre en pleine lumière les réalités de la guerre, et, par delà une victoire illusoire, la précarité de la paix. » (On songe au Plutarque a menti de Jean de Pierrefeu, voir ce nom.) Il n’est pas surprenant qu’il ait donné un long compte rendu très favorable du livre de Norton Cru dans une prestigieuse revue d’histoire, et qu’il ait entrepris une recherche sur les origines de la guerre montrant que, à côté de la responsabilité des empires centraux, il fallait bien dire que Poincaré n’avait pas eu une grande volonté de paix (thèse qui lui valut bien des ennuis). Après la Deuxième Guerre mondiale et l’assassinat de sa femme et de sa fille par les nazis, Jules Isaac écrivit encore un pamphlet sur les classes dirigeantes complices d’Hitler (Les Oligarques), et des travaux sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme qui lui attirèrent encore des animosités. Dans la conclusion de sa biographie de Jules Isaac, André Kaspi cite ces paroles de son personnage : « J’ai une réputation de bagarreur. Je suis un vieux dreyfusard. La vérité est devenue ma règle d’or, la libre et scrupuleuse recherche de la vérité, la loi de ma vie. Somme toute, je crois que j’ai été un bagarreur assez fraternel. »
RC
*Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre, Lettres et carnets 1914-1917, introduction par André Kaspi, présentation et notes par Marc Michel, Paris, A. Colin, 2004, 310 p., illustrations.
*André Kaspi, Jules Isaac, Paris, Plon, 2002, 258 p., illustrations.
*Jules Isaac, « De la valeur des témoignages de guerre », Revue historique, janvier-avril 1931, p. 93-100, cité par Frédéric Rousseau dans sa réédition critique de Témoins de Jean Norton Cru, Presses universitaires de Nancy, 2006.

Share

Berger, Joannès (1893-1976)

Écrivant le 30 juillet 1915, Joannès Berger signalait qu’il avait reçu 45 lettres en trois semaines. Lui-même envoyait à ses parents « une lettre par jour », titre repris par son fils pour l’édition d’un immense corpus, une édition d’une extrême rigueur, accompagnée d’une enquête sur l’écriture et sur les délais d’acheminement du courrier. Le tome I, seul paru, compte 397 pages, 1414 notes, 31 illustrations, de précieux index des noms de personnes et de lieux, et surtout des thèmes, depuis « abcès » jusqu’à « zouaves ». Une introduction détaillée situe la famille Berger dans sa région et ses activités, et insiste sur sa forte imprégnation catholique. Joannès Berger est né à Rozier-Côtes-d’Aurec (Loire) le 18 décembre 1893 d’un père serrurier et d’une mère ménagère. Dans la même commune, il s’est marié tardivement, en 1945, et il est mort le 30 avril 1976. Il avait étudié dans un pensionnat catholique ; il est devenu enseignant dans un autre.
La première série de lettres correspond à l’époque du service militaire à partir du 25 novembre 1913. On bascule dans la guerre et Joannès participe aux combats d’août 1914 en Lorraine avec le 17e RI ; en été 1915 il est en Artois avec le 158e RI ; en 1916, il passe quelque temps dans les Vosges où il est blessé accidentellement par un camarade ; en août 1917, sur le Chemin des Dames, des éclats d’obus le touchent aux deux jambes ; en 1918, on le trouve surtout à l’arrière, dans le Midi. Tous les soldats de la Grande Guerre n’ont pas été en permanence sur le front : Joannès a fait de fréquents et longs séjours à l’hôpital, en convalescence, en permission, en stage… La guerre n’a rien changé à ses convictions religieuses, même si le vin remplace bientôt le plaisir de boire du tilleul en chantant un cantique (3 octobre 1914). À plusieurs reprises, il regrette que des officiers bien pensants ne soient pas « bons » pour leurs hommes car ce sera une occasion pour ces derniers d’attaquer la religion. Le 2 avril 1915, il écrit que la guerre doit durer afin que les anticléricaux et ceux « qui sont abrutis dans leurs théories soc. » aient le temps de réfléchir et de changer d’opinion. Mais il se trouve à ce moment-là au camp d’entraînement de Nyons, dans la Drôme, et il y restera jusqu’en juin. Lui-même n’est pas volontaire pour repartir. Son « consentement patriotique » du début fait place à la volonté de rester à l’arrière le plus longtemps possible, ce qui est parfaitement humain.
RC
*Gérard Berger, Une lettre par jour, Correspondance de Joannès Berger, poilu forézien, avec sa famille (1913-1919), tome I : D’Épinal (Vosges) à Legé (Loire-Inférieure), novembre 1913 à septembre 1915, Publications de l’Université de Saint-Étienne Jean Monnet, 2005.

Share

Détrie, Paul (1872-1962)

Né à Oran dans une famille de tradition militaire, Paul Détrie intègre Saint Cyr et, comme officier de carrière, reçoit plusieurs affectations avant 1914 dans les colonies ou en métropole. Successivement capitaine, commandant d’un bataillon d’infanterie puis du 2e BCP, puis lieutenant-colonel du 94e RI, il connaît tous les secteurs du front ou presque jusqu’en 1918 et témoigne dans sa correspondance partiellement publiée des grandes batailles comme des offensives limitées depuis le Nord de la France jusqu’à l’Alsace, de Verdun à la Somme en passant par l’Aisne. Documents de première main, ses lettres apparaissent comme un reflet de son expérience personnelle de militaire, d’officier et de combattant : « Cette correspondance constitue en quelque sorte, un véritable carnet de campagne, puisque je te confie très détaillées, mes impressions journalières et mille incidents de notre vie », écrit-il à son épouse en mars 1915.

Que retenir de ce volumineux fonds épistolaire ? Avant tout, il faut remarquer que nous avons accès ici au témoignage d’un cadre de l’infanterie, militaire de carrière qui termine la guerre comme officier supérieur. Il permet la comparaison avec d’autres récits, comme celui par exemple du lettré et civil Charles Delvert, officier de réserve devenu commandant pendant le conflit, ou avec les souvenirs d’Alphonse Thuillier, simple soldat de première classe du 94e RI, qui perçoit une guerre davantage « au ras du sol », au cœur de la troupe.

Sur le fond, et en comparant son carnet et sa correspondance du début de la guerre, on peut remarquer que Détrie use beaucoup d’autocensure dans les lettres destinées à sa femme en particulier dans les premières semaines de la guerre, insistant sur l’excellente tenue du moral et l’attitude des hommes. Blessé par éclat d’obus à la fin du mois de septembre 1914, il reprend les tranchées en février 1915 comme chef de bataillon, mais ses textes restent emprunts d’une grande humanité, vis-à-vis de « ses hommes » comme des Allemands, qu’il appellera « Boches » plus tardivement dans la guerre. La guerre, pourvoyeuse de morts et de misères, ne doit pas être abordée avec haine selon l’épistolier. Elle fait partie de la condition humaine, elle est une épreuve que l’homme doit surmonter. Paul Détrie apparaît ainsi comme un humaniste, organisant le monde en catégories bien tranchées. Il déploie un certain paternalisme vis-à-vis de « ses » soldats : « Les hommes ont beaucoup de mérite à faire si bonne figure », écrit-il par exemple le 26 février 1915. En parallèle de son activité, il mène une réflexion appuyée sur le commandement jugé par lui difficile dans la guerre de tranchée qui rend « l’action du chef à peu près nulle ».  Sur la justice militaire, se trouvant du côté de l’accusation, il souligne que « le devoir est dur à remplir », mais le Salut de la patrie est en question écrit-il (p. 68). Cette dernière lettre, très nuancée, doit être à lire pour ceux qui s’intéressent ou travaillent sur cette question. De la même manière, il s’oppose aux gradés de l’arrière qui ne connaissent pas le service des premières lignes, et ne distinguent pas assez ceux  qui meurt « sur le front » (p. 131, lettre du 5 novembre 1915). Son témoignage sur ce monde des cadres, tout sauf monolithique, mérite d’être lu et analysé.

A côté de ces observations, Paul Détrie évoque longuement des détails sur l’organisation du front et les unités successives qu’il commande, la place des gradés et la sociabilité des « Chefs » qui sont ses camarades. On lit également la transformation du discours en fonction de ses grades successifs. Témoin des grandes offensives de la guerre, il rallie Verdun en février 1916 où son unité est dépêchée en catastrophe. La bataille est dépeinte comme une « fournaise ». Il n’épargne alors aucune description à son épouse : les paysages dévastés, la souffrance endurée, et souligne son « admiration sans bornes pour nos petits soldats » (mars 1916). C’est enfin à travers son témoignage, le turn-over incessant des officiers sous ses ordres, en raison de mutations, de blessures et le plus souvent de décès. Il prend ainsi le commandement du 94e R.I. en septembre 1916 après 30 officiers manquants.

Enfin, Paul Détrie offre matière à étudier le couple en guerre. De ses lettres sourdent en effet le poids de l’absence, la douleur causée par l’éloignement. Il se rassure en sachant sa famille à l’abri, s’enquiert de l’éducation des enfants et s’emploie à faire parvenir aux siens sucre et farine au printemps 1918 quand les restrictions s’amplifient. Il développe des discussions poussées avec sa femme par le biais de cette abondante correspondance pensée comme un puissant lien amoureux (veuvage et «devoirs respectifs » par exemple dans une lettre du 28 juillet 1916 – p. 207). Il partage ses lectures et des réflexions même très militaires avec son épouse. La famille prend ainsi une place décisive à côté du devoir militaire, du service, et de la fierté pour Détrie de commander des unités efficaces (avance maximale en avril 1917 devant Berry-au-Bac). Ainsi se dessine pour l’historien, «l’esprit militaire » qui anime ce cadre supérieur de l’armée baigné de culture militaire, immergé dans la guerre. En date du 11 novembre 1918 et évoquant l’idée de victoire, il écrit : « Nous sommes trop plongés dans l’ambiance habituelle de ces quatre ans de guerre, pour pouvoir dégager complètement des impressions qu’elle comporte. » D’autant que pour le 94e R.I., la guerre se terminera plusieurs mois plus tard après la réoccupation de l’Alsace et le défilé de la Victoire sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919.

Bibliographie :

DÉTRIE Paul (général), Lettres du front à sa femme (5 août 1914 – 26 février 1919), Grenoble, Point Com’ Editions, 1995, 583 p.

THUILLIER Alphonse, Un bleuet du 94e R.I., dactylographié relié, UNC Seine-Maritime, 1981, 195 p.

Lafon Alexandre, juin 2012

Share

Bonnet, Léonie (1892-1972)

Née dans une famille nombreuse protestante de l’Albret (Lot-et-Garonne), Léonie Bonnet trouva à vingt ans et après plusieurs expériences professionnelles sa vocation de garde malade puis d’infirmière à Bordeaux. Elle partit ensuite pour le Doubs, soigna les premiers blessés en Alsace en 1914 avant de revenir à Bordeaux au côté du médecin colonel Bergonié à l’hôpital complémentaire de Grand Lebrun. Elle devient en avril 1916 infirmière militaire titulaire. La jeune femme fut mandatée en mars et avril 1917 pour suivre à Paris, à l’école Édith-Cavell et à l’Institut Pierre-Curie, les cours de manipulatrice en radiologie de Marie Curie. À la fin de son stage, munie de son diplôme d’aide-radiologiste, elle revint à l’Hôpital complémentaire n°4 où elle reprit son poste jusqu’au début du mois de juin 1917. Sans doute pour fuir une relation pesante, elle quitte avec deux de ses camarades Bordeaux le 21 juin 1917 pour l’hôpital militaire de Belfort près du front. Entre juin et juillet 1918, elle intègre une équipe chirurgicale mobile dans la Meuse et termine finalement la guerre à Bordeaux, dans un service de grands blessés, et ce encore bien après l’armistice de 1918.

Elle laisse de cette période une correspondance, un journal (21 juin – décembre 1917) et quelques photographies qui ont bénéficié d’une publication aux Editions d’Albret en 2008. L’ensemble de ces sources directes permet de suivre le travail d’une infirmière militaire soumise aux bombardements des avions et de l’artillerie lourde allemande, soumise au stress de l’arrivée massive de blessés lors des grandes offensives. Celle du printemps 1918, lancée par les Allemands, est de ce point de vue la plus éprouvante : « Jamais je n’avais eu si horreur de la guerre ; je n’étais plus une infirmière mais une ensevelisseuse (…) » (lettre du 2 avril 1918). Loin des caricatures patriotiques et des discours mobilisateurs, Léonie Bonnet donne à lire un témoignage poignant de ce que pouvait être le quotidien d’une infirmière en guerre. Animée d’une volonté de servir, Léonie s’emploie à faire le maximum pour venir en aide aux blessés. Tantôt image de la mère, de la femme, de l’amante, elle décrit avec empathie le sort des soldats diminués et relève le 2 juillet 1917 : « ces chers petits (…) ne chantent plus comme en août 1914, lorsque nous les regardions passer des fenêtres de l’hôpital de Montbéliard. » Le travail harassant devient difficile lorsque Léonie perd certaines de ses camarades tuées lors des bombardements allemands.

Plus qu’un récit de guerre, le journal intime de Léonie Bonnet livre aussi les réflexions d’une jeune femme éprise de liberté et d’autonomie, qui trouve dans le conflit un espace pour sortir d’un destin tout tracé « A Bordeaux, jamais je ne serais sortie ainsi, ici je ne connais personne, ça m’est égal et je suis folle de joie de me sentir enfin en liberté sous ce déguisement civil » (9 juillet 1917). Elle admire en cela le courage de certaines de ses amies qui arrivent à se faire prendre en photo dans Belfort au côté de plusieurs soldats.

Un tel témoignage conduit ainsi l’historien à la fois sur le terrain de l’histoire militaire, sociale, mais aussi vers l’histoire des genres et celle des corps, abondamment accessibles par le témoignage de Léonie Bonnet, infirmière de guerre.

Bibliographie : LAFON Alexandre, PIOT Céline, « Aimer et travailler ». Léonie Bonnet, une infirmière militaire dans la Grande Guerre, Nérac, Éditions d’Albret, 2008, 191 p.

Alexandre Lafon, juin 2012

Share

Payen, Maurice (1885-1964)

1. Le témoin
Né à Méricourt-Corons (Pas-de-Calais) en 1885 dans une famille de mineurs. Assiste à onze ans aux événements qui accompagnent la catastrophe de Courrières (10 mars 1906, 1099 morts). A treize ans, il est galibot puis chargeur, et à dix-sept à la veine. Il fuit l’arrivée des Allemands dans la région de Lens en octobre 1914 et est incorporé (classe 15) au 127e régiment d’infanterie (Guéret) en décembre 1914. Entraîné au camp de la Courtine (Creuse), il monte au front avec le 409e RI en avril 1915 et occupe des secteurs calmes dans l’Oise. Malade, il est hospitalisé à Montdidier en décembre 1915. Première permission et retour (janvier 1916). Prêté au 2e Génie (mineur volontaire) pour la guerre de mines dans la Somme. Départ pour Verdun et montée en ligne le 28 février 1916, relève le 9 mars. Repos dans l’Oise puis réserve dans l’Aisne, puis secteur Berry-au-bac. De fin août à octobre 1916 dans la Somme (Soyécourt /Ablaincourt) avec attaques. Compagnie hors-rang pour des travaux de pionnier jusqu’en juin 1917. Volontaire pour l’Armée d’Orient, versé au 2e puis 4e Régiment de zouaves. Grèce – Serbie – Bulgarie d’août 1917 à mars 1919. Démobilisé en août 1919.

2. Le témoignage
Maurice Payen, Mille-feuille, carnets inédits d’un poilu du Nord, Bouvignies, les Editions du Nord Avril, 2007.
Le texte est un récit de vie (« Mille-feuille de souvenirs ») depuis sa naissance jusqu’à son expérience de la Grande Guerre. Constitué de carnets racontant le quotidien et les événements marquants de sa guerre, l’ensemble est publié par son petit-fils Bernard Léonard-Payen ; il contient des carnets manuscrits, rédigés avec soin, illustrés de croquis et des lettres envoyées du front. Le récit se termine en 1920.
La rédaction des carnets, postérieure au conflit, est précise sur les lieux et les dates. Le récit se compose de scènes classiques (tranchée, bombardement, relève, repos…), mais aussi d’éléments plus rares dans les témoignages courants, avec par exemple l’évocation de vols, d’Allemands achevés ou de la sexualité des infirmières de l’hôpital militaire de Gumendzé (Macédoine grecque) ; ainsi ce récit parfois picaresque pose la question de la réécriture : la narration des faits dans le texte définitif diverge parfois de ce qui est donné dans les lettres à la famille, envoyées immédiatement après ces événements. Outre la véracité de certains faits (exagération ? enjolivement?), le texte, non publié du vivant de l’auteur, est parfois d’une tonalité qui nous mène plus vers J. N. Cru (traquer les tartarinades) que par exemple vers l’auto-minoration de la violence du témoin. Si d’un autre côté le récit est tenu pour vrai, il est tout aussi intéressant.
Le témoignage est aussi utile car il évoque le destin d’un homme jeune (« ses ennemis lui avaient saboté sa jeunesse » [introduction]) avec la mentalité et la culture ouvrière qui est la sienne : il nous montre un soldat qui a passé presque 5 ans sous les drapeaux, qui a fait la guerre des mines, Verdun et la Somme, vu une mutinerie en 1917 et eu une expérience du front d’Orient, lui le mineur qui n’avait jamais voyagé.

3. Analyse
Maurice Payen est un jeune homme (classe 1915) mais son expérience de mineur de fond, métier commencé à treize ans, en fait un soldat débrouillard. Courageux mais turbulent, blessé, il est cité mais aussi puni de prison (« notre lieutenant de compagnie ne me gobait pas parce que j’étais rouspéteur » p. 185), c’est le témoignage d’un soldat du genre « loustic », très attaché à sa famille et aux camarades de la région de Lens qu’il se fait pendant le conflit.
M. Payen déteste les Allemands (« cette bande d’assassins » p. 80, « ces sales boches » p. 78) et ne semble pas politisé : p. 151 « un jour de la fin avril en 1917, nous fûmes appelés pour réprimer un début de révolte que les 107e et 172e RI avaient fomentée. C’était, disait-on, une répercussion de la révolution russe. Il n’y a eu aucun coup de feu et tout rentra dans le calme après plusieurs heures de pourparlers. »

Payen évoque des tensions graves avec les mineurs étrangers ressortissants de l’Alliance du bassin de Lens lors de la déclaration de guerre (fin juillet-début août 1914)
p. 42 « À Méricourt – Corons, les joyeuses agitations des étrangers devinrent inquiétantes. Ils nous provoquaient en se promenant dans nos rues, en chantant avec des accordéons. Notre indignation fut prompte et une décision rapide fut prise. (…) Le 2 août, tous les hommes valides se formaient par groupes et une battue monstre était organisée pour arrêter tous les étrangers. La chasse à l’homme commençait. Tous les étrangers étaient arrêtés chez eux ou dans les rues, mis en lieu sûr, puis incarcérés à Saint-Etienne. Deux Autrichiens récalcitrants, armés de haches, étaient attrapés à la fosse 3, au moment où ils voulaient couper les câbles de chanvre des cages de la fosse. L’un d’eux fut tué à coups de pavés en grès sur la tête, sous les yeux de sa femme et de ses enfants. L’autre était très malmené et recevait bon nombre de coups. »

Agé de 19 ans, Payen est réfugié en octobre 1914 à Saint-Valéry-sur-Somme, il est convoqué (classe 15) et évoque le conseil de révision en temps de guerre – novembre 1914. Pour ces jeunes gens, l’ambiance fait encore penser au temps de paix
p. 49 « Quel triste conseil, pour nous, qu’aucun parent n’accompagnait. J’avais eu un bien gros cœur de voir les jeunes gens du pays s’amuser, chanter et danser en compagnie des leurs. J’étais reconnu « bon » pour le service armé, ainsi que mes compagnons d’infortune, sauf Ch. Landas qui était ajourné et qui pleurait de mécontentement de ne pouvoir nous suivre dans les pérégrinations qui nous attendaient. »

Au front (Oise 1915), les relations avec les Allemands sont parfois verbales (et hostiles)
p. 59 « On entend une vive fusillade qui semble durer très longtemps, entre les « boches » et les Français. Lorsque la fusillade s’arrête, on saisit des cris de part et d’autre. C’était des injures que chaque camp s’envoyait. » ou
p. 80 « Un soir, vers cinq heures, les boches se sont mis à crier et toutes les voix faisaient un vacarme épouvantable. On nous alerte… Et nous voici tous à nos postes de combat. Nous écoutons… Quelques boches nous insultent en langue française. Certains disent les pires bêtises. Nous sommes obligés de croire qu’ils savent qu’ils ont en face d’eux un régiment de « gars du Nord », puisque toutes leurs sottises ne s’adressent qu’à ceux de chez nous. Nos chefs nous défendent de répondre, mais c’en est trop. Nous les insultons par les mots les plus grossiers que nous trouvons afin de blesser leur amour propre. »

Les relations avec les civils peuvent être mauvaises (novembre 1915, Ressons-sur-Matz)
p. 82 « Ce village n’est pas hospitalier. Les gens ne sont guère aimables envers nous. Avant que nous arrivions, les cordes des puits avaient été enlevées par les habitants pour nous empêcher de boire.
Et
p. 83 « Je demande un jour, d’une façon aimable, à une femme qui est sur le seuil de sa porte, si elle veut me donner un chou pour faire de la soupe !? Elle me répond qu’elle aimerait mieux donner ses choux aux boches plutôt que de m’en vendre un… Que nous sommes une bande de brigands…et bien d’autres ! J’ignore pourquoi… Et je l’ignore encore. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le lendemain, la bonne femme n’avait plus de choux dans son jardin…Oh ! Quelle trombine, elle faisait ! »

Evocation de l’hygiène corporelle
p. 86 le soldat Hérault est dénoncé avec une tunique sur laquelle « il y avait plus d’un millier de poux, à l’envers comme à l’endroit ». Sa tunique est brûlée et il est conduit aux bains douche à l’infirmerie. « Il gelait et la neige tombait. Hérault revenait alors au cantonnement habillé à neuf. Personne ne voulait le laisser entrer: – Va camper tout seul et ailleurs qu’avec nous ! lui disait-on. Il n’avait le droit d’entrer que pour manger la soupe près de la porte. Quinze jours après, il était encore plein de poux.
On l’appelait « le pouïeu » (pouilleux). Il se laissait aller et ne se nettoyait pas assez. »

Chapardage cruel – au cantonnement – des comportements de « garnements » ?
p. 107 « Un matin, mon camarade Gheyssens venait m’aviser qu’il avait attrapé le chat du curé et qu’il allait le tuer pour améliorer notre ordinaire. J’assistais en spectateur à cette mise à mort qui avait lieu sous un hangar. » le chat est pendu, « gigote en se baladant dans tous les sens », est achevé à la pelle-bêche mais la corde casse « le chat, blessé à mort, fit des bonds formidables et dans toutes les directions… tant que tous, nous nous sauvâmes. » le chat est enfin mort « Je m’en suis bien régalé et, en temps de crise, j’assure que le chat remplace avantageusement le lapin. Même s’il ne se tue pas de la même façon. »

Guerre de mine, Payen est « prêté » comme mineur volontaire aux travaux de sape
p. 107 extrait d’une lettre à ses parents 24 janvier 1916 « C’était les boches qui avaient fait « buquer » une mine contre nous. (…) Nous savions qu’ils allaient faire sauter à cet endroit, alors personne n’y travaillait. Nous avions bourré la voie avec des sacs de terre, de sorte que la mine, au lieu d’esquinter notre galerie, elle en fit un canon et en abîma la leur. Il faut leur faire voir que les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais sont aussi malins que les mineurs de Westphalie. Votre fils Maurice. »

comportement lorsque les Allemands font sauter la mine
p. 108 « Dans notre affolement, on culbutait les vieux « pères » territoriaux, et on passait dessus pour nous sauver plus vite. Ils avaient leurs raisons de nous appeler « sauvages ». Il fallait de bonnes jambes pour s’éloigner d’un lieu d’asphyxie, exposé généralement à sauter d’une seconde à l’autre. Mais malheureusement, les territoriaux y mettaient une lenteur qui ne nous plaisait guère. »

conditions de travail des sapeurs-mineurs
p. 108 « Le lendemain, je vais travailler au chantier pour réfectionner les fronts de la galerie éboulée. Au bout de cinq minutes, on remonte Lecomte à moitié asphyxié… Cinq minutes après, c’est mon tour d’être tiré par une corde attachée à la ceinture et ainsi de suite… A tour de rôle ! Et sitôt revenus à nos sens, on recommence.»

Verdun
Le récit montre les traces du tout début de la bataille
p. 117 « Nous arrivons enfin dans le village (Vaux 28 février). Il était encore habité civilement lorsque l’offensive allemande se déclencha. Aussi, certains civils avaient trouvé la mort chez eux. Au lendemain de notre arrivée, j’ai vu, allongée au milieu de la route, une femme tuée en face d’une épicerie, près d’un trou d’obus de gros calibre qui devait être l’effet d’un 380 ou 420. J’ai vu également une grand-mère, morte dans son fauteuil auprès de la cheminée. C’est dire que les habitants avaient été surpris par l’attaque brusque et déclenchée avec violence par les Allemands.

Une anecdote qui suscite la perplexité, mais qui a pleinement sa place dans l’univers narratif du poilu de Verdun (cf tranchée des baïonnettes)
p. 122 Tout à coup, un 420 éclate plus près ; je l’avais entendu venir et j’étais rentré dans la redoute. Au moment où je ressortais pour voir où il avait éclaté, un soldat arrive du ciel… mort… Il tombe à mes pieds… Un culot d’obus d’un diamètre de zéro mètre quarante-deux vient doucement rouler sur la plate bande pour s’arrêter à la porte.
Ce soldat… mort était du 233e Régiment d’infanterie. Il avait un habillement de temps de paix : képi rouge et pantalon rouge, capote bleue. Il n’était aucunement défiguré et avait même encore les joues rouges. Cette chose nous fut incompréhensible !
Notre capitaine nous expliqua que ce soldat, sans doute garde-voie… territorial, avait dû être enterré depuis le début de l’offensive. Admirablement conservé, il fut projeté par l’obus de 420. Il nous donna l’ordre d’aller le mettre en terre.

Payen réussit à échapper à la mort ou la captivité- Lettre à ses parents, 15 mars 1916
p. 132 « Enfin, ne vous troublez plus pour moi. Je suis rescapé de la bataille de Verdun. Pour la première fois que le 409e va aux attaques, il est bien reçu par les boches. De ma compagnie, nous restons à 117 sur 250. »

La Somme
montée en ligne fin août 1916 à Soyécourt facétie macabre dans les ruines du village, montrant un humour particulier, mais ne pourrait-on pas le transposer dans la guerre du Pacifique (P. Fussel) ou au Vietnam, voire en Afghanistan ?
p. 139 « Nous avons creusé une tranchée dans ces ruines, l’occasion de retrouver le cadavre d’un boche en décomposition ; après lui avoir décapité la tête avec une pelle bêche, je l’empalais sur un pieu et, muni d’une tenaille, je lui arrachais les dents pour me faire une renommée de dentiste amateur, au grand amusement général de mes camarades. »

Offensive du 10 septembre 1916 Ablaincourt, le 409e attaque après deux jours de préparation, le succès se traduit par une avancée de plus d’un kilomètre.
p.141 « Les poilus courent vers les tranchées ennemies. Je saute dans l’une d’elle. Là je trouve deux Allemands assis, fumant une cigarette et qui aussitôt me font : « – Camarade!» Je les fais monter sur le parapet de la tranchée. Lorsqu’ils y sont, je fais feu. Ils tombent tous les deux. Nous avons reçu l’ordre de ne pas faire de prisonniers.
Je me rends compte quelque temps après que seulement l’un d’eux a été tué. Le second fait le mort. Je le fais déguerpir vers l’arrière où il est zigouillé par un adjudant, d’un coup de révolver à la gorge. Un peu plus loin dans la tranchée, je trouve deux boches ensevelis jusqu’à la poitrine, à l’entrée d’un abri éboulé. Une balle, tirée à bout portant dans la poitrine, les libère de la vie. »
L’édition de « Mille-Feuille » propose aussi ensuite la reproduction d’une lettre de Payen à ses parents (datée du 13 octobre) qui narre les mêmes événements (orthographe d’origine conservée)
p. 143 « Mes Chers Parents, (…) début de l’attaque (…) Ceux qui accourent vers moi en levant les bras, malheureusement pour eux, nous ne faisons pas de prisonniers. On les tue à bout portant. Arrivés dans les tranchées allemandes, à coup de fusils, nous tuons les occupants qui criaient « -Kamérat !! » Et à coup de grenades, nous nettoyons les abris qui sont maintenant encombrés de cadavres Bôches ! Suivis de deux copains, je cours dans la tranchée. Je trouve deux bôches assis et fumant une cigarette. D’un coup de fusil, j’en tue un. Et un de mes copains, tue l’autre.
Nous continuons notre course, nous voyons deux bôches à moitié ensevelis ; nous approchons. Ils nous tendent les mains pour les tirer de là, mais deux balles bien placées les firent rester sur place.
Nous étions fou, par l’alcool que nous avions bu, et par l’odeur de la poudre. »
La lettre aux parents est un témoignage bien antérieur à la rédaction définitive des carnets ; Les courriers, d’ordinaire, sont volontiers elliptiques pour ne pas inquiéter les proches. Ce type de récit est d’autre part interdit par la censure. La lettre montre que le récit se reconstitue avec ce courrier qui viendrait aider la mémoire pour la rédaction ; des changements apparaissent : le copain qui tue l’un des « bôches » fumant une cigarette, devient un adjudant, avec un revolver. La question de la véracité est également posée, avec l’authenticité de : « nous ne faisons pas de prisonniers » qui devient « nous avons reçu l’ordre de ne pas faire de prisonniers » : cette ordre a-t-il existé ?

Une autre aventure, dotée de deux versions, alimente cette problématique
p. 147 lendemain « Soudain, à vingt mètres en avant de moi, je vois un boche, puis deux, trois, quatre… cinq, montés sur la tranchée : « – Camarades ! » font-ils, les bras levés en l’air. Mon fusil en mains, je monte sur le parapet de la tranchée et leur fais signe de venir. Les boches se décident, d’abord lentement. J’avance également. Mais bientôt, ils sont douze à courir vers moi. Je les arrête pour les rassembler et les fais descendre dans notre tranchée. Après les avoir fouillés, je les conduis au poste du colonel en évitant les tranchées toujours bombardées, à découvert et au pas de gymnastique. En cours de route, quatre d’entre eux sont chargés de porter une toile de tente dans laquelle est enroulée un des leurs couvert d’éclats d’obus. Sa figure est criblée de shrapnells, ses yeux crevés. Tous ses membres sont atteints.
Certes, c’est une lourde charge. Les artilleurs boches nous envoient une rafale d’obus. Soudain, mes prisonniers délaissent leur fardeau pour se sauver. J’arrête la troupe et tous se couchent en entendant le sifflement d’un gros obus qui semble venir vers nous. Seul, debout, je nargue les artilleurs boches en leur montrant le poing et en les insultant – comme s’ils me voyaient et m’entendaient ! – et le gros noir explose à dix mètres en avant de moi. Je n’eus absolument rien.
Heureusement, les boches n’ont pas continué à tirer. J’ai achevé sur place le moribond qui fut délivré de ses souffrances par une balle dans la tempe. Ensuite, j’arrivai au P.C. du colonel, où je me fis engueuler parce que je ramenais douze prisonniers !
Le Colonel me demanda ce qu’il allait faire de cette capture ? Qu’il allait les occuper comme brancardiers pour ramasser les blessés français. Et si besoin était, leur flanquer une balle dans le dos. »
En reprenant la fin du courrier évoqué plus haut, on trouve, pour le même fait :
p. 144 « Le soir, ma rage était apaisée. Six bôches se rendaient à moi. Je les ai recueillis avec un copain et les ai emmenés en arrière, chez le colonel. »
Les Allemands sont passés de six à douze, ils laissent achever leur blessé sous leur yeux, et Payen dispose d’une grande autonomie, sans passer par des gradés : pas de sergent, pas d’officier, pas de P.C. de bataillon… » ; ici on témoignera simplement d’une certaine perplexité dans un récit qui fait plus penser à Gaspard qu’au Feu.

En juin 1917, Payen se porte volontaire pour l’Armée d’Orient. Versé au 2e Régiment de Zouaves, le trajet de Lyon jusqu’aux tranchées en Serbie (rive gauche du lac Doiran) dure du 30 juillet au 19 septembre 1917.
Payen est occupé à faire des travaux dans un camp retranché, et son récit parle peu des ennemis ; il travaille, accueille dans son abri un « Bat’ d’Aff » condamné à dix ans de « Biribi », en liberté provisoire pour la durée de la guerre :
p. 174 « En bon camarade, il ne me lâcha plus. Ses compagnons d’infortune (le même convoi qui vient des bagnes d’Afrique) m’ont félicité du beau geste que j’avais eu envers lui. Ils me protègeraient contre les violences de n’importe qui. »
Il remonte en ligne en mars 1918 sur le Vardar. Les préoccupations tournent autour du moral fluctuant, des conditions matérielles, des nouvelles de la famille et de sa fiancée..
p . 183 « le 27 avril 1918. Relevés et mis en réserve du Bataillon, au ravin de l’aéroplane. Cantonnés dans un abri souterrain, individuel. Là, j’ai fait ma provision d’un litre de gnôle d’avance. Nous touchions journellement une bonne ration de cette gnôle, tous les matins. Et plusieurs copains me la donnaient. »
Légèrement blessé le 14 juin 1918 face aux Bulgares et évacué à l’Ambulance transformée en hôpital temporaire, à Gumendzé. Fin juin, il quitte l’hôpital pour servir en ville, comme ordonnance des infirmières.
p. 189 Lettre Mes chers Parents, Ma santé est excellente, mes blessures sont presque guéries. Hier, l’infirmière major, une dame de la croix Rouge, m’a fait appeler et m’a demandé si je voulais faire l’ordonnance des dames de l’hôpital. Alors, naturellement, j’ai accepté avec beaucoup de politesse ; (…) Il n’y a qu’à arranger leurs chambres, faire la vaisselle et leur servir à manger à table. Et nous serions deux pour faire ce petit boulot. Elle m’a aussi dit que je pourrai rester trois mois, six mois, même plus. Si seulement je pouvais choper ce filon ! C’est bien mon tour de pouvoir être embusqué à l’arrière. »
Il reçoit l’autorisation du médecin major et s’occupe alors en ville des neuf chambres des infirmières: il apprécie cette situation protégée. « Le temps se passait mieux qu’aux tranchées » Il évoque aussi de façon particulière ce monde féminin :
p. 190 « Comme consigne, on m’avait dit : Vous êtes aveugle et sourd. J’avais compris. Et puisque je n’ai pas le droit de vous raconter quelque chose, sachez seulement que pour des femmes honorables, elles étaient tombées bien bas ! Mademoiselle Matignon était une ancienne fille soumise d’une maison de tolérance de Marseille. Mademoiselle Delaporte également car elle sortait d’une boîte de Boulogne-sur-Mer. Elles partaient souvent en auto, en compagnie d’officiers. On les ramenait le matin vers les quatre heures : c’est moi qui leur ouvrais ! Curieusement, il évoque plus loin une autre infirmière d’un tout autre milieu, et on peut supposer que la proximité avec d’anciennes prostituées ne va pas de soi :
p . 190 « Parmi les infirmières, il y avait Madame Giraud. Son mari était commandant à l’Etat Major. Son fils était lieutenant aviateur et venait journellement survoler l’hôpital de Gumendzé-ville. » Payen réévoque une des infirmières citées, lorsqu’un copain lui demande « (p . 195) comment il ferait bien pour avoir le plaisir de parler à une infirmière qui lui plaisait beaucoup. – Qui ? lui demandais-je. – mademoiselle Matignon ! C’est alors que je l’informais sur ce qu’était réellement la demoiselle en question : une ancienne fille soumise dans une maison de tolérance à Marseille, maîtresse de tous ceux qui lui plaisaient, même Sénégalais à peau d’ébène !!! (…) C’est elle qui visitait tous les blessés légers et leur faisait les pansements dans son bureau et à l’intérieur duquel se trouvait un divan lit d’une personne. Chacun d’eux, même à une main, devait se déshabiller nu comme un ver de terre ! C’est ainsi qu’elle assouvissait ses désirs sexuels parmi les blancs et les noirs. » et plus loin (p .197) l’auteur, tout en nous donnant un indice sur l’époque de la rédaction définitive de ses carnets, tire les enseignements de son expérience « …Mes infirmières !! Elles avaient toutes le béguin envers les officiers. Quoiqu’il en soit, j’ai toujours déconseillé à mes filles de faire un tel métier, même dans le civil.
S’agit-il ici de fantasme ? L’évocation en elle-même est précieuse car les poilus évoquent très peu le sexe dans leurs témoignages (J. Y. Le Naour) ; on ne sait rien de l’attitude de Payen lui-même, sinon qu’il se montre très épris dans ses courriers à sa fiancée (p. 164 «je suis pour toujours ton Maurice qui t’aime. 1000 bons bécots. Ma langue dans ta bouche. ») A un autre moment, il évoque une jeune tzigane de dix-neuf ans qui faisait la lessive et le repassage pour les infirmières :
p. 199 Catarina était une fille très sérieuse et obéissait, comme toutes les femmes en général, aux mœurs de son pays si différentes des nôtres. J’ai vu un jour un capitaine de cavalerie qui voulait l’attirer en lui faisant miroiter une grosse liasse de billets de banque. Cela eut lieu malgré ma présence. D’ailleurs ce vulgaire salopard ne cachait pas l’immoralité de son geste. Elle le repoussa alors dédaigneusement en le priant de s’en aller s’il ne voulait pas avoir des ennuis. En Grèce comme en Macédoine, le respect des femmes est sacré. Il y eut peut-être de rares exceptions, mais je n’en ai jamais connues. »
L’auteur n’évoque pas de liaison personnelle et sous-entend une certaine chasteté par ailleurs :
p. 199 « Il existait dans ce pays comme partout ailleurs, des maisons de tolérance tenues par une ou deux femmes, parfois plus, et qui ouvraient de telle heure à telle heure. Il y faisait queue plus de deux cent poilus de toute race : grecs, serbes, albanais, monténégrins, français, anglais, chinois, sénégalais… Ceux qui voulaient revenir en bonne santé en France s’abstenaient de cette répugnance. »

Après l’armistice, Payen passe en Serbie puis en Bulgarie, est à Sofia en décembre 1918. Le 9 février 1919, c’est le rapatriement vers la France où il arrive le 11 mars ; il est démobilisé le 24 août 1919.

Vincent Suard 10/05/2012

Share

Leleu, Louis (1892-1967)

Originaire de Beuvry,  petit village du Nord de la France, Louis Leleu s’engage en mars 1913 à 21 ans au le 102e RI de Versailles après l’obtention du certificat d’études et une expérience de clerc de notaire, afin d’intégrer la musique militaire, musique qu’il pratique depuis l’enfance. Il entre ainsi en guerre comme « musicien militaire » attaché au poste de brancardier qu’il conservera comme soldat de 2e classe jusqu’en juillet 1919, date de sa démobilisation.

Ses souvenirs, écrits tardivement après l’événement, font montre à la fois d’un certain style et d’un recul bienvenu dont il prévient le lecteur et qu’il garde en permanence : « Je veux seulement décrire ce qu’a vu un simple soldat dans son horizon fort restreint », écrit-il comme une sorte de préambule. Et justement Louis Leleu s’astreint à replacer sa petite histoire dans la grande, avec le souci de bien écrire son expérience avec « son » 102e, d’en faire un récit vivant, soulignant lorsqu’il le faut, franchement les lacunes de sa mémoire. Le témoignage de Louis Leleu est à rapprocher de celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, écrit celui-ci « sur le vif ». Même ton, et similitudes dans les tâches et l’organisation du temps et de la sociabilité des musiciens-brancardiers chez les deux témoins, qui traversent la guerre dans des groupes stables. L’un, mort avant la fin de la guerre, tient un carnet non retouché alors que le second reprend ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après le conflit pour les livrer aux lecteurs.

Evoquant ses jours de caserne d’avant août 1914 et l’organisation de la « carrée » (il confond d’ailleurs alors l’origine de l’expression « Sou du soldat »), l’auteur reconnaît la « naïveté » avec laquelle il aborda le conflit, comme nombre de ses jeunes camarades soucieux de sortir de l’enfermement militaire. Louis Leleu circule durant la guerre entre la Somme, la Marne, la Champagne et le front de Verdun qui prend d’entrée un caractère d’exception. Les musiciens-brancardiers sont essentiellement chargés de récupérer les cadavres sur le champ de bataille, soulignant les  moindres contraintes de l’autorité en première ligne, en proportion des dangers vécus. Il raconte les combats, le quotidien et les anecdotes de guerre sans toujours bien dater les faits. Mais il tente dans ses souvenirs de s’opposer une histoire mythifiée de la guerre, dénonçant l’aveuglement des chefs, rappelant utilement à travers la description empreinte encore de beaucoup d’émotion à plusieurs dizaines d’années de distance, de deux exécutions auxquelles assiste la Musique, que la justice militaire a sévi pendant toute la durée du conflit. La première se déroule dans la Somme fin 1914 : « La troupe, selon le rite, défila devant le cadavre avec notre Musique en tête » (p. 69). La seconde, à Verdun, est particulièrement traumatisante (p. 126).

Son témoignage met en valeur l’importance des rituels de socialisation, l’accueil des bleus, l’arrogance parfois des anciens, l’élaboration enfin de différentes strates de sociabilité dont celle du groupe de la Musique. Ce dernier trouve dans cette activité, celle du secours aux blessés, un solide ferment de solidarité d’autant que la fonction particulière « fait » groupe et séparent les musiciens-brancardiers des autres protagonistes. Ils s’appellent entre eux « les quatre mousquetaires », « les «bonshommes de la 1ère escouade » (p. 66 avec photographie de groupe page suivante) : « La première sera toujours la première » devient leur devise. Il souligne également la possibilité continuelle de nouvelles affectations et ses conséquences : « Quitter les copains, c’était pour moi une catastrophe, outre que la mission n’avait rien d’affriolant » (p. 134).

La circulation des régiments fait revenir les soldats dans les mêmes secteurs, retrouver les liens avec les civils, les régiments jumeaux. Peu  sensible aux distinctions qui se multiplient, mais qui permettent surtout des occasions festives et des jours de permission en plus. L’auteur fait montre d’un certain talent de conteur avec quelques brins d’humour (p. 134 sur le double sens du mot « coureur »), rappelant les bons mots échangés souvent entre les hommes dans les moments les plus difficiles. Il s’attarde également à souligner les liens noués avec les jeunes filles de l’arrière, et les « idylles » dont il semble écrire qu’elles furent nombreuses, débouchant parfois sur des mariages (p. 163). Les musiciens deviennent d’ailleurs au dire de Leleu de fervents catholiques pratiquant uniquement pour approcher le « cœur » des demoiselles (p. 157).

L’édition du texte de Louis Leleu est accompagnée de photographies de l’auteur ou de l’un de ses camarades, Deblander, intrépide photographe qui risque sa vie pour des photos (p. 138) réalisées au front et viennent heureusement apporter : portraits, groupes, à des dates différentes avec le nom des protagonistes.

Originaire d’un village d’un département situé à « 5 ou 6 kilomètres » de la ligne du front fin 1914, Louis Leleu évoque à plusieurs reprises la situation de ses parents qui tiennent un commerce : liens avec les régiments anglais, peur des bombardements et des pillages, évacuation en 1918 et perte de la maison familiale devant la violence des engagements. Pourtant, malgré cette situation, Louis Leleu écrit : « Ma mère avait reçu d’une commission administrative une sommation de payer immédiatement un impôt spécial sur les bénéfices de guerre ! » (p. 167).

Des Flandres aux Vosges. Un musicien-brancardier dans la Grande Guerre, texte transcrit par Danièle Percic, Saint-Cyr-sur-Loire, Éditions Alan Sutton, 2003, 192 p.

Avril 2012 – Alexandre Lafon

Share

Prud’homme, René (1894-1972)

« Je me rends parfaitement compte que les choses vont mal pour nous, pourtant préparés à aller toujours de l’avant » (22 août 1914 – Virton Belgique). Cet écrasement des hommes, le caporal puis sergent René Prud’homme, ayant devancé l’appel en 1914, le rencontre dès l’entrée en guerre et à plusieurs reprises dans son expérience combattante au 124e RI de Laval.

La première épreuve du feu, intense et déstabilisante, se déroule ce même 22 août 1914. Le soldat-combattant subit plus qu’il n’agit lors de cette journée fondatrice. Puis la retraite au milieu des civils s’apparente pendant plusieurs jours à une longue plage de combats marquée par le manque d’informations qui démoralise. Cet anonymat du combat, souligné par nombre de témoins, René Prud’homme le décrit après son retour au front suite à une première blessure lors des dures journées de février 1915 dans la Marne. Après avoir été à cette occasion évacué plusieurs mois pour maladie et suite à un stage de mitrailleur, il reprend le chemin des tranchées en février 1916 comme chef de section. Ce sera Verdun en mai 1916, et un autre épisode difficile, d’autant que les combats peuvent être ici directs, rapprochés, au fusil et à la grenade. Les fantassins sont parfois pleinement acteurs, ce que souligne un lieutenant blessé près du fort de Vaux : « Je me suis bien battu ». Mais ce sont aussi les « douches de mort » et l’attente impuissante (juin 1916) sous la mitraille, les cadavres qui s’agglutinent, la peur des hommes qu’il faut conduire tout de même en première ligne. L’expérience se durcit et la remobilisation constante paraît plus difficile. Le 124e RI reste ensuite cantonné à partir du printemps 1917 au Nord de Mourmelon dans le secteur du massif de Moronvilliers. Le témoin décrit alors la multiplication des combats rapprochés mais aussi la guerre de matériel et de techniciens (il est devenu sergent-grenadier). L’équipement et la logistique générale bien meilleurs soutiennent le moral malgré la violence des combats et des duels d’artillerie.

Ce carnet originellement intitulé En première ligne en partie publié, offre un témoignage personnel où n’apparaissent que peu de noms propres, mais parfois les termes « camarades » ou « amis » que l’auteur perd souvent au fil du temps de guerre. Il s’applique surtout à décrire la « petite guerre interne » qui mine les rapports humains au front en parallèle aux souffrances ressenties. Ainsi, on retrouve des échos des carnets de Louis Barthas dans ce témoignage qui n’a pourtant rien d’engagé lorsque l’auteur dénonce les officiers zélés et rancuniers, les petits arrangements et les abus de pouvoir.

René Prud’homme évoque l’importance du « devoir » de combattre. Il veut bien « chasser l’ennemi mais ne pas mourir pour rien » (pp. 79 et 125). Et ceux qui l’entourent, à l’exception de quelques officiers téméraires, sont à son image : « J’ai vu des départs où il fallait traîner les hommes ivres comme des bêtes, et les jeter dans les wagons. »

Le témoignage de René Prud’homme, sans doute composé dans l’immédiat après-guerre, met en relief quelques éléments intéressants : l’utilisation par l’auteur de deux planches sur le torse en 1914 pour se prémunir des coups de baïonnettes (abandonnées en 1915),  l’utilisation de mitrailleuses en bois pour l’entraînement des futurs spécialistes encore en 1916, le desserrement des liens d’autorité en première ligne, notamment à Verdun. Les descentes vers le cantonnement de l’arrière se font ainsi souvent individuellement ou par petits groupes sans aucune pression coercitive : il s’agit pour les hommes de trouver enfin, un coin pour boire, dormir, manger. René évoque aussi « les chemins de fer aériens » et ces obus sur trois qui n’explosent pas, les morts et les blessures dans les secteurs calmes causés le plus souvent par des accidents.  Il faut encore une fois à travers ce témoignage noter le faux rythme du front, entre monotonie des secteurs calmes et les temps de combat ? Ces derniers se transforment avec les progrès techniques réalisés – aviation, microphone, lance grenade Vivien-Bessières, camion-automobile -, les nouvelles formations de combat aussi à partir de la fin 1917. Ce qui n’empêche pas le 124e RI d’effectuer encore 200 km à pied en 12 jours pour aller prendre le cantonnement dans la Somme en novembre-décembre 1917. Des exemples de « vivre et laisser vivre » parsèment ce témoignage comme cet épisode relatant la découverte d’un puits d’aération d’une tranchée souterraine allemande en Champagne : « Mon lieutenant me promet de garder pour lui ce que je lui fais voir, car un rapport à l’arrière pourrait déclencher un tas de catastrophes » (p. 135). Il s’agit, quand c’est possible, de garder la « tranquillité », même si les « boches restent les boches » (p. 136), et que des « cartons » peuvent être faits sur les « kamarades » d’en face (p. 163). De ce point de vue, l’année 1918 est bien présentée comme une année meurtrière, René Prud’homme perdant sept soldats de sa section lors d’une relève après de difficiles combats en face du mont Cornillet en 1918 : « J’ai besoin de pleurer car ce sont des amis que je perds » (p. 182). En septembre, désireux de « ficher le camp » après avoir bien servi, René obtient un stage pour passer chef de section, mais refusera ensuite au lendemain de l’armistice toute promotion. Il quittera définitivement l’uniforme en 1919.

Des aquarelles de l’auteur et des photographies  d’un autre soldat du 117e RI (pas toujours bien utilisées) illustrent ces souvenirs de guerre, ainsi que des extraits utiles du Journal des Marches et Opérations qui viennent nous rappeler le discours dominant de l’autorité militaire durant le conflit, discours très orienté qui fait de l’unité un corps « brave », dynamique et volontaire sans nuance, usant d’un vocabulaire largement déréalisant.

Le fusil et le pinceau. Souvenirs du Poilu René Prud’homme 124e R.I., Saint-Cyr-sur-Loire, Editions Alan Sutton, 2007.

Alexandre Lafon, février 2012

Share

Llobet, Gabriel de (1872-1957)

Né à Perpignan le 19 janvier 1872 dans une famille de gros propriétaires terriens très catholiques, il a fait ses études au Caousou de Toulouse où on lui présenta la République « sous des aspects rien moins qu’attirants » (Gérard Cholvy). Il allait rester attaché à l’Action Française.
Devenu prêtre, il fut en 1899 secrétaire particulier de Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, catholique légitimiste, puis en 1907 vicaire général du diocèse de Perpignan, et en 1915 évêque de Gap. Appelé au service auxiliaire en février 1916, il était un des deux évêques assez jeunes pour être mobilisés. Il obtint d’être envoyé au front comme aumônier volontaire, rattaché au Groupe de Brancardiers du 30e Corps. Une photo le représente dans sa « cagna », qui semble relativement confortable, et où il arbore un drapeau tricolore marqué du Sacré-Cœur. Au cours de ses permissions, il revenait s’occuper de son diocèse.
Après la guerre, il participa à une mission au Levant de décembre 1919 à mars 1920 pour affirmer la présence et le rayonnement de la France. En 1928, il devint archevêque d’Avignon.
Les nouvelles de l’évêque, données par La Quinzaine religieuse du diocèse de Gap, constituent une sorte de carnet de guerre, qui n’a pas été retenu dans la publication des documents réunis et présentés par (un autre) Gabriel de Llobet, membre de sa famille. Le petit livre donne des extraits des lettres de l’évêque à sa sœur, puis les souvenirs du front de l’Aisne de mai à septembre 1918, rédigés en 1922. L’évêque signale la boue et les rats et il comprend les souffrances des soldats : « Ceux qui parlent de la guerre, dans les articles de journaux, sans en avoir jamais rien vu, feraient bien de s’inscrire pour un hiver ici. Et notre cas n’est rien à côté du pauvre poilu de la tranchée ! » Mais il revient bientôt à ses positions politiques : « Le régime s’enlise dans la boue et il ne faut attribuer à autrui les maux dont il est cause. »
* Un évêque aux armées en 1916-1918, Lettres et souvenirs de Mgr de Llobet, documents réunis et présentés par Gabriel de Llobet, préface de Gérard Cholvy, Limoges, Pulim, 2003, 133 p.
Rémy Cazals

Share

Clergeau, René (1886-1920)

1. Le témoin

René-Louis-Paul Clergeau, né le 20 octobre 1886 à Sainte-Lheurine en Charente Inférieure, aujourd’hui Charente Maritime. Il est issu d’une famille d’instituteurs. Son père, Adolphe, et sa mère, Louise berthe Lebrun exerçant tous deux cette profession, comme lui-même. La guerre déclarée, il est affecté au 206e RI de Saintes, régiment dans lequel il est chargé du ravitaillement. Le 8 août 1911, il épouse à Saintes Augusta Lacan, elle même institutrice (puis professeure d’anglais, de français et de mathématique, et qui s’éteindra le 2 avril 1977), avec laquelle il a un fils né le 6 avril 1918. René Clergeau décède le 9 mars 1920 des suites des gazages reçus en 1918.

2. Le témoignage 

Clergeau, René, Les cahiers de René Clergeau, 1914-1919. La Grande Guerre au jour le jour… Villebois, La Plume du Temps, collection Histoire, 2002, 337 p.

René Clergeau, instituteur charentais affecté au 206e RI et chargé du ravitaillement, a reproduit dans 6 carnets de guerre, écrits au crayon de papier, parfois en style télégraphique, de format 110×170 mm, qu’il appelle affectueusement ses « chers petits compagnons », sa campagne contre l’Allemagne, du 12 août 1914 au 24 février 1919. Il dit dans l’introduction de ceux-ci : « Ce carnet est pour ma femme, pour mon fils, pour moi si je reviens » et nous renseigne sur sa volonté de transmettre : « J’ai donc écrit au jour le jour, tout simplement les évènements survenus durant la campagne, soit dans mon régiment, soit à moi personnellement. Je ne cherche pas à faire le plus petit étalage sensationnel de faits plus ou moins authentiques n’ayant qu’un but, celui de donner un semblant de valeur à leur acteur. (…) D’ailleurs, je ne fais point un roman mais un simple recueil qui devra aider pour ma mémoire dans l’avenir » (page 8).

Principalement affecté en Lorraine, il subit de plein fouet la bataille de Verdun dans le secteur d’Avocourt et renforce parfois d’autres secteurs en ébullition, notamment au cours de la deuxième bataille de la Marne. Caporal puis caporal-fourrier, il traverse toute la guerre sans aucune blessure – sauf une égratignure de ronce et une grippe espagnole peu active – mais il décède toutefois des suites des gazages de 1918.

3. Résumé et analyse

Formidable document d’une continuité et d’un intérêt descriptif remarquables. Instituteur, son esprit est vif et clair et sa plume, parfois sans concession. René Clergeau nous donne à lire un carnet de guerre référentiel dans la littérature testimoniale. De nombreux éléments peuvent être dégagés de son étude et sa longue affectation en Lorraine, ainsi que la vision du choc de Verdun sont autant de tableaux d’intérêt. Tout y est ; description du front, organisation du régiment, noms de lieux et de personnes, le texte ne manque pas d’informations utiles à l’Historien même si les notes s’espacent pour l’année 1918, étant regroupées mensuellement par le scripteur. Certes, René Clergeau se fait promoteur d’un certain bourrage de crâne dans les premières pages mais il ajuste ses tableaux au fil du temps et livre parfois ses sentiments, vindicatifs contre la presse ou l’arrière. Sa vision, même sommaire, des mutineries est également d’intérêt mais il est singulier de constater le laconisme du 11 novembre 1918 où René Clergeau ne semble faire montre d’aucun sentiment particulier à cette date pourtant mémorable. Cette note révèle l’attrait d’une étude psychologique pouvant être effectuée sur ce témoignage. Est-il un héros du front ? Le témoin se décrit comme un « poilu de derrière la tranchée » type de combattant auquel il rend hommage (page 160). Mais non combattant, il n’est pas un « non souffrant » et, à Culmont, le 16 février 1916, il déclare : « Mes yeux sont encore malades mais cette fois ce sont seulement les paupières, intérieurement. Si je dis cela à ma chère femme, elle va s’inquiéter et je sais d’avance quelle fâcheuse répercussion cela produirait sur sa santé, la sachant impressionnable et prête à s’alarmer. Me faire voir au major, c’est me faire évacuer, ma femme l’apprendra et se frappera encore bien plus. Evacué, je peux suivre un traitement court et rester dans la zone des armées, je pourrais revenir à mon régiment mais si le traitement est long et qu’on me fasse filer dans un hôpital de l’intérieur, c’est ensuite le dépôt et le départ pour un régiment quelconque où je ne connaîtrais personne. Tout cela m’ennuie bien et cependant je ne peux écrire cela à ma chère femme, je préfère lui mentir un peu plutôt que de l’inquiéter » (page 128). Ainsi sont résumés plusieurs raisons répondant aux questions de l’autocensure et du pourquoi ils ont tenus.

Certes il rapporte au début de la campagne qu’ « on a vu dans leurs tranchées, des hommes debout morts, se soutenant mutuellement tellement ils sont nombreux » (page 12), il souscrit à une espionnite qu’il voit durable (pages 14, 30, 96, 123 et 244), constate l’inexplosion des obus allemands, n’explosant pas dans une proportion de 20/50 (pages 12, 49 et 67) ou rapporte les ruses allemandes (pages 23 et 69), comme les puits volontairement empoisonnés par les Allemands avec leurs propres cadavres (page 40). Il dit rencontrer d’ailleurs deux agents secrets et recueillir leurs confidences (page 42). Il rapporte la lecture de l’ordre Stenger d’assassiner les prisonniers français le 20 décembre 1914, à Champenoux (page 43) ou les martyrologes, tel celui de l’instituteur d’Hoéville, revenu de captivité le 22 février 1915 (page 53). Il rapporte également des combats au corps à corps épiques et sanglants mais surréalistes, venant d’un non-combattant, et bien entendu, « les Allemands ont employé dit-on » des balles explosives et dum-dum (page 70).

Il n’est pas tendre dans son appréciation de la population locale Meurthe-et-Mosellane, qu’il trouve grossière et sale, en un tableau peu reluisant (pages 22 et 23) et décrira de même plus loin les Auvergnats ! (page 57). Son tableau d’après bataille de la récupération du matériel abandonné, souillé est intéressante (page 24) et il confirme l’utilisation du vin en remplacement d’une eau insalubre (page 26). Il renseigne à plusieurs reprises sur les pratiques mortuaires (pages 26 et 32). Il décrit l’engagement d’un enfant de troupe (page 34 mais aussi pages 78 et 99 pour savoir ce qu’il est devenu). Le 10 mars 1915, il voit des condors qu’il prend pour des Taube (page 57) ! Il rencontre également des soldats devenus fous (pages 69 ou 188) et évoque un tir ami sur un homme perdu et tué (page 100). Il évoque également des déserteurs (page 127) mais fait aussi un éloge des soldats sobres (les Martiniquais) (page 187) ! A Verdun, le 8 septembre 1916, il rapporte horrifié une attaque de Sénégalais décapiteurs « sans s’occuper d’autre chose que leur zigouillage » (page 197) qui lui fait hiérarchiser l’horreur : « la guerre du fusil est terrible, le pilonnage de l’artillerie est épouvantable mais ce massacre au couteau, ce travail de boucher est monstrueux. Quelle affreuse chose que ce corps à corps au couteau ! Non, ce n’est plus la guerre, c’est… je ne peux pas le dire » (page 198).

Côtoyant plus souvent que le poilu la gent féminine, il voit à Velaine-sous-Amance quelques jeunes filles « malades », terme militaire pour syphilitiques, et qui « trouvent quand même quelques imbéciles pour s’occuper d’elles » (page 75). Comme pour la population, la vue de ces adolescentes enceintes, ces filles malpropres, aux sales mœurs (pages 82 et 84) voire dépravées et malades (page 165) apparaît récurrente. Il évoque aussi les « légitimes » telle cette veuve deux fois ayant épousé deux frères morts successivement (page 238) ou ces femmes (dont la sienne) rejoignant presque simultanément leur mari en cantonnement parisien de repos (page 242). Il parle aussi des occupées, évoquant les relations consenties de femmes avec l’occupant allemand à Berlencourt (page 255) et a même un mot sur les femmes belges (page 264) pour lesquelles il a plus de dilection.

Comme beaucoup, il se prononce parfois sur la durée prévue de la guerre ; ainsi Clergeau pense au 22 novembre 1915 que la guerre ne peut matériellement durer plus de 2 ans (page 112).

Soldat de l’arrière, il avoue avoir acheté « pour 20 sous, une belle fusée de 130 en cuivre et une bague de 105 » pour faire faire un coupe-papier en artisanat de tranchée (page 114) dont il évoque les dangers (pages 180 et 181). Il parle de la guerre psychologique, arguant que des cadavres allemands sont laissés sciemment sur le terrain pour démoraliser l’ennemi (page 136). De sa durée aussi, criant son amertume quant au sentiment du peuple envers le soldat le 1er avril 1917 (page 176), contre les journalistes quand ils évoquent le moral du poilu à cette période (page 194 ) ou contre ceux de l’arrière « que la guerre ne touche pas » (page 222). Les mutineries sont proches, et les mouvements collectifs qu’il décrit au théâtre aux armées du camp de Bois l’Evêque, près de Toul, où la Marseillaise est sifflée en présence des officiers supérieurs, ne sont pas équivoques (page 230). Dans ce camp, il précise que la mutinerie du 17 juin 1917 est partie d’un non-paiement du prêt par les officiers de peur s’enivrement des hommes (page 231). Il n’y prend pas part et précise que « tout cela est noté sans commentaire » (page 231) mais il constate les cas, y compris des trains aux portes arrachées par les permissionnaires (page 235).

A Hoéville, le 22 février il relate l’affaire de l’évasion et de la re-capture au front d’un prisonnier de guerre allemand en bleu horizon (page 212). Devant un « essai de vaccin », il suppute le poilu cobaye médical (page 217). Il peste contre les Américains et les Anglais, plus au café qu’au front (pages 244 et 257), évoque les effets physiologiques de l’ypérite (page 262) ou l’omniprésence du gaz à Esnes, qui gâte jusqu’aux vivres (page 269). Enfin sa vision de la cote 304 et du Mort-Homme en mars 1918 est impressionnante (page 269).

Il en ressort un ouvrage formidablement intéressant sur le plan du contenu mais souffrant d’une présentation médiocre, à l’instar de la reproduction iconographique, qui font leur cette observation d’Egger, historien de la littérature : « … car des milliers d’écrits nouveaux qui se publient chaque année, il n’y a jamais qu’un petit nombre d’œuvres qui méritent d’être distinguées par leur valeur scientifique ou littéraire, et celles-là ne trouvent pas toujours des éditeurs dignes d’elles » (in Egger, Emile, Histoire du livres depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, Hetzel, ca. 1880, page 236).

Yann Prouillet, CRID14-18, décembre 2011

Share