Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Martin, Jean (1886-1951)

Livret de guerre. Période du 5 août 1914 au 14 avril 1915. Texte original transcrit par Philippe Martin. La Seyne-sur-Mer, chez l’auteur, 2005, 126 p.

Résumé de l’ouvrage :
La guerre cueille Jean Martin, 28 ans, à Toulon le 2 août 1914. Il rentre de tout juste de Montevideo, en Uruguay, où il demeurait depuis l’âge de 13 ans. S’empressant de consulter la feuille de mobilisation de son livret militaire, il doit rejoindre le 359e R.I. à Briançon. Il touche son uniforme le 5 août puis reste dans la région jusqu’au 18 septembre. Le lendemain, le train le débarque à Bruyères, dans les Vosges, au lendemain de la bataille des frontières, alors que le front vient de se fixer à peu de distance de Badonviller et de Baccarat. C’est ainsi seulement le 6 octobre qu’il dit : « C’est la première fois que nous voyons le feu mais sans voir l’ennemi, ce qui est malheureux » (p. 28). Il va y passer plusieurs mois, en réserve derrière la Meurthe, approchant par patrouille le front au nord de La Chapelotte. Après un cours passage dans la région de Saint-Mihiel, à la mi-décembre, le régiment est envoyé en Alsace, dans le secteur de Thann, entre Mollau et Aspach. Il y reste jusqu’au 23 mars 1915, déplacé à Gérardmer et dans le secteur du col de la Schlucht où, se sentant fatigué, il entre à l’infirmerie de la caserne Kléber le 9 avril suivant. Son récit s’arrête sans explication de sa part le 14 avril suivant, achevant sa guerre passée toute entière en Lorraine et en Alsace.

Eléments biographiques :
Philippe Martin, fils de l’auteur, dit à la fin de ce petit ouvrage : « Pourquoi mon père a-t-il cessé d’écrire son livret le mercredi 14 avril 1915, alors qu’il est revenu dans sa famille en 1918 ? » (page 122). L’introduction à ce récit est teintée de flou tant sur la démarche d’écriture du témoin que sur le matériau à l’origine de la publication. En effet, le présentateur dit après quelques lignes datées uniquement du 2 au 4 août 1914 : « Là s’arrête le récit de ces trois premières journées, relatées par mon père, dans ses mémoires de guerre, qu’il avait commencé d’écrire à ma demande en 1954. Hélas, emporté par une maladie grave, en 1961, il s’arrêta de l’écrire à la page 51. Ce cahier où sont notés tous les détails et anecdotes complémentaires de son livret original écrit au front, en 1914. Par devoir de mémoire, je me devais d’éditer ce livret qu’il avait surement écrit pour sa famille, ses enfants et petits enfants (sic). Cette transcription que vous allez découvrir, en est la copie exacte, où était notée sur les feuillets uniquement le strict résumé de chaque journée ». En janvier 1915, il adresse même une phrase énigmatique aux lecteurs en relatant l’épisode de trois fusillés vus à Thann : il dit à cette occasion : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités ». Jean Martin est né en 1886 et son fils ne donne que quelques renseignements étiques qui ne renseignent pas sur le scripteur. On sait juste par deux photographies qu’il a passé de l’âge de 13 ans à celui de 28 ans à Montevideo, en ayant toutefois fait son service militaire à Romans en 1908. Son parcours de guerre, du 2 août 1914 au 14 avril 1915, permet toutefois de le suivre précisément car il n’omet d’indiquer pas les lieux où il se trouve. Deux autres photographies le montrent infirmier à l’hôpital Desgenettes de Lyon en novembre 1917 et infirmier à Sommervieu, près de Bayeux, en août 1918, et son fils qui nous indique que « son état de santé s’aggravant, fin 1916, il a été replié dans les hôpitaux comme infirmier », précisant qu’il n’avait plus qu’un seul poumon en 1942.

Commentaires sur l’ouvrage :
Ce livret publié à compte d’auteur « par devoir de mémoire » par le fils du poilu reprend un parcours sobrement relaté, à la limite du style télégraphique. Aussi, il est difficile de discerner la partie souvenirs, censément écrite entre 1954 et 1961, et le carnet de guerre dont cet opuscule a toute l’apparence, l’auteur ayant bien daté et localisé chaque jour de son parcours de guerre, décrit sobrement de manière courte. On le suit ainsi dans le dressage du soldat de Briançon à La Valbonne avant son arrivée au front en Lorraine puis en Alsace. Dès lors on peut suivre ses affectations topographiques, son emploi journalier et recueillir quelques impressions intéressantes d’un soldat de 28 ans dans le 359e RI alpin. On ne sait toutefois si l’ouvrage, truffé de fautes et de coquilles typographiques, témoigne par ce caractère de l’écriture du soldat ou de l’amateurisme carentiel de l’édition.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période :
Toulon (2 août 1914 – p. 2), Briançon (4 août – 14 septembre – p. 2 à 5), La Valbonne (14-18 septembre – p. 5 à 8), Bruyères (19 septembre – p. 10), Ménarmont – Fontenoy-la-Joute (20 septembre – 17 octobre – p. 10 à 33), Herbéviller – Saint-Martin – Ogéviller (18-22 octobre – p. 33-37), Fontenoy-la-Joute (23-24 octobre – p. 37), Domptail (25-26 octobre – p. 37-38), Azerailles (26 octobre – p. 38), Brouville (27-28 octobre – p. 38-39), Domptail (29 octobre – 8 novembre – p. 39-43), Bertrichamps (10 novembre – p. 43), Saint-Maurice-aux-Forges (11-12 novembre – p. 44), Fenneviller (13 novembre – p. 45), Badonviller, secteur est Cirey-sur-Vezouze – Val-et-Chatillon) (14-17 novembre – p. 46 à 50), Fenneviller (17-24 novembre – p. 50 à 52), Village Nègre (24 novembre – p. 52), Lachapelle (26 novembre – 2 décembre – p. 53 à 55), Bertrichamps (3-5 décembre – p. 55), Baccarat (6-10 décembre – p. 56-57), Einvaux, Sanzey, Ménil-la-Tour (11-17 décembre – p. 58-60), Mollau (17-18 décembre – p. 60-61), Thann (20 décembre 1914 – 23 mars 1915 – p. 62 à 110), Gérardmer, secteur du Col de la Schlucht (23 mars – 14 avril – p. 110 à 120).

Page 2 : A la déclaration de guerre, il « fait le tour de plusieurs bistrots » et « prend une cuite carabinée »
2 : Non mixité sociale : « Cuisine par escouade, quelques rupins mangent à part, ils ne se mélangent pas avec le menu fretin. Mais çà ne durera pas longtemps, ils sont si peu débrouillards qu’ils feront bientôt cause commune »
6 : Problème des femmes au camp de la Valbonne : « Une affluence énorme de lyonnais et surtout de lyonnaises encombrent le camp. Le Général voit la nécessité de le faire évacuer mais c’est en vain, d’ailleurs avec les femmes, rien à faire, elles deviendraient plutôt féroces » !
10 : Jeanménil pillé par les Coloniaux
13 : « Les forêts [dans le secteur du massif de La Chipotte] sont survolées par des milliers de corbeaux qui avec leurs cris rendent les endroits encore plus lugubres »
14 : Dubail qualifie son régiment de pompiers devant ses uniformes incomplets (vap 40 pour leur complètement)
16 : Cristallerie de Baccarat intacte malgré l’occupation : « La fameuse cristallerie est intacte, c’est que le gérant a donné cent mille frs aux All. pour que rien ne soit saccagé » (vap 43)
22 : Nettoyage des champs
24 : Régiment « frais » car il n’a pas vu le feu. Diarrhée généralisée
25 : « Nous touchons ¼ de litre de vin, on le déguste comme une liqueur ». (…) « Le lait vaut 6 sous le litre, le vin 1 sou. On fume le gros, on le touche assez régulièrement, mais où sont les Marilan[d] (sic) »
29 : Un homme qui perd une mitrailleuse est menacé d’être fusillé, heureusement la machine est retrouvée par deux adolescents
35 : Faits des matefaims
39 : Reconnaissance « à travers bois on ne sait pas ce qui vous attend, aussi le cœur bât un peu plus fort que d’habitude »
40 : 1er novembre : « A 8 heures présentation des vêtements de laine, tels que tricots, flanelles, caleçons, etc… Il parraît (sic) que ça nous sera remboursé, en tous cas on les estime 3 moins que leur valeur réelle. »
41 : Exercice simulacre de l’attaque d’un village
43 : Cris de chouette comme signes de ralliements allemands
44 : Soldat tué par un tir ami
45 : Poésie placée dans un képi de chasseur à pied sur une tombe
47 : Vivre et laisser vivre : « A l’orée du bois nous voyons trois Allemands en pères peinards qui traversent le pré, distance 100 m. je me mets à genoux prêt à tirer, mon caporal m’arrête »
48 : Pris sous un échange impressionnant de balles
49 : Reddition de soldats allemands gueulant à tue-tête les bras hauts pour se rendre
60 : Propreté des villages alsaciens
61 : Sœurs francisant les enfants des écoles alsaciennes
: Il prend un train allemand utilisé comme navette à Mollau
62 : Crainte de l’espionnage en Alsace (vap 90, 94 et 97 où « un coup de fusil est tiré sur un chien car ils ne doivent pas passer, pouvant faire le service d’espion pour les allemands »)
63 : Embrasse une alsacienne sur la bouche : « … elle n’a pas l’air offusquée, c’est bon une bise même de soldat Français. Les allemands n’embrassent pas sur la bouche »
64 : Vue de gamins alsaciens « pittoresques »
67 : Pied de tranchée, « Une trentaine par Cie. vont à la visite pour les pieds »
68 : Revue de propreté
: « Nous incendions deux villages, c’est le seul moyen de faire sortir l’ennemi »
69 : Le passage d’obus au-dessus de sa tête lui donne « le trac » !
71 : Repas de réveillon du 1er janvier 1915 : « Soupe annilloise [sic] par les soins du Ministère de la Guerre, haricots, lard, pommes, noix et une bouteille de mousseux pour 4, cigare »
74 : Reçoit des cadeaux de la population : « Nous recevons quelques friandises et objets divers : cadeaux de quelques bonnes gens ; pour ma part je gagne une ampoule d’iode et une cigarette »
76 : Voit trois fusillés à Thann et précise : « Pauvres diables, à l’heure où vous lirez ces lignes, ils seront sans doute réhabilités » (vap 111 trois autres fusillés à Wersserling)
77 : Rembourre son pantalon de foin pour lutter contre l’humidité
79 : Nettoyage des armes à l’huile d’olive, touchée à l’origine pour « graisser les pieds »
80 : Contact, fraternisation, trêve des morts, mais seulement réservée aux brancardiers et non pour en profiter « pour faire nos besoins » !
86 : Dit que « la guerre sera très longue »
93 : Touche la nouvelle tenue Bleu horizon qu’il trouve « plus salissantes »
95 : Ecoute un phonographe Pathé : « un peu de musique m’éloigne pour 2h. du théâtre de la guerre »
96 : Enfants alsaciens ramassant des morceaux d’obus pour le cuivre
: Assiste à un combat aérien singulier, tels des chevaliers, aviateurs courageux
98 : Industriel filateur qui perd des millions de marchandise de toiles (cf. Mathey)
107 : 15 mars 1915, il voit ses premières cigognes, signe de beau temps
109 : Corps ramené par des infirmiers grâce à un drapeau blanc

Yann Prouillet, septembre 2024

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Jaminet, Pierre (1887-1945)

Thierry Ehret et Eric Mansuy. Un artilleur en Haute-Alsace. Souvenirs photographiques de Pierre Jaminet. 1914, 1916. Altkirch, Société d’Histoire du Sundgau, 2003, 322 p.

Résumé de l’ouvrage :

Pierre Jaminet est lieutenant au 5e RAC de la 57e division de réserve qui dépend de la Place de Belfort. Il est également photographe et exerce son art de 1914 à 1916 dans le Sundgau, au sud de l’Alsace. Il livre ainsi des centaines de clichés dont près de 300 sont reportés dans cet album photographique qui permet aux auteurs de présenter une histoire du Sundgau dans la Grande Guerre.

Eléments biographiques :

Pierre, François, Benjamin Jaminet est né le 17 février 1887 à Luxembourg de Pierre, couturier et de Marie Charlotte Claude, sans profession, d’origine lorraine. Après avoir effectué ses études à Luxembourg-ville, il opte pour la nationalité française en 1904 puis rejoint la classe préparatoire de mathématique aux « écoles spécialisées » au lycée national de Nancy, devenu en 1913 le lycée Henri-Poincaré. Il intègre l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures en octobre 1907 et sort diplômé en 1910. Ayant contracté un engagement volontaire dès 1907, et après une période de mise en disponibilité pour ses études, il est affecté successivement au 40e RA, au 61e RA (1er mars 1910), puis au 46e RA, (21 mars 1910). Le 3 octobre de la même année, il est appelé au 61e RA de Verdun pour y accomplir finalement sa première année de service militaire comme 2ème classe. Promu brigadier le 5 novembre 1911, il est nommé sous-lieutenant de réservé et affecté au 25e RA le 1er octobre 1911. Il est libéré de ses obligations militaires le 1er octobre 1912 mais est affecté au 5e RAC de Besançon le 26 avril 1914 et c’est dans les rangs de cette unité qu’il est mobilisé le 2 août, sous le commandement du colonel Nivelle. Le 5e RAC constitue alors l’artillerie de corps du 7e CA Deux groupes sont affectés, avec un groupe du 47e RAC constituent l’artillerie de la 57e DR, dépendant de la Place de Belfort, qui a pour mission de protéger la ville. La guerre déclenchée, Jaminet se trouve toutefois encore à Besançon et ce n’est que le 9 août qu’il y prend part de manière opérationnelle. Les présentateurs nous renseignent sur le poilu-artilleur-photographe : « Passionné de technique, il n’a cessé d’accumuler entre 1914 et 1918 des prises de vues de cette guerre mondiale, près de 1 200, total digne d’un professionnel de l’image. Par sa fonction, il pouvait voir plus d’un emplacement de batterie et plus qu’une portion restreinte de tranchée. Grâce à son matériel de format réduit il pouvait prendre des vues où bon lui semblait. Le développement différé de ses négatifs et l’absence de tirages papier lui permettaient d’échapper à la censure. Il semble que ses albums photos ont été constitués après la guerre, les vues légendées sont pour l’essentiel écrites par son épouse Anne-Marie Jaminet » (page 66). Féru de photographie, il exerçait son art dans différentes techniques : intérieur, extérieur, noir et blanc et autochromes. Ses prédilections se portent sur la guerre technologique mais il fait volontiers œuvre journalistique quand l’occasion se présente (cf. l’incendie de la moto d’un coreligionnaire à Traubach-le-Haut en 1915 p. 72 et 73) et anthropologique également. D’autres opérateurs sont également contenus dans ces albums. Pierre Jaminet était affecté à l’état-major de l’artillerie divisionnaire de la 57e DI dès le 11 septembre 1914, et donc témoin privilégié puisqu’il pouvait voyager vite et loin avec une certaine liberté, circulant avec une motocyclette (on le voit d’ailleurs la chevauchant sur la couverture de l’ouvrage). Il parcourait ainsi la « ligne de défense avancée » de la place de Belfort, incorporée le 8 décembre 1914 au Détachement d’Armée des Vosges du général Gabriel Putz. Le 17 octobre 1915, il embarque pour Salonique, où il continue d’exercer son art. Un ouvrage lui a d’ailleurs été consacré sur cette période in « Un Belfortain en Orient. Pierre Jaminet : photographies et carnets de campagne (1914-1919) » (calameo.com). Revenu en France, il est réaffecté au 204e RAC le 1er avril 1917 puis à l’Ecole d’Application de l’Artillerie de Fontainebleau le 8 août suivant. Le 20 octobre, il épouse Anne-Marie Grisez à Lachapelle-sous-Rougemont (Territoire de Belfort). Promu capitaine le 20 avril 1918, il est affecté au Centre d’Organisation de l’Artillerie de Troyes le 10 juin avant d’être à nouveau muté au 32e RAC le 28 août suivant. L’Armistice signé le trouve à l’Etat-major du Maréchal Foch, commandant en chef les armées alliées dans le service de l’administration des pays rhénans le 30 décembre 1918. Il est finalement mis en congé illimité de démobilisation le 3 juin 1919. Il est chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur le 16 juin 1920. Après-guerre, il devient codirecteur de la brasserie de Lachapelle-sous-Rougemont et tente sans succès une carrière politique. Remobilisé en septembre 1939 comme commandant dans le 247e RA, il a un rôle actif dans la campagne de France et y est à nouveau cité. Il entre en Résistance dans son village, est finalement arrêté le 28 janvier 1944 et il décède le 28 février 1945 des suites de maladies et des violences subies depuis son arrestation.

Commentaires sur l’ouvrage :

Devant la richesse du fonds Jaminet, les présentateurs ont découpé l’ouvrage en deux grands chapitres thématiques :

Ce fort volume très abondamment illustré de 289 photos (avec 9 autochromes, dont 1 autoportrait) et 5 cartes d’état-major en couleurs, sous-titré « souvenirs photographiques », se révèle finalement être plus une histoire de la Grande Guerre dans le Sundgau qu’un véritable témoignage rapportant d’abord les souvenirs de son auteur, Pierre Jaminet. L’ouvrage est basé sur des écrits de Jaminet mais il renseigne mal sur la tenue d’un carnet, son volume et les dates de ses éventuels écrits qui de fait sont noyés dans le fourmillement de cet ouvrage qui dépasse son seul témoignage. L’ouvrage se révèle donc mixte, basé sur diverses sources (par exemple Aimé Berthod), tirées d’autres ouvrages eux-mêmes publiés (par exemple Richard Andrieu). Cette synthèse illustrée recèle donc une infinité de données utiles à la compréhension du conflit en Alsace et dans le Sundgau, le tout illustré mais qui rejettent Jaminet en filigrane de sa propre œuvre. Dès lors, le livre peut être classé dans la bibliographie comme témoin photographe. L’auteur est bien présenté et replacé dans son contexte mais la matérialité testimoniale reste à défricher de la masse totale.

– Les hommes et leur armement : territoriaux, cavaliers, artillerie, etc.

– Les hommes et les lieux : village d’Alsace, hommes politiques et chefs, rescapés et survivants.

Ce en ajoutant d’opportunes annexes : abréviations, chronologie sundgauvienne, unités présentes en secteur en 1914 et 1915 et index (patronymiques et toponymiques). L’ouvrage est ainsi particulièrement riche, bien construit et présenté, dépassant très largement le seul caractère de souvenirs photographiques de portée testimoniale.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 14 : Bruit des marmites, douche d’acier

33 : Réalité composite d’une tranchée

56 : Cafard soigné à l’opium et à l’aspirine

60 : Tennis

75 : Sur le non tir d’artillerie (shrapnells) sur les Alsaciens

81 : Sur la tranchée et son institution

240 : 420

Yann Prouillet, août 2024

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Prévot, Jean 1890 – 1960

Soissonnais 14 – 18, Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel (éd.), Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien. (De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918), Paris, Éditions des Équateurs, 2007, 317 pages.

1. Le témoin

Jean Prévot est né à Montauban en 1890. Bachelier en 1908, la guerre le trouve à Bordeaux alors qu’il n’a pas encore terminé ses études de pharmacie. Incorporé au 108e RI de Bergerac, et passé dans une section d’infirmiers non endivisionnée en janvier 1915, il est transféré en avril 1915 à l’ambulance 4 de la 37ème DI, division composée de régiments de tirailleurs et de zouaves. Il est au front ou dans la zone des étapes d’avril 1915 à septembre 1918. Revenu à la vie civile, il exerce les fonctions de pharmacien à Toulouse, Carcassonne et Lautrec. Il décède à Orléans en 1960.

2. Le témoignage

Les Carnets d’un ambulancier et pharmacien (« De la bataille de Quennevières aux combats du Soissonnais 1915 – 1918») ont été publiés en 2007 par Germaine Servettaz, Claude Lavedrine et Hervé Vatel, en association avec l’association « Soissonnais 14 – 18 » aux éditions des Équateurs (317 pages). C’est à Orléans, dans la maison où est décédé Jean Prévot (ne pas confondre avec Jean Prévost, écrivain et journaliste mort en 1944 au Maquis), « qu’en 1970 son petit-fils Marc retrouvera intacts dans une malle entreposée dans le grenier les carnets écrits par son grand-père. » (p. 11). L’introduction de G. Servettaz montre l’importance de la transmission mémorielle, avec un voyage fait par les transcripteurs de l’ouvrage sur les lieux évoqués par l’auteur, et notamment la ferme-ambulance 4/37. À noter une ambiguïté p. 11 « il est nommé 1re classe de réserve le 9 juillet 1919 », c’est bien-sûr aide-major (pharmacien) de 1ère classe, c’est-à-dire l’équivalent du grade de lieutenant.

3. Analyse

Février 1915 –  mars 1916 – infirmier à l’ambulance

Il s’agit de la partie la plus intéressante des carnets, car c’est là que J. Prévôt est le plus disert quand il évoque avec précision ses fonctions d’infirmier dans une ambulance (hôpital de campagne). Jeune étudiant, il n’a pas été reconnu pharmacien dans cette spécialité car son cursus est incomplet, mais cet état lui permet d’échapper à son régiment en janvier 1915 (passage à la 12e section d’infirmier) puis d’intégrer l’ambulance 4/37. Il mentionne ses tentatives infructueuses pour se faire reconnaître comme pharmacien [avec autorisation de citation] (p. 29) « non, des pharmaciens, on en a, à ne savoir qu’en faire ! ». Pour lui cette affectation non enrégimentées est tout de même appréciable, en témoigne cette menace affichée à la 12e section d’infirmiers (avril 1915) : « Tout absent à deux appels : versé dans l’infanterie. » Les carnets décrivent le quotidien des gardes d’infirmier, dans une ambulance proche des lignes ; elle reçoit en 1915 des blessés du secteur de Quennevières (Offémont, Oise). La force de ces mentions, qui rappellent le Georges Duhamel de 1917, est faite d’un mélange de description des blessés, d’évocation de leurs souffrances, avec un ton détaché et neutre, sans empathie particulière, une sorte de froideur clinique qui renforce la dureté de la perception. Ainsi par exemple en avril 1915 (p.53) : « La salle 5 (12 lits) est à moitié pleine de types plus ou moins amochés. (…) On a amené trois Boches blessés. En voici un des plus amochés, pieds broyés, les fesses emportés par les obus. Il n’y a pas moyen de le prendre et après un pansement on le laisse sur son brancard et on le met tel quel sur le lit. La plupart sont blessés à la tête. On ne voit point de figure. On n’entend que des corps qui gémissent et se plaignent des cris du blessé : à boire. Le premier en entrant à droite est déjà mort, les traits calmes comme s’il dormait encore. Au fond un zouave râle, il a une fracture du crâne et ne va pas tarder lui non plus à entrer dans le grand sommeil. » L’auteur est souvent acerbe à propos des talents médicaux des majors, sans qu’il soit possible de savoir si c’est vraiment justifié (p. 58) « Le type à la fracture du crâne qui était dans la tente de la cour et qui râlait depuis hier est mort sur la table d’opération. Jocaveille en sortant de la salle était tout souriant. Ce matin Deveze a amputé le zouave d’hier soir arrivé avec l’hémorragie du bras, il va parfois un peu vite en besogne. » L’auteur évoque p. 73 « un sidi gratifié d’une balle dans la tête, on ne l’a guère regardé. Tout n’est certes pas pour le mieux, et que dire ? » Rien ne permet ici de dire que les blessés sont moins bien soignés parce qu’ils sont indigènes, il s’agit plutôt d’un doute sur les compétences professionnelles de certains majors, dont certains s’improvisent chirurgiens. L’auteur mentionne souvent le fait que lorsque c’est son tour de repos, il ne peut dormir et récupérer à cause des cris persistants des blessés. Ainsi p. 73 « On apporte un tirailleur gravement atteint d’un éclat dans le dos. Le major dit que l’on pourra lui donner à boire ce qu’il voudra, ce qui est sa condamnation sans plus de phrase. Il se voit perdu; d’ailleurs en arrivant dans la salle il se met à hurler et ne cesse guère ce qui m’ôte toute envie de dormir. (…) Bordes vient lui faire une injection de morphine, cela le calme un peu mais point complètement cependant. Quand à minuit Béneyssie vient me réveiller, je n’ai pas encore pu fermer l’œil. » Ces carnets restituent bien la lourde ambiance régnant à l’ambulance lorsque le front est actif, et que des blessés, souvent gravement atteints, sont amenés avant transfert, opération sur place, ou pour attendre le décès si on estime le cas sans espoir.

L’auteur signale plus loin la lecture d’un ordre général (27 avril 1915, p. 66) qui mentionne la citation octroyée à une autre ambulance, puis la liste de soldats qui ont été fusillés, la plupart pour abandon de poste, « quelques-uns pour mutilation volontaire, des tirailleurs surtout. »

J. Prévôt évoque ensuite la bataille de Quennevières (Moulin-sous-Touvent, juin 1915) telle qu’elle est perçue par une ambulance proche du front ; il mentionne les récits et bruits rapportés de la première ligne, par exemple le 1er juin, des affiches allemandes demandent si l’attaque « est pour aujourd’hui ? » (p. 95), ou des ordres de ne pas faire de prisonniers (p. 103), mention relativisée par la mention récurrente d’arrivées de prisonniers allemands. L’activité est éreintante, avec un bombardement qui n’épargne pas les abords de l’ambulance, des blessés nombreux, et des prisonniers allemands souvent blessés eux-aussi. A la fin de la bataille (recul français 15 et 16 juin 1915) il mentionne (p. 117) « Le nombre de blessés entrés est de 357 pour les trois derniers jours dont 195 pour aujourd’hui. »

L’évocation de l’offensive de Champagne (octobre 1915) est beaucoup moins précise, l’auteur est plus à l’arrière, et c’est davantage un témoignage d’ambiance, nous « aurions » attaqué, il y « aurait » déjà deux régiments boches de prisonniers, etc…

Mars 1916 – septembre 1916 – pharmacien auxiliaire – La Somme.

J. Prévot est nommé pharmacien auxiliaire, tout en restant simple soldat, il dépend alors du groupe de brancardiers de corps de la VIIIe Armée. À l’arrière du front, il s’occupe des médicaments, du chlore pour les exercices de gaz, et travaille aussi au laboratoire bactériologique. Sa localisation à Bar-le-Duc ne lui permet de décrire la bataille de Verdun que par ouï-dire. Il n’en est pas de même lorsqu’il arrive dans la bataille de la Somme (août 1916) : dans le secteur de Bouchavesnes, il fait sous le bombardement des liaisons avec les postes de santé avancés. Les progressions sont dangereuses et harassantes, il apporte des fournitures, des médicaments mais aussi du chlore pour des inhumations de fortune à faire sous le bombardement :

3 août 1916 (p. 229) « A 19 heures 30 ordre pour aller à Tatoï. Je pars avec 32 G.B.D., un pharmacien auxiliaire et du chlore. Arrivé au poste du 363e, le médecin-chef me remercie, il ne veut pas faire tuer des vivants pour enterrer des morts. »

19 août (p. 234) « Les Boches nous envoient pas mal de balles (…) Sur 100 mètres nous inhumons 51 cadavres, presque tous des Boches qui ont été tués et ensevelis par le tir des torpilles. »

20 août 1916 « Nous sommes de retour à Vaux, sans casse heureusement. Odeur épouvantable, cadavres vieux de 15 jours. Plusieurs rendent leur repas ! »

Octobre 1917 – juillet 1918 – pharmacien de régiment

Les carnets sont interrompus de septembre 1916 à octobre 1917, et on sait par sa F.M. que l’auteur a été promu pharmacien aide-major de 2e classe (sous-lieutenant) au 8e zouave (Division Marocaine). Les mentions deviennent plus rapides, indiquant déplacements, relations de blessures de connaissances, attaques aériennes, résultats de pêche, statistiques de pertes, etc…

L’engagement du 8e zouave pour tenter d’endiguer les offensives allemandes du printemps 1918, ranime la tension dans les notations.  Son unité vient au secours des Anglais fin avril, dans le secteur de Villers-Bretonneux. (26 avril, p. 277) « À 4 heures, reçois l’ordre de rejoindre le poste de santé à Bois-Labbé. Très violente canonnade vers 5 heures. Pas mal de blessés par mitrailleuse. Nous sommes complètement assourdis par batterie anglaise voisine. Pas mal d’officiers touchés, Cadiot, Minard, Binder. Courtois arrive dans l’après-midi le cou traversé par une balle. Les tirailleurs auraient une grosse casse et ne tiennent pas le coup. Vu passer 2 tanks. L’un d’eux a déchargé deux blessés à la tête par balle ayant traversé les parois. »

L’auteur évoque ensuite les durs combats de la fin mai 1918, pour stopper l’avancée allemande du Chemin des Dames. Il participe aux combats de juillet 1918, mais les carnets s’arrêtent définitivement le 22 de ce mois. On sait qu’il est évacué gazé en septembre, mais pas s’il retourne en ligne avant l’Armistice : il sera plus tard pensionné (gazé) à 30%.

La partie la plus évocatrice de cet intéressant témoignage est donc celle qui concerne en 1915 la vie et la mort à l’intérieur d’une ambulance proche des lignes du Soissonais.

Vincent Suard, mai 2024

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Guenot, Marcel (1893 – 1975)

« Le Sang de la Liberté » – Guillaume Moingeon, Peirre Guénot (éd.)

1. Le témoin

Né à Besançon, Marcel Guenot est déjà incorporé au 60 RI (classe 13) au moment de la mobilisation. Ce caporal entre en Alsace en août, puis est rapidement embarqué pour la Picardie (combat de Proyart). Il participe à la bataille de la Marne (Bouillancy) et est blessé le 8 septembre (sa F.M. indique le 18.09.14). Revenu au dépôt, où il passe l’année 1915, il revient en ligne en 1916 comme sergent au 44 RI. Il passe l’hiver à la Main de Massige, puis participe à l’attaque le 16 avril. Passé ensuite par Verdun,  l’Alsace et la Flandre (avril 1918), où il est gazé sans séquelles graves, il est démobilisé en août 1919.

2. Le témoignage

Pierre Guenot a demandé à l’écrivain Guillaume Moingeon de retranscrire, d’adapter et de publier le récit de guerre de son père Marcel Guenot. Ce livre a paru en 2005 aux éditions Cheminements sous le titre Le sang de la Liberté (323 pages). J’étais perplexe sur la valeur de témoignage de ce livre adapté et réécrit, mais Guillaume Moingeon, contacté, m’a expliqué les principes qui avaient guidé sa rédaction (mai 2023), et aussi avec gentillesse m’a communiqué le document d’origine (manuscrit dactylographié). La comparaison des deux versions montre que le livre édité n’a modifié que certains détails (temps des verbes par exemple, choix du titre) pour permettre une lecture plus aisée, et qu’il ne trahit pas la version de départ : c’est le témoignage très vivant d’un poilu bisontin qui a fait toute la guerre. G. Moingeon m’a précisé aussi que Marcel Guenot avait pendant le conflit un gros carnet à reliure de cuir sur lequel il notait les faits à chaud, ou peu après. C’est ce carnet qui a été saisi au format Word, et donc ce témoignage est assimilable à un journal de guerre, non modifié par la suite. Quelques d’indices font toutefois penser à une reprise partielle ultérieure, les Allemands, par exemple, étant appelés une fois doryphores (p. 244).

3. Analyse

Récit formulé à hauteur d’homme, le Sang de la Liberté voit se succéder des récits de combat, de cantonnement, et de nombreuses anecdotes : ce sont ses « histoires de guerre » que nous raconte ici Marcel Guénot. Le récit de l’engagement d’août 14 en Alsace est précis, puis le passage sur la retraite avant la Marne est très vivant : de garde dans un petit poste en Picardie au tout début septembre, sa compagnie décroche sans le prévenir ; c’est alors une aventure de trois jours avec trois autres « lascars » pour essayer de retrouver leur unité, avec le passage de l’Oise sur les restes d’un pont détruit, abus de Dubonnet et altercation violente avec un capitaine (p. 61, avec autorisation de citation) :

– « Je fais un rapport et vous aurez de mes nouvelles ! »

Je lui rétorque, la fatigue et le Dubonnet m’obligeant :

– « Je vous emmerde. »

Les quatre hommes finissent par retrouver leur unité à Écouen. Le combat d’infanterie de Bouillancy est ensuite restitué, avec les mouvements collectifs d’avancée, de contact, de recul, de pause, puis à nouveau de reprise de contact, et ce plusieurs fois dans la journée, le tout avec peu d’artillerie française. Ainsi en fin d’après-midi le 7 (p. 68) « Un nouvel engagement a lieu, le contact est repris, le combat recommence, furieux. Le soleil va se coucher. De nouveau, l’ordre est rompu. Comme à l’exercice, chacun fait corps, dans la mesure du possible, avec son voisin de combat. Les blessés sont encore nombreux, les morts sont moins visibles. De tous côtés, on entend des commandements :

– En avant, tenez bon les enfants, ne lâchez pas, des renforts vont arriver !

Blessé le 8, il est évacué et soigné en Normandie. Après une longue convalescence, il revient au dépôt du 60 RI à Besançon. Nommé caporal d’ordinaire, il explique comment il se crée une réserve de vin de 250 litres pour parer aux imprévus, en mettant son pouce dans le quart à chaque distribution. Il se réjouit de devenir instructeur de la classe 16, car cela lui évite de devoir rejoindre le Labyrinthe en Artois. En manœuvre au camp du Valdahon, il fait une description pittoresque des cafés du village (p. 99) ; il y a chez «la Grande Nana » ou chez un autre « où trois sœurs servent en salle. Elles sont fortes, bien rondelettes, et, lorsqu’elles marchent, elles actionnent leur derrière proéminent. Cet établissement n’a de nom que le mot café. Les poilus lui en ont trouvé un : pour le désigner, on dit « aux six fesses ». Le vin a une grande importance pour eux, l’auteur signalant à la fin de 1916 (Main de Massige) que les hommes boivent en moyenne deux litres de vin par jour en plus de la ration réglementaire (p. 129) « En plus du ravitaillement officiel, chaque soir, à la tombée de la nuit, un homme dévoué part en corvée de vin.  Sanglé d’une vingtaine de bidons de deux litres, (…) le pauvre gars se tape 14 km à l’aller et naturellement autant au retour [il revient souvent par le Decauvile]. (…) Du dévouement, il en a, mais, pendant son absence en ligne, il a la vie sauvée, d’autant plus que nous l’exemptons de tout service de jour. » 

L’auteur évoque ensuite un curieux épisode en ligne à Massige (Hiver 1916, p. 136), celui des cagnas (abris dans la tranchée) qui sont condamnées par des planches : il est alors impossible de s’abriter ; de plus sur ces planches sont clouées des affiches qui disent : « Avant de demander un tir de barrage assurez-vous qu’il est indispensable. Voici ce que coûte un tir de barrage : un obus de 75 coûte 25 francs. Un obus de 120 coûte 75 francs. » Les poilus finissent par se révolter en arrachant les affiches et en détruisant les portes des cagnas, « il en résulte durant quelques temps une certaine grogne dans nos tranchées. »

Notre sergent essaie de faire obéir par les quelques apaches qu’il a dans sa section. Il décrit Mesnard, une brute alcoolique, qui a bu en une fois le bidon de deux litres de rhum destinés à vingt hommes ; le lieutenant lui demande d’attacher Mesnard pendant deux heures sur le parapet à un poteau proche des barbelés. M. Guénot note que le pieu aurait très bien pu devenir « piquet d’exécution si une rafale de mitrailleuse avait été distribuée et c’est ce que je craignais le plus pour moi. Cela reste envisageable pour lui, mais au moins il l’a cherché. »

Le narrateur fait ensuite un récit précis de l’attaque du 16 avril 1917, devant la ferme du Godat (p. 173) : «dans notre front d’attaque, la distance à franchir s’élève à environ cent cinquante mètres en certains points, le double en d’autres endroits. Nous devons au départ traverser une combe puis attaquer les premières lignes ennemies établies à flanc de coteau, donc monter avec tout notre chargement extraordinairement lourd. Une utopie ! Une pure folie plutôt.» Le colonel du 44e RI attaque en même temps que la troupe et la progression est réelle jusqu’au Bois en Potence, au point que le silence qui s’établit rassérène l’auteur et lui fait penser qu’effectivement, il atteindra Laon. Une contre-attaque le fait brusquement déchanter (p. 177) « Ah merde ! ils sont là ! » Les pertes se multiplient, les Français se battent sur la ligne conquise, mais le mouvement en avant a échoué, ils quittent « piteusement ces lieux de malheur » le 21 avril.

Il décrit ensuite (p. 192) l’exécution en arrière de Reims d’un jeune de la classe 1916, qui a fui lors de l’attaque du 16 avril. Tout le monde est convoqué pour une prise d’arme sans en connaître le motif. Après l’exécution, « les poilus rentrent de cette pénible scène sans livrer leur état d’âme, chacun conservant son jugement. C’était donc le motif de notre promenade ici…Beaucoup d’entre nous s’en seraient volontiers passé. » M. Guenot raconte ensuite qu’un dénommé Petit, de sa compagnie, porté disparu au soir du 16 avril, a été vu à la roulante. Son lieutenant le charge de lui ramener le déserteur. En revenant avec Petit, qui a accepté d’obtempérer, l’auteur pense que celui-ci n’a pas vu l’exécution du fuyard de la classe 16 : lui seul pourtant aurait eu besoin de ce spectacle (les autres ayant fait leur devoir), mais d’un autre côté, s’il avait vu l’exécution, il ne se serait pas laissé faire si facilement, « Petit est un couard et il veut échapper à son devoir. Mais je n’aimerais pas le voir face à un peloton d’exécution. Nous portons le même uniforme. Cette guerre est en plus dégueulasse que je ne pensais. » Arrivés au P.C., le lieutenant, avec son revolver, intime l’ordre à Petit de monter en première ligne ; celui-ci essaie de se saisir de l’arme, une échauffourée a lieu et le lieutenant l’abat de 5 balles. » M. Guenot, très secoué par la scène, termine son récit (p. 202) : « Jusqu’à la brigade, on félicite le lieutenant. Plus haut, il écope d’un blâme, on lui rappelle qu’il existe des conseils de guerre. »

Il évoque ensuite le secteur de la Cote au Poivre à Verdun en septembre 1917 (cote 344). C’est l’occasion d’évoquer de durs combats sur la rive droite, avec une attaque allemande brusquée repoussée par la tactique du « mur de grenades » (p. 256) : « Voilà les Boches, venez vite ! » « Vite, des grenades à main sont déposées tout au long de la tranchée, à hauteur d’homme. Nous n’avons qu’à les prendre, les percuter et les lancer. Sans distinction de leur catégorie, nous en saisissons une, la percutons, la lançons et passons à la suivante ; sans arrêt, nous percutons, nous lançons. Nous n’avons pas intérêt à mollir, ne disposant plus de fusées demandant le tir de barrage, puisqu’elles ont été épuisées la veille en vain (…) Les Allemands, comme les nôtres la veille, ont été stoppés net devant nos positions par notre mur de grenades. Paradoxe : ce bon résultat n’a été obtenu que parce que nous ne disposions d’aucun abri et que, de ce fait, tout le monde était instantanément au poste de combat dès les premières secondes, celles qui s’avèrent souvent décisives. » 

En avril 1918 M. Guenot et son unité embarquent vers la Flandre et viennent relever les Anglais au Mont Kemmel. Il y est gazé et doit être évacué sur l’hôpital de Guingamp. Après sa convalescence, il rallie son régiment et la poursuite des Allemands les ramène sur les lieux de l’offensive de Champagne (p. 318) « Nous savons tous que devant Maisons-en-Champagne, en 1915, nos camarades ont livré des assauts particulièrement sanglants. Il en reste une trace effroyable qui nous glace le sang : nous passons devant une fosse commune où reposent mille cinq cents soldats du 44 RI. (…) Vivement notre victoire et la fin de ce cauchemar collectif. Tout cela n’a que trop duré. » Le 11 novembre l’auteur et ses camarades se trouvent dans une position avancée, la ferme des Vaches, « isolés de tout et de tous », et l’annonce de la bonne nouvelle les laisse presque « amorphes »: (p. 321) « Que de fois nous étions-nous promis de fêter l’événement ! Mais c’est dans un lieu totalement isolé, puant le souffre et la mort, et dans des conditions atmosphériques médiocres, et d’absence de ravitaillement surtout, que la formidable nouvelle nous parvient. C’est tout juste si nous disposons d’un peu d’eau potable pour lever notre verre ! Et encore devons-nous la chercher à un point d’eau éloigné. » Il n’empêche que Marcel Guenot conclut ses mémoires de guerre par cette ligne (p. 322) « Béni soit ce 11 novembre 1918 et que plus rien de tel ne se produise jamais. »

Vincent Suard, février 2024

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Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Paret, Lucien (1884 – 1914)

1. Les témoins

Lucien Paret (1884 – 1914), viticulteur, est né à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Il a épousé en 1913 Octavie Guigal (1889 – 1982), originaire de Limony (Ardèche). Étant de « premier jour » de mobilisation, il est immédiatement incorporé à Saint-Étienne au 358e RI. Rapidement transporté vers l’Est avec son unité, il est tué le 24 août au col de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin).

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2009 un ouvrage de Jacques Perreton : « Feuilles mortes», courriers de guerre de Lucien et Octavie Paret de Saint-Pierre-de-Bœuf, 123 pages. L’ouvrage a été rédigé par le petit-fils des protagonistes, en s’aidant des quelques sources accessibles. La majorité des courriers disponibles, une dizaine de lettres, est reproduite dans le volume, avec quelques documents officiels.

3. Analyse

L’apport de ce petit livre attachant est limité sur le plan du témoignage direct, car Lucien Paret est tué très tôt, et de ce fait, le nombre de lettres est très réduit. Il s’agit plutôt ici du témoignage d’un petit-fils, très attaché au souvenir de sa grand-mère, décédée à 93 ans en 1982, et en introduction, Louis Challet signale que l’auteur avait d’abord destiné ce travail à sa seule famille. Le propos est animé par la volonté de faire connaître les anciens aux petits-enfants, avec une évocation de la vie familiale et agricole dans le Pilat rhodanien : ici en effet, nous sommes dans une zone mixte, et Octavie est tisseuse en usine chez Baumann (fabrique de soieries). La seconde partie de l’ouvrage, basée sur le J.M.O. du 358e RI, décrit l’itinéraire militaire de Lucien, met en scène ses derniers jours et explique la façon dont Octavie a appris la mort de son mari.

Donc ici, surtout piété filiale et reconstitution historique, parfois légèrement romancée, mais on peut toutefois signaler trois éléments utiles.

D’abord l’ambiance, au départ des mobilisés.

Lucien, qui n’a pas voulu qu’Octavie l’accompagne à la gare de Saint-Pierre-de-Bœuf, reste assez longtemps dans le train, qui part beaucoup plus tard que prévu, et il écrit le lendemain (p. 68) : « je suis avec des copains de l’actif ; on ne s’ennuie pas, ce qui a été plus pénible c’est au train à Bœuf car tout le monde pleurait. Tu dois savoir que nous sommes partis à huit heures et demi mais je n’ai pas voulu aller à la maison car ça m’aurait fait de la peine. »

Puis l’annonce de la disparition, avec la manière progressive d’annoncer la mauvaise nouvelle.

Il existe deux lettres d’Adrien Dervieux, une connaissance de Saint-Pierre, sergent au 102e RIT, et qui était « avec les voitures » quand les compagnies éprouvées du 358e RI redescendent du col alsacien le 24 août. Il écrit le 24 septembre qu’un homme de la compagnie de Lucien lui avait signalé qu’il faisait partie d’un groupe qui n’était pas rentré : «Tous sont portés comme disparus. En conséquence, je ne voudrais pas vous donner un espoir qui par la suite pourra être déçu, mais il est fort probable qu’ils sont prisonniers. L’hypothèse de sa mort est certainement la dernière à laquelle l’on puisse s’arrêter. » Dans une deuxième lettre tardive (avril 1915), A. Dervieux, qui sait par ailleurs qu’Octavie a appris la mort de son mari, est plus précis. Il raconte qu’en septembre il a dit tout ce qu’il savait, mais qu’entre-temps il a été affecté à la « Cie où il [Lucien] était », ce qui est très curieux (sa F.M. n’évoque que le 102e RIT), et que « ce n’est que le 15 mars qu’un camarade m’a parlé de lui et m’a dit l’avoir vu tomber.» A. Dervieux écrit qu’il vient de réinterroger ce témoin, et celui-ci raconte : « Quand je me suis retourné, j’ai vu à ce moment mon camarade Paret qui s’est abattu la face en avant. Il ne s’est pas relevé ni n’a fait aucun mouvement tant que je l’ai regardé. Mais comme il était à une quinzaine de mètres de moi et que les balles sifflaient de tous côtés, je n’ai pu m’approcher de lui. »

Enfin on trouve mention d’une lettre chaleureuse, reçue par Octavie en 1920, de Berthe Schlacher, qui s’occupe au bourg des sépultures militaires : « Si vous voulez venir sur les lieux où votre mari est tombé, vous n’aurez qu’à m’écrire et me dire par quel train vous arriverez et comment nous pourrons nous reconnaître. Ma sœur et moi serons en gare. Vous serez chez nous notre hôte, pendant votre séjour à Sainte-Marie. Acceptez sans hésiter et surtout pas de remerciements car c’est une dette de reconnaissance que nous acquittons, votre mari n’a-t-il pas donné sa vie pour nous. À bientôt, on vous attend… » On ignore si Octavie Paret s’est rendue en Alsace.

Vincent Suard (mars 2022)

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de Diesbach, Louis (1893-1982)

Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de chasse de la Grande Guerre

1. Le témoin

Le comte Louis de Diesbach de Belleroche (1893 – 1982) est originaire d’Hendecourt-lez-Ransart (Pas-de-Calais). Onzième enfant de la famille, il est, après un court passage au collège Stanislas à Paris, collégien en Suisse jusqu’en 1912, et intègre en 1913 le 21e Dragon à Saint-Omer. Il sert à cheval dans cette unité, puis à pied dans les tranchées, jusqu’en juin 1916. Maréchal des logis, il suit ensuite la formation de pilote, et est blessé (mai 1917) après deux mois de vol en première ligne. Il suit une difficile convalescence pendant le reste du conflit. Après la guerre, il est maire d’Hendecourt, conseiller général de 1928 à 1940, et député « Républicain de gauche » de 1932 à 1940. Après la Libération, son maréchalisme lui a causé quelques ennuis. Il anime, dans les années soixante, avec Joseph Frantz, l’association d’anciens pilotes « Les Vieilles Tiges ».

2. Le témoignage

Benoît de Diesbach a publié en 2005 à Fribourg « Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de Chasse de la Grande Guerre » (176 pages) avec de nombreuses reproductions photographiques. Ce document de synthèse repose sur des extraits de documents émanant de Louis de Diesbach, mais ce n’est pas un témoignage linéaire ; le corpus est composé de lettres adressées à sa mère, d’extraits de ses mémoires à la première personne (vers 1970), mais de deuxième main car issus de passages pris dans « Louis de Diesbach » (biographie) de Ghislain de Diesbach, et d’extraits liés à l’émission télévisée «Les dossiers de l’écran »(1977) et à un entretien mené en 1977 par le Service Historique de l’Armée de l’Air.

3. Analyse

Par sa nature composite, le texte donne une bonne idée de l’expérience de guerre de Louis de Diesbach, mais il est difficile de dire si le résultat final correspond bien au centre de gravité qu’il aurait voulu donner à son récit. L’auteur évoque d’abord en août 1914 l’interminable chevauchée, qui après les Ardennes belges et la frontière du Luxembourg, le mène vers Liège : la chute de la place renvoie le 21e Dragon vers Paris. Il n’y a pas d’affrontement direct, seulement quelques escarmouches ou des cavaliers victimes du tir direct de l’artillerie allemande. L’auteur évoque, derrière les haies, la nervosité et la tension répétée liées à la préparation de charges qui ne se déclenchent jamais. Il incrimine aussi le régiment voisin (p. 18) : « Lors de ces longues attentes, combien nous maudissions notre régiment de cuirassiers dont les cuirasses brillaient si insolemment au soleil, et ne manquaient pas de nous faire repérer, nous faisant risquer de recevoir des dégelées d’obus. » Le témoin combat ensuite à pied, à partir de novembre 1914, dans le secteur d’Ypres. Dans ses lettres à sa mère, le ton est enjoué et il cherche nettement à la rassurer. Il a sur lui comme protection un « billet des rois mages », une petite gravure sur cuivre, dont l’efficacité était garantie par le fait qu’elle a touché les reliques des rois mages de Cologne. Il y a peu de détails sur l’année 1915, il est instructeur à Saumur, moniteur à Toulouse et il passe maréchal des logis. Il signale qu’il fait tôt sa demande pour l’aviation. Il revient au front en juillet 1915, et évoque des connaissances qui deviennent directement sous-lieutenant en demandant l’infanterie.

Pris dans l’aviation en juin 1916, il décrit sa formation classique, par Dijon et Chartres, l’école de chasse d’Avord, puis le stage de tir à Cazaux et l’école d’acrobatie de Pau. Malgré la mention d’un accident mortel qui s’y déroule sous ses yeux, (aile arrachée pendant un exercice de vrille volontaire), il considère (p. 56), au contraire d’autres témoins, « qu’en somme, il y eut peu d’accidents. » Il semble à ce moment désargenté, et sa mère, qui l’aide un peu, a dû quitter le château familial du Pas-de-Calais en se réfugiant à l’arrière, et se retrouve elle aussi dans une gêne relative. Il lui écrit qu’il gagne un complément de revenu en traduisant pour la «Guerre aérienne » de Jacques Mortane des extraits du livre récent de l’as allemand Boelcke : « je travaille tous les soirs mon allemand !… Je traduis les mémoires du capitaine aviateur (boche) Boelcke (qui a abattu 40 avions !). » A l’issue de sa formation, il intègre la N 15 au Plessis-Belleville en mars 1917 et vole en missions de guerre jusqu’à sa blessure du 3 mai.

Georges Guynemer est un personnage récurrent des souvenirs. L. de Diesbach lui écrit à plusieurs reprises, et le mentionne souvent, avec admiration. Il l’évoque comme camarade de classe au Collège Stanislas (« un de mes meilleurs camarades ») en 1907. Il exagère, auprès de sa mère, la réalité de cette amitié, disant être resté en relation avec lui, et (p. 40) « malheureusement, nous nous sommes un peu perdu de vue depuis 2 ou 3 ans ». C. Guynemer se manifeste seulement en février 1916, en répondant : « Oui, mon vieux, c’est bien moi ! il y a près de 10 ans que nous ne nous sommes vus et ta lettre m’a fait vraiment plaisir car je ne t’ai pas oublié. ». La relation est assez unilatérale, mais pour L. de Disbach, l’as français représente un modèle, dont la renommée rejaillit un peu sur lui, s’il arrive à s’en rapprocher. C’est aussi le moment de l’explosion de la médiatisation des héros de l’air, qui a commencé avec Jean Navarre, et qui génère une presse spécialisée à laquelle il collabore. Notre témoin est assez tôt en relation avec le père du héros, Paul Guynemer, et quelque temps après la mort de Charles, il écrit à sa mère (p. 98) : « J’ai reçu ces jours-ci de M. Bordeaux et de M. Guynemer une édition spéciale de la « Vie héroïque de Guynemer » de H. Bordeaux sur papier Hollande avec imprimé en tête : « imprimé spécialement pour le comte Louis de Diesbach de Belleroche. » J’en suis très fier. ». C. Guynemer n’avait pas la réputation d’être très sociable, et un extrait d’entretien tardif donne des éléments qui semblent plus proches de la réalité vécue : « Je lui avais écrit à plusieurs reprises (…), mais ses rares réponses étaient toujours brèves, racontant surtout ses combats aériens. C’était pratiquement, comme je pus le constater, la seule conversation que l’on pouvait avoir avec lui à ce moment-là, car nos entretiens ne duraient guère. » Plus loin, c’est avec un autre as qu’il revendique dans une lettre une proximité passagère mais funeste (23 avril 1918, p. 92) : « J’ai été heureux d’apprendre ce matin la mort du Capitaine von Richthofen ; c’est lui qui m’a descendu voici bientôt un an, hélas !… » Cette affirmation est erronée, le Baron Rouge n’étant pas sur ce front en mai 1917.

Arrivé au front, il acquiert rapidement une citation (12 avril 1917), est crédité de deux victoires, mais il détruit aussi son nouveau Spad dès réception (17 avril), sur une erreur de pilotage à l’atterrissage, probablement par manque d’expérience. Le 3 mai, il reçoit dans un combat aérien une balle incendiaire dans le genou et réussit à rejoindre les lignes françaises. Il passe sur la table d’opération, parmi de nombreux blessés de la Bataille du Chemin des Dames qui se poursuit alors. Au cours de l’année 1917, c’est une suite de séjours hospitaliers, avec d’abord l’hôpital américain de Neuilly, il ne peut remarcher, subit d’autres opérations, a besoin d’un appareillage qui n’arrive pas… Plus d’un an après sa blessure, en juin 1918, il évoque des médecins qui (p. 95) « ont été étonnés du progrès et du mieux de ma jambe. Moi je n’en trouve aucun. Tant que je ne puis marcher, je ne trouve aucune amélioration, ils me dégoûtent tous. » Il est ensuite affaibli par ce qu’il appelle la « Dingue Espagnole », traverse une grave dépression et émerge seulement, après deux ans, en 1919 : il semble qu’il lui ait fallu ce temps pour accepter la réalité de son invalidité, en refusant une dernière opération (p. 112) « je n’eus pas le courage de recommencer. J’avais déjà subi sept opérations et je ne voulais plus en entendre parler. » Cette expérience de la guerre influencera son engagement politique ultérieur dans les années Vingt (p. 102) : « Maire depuis 1919 d’une commune rurale dévastée, je me suis attelé à sa reconstruction. Vivant constamment au milieu de ceux qui comme moi avaient durement souffert de la guerre, j’ai soutenu jour après jour leurs revendications. »

Ainsi, un témoignage intéressant sur un des nombreux aviateurs venus de la cavalerie, sur un itinéraire de convalescence après une blessure grave, ainsi que l’aperçu d’une façon d’appréhender le conflit par un jeune notable rural de noblesse ancienne (Suisse) ; cette appartenance est importante pour lui, ainsi que pour l’auteur du recueil, Benoît de Diesbach, et les précisions généalogiques abondent en notes de bas de pages, pour présenter tous les membres de ces prolifiques familles.

Vincent Suard décembre 2021

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Kuhr, Piete (1902-1989)

1. Le témoin
Elfriede Alice « Piete » Kuhr est née le 25 avril 1902 à Schneidemühl, ancienne capitale de la Prusse-Occidentale, aujourd’hui Piła en Pologne. Sa mère, qu’elle vénère, dirigeant une école de chant à Berlin, distante de près de 300 kilomètres, Piete vit chez sa grand-mère avec Willi-Gunther, qu’elle surnomme Gil, son grand frère de 15 ans, qui deviendra apparemment aviateur en 1918. Rien n’est dit d’un père. De son témoignage transpire son statut social, manifestement aisé. Grandissant, en 1918, elle travaille dans un foyer pour enfants de sa ville où elle deviendra soignante. En 1920, elle rejoint sa mère à Berlin puis devient danseuse. En 1927, elle épouse un célèbre acteur juif, Léonard Steckel, avec lequel elle aura une fille, Anja. Après l’accession au pouvoir d’Hitler, un officier SS lui conseille de quitter le pays. Elle abandonne le « Quartier rouge » de Berlin pour la Suisse où, fidèle aux propensions qu’elle a nourri dans son adolescence, et qui transpirent de son journal de guerre, elle consacre son temps aux réfugiés. Une pathologie cardiaque met fin à sa carrière de danseuse ; elle se consacre à l’écriture jusqu’à sa mort le 29 mars 1989 à Seehaupt en Bavière.

2. Le témoignage
Le journal de guerre de Piete Kuhr est publié, pages 19 à 68, dans Filipovic, Zlata et Challenger Mélanie, Paroles d’enfants dans la guerre, Paris, XO éditions, 2006, 455 pages.
Piete débute son journal de guerre le 1er août 1914 sur les conseils de sa mère : « Elle pense que çà m’intéressera quand je serai grande. C’est vrai » (p. 23). Elle y décrit tout à la fois son environnement, la vie de la petite ville de Schneidemühl en y ajoutant son état d’esprit, volontiers frondeur, et ses sentiments quant à la vie qu’elle mène, maintenant profondément bouleversée par la guerre. Pourtant, celle-ci dure et pèse sur le moral de l’adolescente à tel point qu’elle déclare, le 1er septembre 1916 : « J’arrête mon journal de guerre. Je ne peux plus continuer. Cette guerre ne finira jamais. Je ne vais pas continuer à écrire jusqu’à ce que mes cheveux aient blanchi » (p. 57). Heureusement, malgré un cafard grandissant, elle le poursuit toutefois mais de façon plus épisodique ; en effet, on trouve 20 dates pour 1914, 4 pour 1915, 6 pour 1916, 5 pour 1917 et 5 pour 1918. Pourtant, malgré la ténuité de son écriture, de nombreux renseignements d’ambiance et psychologiques peuvent être dégagés de son journal d’une adolescente en Prusse-Occidentale.

3. Analyse
Piete décrit d’emblée une ville pavoisée de « drapeaux à toutes les fenêtres » (p. 24) alors même que l’Allemagne n’a pas encore déclaré la guerre. Elle tente de comprendre les raisons de cette folie qui gronde et fait montre d’un bon sens enfantin. Très vite, elle affiche une adhésion militariste ; elle dit : « J’étais furieuse de n’avoir que douze ans et de ne pas être un homme. A quoi sert un enfant, pendant une guerre ? A rien. Il faut être soldat. La plupart des hommes s’engagent volontairement » (p. 26). Elle y revient à plusieurs reprises dans un premier temps. Alors qu’elle ravitaille des soldats en partance pour le front, elle dit : « Je me prenais pour un soldat dont on s’occupait bien, et j’étais très heureuse » (p. 31) souhaitant abandonner l’insouciance de son enfance : « … je ne joue plus à la poupée. C’est si petit des poupées… Elles n’ont rien à faire dans une guerre. – Tu voudrais jouer à quoi, alors ? – Aux soldats, j’ai répondu » [à Greta, sa bonne] (p. 49). Le 4 août elle décrit longuement le départ du régiment de la ville (le 149. I.R.), avec ses hommes décorés. Elle dit : « Tous les soldats portaient des guirlandes de fleurs des champs autour du cou ou sur la poitrine. D’immenses bouquets de marguerites, comme s’ils pensaient abattre leurs ennemis avec des fleurs » mais immédiatement, elle note que « Leurs visages étaient graves. Je m’attendais à les voir rire et plaisanter » (p. 29). Plus loin, elle ajoute encore alors que les troupes venues de tous les horizons défilent dans la petite capitale : « Les soldats et les réservistes rient et chantent. Ils saluent joyeusement en arrivant, puis en partant » (p. 31). Sus à l’ennemi ; un chant en démontre la différence de traitement : « Que chaque Prussien tue un Russe. Que chaque Allemand rosse un Français. Et les Serbes auront ce qu’ils méritent. Que les démons soient serbes ou russes, nous les écraserons » (p. 32). C’est bientôt (6 août) le temps des premiers bourrages de crânes sur les Russes, menés au front à coups de fouet et déjà en famine, ou les premières victoires, telle celle de Liège annoncée le 7 alors que le dernier fort de la ville ne tombera que 9 jours plus tard. Cette partie de la Prusse étant majoritairement composée de polonais, divisés entre Russie et Allemagne, l’armée les recrute par voie d’affiches : « Polonais, soulevez-vous et engagez-vous avec le respecté gouvernement allemand » (p. 35). Pourtant aux derniers jours d’août, Piete assiste à l’arrivée des premiers réfugiés venant de la Prusse orientale (p. 40). Elle y décrit aussi l’antisémitisme, exacerbé, et rapporte entendre « Profiteurs de guerre ! » dès le 7 septembre (p. 43). Hélas, les journaux publient les noms des premiers morts parmi les soldats qui appellent leurs soldbuch, (quelle désigne « carte d’identité militaire »), « ticket pour la mort ». Piete y a peur d’y trouver des noms connus et déjà elle dit : « La guerre aurait vraiment mieux fait de finir » (p. 36). Les premiers blessés affluent en effet dans la ville, qu’elle décrit. Puis, malgré la distance, elle dit : « Les combats font rage sur le front de l’Est, tout le long des quatre cents kilomètres de la ligne. En étant immobile, et très attentif, on sent la terre trembler légèrement sous nos pieds » (p. 40). Par les écoles, elle participe à l’effort de guerre par le tricotage (chaussettes, écharpes, bonnets, mitaines, gants et oreillettes) pour les soldats, plus tard, ce sera par d’incessantes quêtes et récoltes. Elle décrit : « Tous les jours, on nous répète : « Chaque pfennig pour les soldats ». Mamie dit que je vais la ruiner, avec les quêtes de l’école. Maintenant, il y a une grande Croix de fer en bois accrochée au mur de l’école et nous devons y planter mille clous en fer. Quand ils seront tous cloués, ce sera vraiment une Croix de fer. On peut en planter autant que l’on veut. Les clous valent cinq pfennigs pièce, ceux en argent dix. Jusqu’à maintenant, j’en ai planté deux en fer et un en argent. Ça fait une distraction. L’argent récolté est consacré à l’effort de guerre » (p. 47). Plus loin, à la demande de l’Etat, le 11 mars 1915, de collecter des métaux, cuivre, fer, plomb, zinc, bronze et vieux fer, elle pille à nouveau la maison grand-parentale pour participer à la compétition des classes. Elle fait un état des lieux : « J’ai retourné la vieille maison de fond en comble. (…) J’ai pris des vieux couverts, cuillers, fourchettes et couteaux, des brocs, des bouilloires, un plateau, une coupe en cuivre, deux lampes en bronze, de vieilles boucles de ceinture et plein d’autres choses », allant même jusqu’à fondre elle-même ses soldats de plomb (pp. 53-54). L’ambiance en ville, entre réfugiés et trains de combattants, amène des scènes de folies, civile comme militaire (pp. 41 et 42), puis les premiers morts prisonniers et espions exécutés (p. 44). D’ailleurs, un terrain appartenant à sa famille jouxtant le cimetière devient celui des prisonniers russes décédés. Suit maintenant la mort d’un ami, le premier qui tombe au front, fils d’une conseillère municipale, puis de l’un des élèves de sa mère, le ténor Dahlke, tué à Maubeuge. Ce décès affecte cette dernière qui, dès lors, reproche à la jeune diariste le contenu de son journal et lui prescrit : « … tu devrais considérer la guerre sous un jour plus héroïque. Une vision trop terre à terre brouille la grandeur des événements. Ne te laisse pas envahir par une sotte sentimentalité… » (p. 46) alors que ses écrits reflètent bien ce qu’elle constate et son chagrin, jusqu’au blasphème. Elle dit à ce sujet : « Mamie prie Dieu pour qu’il le protège [Paul Dreier]. Si Dieu exauçait toutes nos prières, aucun soldat ne mourrait. Mais il ne les entend même pas. Le tonnerre des fusils a dû le rendre sourd comme un pot » (p. 49). Lentement s’insinue le cafard et le 31 décembre 1914, elle dit : « Pourquoi est-ce que je ne suis pas avec les soldats ? Pourquoi je ne suis pas morte ? Çà sert à quoi, que je vive encore cette vie ? Elle ne m’a jamais donné aucun plaisir ; d’abord l’école, et maintenant la guerre. Je le pense vraiment, je ne peux pas écrire autre chose ; je ne peux pas, maman, tu m’entends ? Et je ne le ferai pas. Elle est comme çà, notre vie et si je devais la raconter autrement, je dirai des mensonges. Je préfèrerais encore ne plus rien écrire du tout » (p. 52). Le 25 avril 1916, elle dit : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai quatorze ans ! Je ne sais toujours pas exactement ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, dans cette guerre. Je me réjouis de nos victoires et je suis hors de moi en pensant aux morts et aux blessés. Hier, j’ai entendu dire qu’il y a un hôpital caché dans la forêt, où vivent des soldats qui ont le visage arraché. Ils doivent être si effrayants que les gens normaux ne peuvent pas les regarder. Des choses comme çà me plongent dans le désespoir » (p. 56). Le 29 novembre 1918, elle termine son journal allégoriquement en rendant visite au cimetière des prisonniers du camp de Scheidemühl et dit enfin : « Dans la mort, on pourrait dire que tous les hommes ressemblent aux autres » (p. 67).

L’ouvrage se poursuit par la reproduction du journal de Nina Kosterina (Russie), Inge Polak, (Autriche et Royaume-Uni), Gunner W.-G. Wilson (Nouvelle-Zélande et Egypte), Hans Stauder (Allemagne), Sheila Allan (Australie et Singapour), Stanley Hayami (Etats-Unis), Yitskhok Rudashevski (Lituanie) et Clara Schwarz (Pologne) pour la Seconde Guerre mondiale. Ed Blanco (Etats-Unis) pour la guerre du Vietnam. Zlata Filipovic (Bosnie-Herzégovine) pour la guerre des Balkans. Shiran Zelikovitch (Israël) et Mary Masrieh Hazboun (Palestine) pour la deuxième Intifada. Et enfin Hoda Thamir Jehad (Irak) pour la guerre d’Irak.

Un cahier photographique central illustre ces témoins, dont Piete Kuhr.
Son témoignage a été utilisé dans une série dramatique diffusée en 2014 : 14 – Des armes et des mots — Wikipédia (wikipedia.org)
Renseignements complémentaires relevés dans l’ouvrage :
(Vap signifie « voir aussi page »)

Page 27 : Proscription à l’école et dans la famille, des mots étrangers ; « adieu » ou « journal », trop français. Chaque manquement entraîne une amende de 5 pfennigs
33 : Elle fait une croix en cire pour célébrer la première victoire
48 : Évoque Verdun en novembre 1914
50 : Vue de Noël 1914 (vap p. 55 pour Noël 1915 et 58 Noël 1916)
54 : Voit un zeppelin, le LZ 35
55 : Offre pommes et fleurs aux soldats de l’hôpital
56 : Fait une tombe pour son chat, tué à coup de fusil par un voisin
58 : 25 décembre 1916 : « On fait la queue pour une malheureuse miche de pain »
61 : Elle vole une pâtisserie avec une amie
66 : A peur de la grippe espagnole

Yann Prouillet, février 2021

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