Constantin-Weyer, Maurice (1881-1964)

1. Le témoin

Né le 24 avril 1881 à Bourbonne-les-Bains ; décédé à Vichy le 18 octobre 1964.

A émigré au Canada en 1904 dans le Manitoba ; installé comme agriculteur, il fait faillite puis survit difficilement en tant que journalier jusqu’au déclenchement de la guerre.

Les renseignements rapportés ci-dessous sont ceux distillés par l’auteur tout au long de son ouvrage : « J’étais venu d’Amérique (Canada), abandonnant là-bas tout ce que je possédais. J’avais gagné ma médaille militaire, la première de la division, devant Saint-Mihiel et Chauvoncourt, le commandement d’une section d’infanterie… » (p. 67-68).

« Fils et petit-fils d’officier, j’avais été élevé dans le culte de l’armée » (p. 67).

Sous-lieutenant en février 1915. Lieutenant en 1916. Capitaine, commandant la 9e compagnie du 58e R.I. le 31 janvier 1917 (p. 53).

1915 : Champagne

Eté 1916 : Verdun ; « du 22 juin au 16 août 1915 » (en fait, 1916), p. 48.

Novembre 1916 : secteur du Chemin des Dames ; 58e R.I., 30e Division, 15e Corps.

Envoi du régiment en Orient, Salonique : « 17 décembre 1916. Oulchy-Breny. Ordres et contre-ordres. Méconnaissance totale de l’âme de la troupe. Trop peu de permission » (retranscription du carnet, p 29).

Embarquement à Marseille le 16 janvier 1917. Débarquement à Salonique le 25 janvier.

Séjour de 3 semaines à la prison de Salonique après une altercation avec des soldats ivres. Affecté le 19 février 1917 au 284e R.I.

10 mai 1917, attaque au Srka di Legen à la tête de sa compagnie ; blessé grièvement ; après dix mois d’hôpital, à sa demande, est affecté au 19e bataillon de chars.

Devenu journaliste et écrivain à succès après la guerre, auteur de 9 livres au moment où paraît P.C. de Compagnie. Prix Goncourt 1928 pour Un homme se penche sur son passé, Ed. Rieder.

Une biographie : Roger Motut, Maurice Constantin-Weyer, Saint-Boniface, Manitoba, Canada, Ed. des Plaines, 1982.

2. Le témoignage

P.C. de compagnie, Paris, Les Editions Rieder, 1930, 231 pages.

Le livre est dédié à Joseph Jolinon, l’auteur du Valet de gloire.

« Voici des pages sur la guerre. Elles sont extraites de mon carnet de route », indique l’auteur p. 11. L’objet du livre est explicité par l’auteur : celui-ci estime que le livre de Jolinon « est incomplet. Il partage, avec la plupart des livres qui ont été écrits sur la guerre, cette méconnaissance du rôle de l’officier qui atteint son maximum dans le Feu de Barbusse… » (p.15); « j’ai feuilleté mon vieux carnet de route, devenu presque illisible. J’y ai choisi, justement, ce qui a trait au commandement d’une compagnie d’infanterie. Un Dorgelès, un Duhamel, un Jolinon ont apporté sur l’homme d’extraordinaires et émouvants documents. Mais on ignore encore ce que pouvait souffrir un officier » (p. 16).

3. Analyse

L’auteur revient sur les « légendes » qui ont couru sur le 15e Corps à l’entrée de la campagne en Lorraine (p. 20-26). Constantin-Weyer attribue la défaillance du début de la guerre à la politique de recrutement régional : « la 15e région fait partie de celles où l’instruction militaire est la moins poussée. […] Le niveau moyen des officiers, au début de la guerre, était certainement moins élevé au 15e corps qu’au 20e ou qu’au 21e corps. Et me voici revenu à l’un des points principaux que je prétends prouver ici : c’est qu’on ne démocratise pas l’armée. L’officier doit toujours être un homme de l’élite. Un aristocrate. J’emploie le mot dans son sens étymologique le plus large, me rappelant la fière devise que Glaucos, fils d’Hippolochos, reçut de son père : « Toujours exceller et s’élever au dessus des autres ». Favoriser l’avènement des médiocres, c’est, de tout temps, préparer de terribles destinées à ceux dont ils seront les chefs » (p. 25-26).

Embarquement à Marseille, destination Salonique : « Il y eut, à l’embarquement […], le nombre habituel de déserteurs. Un ou deux par compagnie, je crois. J’appris que ce déchet était largement prévu par les services d’Etat-major » (p. 32).

25 janvier 1917 : Salonique, camp de Zeitenlick. Troupes françaises, britanniques, italiennes, russes et serbes.

Armée et religion :

L’armée française en Orient était commandée par le général Sarrail : « Dès les premiers jours qui suivirent notre arrivée, je remarquai de curieuses évolutions dans la façon d’agir de certains de nos camarades ou de nos chefs. A la 5e armée, d’où nous venions, du front français), il était, paraît-il, bien porté d’aller à la messe. Ces mêmes, exactement, qui, il y avait un mois à peine, nous faisaient à M. et à moi, reproche de notre tiédeur, et qui affectaient de mal comprendre que nous profitassions de la liberté des dimanches matin au cantonnement pour tenter de gagner quelques heures de sommeil, cessèrent d’afficher leur zèle religieux. Nous eûmes même la surprise, dès le premier dimanche, de recevoir un tableau d’exercices pour la matinée, combiné de telle façon qu’il devenait impossible d’entendre le moindre office. C’est que nous étions à l’armée Sarrail. […] Quoi qu’il en soit, à l’égard de mes hommes, même aussi peu religieux que fussent la plupart d’entre eux, la chose prenait la proportion d’une brimade… »

Constantin-Weyer effectue un séjour à la prison de Salonique. Deux femmes sont alors en cellule, « une espionne serbe et une Française. L’histoire de la Française était singulière. Cette femme, toute jeune, s’était éprise d’un aspirant du 61e de ligne au moment où la division avait cantonné à Marseille. Elle avait obtenu, je ne sais comment, des effets de soldat, un sac, un fusil. Ainsi équipée, elle s’était jointe à la compagnie de son amant, et avait embarqué en fraude sur le navire. Au débarquement, le pot-aux-roses fut découvert, l’aspirant avait été cassé, la jeune femme mise en prison, en attendant d’être rapatriée en France… » (p. 76).

La vie nocturne à Salonique : p. 129-133.

25 février 17 : En secteur à Lioumnitza, la « Montagne Rouge » : « Au sud, son pied trempait dans la branche droite de la Lioumnitza, maigre affluent du Vardar. […] Sur le versant nord, entre nous et la branche gauche de la Lioumnitza, les tranchées bulgares, à 400 mètres de nous, environ. » (p. 153). Nombreux hommes malades du paludisme.

Considérations sur le métier de « commandant de compagnie » (p. 198-200).

L’attaque, le 10 mai 1917, des positions bulgares du Srka di Legen (p. 208-216): échec ; tirs trop courts de l’infanterie française ; pertes chez les assaillants ; contre-attaque bulgare ; débandade et une exécution sommaire pour mettre un terme à la panique : « Je m’avance vers le premier fuyard : « Demi-tour et au combat. » Une bouche hagarde me crie une injure. L’homme cherche à passer. Tirer sur lui… Un Français… Dieu ! que mon bras est lourd ! J’arrache d’un coup sec le poids de mon browning. Coup de fouet. Le pauvre diable se tord sur un genévrier… Instantanément, dix, vingt, trente fuyards s’arrêtent. Ils ont vu. Et c’est de moi seul, maintenant, qu’ils ont peur. Plus que les balles et les schrapnells, je domine le champ de bataille. Toujours escorté de Maguin, je les place méthodiquement. Je colmate le front, entre Cussac et moi. Et, dès les premiers coups de feu de cette ligne improvisée, la chaîne des tirailleurs ennemis tourbillonne et flotte… Partie gagnée. Ce n’est pas le moment, pour moi, qui viens d’exercer l’acte le plus terrible de commandement, de demeurer coi. A vingt pas en avant des hommes, droit sur un sol de marbre, je m’expose à la vue de mes hommes Je n’ai plus qu’une chose à faire : servir d’exemple » (p. 215-216) ; Constantin-Weyer est alors atteint d’un projectile. Sauvé par ses hommes ; rapatrié à l’arrière avec un trajet de 5 heures, « ficelé sur un mulet » torturé par ses blessures (p. 226-229).

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Freinet, Célestin (1896-1966)

1) Le témoin

Né le 15 octobre 1896 à Gars dans les Alpes maritimes dans une famille d’origine paysanne. Après avoir étudié au cours complémentaire de Grasse, il entre à l’école normale d’instituteurs de Nice. Freinet est mobilisé le 10 avril 1915, à 19 ans. Le 15 août, il entre à Saint-Cyr et en ressort avec le grade d’aspirant. Il est grièvement blessé le 23 octobre 1917 au lors de la bataille de la Malmaison au Chemin des Dames, dans le ravin des Gobineaux. Combat dans les rangs de la 2e compagnie du 140e R.I. (27e D.I.). Il reçoit, suite à cette blessure, la Croix de guerre et la Médaille militaire avec la citation suivante : « Jeune aspirant qui s’est vaillamment comporté au combat du 23-10-17. Très grièvement blessé en enlevant la position ennemie à la tête de sa section. » Renvoyé dans ses foyers le 9 novembre 1918. Il traîne, d’hôpital en hôpital, une longue convalescence qui durera quatre ans. Atteint au poumon, il ne se remettra jamais complètement de ses blessures et gardera toute sa vie un souffle court. Après passage devant plusieurs commissions de réforme, il est déclaré invalide et reçoit une pension d’infirmité évaluée à 70%. En 1920, il est nommé instituteur et commence à mener des recherches dans le domaine de la pédagogie qui aboutiront à l’élaboration de la « pédagogie Freinet ». Décédé à Vence, le 8 octobre 1966.

2) Le témoignage

Touché. Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, 1996, 104 p. (ISBN 2 902333 33 1) Une illustration (portrait de Freinet en 1914). Une postface présentant des éléments biographiques succincts.

La quatrième de couverture précise que « ce texte a été rédigé dans le courant de l’année 1919, à partir des notes d’un carnet de campagne [que l’auteur] a tenu depuis son incorporation jusqu’au 11 novembre 1918. »

Ce texte a été publié une première fois sous le même titre en 1920 par la Maison française d’art et d’édition (72 p).

3) Analyse

Ce témoignage accorde très peu de place aux circonstances de la blessure par balle. Il y a, chez l’auteur, une véritable volonté de minimiser la période d’engagement pour mieux mettre en valeur l’évocation du traitement de la blessure et de la période de convalescence.La suite du récit privilégie deux types d’évocation : celle d’un homme face à sa blessure (« J’ai soif !… j’ai soif !… (…) J’ai froid, la poitrine nue… Personne ne peut m’entendre. Des soldats errent – pressés. On me marche dessus… Il fait froid… Moi qui naguère… et cette loque à présent », p 21) et celle d’un blessé dont la convalescence va être longue et difficile. La douleur physique est véritablement au centre du récit. Elle devient rapidement le seul leitmotiv qui justifie la narration. L’arrivée dans un hôpital du front (non localisé) autorise l’auteur à décrire toutes les souffrances que subissent les évacués : transport, déshydratation, plaintes des blessés, lutte contre la mort… Commencent alors les premières interventions chirurgicales puis une première convalescence. Cet hôpital – probablement un H.O.E. – est tout, excepté un lieu de repos… Les blessés geignent, perdent la raison. Un colonel y passe, pour distribuer les médailles. Un infirmier y écrit une lettre sous la dictée d’un blessé (pp 38-39). La nuit, on évacue les morts. Le matin, on refait les pansements : « Ce matin, je regardais faire le pansement de mon nouveau voisin : son front a un énorme trou et un morceau de cervelle gros comme le poing déborde du crâne. » (p 40) Un artilleur valide y recherche jusqu’au petit matin son frère : « Au jour, il est reparti, désespéré, rejoindre sa batterie, désespéré de n’avoir pas retrouvé son frère. » (p 41). Les blessés qui craignent l’amputation se rassurent comme ils peuvent, en tâtant leurs membres au réveil. Les infirmiers venus relever la température des corps mentent pour ne pas aggraver le désespoir des patients ou demandent aux moins mal lotis de prendre en charge leurs camarades de souffrance car ils ne peuvent « pas toujours être là… » (p 45) Le seul instant de répit demeure celui des repas. Encore faut-il que la blessure n’handicape pas trop celui qui veut s’alimenter. La présence d’une infirmière réconforte à peine : « Quand elle m’a fait le bandage autour de la poitrine ses cheveux m’ont frôlé… Elle était parfumée… Et mon être n’a pas frémi ; j’en suis encore tout triste. » (p 51) L’hôpital demeure un lieu où « les minutes sont éternelles. » (p 52) et où les cauchemars des blessés demeurent hantés par les récentes scènes de combat. Même les besoins naturels du corps, lorsqu’ils se mêlent aux rêves, l’avilissent encore un peu plus : « Quand les soeurs sont arrivées pour faire le lit, elles ont été surprises de voir des draps trempés et salis (…) » (p 59) Après trois semaines d’hospitalisation, le blessé se sent mieux. D’autant mieux qu’autour de lui, le nombre de mourants diminue. Des parents sont désormais autorisés à venir rendre visite aux blessés.

Freinet ayant été classé « transportable » est évacué par péniche vers Compiègne. Début 1918, nouvelle hospitalisation dans un « château » là encore non localisé. Si la fièvre baisse, le corps reste faible. L’auteur parvient cependant à retrouver une certaine autonomie. Il se réalimente et son corps quitte progressivement sa maigreur inquiétante : « Je dévore, assis sur mon lit. Je ris de mon appétit. » (p 84) Cette longue période de convalescence, où l’auteur réapprend à marcher, évoque pour lui les souvenirs de la petite enfance et doit bien sûr être mise en relation avec le devenir de sa pensée pédagogique. Toutefois, la période des souffrances n’est pas complètement terminée : une balle est restée dans l’épaule. Il faut donc remonter sur la table d’opération pour l’extraire : « On contemple ma balle. Quelqu’un m’a dit : « Vous pourrez en faire une breloque. » (p 93) Durant cette deuxième convalescence, le rétablissement est plus prompt et plus aisé : « Je vais… Ma seconde enfance communie avec le printemps dont elle est l’image, et je mordille les jeunes pousses. » (p 95) Dans cet univers de convalescence où la souffrance demeure, chacun se console comme il le peut, sous le regard de l’autre : « Le manchot se sent favorisé quand il regarde son voisin, l’amputé de la jambe. Celui-ci a pitié du trépané. Ce trépané est heureux de voir. Cet amputé des deux bras a encore un moignon au bras droit – auquel un jour il a fait attacher une fourchette. Et l’aveugle bénit le ciel d’être encore en vie. » (pp 96-97) La région est menacée par l’offensive allemande du printemps 1918, le « château » des convalescents doit donc être évacué. L’expérience de cette blessure ne se cicatrisera jamais tout à fait comme le laisse clairement entendre la dernière phrase de ce témoignage : « Non, nous [les blessés] ne sommes pas « glorieux », nous sommes « pitoyables ». Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. » (p 101)

4) Autres informations

Louis Legrand, « Célestin Freinet (1896-1966) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, no 1-2, mars-juin 1993, p. 407-423. Consultable à l’adresse suivante :

http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/freinetf.pdf

J.F. Jagielski, 8/03/08

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Cru, Jean Norton (1879-1949)

1. L’auteur

La famille Cru, protestante, est originaire de la Drôme. Jean-Pierre Cru, pasteur, épousa en Angleterre Catherine Norton. Six de leurs enfants étaient vivants en 1914. L’aîné, Jean Norton Cru, naquit le 9 septembre 1879 à Labatie d’Andaure (Ardèche). De 4 à 12 ans, il vécut dans une île au large de la Nouvelle Calédonie, où son père était missionnaire. Il doit à ses parents, et surtout à sa mère, son instruction primaire et religieuse. De retour en France, il poursuit ses études au lycée de Tournon jusqu’au baccalauréat. Puis il obtient divers diplômes pour l’enseignement primaire (il exerce un an à Loriol), pour l’enseignement de l’anglais en école normale (trois ans d’exercice à Aubenas). Il devient assistant de français à Williams College (Massachusetts) où, après un an de professorat de lycée à Oran et l’admissibilité à l’agrégation d’anglais, il va rester jusqu’en 1945, avec l’interruption de la guerre. Marié en 1908, il a un fils né en 1911.

Il faut retenir la forte empreinte due à sa vie dans la nature pendant huit ans, celle de l’influence familiale qui a fait de lui un protestant libéral, homme des Lumières, et sa vocation de pédagogue, toujours soucieux de transmettre, soucieux aussi du concret, détestant le mensonge et les phrases creuses. Il fut aussi marqué par l’affaire Dreyfus et l’accumulation de faux commis par les antidreyfusards.

Pour sa biographie pendant la guerre, voir ci-dessous.

Après la guerre, il se fit connaître par la publication de Témoins en 1929 qui est, d’après Jean-Marie Guillon, un ouvrage pionnier, « un jalon qui a marqué l’historiographie de la Grande Guerre et l’historiographie tout court ». L’intense polémique que suscita ce livre est présentée dans l’ouvrage de Frédéric Rousseau cité en bibliographie, ci-dessous, et dans l’annexe à l’édition 2006 de Témoins.

De retour en France en 1946, il mourut le 21 juin 1949 à Bransles (Seine-et-Marne).

2. Le témoignage

Le cas de Jean Norton Cru est particulier. Il n’a pas voulu écrire son témoignage personnel sur la guerre, mais, interpellé par les mensonges proliférant dans la presse et dans beaucoup de livres, il a pensé que, parmi les millions de combattants, on trouverait des « esprits justes, épris de vérité simple, instruits des difficultés de l’histoire, de la valeur relative des témoignages, du besoin de contrôle des faits, de la puissance des illusions, des erreurs des sens, de la persistance des idées acquises ». Ceux-là, ajoutait-il, « notent ou se souviennent et vous les entendrez un jour ». Malheureusement, il y aura aussi ceux qui commettront le sacrilège « de faire avec notre sang et nos angoisses de la matière à littérature ». Son œuvre de critique est aussi le témoignage d’un combattant qui a réfléchi sur le témoignage et lui applique une analyse rigoureuse, mais qu’on ne peut qualifier de positiviste, tant il a cherché à comprendre les intentions des auteurs, les raisons de leurs déviations éventuelles, tant il a compris le dualisme possible de la pensée, tant il a insisté pour que les témoignages soient subjectifs :

Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 727 p. [2e édition en fac-similé, Presses universitaires de Nancy, 1993 ; 3e édition chez ce même éditeur, 2006, avec une préface de Frédéric Rousseau (« Pour une lecture critique de Témoins »), 52 p., et une annexe de 151 p. reproduisant des couvertures de livres étudiés par JNC, les comptes rendus publiés entre 1929 et 1931 et quelques réponses de JNC].

Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930, 116 p. + 154 p. d’anthologie « d’après quelques bons témoins ». L’édition de ce titre par Jean-Jacques Pauvert en 1967 dans la collection « Libertés » ne reprend pas l’anthologie, mais ajoute un texte biographique, par Hélène Vogel, sœur de JNC, sous le titre « Sa vie par rapport à Témoins », version revue d’un article paru dans les Annales de la Faculté des Lettres d’Aix en 1961. Les éditions qui ne reprennent ni l’anthologie ni la biographie sont incomplètes.

Plus récemment a été publiée une de ces correspondances de guerre conservées dans les tiroirs, dont JNC signalait l’existence. Il s’agit de la sienne propre, adressée principalement à sa mère et à ses deux sœurs, un corpus de 243 pièces échelonnées du 28 août 1914 au 25 avril 1919, avec en plus une lettre du 9 août 1922 écrite après un retour à Verdun. Si les lettres à sa femme, restée aux Etats-Unis, non publiées ici, étaient sujettes à l’autocensure, il a tenu à ce que quelqu’un de la famille ait su qu’il risquait la mort ; ce fut sa sœur Alice. Le livre cité ci-dessous est enrichi d’un avant-propos qui donne une biographie familiale précise et documentée, et d’une préface qui confirme la condamnation d’erreurs parfois graves commises par certains auteurs, nos contemporains, à propos de l’œuvre de Jean Norton Cru :

Lettres du front et d’Amérique, 1914-1919, éditées par Marie-Françoise Attard-Maraninchi et Roland Caty, préface de Jean-Marie Guillon, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, 370 p.

3. Analyse

Dans l’avant-propos de Témoins, JNC établit sa propre fiche de renseignements sur sa campagne militaire 1914-1918 : Arrivé au front le 15 octobre 1914 comme caporal au 240e RI. Sergent en février 1915. Détaché en février 1917 comme interprète à l’armée britannique, puis en août 1917 à l’armée américaine. Adjudant en janvier 1918. En mission de conférences aux Etats-Unis en septembre 1918. Séjour au front : 28 mois aux tranchées (Verdun, puis Champagne, Verdun à nouveau en juin-juillet 1916, Chemin des Dames à la fin de l’année), plus 10 mois à la liaison, plus 10 mois à l’arrière-front. Si Témoins évoque souvent son expérience personnelle, il ne sera question ici que des principaux thèmes abordés dans Lettres du front.

– Les conditions de vie très dures qui le surprennent parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’il avait lu (p. 88) ; les pieds gelés (p. 86), la faim (p. 89), le besoin de légumes frais (p. 178 : « nous avons mangé des conserves pendant si longtemps »).

– La mort, les cadavres qu’on ne peut aller chercher, un cadavre « mis en miettes et nous pûmes en voir des débris à la lorgnette sur les arbres voisins » (p. 97, en contradiction avec l’accusation absurde portée contre lui de vouloir « aseptiser » la guerre). Une attaque allemande au lance-flammes, la riposte féroce des Français qui font peu de prisonniers. Mais, sauf ponctuellement, il n’y a pas de haine pour les combattants ennemis (p. 132). Et (p. 208, lettre du 29 décembre 1916) : « L’immense majorité des combattants ne savent pas s’ils ont tué ou blessé quelqu’un : ils ont lancé devant eux, en plein inconnu, un obus, une balle, ou même une grenade. L’adversaire que l’on cloue au sol d’un coup de pointe c’est une exception tellement rare ! Et même alors le danger que l’on court soi-même est tellement grand que l’on n’éprouve aucun goût pour l’opération, aucun attrait, aucun plaisir excepté celui d’avoir échappé à ce supplément de danger de se faire clouer par l’autre. Nos combattants sont surtout de braves paysans, avec quelques ouvriers, quelques étudiants, etc. et après la guerre je garantis, j’affirme devant Dieu que ces soldats n’auront pas acquis le goût du meurtre, ni des habitudes d’apaches. »

– JNC avoue avoir eu peur et avoir vu que tous les soldats, y compris des troupes dites « d’élite », avaient peur (p. 240), parce qu’ils sont des hommes, « frêles machines de chair qui s’avancent dans une pluie de fragments d’acier », qui « avancent toujours parmi les hurlements des démons et les fracas infernaux parce que c’est l’ordre, parce qu’il le faut, parce que faire autrement n’est pas possible » (p. 207). « Quiconque n’a jamais vu ce que je vois ne s’en fera jamais une idée. » (p. 162)

– Sur les « trophées » de guerre : « J’ai la phobie des souvenirs de guerre dont on est si friand. […] Que ceux qui veulent des souvenirs viennent donc en ramasser où il y en a. » (p. 233)

– Condamnation du bourrage de crâne et de la censure, inséparables. Les photos aussi participent au bourrage de crâne : provision de « photos de guerre » faite en temps de paix aux grandes manœuvres ; vues de la « ligne de feu » prises à 200 km en arrière dans les tranchées d’instruction (p. 109). Les civils font du « patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire » (p. 116). Il a conscience de l’existence d’une langue de bois (p. 307) : « Littérature que certains discours officiels et patriotiques, littérature certains articles sur l’Allemagne : personne n’y croit mais chacun se croit obligé de sacrifier à la mode. »

– Ses lectures de livres de guerre : Genevoix (admirable) ; Renaud (médiocre) ; Marcel Berger (bon document) ; Barbusse (« que je n’approuve pas »). Voir les développements dans Témoins.

– Le bonheur lorsque l’épreuve est finie, c’est-à-dire lorsqu’il est nommé interprète (p. 215 et suivantes), les petites joies éprouvées par lui comme par tous les combattants dans la même circonstance.

– Au moment des discussions des conditions de paix de 1919, lorsque s’affirment les appétits, il comprend mieux les hommes qui, dans les tranchées, l’avaient choqué par leur cynisme, un « cynisme presque général », affirmant : « Justice ! Equité ! mots creux, appât pour les pauvres diables que l’on envoie se faire crever la peau afin que les riches protègent leurs capitaux et gagnent les mines de l’Alsace. » (p. 331)

4. Autres informations

Sources :

– Voir Lettres du front…, p. 347-350.

Bibliographie :

– Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru, lecteur de livres de guerre », Annales du Midi, n° 232, 2000, p. 517-528.

Sur les traces de Norton Cru, actes du colloque de novembre 1899, édités par Madeleine Frédéric et Patrick Lefèvre, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 2000.

Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.

Rémy Cazals, 12/2007

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Bouvier, Pierre ( ? – ? )

1. Le témoin

L’auteur est secrétaire général de l’Union des Mutilés et Anciens Combattants de l’Isère.

Il se présente dans sa « courte préface » comme un ancien combattant, un simple témoin, pas un écrivain : « J’aurais pu, comme d’autres, mêler à mon récit une fiction ou la fantaisie d’un rêve, quelque brève d’histoire d’amour ou la lutte féroce de deux désirs. J’ai préféré m’attacher à dire simplement ce que fut notre vie. Ce livre n’est certes pas l’œuvre d’un écrivain de métier, mais le témoignage sincère d’un homme qui veut décrire la guerre, comme il l’a faite, avec le constant souci de peindre, sans prétention, ce qu’il a vu. » Il ne révèle pas clairement son arme, mais il semble avoir été dans le génie. Plusieurs éléments vont dans ce sens, en particulier son insistance sur la guerre de mine.

2. Le témoignage

Poilu, mon frère, Grenoble, B. Arthaud, 1930, 290 p.

Son écriture est intéressante : phrases courtes, concises, qui donnent à la lecture un rythme saccadé, haletant. Il écrit au présent, non au passé, sur le mode du discours, non sur celui du récit. Cette posture énonciative montre qu’il ne souhaite pas raconter ses souvenirs mais qu’il veut faire revivre la guerre, plus de dix ans après, réactiver les souvenirs de ceux qui l’ont vécue. Preuve qu’il ne raconte pas sa guerre mais qu’il raconte leur guerre – à lui et à son « frère » (voir le titre) – il écrit à la fin de l’ouvrage : « Parfois, tu vas, songeant, l’esprit ailleurs. Un sifflement passe dans l’air, et je vois bien ta tête se baisser, comme s’il allait tomber près de nous un de ces tonnerres de jadis. Et moi, ne t’ai-je pas dit souvent : Ma jambe me fait mal, tu sais, ma jambe, sur la route de Flirey… C’est l’histoire de tous les soldats. » (p. 278)

Beaucoup d’argot, pour insister sur l’immense brassage des soldats provoqué par la guerre. Une histoire que l’auteur veut « classique » : le départ, le baptême du feu, la morne vie des tranchées, etc. Mais très vite un problème : aucune chronologie, aucun lieu. Le témoignage semble « suspendu » dans le temps et dans l’espace, ce qui, là encore, va dans le sens d’une expérience individuelle que rien ne permet de distinguer des autres : tout poilu doit s’y reconnaître.

3. Analyse

L’absence de tous les marqueurs temporels et spatiaux rend la vérification de son parcours difficile. Or, certains passages surprennent par la multiplication de corps à corps et la description qu’il donne de la guerre de mines. Ainsi, dans ce passage non daté : « Le samedi matin, leur tranchée a sauté. Une explosion. L’air vibre et un nuage de fumée, de terre, s’élève soudain. Des bras, des jambes, des outils, des baïonnettes voltigent et c’est la ruée pour occuper les lèvres de l’entonnoir et achever ce qui reste en vie. Il n’en reste pas beaucoup. Le spectacle est horrible. […beaucoup de morts, de débris,…] Corps à corps avec les survivants, couteau en mains. Il résiste un peu sur le drap, qui cède brusquement à l’effort, et un jet de sang arrose les deux hommes. » (pp. 140-141)

De même dans cet autre passage, non daté lui aussi : « La galerie avance, plus d’un jour de travail. Sans répit, des deux côtés, on creuse à toute hâte. On le sait. Qui tuera le premier ? Jour et nuit les équipes se succèdent. Épuisement, fatigue. […] Deux tranchées alertées, bientôt prêtes à sauter, deux positions sur un volcan qui menace d’un moment à l’autre. Puis, l’attaque féroce de ce qu’il reste, après, coutelas en main, à la grenade, à coups de poings ou de dents, comme on peut, ainsi que des bêtes sauvages qui défendent leur peau. Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (pp. 78-79)

Par leur nombre et le discours qui les accompagne, ces passages sont sûrement à ranger dans ce que Jean Norton Cru dénonçait dans son œuvre : la récupération par des auteurs pacifistes d’une image marquante mais très marginale de la guerre – le corps à corps à l’arme blanche (sur 1000 blessures, trois seulement furent le fait de l’arme blanche) – pour montrer à quel degré de civilisation descend l’homme dans la guerre : « Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (Voir la critique qu’en fait Jean Norton Cru dans Du Témoignage, Paris, Gallimard, 1930, pp. 113-114).

Les descriptions macabres qu’il multiplie sont vraisemblablement destinées, elles aussi, à marquer l’imagination du lecteur. Ainsi dans ce village attaqué aux obus incendiaires lorsqu’il faut extraire et transporter les corps calcinés : « Sur une civière, on transporte les moignons racornis. Deux soldats versent leur brancard, taché de sang et de cheveux collés, dans le trou. Un bruit sourd, une gerbe d’eau. » (p. 25)

L’auteur a en revanche des passages intéressants sur la ténacité des soldats : « C’est notre âme d’après guerre, plus lucide, qui l’a reconstruite, cette vie. Qui aurait pu tenir dans une suite perpétuelle de coups durs, pendant cinquante-deux mois, tant d’un côté que de l’autre ? C’est grâce à un bidon de rouge, à l’image d’une femme ou d’êtres chers, à une relève de quatre jours qui exaspéraient les vies animales, à un séjour d’une semaine à l’intérieur, dans la douceur d’un foyer, c’est grâce à cet oubli immédiat et périodique de toutes nos misères que nous avons pu nous habituer à ce monde inhumain. » (p. 92)

De même sur les ententes tacites avec l’ennemi : « Puis une convention tacite s’établit, sans entente : notre fourneau éclate à 5 heures du soir ; le leur éclate à 5 heures du soir, le lendemain, régulièrement. […] Chacun se replie avant l’heure et, au moment précis, nous voyons, en spectateurs, monter en l’air ce geyser de terre qui continue à remuer des cadavres sans en faire de nouveaux. La fumée se dissipe, tout se calme et nous reprenons place sur notre terrain en construisant de nouveaux abris. A notre tour maintenant. Notre galerie s’achève ; en face, on se replie avant cinq heures, le fourneau est bourré, un bruit formidable, et tout rentre dans le silence jusqu’au lendemain. A la relève, la consigne est passée et observée de part et d’autre. » (pp. 143-144) Jusqu’au jour où cette entente est brisée : « Un lieutenant ou un oberleutnant a-t-il oublié de passer la consigne à de nouvelles formations qui montaient en lignes ? Représailles ? Ordres ? Décalage d’heures ? Le Val a de nouveau mérité son nom. La guerre de mine, sournoise, angoissante, a recommencé, la vraie guerre. » (p. 146)

L’ouvrage se termine sur un appel aux anciens combattants, objectif de son livre : il faut sauvegarder l’union de tous face au risque d’une autre guerre, et ne pas s’enfermer dans le silence : « Parle à ces gens qu’enthousiasmerait la guerre, qui rêveraient encore d’assauts joyeux sous la herse des baïonnettes miroitantes, au grand soleil, comme au bon vieux temps. » (p.281)

« Toi, mon frère, souviens-toi, quand nous sommes revenus, que disions-nous ? N’avions-nous pas promis d’élever la voix, de faire taire les embusqués, de crever les ballons vides des rhétoriques pour champ de bataille à la pâte de guimauve ou des embrassades universelles après bien déjeuner ? Parce que nous savions, parce que nous avions trop vu la mort et la souffrance pour ne pas connaître mieux que les rhéteurs ce que valent la vie et la paix ? […]

Alors tout ça, oublié ? […]

Poilu, mon frère, frère aimé de France et toi aussi, ancien combattant d’Outre-Rhin […] Travaille à désarmer autour de toi les cœurs et les esprits pour que, sans crainte, entre nous, ensuite d’autres puissent désarmer les bras. » (pp. 285-286)

Cédric Marty, 12/2007

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Pottecher, Jean (1896-1918)

Voir la notice dans Témoins… de Jean Norton Cru, p. 539-542. Réédition récente du texte paru en 1926 : Jean Pottecher, 1914-1918. Lettres d’un fils. Un infirmier de Chasseurs à pied à Verdun et dans l’Aisne, Louviers, Ysec éditions, 2003, 208 p., illustrations. Ce livre reprend la préface d’André Suarès, le texte de Jean Pottecher et, en postface, la notice de Témoins…

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