Bernard, Hubert, Maurice Lemaire, Saint-Dié-des-Vosges, Imprimeries Loos Saint-Dié, 1978, 217 p.
Résumé de l’ouvrage :
Maurice Henri Lemaire est né le 25 mai 1895 à Martimprey, hameau de Gerbépal dans les Vosges, d’un père instituteur, patriote. Il entre en 1906 au collège de Saint-Dié, où il obtient un prix d’excellence (en 5e), puis le prix d’honneur de la ville de Saint-Dié, ce qui lui vaudra un retour à la maison en taxi automobile ! Il entre ensuite en 1912 au lycée Henri Poincaré de Nancy et à son sortir, il enseigne quelques semaines au collège de Bruyères. Le 1er décembre 1914, de s’engager pour la durée de la guerre dans l’artillerie. Le bureau de recrutement d’Epinal l’expédie comme canonnier-conducteur de 2e classe au 3e RAL (Rimailho) à Joigny. Il suit rapidement les cours d’officier de réserve puis, examen réussi, il est dirigé sur l’école d’artillerie de Fontainebleau. Il en sort aspirant le 21 mai 1915 et intègre le 5e RAL de Valence. Il arrive au front à Sainte-Menehould et est affecté à la 2e batterie du 3e groupe dans la forêt d’Argonne, à l’arrière du front des Islettes, dans le secteur de La Harazée. Il y exerce la fonction d’officier observateur-régleur-orienteur. En septembre 1915, il prend position aux abords de Souain, dans la Champagne pouilleuse où il change d’affection, désigné comme officier de liaison à la 11e batterie du 107e RAL. Il dit : « Je faisais à cheval les liaisons entre le commandement et les batteries de notre groupe. On prépara pendant plusieurs semaines une tentative de percée du front. Chacun se défilait car l’attaque devait se faire par surprise… » (p. 17). Comme tant d’autre, l’attaque échoue et son régiment se transporte à Verdun. Il participe à l’offensive à la bataille de 1916 ; s’inscrit dans le dispositif de protection des tranchées devant le fort de Douaumont dans le secteur des forts de Souville puis de Tavannes où il y subit les gaz. Soucieux de la protection de ses servants, il construit des abris susceptibles de résister aux 150 ennemis devant lequel il allume des petits feux afin de réaliser une surpression destinée à lutter contre la pénétration des gaz. Maurice Lemaire passe ainsi toute la bataille avec « la charge d’user à Verdun toutes les pièces résiduelles de Rimailho de l’artillerie française » (p. 22). En 1917, il revient Champagne, où sa batterie cantonne dans le village de Cormicy, « un tas de ruines » (p. 22). Il poursuit sa fonction d’observateur, utilisant pour se faire la haute cheminée de briques de l’usine Holden à la lisière nord de Reims qui culmine à 80 mètres de hauteur. Le duel des deux artilleries est d’abord un duel logistique de ravitaillement de ses batteries de 155 Schneider. Or la cadence, qui aurait dû atteindre 600 coups par batterie et par jour n’en atteignait que 200. Sa batterie est bientôt déplacée dans l’Aisne, à proximité de Crouy puis elle revient sur le front de Verdun, rive droite, au sud des carrières d’Haudromont. Du 20 au 25 août 1917, il participe à l’offensive qui permet la reprise de la cote 304, du Mort-Homme, de Samogneux, de la cote 344 et de Beaumont, occasionnant la capture de 10 000 prisonniers. En octobre, il est à nouveau sur l’Aisne et le 1er décembre, après un retour en formation à l’école de Fontainebleau, il en sort fin février 1918 comme lieutenant commandant de batterie. Il reprend sa place au front comme officier-orienteur le premier avril. Il reçoit de plein fouet, entre Coucy-le-Château et Reims, l’offensive Ludendorff, qu’il contribue à parvenir à arrêter sur la Vesle. Le 15 juillet, la 11e batterie Lemaire, dans l’armée Mangin, est dans la forêt de Villers-Cotterêts, où l’attaque allemande tombe dans le vide et une 2e ligne intacte. Ses canons font partie d’un front de 50 kilomètres dont les bouches se déclenchent, repoussant l’ennemi. Dès lors, la guerre change quelque peu de visage. Le groupe d’artillerie de Maurice Lemaire, devenu le 7e groupe du 107e, est envoyé dans le Nord avec les troupes placées sous le commandement du roi de Belgique Albert 1er. Lentement, la résistance allemande flanche, c’est l’hallali et les français avancent. Le 7 novembre au soir, à Oycke, en Belgique, un 210 tombe à côté de la baraque où Maurice Lemaire a prise place ; il a le pied touché par un éclat d’obus. Opéré, il est dirigé sur Le Havre. Il dit : « La guerre était finie sans crier gare et mon groupe d’artillerie devait déjà avancer vers l’est, en rote pour l’Allemagne, alors que moi, je restais là cloué, immobile et sans gloire » (p. 26). A peine remis, il quitte l’hôpital, et parvient à rejoindre Liège où il tient à défiler victorieux, le pied bandé, broché, juché sur un cheval. En février 1919, alors qu’il est à Jülich, en occupation en Rhénanie du Nord, sur la rive gauche du Rhin, il apprend que les anciens candidats de 1914 à Polytechnique conservent en 1919 les mêmes droits pour se représenter. Il postule et entre au centre de préparation de Strasbourg alors que deux promotions se mettent en place, l’une, comprenant des élèves de 18 et 19 ans, et l’autre, spéciale, réservée à tous ceux qui avaient fait la guerre. Il en ressort 70ème sur 404 le 1er septembre 1921. Le 15 suivant, il donne sa démission d’officier de l’armée active, persuadé qu’il a participé à la « Der des ders », et le 1er octobre, il entre au service de la voie du Chemin de fer du Nord. Il entame ainsi qu’une carrière dans cette voie, puis une carrière politique toutes deux mémorables, ayant une fonction prépondérante dans l’organisation du Chemin de fer français dans les terribles journées de mai et juin 1940, résolvant la « crise » des trains bloqués en gares ; il est même à ce titre nommé « général-cheminot ». Maurice Lemaire meurt le 20 janvier 1979 à Paris ; il repose au cimetière de Provenchères-et-Colroy (Vosges).
Commentaires sur l’ouvrage :
Hubert Bernard, journaliste très impliqué dans la vie associative vosgienne, signe avec cet ouvrage une complète et définitive biographie sur ce grand vosgien, technicien et homme politique, officier de la Grande Guerre et ayant eu un rôle profond dans la seconde, notamment dans les Chemins de fer. Son action comme artilleur sur les fronts les plus violents n’est pas omise et fut dense et intense ; dès lors il est à regretter l’absence apparente de carnet de guerre ; donnée non confirmée toutefois malgré l’ajout, dans cette biographie, de passages issus d’un témoignage personnels, possiblement dû à un interview de Maurice Lemaire par l’auteur. Page 16 par exemple, il relate son arrivée au front et son acceptation par les artilleurs présents comme au sein d’une petite famille. Dès lors, la partie biographique, contenant apparemment des souvenirs, du la Grande Guerre comporte 13 pages (p. 15 à 27). L’ouvrage, notamment pour l’enfance de Lemaire, vaut également pour la restitution anthropologique des Vosges d’avant 1914. L’ouvrage est agrémenté d’un opportune chronologie qui retrace notamment grades, fonctions et affectations au cours du conflit ainsi qu’un liste impressionnantes de médailles et de distinctions des deux guerres.
Eléments utiles dans l’ouvrage :
Page 5 : « Les paysans étaient parfois misérables, mais ils ne le savaient pas. La terre était plus ingrate que la forêt ou le tissage »
7 : Le 18 juin 1898, Henri Lemaire, père de Maurice Lemaire, recueille les derniers soupirs de Victor Félicien Fonck, père de René Fonck, voiturier écrasé par son charriot
: Rigaulisse, bâton de réglisse
8 : Plombage des vélos lors du passage des cols
: « Ravages » occasionnés dans les garde-robes par le jeu des boutons !
9 : Saint-Dié à Saint-Jean-d’Ormont en taxi automobile pour fête un événement !
11 : Août 1914, il a 19 ans et la famille ne peut revenir à Saint-Jean-d’Ormont, ses parents sont évacués à Laval-sur-Vologne
14 : Vierge de Pitié de Colroy-la-Grande érigée par la mère de Maurice
: Saute en marche du train à St-Dié
20 : Premiers obus à gaz, bruit, effet, odeur
21 : Fait du feu devant les entrées d’abris pour créer une surpression contre les gaz
: Masques au chevaux
: Spectacle de la guerre
21 : il s’amuse à compter les éclairs des canons français tirant sur la rive droite de la Meuse
22 : Consommation utile des 155 Schneider
27 : Vue de l’ambiance en Allemagne, accueil poli, presque correct de la population et correction mutuelle
75 : Il encontre un maréchal Pétain anglophobe
Yann Prouillet, novembre 2024
Chaleil, Léonce (1907-2001)
La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.
Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.
Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.
Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon
Yann Prouillet, août 2024
Haensler, Alphonse (1885-1986)
Curé de campagne, Paris, La France retrouvée, 281 p.
Résumé de l’ouvrage :
A 93 ans, Alphonse Haensler se penche sur son passé et se souvient de l’ensemble de sa vie et de son parcours religieux, exercé dans les Vosges. Ordonné prêtre le 1er juin 1912, il est mobilisé dans la Grande Guerre comme brancardier divisionnaire à Nancy. Occupé d’abord dans le secteur de Lunéville à la sanitarisation du front, il attrape la paratyphoïde à Bray-sur-Somme, qui l’éloigne de la première ligne. Après sa convalescence, et avouant un certain ennui à l’arrière, il demande à rejoindre le front et est affecté à l’hôpital de Neufchâteau. Il reçoit dans toute leur horreur les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges mais en janvier 1916, la Loi Dalbiez l’oblige à se porter volontaire comme brancardier régimentaire au 79e RI où son frère est déjà aumônier. Il connaît l’enfer de Verdun et traverse finalement l’ensemble du conflit en échappant à plusieurs reprises à la mort, nourrissant quelque peu le sentiment d’avoir été protégé, notamment par sa foi. Démobilisé en mars 1919 ; il regagne Thaon-les-Vosges où il avait été affecté comme vicaire juste avant la déclaration de guerre. Sa carrière comme prêtre se poursuit dans différentes petites communes vosgiennes, « vieux pays chrétien », jusqu‘à son entrée en 1968 à la maison de retraite de Docelles.
Eléments biographiques
Le 20 avril 1885 à Mont-lès-Neufchâteau (Vosges), Alphonse Haensler naît dans une famille militaire et paysanne d’origine alsacienne de trois enfants. Son père, dont la famille est de Dambach près de Sélestat, optant, est militaire, affecté à la surveillance du fort de Bourlémont, près de Neufchâteau. Il mourra le 7 novembre 1939. Sa mère, François Clog, épousée en 1884, (morte quant à elle le 14 novembre 1944) est très pieuse. De fait, il cultive très tôt, comme son frère, Eugène, son aîné d’une année (qui mourra le 30 octobre 1930 des suites de gazage au front), une vocation de religieux. Il entre à 15 ans au Petit séminaire de Châtel-sur-Moselle, puis celui d’Autrey, en classe de troisième, en 1902, fait son service militaire en 1905 au 79e RI de Nancy dans un climat particulièrement anticlérical. « L’hostilité était manifeste, les plaisanteries fusaient » (page 74). Il entre en octobre de la même année au Grand séminaire de Saint-Dié et est enfin ordonné prêtre le 1er juin 1912. Le 12, il est un temps vicaire à la basilique du Bois Chenu de Domrémy puis à Thaon-les-Vosges. C’est là que la guerre vient le chercher pour quatre années. Retourné à sa cure en mars 1919, il intègre enfin comme prêtre le petit village de Mortagne en 1927 puis celui d’Housseras en 1930. En pleine Seconde Guerre mondiale, en 1944, il est affecté dans la commune de Bellefontaine puis passe aumônier au couvent des Rouceux, près de Neufchâteau, l’année suivante. En 1948, il est nommé aumônier à l’hôpital d’Epinal. Après une longue vie sacerdotale, il entre à la maison de retraite de Docelles en septembre 1968. Le 2 octobre 1977, il reçoit la Légion d’Honneur et meurt à Saint-Dié-des-Vosges le 20 août 1986 à l’âge de 101 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
La guerre de l’abbé Alphonse Haensler ne représente que 16 pages sur une longue autobiographie de 192 pages. Mais l’intérêt de son témoignage est manifeste : il est particulièrement disert tant sur son métier que sur toutes ses implications, morales comme politiques. En cela le témoignage est précieux car le curé de campagne vosgien n’élude que très peu des sujets qui permettent tant une analyse psychologique que sociologique voire pratique du personnage, qui de plus fait montre d’une fibre politique (il dit page 189 : « Je me sens pleinement socialiste ») marquée, et de sa fonction dans le monde rural sur près d’un siècle, de 1888 à la fin des années 1970. Le 25 juillet 1914, il part en vacances en Alsace avec son frère, alors vicaire à Remiremont. Il y constate la préparation de guerre de l’Allemagne, qui l’impressionne, et rentre pour recevoir, à 2 heures du matin, son ordre de mobilisation. Patriote, il dit : « Nous n’avions qu’une peur : arriver à Nancy après les Allemands » (page 126) mais lucide sur le bellicisme s’appropriant la religion, le « Dieu est avec nous » répondant au « Gott mit uns », il ajoute : « Monstrueuse supercherie, escroquerie sans nom que de s’approprier le Ciel ! » (page 128). La guerre déclarée, il dit : « En tant que prêtre, il n’était pas question de porter les armes. J’avais été rappelé comme brancardier à la 11ème division de Nancy, où j’ai troqué ma soutane contre l’uniforme » (Page 129). Il est immédiatement confronté au vrai visage de la guerre. Il dit « : J’ai découvert l’horreur et l’impuissance, la douleur et la mort » (page 130). Les conditions de vie des premiers mois de guerre et sa fonction de brancardier le font finalement contracter, à Bray-sur-Somme, une paratyphoïde qui manque de le tuer (il réclame même l’extrême onction). Finalement sauvé, il entre en convalescence dans une clinique de Salins-en-Béarn, près de Pau, puis sur Troyes. Honnête, il dit : « J’aurais peut-être pu jouer les planqués jusqu’à la fin de la guerre, mais au bout de quelques mois, j’en avais assez, je m’ennuyais ferme, et par-dessus tout, je ne voulais pas prêter le flanc à la critique. J’ai demandé à être envoyé quelque part et reversé dans l’active » (page 132). Il est donc réaffecté comme infirmier à l’hôpital de Neufchâteau où il reçoit les blessés du Bois-le-Prêtre ou des Eparges. Se succèdent alors tableaux et visions d’horreur, assistant de chirurgien amputant « à tour de bras », s’endurcissant devant l’attitude, protéiforme, des hommes confrontés à la souffrance et à la mort. Le 4 juin 1915, la Loi Dalbiez le menaçant d’être obligé de « prendre le fusil », et entendant « rester fidèle au « Tu ne tueras point » », il demande à partir en première ligne comme brancardier. En mars 1916, il rejoint le front de Verdun et son frère, aumônier au 7-9. Immédiatement il est en pleine fournaise et s’interroge, entre chance et protection divine, lorsqu’un obus n’éclate pas entre eux deux ou quand il échappe aux balles en juin 1917. Voyant se succéder à son endroit ce type de miracle, il en nourrit une conviction qu’avec l’aide du Sacré-Cœur, il bénéficie en effet d’une protection divine. Il dit : « Dans cet enfer quotidien, je priais Dieu, et de toute la guerre, je n’ai jamais eu peur. J’avais le sentiment que Dieu me protégeait, qu’il ne m’arriverait rien » (page 138) ou plus loin, alors qu’une de ses messes est bombardée, il prie en disant « Pas maintenant seigneur » ! (page 141). Non combattant, il reçoit pourtant en juillet 1916 dans la Somme la Médaille militaire après avoir, brandissant le fanion du Sacré-Cœur, entraîné les hommes à l’attaque. L’arrêt des combats le cueille à Hirson, à la frontière belge : « … nous étions tous fous de joie, on s’embrassait comme des gosses, ivres de bonheur. C’en était donc enfin fini des balles, des obus, du cortège des blessés et des morts, du froid, de la boue, de l’horreur. Subitement, le silence s’est installé sur tous les fronts et il a fallu du temps pour s’habituer » (page 141). Il est démobilisé à Nancy en mars 1919. Dans son ministère d’après-guerre, celle-ci reste source d’inspiration : « J’avais mis sur pied une troupe de théâtre dont le répertoire était souvent puisé dans le registre patriotique de la Grande Guerre » (page 144). Sa guerre, courte mais dense, contient peu de précisions et quelques erreurs toponymiques (Arancourt pour Arracourt, page 130 ou place Hirson sur la côte belge, page 141). Le reste du témoignage, rédigé en toutes connaissances de cause, Haensler citant Bernanos et son Journal d’un curé de campagne, conserve un caractère référentiel sur la diversité des sujets touchant à un ministère de prêtre, avant et après la Grande Guerre, sa psychologie et sa matérialité dans le monde politique comme dans son évolution dans une société connaissant elle-même de profonds bouleversements sociologiques. Ce témoignage possède également un indéniable intérêt anthropologique, distillant anecdotes sur les us, coutumes, légendes et quotidienneté, entrant dans le paradigme des Arts et Traditions Populaires, y compris pour le vocabulaire. Il ne manque pas non plus d’humour (notre témoin n’hésitant pas à évoquer qui s’est endormi lors d’une confession !) et décrit même l’économie de son métier. C’est aussi un témoignage autoanalysé de la fonction « politique » du prêtre, entre loi séparative, anticléricalisme, communisme, tant Haensler n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain politique quand la nécessite, notamment communale, s’impose. L’ouvrage se termine par une longue analyse chiffrée des prêtres et de l’église dans le temps du témoignage du curé Haensler par Julien Potel, membre de l’association française de Sociologie religieuse et Roger H. Guerrand, chargé de cours à l’EHESS. Cet appendice permet de densifier le témoignage sur des concepts, (hydre du modernisme, du presbytère à l’usine), des chiffres (le diocèse et les inventaires, les curés sacs au dos morts dans la Grande Guerre, le nombre de prêtres en fonctions des époques, la loi de séparation de 1905)) ou des notions (le mythe du bon curé, etc.).
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Réflexion sur la sexualité et son évolution sociétale (vap 163 sur la tentation des jeunes filles, traumatisme du curé d’Uruffe ou par le défroquage de celui d’Housseras)
107 : Nom des différentes prières de la journée
121 : Rétribution des prêtres en 1912, prix des meubles
124 : Est en Alsace fin juillet 1914, vision de l’armée allemande prête à envahir la France, « magnifiquement équipée »
130 : Décrit la réalisation d’une fosse commune : « … pour qu’ils tiennent moins de place, j’ai dû les ranger dans une grande fosse commune de quatre mètres de profondeur, j’y suis descendu les coucher les uns à côté des autres, leur mettre la capote sur la tête et passer à un autre rang »
132 : Horreur des blessés du Bois-le-Prêtre puis des Eparges, dégoût et foi vacillante, puis finit par s’endurcir
133 : Attitude et diversité des blessés
135 : Honte de la Loi Dalbiez, qui envoie les prêtres au front
136 : Tu ne tueras point est un problème en guerre
138 : Horreur d’un pilote d’avion abattu, description du corps après sa chute
139 : Evoque Claire Ferchaud et le Sacré-Cœur de Jésus. Le 26ème RI de Nancy surnommé « régiment du Sacré-Cœur », retour à la foi
141 : Messe au front
145 : Après-guerre, invente un cerf-volant « de propagande » répandant des messages sur Thaon-les-Vosges
148 : Vin de messe venant de Bordeaux, vicaire de Saint-Dié assistant à la vendange
149 : Affaire du nom d’un voleur assassin donné par la victime mourante, problème du secret de la confession
155 : Affaire de l’empoigne, coutume locale des habitants de Mortagne
156 : Scandale des petites filles dénudées lors des visites médicales
182 : S’endort lors d’une confession !
186 : Location de chaises à l’église et les trois classes d’enterrement, inégalité
194 : Sur André Lorulot, libre-penseur et anarchiste contre qui s’est opposé Haensler (vap 261)
195 : 9 mai 1940, bombardement de Rambervillers
196 : Fidèle à, Pétain car ancien combattant de 14-18
198 : Son rôle pendant la 2ème Guerre mondiale, évoque la Résistance mais n’en fit apparemment pas partie
206 : Son hygiène de vie, sa longévité, ses jubilés
Yann Prouillet, août 2024
Péret, Benjamin (1899–1959)
Résumé de l’ouvrage :
Benjamin Péret, Mort aux vaches et au champ d’honneur, Paris, Eric Losfeld éditeur, 1967, 127 p.
Par sept chapitres de styles très différents, Benjamin Péret, chantre du surréalisme, dresse des tableaux divers mettant en espace et en mots des personnages loufoques, militaires comme politiques qui rêvent, discutent ou s’écrivent sur des sujets multiples, divers, sans débuts ni fins. A pieds joints est un dialogue entre deux personnages, La main dans la main est une suite de 249 phrases surréalistes, Ici l’on rase gratis est le verbatim d’un dialogue « entendu » « A la chambre des Députés ». Dans le 4ème chapitre Qui perd gagne, on retrouve un dialogue entre des personnages. Dans Les parasites voyagent, il s’agit de la relation d’un fait narré dans une langue mêlant idiotismes et argots débutant par la réception d’un éclat d’obus dans la tête. Mes belles histoires se suivent mais ne se ressemblent pas, sixième chapitre 6, reproduisent une suite de lettres à des personnages divers, dont des ministres. Le dernier chapitre, l’éléphant à billes, relate un épisode début dans un cinéma. Le tout a été écrit à l’hiver 1922-1923.
Commentaires sur l’ouvrage :
La biographie Wikipedienne Benjamin Péret — Wikipédia (wikipedia.org) de Benjamin Péret (Rezé, 4 juillet 1899 – Paris, 18 septembre 1959) indique que c’est sa mère qui le fait engager comme infirmier pendant la Grande Guerre mais on ne connaît pas son parcours exact dans le conflit. L’auteur est en fait résolument un surréaliste du milieu dadaïste, participant au procès de Maurice Barrès en y tenant le rôle du Soldat Inconnu. L’édition de 1967, par Eric Losfeld éditeur, de ce « Mort aux vaches et au champ d’honneur » étudiée ici est le modèle d’un ouvrage évoquant, doublement, dès la couverture un livre traitant de la Première Guerre mondiale tant par le titre que par l’image, représentant un piou-piou de 1914, le Lebel à la main, à l’allure déterminée. Pourtant, s’agissant d’un opuscule purement surréaliste, même si écrit à l’immédiat après-guerre, peu de références à celles-ci sont présentes dans l’ouvrage, n’en atteignant nullement le statut de témoignage. Si Poincaré (p. 14) et le général Pau (p. 82), « Gros doré » sont convoqués dans cette suite loufoque, si Péret rend hommage aux « services rendus au pays par la bicyclette-boomerang dans la guerre mondiale. Il est incontestable que l’adjonction d’un boomerang au guidon de la bicyclette a rendu de grands services, puisque le cycliste bien lancé n’avait plus à faire aucun effort pour revenir à son point de départ, ce qui a évité à un grand nombre de soldats d’être capturés par l’ennemi » (p. 62), si la lettre de Lohengrin à Mlle Demolie rappelle qu’ « en temps de guerre (…) l’assassinat est non seulement toléré, mais encouragé et glorifié sous le nom d’exploit héroïque » (pp. 99-100), l’ouvrage est fidèle à son genre, qui semble avoir été écrit sous substance. Ce livre, à la lecture parfaitement inutile à l’Historien, apparaît comme une suite sans queue ni tête d’un verbiage abscons, propre à lui-même, sur fond d’une Grande Guerre dont le filigrane léger a peut-être une influence sur un contenu à décrypter. A réserver aux affidés du genre.
Yann Prouillet – juin 2024
Grivelet, Maurice (1888 – 1972)
« Mémoires d’un curé : Fantassin, Aviateur, Résistant ».
1. Le témoin
Maurice Grivelet, fils d’un vigneron bourguignon, est vicaire à Sélongey (Côte-d’Or) en août 1914 et sous-lieutenant de réserve. Mobilisé au 44e RI, il est blessé le 8 septembre 1914. Revenu en ligne en mars 1915, il est alors lieutenant au 104e RI jusqu’à août 1916, passant ensuite dans l’aviation. D’abord officier-observateur puis pilote, ce capitaine commande en 1918 l’escadrille So 252 (sur Sopwith). Démobilisé en août 1919, il reprend ses fonctions ecclésiastiques mais effectue aussi des périodes de réserve dans l’armée de l’air. Mobilisé en 1939, il échappe à la captivité ; résistant en Côte d’Or à partir de 1942, il rejoint ensuite la cure de Saulx-le-Duc en 1945.
2. Le témoignage
La Société d’Histoire Tille-Ignon a réédité en 2019 les Mémoires d’un Curé : Fantassin, Aviateur, Résistant (112 pages). Le site EGO 1939 – 1945 signale une première édition « chez l’auteur » en 1970. L’auteur signale que c’est à la demande de son neveu qu’il a écrit ses mémoires, la rédaction en a été faite pendant l’hiver 1964 – 1965. La partie qui concerne la Grande Guerre va de la page 15 à la page 68. Merci pour son aide à Serge Thozet, président de la Société d’Histoire Tille-Ignon.
3. Analyse
Un curé sac au dos et galon au bras
Jeune séminariste, Maurice Grivelet remplit ses obligations militaires de 1909 à 1911 et devient sous-lieutenant de réserve : la vie militaire ne lui déplaît pas. Il entre en Alsace en août 1914 avec le 44e RI de Besançon (entrée dans Altkirch puis Mulhouse), puis évacue la région ; rapidement transporté en Picardie, il évoque les combats des 6, 7 et 8 septembre auxquels il participe (bataille de l’Ourcq) ; revenu au front après blessure en 1915, il raconte les préparatifs de l’offensive de Champagne au 104e RI, avec le creusement des parallèles de départ à 300 mètres devant la première ligne française. Il est dans le bataillon de réserve le matin de l’offensive du 25 septembre, mais le soir, il doit rejoindre seul vers l’avant une compagnie d’attaque du matin qui n’a plus de cadres, et c’est l’occasion (p. 41) d’une description saisissante de l’état de ces hommes épars et épuisés, faite par un officier encore frais.
André Guéné
Le récit comprend auparavant un épisode d’enfant-soldat. Le 2 septembre, le sous-lieutenant Grivelet découvre dans sa section un enfant de douze ans qui a fui de chez lui et qui veut rester avec eux. L’auteur réussit à le confier à un aumônier dans une voiture d’ambulance, mais il faut l’y faire entrer de force, malgré ses pleurs et ses cris. Le soir venu, André qui s’est sauvé et a réussi à les rattraper (p. 22) « Je fus bien obligé d’adopter – provisoirement – ce pauvre gosse. Le moyen de faire autrement ? » Blessé le 8 septembre, l’auteur voit le jeune garçon lui ramener de l’aide sous le feu, ayant prévenu des soldats qui vont le transporter vers l’arrière. L’enfant reste avec lui lors de l’évacuation en train sanitaire, et ils sont logés ensemble à l’hôtel Riva Bella (Calvados) transformé en hôpital (p.31), «un petit lit fut installé pour André dans ma chambre. ». Un député du Calvados, Fernand Enguerrand, qui fait la tournée des blessés, lui demande qui est cet enfant, et deux jours après, l’histoire est dans « l’Écho de Paris » (p. 31) « et je lu, en caractères d’un centimètre, le titre d’un article de deux colonnes en première page : « Un enfant héroïque ». » L’auteur doit rédiger sans notes, puisque l’article (voir site BNF Rétronews), est sur une seule colonne (bas de la Une, 19 septembre 1914) et a comme titre « Un héros de douze ans » : l’essentiel correspond toutefois. Le plus intéressant de cette histoire réside dans ses suites (p. 32) « une énorme correspondance venue des quatre coins de la France : parents, amis, curés, instituteurs, etc… me demandaient des photos, des détails sur l’aventure d’André. « Je ferai ma première classe sur cet « Enfant héroïque » m’écrivait l’un de ces instituteurs. Des cartes postales furent mises en circulation, me représentant la tête bandée, appuyé sur l’épaule d’André, avec en arrière-plan, des obus qui éclataient, des cavaliers qui chargeaient… » Nulle part dans l’article, le député ne dit que M. Grivelet est prêtre. Celui-ci quitte André, dont on ne connaît pas le destin ultérieur, lorsqu’il part en convalescence.
Aviation
L’auteur a fait une première demande pour entrer dans l’aviation à l’automne 1914, sollicitant dans le même temps son autorité hiérarchique religieuse. L’évêché de Dijon lui a répondu (p. 33) « sans vous le défendre, suis d’avis de vous abstenir. » Il obéit, mais signale que « le démon de l’aviation n’était pas exorcisé en lui ». Il souffre de l’hiver en Champagne, « Ville-sur-Tourbe, ce nom dit tout » (p. 42), ne se sent pas d’atomes crochus avec les Normands du 104e RI puis refait une demande pour l’aviation, qui est acceptée en août 1916. « Aviateur! Le rêve de ma vie. » (p. 47). Passé capitaine, il est formé comme observateur au Plessis-Belleville, puis vole à la C 56 (sur Caudron). Il raconte ses missions photo, et évoque l’échec de l’aviation le 16 avril, à cause des mauvaises conditions météorologiques : « Nous ne servions à rien, il ne nous était pas possible d’être utiles à quelque chose, mais il fallait tout de même foncer dans la tempête de neige au ras des sapins, ou de ce qu’il en restait. » (p. 53). Il vole d’abord seulement comme observateur, puis il est formé au pilotage, notamment par Octave Lapize (p. 54), par ailleurs vainqueur du Tour de France cycliste 1910. Ce curé peu conventionnel semble goûter la coquetterie « pilote » (p. 48) « Mais pour être aviateur, il fallait être chaussé de grandes bottes lacées et porter de grands galons en trèfle qui montaient jusqu’au coude. Avec quelques nouveaux arrivants comme moi, nous allâmes donc à Paris acheter bottes et galons. » On sait par ailleurs (témoignage « Trémeau ») que ces bottes sont chères et que les sous-officiers pilotes n’ont souvent pas les moyens de s’en procurer, ce qui est source d’humiliation. Il prend ensuite le commandement de la So 252 sur Sopwith, narre quelques anecdotes dont une évoquant le mépris du général Schmidt (erreur sur la 163 DI, c’est plutôt la 167 DI, p. 57) : « Aviateur ! morphinomane, cocaïnomane, qui dans un accès de folie montez en avion pour faire des pitreries au-dessus des tranchées… » Il fait aussi une description intéressante de la pagaille qui règne lors de la percée des Allemands en mai 1918 au Chemin des Dames (p. 58), l’infanterie française ayant perdu les fanions qui permettaient de reconnaître les unités : « On demanda à l’aviation de situer les lignes d’après la couleur des uniformes, ce qui nous obligeait à descendre très bas. Cela nous coûte cher et le plus souvent, les renseignements obtenus de cette façon, étaient erronés. (…). Des avions signalèrent des troupes françaises en marche sur telle ou telle route, et en réalité, il s’agissait de convois de prisonniers… ». Il évoque enfin un 11 novembre qui (p. 67) « fut plutôt une déception ; nous avions l’impression que cet armistice était prématuré, et que l’armée allemande n’était pas assez vaincue (…). Notre pressentiment n’était que trop justifié. » Il faut s’interroger sur ce type de jugement écrit en 1965, longtemps après l’événement, les autres carnets n’évoquant que très rarement ce type de déception dans leur mention du jour de l’Armistice. Notre capitaine – aviateur – curé est démobilisé le 1er août 1919, et rejoint la cure du village de Saulx-le-Duc qu’il ne quittera plus.
Un curé peu banal
Curieux prêtre que ce truculent militaire, aviateur enthousiaste et par ailleurs grand chasseur de sanglier. Certes les membres du clergé en même temps officiers de réserve ne sont pas rares, et on connait d’autres religieux pilotes, comme le missionnaire Léon Bourjade, chasseur de Drachen en 1918, mais celui-ci se caractérise d’abord par sa réserve, ce qui n’est pas le cas de M. Grivelet, très à l’aise dans ses bottes d’aviateur. La suite des mémoires évoque l’Occupation, avec la résistance de l’auteur du côté gaulliste, et il a à la Libération le grade de Lieutenant-Colonel F.F.I., avec des responsabilités à l’E.M. de Dijon. On ne peut s’empêcher de s’interroger : pourquoi un sujet aussi brillant n’a-t-il desservi pendant toute sa carrière que la petite paroisse du village de Saulx-le-Duc, soit pendant près de 50 ans ? Sa mémoire y est restée populaire, mais ses relations avec son évêque n’étaient pas bonnes, et les renseignements fournis par l’association historique locale montrent que la raison pourrait en être une trop grande proximité, établie sur la durée, avec une paroissienne du lieu.
Vincent Suard, février 2024
Lehmann, Othon (1896 – 1968)
Le témoin
Othon Lehmann (1er janvier 1896 – Froeschwiller (Bas-Rhin) – 11 décembre 1968 – Epinal (Vosges)) est un jeune mosellan de 18 ans dont le père, de souche alsacienne, habitait Landau, quand la guerre se déclenche. Les premiers jours mêlent impressions militaires, ignorance de la situation et conscience du drame. Un mélange d’effervescence et d’inquiétude comme en témoigne ce tir sur un espion imaginaire (?) en gare de Landau mais aussi de doute déjà. Ainsi le maire de Landau doutant d’une grande victoire en constatant la prise de … 10 canons. Othon, qui a peur que la guerre se termine victorieuse sans lui, intègre enfin, fin août 1914, le 23e RI bavarois de Landau. Il démarre à Landau puis à Kaiserslautern une vie de caserne et de formation, dont les exercices sont difficiles sous les ordres d’un Kompagnie-Exerzieren, modèle de « véritable vieux soldat ». Il dit : « Je ne me souviens pas d’avoir vu un officier pendant mon séjour à Landau », (il refait d’ailleurs la même réflexion après plusieurs jours de première ligne). En effet, il précise que c’est au sous-officier qu’est confiée l’instruction du soldat brossant quelques tableaux divers de personnages représentatifs. Jeune, il est parti inconscient, confiant espérant avec sa mère « qu’on ne mettrait jamais de si jeunes gens en première ligne, qu’on nous emploierait plutôt pour transporter des munitions, du matériel, des malades… ». Après un mois d’instruction, il est feldmarschbereit, prêt à entrer en campagne. Le 6 novembre 1914, il est enfin dirigé sur le front et dit : « Nous ne chantions pas. (…) Au fond de nos cœurs, nous étions restés optimistes, ne croyant pas au triste sort qui planait au-dessus de nos têtes ». Le train qui l’emporte dépose le soldat à Comines (Belgique) puis, affecté à la 4e compagnie, il est dirigé dans un secteur « formant une chaîne de protection, véritable bastion avançant dans la ligne ennemie » en avant de la ferme du Eickhof (ferme des Trois-Chênes), à l’ouest de la ville. Au créneau, à la défense de la ferme, il prend corps avec le front et en découvre les dangers. Mais il dit : « Je n’avais pas peur ; je crois que je ne me rendais même pas compte de la situation. C’était peut-être très dangereux, peut-être rien du tout ! Pas un coup de fusil, aucune trace d’ennemi. En face de nous, il y avait probablement les mêmes « héros » qu’ici, c’est-à-dire de pauvres gamins sans expérience, déguisés en soldats ». La guerre commence toutefois de l’impressionner. A la vue d’un mort, il dit : « Jamais de ma vie, je n’oublierai la vision de ce beau mort ». Mais le créneau de nuit est fantasmagorique et il déclenche des fusillades, voyant des français dans des troncs de saule, et tuant probablement… une vache. Il se forme toutefois à la guerre, apprend à utiliser se pelle de tranchée « trop petite » (page 15) et expérimente la pitance immangeable et sans pain. Mais rapidement il commence à en éprouver la douleur sous l’omniprésence d’une déprimante artillerie, augmentée du froid et de la pluie. Il dit : « Mais nous étions déprimés et pas assez aguerris pour supporter de telles épreuves » (page 16). Il n’a à ce moment connu que 4 jours de première ligne pourtant. Il avoue avoir abattu un français ayant agi par imprudence (et pour lui manque d’expérience) mais avoir manqué d‘être tué en retour pour le même motif. Très en pointe, il semble oublié, sans ravitaillement, et souffre de la faim. Mais c’est bientôt l’attaque devant son front, impressionnante, terrible et meurtrière, à son avantage. Il dit : « La situation des assiégés était devenue intenable. Les Français sortirent sans arme, se rendirent et furent conduits vers l’arrière. Aucune violence sur eux. C’était la guerre sincère entre braves soldats de première ligne » (p. 21). Atteint d’une balle, il n’ose plus utiliser son fusil et tente de récupérer sans succès celui d’un mort qu’un soldat enterre. Le 14 novembre, pris dans un bombardement, il est blessé au dos par plusieurs éclats d’obus en protégeant un camarade, tous deux blottis dans le parapet d’une tranchée. Se sentant en sureté avec ses camarades et ne voulant pas les exposer au feu, il refuse d’abord son évacuation. Il dit : « Dans le danger de mort, dans les situations sombres de la bataille, les camarades sont toute notre vie, ce sont seulement eux qui comptent. Et si au commencement d’une bataille, on hésite, pour des raisons humaines, de tirer sur des hommes d’en face, tout sentiment de pitié ou de générosité nous abandonne dès qu’un camarade tombe ou est blessé à côté de nous » (p. 25). Il est finalement évacué à la nuit mais dois menacer de son revolver des « infirmiers froussards » qui se trompent de direction et partent vers l’ennemi. Doté d’un revolver civil acheté pour le front avant d’y arriver, ils le prennent pour un officier ! Arrivé à l’ambulance, il est hissé dans un fourgon sanitaire, veut encore aider un français en pantalon rouge, lui rappelant les images d’Epinal de son adolescence (évoquant ici la francophilie de sa famille, précisant « Du roi de Prusse, nous ne parlions jamais ») et la guerre de 1870. Evacué par trains, dans un desquels, par imprudence il manque de retourner au front, il échoue dans un hôpital où il souffre atrocement. Au printemps de 1915, il est dirigé sur le dépôt de son régiment, à Kaiserslautern et jugé « apte seulement pour le service de garnison » (p. 32) et employé au bureau de la Ersatzkompagnie. « Jamais je n’ai vu un seul de mes camarades du front. Peu à peu, j’ai appris que tous étaient morts dans les combats devant Ypres. Parmi mes camarades de chambre, 13 avaient subi l’examen du service militaire d’un an. De ces 13, je suis le seul survivant. Pendant mon temps de service au bureau de la compagnie, j’ai obtenu de temps en temps quelques renseignements sur la mort de mes camarades et les communiquer à leurs parents. C’est le seul service que j’ai pu rendre à ces malheureux » (p. 32). Il cite d’ailleurs parfois le nom de quelques-uns de ses camarades (cf. p. 19). 35 ans après sa blessure, des médecins ont découvert qu’un éclat d’obus se trouvait encore dans le dos d’Othon Lehmann.
Othon Lehmann, 1914 dans l’infanterie allemande, Epinal, chez l’auteur, 1963, 33 p.
Le témoignage
Ce court ouvrage, souvenirs écrits par l’auteur en 1962 « sans jamais avoir rien noté » (p. 27), est simple et superficiel tout en étant relativement descriptif de sa place dans son minuscule morceau de front devant sa femme belge cominoise et des états psychologiques d’un jeune soldat sous l’uniforme feldgrau blessé après seulement 8 jours de front. Il renseigne peu sur sa position sociale mais semble indiquer en note finale avoir un équivalent de brevet supérieur. Il fait aussi montre d’une certaine francophilie qui pourrait s’expliquer en sa qualité de mosellan du nord, d’une commune, Reichshoffen, fortement marquée par la guerre de 1870. Sa narration se veut pédagogique, Lehmann traduisant systématiquement en français les termes militaires, uniformologiques ou techniques dont il a conservé voire expliqué en note la signification.
L’ouvrage n’est pas iconographié mais comporte un croquis et une carte de la ferme Eickhof, seul champ de bataille qu’il aie jamais connu. Se reporter à l’ouvrage pour son usage de terminologie allemande « de guerre » (organisation civile et militaire, uniformologie, usages, expressions, etc.).
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours suivi par l’auteur : Landau – Kaiserslautern – frontière belge à Herbesthal – Liège – Lille – Comines (Belgique) – Eickhof / ferme des Trois-Chênes – Bruxelles – Dillingen an der Donau – Kaiserslautern.
Page 5 : Tableau d’une mobilisation à Landau qui l’impressionne (« Landau était le siège de deux régiments d’artillerie (n°5 et n°12), d’un régiment d’infanterie (n°18), du premier bataillon du 23ème RI, d’une formation de mitrailleuses et d’un dépôt de cavalerie (chevaux-légers) » (sic)).
6 : Voit les premiers blessés français dont certains portent des chaussures civiles vernies !
: Tir surréaliste sur espion sur un toit proche de la garde Landau, espionnite
7 : Couleur des uniformes, il touche le felgrau plus tard
8 : Liste des unités de Landau
9 : Poursuit sa formation à Kaiserslautern
18 : Pain surnommé Pumpernickel, dû à Napoléon qui l’avait donné à son cheval en disant « Bon pour Nickel » !
24 : A acheté avant de partir en guerre un revolver Hammerless
30 : Vue d’une dysenterie dans un train, expédients divers (bottes, casques puis « marche du train hors de la porte, retenus aux mains par des camarades ») pour déféquer
31 : Solution de Sublimé pour traiter sa blessure
Yann Prouillet, juillet 2023
Duclos, Jacques (1896 – 1975)
Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste
Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)
1. Le témoin
Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.
2. Le témoignage
Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.
3. Analyse
Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.
Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux.»
Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.
À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».
Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.
Vincent Suard, mai 2023
Laurens, Jacques (1893 – après 1982)
Vie et souvenirs d’un gavot Haut-Alpin
1. Le témoin
Jacques Laurens (1893 – après 1982) est né à la Cluse en Dévoluy (Hautes-Alpes) dans une famille de cultivateurs. Incorporé par anticipation (classe 1913) au 6e RA de Valence, il combat à la bataille des Frontières puis en Artois en octobre 1914. Réformé temporairement en avril 1915, à la suite de l’aggravation d’une blessure contractée en août 1914, il est réincorporé à la fin de 1915 et on le voit devant Verdun en 1916. Promu maréchal des logis en janvier 1917, il participe à l’offensive du 16 avril à Braye-en-Laonnois. Après un retrait en Alsace, il revient en Lorraine en 1918, prend part aux durs combats de juin (Reims) et juillet (Dormans et Fère-en-Tardenois) en 1918, et termine la guerre dans les Flandres. Rengagé jusqu’à 1929, il est stationné à Cologne, est occupant à Essen lors de l’affaire de la Ruhr, puis est caserné à Landau, jusqu’à son retour à Briançon en 1927. Il quitte le service actif en 1929.
2. Le témoignage
Jacques Laurens est l’auteur de « Vie et souvenirs d’un gavot Haut-alpin », paru en 1980 et édité par « Culture provençale et méridionale », Marcel Petit, 160 pages. « Gavot » signifie habitant des montagnes des Hautes-Alpes et de l’Isère, pour l’auteur ce terme a un aspect péjoratif (arriéré, sauvage) et il l’utilise volontairement, pour montrer la fierté de son origine montagnarde, et que le gavot qu’il est « n’a jamais failli à son devoir ».
3. Analyse
Jacques Laurens se décrit comme un autodidacte, un homme curieux, qui passe le baccalauréat par correspondance à 27 ans. Il vient d’une culture paysanne de montagne, et son propos évoque d’abord la vie au village, dans son enfance. Il ne rechigne pas aux travaux de la ferme, mais il insiste surtout sur son appétit de connaissance, dans ce lieu très reculé. Ainsi, la feuille locale hebdomadaire ne lui donnait pas assez d’informations sur la France et le Monde (p. 33) « aussi je m’étais abonné au journal le « Petit Parisien », que le facteur m’apportait tous les 2 ou 3 jours. Je ne voulais pas obliger ce fonctionnaire à parcourir trois kilomètres en montagne pour un journal, lorsqu’il n’avait pas d’autre courrier pour la maison. »
En 1914, Jacques Laurens est infirmier à sa batterie, au 6e RA, et dans les premiers combats (Charme), son groupe est submergé par les gros calibres allemands. En retraite à la fin de la dure journée du 22 août, il est blessé au moment où il participait à la destruction des canons de sa batterie. Évacué inconscient, il se réveille le lendemain à l’hôpital d’Épinal. Il réintègre son unité en septembre, et début octobre, alors que les lignes sont encore mouvantes et qu’il faisait une liaison avec une section du 159e RI (Est d’Arras) il est fait prisonnier par les Allemands. Convoyé dans l’obscurité, dernier de la file, il profite de la présence d’une meule de paille pour s’y cacher la nuit et toute la journée suivante, puis il reprend contact avec les Français et est félicité. En 1915, sa blessure d’août, mal refermée, l’envoie à Bernay pour deux mois d’hospitalisation. Il décrit ses bonnes relations avec son infirmière, la Comtesse veuve de Sémaison, dont il visite le domaine à Lisieux. Il décrit une relation qui se développe, et peut-être qu’avec l’effet de distanciation (plus de 60 ans ici pour la rédaction – il tempo è galantuomo -) le passé est-il un peu enjolivé ? (p. 67): « de même âge et d’une égale culture, certaines affinités nous rapprochaient. Par la suite, une idylle ne manquait pas de se créer. La situation et les événements ne permirent pas de lui donner une suite. Mais cette fin ne se fit pas sans un grand chagrin de part et d’autre, qui fut très long à se résorber. » Le niveau scolaire de J. Laurens (fiche matricule) est de niveau 2 en 1913, c’est-à-dire correspond à un niveau primaire basique.
Réformé temporaire d’avril à septembre 1915, lors d’une commission de rappel des exemptés (Loi Dalbiez), il insiste pour être réincorporé. Sa santé s’est améliorée, et sa situation devient difficile au village où la pression sociale est forte (p. 68) «Les voisins, ne sachant pas le degré du mal qui m’avait fait mettre en congé de l’armée, trouvaient un peu étrange que je reste si longtemps sans rejoindre une formation militaire. Pas ou peu de gens de mon âge étaient au village. Il y avait eu plusieurs tués dans la commune.» Cette démarche de volontariat lui permet aussi de réintégrer son corps d’origine, le 6e RA. .En 1916, il évoque le dur engagement de sa batterie à Verdun, avec surtout le premier combat, du 1er au 20 mars 1916. Il mentionne le grand nombre de tués et blessés à sa batterie, et la réquisition temporaire de soldats de l’infanterie pour aider, mais évidemment, ils « n’arrivent pas à rendre les mêmes services ». Comme dans d’autres carnets de Verdun, l’auteur fait une description des combats (ici chute de Douaumont) en reprenant longuement des extraits de l’almanach du combattant (1977), ou du livre du général Rouquerol.
En 1917, promu maréchal des logis, il évoque le commandement de la section spéciale du CA qu’il doit assurer (section de « joyeux »), ce sont pour la plupart des condamnés renvoyés au front. Il fait avec eux du terrassement puis organise une unité de crapouillots. L’auteur mentionne aussi sa rencontre avec le lieutenant Édouard Daladier, jovial commandant d’une compagnie de mitrailleuses de la 77e DI, alors que celui-ci est déjà maire de Carpentras depuis 1911.
En 1918, l’auteur, après avoir raconté sa grippe espagnole (avril), évoque les durs combats de juin et juillet, où l’hypérite est omniprésente. Toujours en liaison avec un bataillon d’infanterie, cette fois le 97e RI, il raconte par exemple un épisode de panique (19 juillet 1918, Ville-en-Tardenois, p.125) « [attaque violente allemande] « Des éléments de la compagnie, en petit nombre heureusement, pris de panique, en face de la vague d’infanterie allemande qui fonçait sur nous, quittaient la tranchée sans ordres et avaient tendance à s’enfuir. C’est alors que le capitaine me dit : « Révolver au poing avec moi ». C’est ce que je fis sans hésiter : et tous les deux, debout sur la tranchée, le capitaine cria : « Le premier qui recule est mort » ; devant cette attitude, toute la compagnie regagna son poste de combat. » De manière moins dramatique, il évoque sa perplexité devant des Anglais positionnés à leur côté. En général, les Français sont intrigués par les habitudes d’hygiène britanniques, jugées souvent excessives, voire néfastes (août 1918, Noyon, p. 127) : « Avant d’intervenir, les Tommies faisaient leur toilette. Fait très caractéristique, qui nous a toujours laissés perplexes sur la valeur de cette troupe au combat. »
Donner la mort, de manière caractérisée, au moment du combat, n’est pas chose si courante dans les récits, et on en a une mention ici, lors des violents combats qui marquent la reprise de la guerre de mouvement, en août 1918. Il s’agit, depuis une position d’observation avancée, d’interdire aux assauts allemands l’entrée du parc du château de Plessis-de-Roye. (p. 128) « (…) de mon côté, à la mitrailleuse, j’abattais les soldats ennemis, à bout portant, comme des lapins sauvages en pleine campagne… Aujourd’hui, 60 ans après, lorsque je me rappelle ces faits !!! j’en frémis d’horreur. Il me semble impossible que cela ait eu lieu. Des hommes s’entretuer de la sorte !!!, c’est horrible. Cependant, les faits sont authentiques, il fallait se défendre. C’était de la légitime défense. »
En Flandre à partir de septembre 1918, l’auteur est aussi en liaison avec un régiment belge (octobre 1918, devant Roselaere), et il se trouve honoré par le roi de Belges, un peu par hasard, semble-t-il (p. 131) : « Me trouvant parmi les soldats belges, je fus présenté au roi (…) Après un court entretien, le Roi Albert Ier pris la croix de guerre que portait un officier belge et me l’épingla sur la poitrine en me donnant l’accolade. J’en fus ému jusqu’aux larmes, ne pouvant ouvrir la bouche pour le remercier. Dans ma vie j’ai rarement ressenti pareille émotion. » Après l’armistice, J. Laurens est à Bruxelles et Louvain, puis à côté de Cologne où son unité s’installe durablement. Il « rempile » ensuite par engagements successifs de deux ans, et passe ainsi presque huit ans en Allemagne (p. 145) « (…) Ayant six ans de service militaire accomplis auxquels s’ajoutaient des campagnes, je décidai de continuer une carrière militaire, pour parfaire quinze ans de services et avoir droit à une retraite. Les campagnes de guerre comptant double c’était appréciable. » Participant à l’occupation de la Ruhr, il est à Essen en 1923. L’historien prendra ici son témoignage avec intérêt, mais aussi avec prudence, car il décrit l’occupation durant l’année 1924 comme un séjour agréable (p. 147) : « les contacts avec la population civile, à quelques exceptions près, étaient assez bons. (…) [il est chargé des achats d’approvisionnement] « Je n’ai jamais eu de litiges de quelque nature que ce soit. », et il continue plus loin : « Pratiquement, la résistance n’existait pas. A ma connaissance nous n’avons pas eu de sabotage à déplorer. Les incidents qui se produisaient, se réglaient toujours au mieux. Les manifestations étaient tout à fait rares. » Il reste qu’en 1924, il dit être très surpris par le bruit qui accompagne, dans la rue allemande, l’annonce du résultat de l’élection du Cartel des gauches. C’est un grand défilé bruyant à Essen, avec « Deutschland über alles » et chants patriotiques, et son logeur allemand, qui parle aussi français, lui apprend les raisons de ce déferlement patriotique : (p. 148) « Monsieur Laurens, naturellement, vous n’êtes pas au courant ! Mais avec les élections françaises, l’Allemagne a remporté une très grande victoire. Ces élections ont évidemment coûté très cher à l’Allemagne, parce qu’il a fallu les financer. » Notre auteur reprend cette rumeur et la développe comme un fait établi.
Il quitte Essen en juillet 1925, et part en garnison à Landau dans le Palatinat. En 1927, il retourne dans la région de Grenoble, puis est détaché à Briançon : il participe à la remise en état de petits forts démantelés en 1915, après que l’Italie fut entrée dans la guerre aux côtés de l’Entente. Après sa sortie du service actif en 1929, il signale avoir tenu un commerce à Avignon, mais curieusement, alors qu’il a été postier pendant de nombreuses années à partir de 1929 (receveur des postes), lui, très prolixe par ailleurs, ne signale jamais cette honorable profession. Une autre impression de passé un peu enjolivé repose sur l’ambiance décrite de 1917 à 1929, où l’on a constamment l’impression qu’il est officier subalterne, alors que sa F.M. dit qu’il ne passe adjudant-chef qu’en 1927. S’il est clair qu’il a très souvent « fait fonction », une curiosité renforce la perplexité du lecteur ; une feuille étrangère au volume, tapée à la machine en stencil, est collée page 77, avec comme titre « Errata » : « il m’est reproché de n’avoir pas, dans cet ouvrage, fait mention de mes promotions. Or il est assez délicat de parler de soi-même. Mais puisque l’on me le demande ; je ferais abstraction de ce scrupule, et je dis que ma proposition au grade de Sous-lieutenant me parvint le 28 février 1916. (…) » C’est très ambigu, car si la proposition a pu exister, il ne devient Maréchal des Logis qu’en janvier 1917, quant à sous-lieutenant, c’est de réserve, et seulement en mars 1933, alors qu’il a quitté l’uniforme. Cette petite faiblesse autobiographique d’un rédacteur de 87 ans ne doit toutefois pas nuire à l’essentiel : nous avons ici un récit riche et attachant, et qui montre que le conflit, comme l’institution militaire après 1918, ont pu être pour certains mobilisés de réels outils de promotion sociale.
Vincent Suard, septembre 2022
Caillierez, Marc (1897- ?)
Mémoires de Guerre, 1914-1918 – Quelques souvenirs de 1914 à 1919, sans indication d’éditeur ou d’année, 95 p.
(Tampon en page de garde : Ceux de Verdun – 1914-1918 – Amicale d’Arras)
Ces souvenirs se présentent comme un tapuscrit relié, il s’agit d’un document familial, diffusé également dans le cercle associatif ancien-combattant local. Le témoin se présente comme suit en fin d’ouvrage : « CAILLIEREZ Marc – Ex-chef de la première pièce de la 5e batterie du 26e RAC – secteur postal 70 ». Son grade le plus élevé est maréchal des logis.
Il s’agit de souvenirs mis en ordre très postérieurement à la guerre, vraisemblablement au cours des années 1970 comme permet de le déduire l’avertissement en page de garde : « Certains des faits que je vais essayer de relater datant de quelques soixante ans, je n’ai pas la prétention de toujours en garantir la date exacte ». Malgré cette précaution imputable certainement à la modestie de l’auteur, on a clairement affaire, à la lecture du texte, à un témoignage de bonne tenue, très factuel et dont la rigueur chronologique est tout à fait satisfaisante, quoique parfois implicite ou indirecte.
Le livre se divise en 19 petits chapitres, j’ai relevé et cité les passages présentant un intérêt singulier.
— « Période 1914-1915 » (pp. 5-14)
L’auteur a 17 ans au moment de l’entrée en guerre, il vit dans une région rurale dans le canton de Beaumetz-les-Loges (Pas-de-Calais). Il raconte les conditions particulières des travaux agricoles de l’été 1914, mais aussi la perception progressive du passage de la guerre de mouvement à la guerre de positions au cours de l’automne : « des réfugiés nous apprennent que les Allemands [autour d’Arras] n’avancent plus », « à partir du mois d’Octobre, les conducteurs vont ravitailler les pièces et conduire des matériaux pour construire des abris et des tranchées, l’on sent que la guerre de mouvement est arrêtée ». Il faut bien sûr ici faire la part de la vision très rétrospective des choses qui est celle de l’auteur au moment où il écrit : rédigeant en toute connaissance de la suite des événements, il a tendance à les organiser dans un déroulement cohérent.
En avril 1915 il signale son recensement au titre de la classe 1917. Fait très intéressant, il va devancer l’appel pour bénéficier du droit donné aux engagés volontaires de choisir leur arme d’incorporation. Cette démarche qui entre dans le registre des stratégies d’évitement car elle permet d’éviter d’être versé dans l’infanterie où les pertes sont les plus lourdes, est ici décrite de façon tout à fait limpide. Son père étant incorporé comme maréchal des logis dans le 26e RAC de Chartres, il lui fait savoir dans un courrier début juillet 1915 « que le 26e recrute encore des engagés pour la durée de la guerre, et que son capitaine, un ingénieur des mines de Lens lui conseille de me faire venir à Chartres car la classe 1917 sera appelée en grande partie dans l’infanterie ». (p. 13)…
— « Arrivée au 26e RAC » (pp. 15-21)
— « Départ pour le front – Main de Massigues » (pp. 22-23)
— « 1er séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 24-26)
— « 2e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 27-34)
— « 3e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 35-38)
— « 4e séjour à Verdun » (p. 39)
— « 5e séjour à Verdun » (p. 40-44)
— « Position entre Verdun et les Éparges » (pp. 45-47)
Caillierez se retrouve sur le front après une année passée à l’arrière à faire ses classes et à apprendre le métier d’artilleur. Son régiment est envoyé dans le secteur de Verdun en juillet 1916, où il participe notamment à la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916. Divers éléments sont très intéressants dans son récit, en commençant par son récit de l’explosion d’une pièce d’artillerie : « le 17 [septembre 1916] à neuf heures du matin, la 3ème pièce qui a tiré toute la nuit comme les autres, est choisie par le capitaine pour régler le tir parce qu’elle est la plus récente de la batterie (9 000 coups ; elle éclate en plein milieu avec le 7ème obus que je venais de charger, alors que j’étais prêt à en charger un autre ; je reçois des éclats de fer et de boulons, mais sans mal. Par chance, sans doute parce qu’elle était en plein air, il n’y ni tué, ni blessé, ce qui a rarement été le cas quand les pièces éclatent sous abri – ce qui ne nous empêche pas de trembler « comme des feuilles » après coup. La culasse qui pèse dix-huit kilos est passée au-dessus de nos têtes et s’est enfoncée dans le sol, elle n’a pas été retrouvée ; l’obus, quant à lui, allait éclater à quelques mètres devant la pièce » (p. 25). L’auteur relate ici un moment périlleux, mais pas seulement : ce qui apparaît aussi, c’est la volonté de montrer les dangers encourus par les artilleurs, de fait moins exposés que les fantassins. Ces derniers leur reprochant souvent de mal ajuster leurs tirs et de les frapper ainsi involontairement, il s’agit de se justifier : « nous avons maintenant sur le front de Verdun, de l’artillerie de tous calibres et de l’aviation, pour remplacer le plus possible de poitrines. Si, pour la préparation, nos officiers s’efforcent d’atteindre les objectifs, pour l’attaque proprement dite, tous les calculs sont faits d’avance par le capitaine. À l’heure H, les chefs de pièce sont appelés et reçoivent une feuille de tir, leur donnant le nombre de coups à tirer par minute, et par bonds de 50 ou 100 mètres suivant la marche ; en principe, nous ne voyons plus les officiers. Il arrive encore que, par moments des coups tombent trop près des vagues d’assaut, quand par exemple l’infanterie ne rencontrant pas de résistance, a tendance à vouloir arriver plus vite sur son objectif, d’où les coups tirés trop courts, et reproche est fait à l’artillerie ! » (p. 37)
— « Position de Sept-Sault » (pp. 48-55)
— « Séjour en Belgique » (pp. 56-61) [mai-juillet 1918]
Durant la dernière offensive allemande du printemps 1918, les combats augmentent en intensité, ce qui donne à l’auteur l’occasion d’évoquer la question des citations et décorations, soit la reconnaissance officielle, cruciale pour le soldat-citoyen du devoir accompli : « chaque fois que la division avait subi un coup dur, comme c’était le cas en Belgique, il y avait quelques citations, d’abord pour les morts et les blessés. Pour la batterie, il en restait une, les lieutenants et l’aspirant étaient d’accord pour me proposer au capitaine, car chef de la première pièce, j’avais été souvent plus exposé que les autres en réglant le tir de la batterie, mais celui-ci a décidé que j’attendrais parce que je lui avais mal répondu (…) ce n’était pas trop grave pour moi, puisque j’avais déjà la croix [de guerre], surtout gagnée à la bataille de Verdun ». Le témoin explicite ici une sorte d’échelle de légitimité combattante, la croix de guerre gagnée à Verdun lui permettant de faire fi de l’arbitraire et des humeurs de son supérieur. Il ajoute ensuite cette remarque aigre-douce : « il fallait autant que possible, essayer de ne pas avoir la croix de bois, et l’on était encore loin, au mois de juillet, d’apercevoir la fin de la guerre. Il n’empêche que c’est comme cela que l’on écrivait déjà l’histoire ».
— « Reprise de la guerre de mouvement » (pp. 62-67)
— « Reprise de l’offensive » (pp. 67-69)
« Le 19 [juillet 1918], nous commençons à allonger le tir et bientôt il faut déménager pour aller de l’avant, les Allemands reculent. Peut-on se figurer ce que ces trois mots représentent pour nous, après avoir été à deux doigts d’être faits prisonniers (…) Quel changement, malgré la fatigue et le danger ! Le moral est beaucoup meilleur (…) Cette fois c’est bien la guerre de mouvement. Nous repartons en avant, éclairés maintenant par les incendies des villages qu’ils allument avant de partir ».
— « Derniers combats » (pp. 70-71)
— « 11 novembre 1918 » (pp. 72-79)
[À Sedan] : « accueil délirant de la population, les femmes embrassent nos chevaux, l’on se demande d’où sortent tous les petits drapeaux qui flottent aux fenêtres puisque la ville a été occupée pendant toute la guerre ; c’est une journée inoubliable » (p. 72)
— « Champ de destruction des Ardennes » (pp. 80-85)
— « Départ des Ardennes » (pp. 86-87)
Après l’armistice, au printemps 1919, Caillierez est chargé de détruire des obus dans les obus (« entre quarante-cinq et cinquante-mille obus de tous calibres »). Le principe est d’en disposer plusieurs centaines dans un grand trou de telle sorte qu’ils puissent tous exploser simultanément. C’est évidemment un travail assez dangereux, mais dont il semble bien s’accommoder en attendant sa démobilisation : « ce métier devait durer un long mois. Dans toute la vallée on m’appelait le destructeur (…) De nombreux habitants de plusieurs villages se plaignaient au capitaine que je faisais casser leurs carreaux, et celui-ci me les envoyait. Bien que je leur expliquais que je mettais toujours la même charge et que je ne pouvais faire autrement, quand ils « rouspétaient » trop, je menaçais de mettre 50 obus de plus le lendemain ».
— « Rentrée du régiment » (pp. 88-94)
— « Démobilisation » (p. 95)
« Après avoir passé une journée à Paris en revenant, et une à Douai pour me faire démobiliser, je suis rentré – comme l’on dit – « dans mes foyers ». Voilà comment s’est terminée ma campagne. J’avais passé quatre ans et quarante-cinq jours sous les drapeaux – de 18 à 22 ans – à tel point que je me suis toujours demandé si j’avais eu vingt ans. Tout le monde n’en a pas fait autant, le tout était d’en sortir ».
François Bouloc, septembre 2021
Chatenay Victor 1886 – 1985
Mon journal de Quatorze-Dix-Huit
1. Le témoin
Victor Chatenay (1886-1985), originaire de Doué-la-Fontaine (Maine-et Loire), appartient à une famille de négociants. Si entre-deux guerres il est responsable dans une entreprise d’épiceries (Établissements Brisset), il a à l’origine une formation d’avocat. Exempté en 1906, il s’engage le 11 août 1914. Après une trajectoire atypique, il est, au début de 1915, sapeur dans une compagnie du Génie. Blessé en Artois, il devient après sa convalescence chauffeur d’automobile puis de camion. Sous-lieutenant dans le Train en 1917, il commande une section de transport puis, de janvier 1918 à la fin de la guerre, il est le responsable français d’une unité britannique féminine de transport sanitaire. Dès 1940, V. Chatenay anime un mouvement de résistance à Angers ; sa femme est déportée à Ravensbrück, et lui passe à Londres en 1943. Maire R.P.F. d’Angers (1947 – 1959), il est aussi sénateur, député puis membre du premier Conseil constitutionnel des nouvelles institutions de 1958. Il quitte la vie politique en 1962.
2. Le témoignage
« Mon journal de Quatorze-Dix-Huit » de Victor Chatenay a paru à Angers en 1968 (Imprimerie de l’Anjou, 1968, 197 pages). Sa rédaction suit celle de « Mon journal du Temps du malheur », 1967, qui raconte son engagement résistant de 1940 à 1944. Dans sa préface, l’auteur évoque des lettres d’anciens combattants « on voit bien que vous n’avez pas fait l’autre guerre (…) C’était tout de même autre chose que votre résistance. » Cela le décide à raconter à son tour ses « aventures » dans la Première Guerre. Philippe Chatenay, petit-fils de l’auteur, a proposé sur le site « Chtimiste » un texte remanié sous un nouveau titre : « Des bagnards au Gotha, mon journal de 14 – 18″. Il signale avoir mis le texte au «goût du jour », il s’agit de suppressions de détails, de résumés, et beaucoup de phrases ont été reformulées. Il est donc préférable, pour l’étude historique, de se reporter au texte d’origine.
3. Analyse
La trajectoire de l’auteur est atypique, ce qui donne parfois à son récit de guerre un ton romanesque ; en plus de ce qu’il vit, V. Chatenay raconte aussi des « histoires », des histoires de guerre, et c’est cette combinaison de la narration de son parcours original, et de ces anecdotes, qui fait l’intérêt du « Journal de Quatorze-Dix-huit ». Et les faits ? Autant que l’on puisse les vérifier, ceux-ci sont avérés, en ce qui concerne sa trajectoire personnelle, et ses histoires variées sont le plus souvent crédibles.
Réformé en 1906, et engagé volontaire en août 1914 pour l’aviation, au premier régiment de génie de Versailles, il a presque immédiatement une altercation avec un supérieur, et s’enfuit pour échapper à la prison. Il se fait oublier en réussissant à intégrer une autre compagnie de génie qui fait des travaux de fortification dans le camp retranché de Paris. Il obtient ensuite un détachement aux Invalides à Paris, où il entretient des véhicules automobiles et conduit des autorités. Il loge à l’extérieur, dîne en ville, mais sa mauvaise affaire d’août le rattrape et il se retrouve en décembre 1914 en Artois, dans une compagnie disciplinaire (compagnie 4/8). À Maroeuil ou à Camblain, il décrit ses nouveaux amis apaches ou escrocs, mais il donne aussi des éléments intéressants sur la guerre de mine. Ainsi un mineur du Nord lui explique l’écoute des sapeurs ennemis (p. 48) : « Ecoute, la brouette roule souvent, c’est qu’on transporte autre chose que de la terre, et les coups de pioche ne sont plus au même rythme, la cadence a changé. Attention. » Il raconte l’offensive du 9 mai 1915, qu’il fait à Berthonval avec des légionnaires, devant les Ouvrages blancs, jusqu’à sa blessure, d’une balle dans la mâchoire, à La Targette le 15 mai. Il est secouru après 36 heures passées sur le glacis, mais un obus tue ses brancardiers. Enfin récupéré, il est aidé par l’intervention de son frère Marcel, lieutenant dans l’organisation des services sanitaires : (p. 73) « Marcel a découvert un sergent infirmier auquel il me recommande (…) il lui donne cent francs, ce qui est une somme énorme, pour qu’il me soigne et s’occupe de moi, et fasse en sorte que j’aille le plus loin possible. » Il décrit ensuite son hospitalisation à Lamballe, les blessés, les infirmières : (p. 76) « Quel monde mélangé que ces infirmières françaises ! Du nul, du moche et aussi du meilleur. »
Après sa convalescence, il rejoint un parc automobile, puis, versé à la S.S. 102 (section sanitaire), il fait des évacuations jusqu’à la fin de 1915 en Argonne. Il en effectue aussi beaucoup pendant la bataille de Verdun, puis il est versé au 20e escadron du Train en juin 1916. Dans le même temps, il s’occupe de son « petit commerce » (p. 88) : sapeur, il a appris à démonter les têtes d’obus, et se fait signaler par l’infanterie les obus non éclatés ; après neutralisation, il les revend à des officiers amateurs de souvenirs. Il fait ensuite une demande pour les chars, qui lui est refusée, son supérieur lui reprochant de ne pas chercher à être officier (p. 93) « Vous ne manquez pas, à coup sûr, de vous plaindre de la qualité de vos officiers. S’ils ne valent pas mieux, n’ont qu’à se taire ceux qui peuvent l’être et s’y refusent». Changeant d’avis, il passe alors par Pont-Sainte-Maxence et Meaux et devient sous-lieutenant dans les transports. (juin 1917). Il reçoit le commandement du T.M. 539 (pour transport de matériel), qui regroupe vingt camions Saurer et la responsabilité de véhicules divers non endivisionnés. Il participe souvent avec ses chauffeurs aux trajets de nuit, exposés aux bombardements et aux dangers de l’aube, lorsque les obus à livrer n’ont pas été déchargés assez vite. La description de la route à sens unique au nord de Verdun, après l’avancée des lignes françaises fin 1916, est intéressante, avec un sens unique, par Le Poivre – Louvemont – Haudremont – déchargement, puis retour par le Ravin de la Mort vers Thiaumont. De jour et au repos, la vie pour l’auteur ne manque pas d’attraits, avec les amis de passage, attirés par son « admirable popote », servie par un maître d’hôtel dans le civil. Il souligne qu’il est bien conscient d’être privilégié, par rapport aux « fantassins si malheureux », mais il dit aussi qu’il est impossible de restituer « l’atmosphère lourde et si pénible de la montée du ravin de la Mort, quand on voit, devant soi, s’abattre des rafales d’obus sur le carrefour de Thiaumont qu’il faut traverser ». Ailleurs il évoque « la nuit si noire que c’est un exploit de mener un gros véhicule, lourdement chargé, dans ces chemins boueux, encombrés… et sans lumière. » (p. 114). Se portant souvent volontaire pour des corvées parfois dangereuses, V. Chatenay conclut qu’il se considère comme privilégié, mais pas comme embusqué.
Le ton général est constamment patriotique et hostile aux Allemands. Politiquement, l’auteur n’a aucune considération pour les opposants à la poursuite du conflit à partir de 1917, et il le dit crûment dans une boutade anti-socialiste : (p. 130) « Mais ils marchent [les poilus] et marcheront jusqu’au bout, si le gouvernement ne flotte pas et sait faire fusiller sans tapage les jeunes hommes qui se réunissent avec nos ennemis à Zimmerwald, à Kienthal ou à Stockholm, sous la direction de mon vieux camarade Pierre Laval. » Ce passage du résistant Chatenay (caviardé dans la version en ligne sur « chtimiste »), évoque, évidemment par antiphrase, le Laval député S.F.I.O., hostile à Zimmerwald en 1915 mais proche ensuite de la sensibilité « Stockholm ».
En 1918, il est désigné pour encadrer « une section de femmes de la haute société anglaise », qui doit venir sur le front former un groupe de conductrices de véhicules sanitaires. Les Anglais semblent tenir à un engagement effectif de ce détachement, et l’État-major français désigne V. Chatenay comme responsable de ces conductrices. La Section Sanitaire Y 3 est formée, sous la responsabilité anglaise de Toupie Lowther, d’une trentaine de voitures qui font de l’évacuation entre les ambulances et les gares ferroviaires. Il décrit des membres de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie anglaise, parlant presque toutes le français, et quelques riches américaines arrivées dans un second temps. Il évoque les deux adjointes de T. Lowther : « une vieille et maigre, et pas belle, l’autre blonde et bien portante », ou les conductrices, (p. 135) « si certaines pouvaient être dans la réserve de la territoriale, presque toutes sont jeunes, et, à première vue, jolies. » L’auteur est bien ennuyé au début, car avec cette fonction il fait figure de « prince des embusqués » ; il souligne à plusieurs reprises qu’il n’a jamais voulu cette fonction, qu’il ignore l’anglais, et que son premier souhait est un poste de combattant en ligne (p. 137) : « Vers quelle aventure cinéma-guerrière suis-je embarqué ! ». Ce manque d’enthousiasme lui permet d’échapper à toutes les cabales plus ou moins jalouses dirigées contre lui. Est intéressante ici, dans sa narration, la mention de l’incompréhension, de l’hostilité, sans compter évidemment la moquerie, de la majorité des supérieurs à qui il a affaire pour le service. Il évoque par exemple le mépris d’un commandant – qui s’excusera plus tard – (p. 177) : « Monsieur, je n’admets pas qu’un officier français accepte de commander un bordel. ».
L’unité, qui apporte toute satisfaction lors des combats de l’été 1918, est félicitée, et V. Chatenay l’accompagne jusqu’à Wiesbaden, en 1919. Il rend, à sa manière, un hommage à la fois sincère et ironique à la responsable anglaise T. Lowther, décorée de la croix de guerre, qui en obtenant de «servir au front comme section sanitaire de division, a réalisé une performance unique, et son seul échec est de ne pas avoir réussi à faire tuer quelques-unes de ses conductrices, ce qui aurait fait briller sa section et lui aurait valu la légion d’honneur. » (p. 143). Il signale aussi qu’il ne peut éviter la sociabilité mondaine, et parfois les idylles de certaines conductrices avec des officiers attirés comme des papillons, mais il souligne sa propre réserve à cet égard. Il reste toutefois qu’il épousera en 1920 Barbara Stirling, une des conductrices de la S. S. Y 3.
Ce témoignage a été rédigé par un notable gaulliste de 82 ans : il évoque sa guerre – il a failli mourir sur le parapet en Artois – mais il aime aussi à évoquer sa jeunesse et ses frasques. Si cet itinéraire « combattant » atypique est possible, avec son dandysme assumé (mondanités, uniformes chics…), c’est aussi parce que son origine sociale et ses moyens le lui permettent, mais n’enjolive-t-il pas un peu le passé ? Ce qui frappe ici, outre ce ton détaché qui révèle un vrai talent de conteur, c’est sa liberté de mouvement, qui elle aussi, n’a rien de représentatif du vécu de la majorité des combattants. Par définition, les conducteurs sont mobiles et l’arme du Train laisse souvent un espace d’autonomie ; lui-même évoque certains de ses chauffeurs, non rattachés à des sections constituées (p. 124) : « Les conducteurs étaient tous débrouillards, trop débrouillards, et je me reconnais du mérite d’avoir pu les tenir à peu près en main (…) mais j’étais heureux d’avoir ce commandement qui m’apportait l’énorme privilège de pouvoir circuler partout. » Sa description de l’unité de femmes dont il est responsable en 1918 est également précieuse ; en effet, au contraire des nombreuses infirmières, subordonnées dans les hôpitaux, et affectées uniquement aux soins, les conductrices anglaises ont en plus une compétence technique « masculine », et disposent d’une part d’autonomie qui, si ténue soit-elle, rencontre constamment l’incrédulité des officiers français. Certes, elles sont là surtout parce que, outre leur patriotisme, elles sont riches ou nobles, et elles ne sont en rien représentatives des femmes anglaises en guerre ; toutefois, malgré ce caractère « extraordinaire », elles représentent quand-même, sur le sol français, la marque de l’avance britannique en matière d’émancipation féminine.
Vincent Suard, septembre 2021