Daia, Alexandru (1900-1993)

Le témoin:

Alexandru Daia est né à Bucarest dans une famille de petits bourgeois. Il a fréquenté le prestigieux lycée de Gheorghe Lazare, devenant membre d’organisations scoutes du Royaume de Roumanie. Les scouts roumains étaient généralement recrutés parmi les lycéens, qui représentaient à l’époque la source des futurs cadres intermédiaires de l’État : enseignants, médecins, avocats, officiers, etc. Au moment où la Roumanie entre en guerre aux côtés de l’Entente, il doit se retirer en Moldavie avec l’armée et l’administration, et dans cette situation, il est témoin et indirectement participant à la guerre.

Après la fin de la Grande Guerre, il devient enseignant et est un membre actif du mouvement scout. Au fil du temps, il a publié plusieurs livres et articles, dont un journal de guerre. Avec la chute du communisme, il a été le militant le plus actif pour rétablir la recherche, réussissant à relancer ce mouvement en Roumanie.

Le témoignage :

Héros à 16 ans. Les notes d’un ancien scout. Journal de guerre 1916-1918, Bucarest, Maison d’édition Ion Creanga, 1981.

Ion Creanga est une maison d’édition d’État qui publiait exclusivement de la littérature pour enfants et jeunes et qui contribuait, au-delà de l’enrichissement de la culture générale, à l’éducation des enfants dans l’esprit nationaliste et communiste du régime totalitaire. Le travail d’Alexandru Daia parlait de courage, de patriotisme, de la Grande Union de 1918 et n’abordait naturellement pas les sujets politiques, ni l’apologie de la monarchie et des institutions de l’ancien monde capitaliste. Certes, sur la base des pratiques des maisons d’édition de l’époque du régime totalitaire communiste, le manuscrit a été modifié ou coupé par endroits par l’œil vigilant de la censure qui était le plus souvent directement liée à la police politique – Securitatea.

Le meilleur argument à cet égard est que le récit se termine par la description du défilé militaire du 1er décembre 1918, lorsque l’armée roumaine dirigée par le roi Ferdinand et la reine Mary défile victorieusement à travers Bucarest. La presse de l’époque, mais aussi les documents, ont évidemment enregistré que les souverains et l’armée ont été accueillis sous les acclamations de la foule, et comme c’était naturel au cœur de la fête était la famille royale. Or, dans les sept dernières pages dans lesquelles l’auteur décrit le défilé et l’atmosphère du 1er décembre 1918 à Bucarest, les souverains ne sont pas mentionnés, on ne parle que d’un héros collectif – l’armée, les soldats et la population en liesse…

Analyse de livre :

Le livre d’Alexandru Daia est une œuvre singulière dans le paysage de la mémorialisation de guerre dans l’espace de l’ancien royaume de Roumanie. C’est l’histoire de la guerre vue du point de vue d’un adolescent, mais aussi de sa participation aux opérations à proximité du front. Le gouvernement roumain a pris la décision de faire quitter aux jeunes dès l’âge de 15 ans le territoire du sud du pays, qui devait être occupé par les armées des puissances centrales. La raison d’être de cette décision était évidemment militaire, en cas de guerre durable, ils devaient être intégrés dans l’armée et envoyés au front lorsqu’ils seraient aptes à combattre.

En conséquence, de tout le pays, des milliers de jeunes sont partis en retraite pour la Moldavie. Dans l’histoire de la guerre roumaine, il y a aussi un épisode unique dans lequel les scouts se sont engagés, y compris dans les combats. Le 27 octobre 1916, à Târgu Jiu, lorsque le 12e Régiment de chasseurs du Corps alpin bavarois attaqua de façon inattendue la ville, et la résistance armée des scouts et des habitants permit à l’armée roumaine d’arriver et de repousser l’attaque. Les scouts étaient des forces auxiliaires derrière le front, maintenant grâce à une activité inlassable des institutions et des entreprises fonctionnelles. Alexandru Daia raconte en 282 pages son point de vue sur la guerre, avec acribie dans son carnet de notes, qui a ensuite été à la base de l’écriture du journal.

Son histoire commence chronologiquement le 1er août 1916 et se termine par le 1er décembre 1918. En août 1916, la vie du lycéen est insouciante, il participe à diverses excursions et erre dans la ville. Il est jeune et a le monde à ses pieds. Puis, tout à coup, la guerre commence. Il capture l’atmosphère électrisante et l’enthousiasme des Bucarestiens lorsque l’armée roumaine entre en guerre, traverse les montagnes et commence sa marche triomphale apparente à travers la Transylvanie. Soudain, la situation change et l’armée roumaine doit commencer à se retirer en menant de violents combats à la frontière de Transylvanie. L’enthousiasme a péri, et l’inquiétude est omniprésente. En novembre 1916, l’auteur nous raconte le moment de son départ de Bucarest pour la Moldavie dans un groupe de 200 jeunes scouts organisé par les autorités. Fait intéressant, le 13 novembre, lorsque le groupe commence à se déplacer, les Bucarestiens qu’ils croisent ne semblent pas paniqués et inquiets que les autorités déplacent ces jeunes en Moldavie.

En fait, il nous révèle, en quelque sorte, un état d’esprit irréaliste et illusoire qui, induit par les autorités, régnait encore sur le pays, même si les résultats sur le front étaient inquiétants. Si les Bucarestiens avaient su que 23 jours plus tard, les troupes d’August von Mackensen entreraient dans la ville, leur calme et leur apathie les auraient sûrement quittés. À la gare du Nord, le groupe monte à bord d’un train et se rend à Perim, où il s’arrête aux champs de la Couronne; l’arrêt a l’apparence d’un voyage, comme l’adolescent perçoit cette expédition. De Perim à Ploieşti, leur route se déroule à pied, en conservant l’apparence d’une randonnée. Arrivés à la gare de Ploiesti, les scouts sont mis dans un train à destination de la Moldavie. Leur train s’arrête dans toutes les gares et laisse passer d’autres trains qui évacuent les biens de l’État. C’est pourquoi leur voyage, à destination finale de Vaslui, dure cinq jours.

La première nuit, ils la passent à dormir sur les bancs d’une école qui les abrite, et d’ici, ils se sont rendus au village de Solesti, où ils se sont installés. Peu à peu, ce sentiment de voyage, d’expédition disparaît, car les pénuries commencent. Depuis un certain temps, le seul plat est les haricots, et aussi quelques pommes de terre, et le désespoir et le pessimisme font leur place dans les pensées du jeune scout : « Nous commençons une nouvelle année (il note le 1er janvier). Le 13 novembre 1916, quand nous avons quitté Bucarest, on disait qu’au plus tard pour les vacances, nous serions de retour chez nous. Et voilà que nous sommes toujours dans les terres moldaves. Quelques réfugiés  loin de la maison, loin de leurs proches qui sont sous le talon de l’ennemi ». Les nombreuses privations, la solitude et l’éloignement de la famille, l’épidémie de typhus et la mort de camarades de classe représentent de véritables moments où l’adolescent mûrit avant l’heure.

Parti à Iasi, où il rencontre des amis et des parents, Alexandru Daia est témoin de la plus grande catastrophe de l’histoire des chemins de fer roumains – le déraillement d’un train surchargé de personnes à Ciurea, qui a fait 650 morts. Sous l’impression de nouvelles et d’images là-bas, l’auteur enregistre dans son journal le chiffre irréaliste de 2500 morts, laissant néanmoins l’un des rares témoignages sur l’accident. En janvier 1917, Alexandru Daia est affecté à l’hôpital mobile de l’armée II en tant que scout-hygiéniste, et dans les mois qui suivent, il assiste fièrement à la renaissance de l’armée : « Dans le champ voisin, les officiers apprennent le maniement de nouvelles armes, que nous recevons, après tant de temps, des usines et des usines françaises… Maintenant, les soldats ne peuvent plus se plaindre qu’ils manquent d’outils… Équipés à nouveau, équipés d’armes modernes, chargés de munitions abondantes, ils sont impatients de faire face à l’ennemi ».  Alexandru Daia est témoin, à l’été 1917, des batailles de Mărasesti et d’Oituz, qui pour l’espace roumain sont de véritables légendes de la guerre. Il est témoin de ces combats parce qu’il opère maintenant à un point de triage sanitaire à Bacau, à proximité du front. À Bacau, l’éclaireur passe encore une grande partie de l’année 1918, même après que les hostilités cessent par la signature de la paix du Buftea-Bucarest, servant toujours dans un hôpital de la région. Sa mission se termine fin juillet à son retour à Bucarest. Le livre d’Alexandru Daia se termine par le récit du 1er décembre 1918 à Bucarest, avec le moment du défilé de la victoire. Son journal, écrit dans un style simple reste toujours l’un des témoignages de la Grande Guerre. On en tire des extraits sur l’histoire et le sacrifice des scouts roumains de l’époque.

Dorin Stanescu, juin 2021

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Ricadat, Paul (1893-1987)

1. Le témoin

Paul Ambroise Edmond Ricadat est né le 14 octobre 1893 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) dans une famille originaire des Ardennes, à Sedan. Après des études supérieures dans la capitale, il fait une carrière à la Bourse de Paris où il termine chef du service des opérations à terme. Il fait son service militaire à Sedan en 1913 et termine la guerre comme aspirant, achevant finalement sa longue période militaire de 6 ans lieutenant de réserve. Blessé deux fois et plusieurs fois médaillé, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 27 février 1987 à Villeneuve-Saint-Georges dans le Val-de-Marne.

2. Le témoignage

Ricadat, Paul, Petits récits d’un grand drame. (1914-1918). Histoire de mes vingt ans. Paris, La Bruyère, 1986, 233 pages.

Sur sa démarche d’écriture, réalisée en différentes étapes, Paul Ricadat indique lui-même : « J’avais eu l’occasion de lire dans la presse, au début de 1966, une appréciation qui estimait que, pour les Anciens qui l’avaient vécue, la guerre de 1914-18 c’était le bon temps… Je décidai, sur-le-champ, de relever le gant et j’écrivis un récit intitulé : « Le bon temps », qui fut publié par le journal la Voix du Sancerrois. Ce récit fut retenu par un jury, présidé par Jules Romains de l’Académie française dans un livre, les Camarades, de Roger Boutefeu. Il y eut dix lauréats de ce prix Verdun : six lauréats français, dont je fis partie, et quatre lauréats allemands. Voilà l’origine de ce titre, qui ne devait pas être ignorée du lecteur » (p. 207). Ces récits forment la base de ce livre, Paul Ricadat dédiant ses pages à ses enfants, petits-enfants et à son arrière-petit-fils « en sa 93e année ». Il précise encore sur la rédaction de ses « vieux souvenirs », débuté à sa retraite, en 1956 : « Pour 1916 et 1917, je pus confronter ma mémoire avec les deux petits agendas de poche que j’avais tenus alors au jour le jour. (…) Quant à 1914, époque à laquelle toute note écrite était interdite, je n’avais besoin d’aucune aide. Je me souviens de chaque jour, sinon de chaque heure, comme s’ils dataient d’hier » (pp. 230 à 232). Sur les conditions de son écriture, il nous renseigne un peu plus loin : « Il me faut dire ici que j’eus une chance inouïe. C’est grâce à ma blessure et à mes pieds gelés que je dois la vie sauve. Les longs mois d’hôpitaux, suivis de séjours prolongés au dépôt de mon régiment, me maintinrent à l’abri au cours des années 1915 et 1918. Mais aussi et surtout, cette survie, je la dois à la protection efficace du Ciel, à cette intervention continue, que je qualifie de miraculeuse, de la Divine Providence, écartant sans cesse le danger au moment où il semblait devoir me frapper. J’aurais dû mourir cent fois plutôt qu’une, mais, en, chaque circonstance, le « coup de pouce » était donné qui faisait dévier la balle ou l’éclat d’obus. Ma vie, depuis un demi-siècle, est une action de grâce continue pour tant de bienfaits ». Poursuivant dans un ultime chapitre en forme de « conclusion (au soir de ma vie) », il pense prophétiser : « Les années ont passé. La génération de « Ceux de 14 » ainsi que l’a défini Maurice Genevoix, achève de disparaître. Bientôt le linceul de l’oubli ensevelira les événements, les acteurs du drame et leurs souvenirs. Et les livres d’Histoire ne mentionneront plus qu’il y eut en 14-18 un conflit pas comme les autres » ! » (p. 232).
Paul Ricadat débute ses souvenirs en juin 1914 à la caserne Macdonald du 147ème RI à Sedan (il avait été incorporé le 27 novembre 1913) alors que « les classes des contingents 1912 et 1913 étaient enfin terminées. Elles venaient d’être couronnées par les marches d’épreuve dont la dernière était l’itinéraire Sedan-Charleville, aller et retour, avec le chargement de guerre. Au total 55 km, sous un soleil torride. L’Etat-major local était parait-il satisfait, l’entraînement intensif que nous avions subi avait porté ses fruits » (p. 20). Suit la narration de sa guerre sous la forme de 20 tableaux commentés de sa guerre, tour à tour réaliste et terrible, à laquelle il finit par échapper pour cause de pieds gelés, à la fin de 1917, alors qu’il est passé au 33ème RI d’Arras.

3. Analyse
Son récit est alors un mélange de souvenirs et de réflexions, souvent opportunes, le poilu réfléchissant sur son environnement comme sur son rôle au fur et à mesure de ses fonctions. Il dit de l’Armée : « j’ai eu la possibilité de bien la connaître parce que j’ai souffert de toutes ses contradictions » (p. 94) ce qui rend son témoignage réflexif selon les tableaux qui résument les grands chapitres de sa guerre, en forme de récit chronologique.
Le premier tableau, Leçon d’histoire, fait un rapide tour d’horizon du ressenti de sa vie militaire. En guise de préliminaire, il pose la question : « Comment avez-vous pu tenir ? », ce à quoi il répond : « Nous n’avons pas eu à nous interroger sur ces questions du moins pendant les trois premières années de guerre. La raison est que notre génération avait été élevée sous le signe du devoir ». Il attribue au pangermanisme une autre réponse à cette question. Il fustige ensuite ce qu’il qualifie comme étant les mensonges de son époque, « journalistes partisans [écrivant] l’Histoire à leur façon » et de dire « qu’ils attendent au moins que les acteurs du drame de 14-18 soient tous disparu » ! (p. 14). Il y rappelle l’état d’esprit de la jeunesse d’alors : « Non, les jeunes de 14 ne voulaient pas la guerre, tout au contraire, ils la redoutaient, sachant qu’ils en seraient les premières victimes. Personnellement, j’avais visité, dès que j’eus l’âge de raison et plusieurs fois par la suite, l’ossuaire de Bazeilles et ces pauvres restes de combattants de 1870 me laissaient une impression de terreur que rien que le mot « guerre » me faisait trembler ». Poursuivant ses questionnements, il dit : « On nous reproche aujourd’hui d’être partis en chantant (…) et, qui plus est, avec la fleur au fusil, ce qui prouve soi-disant notre volonté de guerre. Pauvres ignorants qui méconnaissent jusqu’à l’A B C de la psychologie des foules. Puisque le sort en était jeté et que nous ne pouvions rien contre lui, nous considérions qu’il valait mieux partir en chantant plutôt que les larmes aux yeux » (p. 16).
Dans Avant la bataille, il décrit son départ pour le front et la montée dans les wagons à bestiaux « aménagés de bancs à dossier et même de râteliers pour les fusils » (p. 24), les heures de marche qui agonisent les pieds. Sur ce point, il décrit : « Ordre est donné de se déchausser, de se laver les pieds avec un linge humide et de les exposer toute la journée. Ce fut un excellent cicatrisant, au point que le lundi 3 août, nous pûmes remettre nos chaussures, les plaies étaient presque refermées et la souffrance devenue supportable » (p. 26). A Marville, dans la Meuse, Ricadat dit : « Ce que nous ne savions pas, c’est que notre départ de Marville signifierait pour nous un point de rupture dans notre vie. C’en était fini de notre jeunesse, de notre insouciance, de notre sérénité. Une période commençait qui durerait plus de quatre ans et pendant laquelle nous serions confrontés perpétuellement avec la Mort. Les trois mille hommes qui pendant huit mois avaient vécu une vie commune, allaient tomber les uns après les autres, ne laissant subsister qu’une poignée de rescapés. Pauvres gars ! » (pp. 28-29). Son régiment, qui a quitté Sedan le 1er août, reste stationné dans cette commun jusqu’au 18 avant de se diriger vers le nord où il franchit la frontière belge : « Traversant les villages, nous trouvons devant les maisons, sur le bord de la route, de vastes récipients ou des baquets remplis de vin et d’eau. Nous plongeons notre quart sans nous arrêter et buvons en marchant. Les quarts suivants que nous pouvons remplir sont destinés au bidon. Des enfants nous donnent leur tablette de chocolat, d’autres nous mettent en main des paquets de cigarettes. Quelle fraternité ! » (p. 37). A « Robelmont, village belge évacué par tous ses habitants. Pour éviter des dégâts, ils ont laissé les portes ouvertes. Nous sommes autorisés à entrer à condition de tout respecter » (p. 38). C’est dans ses environs qu’il reçoit le baptême du feu, sous les ordres d’un adjudant (Simon) qui tient sa troupe, apeurée, en distribuant des cigares ! (p. 40) alors qu’heureusement « il fut admis que dans les premiers jours des hostilités, les Allemands tiraient trop haut » (p. 41) ! Très descriptif et pédagogue, l’auteur continue de décrire ses premières heures de combat : « Enveloppez les baïonnettes dans le pan de la capte pour en amortir le cliquetis et marchez sur la pointe des pieds » (p. 42). Il décrit aussi les affres de la bataille des frontières, telle cette femme accouchant sur un chariot d’exode (p. 44) ou ce soldat en sentinelle devenu fou en tuant son frère par erreur (p. 46). Il dit devant cette phase des combats d’août 14 : « Nous ne comprenons rien à la situation. Au fond, n’est-il pas préférable pour nous de ne rien comprendre » (p. 48). Ses descriptions virent parfois au cocasse près de Stenay, quand il fait un plat-ventre dans une de ces « servitudes de notre frère le corps » en rappelant que « chacun sait ce que l’on trouve souvent le long des haies ! » (p. 49), ou quand, faute de ravitaillement, chacun se rue sur des pommes, mêmes vertes, et qu’ensuite, « il faut avoir vu ces milliers d’hommes s’égailler dans les champs et poser culotte à perte de vue pour imaginer cette souffrance » de la dysenterie (p. 54). Cette retraite précédant le sursaut de La Marne occasionne également de la fraternité, certains portant le sac de ceux qui s’apprêtent à flancher (p. 56). Le 21 septembre, devant le bois de la Gruerie, il s’horrifie de la guerre en forêt : « Je considère ces hautes futaies, ces arbres de vingt-cinq mètres de haut, ils m’écrasent et leur masse, qui se referme sur nous sans nous laisser voir le ciel, m’étouffe. Petit à petit, j’en prends conscience, c’est la peur qui m’étreint. Je lutte contre elle, je voudrai pouvoir fuir, je n’en ai pas le droit » (p. 65). Après un accrochage ayant causé une vingtaine de morts dans le camp d’en face, il fait cet étonnant bilan : « Mais, faut-il l’avouer, c’est moins le nombre qui nous intéressait que les provisions que nous pouvions trouver dans leurs sacs. Ils avaient en effet, ce que nous n’avions plus depuis longtemps, des vivres de réserve, biscuits et conserves, et nous avions faim. Ces récupérations furent les bienvenues » (p. 69). Le 24 septembre, il rapporte l’exécution d’un soldat du 147 et, fait rare, il fait partie du peloton d’exécution. Toutefois, la base Guerre 1914-1918 ~ Les fusillés de la Première Guerre mondiale — Geneawiki ne relève pas d’exécution ce jour là mais le même jour un mois plus tard. A-t-il exécuté Maurice David Séverin ce jour-là ? (pp. 70 et 71). Le lendemain Paul Ricadat est blessé à la tempe : « Je prends conscience que je vais mourir » (p. 74) ; il quitte la tranchée pour un poste de secours. Là, il tombe alors sur un major fou (Guelton) qui menace d’abord de le faire fusiller pour désertion, avant de le faire effectivement évacuer devant la gravité de sa blessure dont il finit pas prendre conscience ! Sa vision de la cave d’ambulance où il passe la nuit en attendant son évacuation est « apocalyptique », même si elle est atténuée par les « gestes maternels » que se prodiguent les blesses entre eux. Toutefois, devant la désorganisation du service de santé, et devant la, finalement, faible gravité de sa blessure, il finit par s’évacuer lui-même et prendre un train sanitaire qui mettra 19 heures pour faire Sainte-Menehould/Dijon (pp. 78-79). Il passe 4 mois à l’hôpital de cette ville puis rejoint le dépôt du 147ème RI à Saint-Nazaire. Il y apprend alors avec stupéfaction qu’il a été cité à l’ordre de la Division « qui me donnait le droit au port de l’étoile d’argent sur ma croix de guerre » (p. 84). Dans le chapitre Le baiser, il indique que « ce n’est pas le récit d’un combat, mais celui d’une émotion, associée à la souffrance et provoqué par la bonté ». Il décrit l’état des soldats après la retraite de La Marne ; « nous n’étions plus des hommes, mais des loques » (p. 89). Retapé, son changement de régiment lui donne le cafard et lui rappelle ses copains déjà morts, dont Eugène Pasquet qui avait le pressentiment funeste qu’il « ne sortirai pas vivant de ce métier », l’invitant, lui, très pieux, à se pencher sur ce sentiment. Le 18 mars 1916, il quitte la cité portuaire pour revenir dans la Meuse, à Longeville. Il est donc versé à la 8ème escouade de la 2ème section de la 4ème compagnie du 33ème RI. Sur la route pour rejoindre le Chemin des Dames, au cours d’une étape, sa compagnie est rassemblée par son capitaine qui déclare : « Je vous ai rassemblé afin de prendre contact avec les nouveaux venus. Je tiens à ce qu’ils sachent à qui ils ont affaire et ce qui les attend. Nous sommes ici pour faire la guerre, c’est dire qu’il ne faut pas que vous conserviez le moindre espoir de rentrer un jour dans vos foyers ! Rompez les rangs et rentrez dans vos cantonnements » (p. 110). Le lendemain, il est au Village nègre de Bourg-et-Comin et, prenant la ligne de feu sur le plateau, il relève : « Les gradés se passent les consignes, les hommes chuchotent à voix basse. Nous apprenons qu’il y a une entente tacite existe depuis des mois avec l’ennemi. Aucune dépense de munitions, pas de pertes d’un côté comme de l’autre, c’est le secteur idéal. Oui, mais ce n’est pas la guerre, et, à ce train, elle pourrait durer cent ans. L’état-major du corps d’Armée est, parai-il, scandalisé par un tel abandon de responsabilités et projette d’y mettre fin » (p. 11). Le 2 mai, ayant appris que son père est mourant, il obtient in extremis une permission pour assister à ses derniers instants, à Fismes. Il quitte le Chemin le 17 juillet 1916 pour la Somme où, jusqu’au 7 août, « nous connûmes cette vie de camp pour laquelle nous n’avions plus beaucoup d’affinités » (p. 126). Celle-ci lui donne toutefois le temps de voir griller des Saucisses et leur observateur par un orage ou tirer un 380 de marine sur voie ferrée. « Le 1er septembre marque notre entrée dans la bataille de La Somme », sur un autre plateau, celui de Maricourt (p. 128). Il y subit de terribles épreuves : « Nous restons ainsi quatre jours sans nourriture, souffrant encore plus de la soif que de la faim. Avec notre couteau nous arrachons des fibres de bois aux matériaux que nous trouvons et nous les mâchons pendant des heures pour tromper la faim » (pp. 135 et 136). Très pieux, il est aux anges quand, sorti un temps de l’enfer, « l’abbé Vitel décide une journée complète de spiritualité. Nous en avions besoin après ces trois semaines de vie purement bestiale » (p. 137). Après la Somme, on le retrouve en Champagne, sur la butte du Mesnil ; il y connaît l’angoisse d’entendre sous ses pieds des bruits de creusement, qu’il nous fait vivre heure par heure. La mine explose en même temps qu’il est attaqué et il s’en sort miraculeusement. Il conclut ce chapitre, Agonie, en revenant sur sa blessure à la tempe en septembre 1914, « la mort subite », et sur son expérience de la guerre souterraine, « la mort lente » : « Ah ! qu’il est donc facile de mourir à vingt ans ». Le 12ème chapitre, Espions vrais et faux, revient ce qu’il qualifie de « véritable épidémie » : « l’espionnite ». Il en fait une analyse correcte en alléguant : « Ce fut le début d’une suite d’aventures et d’erreurs qui, parfois, tournèrent au comique, mais, trop souvent aussi, hélas, eurent une conclusion tragique » (p. 152). Toutefois, il rapporte cette anecdote d’un vacher dénonçant aux allemands l’arrivée du 33ème RI en faisant bouger ses bêtes dans le secteur de Vendresse-et-Troyon en avril 1916. Il dit également avoir rencontré un artilleur-espion dans la tranchée le 22 mars suivant non loin de la ferme du Temple puis un autre encore plus tard, faux cette fois-ci. Et de conclure : « … je dois avouer que j’ai joué de malchance dans mes démêlés avec des espions. J’ai laissé filer le vrai et j’ai arrêté le faux » ! (p. 159). Son 14ème chapitre est consacré aux mutineries. Sur ce point, il dit : « J’eus la chance d’appartenir à un corps d’armée, le 1er Corps, qui ne se laissa pas gagner par la contagion » (p. 171). Il est désigné pour tenter, à plusieurs reprises, de contenir les mouvements des hommes, isolés manquant de pinard ou de permissionnaires excités, tâches dont il s’acquitte brillamment évidement. Il gardera de cette époque une haute estime à Pétain qu’il qualifie de magicien.
Est-il un témoin fiable ? L’épisode qu’il rapporte, le 27 juillet 1917 semble le confirmer. Ce jour-là, il assiste effectivement à la mort « accidentelle non imputable au service » dans le canal des Glaises à Wahrem (Nord) du soldat Camille Xavier Derrouch (cf. DERROUCH Camille Xavier, 02-02-1896 – Visionneuse – Mémoire des Hommes (defense.gouv.fr)). Il en décrit ensuite l’inhumation (pp. 188-189). On pense donc pouvoir le croire quand quelques jours tard, il atteste qu’un soldat a abattu un avion à coup de fusil (p. 195). La guerre avançant renforce sa religiosité… ou sa superstition. Pris dans un bombardement en octobre 1917, il dit : « La main dans la poche de ma capote, je récite mon chapelet, arme suprême quand les autres sont impuissantes » ou sur ce qu’il qualifie de miracle du fait de la prière d’un de ses soldats, pourtant athée (pp. 201 et 202). Mais rien n’atténue l’horreur croissante de ses conditions en première ligne sur l’Yser. Il dit, « Depuis notre arrivée ici, nous urinons sur place, sans bouger, augmentant ainsi la puanteur de ce cloaque » (p. 210). En novembre, après quatre jours d’enfer au fond d’une tranchée, il est relevé mais, comme les deux tiers du bataillon en ligne, il a les pieds gelés. Hospitalisé à l’hôpital d’Abbeville, sa guerre est terminée.
20 octobre 1918, on retrouve Paul Ricadat à Champigny-sur-Yonne (Yonne), à la veille d’être inscrit à suivre à Issoudun un cours d’élève-aspirant. C’est dans cette ville qu’il vit le 11 novembre en une longue minute de silence avant qu’« alors, c’est une clameur, une ruée, un déchaînement comme je n’en ai jamais connu ». Réflexion faite, il dit : « J’ai toujours regretté de n’avoir pas assisté au « Cessez-le-feu », au front, en première ligne, minute inoubliable pour ceux qui l’ont vécue ». Et de conclure : « Qu’étions-nous, en fait, à cette heure ? Des condamnés à mort qui, depuis quatre ans, attendaient chaque jours leur exécution et à qui on venait dire : « Vous êtes graciés, partez, vous êtes libres » (p. 224). « L’armistice n’est pas la paix ». En mars 1919, son stage se termine, complété par quinze jours à l’école d’artillerie de Poitiers à l’issue desquels il devient instructeur à Tours. Il est enfin démobilisé le 1er septembre 1919, achevant sa vie militaire commencée le 27 novembre 1913.

Bibliographie complémentaire à consulter : Boutefeu, Roger, Les camarades. Soldats français et allemands au combat. 1914-1918. Paris, Fayard, 1966, 457 pages.

Yann Prouillet, février 2021

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Dyson, William, Henry (1880-1938)

Le témoin :
William Henry Dyson, plus connu sous le nom de Will Dyson, est un dessinateur et caricaturiste australien né le 3 septembre 1880 à Ballarat dans l’Etat du Victoria en Australie et mort le 21 janvier 1938 à Chelsea, en Angleterre. Il est considéré comme l’un des caricaturistes du paysage politique australien les plus célèbres. Avant la guerre, il se fait connaître en publiant ses dessins dans The Bulletin, une revue hebdomadaire australienne très en vogue. Comme la plupart des artistes australiens reconnus de l’époque, un séjour dans la capitale impériale, Londres, est un passage obligé pour faire avancer sa carrière, perfectionner ses techniques et s’exposer à l’art européen, érigé en modèle dans les anciennes colonies britanniques australiennes, qui se fédèrent en 1901. Will Dyson part pour le Royaume-Uni en 1910 après s’être marié à Ruby Lindsay (sœur de l’artiste australien Norman Lindsay). Dyson obtient un poste de caricaturiste en chef au journal britannique le Daily Herald où il se forge une excellente réputation. Doté d’un humour sarcastique, il ne cache guère ses convictions travaillistes, dénonçant les bidonvilles qui regroupent alors de nombreux travailleurs exploités selon lui par le capitalisme et les propriétaires. Son art se veut politique, grand public et humaniste. Dyson est prolifique et ses caricatures se comptent par milliers. Une grande partie des originaux est conservée au British Cartoon Archive de l’Université de Kent à Canterbury (Royaume-Uni) ainsi qu’au centre de recherche du mémorial de guerre australien de Canberra (Australie).
Le témoignage
Au cours de sa carrière, sept livres rassemblant certains de ses dessins sont publiés, dont Kultur cartoons en 1915 qui reçoit les éloges de la presse. Dyson soutient l’effort impérial et, comme beaucoup, conçoit la guerre contre l’agresseur allemand comme juste et nécessaire. L’année suivante, l’Australie lui propose de devenir l’un de ses artistes de guerre officiels. Il reçoit une commission et un traitement pour dessiner les Australiens en guerre. Dyson part au front, où il demeure entre 1916 et 1918. Il y dessine les soldats australiens et est blessé à deux reprises. C’est cette vie, au front, qu’il s’attache de représenter, à montrer en détails à une population australienne si loin du canon. Ses œuvres de temps de guerre sont publiées en 1918 dans l’anthologie Australia at War, ouvrage de dessins très largement diffusé en Australie. Il croque également en couleur des scènes de la vie quotidienne au front encore aujourd’hui exposées à l’Australian War Memorial de Canberra. Sa femme est emportée en 1919 par la grippe espagnole à l’âge de 32 ans, ce qui le jette dans une profonde tristesse. En 1925, il rentre en Australie pour 5 ans afin de travailler au Herald de Melbourne, puis finit par retourner au Royaume-Uni. Son témoignage est donc celui d’une œuvre éclectique, avec une production intense lors des années de guerre qui fait date dans l’histoire de l’art australien.
Analyse
A bien des égards, les dessins de temps de guerre de Dyson se démarquent de ceux des autres artistes officiels de l’Australie. Contrairement au Canada, et dans une moindre mesure le Royaume-Uni, pays qui sélectionnèrent l’avant-garde de leurs artistes pour représenter la guerre, l’Australie choisit des artistes de guerre dont elle exige la maîtrise d’un style classique et non pas avant-gardiste ou moderniste. Il s’agit pour l’Australie de se construire une tradition militaire, alors que la Première Guerre mondiale est pensée et vécue comme l’entrée du pays dans le concert des nations. Dès lors, les peintures et sculptures commandées sont peu originales, accumulant les motifs les plus communs et sont souvent d’une facture d’une autre époque, inspirées par l’art européen du 19e siècle (on pense aux artistes officiels employés par l’Australie tels que George J. Coates, Web Gilbert, Leslie Bowles et George W. Lambert par exemple). Le but des commissions d’Etat est non seulement de constituer une collection d’œuvres nationales mais également de contribuer à la propagande de guerre et à poursuivre l’œuvre de justification de cette dernière en représentant des soldats australiens offensifs et presque invincibles. Il s’agit de constituer la légende des Anzacs (Anzac Legend), l’Anzac étant un acronyme pour les soldats australiens et néo-zélandais du corps expéditionnaire britannique des Dardanelles en 1915 ; le terme est resté pour désigner le soldat australien.
Dyson, lui, est unique dans ce moment de création de la tradition et, à bien des égards, s’oppose au classicisme de rigueur. Les soldats de Dyson sont humains : ils ont peur, froid, faim, sont épuisés, résignés, perdus, endeuillés mais également stoïques, résilients, riant parfois, ou partageant de bons moments avec des civils français ou belges. Contrairement à la légende des Anzacs, les soldats australiens représentés par Dyson sont, tout simplement, des hommes avec leur grandeur et leurs travers, leurs vices et leurs vertus. En cela, ses œuvres se démarquent des clichés de l’Anzac surhomme, clichés dénoncés par les anciens combattants eux-mêmes une fois la guerre terminée. Enfin, les œuvres commandées aux artistes de guerre australiens insistent sur le combat ou la vaillance comme si la guerre n’était que combat. Les dessins de Dyson, eux, montrent un temps plus long : celui des marches, des repas, de la convalescence, des femmes, de l’attente, de la cantine ou du coiffeur, en somme de la vie quotidienne des hommes, de leur ennui et de leurs brefs moments de joie lors de parties de cartes par exemple. Le témoignage de Dyson est à la fois riche (par ses thèmes) et simple (par ses lignes et couleurs), il est distinctif dans un cadre australien et la vie menée au Royaume-Uni par le dessinateur l’a largement influencé. Le sarcasme et l’absence de glorification apportent parfois une vision décharnée et pessimiste du conflit. On pourra consulter quelques œuvres de guerre de Dyson conservées par l’Australian War Memorial de Canberra, Australie, en suivant ce lien :
https://www.awm.gov.au/advanced-search?query=will%20dyson&collection=true&facet_type=Art&page=2
ou à l’Art Gallery of New South Wales en suivant cet autre lien : https://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/works/?artist_id=dyson-will
Références :
« Dyson, Henry William » in Australian Dictionary of Biography, Bede Nairn and Geoffrey Serle (eds.), (Melbourne : Melbourne University Press, 1981), volume 8 1891-1939.
Romain Fathi, Représentations muséales du corps combattant de 14-18 : L’Australian War Memorial de Canberra au prisme de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, (Paris: L’Harmattan, 2013). 

Romain Fathi, décembre 2020.1.

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Icher, Joseph (1896- )

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Le témoignage oral de Joseph Icher, né à La Redorte le 30 avril 1896, qui a combattu avec le 30e RI, a été recueilli en 1980 par Mme Renou et ses élèves du collège Varsovie à Carcassonne. On peut souligner certains passages :
– p. 21, le jour de l’annonce de la mobilisation, à La Redorte, est celui de la fête locale : « Le bal était prêt pour recevoir les danseurs. Toutes les réjouissances ont cessé, la fête était terminée avant de commencer. »
– p. 33, les tranchées, les abris, les « mers de boue » ; la chasse aux poux au briquet, à l’épingle ; le seul moyen efficace est de faire bouillir le linge
– p. 35, la nourriture, la corvée de soupe, les roulantes, le pinard, le singe, le tabac
– p. 113, l’impression qu’en 1917 il ne reste que des ruraux dans les tranchées : « Celui qui a pu échapper au massacre ne s’en est pas privé. »
– p. 114, trois lieutenants, instituteurs, officiers d’élite
– p. 153, en occupation en Allemagne en mars 1919, il est muté au 14e régiment de tirailleurs algériens pour aller combattre les bolcheviks : « Mission ridicule, car nous n’étions pas en guerre avec cette puissance, qui était libre de se donner le régime qui lui convenait. La flotte française était au large d’Odessa : j’ai vu des cuirassés français tirer sur de pauvres villages – Tiraspol notamment – on se demande pourquoi. »

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Safon, Jean (1896-1981)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Le témoignage oral de Jean Safon, boucher à Carcassonne, a été recueilli par Claude Marquié en 1980. On peut souligner certains passages :
– p. 20, le jour de l’annonce de la mobilisation, à Belpech, il a fait partie du groupe de jeunes qui sont allés sonner le tocsin
– p. 38, mobilisé dans l’infanterie, il souffre du manque de sommeil
– p. 52, ententes tacites pour l’heure d’explosion des mines et pour effectuer les corvées à découvert ; un capitaine abat un Allemand ; « c’était de l’assassinat. Cela nous valut une dégelée de bombes à ailettes qui nous fit des morts et des blessés. »
– p. 61, refus d’être nommé caporal pour ne pas, à 20 ans, avoir à commander des hommes de 40 ans
– p. 116, un lieutenant menace de son revolver un caporal pour l’obliger à une sortie qui serait un suicide : « Tous les soldats entourèrent l’officier, baïonnette au canon, en lui disant : Si vous le touchez, on vous embroche. »

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Cazamajou, Marcellin (1897-1981)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Le témoignage oral de Marcellin Cazamajou a été recueilli par Jean-Paul Boutibou, élève de 3e au collège Le Viguier de Carcassonne pour Années cruelles. Très gravement blessé dans une tranchée à la côte du Poivre à Verdun, ce jeune homme qui voulait devenir instituteur a choisi de devenir prêtre (il a terminé sa carrière comme chancelier de l’évêché de Carcassonne). Soigné à Chamalières « par des infirmières bénévoles comme les filles Michelin », il a remarqué : « C’était le paradis après l’enfer. » Quantité de combattants blessés qui ne sont pas devenus prêtres ont pu employer les mêmes mots dans les mêmes circonstances.

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Dantoine, Roger (1896- )

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels (malheureusement pas toujours assez précis) publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Roger Dantoine fait partie de ces témoins par son cahier de souvenirs. Né à Chalabre le 8 mars 1896, il fut mobilisé en 1916 dans l’infanterie. Il participa à l’offensive Nivelle du 16 avril 1917, sur laquelle il a écrit une très belle page (Années cruelles, p. 120 qui fait penser à Victorin Bès (voir ce nom) :
« Des coups de sifflet, des hurlements, « En avant ! » Et c’est l’escalade des parapets, disciplinés, lentement, masque pendant. Nous avançons sous un rideau d’obus, on marche, on tombe, on marche… Devant nous, des formes humaines sans armes, hagards, fous : l’ennemi est sorti de terre, les bras en l’air. On le néglige, il part vers l’arrière de nos lignes, s’il réussit à passer. Pour lui, la guerre sera finie. Nous marchons toujours sous le rideau d’obus. Le tir s’allonge à mesure que nous avançons. On tombe dans des tranchées. On piétine des morts et des blessés, et ceux qui restent en vie, les bras en l’air, vont vers nos arrières. On marche comme des ivrognes. Mais soudain, le front allemand réagit. Croisement d’artillerie, explosions, la fin du monde, cris, râles, la terre se soulève, il pleut du sang, je me retrouve dans un fossé, glisse dans un trou de sape, il fait noir, j’étouffe, ne sens plus rien. C’est le néant, tout s’efface…
« Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je repris connaissance. J’ai froid, odeur de cadavre, contact glacé. Mes yeux s’habituent, je réalise, je suis couché sur des morts. »
Roger Dantoine se retrouve ensuite à Verdun, front qui conserve sa réputation de « mangeur d’hommes ». Afin de lui échapper, il se porte volontaire pour l’armée d’Orient au début de 1918. Il est en Roumanie, en mars 1919 lorsque son unité est envoyée combattre les bolcheviks : « Arrivée à Odessa le 14 mars par la Bessarabie. Moral très bas. Ce qui nous intéresse, c’est de rentrer en France. Sympathie avec la Révolution. Nous partons d’Odessa le 5 avril. Ce fut une retraite. Le commandement n’avait plus confiance en nous. Nous regardons vers la France. Laisser les Russes à leurs affaires. »

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Colson, Joseph (1875- ?)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Joseph Colson fait partie de ces témoins (texte confié aux auteurs du livre par sa fille, Mme Paré). Lieutenant de réserve, il partit pour le front dès août 1914. Il a rédigé le récit des combats de Verdun au début de l’offensive allemande, son régiment subissant de plein fouet les terribles effets de l’artillerie lourde sur la côte du Poivre puis la cote 240. De larges extraits de ce témoignage sont publiés dans Années cruelles, p. 95-108. Ils concernent la courte période du 21 au 26 février 1916. Lorsque le lieutenant Colson est évacué, le 26, blessé par un éclat d’obus, il ne reste que 18 hommes sur les 48 que comptait sa section.

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Marquié, Camille (1906-1994)

Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Camille Marquié fait partie de ces témoins. Il avait 8 ans en 1914 (né à Pexiora) et vivait à Sainte-Valière où son père tenait l’exploitation d’un propriétaire viticole, par ailleurs érudit audois, le docteur Paul Cayla ; son frère aîné partit au front. Le témoignage de Camille, enregistré par son fils Claude, professeur d’histoire et de géographie, porte sur la vie à l’arrière et sur les situations inoubliables pour un enfant : la réquisition des chevaux ; la participation aux travaux agricoles ; les restrictions alimentaires. Le jeudi, il allait avec des camarades aider le boulanger du village à pétrir la farine. Il a dû abandonner l’école à 11 ans pour « aider au bêchage, au soufrage et à tous les autres travaux de la vigne ». Il put cependant obtenir le certificat d’études primaires.

Après le service militaire, il resta dans l’armée où il monta jusqu’au grade d’adjudant-chef. L’armée étant en partie dissoute après l’armistice, il entra dans la police à Carcassonne, sous les ordres d’Aimé Ramond qu’il accompagna dans la Résistance.

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Brittain, Vera (1893-1971)

1. Le témoin

Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie austère, que la future auteure ne manquera pas de dénoncer dans son récit autobiographique, Testament of Youth, paru en 1933. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général, ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875, elle espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les conventions de son époque. Son père considère que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Vera est scandalisée par cette inégalité de traitement et devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un fort tempérament, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.
Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son frère Edward et son ami Roland Leighton décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant où les êtres proches risquent leur vie à tout instant. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. Au printemps 1915, elle décide d’arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.
Vera Brittain commence son parcours hospitalier dans un établissement du Devonshire avant de le poursuivre à Londres. Elle trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de s’impliquer dans la réalité de la guerre et de se sentir ainsi plus proche de Roland. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Vera et Roland sont deux jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Mais les lettres, si précieuses, produisent aussi de l’insatisfaction. Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne.
Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’Orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. De retour en Angleterre, elle reprend du service dans un hôpital londonien puis est affectée à Etaples. La mort de son frère Edward, en 1918, est suivie d’une nouvelle période de deuil, qui la déstabilise encore plus qu’en 1916. Après l’Armistice, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée.
Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher une nouvelle guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain.
A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti une relation homosexuelle.
A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour donner des conférences dans les grandes villes américaines. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.
A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index.
Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès. A sa demande, ses cendres seront dispersées dans le cimetière italien où repose Edward.

2. Le témoignage

En 1933, Vera Brittain publie Testament of Youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée littéraire de son auteure. Une adaptation pour la télévision est diffusée sur la BBC en 1979 et un film sort en salles en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que sa correspondance. Ces trois ouvrages constituent une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes Britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue.

3. Analyse

Testament of Youth, récit autobiographie centré sur la Grande Guerre, a séduit le public au début des années trente parce qu’il comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé sur ce thème. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, cet ouvrage apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. Vera Brittain y dresse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse. Sa relation avec son fiancé Roland Leighton a duré à peine plus d’un an et n’a donné lieu qu’à un nombre restreint de rencontres mais la guerre lui donne une intensité singulière. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent, très analytiques, les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Vera demande à Roland de ne faire aucune rétention d’informations. Elle veut connaître la réalité combattante dans ses moindres détails.
« Ta lettre écrite les 7, 8 et 9 avril est arrivée ce matin. Tu ne peux pas savoir à quel point elle m’a touchée. Je tremble à l’idée qu’au moment où je te lis tu es peut-être exposé au terrible danger de ces canons que tu as entendu tonner au loin, et malgré cela toutes mes peurs s’effacent devant l’espoir que je place dans ton avenir. Si seulement je pouvais les partager avec toi ! Je donnerais tout pour être un homme le temps que dure la guerre, et redevenir une femme, naturellement, au moment où elle se terminera. Si je pouvais voir avec toi le feu de l’artillerie et les fusées lumineuses qui s’élèvent des tranchées allemandes au lieu de me contenter de savoir que tu vois et entends ces choses, je crois que mon exultation bannirait toute peur. Il peut paraître facile de parler ainsi, mais je souhaiterais tant éprouver les contraintes physiques, les longues marches et même les nuits de corvées après des journées déjà beaucoup trop chargées. »
Chaque lettre reçue ou envoyée devient ce qui compte le plus au monde. Rarement, l’importance du courrier n’aura été aussi évidente à la lecture de Testament of Youth et de la correspondance publiée dans les années 80.
« Rien dans les journaux, pas même les descriptions les plus réalistes, ne m’a donné une idée de la guerre comme le font tes lettres.
Les tireurs embusqués, les balles, les tranchées allemandes à 80 mètres, l’imminence d’une attaque, avec tous ces dangers il semble presque impossible que quiconque puisse en réchapper. Si jamais tu es tenté d’accorder peu de prix à ta vie, n’oublie pas que tu as laissé derrière toi deux personnes qui lui accordent, elles, le prix le plus élevé. Comment peux-tu dire : « Ne vous inquiétez pas pour moi » ?
L’idée de Kingsley selon laquelle « les hommes doivent travailler et les femmes pleurer », même si elle est fausse, me semble valable pour le temps présent. Je m’acquitte autant que possible de la première action et ne me sens que très rarement encline à la seconde, mais j’avoue que celle-ci devient possible quand tu me dis que tu embrasses ma photo. »

Vera ne supporte pas d’être mise à l’écart. Son féminisme exige la vérité. A la fin des années 20, quand elle écrit son récit autobiographique, c’est le même souci de vérité qui l’anime. Elle cherche notamment à comprendre les raisons qui ont poussé Roland à s’engager et explore la notion d’héroïsme qu’il a toujours mis en avant. Les jeunes Britanniques issus des public schools sont imprégnés de cet « héroïsme abstrait » qu’ils ne parviennent pas toujours à définir mais qui n’en reste pas moins une des motivations premières à leur engagement.

Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat. Affectée dans un hôpital à Malte, Vera entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Pendant quelques mois, elle ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à ses amis et à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward sur le front italien arrive en juin.
Vera connaît à nouveau le deuil et sombre dans la dépression. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille. L’état de prostration dans lequel est plongée Vera continuera bien après l’Armistice. Cette réalité de la perte, dont des centaines de milliers de famille ont fait l’expérience, n’a que rarement eu le droit de cité dans la littérature de témoignage. Vera Brittain choisit de briser le silence et de dire précisément la douleur. Le succès de Testament of Youth s’explique en grande partie par cette parole dévoilée, qui a rarement pu être exprimée.

Le témoignage de guerre de Vera Brittain n’est pas seulement axé sur le deuil. Son expérience d’infirmière bénévole (V.A.D., Voluntary Aid Detachment) est largement documentée. Ayant travaillé dans plusieurs hôpitaux sur le sol britannique, à Malte et à Étaples, elle a une pratique diversifiée des soins hospitaliers militaires et peut dresser un tableau assez complet des conditions dans lesquelles les jeunes filles britanniques ont exercé leur mission pendant la Grande Guerre.

La lecture de Testament of Youth, du journal écrit pendant la guerre (Chronicle of Youth) et de la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey, permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté. »

Francis Grembert, octobre 2015

4. Extrait traduit (Testament of Youth) : Les prisonniers allemands de l’hôpital 24 d’Etaples

« L’hôpital était d’un cosmopolitisme assez inhabituel, abritant entre autres des prisonniers allemands et des officiers portugais. De ces derniers, je ne me souviens de rien sauf de leur habitude de sauter en marche du tram qui rejoignait le Touquet pour aller se soulager la vessie à la vue de tous. La plupart des prisonniers étaient logés – si l’on peut utiliser ce mot – dans de grandes tentes, mais un marabout était réservé aux grands blessés. En août 1917, ses occupants – que l’on devait à Messines et à l’Yser – virent arriver de nouveaux venus, blessés pendant les récentes batailles du Saillant d’Ypres, au cours desquelles la Route de Menin et la Crête de Passchendaele avaient tristement gagné le droit à la postérité.
Bien qu’aujourd’hui encore nous nous targuions, il me semble, d’avoir traité les prisonniers en toute impartialité, il faut tout de même admettre que les tentes de ces derniers étaient souvent humides et que le personnel devenait rare dans le pavillon à chaque fois qu’il y avait une offensive, ce qui était presque toujours le cas. Une des choses de la guerre dont je me souviens avec le plus de plaisir est la disponibilité des infirmières et des bénévoles du pavillon des Allemands, qui préféraient subir une surcharge de travail plutôt que de négliger les prisonniers. A l’époque de mon arrivée, l’équipe du pavillon avait passé une consigne visant à supprimer les demi-journées libres, le personnel ne s’octroyant plus qu’une heure ou deux de repos quand se présentait une accalmie dans les soins à dispenser.
Avant la guerre, je n’étais jamais allée en Allemagne, et je n’avais quasiment jamais rencontré d’Allemands, à part deux-trois enseignantes à Sainte-Monica, que la petite provinciale que j’étais détestait sans réserve pour la simple raison qu’elles étaient étrangères. Il était donc un peu déconcertant de se retrouver lâchée, seule – les bénévoles commençaient une heure avant les infirmières – au milieu d’une trentaine de représentants de la nation qui, comme je l’avais entendu si souvent, avait crucifié des Canadiens, coupé des mains aux bébés et fait subir des « atrocités » innommables à de pauvres femmes vertueuses. Quand j’avais entendu ces récits, je n’y avais pas cru, du moins me semblait-il, mais finalement je n’en étais plus tout à fait sûre. En fait, je n’étais pas loin de m’attendre à ce qu’un ou deux patients sautent de leur lit pour essayer de me violer, mais je me suis vite aperçu qu’aucun d’entre eux n’était en mesure de violer qui que ce soit, l’effort démesuré qu’ils faisaient pour s’accrocher à une vie où la balance penchait déjà fortement du mauvais côté suffisait amplement à les occuper.
Au moins un tiers des hommes étaient en train de mourir ; les soins quotidiens ne consistaient pas à changer des bandes de gaze souillées mais à stopper des hémorragies, replacer des sondes intestinales et vider puis réinsérer d’innombrables tubes de caoutchouc. Attenant au pavillon, il y avait un petit bloc où tout au long de la journée un major opérait les cas difficiles. Basané de peau, il possédait des yeux bruns houleux et savait parler allemand. D’après ce qu’on m’a dit, il avait dirigé avant la guerre un hôpital allemand dans une quelconque région tropicale d’Amérique du Sud. Les deux premières semaines, j’ai travaillé sous ses ordres en compagnie d’une infirmière-en-chef au caractère accommodant. Notre entente était parfaite. Je me demande encore souvent comment nous pouvions boire du thé et manger des gâteaux dans la salle d’opération, ce que nous faisions régulièrement. La puanteur y était extrême, la température avoisinait les 35° et nous étions entourés de tas de pansements souillés et de restes humains. Après les « cas légers » que j’avais soignés à Malte, le pavillon des Allemands fut pour moi un véritable baptême de sang et de pus. »

Sources :
Testament of Youth, 1933
Chronicle of Youth (War diary 1913-1917),1981
Letters from a Lost Generation, Vera Brittain and four friends, 1998
Vera Brittain, a life, Paul Berry et Mark Bostridge, 1995

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