Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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Dufestre, Henri (dit d’Estre) (1873- ?)

1. Le témoin

Henry d’Estre, de son vrai nom Henri-Xavier Dufestre, est né en 1873. On le sait basé en Algérie avant la première guerre mondiale ; il est effectivement officier d’état-major dans la 45e division d’Afrique. En plus de son témoignage en tant qu’officier et d’un essai sur la bataille de Verdun, L’énigme de Verdun – Essai sur les causes et la genèse de la bataille, parus la même année, il est spécialiste du XIXe siècle. Il a notamment publié Bourmont. La Chouannerie. Les Cent jours. La Conquête d’Alger 1773-1846 en 1934 ou encore trois volumes sur le règne de Napoléon : Bonaparte, les années obscures 1769-1795, en 1942, Bonaparte, les années éblouissantes. Italie. 1796-1797, en 1944, et Bonaparte, le mirage oriental, Égypte : 1798-1799, en 1946. Il s’est de plus intéressé à l’histoire du territoire algérien. Ainsi paraît en 1930 Les conquérants de L’Algérie 1830-1857. Enfin, deux romans sont parus sous son nom : Temps Du Panache, en 1904 et Le bol magique, en 1934.

2. Le témoignage

D’Oran à Arras, Impressions de Guerre d’un Officier d’Afrique, Henry d’Estre, éditions Plon (353 pages), publié en deux éditions successives. Une première, publiée en 1916, est complétée par une seconde en 1921 apportant quelques précisions concernant les lieux et personnages masqués dans l’édition originale. Rétablis dans des notes à la fin de l’ouvrage, il est par ailleurs agrémenté d’une notice, d’un glossaire des abréviations et d’une liste alphabétique des noms propres. Elle est de plus divisée par périodes du « branle-bas en Algérie » jusqu’à « Devant le labyrinthe ». Ce carnet de route a été couronné par le prix Davaine de l’Académie française.

L’auteur nous présente avec cet ouvrage écrit après la guerre ses impressions de campagne durant la période du 24 juillet 1914 au 18 février 1915.

Ainsi, nous le suivons, pas à pas, dans ce conflit qui le surprend en permission estivale dont il comptait bien profiter dans les Alpes, en France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps, étant basé en Algérie. Mais le 28 juillet au matin arrive l’ordre de regagner l’Algérie au plus vite par le premier bateau. Il participe dès lors à la mobilisation, à la levée des troupes et à l’embarquement en compagnie de sa 45e division d’Afrique, tout juste constituée. C’est donc durant le mois d’août que la troupe accoste en France et traverse le pays pour rejoindre la zone du front où elle est intégrée à la 6e armée (Maunoury) qui tient le secteur de Charny près de Meaux à partir du 6 septembre 1914.

Le capitaine d’Estre est agent de liaison. Sa mission est de parcourir les lignes et les secteurs à la recherche du renseignement. Ainsi, relativement préservé, il peut décrire les combats de ses postes d’observation mais aussi dépeindre ceux qui y prennent part et les lieux dans lesquels il évolue. A partir du 10 septembre, la marche en avant survient faisant suite aux combats victorieux de la Marne. Cette « course à la mer » de quatre jours va se terminer sous Soissons où la division va cantonner jusqu’au 3 octobre, date à laquelle elle va rejoindre Arras après un court passage dans la forêt de Compiègne. Le 2 décembre 1914, le Général Quiquandon prend le commandement de la 45ème Division d’Afrique qui va se battre au Labyrinthe dans le secteur infernal de Neuville-Saint-Vaast où l’auteur sera toujours, à la fin de l’ouvrage, le 18 février 1915.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire avec cet ouvrage très personnel un carnet de route qui trouve son intérêt dans la vision de l’intérieur d’un bataillon d’Afrique, moins évoqué que les unités métropolitaines. Passés les éclairages sur l’uniformologie, « ils portent la culotte demi bouffante et les bandes molletières. […] La vareuse genre alpin et la chéchia semi-rigide avec couvre-nuque tombant sur les épaules, complètent cette tenue » (page 23), son « efficacité », « [ils sont] autant de bouquets de coquelicots et de bluets, aisés à repérer » (page 162) et son évolution quand, en septembre 1915, la plupart a ainsi quitté le jupons rouge et la chéchia garance pour des vêtements kakis plus appropriés, Henry d’Estre décrit la spécificité des troupes d’Afrique ; zouaves, goumiers ou encore de tabors. Un goumier, étant, comme il le précise dans les premières pages de son carnet, un cavalier volontaire s’habillant à ses frais et n’obtenant de l’Etat que la solde et l’armement. Ce statut est propre aux colonies et a surtout concerné le Maroc. « Tabor » désigne un régiment de goumiers. Il nous est également donné d’autres renseignements pratiques concernant l’armée d’Afrique, tel celui du salaire d’un soldat marocain, de dix sous, ou le symbole présent sur le fanion marocain, la main de Fatima. Enfin, il laisse dans une notice à la fin de l’ouvrage, la composition de sa 45e division d’Afrique.

D’Estre décrit la mobilisation comme un moment de grande effervescence monopolisant la plupart des transports et laissant la population indécise. Au front, il cède à l’espionnite ambiante et  rapporte l’épisode d’un espion, exécuté pour avoir utilisé la croix de Genève pour révéler à ses compatriotes allemands des positions d’armes ou l’emplacement des réserves (le 8 septembre 1914, page 108). Ce qui amène par ailleurs un phénomène « d’espionnomanie » parmi les soldats, comme l’observe d’après certains faits l’officier Dufestre (page 164). Le 17 septembre 1914, un autre événement remarquable est mentionné quand les Allemands utilisent des mannequins comme trompe-l’œil en première ligne ou se déguisent eux-mêmes en zouaves. Il décrit aussi à deux reprises des retraites allemandes, en septembre 1914 sur la grande route Meaux-Villers-Cotterets (page 140) puis entre Paris et Chaudun deux jours plus tard (page 154). Les Allemands ont abandonné leurs bicyclettes, tué ou laissé leurs chevaux, incendié leurs voitures. Suite à ces départs précipités, d’Estre relève l’utilisation par les Allemands de caféine pour stimuler leurs troupes. Il assiste également aux fuites des paysans et repère qu’ils ont enfilé leurs plus beaux vêtements pour les préserver. Enfin, le 18 décembre, l’officier découvre un écriteau original : « E…-les-Eaux Station thermale pour maladies nerveuses. […] Cuisine soignée : spécialité de pruneaux et de petites marmites. On sert à domicile. Ruines à l’instar de Pompéi. » (page 304).

Sur le plan militaire, il établit un commentaire comparatif sur les manœuvres d’artillerie : « les canons de nos ennemis sont peu susceptibles de déplacer leur tir latéralement, ce que les nôtres font si facilement avec leur terrible fauchage ». En outre, il évoque à plusieurs reprises « la balle dum-dum » qu’il atteste utilisée par l’ennemi le 8 septembre par un ingénieux système, adaptant au fusil Mauser un appareil spécial destiné à « retourner les balles ». L’auteur remarque également que ces balles retournées produisent un son spécifique (page 316). Page 333, il note l’absence de plaintes des blessés et en explique ensuite l’origine. En effet, « les armes actuelles frappent avec une si excessive violence, qu’il en résulte, pour la partie atteinte, une sorte d’insensibilité avec phénomènes d’anesthésie locale ». Par plusieurs notes, l’auteur nous renseigne de plus, à la manière d’un ouvrage documentaire, sur certains détails spécifiques, tel le « Miracle de la Marne », exploit militaire auquel il a participé (page 107), le fonctionnement de la trésorerie et de la poste (page 266) ou la composition d’une artillerie divisionnaire (page 152). Enfin, les observations de son carnet de route comportent de nombreux renseignements sur la prise en charge des morts. Page 124, le 9 septembre, dans les environs de Barcy, on apprend que les ravages de l’artillerie ont été tels qu’ « il est impossible d’enterrer tous les cadavres, aussi est-on obligé de les brûler. ». Il décrit (page 192) les différents us des belligérants pour l’identification de leurs cadavres et la formulation de l’épitaphe. Les britanniques se servent d’une bouteille où est enfermé l’état civil du défunt, les circonstances de sa mort, et qui indique : « In remembrance of X…, killed in action ». Les Allemands quant à eux honorent leurs morts de l’épitaphe « Hier ruht im Gott, als Feld gefallen. », « Ici repose en Dieu, tombé en héros. ». Page 287, côté français, d’Estre explique que sont ôtées au soldat les affaires personnelles destinées à la famille, puis on insère dans une boutonnière de la capote un morceau de carton soutenu par un bout de bois fendu sur lequel est mentionné l’état civil. Le soldat est ensuite inhumé la nuit après une brève cérémonie, laquelle est clôturée le plus souvent par l’expression « On te vengera ». Quant aux circonstances de la mort, l’auteur s’estime (pages 113 et 114) capable de la déduire par la position et l’état du cadavre. Ainsi, d’après lui, si celui-ci est étendu sur le ventre, il aura été tué par balle, mais s’il est allongé sur le dos, il y a plus de chances que sa mort ait été causée par une baïonnette. De plus, par la marque d’une balle sur la tempe, l’officier extrapole que le mort a sûrement été exécuté suite à un second passage de l’ennemi alors qu’il n’était que blessé.

Page 208, il compare ceux qui adoptent une position neutre face à la guerre à des corbeaux qui s’engraissent. Il est aussi étonné (page 208) du rapport disproportionné qui existe dans cette guerre moderne entre le nombre de kilogrammes de plomb utilisés et celui qui tuera réellement un homme. Il évalue que seul un dixième de la totalité du plomb utilisé atteint sa cible. Enfin, il note que les combats ont plongé ses hommes dans un état quasi léthargique (page 331).

Enfin, il apporte diverses informations supplémentaires. Il cite quatre caricaturistes et dessinateurs Willette, Weber, Steinlein et Abel Faivre aptes à décrire les atrocités allemandes utilisant des plastrons humains : « ces héros qui, pour attaquer, se sont fait parfois des matelas de femmes et se cuirassaient de vieillards et d’enfants ! ». Il dit avoir vu le corps du poète Charles Péguy (Norton Cru remet en doute cette affirmation), nous renseigne sur une visite du président Poincaré le 3 novembre 1914 pour des remises de décorations. On apprend que l’acteur Raynal est enterré à Barcy, et que Mme Macherez était administratrice de Soissons en septembre 1914. L’ouvrage, mâtiné de « bourrage de crâne » se révèle donc d’un intérêt inégal quant à sa valeur testimoniale.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau, novembre 2010

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Jünger, Ernst (1895-1998)

1. Le témoin

Enfance et jeunesse :

Ernst  Jünger est né le 29 mars 1895 à Heidelberg. Son père, chimiste dans un laboratoire d’analyse est aussi expert auprès du tribunal de Hanovre avant de devenir pharmacien. À l’école, le jeune Ernst se montre inattentif, rétif à la discipline mais se révèle aussi grand amateur de lectures, féru des œuvres de Conan Doyle, de Hackländer, des romans d’aventures de Karl May ; il lit les grands classiques comme Robinson Crusoë de Defoe, Don Quichotte, Don Juan de Byron, Roland furieux de l’Arioste, Le Comte de Monte Cristo de Dumas.

À l’occasion d’un échange scolaire, durant l’été 1909, un séjour en France près de Saint-Quentin lui permet de perfectionner son français. Jünger tient déjà un journal. En 1911, il s’inscrit au Wandervogel, mouvement de jeunesse proche du scoutisme mais mixte et non confessionnel. En 1913, Ernst Jünger, fortement impressionné par la lecture des récits de l’explorateur Henri Morton Stanley commence à rêver d’aventures en Afrique au point de s’enrôler dans la Légion étrangère française au bureau de recrutement de Verdun avec l’intention de déserter pour pouvoir pénétrer au cœur de l’Afrique. Incorporé le 3 novembre, il subit une courte période d’instruction à Sidi-Bel-Abbès, puis déserte. Il est repris. Pendant cet épisode, son père effectue des démarches pour le récupérer, arguant de son jeune âge. L’armée libère alors Ernst qui intègre la classe de première au lycée de Hanovre. Suite au décret de mobilisation du 1er août 1914, il s’engage à Hanovre au 73e Régiment de fusiliers (régiment de Gibraltar). Le 21 août, il passe en urgence une session exceptionnelle du baccalauréat et croyant en une guerre courte, s’inscrit à l’Université de Heidelberg. Le 6 octobre, il rejoint son régiment et subit trois mois de formation. Lorsqu’il rejoint le front de Champagne, on est déjà le 27 décembre. Il n’a donc pas connu la guerre de mouvement du début de la guerre. Il est blessé une première fois aux Éparges, le 25 avril 1915, presque en même temps que Maurice Genevoix, son vis-à-vis.

Pendant l’été 1915, il suit une formation d’élève-officier à Döberitz dans le Brandebourg. En septembre, il retrouve la guerre de position à Monchy (tranchées) et Douchy (repos) en tant qu’aspirant. Il est lieutenant le 27 novembre 1915. En avril 1916, E. Jünger suit un nouveau stage de formation à Croisilles ; après des heurts avec un colonel, il demande sa mutation dans l’aviation qui lui est refusée. Blessé une deuxième fois en août, il est soigné puis rejoint son régiment dans le secteur de Saint-Vaast. Le 12 novembre, troisième blessure. Le 16 décembre, il reçoit la Croix de fer de 1ère classe. Le 18 décembre, il commande la 2e compagnie de son régiment.

À partir du 17 janvier 1917, E. Jünger subit quatre nouvelles semaines d’instruction au camp de Sissonne, près de Laon. Il s’oppose alors à son père qui se montre soucieux de le voir trouver un poste moins exposé.  On retrouve ici l’expression des stratégies de protection familiale. En mars 1917 : il prend part à la retraite de la Somme. Avril, combats dans le secteur de Fresnoy ; juin : combats d’escarmouches contre des troupes hindoues ; juillet, combats autour de Languemarck ; à cette occasion, il sauve la vie de son frère grièvement blessé. Une nouvelle demande d’être versé dans l’aviation lui est refusée, ce que ne mentionne pas son journal publié. Août, secteur de Regniéville ; 17 octobre, Flandres ; 15 novembre, double bataille de Cambrai contre les troupes britanniques. Le 9 décembre, il est blessé à la tête ; il obtient une permission pour Noël et il est fait chevalier de l’Ordre de la Maison de Hohenzollern.

Les trois premiers mois de 1918 sont consacrés à la préparation de la grande offensive. Le 19 mars, sa compagnie est presque entièrement anéantie par un obus. Ernst Jünger sort profondément traumatisé par cette expérience, ce dont il témoignera particulièrement dans Orages d’acier et Feu et sang. Le 21 mars commence la grande offensive pendant laquelle Ernst reçoit deux nouvelles blessures qui lui valent un séjour dans les hôpitaux militaires d’Allemagne. De retour sur le front le 4 juin dans le secteur de Vraucourt, il participe aux ultimes tentatives menées pour contenir les poussées anglaises. Des combats acharnés se déroulent notamment autour du Boqueteau 125 (qui donnera le titre d’un de ses livres de guerre), près de Bapaume. Le 25 août, une blessure sérieuse au poumon reçue près de Cambrai met un terme à la guerre d’Ernst Jünger.

L’après-guerre :

Le 22 septembre 1918, il reçoit la plus haute distinction militaire de l’armée allemande : « l’Ordre pour le mérite ». Au terme de sa convalescence, il intègre au printemps 1919 la nouvelle Reichswehr au 16e RI, sous les ordres du capitaine Oskar Hindenburg. En mars 1920, il se trouve engagé dans la répression du putsch de Kapp. Compte tenu de son expérience en tant que chef de groupe de choc, il est alors chargé au ministère de la guerre à Berlin de rédiger le nouveau règlement de l’infanterie ; ce dernier est publié en 1922.

En septembre 1923, bien que n’appartenant pas au N.S.D.A.P., il publie un article dans la revue du parti nazi Révolution et idée. En septembre, E. Jünger accepte d’être responsable pour la Saxe des Corps francs de Gerhard Rossbach mais trouvant ses camarades bien peu révolutionnaires, il en démissionne dès le mois suivant.

En 1924, il entame des études de zoologie à Leipzig. En 1925, il se marie, et, adhère au Stalhelm, association paramilitaire d’anciens combattants refusant l’humiliation du traité de Versailles. Jünger est alors considéré comme un journaliste politique actif de la droite allemande radicale qui se proclame révolutionnaire. Il rejoint un groupe de jeunes extrémistes hostiles à la République de Weimar dans lequel figurent entre autres, son frère Friedrich Georg, et l’écrivain Werner Beumellung. Son ouvrage Feu et sang est publié aux éditions du Stalhelm.

À partir de 1927, tout en éprouvant une certaine sympathie à l’égard du mouvement d’Hitler, il tient néanmoins à s’en démarquer et repousse les avances de Goebbels. En avril il collabore à la revue d’Ernst Niekisch, Widerstand. Zeitschrift für sozialistisches und national-revolutionäre Politik (Résistance. Revue pour une politique socialiste et nationale-révolutionnaire). Cette revue s’oppose alors à la République de Weimar comme elle s’opposera ensuite à la politique d’Hitler, même après son accession au pouvoir. Le 1er juillet 1927, il repousse une offre de devenir député national-socialiste.

Erich Maria Remarque fait l’éloge d’Orages d’acier et du Boqueteau 125 dans l’hebdomadaire Sport im Bild du 18 juin 1928. Jünger publie l’année suivante sa première œuvre prenant une distance avec l’expérience de la Première Guerre mondiale : Cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit.

Bien qu’invité, il ne se rend pas au Congrès du parti nazi qui se tient à Nüremberg en août 1929. Le 1er septembre, il soutient l’action terroriste du mouvement paysan du Schleswig-Holstein condamnée par les Nazis ; Jünger critique alors le légalisme de ces derniers et « leur nature foncièrement bourgeoise ». Le 27 octobre, Jünger est violemment attaqué par Goebbels dans le journal du parti nazi, Der Angriff (l’Attaque). Fin 1929-début 1930, il fait la rencontre de Carl Schmidt ; puis publie deux ouvrages assortis de près de 300 photographies, Le Visage de la guerre mondiale. 1. Expériences vécues sur le front par les soldats allemands. 2. La parole est à l’ennemi. Expériences vécues à la guerre par nos adversaires (voir l’étude de Nicolàs Sanchez Durà, Ernst Jünger, técnica y fotografia, Univ. De Valence, 2000.)

En 1933, son domicile est perquisitionné par la police ; il refuse de siéger au Reichstag en tant que député national-socialiste, et le 16 novembre, d’entrer à l’Académie de poésie.

2. Le témoignage

Composée après-guerre, à partir des notes consignées dans un carnet tenu pendant la guerre, Orages d’acier est un témoignage et une œuvre littéraire peu ordinaire en ce qu’elle vit, évolue, se façonne et se refaçonne pendant 60 années, au gré des rééditions successives, au prix d’un travail de réécriture permanent. Bien qu’écrit après la guerre, le récit proprement dit intègre des notes consignées dans le carnet de guerre (ex. p. 45-46), ainsi que d’autres documents (lettres, témoignages de camarades, ex. p. 96 ; de son frère Fritz p. 157).

La première édition d’Orages d’acier sort en octobre 1920 à compte d’auteur. Puis, en 1922 paraît une édition légèrement revue, chez l’éditeur Mittler & Sohn à Berlin, en même temps que Le Combat comme expérience intérieure composé l’année précédente. En 1924 paraît une troisième version d’Orages d’acier dotée d’une coloration plus nationaliste (extrait de la préface de 1924 : « […] Nous ne sommes pas d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice – nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. […] Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire ; la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêts à mourir… », p. 274). La même année paraît le Boqueteau 125 (octobre). En 1934 paraît une quatrième version d’Orages d’acier expurgée des passages ultranationalistes susceptibles d’être exploités par les nazis. L’année suivante paraît une cinquième version accentuant l’orientation de 1934. Au total, ce sont sept versions d’Orages d’acier que Jünger aura publiées (4 du Boqueteau 125 et 5 de Feu et sang).

La première traduction française d’Orages d’acier paraît en 1930, réalisée et présentée par le lieutenant-colonel Grenier ; cette traduction est conforme à la troisième version du texte, celle de 1924, non expurgée.

Une remarquable dernière édition française d’Orages d’acier vient d’être publiée sous l’égide de Julien Hervier dans la collection de la Pléiade (Gallimard), dans la traduction d’Henri Plard publiée en 1970 (chez Christian Bourgeois Éditeur, à partir de l’édition allemande de 1961 publiée chez Ernst Klett Verlag de Stuttgart), traduction revue par Julien Hervier pour Gallimard, en 2008. Toutes les informations d’ordre biographique ci-dessus sont empruntées à la présentation fort bien renseignée de Julien Hervier : Jünger, Journaux de guerre, 1914-1918. Une introduction situe historiquement l’action pour chacun des chapitres. Ce dispositif est complété par les différentes préfaces ayant accompagné les éditions de 1920, 1922, 1924, 1934 ; préfaces aux traductions anglaise de 1929 et française de 1960. Notons encore que dans ce volume, Orages d’acier est suivi des trois autres journaux de guerre : Le Boqueteau 125, Feu et sang, La Déclaration de guerre de 1914 ainsi que d’autres récits sur la Première Guerre mondiale : Le combat comme expérience intérieure, Sturm.

3. Analyse.

L’œuvre de Jünger constitue une véritable mine de renseignements à plus d’un égard : concernant le fonctionnement des petits groupes de soldats ; les mécanismes de cohésion, le conformisme aux normes et aux valeurs du groupe, le rôle et les postures des chefs d’unités, le combat rapproché ; les relations avec les civils en zone occupée ; le rapport aux corps et aux cadavres…

Motivations du départ : D’après Jünger, son propre départ, et le départ de nombreux jeunes allemands, furent avant tout motivés par une soif d’aventures, de prise de risque, l’idée de ne pas rater un événement exceptionnel : la guerre… : « […] Ah, surtout, ne pas rester chez soi, être admis à cette communion ! » (p. 3 : N.B. toutes les pages indiquées dans cette notice sont celles de l’édition en Pléiade). En même temps, la guerre est perçue comme une épreuve de virilité. Mais à peine arrivées sur le front, les jeunes recrues enthousiastes sont vite dégrisées : premiers obus, premiers blessés… (p. 4-5) ; les anciens assaillent les nouveaux de questions et essaient d’obtenir des informations du pays : « On nous demanda ce qui se passait à Hanovre, et si la guerre n’allait pas bientôt finir » (p. 6) ; Jünger note également que les nouveaux, qui sont en outre des engagés volontaires, ne sont pas très bien accueillis par leurs camarades plus anciens et simples mobilisés : « Les anciens ne laissaient passer aucune occasion de nous ?mettre en boîte? de la belle manière, et tous les empoisonnements, toutes les corvées imprévues tombaient tout naturellement sur les ?enragés volontaires?. Cet usage […] disparut d’ailleurs après qu’une première bataille subie en commun nous eut donné le droit de nous considérer comme des anciens » ; l’expérience partagée du danger, l’épreuve du feu soudent les groupes primaires.

La guerre réelle ne correspond pas aux attentes formées depuis l’arrière par les recrues : « Un court séjour au régiment avait suffi à nous guérir de nos illusions premières. Au lieu des dangers espérés, nous avions trouvé la crasse, le travail, les nuits sans sommeil, tous maux dont l’endurance exigeait un héroïsme peu conforme à notre naturel. Mais le pire, c’était l’ennui, plus énervant pour le soldat que la proximité de la mort. Nous espérions une attaque… » (p. 10)

Les Éparges : 23 avril 1915, premier combat (p. 19).

Notations sur le commandement, la conduite de la guerre et des hommes : En première ligne, il ne peut être question de repos ; ni le jour, ni la nuit, du fait des gardes et des travaux divers et incessants ; Jünger évoque la « torpeur » dans laquelle tombent de nombreux soldats. Les périodes dites de « repos » ne sont d’ailleurs pas plus reposantes ; là encore, les travaux se succèdent (p. 8).  Le surmenage est également mis sur le compte d’un commandement qui n’a pas encore pris l’exacte mesure des exigences de la guerre de  position. Jünger critique également l’aménagement d’abris profonds et confortables qui « crée la manie de s’accrocher au dispositif de défense, un besoin de sécurité auquel on a ensuite du mal à renoncer » (p. 11) ; « Ces brefs coups de main, durant lesquels il fallait serrer les dents, était un moyen de s’endurcir le courage et de rompre la monotonie de l’existence dans les tranchées. Il faut avant tout que le soldat ne s’ennuie pas » (p. 79) ;

Discipline : Un soldat puni est envoyé monter la garde en poste avancé muni seulement d’une pioche (p. 12). Le vandalisme, le pillage sont nuisibles à la cohésion et à la discipline : Cf. destructions lors de la retraite sur la ligne Siegfried (Hindenburg) au printemps 1917 ; son commentaire vis-à-vis de ces destructions a varié : « Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction préméditée, systématique, que, plus tard dans ma vie, j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement ; elle est sinistrement liée aux doctrines économiques de notre temps, rapporte au destructeur lui-même plus de tort que de profit et ne fait aucunement honneur au soldat » (p. 114-115) [Une note précise : « ce paragraphe est un ajout assez tardif ; les destructions sont décrites sans commentaire dans les versions de 1934 et 1935. De 1920 à 1924, le commentaire était le suivant : ?la légitimité morale de ces destructions est très contestée, mais sur ce point, les réactions de colère et de tristesse chauvines me semblent plus compréhensibles que les applaudissements satisfaits des guerriers en chambre et des scribouillards des journaux. Quand des milliers de personnes pacifiques sont dépouillées de leur patrie, le sentiment complaisant de notre puissance doit se taire./ Naturellement, en tant qu’officier prussien, je ne doute pas un instant de la nécessité de ces actes. Faire la guerre, cela veut dire essayer d’anéantir l’adversaire en déployant sa force sans restriction aucune. La guerre est le plus rude des métiers, ses maîtres d’œuvre ne doivent ouvrir leur cœur aux sentiments d’humanité que dans la mesure où celle-ci ne risque pas de leur nuire./ Quant au fait que ces destructions qui répondaient aux exigences de l’heure n’étaient pas belles, il ne changeait rien à l’affaire? » (note 5, p. 730)] ; « […] à la découverte des réserves de vin rouge, le village, déjà pris sous le feu de l’ennemi, était devenu le théâtre d’un débridement bachique qu’il avait eu le plus grand mal à réfréner. […] nous prîmes l’habitude, les fois suivantes, de fracasser à coups de pistolet les dames-jeannes et autres récipients de même calibre » (p. 118).

La force de l’exemple : Postures de chefs et de meneur d’hommes  : (p. 20) ; « À 3 heures de l’après-midi, mes guetteurs de gauche arrivèrent et me rapportèrent qu’ils ne pouvaient plus tenir, leurs trous étant démolis par les obus. Je dus déployer toute mon autorité pour les renvoyer à leur poste. Il est vrai que je me trouvais à l’emplacement le plus dangereux, et c’est là qu’on dispose de la plus haute puissance de commandement » (p. 89.) ; « La méthode d’approche [patrouille] que je viens de mentionner consistait à faire alternativement ramper en avant chaque homme de la patrouille, sur un terrain où nous pouvions à chaque instant nous heurter à l’ennemi. […] Je prenais naturellement mon tour dans cette fonction, bien que ma présence dans la patrouille eût été mieux indiquée ; mais à la guerre, les considérations tactiques ne sont pas toujours les seules décisives » (p. 130) ; « Je fus le dernier à quitter le petit fortin… » (p. 152) ; (p. 171).

Obtenir l’obéissance : « […] les jeunes de ma section s’étaient déjà enquis une bonne de douzaine de fois de savoir si je n’étais pas encore revenu. Cette nouvelle me toucha profondément et m’emplit de force ; elle m’apprit que dans les jours brûlants qui nous attendaient, je pouvais compter sur plus encore que la seule obéissance due à mon grade, et que je disposais aussi d’un crédit personnel » (p. 80) (21 août 1916) ; « En avant ! En avant ! Des hommes s’abattaient soudain dans leur course et nous les cinglions de menaces pour les forcer à tirer de leurs corps épuisés leurs dernières énergies » (p. 86) ; (p. 92) ; (p. 123) ; « Comme notre petit groupe était très réduit, je tentai de le renforcer à l’aide des nombreux hommes qui battaient le terrain sans chef. La plupart déférèrent de bonne grâce à nos sommations, […], tandis que d’autres poursuivaient leur course après s’être arrêtés un moment, surpris, quand ils avaient vu qu’il n’y avait rien à gagner chez nous. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de ménagement qui tienne. Je les fis mettre en joue » (p. 151) ; idem p. 152 ; « [patrouille] ne connaissant pas le chemin […]. Tout en me hâtant de passer, je le demandai à un sous-officier inconnu qui se tenait à une entrée de cave. Pour toute réponse, il se fourra les mains dans les poches et haussa les épaules. Comme je n’avais pas de temps à perdre au milieu des projectiles, je bondis sur lui et lui arrachai les renseignements nécessaires en lui mettant mon pistolet sous le nez.

Ce fut la première fois où je rencontrai au combat un homme qui me fit des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernières années, une telle manifestation, en pleine action, n’en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis que l’inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. C’est au contraire lors des marches, au milieu des colonnes revenant de la bataille de matériel, qu’on pouvait le plus ouvertement observer la manière dont la discipline s’effritait » (p. 175-176) ; (p. 185)

Altercation avec des soldats de l’arrière : (p. 125)

Alcool : « on nous versait en abondance une gnôle d’un rouge pâle […] qui avait un franc goût d’alcool à brûler, mais qui par ce temps humide n’était nullement à dédaigner » (p. 10) ; « duels bachiques, selon la bonne vieille tradition allemande » à Douchy (p. 31) ; conduites déviantes, inconscientes du danger sous l’effet de l’alcool (p. 58) ; « Le 17 [mars 1917] au matin, nous remarquâmes qu’une attaque devait être imminente. Dans la tranchée anglaise de première ligne, fortement embourbée et vide à l’ordinaire, on entendait le clapotis de multiples bottes. Les rires et les cris d’une troupe nombreuse révélaient que nos gaillards avaient aussi dû s’humecter sérieusement le gosier » (p. 116)

Corps : on ne trouve pas de trace d’aseptisation chez le témoin Jünger : [après un bombardement] « Nous attrapâmes les membres qui sortaient des décombres et tirâmes les cadavres. L’un avait eu la tête arrachée : le cou était planté sur le tronc comme une grosse éponge sanguinolente… […] Je dressai la liste des objets de valeur que nous trouvâmes sur les corps. C’était un travail lugubre. […] mes hommes me tendaient les portefeuilles et les objets d’argent comme s’ils observaient un rite sombre et mystérieux. La fine poussière jaune des briques s’était déposée sur le visage des morts, lui donnant la rigidité de masques en cire. Nous jetâmes des couvertures sur leurs restes et nous hâtâmes de quitter la cave, après avoir emmailloté notre blessé dans une toile de tente » (p. 122). « L’odeur de décomposition, dans cet air lourd, avait crû jusqu’à devenir presque intolérable. Nous arrosâmes les morts de chlorure de chaux que nous avions emporté dans des sacs. Les taches blanches luisaient dans l’obscurité comme des suaires » (p. 139). D’autres soldats se montrent moins respectueux des morts ; certains pillent les cadavres (p. 22) et (p. 204) ; (p. 145) ; (p. 172)

Tranchées constituées dans des charniers : (p. 46), (p. 88) ; (p. 154) ; Inhumation (p. 76) ; pendant la bat de la Somme : « Des blessés tombaient, appelaient à l’aide, sans que personne y prît garde, de droite et de gauche, dans les trous d’obus, les yeux rivés à l’homme de devant, le long d’un fossé qui ne nous venait qu’au genou, fait d’une chaîne de gigantesques entonnoirs où les morts se suivaient à la file. Le pied écrasait avec dégoût les corps flasques qui cédaient sous lui ; l’obscurité dérobait leurs formes aux yeux. Le blessé qui tombait en travers du chemin n’était pas moins destiné à être piétiné par les bottes de ceux qui poursuivaient en hâte leur route. » (p. 86-87)

Tirs amis : (p. 148-149) ; p. 152 ; p. 171 ; p. 219 ; p. 243-244

Peur : Jünger est surpris de voir que les artilleurs se montrent plus impressionnés par le sifflement des balles que par celui des obus (p. 12) ; « Le feu d’artillerie, en terrain aussi découvert où l’on peut se mouvoir librement, n’a ni la même puissance matérielle ni le même effet moral que dans les agglomérations ou les tranchées » (p. 71) ; « Nous nous égaillâmes d’un bond et nous plaquâmes dans les entonnoirs. Je tombai le genou dans le produit de la frousse d’un prédécesseur et, en hâte, je me fis nettoyer au couteau, vaille que vaille, par mon ordonnance » (p. 253).

La force des normes sociales dominantes : « Un froussard se plaqua au sol sous les rires un peu contraints de ses camarades » (p. 19). Orgueil du groupe : « Le colonel a souvent voulu nous affecter à un secteur plus calme […] mais chaque fois, la compagnie demandait comme un seul homme de pouvoir garder son secteur C » (p. 45) ; « Le 8 novembre  [1916]. […] Ce capitaine de cavalerie logeait avec quatre officiers chefs de patrouille, deux officiers-observateurs et son adjoint dans le vaste presbytère, dont nous nous partageâmes les pièces. Dans la bibliothèque, l’un des premiers soirs, une longue discussion s’engagea au sujet des offres de paix allemandes, qui venaient d’être publiées. Böckelmann y mit fin d’une phrase : chaque soldat devait s’interdire de prononcer seulement le mot de paix, tant que durait la guerre. » (p. 101)

« Nous devions nous infiltrer en deux points dans la tranchée ennemie et tâcher d’y faire des prisonniers. […] Quand je demandais des volontaires, j’eus la surprise de voir – car nous étions tout de même à la fin de 1917 – se présenter dans presque toutes les compagnies du bataillon près des trois quarts de l’effectif. […] Quelques volontaires en surnombre pleurèrent presque lorsqu’ils furent refusés. […] Les casse-cous les plus cinglés du 2e bataillon avaient fait équipe.

Dix jours durant, nous nous exerçâmes au lancer de grenades et répétâmes notre coup de main contre des défenses qui reproduisaient notre objectif. […] A part cela, nous étions dispensés de service…  » (p. 166-167).

Gestes de solidarité : Encouragements mutuels (p. 23) ; « En franchissant la route, nous rencontrâmes la 2e compagnie. Kius avait été mis au courant de notre situation par des blessés et, tant de son propre mouvement que sur les instances de ses hommes, il s’était mis en route pour nous sortir de ce mauvais pas. Il l’avait fait sans ordre. Cela nous émut et nous emplit d’une exubérance joyeuse, un de ces états d’âme où l’on voudrait arracher des arbres » (p. 152). « De temps à autre, l’un de nous disparaissait dans la boue jusqu’aux hanches, et si ses camarades ne lui étaient pas venus en aide en lui tendant la crosse de leurs fusils, ils s’y seraient immanquablement noyé » (p. 180) ; à l’occasion de sa dernière blessure, ses hommes se sacrifient pour le ramener au poste de secours « […] Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire… » (p. 259-260)

Hindous : p. 134-135

Jünger témoigne de ce qu’un soldat peut tuer sans haine ; on note chez lui un profond respect pour l’ennemi ; même s’il n’hésite pas à tuer en cas de danger : « Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir […] « Dans ce désordre gisaient les corps des braves défenseurs, dont les fusils étaient encore appuyés aux créneaux… » (p. 21-22); « Alerté par un guetteur, Eisen accourut avec quelques hommes et lança des grenades, contraignant l’adversaire à se retirer en laissant deux hommes sur le terrain. L’un d’eux, un jeune lieutenant, mourut aussitôt après, l’autre, un sergent, était grièvement blessé au bras et à la jambe. Nous apprîmes par les papiers de l’officier qu’il s’appelait Sokes et appartenait au 2e fusiliers, le Royal Munster. Il était très bien habillé, et son visage convulsé par l’agonie avait des traits intelligents et énergiques. Son calepin contenait une foule d’adresses de jeunes filles, à Londres ; ce détail m’émut. Nous l’ensevelîmes derrière notre tranchée et lui plantâmes une croix sans ornement, où je fis marquer son nom avec des clous de soulier. Cet incident me fit voir que toutes les patrouilles ne se terminaient pas aussi heureusement que les miennes, jusqu’à présent du moins. » (p. 111-112) ; « Cette chasse à courre dans le marais était totalement exténuante » (p. 181) ; « […] nous vîmes les premiers Anglais venir vers nous, les bras en l’air. L’un après l’autre, ils contournèrent la traverse et débouclèrent leurs armes ; menaçants, nos fusils et nos pistolets étaient braqués sur eux. […] La plupart montraient par leur sourire confiant qu’ils ne s’attendaient pas à des atrocités de notre part. D’autres essayaient de se concilier nos bonnes grâces en nous tendant des paquets de cigarettes et des tablettes de chocolat. Je vis avec la joie croissante du vrai chasseur que nous avions fait une prise considérable ; […] J’arrêtai un officier et l’interrogeai sur la suite du tracé de la position et sur les effectifs qui la tenaient. Il me répondit très poliment ; qu’il se mit par surcroît au garde-à-vous, c’était totalement superflu. […] il me conduisit au commandant de compagnie, un captain blessé, qui se trouvait dans un abri voisin. J’y fis la connaissance d’un jeune homme d’environ vingt-six ans […] qui s’appuyait au châssis de galerie, le mollet traversé d’une balle. Quand je me présentai, il porta à sa casquette sa main où brillait une gourmette d’or, me donna son nom et me tendit son pistolet. Ses premières paroles me montrèrent que j’avais affaire à un homme : ?We were surrounded about?. Il se sentait obligé d’expliquer à son adversaire pourquoi sa compagnie s’était si vite rendue. Nous nous entretînmes en français de choses et d’autres. Il me raconta qu’une série de blessés allemands, que ses hommes avaient pansés et ravitaillés, étaient étendus dans un abri voisin. […] Lorsque j’eus promis de le faire ramener à l’arrière, ainsi que les autres blessés, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes » (p. 189-190) ; « Nous passions à la hâte devant des corps encore chauds, robustes, sous les kilts courts desquels luisaient des genoux vigoureux, ou nous rampions par-dessus eux. C’étaient des Highlanders, et l’allure de leur résistance montrait bien que nous avions affaire à de vrais hommes » (p. 223) ; « J’eus une vive empoignade avec le chef du train des équipages, qui voulait faire jeter en bas de la voiture deux Anglais blessés, alors qu’ils m’avaient soutenu durant la dernière partie de notre trajet » (p. 230)

Réduction de la violence, trêves tacites : « En maints endroits de la position […] les sentinelles sont à trente mètres à peine l’une de l’autre. Il s’y noue parfois des relations personnelles […]. De brèves apostrophes, qui ne manquent pas d’un certain humour primitif, volent d’une ligne à l’autre. ?Hé, tommy, t’es toujours là ? – Ouais ! – Alors, planque ta tête, je vais tirer !? » (p. 39-40) ; « L’infanterie des deux côtés s’en tenait, par convention tacite, au fusil, et l’emploi d’explosifs provoquait un tir de représailles deux fois plus intense » (p. 58) ; ces trêves ne sont pas réservées aux premiers mois de guerre : « Ce jourlà, je vis de petits groupes de brancardiers, drapeaux de la Croix-Rouge déployés, se mouvoir à découvert dans la zone des feux d’infanterie, sans qu’un seul coup fût tiré contre eux. De telles images ne se montraient au combattant, dans cette guerre souterraine, que dans les cas où la détresse avait atteint un paroxysme insoutenable » (p. 183, octobre 1917, Flandres)

Scène de fraternisation en décembre 1915, secteur de Quéant provoqué par l’inondation des tranchées : « Les occupants des tranchées des deux partis avaient été chassés par la boue sur leurs parapets, et il s’était déjà amorcé, entre les réseaux de barbelés, des échanges animés, tout un troc d’eau-de-vie, de cigarettes, de boutons d’uniforme et d’autres objets… » (p. 49-51) ; « […] un ton où s’exprimait une estime quasi sportive… » (p. 50) ; l’artillerie accompagne et signale la fin de l’entretien (p. 51) ; le soir de Noël 1915 : les Allemands entonnent des chants que les Anglais « étouffèrent sous les salves de leurs mitrailleuses. Le jour de Noël, nous perdîmes un homme de la troisième section, atteint par ricochet d’une balle dans la tête. Juste après, les Anglais firent une tentative de rapprochement amical en hissant sur leur parapet un arbre de Noël, que nos hommes furibonds, balayèrent en quelques coups de feu, auxquels les tommies répondirent à leur tour…. » (p. 51)

Un blessé se lamente de devoir quitter définitivement le front ; cela surprend Jünger ; nous sommes au début de la guerre (p. 28) ; cas inversé en mai 1917 : « […] l’un de mes hommes attrapa une balle de shrapnel qui lui resta dans la fesse droite. Quand, alerté, j’accourus au lieu de l’accident, je le trouvai déjà tout réjoui, attendant les brancardiers, assis sur sa fesse gauche, en train de boire le café accompagné d’une gigantesque tartine de confiture » (p. 127).

L’amour du pays : Jünger est évacué en Allemagne après sa première blessure reçue aux Éparges : « Le train nous déposa à Heidelberg. Quand je vis les collines du Neckar couvertes de cerisiers en fleur […]. Comme ce pays était beau, et bien digne qu’on versât son sang et qu’on mourût pour lui ! » (p. 28)

Les rapports avec la population civile occupée sont nombreux et apparemment cordiaux : septembre 1915 (p. 30) ; Douchy est la base de repos du 73e : « La population française était cantonnée à la sortie du village, du côté de Monchy. Des enfants jouaient sur le seuil. […] Nous n’allions voir les habitants que pour leur apporter notre linge à laver ou pour leur acheter du beurre et des œufs » (p. 31-32) « […] adoption de deux petits orphelins français par la troupe… » (p. 32) ; le village ruiné de Monchy-au-Bois (p. 32) ; relation avec une jeune fille de 17 ans du village de Croisilles (p. 60) ; civils de Douchy inquiets des gaz demandent au colonel allemand des masques ; ils sont évacués vers l’arrière (p. 74) ; cantonnement à Brancourt : flirts et amourettes entre soldats et femmes françaises (p. 99-100) ; cantonnements successifs à Cambrai chez la famille Plancot : « mes hôtes, un couple d’orfèvres très aimable, les Plancot-Bourlon, laissaient rarement passer un déjeuner sans m’envoyer dans ma chambre quelque bon morceau. Nous occupions nos soirées ensemble devant une tasse de thé, à jouer au trictrac et à bavarder. Bien entendu, une question épineuse revenait souvent sur le tapis : pourquoi faut-il que les hommes se fassent la guerre ?… » (p. 141) ; « Je retrouvai M. et Mme Plancot, qui m’avaient si bien hébergé l’année précédente, et à qui ma visite fit le plus grand plaisir…» (p. 250) ; « [Jünger blessé, août 1918] […] M. et Mme Plancot m’envoyèrent une lettre aimable, une boîte de lait condensé dont ils s’étaient privés à mon intention, et le seul melon qu’eût produit leur potager » (p. 261) ;  octobre 1917, cantonnement à Roulers/Roeselaere en Flandre : bombardements de l’aviation anglaise (p. 173-175) ;

Description d’une tranchée de première ligne (p. 34-36) ; une journée de tranchée-type (p. 37-39)

TUER. Chef d’un groupe de choc, Jünger est très explicite sur la pratique de la violence interpersonnelle, les différentes façons d’éliminer son ennemi, les coups de main et les combats rapprochés: (p. 42) ; (p. 46) ; « Ils contemplent avec une volupté de connaisseurs les effets de l’artillerie sur la tranchée ennemie… » ; « Ils aiment tirer des grenades à fusil et des mines légères contre les lignes adverses, au grand mécontentement des timorés […]. Mais cela ne les empêche pas de réfléchir constamment à la meilleure manière de projeter des grenades avec une espèce de catapulte de leur invention… » (p. 42) ; « Devant le secteur de la première section, deux ravitailleurs anglais apparurent à la tombée du jour : ils s’étaient égarés. Ils s’approchèrent le plus paisiblement du monde : l’un tenait à la main une grande gamelle ronde, l’autre un long bidon plein de thé. Tous deux furent  abattus presque à bout portant. […]  Il n’était guère possible de faire des prisonniers dans cet enfer : comment aurait-on pu les ramener à travers la zone d tirs de barrage ? » (p. 91) ; « Schmidt, le premier survivant peut-être des défenseurs du chemin creux, entendit des pas qui annonçaient l’approche des assaillants. Aussitôt après, des coups de feu retentirent à ras du sol, et des éclatements de charges explosives et de grenades à gaz : on nettoyait l’abri. » (p. 98-99) ; [combat dans une tranchée] (p. 112) ; « j’arrachai le fusil des mains du guetteur le plus proche, mis la hausse à six cents mètres, visai soigneusement, un peu en avant de la tête, et pressai la détente. Il fit encore trois pas, tomba sur le dos… » (p. 112-113) ; « Un tirailleur isolé se montra à l’orée du bois et marcha vers nous. Un homme commit l’erreur de lui crier : ?Le mot de passe !?, sur quoi il s’arrêta, indécis, puis fit demi-tour. Un éclaireur, bien entendu.

?Descendez-le !?. Une douzaine de coups de feu ; la forme s’écroula et glissa dans l’herbe haute » (p. 133) ; « C’était le moment voulu pour foncer dans le tas. Baïonnette au canon, en poussant des hourras furieux, nous montâmes à l’assaut du petit bois. Des grenades volèrent à travers les broussailles denses, et en un rien de temps nous eûmes reconquis notre avant-poste sans avoir réussi, à vrai dire, à saisir notre souple adversaire » (p. 134) ; Suit le ramassage de trois blessés hindous. « Nous bloquâmes sans tarder leur avance, bien qu’ils arrivassent avec une supériorité numérique considérable. Nous tirions rapidement, mais en visant. Je vis un gros soldat de première classe de la 8e compagnie appuyer avec le plus grand flegme le canon de son fusil sur une souche déchiquetée ; à chaque coup, c’était un assaillant qui tombait » (p. 153) ; « J’avais fait le choix d’un vêtement de travail conforme à la tâche que nous nous proposions d’accomplir » ; Jünger emporte deux pistolets et différents types de grenades… « Nous avions décousu les pattes d’épaule et le ruban de Gibraltar, pour ne pas donner à l’ennemi d’indications sur notre corps. Comme signe de reconnaissance, nous portions à chaque bras un brassard blanc » (p. 167-168) ; « Kienitz me raconta en hâte qu’il avait chassé à coups de grenades, dans la première tranchée, des Français occupés au terrassement, et qu’en poursuivant son avance, dès le début il avait eu des morts et des blessés, dus au tir de notre propre artillerie » (p. 171) ; « Le lendemain matin, le colonel von Oppen vint voir une seconde fois les hommes de la patrouille, distribua des Croix de fer et donna à chacun des participants quinze jours de permission. » (p. 172) ; corps à corps : « Domeyer se heurta à un territorial français à la barbe de fleuve qui à sa sommation : ?Rendez-vous !?, répliqua avec fureur : ?Ah non !? et se jeta sur lui. Au cours d’un duel acharné, Domeyer lui tira un coup de pistolet à travers la gorge et dut, comme moi, revenir sans prisonniers » (p. 173) ; une forme de bouclier humain… « Juste après l’attaque, le chef de ce petit fortin, un adjudant, avait repéré un Anglais qui ramenait trois Allemands prisonniers. Il abattit l’Anglais et renforça de trois hommes son effectif. Lorsqu’ils furent à bout de munitions, ils placèrent devant la porte un Anglais soigneusement pansé afin d’empêcher d’autres tirs, et une fois la nuit tombée, ils réussirent à battre en retraite sans se faire repérer.

Un autre fortin bétonné, où commandait un lieutenant, fut sommé de se rendre par un officier anglais ; pour toute réponse, l’Allemand bondit au-dehors, saisit l’Anglais au collet et le traîna à l’intérieur sous les yeux de ses hommes médusés » (p. 182-183) ; « Un avion allemand descendit en flammes une saucisse anglaise dont les observateurs sautèrent en parachute. Il exécuta encore quelques évolutions autour de ces Anglais suspendus en l’air et les arrosa de balles traçantes – signe que la violence impitoyable de la guerre s’aggravait » (p. 186) ; Combats à la grenade (p. 193-195) ; « Entre tous les moments excitants de la guerre, aucun n’est aussi fort que la rencontre de deux chefs de troupes de choc, entre les étroites parois d’argile des positions de combat. Plus question alors de retraite ni de pitié ! » (p. 195) ; Un face à face : « Nous nous aperçûmes au moment où je débouchai d’un tournant. […]. Ce fut une délivrance de voir enfin concrètement l’adversaire. Je posai le canon de mon arme contre la tempe de l’homme paralysé par la peur, l’empoignant de l’autre main par sa vareuse d’uniforme qui portait des décorations et les insignes de son grade. Un officier ; […] Avec un gémissement, il porta sa main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo qu’il me tint sous les yeux. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d’une nombreuse famille. Ce fut un appel magique […]. J’ai par la suite considéré comme un grand bonheur de l’avoir épargné en poursuivant ma course en avant » (p. 211) ; « Le défenseur n’était donc plus qu’à une longueur de bras de nous. Cette immédiate proximité de l’ennemi constituait notre sauvegarde. Elle constitua aussi sa perte. Une buée brûlante montait de l’arme. Elle devait avoir fait déjà beaucoup de victimes et continuait à faucher. […]

Je fixai, fasciné, ce bout de fer brûlant et vibrant qui semait la mort et me frôlait presque le pied. Puis je tirai à travers la toile. Un homme se dressa près de moi, l’arracha et balança une grenade dans l’ouverture. Une secousse et la fumée blanche qui jaillit nous en apprirent l’effet. Le procédé était brutal, mais sûr. Le canon ne bougeait plus, l’arme se tut » (p. 212-213) ; « Ce fut la première fois à la guerre où je vis se heurter des masses humaines. […] Je sautai dans la première tranchée ; […] je me heurtai à un officier anglais à la vareuse déboutonnée, dont pendait la cravate par laquelle je l’empoignai pour le plaquer contre un parapet de sacs. Derrière moi apparût la tête chenue d’un commandant qui me hurla : ?Abats ce chien !?

C’était inutile. Je passai à la tranchée inférieure, qui grouillait d’Anglais. On se serait cru au milieu d’un naufrage. Quelques-uns lançaient des ?œufs de cane?, d’autres tiraient avec des colts, la plupart s’enfuyaient. Nous avions désormais l’avantage. Je pressais comme en rêve la détente de mon pistolet, alors que depuis longtemps, je n’avais plus de balles dans le canon. Un homme à côté de moi, jetait des grenades parmi les fuyards. […] Le sort du combat fut réglé en une minute. Les Anglais sautèrent hors de leur tranchée et s’enfuirent à travers champs. De la crête du remblai, un feu de poursuite furieux éclata. […] en quelques secondes, le sol fut couvert de corps étendus. C’était le mauvais côté de ce remblai.

Des Allemands, eux aussi, étaient déjà sur le glacis. Debout près de moi, un sous-officier, bouche bée, contemplait la mêlée. Je lui pris son fusil et tirai sur un Anglais engagé dans un corps-à-corps avec deux Allemands. Ceux-ci restèrent un instant stupéfaits de ce secours invisible, pour poursuivre leur avance aussitôt après. […] Chacun courait droit devant lui. […] Nous formions une meute… » (p. 214-215) ; « Une entrée d’abri m’attira. J’y jetai un coup d’œil et aperçus un homme assis en bas […]. De toute évidence, il n’avait encore aucune idée des changements de la situation. Je le pris tranquillement au bout du guidon de mon pistolet, mais au lieu de l’abattre aussitôt, comme la prudence l’ordonnait, je lui criai : ?Come here, hands up !? Il se leva d’un bond, me fixa d’un air ahuri et disparut dans l’ombre de l’abri. Je balançai une grenade derrière lui. » (p. 215) ; « Les bras en l’air, les Anglais se hâtèrent de fuir vers nos arrières, pour échapper à la fureur de la première vague d’assaut […]. J’assistai, pétrifié par l’attention, au premier choc, qui eut lieu tout près du bord de notre petit retranchement. Je vis ici qu’un défenseur qui, jusqu’à cinq pas, tire ses balles presque à bout portant sur son assaillant ne peut espérer que ce dernier lui fera grâce de la vie. Le combattant qui, pendant l’attaque, a eu un voile de sang devant les yeux, ne veut pas faire de prisonniers ; il veut tuer » (p. 216) [note 10 p. 745: « de 1920 à 1924, avec quelques variantes mineures, ce début de l’assaut donne lieu à un développement différent : ?De tous les trous d’obus surgissaient maintenant des formes brandissant des fusils, qui, les yeux révulsés et la bouche écumante, montaient en hurlant de terribles hourras à l’assaut de la position ennemie d’où les défenseurs sortaient par centaines en levant les bras. / On ne faisait pas de quartier […] Une ordonnance de Gipkens en abattit une bonne douzaine […]. / Je ne peux pas en vouloir à nos hommes de ce comportement sanguinaire. Assassiner un homme désarmé est une bassesse. À la guerre, personne ne m’était aussi odieux que les héros de café du commerce […]. / Par ailleurs, qui tire ses balles sur l’assaillant jusqu’à six pas de lui doit en supporter les conséquences. Durant l’assaut, un voile de sang flotte devant les yeux du combattant, ensuite il ne peut changer d’humeur. Il ne veut pas faire de prisonniers, il veut tuer. Il n’a plus d’objectif devant les yeux, il est entièrement sous l’emprise de violents instincts originels. C’est seulement lorsque le sang a coulé que se dissipent les brouillards de son cerveau ; il regarde autour de lui, comme s’éveillant d’un rêve profond. Alors, seulement, il redevient un soldat moderne, capable d’assumer une nouvelle mission tactique?. Modifié et abrégé en 1934 et 1935, ce passage trouve sa forme définitive en 1961 ».] « Comme il persistait, en dépit de mes sommations, […] nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route. […] J’en abattis un au moment où il bondissait hors du premier abri » (p. 218) ; « Le nettoyage à la grenade se déroula lentement, comme devant Cambrai » (p. 223) ; « Quand nous eûmes ainsi gagné cent mètres environ, la pluie toujours plus dense de grenades à main et à fusil nous contraignit de nous arrêter. La situation menaçait de s’inverser, elle commençait à ?sentir mauvais? ; j’entendis des apostrophes nerveuses : ?V’là les Tommies qui contre-attaquent !? […] ?Gare, mon lieutenant !? C’est justement dans les corps-à-corps de tranchées que de tels retournements sont redoutables. Une petite troupe de choc s’élance en tête, tirant et lançant ses grenades. Quand les grenadiers bondissent en avant, puis en arrière, pour échapper aux effets destructeurs de leurs propres projectiles, ils se heurtent aux suivants, qui suivent en masses trop compactes. Il n’est pas rare alors que le désordre se mette chez l’assaillant. Quelques-uns tentent peut-être de se replier à découvert et s’écroulent sous le feu des tireurs d’élite, ce qui aussitôt encourage considérablement l’adversaire » (p. 224) ; Combats à la grenade p. 246 ; « La scène s’animait de plus en plus. Un cercle d’Anglais et d’Allemands nous entourait, nous invitant à jeter nos armes. […] J’exhortai d’une voix faible mes voisins à poursuivre leur résistance. Ils fusillaient amis comme ennemis. […] À gauche, deux colosses anglais fourrageaient à coups de baïonnettes dans un bout de tranchée d’où s’élevaient des mains implorantes.

Parmi nous, on entendait aussi des voix stridentes : ?Cela n’a plus de sens ! Jetez vos fusils ! Ne tirez pas, camarades !? Je lançai un coup d’œil aux deux officiers, debout à côté de moi dans la tranchée. Ils me répondirent d’un sourire, d’un haussement d’épaules, et laissèrent glisser à terre leurs ceinturons » (p. 258) ; « Il ne me restait plus que le choix entre la captivité ou une balle. Je rampai hors de la tranchée et marchai d’un pas vacillant vers Favreuil. […] La seule circonstance favorable était peut-être la confusion, telle que d’un côté on échangeait déjà des cigarettes, tandis que de l’autre on continuait à s’entr’égorger. Deux Anglais, qui ramenaient un groupe de prisonniers du 99e vers leurs lignes, me barrèrent la route. Je plaquai mon pistolet sur le corps de l’un d’eux et appuyai sur la détente. L’autre déchargea son fusil sur moi sans m’atteindre » (p. 258-259).

Corps à corps : ? « L’un de ces intrus devait être un risque-tout. Il avait bondi sans se faire voir dans la tranchée et avait couru derrière la ligne des postes de guetteurs, d’où les hommes surveillaient les approches. L’un après l’autre, les défenseurs, que leurs masques à gaz empêchaient de bien voir, furent assaillis par derrière : après en avoir abattu un bon nombre à coups de matraque ou de crosse, il retourna, toujours inaperçu, jusqu’aux lignes anglaises. Quand on déblaya la tranchée, on retrouva huit sentinelles à la nuque fracassée » (p. 75).

Esprit de vengeance : après qu’un territorial terrassier, père de 4 enfants, ait été abattu : « Ses camarades sont restés longtemps encore aux aguets derrière les créneaux pour venger le sang versé. Ils pleuraient de rage. Ils semblaient considérer l’Anglais qui avait tiré la balle mortelle comme leur ennemi personnel » (p. 48).

Patrouilles dans le no man’s land : pistolet, grenades et poignards serrés entre les dents (p. 63) ; non utilisés dans ce cas. Une seconde sortie pour rien le lendemain (p. 64)

« En un rien de temps, nous nous glissâmes en tapinois jusqu’aux obstacles de l’ennemi […] ; quelques Anglais se montrèrent et se mirent à y travailler, sans repérer nos corps plaqués dans les herbes.

Me souvenant des mésaventures de la dernière patrouille, je soufflai aussi bas que possible : « Wohlgemut, balancez-leur une grenade. – Mon lieutenant, je trouve qu’on devrait les laisser d’abord un peu travailler. – C’est un ordre, aspirant ! »

[…] Mal à mon aise, comme qui s’est embarqué dans une aventure scabreuse,  j’entendis auprès de moi le craquement sec du cordon qu’on tire et vis Wohlgemut, pour se découvrir le moins possible, lancer sa grenade comme une bille à ras du sol. Elle s’arrêta dans les broussailles, presque au milieu des Anglais, qui semblaient ne s’être aperçus de rien. Quelques secondes d’extrême tension passèrent. « Crrrac ! » Un éclair illumina des formes vacillantes. Braillant ce cri de guerre : « You are prisoners !« , nous bondîmes comme des tigres au sein de la nuée blanche. En quelques fractions de seconde, il se déroula toute une scène sauvage. Je braquai mon pistolet sur un visage qui luisait devant moi […]. Une ombre tomba à la renverse avec un hurlement nasillard, dans les barbelés. C’était un cri hideux […]. À ma gauche, Wohlgemut déchargeait son pistolet, tandis que Bartels, dans son énervement, lançait au petit bonheur une grenade au milieu de nous » (p. 79) ; au total donc, peu de baïonnettes ou de poignards en action…

La guerre comme travail : « Quand le fil téléphonique  était coupé, j’étais chargé de le faire réparer par mon détachement d’intervention. Je découvris en ces hommes, dont j’avais à peine remarqué jusque-là l’activité sur le champ de bataille, une espèce particulière de « Travailleurs inconnus » dans la zone mortelle. […] rattacher deux bouts de ligne téléphonique : tâche aussi périlleuse que sans éclat » (p. 105-106).

Le plaisir du travail bien fait : « Notre grand orgueil était notre activité de bâtisseurs, où intervenaient peu les ordres de l’arrière… » (p. 56).

Crises de nerfs de Jünger : (p. 79) ; (p. 92) ; « […] l’obus s’était abattu juste au milieu de nous. A demi assommé, je me relevai. Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l’explosion, lançaient une lumière d’un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s’enfuyaient dans toutes les directions. […] Moi qui, une demi-heure auparavant, était encore à la tête d’une compagnie sur le pied de guerre, j’errais maintenant avec quelques hommes complètement abattus à travers le lacis des tranchées […]. Je me jetai à terre et éclatait en sanglots convulsifs, tandis que les hommes m’entouraient, l’air sombre » (p. 202-203).

Gaz : effets : p. 72-74 ; (p. 102).

Faim : (p. 107-108) ; (p. 162).

Boue : « Ce fut une matinée pitoyable. J’y pus constater une fois de plus qu’aucun tir d’artillerie n’est capable de briser la volonté de résistance aussi radicalement que le froid et l’humidité » (p. 155)

Notes psychologiques : (23 août 16) « […] un chauffeur s’écrasa le pouce en mettant son auto en marche. La vue de cette blessure me causa, à moi qui ai toujours été sensible à ce genre de spectacles, une espèce de haut-le-cœur. Si j’en fais mention, c’est qu’il est d’autant plus curieux que j’aie été capable de supporter dans les jours suivants la vue de graves mutilations. Cet exemple montre que dans la vie, le sens de l’ensemble décide des impressions particulières » (p. 81) ; « Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus à peine surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire » (p. 83) ; « C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivai pas à contenir » (p. 83) ; « À partir de 7 heures, la place et les maisons voisines reçurent à des intervalles d’une demi-minute des obus de 150. Beaucoup d’entre eux n’éclatèrent pas : leur choc bref, énervant, secouait la maison jusqu’à ses fondations. Et pendant tout ce temps, nous restâmes dans notre cave, assis dans des fauteuils recouverts de soie, autour de la table, la tête entre les mains, à compter les intervalles des explosions. Les blagues devinrent plus rares, et pour finir, les plus intrépide eux-mêmes se turent » (p. 85) ; « Sous l’effet de violentes douleurs dans la tête et les oreilles, nous ne pouvions nous entendre qu’en braillant des mots sans suite. La faculté de penser logiquement et le sens de la pesanteur semblait paralysés. On était en proie au sentiment de l’inéluctable, de la nécessité absolue, comme devant la fureur des éléments. Un sous-officier de la troisième section devint fou furieux. » (p. 85).

Bat de la Somme, Combles (août 1916) (p. 83) civils ensevelis sous les décombres : « Une petite fille gisait devant un seuil au milieu d’une flaque rouge » (p. 84) « Un endroit violemment bombardé était le parvis de l’église détruite, en face de l’entrée des catacombes, de très anciennes galeries souterraines parsemées de niches où logeaient entassés presque tous les états-majors des unités combattantes. On racontait que les habitants avaient dégagé à coups de pioche, dès le début des bombardements, l’accès muré qu’ils avaient caché aux Allemands pendant tout le temps de l’occupation » (p. 84).

Grippe espagnole : (p. 238-239).

Volontaires de 1918 : « […] le volontaire de 1918, fort peu modelé, de toute évidence, par la discipline, mais brave d’instinct. Ces jeunes casse-cou aux tignasses farouches, en bandes molletières, se prirent violemment de querelle à vingt mètres de l’ennemi par ce que l’un d’eux en avait traité un autre de dégonflé… » (p. 242).

Frédéric Rousseau, mai 2010.

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Lapointe, Arthur Joseph (1895-1960)

1-Le témoin

Né à Saint-Ulric, comté de Matane (Québec), Arthur-Joseph Lapointe a 21 ans quand il se porte volontaire pour rejoindre les rangs du 189e bataillon de Gaspé, en 1916. L’unité étant dissoute à son arrivée en Angleterre, il intègre, en 1917, les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien lors de la Grande Guerre. Il y obtiendra le grade de lieutenant. Il participa également à la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs des Veteran Guards, où il sera promu major. Arthur-Joseph Lapointe fit carrière en politique fédérale comme député de Matapédia-Matane, de 1935 à 1945.

2-Le témoignage

De la date de son départ du camp de Valcartier, à Québec, le 21 septembre 1916, jusqu’à son retour dans sa famille, le 8 février 1919, Arthur-Joseph Lapointe tient un journal personnel dans lequel il couche presque quotidiennement ses impressions sur son expérience de soldat. Il le publie en 1919 sous le titre Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (Saint-Ulric, sans éd., 109 p.). Ce témoignage est réédité plusieurs fois, en 1930 et en 1944, en plus d’être traduit en anglais, en 1931, sous le titre Soldier of Quebec, 1916-1919. Tout l’intérêt de cet écrit est qu’il demeure l’un des rares témoignages d’un ancien combattant canadien-français de la Grande Guerre. Rappelons que les Canadiens français ont généralement été réticents à participer au conflit outre-mer. Ce récit permet donc de disposer d’une expérience canadienne-française de la guerre de 14-18.

3-Analyse

Avec son journal personnel, Arthur-Joseph Lapointe partage ses impressions sur sa vie de soldat, faisant état de ses sentiments les plus intimes. Cette particularité donne à son récit une dimension véritablement humaine. Son récit chronologique peut se partager en quatre parties.

-La première concerne son départ du Canada et sa traversée de l’Atlantique, du 21 septembre au 5 octobre 1916. Récit à taille humaine, le soldat Lapointe décrit le déchirement qu’il éprouve, le 22 septembre 1916, à quitter ce frère venu seul lui dire adieu sur le quai de la gare, d’où un train doit le conduire au port d’Halifax pour s’embarquer pour l’Angleterre : « Malgré tous mes efforts pour me montrer courageux, je ne puis surmonter l’émotion intense dont mon âme est remplie et je sens des sanglots me monter à la gorge. Pendant plusieurs instants je ne puis proférer une parole et cependant, j’aurais une multitude de choses à dire… pourtant je sais que dans quelques instants, il sera trop tard. Le train va bientôt partir et ce frère que j’ai devant moi, je ne le reverrai probablement jamais… » (p. 6, citations tirées de l’édition de 1919). Sur le navire qui le conduit vers l’Europe en guerre, il note également, à la date du 26 septembre 1916, sa nostalgie de quitter la terre canadienne : « Maintenant c’est fini, mes yeux fouillent en vain l’horizon. Tout a disparu. L’océan semble avoir tout submergé. Adieu, Canada… Adieu, cher pays… » (p.8).

-La deuxième partie rend compte de son entraînement en Angleterre, du 6 octobre 1916 au 28 avril 1917. Il est intéressant d’y noter les différents exercices effectués, les conditions de vie, les permissions passées dans la société anglaise, ou sa fidélité à la foi catholique avec le devoir qu’il se fait d’assister chaque dimanche à la messe. Rappelons que la foi catholique constituait alors l’un des piliers identitaires de la communauté canadienne-française. Même s’il demeure fidèle à son identité culturelle sur le sol anglais, il remarque amèrement, à la date du 7 février 1917, combien la question de l’engagement pour outre-mer ne fait pas l’unanimité au Québec. Le volontaire canadien-français fait alors face à l’indifférence de ses compatriotes restés au pays et rejetant toute participation au front : « Un épais brouillard de neige s’est abattu sur le camp et il fait très froid. Nous continuons quand même les exercices sous un vent glacial qui nous fait grelotter. Et pendant que nous sommes à la peine, je connais des gens qui là-bas au pays s’amuseront gaiement aujourd’hui, et n’auront pas la moindre pensée pour le petit soldat canadien qui poursuit vaillamment la tâche qu’il s’est volontairement imposée. D’autres cracheront de mépris en songeant à nous, et répéteront pour la centième fois peut-être que nous n’avions pas de raison d’aller nous faire casser la tête pour la France et l’Angleterre. » (p. 16).

-La troisième partie de son journal traite de son expérience au front, en France et dans les Flandres, du 3 mai 1917 au 2 novembre 1918. Arthur-Joseph Lapointe décrit sans pudeur toutes les horreurs du front dont il est témoin, que ce soit les corps en décomposition, témoins d’offensives antérieures, la mort aveugle donnée par l’artillerie et à laquelle le fantassin est soumis, ou encore le calvaire du soldat dans l’environnement boueux des tranchées. Au cours de la bataille de Paschendaele, en octobre-novembre 1917, il décrit la vision que le front offre aux combattants : « Dans une tranchée inondée, des cadavres d’Allemands, le ventre démesurément gonflé, flottent dans une eau bourbeuse. Çà et là, des morts ensevelis dans la boue laissent émerger un bras ou une jambe. Des figures macabres apparaissent, noircies par un long séjour sur le sol. Partout où ma vue se porte, elle ne rencontre que des cadavres informes roulés dans un linceul de boue. » (p. 70).

-Enfin, la quatrième partie du journal, du 11 novembre 1918 au 8 février 1919, traite du séjour d’Arthur-Joseph Lapointe à l’hôpital, pour des douleurs que les médecins attribuent aux gaz absorbés en France, jusqu’à son retour au Canada, auprès de ses parents. C’est depuis l’Europe qu’Arthur-Joseph Lapointe apprend la mort de membres de sa famille emportés par la grippe espagnole qui toucha durement le Canada. A la date du 1er janvier 1919, il note : « Un soldat de mon village que j’ai rencontré aujourd’hui m’a offert ses sympathies en me disant : « Pauvre ami, mais c’est épouvantable, tu as perdu six membres de ta famille pendant l’épidémie de grippe.-Non, lui dis-je, j’ai perdu deux frères et une sœur.-Ah oui, reprend-il, c’est une autre famille. » Cependant je crois lire sur sa figure un air d’embarras. « Mon Dieu ! Ayez pitié… C’est trop cruel… » (…) Je ne saurai donc l’étendue de mon malheur que lorsque je serai de retour dans ma famille ? Ce sera donc, jusque-là, des jours remplis d’inquiétude que j’aurai à vivre » (p. 104-105). Au-delà de la joie des retrouvailles avec ses parents, son retour dans sa famille est marqué par la tristesse face à l’absence de frères et de sœurs emportés par la grippe.

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Id., « Souvenirs et impressions de ma vie de soldat d’A.-J. Lapointe : rare témoignage d’un ancien combattant canadien-français de la Grande guerre », in Bulletin d’histoire politique, vol. 17, n°2, hiver 2009, p. 111-124.

Mourad Djebabla, octobre 2009

 

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Corneloup Claudius (1883- ?)

1-Le témoin

Né en Alsace, descendant de Bretons, Claudius Corneloup sert en Algérie de 1901 à 1905 dans les rangs de la Légion étrangère. Il y acquiert l’expérience militaire qui lui sera précieuse au cours de la Première Guerre mondiale. En 1908, il émigre au Canada et s’occupe d’horticulture. Il s’enrôle en 1915 dans le Corps Expéditionnaire canadien et rejoint directement les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien durant la Grande Guerre. Il reçoit 6 décorations pour sa bravoure au front : la Médaille de la conduite distinguée, la Médaille du mérite militaire, l’Étoile de 1914-1915, la Médaille de guerre britannique, la Médaille de la victoire et la Médaille militaire de France. En janvier 1917, alors qu’au Canada est débattue la question de la conscription, Claudius Corneloup prend position et écrit une lettre destinée au nationaliste Henri Bourassa, directeur du journal Le Devoir, pour lui faire part de son opposition à une telle mesure si impopulaire au Québec. Cette lettre, interceptée par le commandant de son unité, ne sera jamais envoyée, et lui vaudra un procès en cour martiale et une condamnation humiliante à la peine du piquet. Après la guerre, Claudius publie dans la presse québécoise des extraits de ses témoignages de guerre.

2-Le témoignage

En 1919, Claudius Corneloup publie L’Épopée du vingt-deuxième (Montréal, La Presse et Librairie Beauchemin Limitée, 150 p.). Il y rassemble les différents articles publiés dans la presse québécoise au sujet de son expérience de guerre. Comme il l’annonce dans sa préface, plus qu’un simple récit personnel, le but premier de l’ouvrage est de mettre en lumière les exploits du 22e bataillon canadien-français lors de la Grande Guerre. En tant qu’ancien-combattant, Claudius Corneloup donne à son récit une dimension qu’il veut véridique, et non littéraire : « m’éloignant de toute étiquette littéraire et bannissant le style et les mensonges de l’art, ainsi que tous ses artifices (…), j’ai tenu à n’en faire, au lieu d’une œuvre de science, qu’un simple composé de sentiments, écrit au fil de la plume, au hasard, au jour le jour (…); j’ai écrit ces pages pour tous ceux qui ont souffert, vécu, pleuré dans les tranchées; j’ai écrit pour tous les blessés qui ont généreusement donné leur sang, pour tous les parents et amis qui ont pansé nos blessures, qui nous ont aidés et pour toutes les saintes âmes qui ont prié pour nous ». (p. 7). L’Épopée du vingt-deuxième revêt ainsi la forme d’une chronique mettant en lumière les exploits du 22e bataillon en France durant la Première Guerre mondiale.

3-Analyse

Dans un premier temps, Claudius Corneloup brosse un rapide historique des causes de la guerre et de la réponse du Canada : « Notre pays, le Canada, qui suivait douloureusement les phases émouvantes de cette sanglante levée d’hommes, décida de participer aux événements futurs. De l’est à l’ouest, du nord au sud, un cri d’indignation s’éleva contre la brutale Allemagne, dont toutes les atrocités relevées sur le passage de ses troupes soulevaient le cœur de nos laborieuses populations. De jeunes gens, artisans, artistes, étudiants, laboureurs, trappeurs, de toutes les professions, de toutes les religions, se levaient, accouraient, s’enrôlaient et demandaient à partir au secours de leur mère-patrie, l’Angleterre. » (p. 11).

Par la suite, il développe les principales étapes de la formation du 22e bataillon, au Québec, à l’automne 1914. Il souligne alors combien cette unité fit honneur aux Canadiens français, même si ces derniers se montraient plutôt indifférents envers ceux des leurs qui se portaient volontaires pour servir outre-mer : « déjà à l’époque de sa formation ne trouva-t-on pas, même au sein des populations canadiennes-française, des gens illogiques et déloyaux qui s’étaient écriés : « qu’est-ce qu’ils vont faire en France ?… Ils n’ont jamais vu un fusil seulement… ». Et des critiques cherchèrent à émousser les fiévreuses ardeurs de cette belle jeunesse qui, traînée aux gémonies par certains de ses compatriotes, jeta autour d’elle un rayon si pur de gloire que la France et l’Angleterre en furent éblouies » (p. 33-34). Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pour Claudius Corneloup, les exploits et les sacrifices des hommes du 22e bataillon doivent imposer le silence à toutes critiques, un peu à l’exemple de la définition de la mémoire officielle canadienne de la Grande Guerre qui se met en place dans l’entre-deux-guerres : « (…) le passé du 22e est devenu un sanctuaire d’espérance, un lieu de pèlerinage pour les jeunes générations (…) sur ces traces fraîches, sont accumulées d’innombrables siècles de courage sur lesquels tout bruit clandestin serait une injure à leur terrible grandeur. Sur ces traces fraîches, silence !… Nos morts pourraient vous entendre; ne troublez pas leur sommeil de martyre… » (p. 8).

L’autre partie de son récit traite des principaux engagements en France et en Flandres : Ypres, Courcelette, Vimy, Lens… Son récit met particulièrement en avant la valeur du soldat canadien, que ce soit pour sa bravoure, son audace, sa hardiesse ou son moral à toute épreuve. Au sujet de la bataille de Lens, il décrit l’unité canadienne acquise au front par la camaraderie des combattants : « ce duel va durer un mois. Un mois, les Canadiens du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, de la Nouvelle-Ecosse et de l’Alberta, de la Colombie-Anglaise et de Québec, un mois durant, dans les crises furibondes, dans les assauts combinés, dans les sacrifices sanglants, les proies hideuses, blêmes de terreur, incapables de briser ce socle de jeunesse entendant la répétition solennelle d’un serment sacré : -«ce que les Canadiens ont, ils le gardent!» » (p. 83).

A l’opposé, Claudius Corneloup critique le manque d’organisation ou de ténacité des troupes britanniques, ou certaines de leurs erreurs stratégiques et tactiques. Tout son récit est ainsi empreint de sentiments francophiles, tandis qu’il demeure critique à l’égard des Anglais.

Claudius Corneloup évoque également les échos qui arrivent au front au sujet des troubles que la conscription fait naître au Québec, en 1918. Mais L’Épopée du vingt-deuxième s’attarde d’abord à magnifier les soldats du 22e bataillon dont Claudius Corneloup souligne combien les exploits ont permis de forger un nom à l’unité, que ce soit en Europe ou au Canada. Même si le récit est avant tout un panégyrique à la gloire du 22e bataillon, le chroniqueur exploite son expérience d’ancien-combattant pour révéler des éléments de l’horreur de la guerre : « Dans les boyaux de communication ce n’étaient que gémissements, plaintes entrecoupées, émergement de mains tendues, suppliantes, bottes maculées de sang, éboulements gluants, loques éparses. Un malheureux était mort le long d’un talus comblé d’épaves, crispant dans sa main droite son bras gauche arraché. Son masque de protection traversé par un éclat d’obus laissait percevoir au travers l’effilochement d’une lettre. » (p. 114).

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Steve Fortin, « A la recherche de Claudius Corneloup », in The Maple Leaf / La Feuille d’Érable, vol. 12, n°20, mai 2009, p. 5.

Mourad Debabla, octobre 2009

 

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Marquiset, Jean (1885-1984)

Le témoin

Fils d’un architecte, Jean Marquiset est né à Laon (Aisne) le 28 septembre 1885. Il devient avocat. Son frère Paul, architecte, a signé de nombreux bâtiments laonnois. Il fait donc partie des élites sociales : il est d’ailleurs le premier nom sur la liste des otages dressée par la police militaire allemande en octobre 1916 (p. 175) ; il bénéficie également d’un accès privilégié aux ordres de la kommandantur adressés à la mairie (p. 241). Mort à Paris le 15 février 1984.

Jean Marquiset parle très peu de lui et on n’a que peu d’éléments biographiques. Jeune, on ne sait pas pourquoi il n’a pas été mobilisé en 1914. D’ailleurs, il ne fait pas partie des hommes évacués en tant que mobilisables au moment du retrait allemand (p. 275) en octobre 1918.

Du fait de sa maîtrise de l’allemand, Jean Marquiset sert occasionnellement d’interprète. Cela ne l’empêche pas de s’affirmer comme très germanophobe en brodant autour des thèmes classiques de l’Allemand qui serait tout à la fois un barbare et un génie de l’organisation la plus tatillonne (p. 2). Sans surprise, Jean Marquiset développe une vision conservatrice de la nation dans laquelle les sentiments patriotiques sont mêlés aux sentiments religieux (p. 2, 37). Il chante également les vertus d’une petite ville vivant dans une tradition séculaire loin des usines (p. 14) et affiche une certaine condescendance pour les milieux populaires (p. 20).

Le seul événement de l’occupation le concernant qu’il évoque ici est son arrestation suite à une dénonciation l’accusant de cacher des armes. Il passe 3 jours en cellule. Du vin ayant été découvert par les gendarmes, il doit s’acquitter d’une amende de 1500 marks (p. 102-103).

Le témoignage

Publié une première fois en 1919 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, Paris, Bloud et Gay), il fait l’objet d’une nouvelle impression en 2007 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, 1914-1918, Paris, collection « des faits et des hommes », Le Livre d’Histoire). Il avait déjà été l’auteur d’un article (Jean Marquiset, « A Laon : 4 ans sous le joug des barbares », La Revue hebdomadaire, n°7, daté du 15 février 1919, pp. 363-382).

Son témoignage se présente sous la forme d’un journal tenu d’août 1914 au 13 octobre 1918, jour de la libération de Laon. Les notes sont d’abord quotidiennes puis leur régularité évolue en fonction du contexte. Le journal est découpé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une période de 1 à 4 mois que l’auteur résume en un titre suivi d’une citation d’un auteur allemand (Schiller, Heine, Goethe) censée témoigner de la barbarie allemande. Jean Marquiset ne se livre pas dans son journal mais il décrit des scènes dont il a été témoin en ville, recopie des ordres allemands, et livre ses commentaires sur ces ordres. On constate que les premières pages sont écrites au passé, jusqu’à la date du 30 août 1914. On peut supposer que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il décide de tenir son journal et rattrape le temps perdu. Le journal apparaît comme soigneusement rédigé : l’auteur prend le temps de décrire certaines ambiances avec une plume assez lyrique (p. 149 par exemple). L’auteur a certainement revu et retravaillé son journal pour la publication. D’ailleurs les extraits du journal publiés dans La Revue hebdomadaire ne correspondent pas à ceux qui ont été publiés dans Les Allemands à Laon.

Jean Marquiset annonce clairement son intention en préface. Il ne souhaite pas écrire une histoire de Laon sous la guerre mais un « recueil d’impressions et de souvenirs » (p. 1). Il assume donc la subjectivité de son texte. Bien plus, son projet est de dénoncer ce qu’il considère être un plan méthodique de destruction mis en place par les Allemands : « Rien n’était fait à la légère, tout répondait à un plan, concourait à un but. Détruire, anéantir, torturer » (p. 2). Il veut de cette manière entretenir « comme un feu sacré, cette haine des Allemands qui brûle en nous de toute son ardeur » (p. 11). Il destine donc son ouvrage aux jeunes générations mais également à tous les Français qui n’ont pas connu l’occupation et parmi lesquels circule le stéréotype du « Boche du Nord » : « Ceux qui ne sont pas demeurés à Laon, ne peuvent se faire une idée de l’existence qui fut la nôtre pendant ces quatre années, de nos tristesses, de nos misères et de nos angoisses. On ne saurait comparer l’occupation allemande de 1914 à celle de 1870 (p. 9) »

Analyse

Le journal de Jean Marquiset est peu personnel. En revanche, il rend assez bien compte de la manière dont les différentes phases de la guerre impriment leur marque sur Laon. L’entrée des Allemands à Laon, le 2 septembre 1914, est bien marquée par des pillages et quelques incidents mais elle se déroule dans un certain ordre et sans les violences qui ont pu être connues ailleurs. Le reflux allemand après offensive de la Marne est observé à partir du 14 septembre du haut des remparts, d’où les combats sur le Chemin des Dames sont visibles et attirent les spectateurs (p. 33). En janvier 1915, ce sont les canons de la bataille de Soissons qui se font entendre (p. 71) puis en septembre, la préparation d’artillerie pour les offensives en Champagne (p. 111).

En juillet 1916, le « Trommelfeuer » s’abattant sur la Somme est entendu sans interruption (p. 157). Et de nouveau, la population oisive va sur les promenades pour entendre le canon (p. 158). Mais cette guerre se rapproche au moment de l’offensive du Chemin des Dames : dès février 1917, les troupes affluent en ville, des hôpitaux de campagne sont créés et les circulations sont davantage contrôlées. Début mars, Laon n’est plus qu’un « vaste casernement » (p. 193). La canonnade devient intense à partir du 25 mars (p. 199) et se transforme en un roulement ininterrompu le 12/04 (p. 203). Laon, qui a déjà été victime de bombardements aériens, est désormais touchée par les canons français : Jean Marquiset compte, du 14 au 24 avril, une salve toutes les 10 minutes dirigée vers les faubourgs et le bas de ville. Le plateau apparaît alors comme protégé. Pour les habitants de la vieille ville, l’offensive redevient un spectacle : le narrateur aperçoit par exemple les fumées autour du fort de la Malmaison en octobre (p. 232). Avec la perte du fort de la Malmaison par les Allemands, la ville se trouve sous la menace permanente de bombardements. En effet, « le front, paraît-il, se rapproche. Les ballons captifs sont maintenant au-dessus de la ville »(p. 236). La ville semble s’être rétrécie, les communications avec les faubourgs étant interdites. Et les bombes tombent désormais sur le Plateau : Jean Marquiset passe plusieurs nuits dans sa cave (p. 251) et les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses (p. 255) en mars-avril 1918. Les Laonnois sont témoins de l’avancée rapide des Allemands à partir du 27 mai 1918 : Jean Marquiset constate ainsi la disparition des ballons et du bruit du canon alors que les prisonniers français affluent en ville (p. 259). Le canon fait sa réapparition le 20 juillet 1918 après la contre-offensive alliée menée dans la vallée de la Marne (p. 267) et les ballons allemands reviennent au-dessus de l’Ailette (p. 268), puis les ballons français sont de nouveau visibles (p. 270). Lorsque les Allemands sont contraints de se retirer, les hommes sont évacués (p. 274) le 9 octobre et les mines explosent dans les établissements militaires et à la gare (p. 277).

La ville de Laon n’est pas seulement témoin de la guerre, elle est transformée par cette guerre. Les Allemands en font une ville de garnison stratégique puis elle devient une ville du front après le 25 octobre 1917. Dès les premières semaines, elle accueille de nombreux services allemands : kommandantur, Etat Major de la VIIe armée, police et justice militaire, service de topographie… Ces services s’installent dans les bâtiments administratifs français et les symboles républicains sont remplacés par les emblèmes allemands (p. 73 et 78). La ville semble ainsi se germaniser : les panneaux et les inscriptions en allemand se multiplient (p. 48 et 60), le nom des rues est d’ailleurs germanisé (p. 96), les commerces allemands remplacent les boutiques françaises (p. 121-122). Laon vit à l’heure allemande au sens propre (p. 49) comme au figuré. Elle devient un décor à la gloire de l’empereur pour sa fête et plus particulièrement pour celle organisée en 1915 (p. 74-75). Cette présence militaire allemande est également marquée par les nombreux casinos et cantines réservés aux soldats et officiers (p. 134). L’autorité allemande devient le principal employeur de la ville avec l’installation des ateliers de la kommandantur (p. 138). La ville est également organisée pour répondre à d’autres besoins de la guerre : des hôpitaux sont ouverts dans les écoles si bien que la ville se couvre des drapeaux de la Croix-Rouge (p. 61). Laon n’accueille pas seulement les blessés mais également les morts de la guerre : des cimetières sont alors créés, car constate Jean Marquiset, « il y a tant de morts » (p. 40).

Cette ville n’est plus tout à fait la même non plus au niveau de sa population. Cette population aurait changé : les plus riches seraient partis au début de la guerre (p. 37) et Laon accueille de nombreux évacués ayant tout perdu (p.43) et des colonnes de travailleurs civils (p. 177). Cette population est d’abord majoritairement oisive (p. 58) avant d’être mise systématiquement au travail par les Allemands (p. 173). Cette population est traversée par de nombreuses tensions sociales du fait des pénuries. Les nouveaux arrivants ne sont pas bien vus : la mairie refuse par exemple d’assurer le ravitaillement des évacués (p. 43). Les prisonniers russes ou les prisonniers civils belges, décrits comme affamés, agresseraient les habitants pour avoir de quoi manger (p. 182 et 204). Même les prisonniers français ne sont pas toujours très appréciés vers la fin de la guerre : ils sont décrits comme « gros et gras » (p. 260) et leurs remarques choquent parfois les habitants : « Cela nous montre bien qu’en France on ne se rend pas compte de notre situation (p. 216) ». Les pénuries semblent plus durement ressenties dans les milieux ouvriers (p. 106). Chacun improvise alors un système de débrouille : plusieurs s’entendent avec des soldats pour avoir un peu de pain ou marmelade (p. 172), les habitants, même « des gens à l’aise avant la guerre se pressent pour profiter de la soupe aux cuisines roulantes » (p. 213), les enfants voleraient ou siffleraient l’hymne allemand pour avoir un peu de nourriture (p. 216), sans compter les femmes accusées de coucher avec les Allemands pour avoir de quoi manger (p. 216). Les dénonciations fleurissent également (p. 92). Ces dénonciations font peur et incitent les habitants à obéir aux ordres allemands : « Qui n’a rien caché ? et qui peut se croire à l’abri d’une dénonciation ? » (p. 84).

Le témoignage de Jean Marquiset donne des indications sur son moral et sa vision de l’avenir. Comme tous les Français, il estime que la délivrance ne saurait tarder dans les premières semaines d’occupation (p. 43) et il est étonné que les Allemands soient encore là à la Toussaint 1914 (p. 52). Progressivement, il établit sa ligne de conduite : « il vaut mieux se résigner sans perdre courage ni espoir » (p. 114), écrit-il en octobre 1915. Certes, il se reprend à espérer à chaque nouvelle offensive (p. 157) ou quand le printemps revient (p. 89) mais les espérances sont fugaces : il témoigne même du découragement de la population laonnoise (p. 162), fin juillet 1916. Dès lors, les journées paraissent bien grises (p. 184). Même quand les offensives reprennent en 1917, l’optimisme n’est plus de rigueur par crainte d’une évacuation, d’où une « tension nerveuse inexprimable » (p. 199) en mars 1917, accrue par le bombardement de la ville. De telles angoisses conduisent les habitants à se précipiter sur les trains de rapatriement organisés par l’autorité allemande : « La vie est si douce ici que chacun songe à fuir. Devant la Kommandantur, on fait la queue pour se faire inscrire » (p. 245).

La tension est encore plus grande lorsque le Plateau de Laon est bombardé : la mort est dans tous les esprits. « La mort hurle autour de nous » écrit alors Jean Marquiset (p. 252) et on n’hésite plus à dénigrer les responsables français : « Chacun se demande comment il se fait qu’après avoir visé les premiers jours les abords de la gare, les Français dirigent leur feu sur le plateau »(p. 254). La nervosité ambiante peut également avoir pour origine l’affaiblissement physique dû à la situation de disette : « Nous sommes tous, à des degrés différents des neurasthéniques : l’affaiblissement du corps, les souffrances physiques nous ont amenés là » (p. 127). L’inflexion du moral est donc nette à partir de 1916, à mesure que la pénurie s’accroît.

Autres informations

  • Henri Pasquier, Quarante-neuf mois d’esclavage. La ville de Laon sous le joug allemand, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1922 (un récit de l’occupation organisé de manière thématique).
  • Francis Pigeon, «Les Allemands à Laon», Mémoires de la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, tome LII, 2007, pp. 209-236.
  • Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, octobre 2009

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Pierrefeu, Jean de (1883-1940)

1. Le témoin

Les informations biographiques sur Jean de Pierrefeu sont très lacunaires, notamment en ce qui concerne sa jeunesse : né en 1883, au sein d’une famille bourgeoise, probablement parisienne, il reçoit une solide éducation. Son intérêt pour les milieux d’affaires le conduisit, aux alentours de 1905, à embrasser la carrière de journaliste. Il évolue rapidement dans la dynamique équipe de L’Opinion, un hebdomadaire politique – avec une affinité marquée pour certains courants nationalistes – fondé le 18 janvier 1908 sous le patronage du futur président de la République Paul Doumer. Nationaliste convaincu, Pierrefeu partage avant-guerre les idées de Barrès, et participe à l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (d’abord publiée sous forme d’articles dans le journal L’Opinion au cours de l’année 1912) en rédigeant un court article traitant de la jeunesse littéraire d’avant-guerre. A partir de 1910, Pierrefeu loue une chambre au sein de la pension Laveur au Quartier Latin à Paris. Mobilisé le 1er août 1914 en tant que sergent-major réserviste, Jean de Pierrefeu est blessé et reste quelques semaines en convalescence à l’hôpital de Dijon. Jugé inapte à reprendre le combat, il est intégré aux contingents auxiliaires, à la garde d’un dépôt de l’intérieur, avant d’être affecté le 23 novembre 1915, avec le grade de sous-lieutenant, à la Section d’information, au sein du Grand Quartier Général, à Chantilly. Son rôle est de première importance : il est chargé de rédiger le communiqué officiel aux armées. A partir de 1916, il est responsable de la rédaction du communiqué de l’armée de Salonique. Il oeuvre toujours pour L’Opinion et est intégré au nouveau comité de rédaction de L’Eclair en décembre 1917. Démobilisé en 1919, il se consacre dès la fin de la guerre à l’écriture dans des ouvrages portant sur divers sujets : Comment j’ai fait fortune, La dictature des marchands, Le Mercure volant, La comédie de Limoges, Le Roman diplomatique de Gênes, L’Homme nu sauvera le monde, Vocabulaire du temps présent, Les mille et unes nuits littéraires. Mais ce sont ses ouvrages sur la Grande Guerre qui lui valent ses plus grands succès et ses plus dures critiques (voir ci-dessous). Il dirige la collection « Combattants européens » à la Librairie Valois, lancée en mars 1930. En 1940, Pierrefeu réaffirme avec conviction son soutien au maréchal Pétain et dirige la revue Les Cahiers de la Jeune France, « organe de la Révolution nationale ». Il meurt la même année.

2. Le témoignage

Après la Grande Guerre, Jean de Pierrefeu fut au cœur d’une polémique importante suscitée par ses ouvrages extrêmement incisifs critiquant le haut-commandement français et, plus généralement, l’ensemble du corps des officiers d’active.

Son premier ouvrage relatif à la Grande Guerre est une brochure consacrée à La deuxième bataille de la Marne (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1918). Il y retrace l’évolution des conceptions tactiques et stratégiques du commandement français depuis la bataille de Verdun. Il publie ensuite L’offensive du 16 avril. La vérité sur l’affaire Nivelle (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1919) dans lequel il commence à se démarquer de l’histoire officielle. Son expérience de guerre fait directement l’objet d’un autre ouvrage intitulé GQG. Secteur I. Trois ans au Grand Quartier Général par le rédacteur du communiqué (Paris, L’Edition française illustrée, 2 tomes, 1920). Conçu comme un reportage, Pierrefeu dresse un tableau vivant du quotidien du GQG et, pour la première fois, commence à livrer son jugement personnel des événements. Le premier tome est consacré à la succession des événements allant de son arrivée à l’état-major (23 novembre 1915) au renvoi du général Nivelle (15 mars 1917) ; le second volume va de la prise de fonction de Pétain à l’armistice, le 11 novembre 1918. Les trois ouvrages qui suivent vont plus loin encore dans les prises de positions de l’auteur. Bâti comme un dialogue fictif entre l’auteur et son « démon familier », incarnation d’un esprit conforme aux « bonnes mœurs françaises », Plutarque a menti (Paris, Grasset, 1923) est probablement l’ouvrage qui a le plus suscité la polémique. Son oeuvre précédente lui avait déjà valu quelques critiques ; en s’attaquant aux officiers et à leurs méthodes tactiques et stratégiques, en se posant à contre courant de l’histoire officielle de la guerre, il essuie ici la colère de nombreux détracteurs et voit paraître une sorte de réponse officielle de l’armée à ses accusations (Général ***, Plutarque n’a pas menti, Paris, La Renaissance du Livre, 1923). L’ampleur de la polémique et le succès du premier ouvrage encouragent Pierrefeu à poursuivre ses réflexions dans un Anti-Plutarque (Paris, Les Editions de France, 1925) puis dans Nouveaux mensonges de Plutarque (Paris, Rieder, 1931).

3. Analyse

L’oeuvre de Jean de Pierrefeu est marquée par son expérience de journaliste avant-guerre. Le style adopté par ses premiers écrits est proche d’un reportage d’information, comme en témoigne l’incontestable recherche d’objectivité affichée dans l’avant-propos du premier tome de GQG, secteur I : « Cet ouvrage est le compte-rendu loyal des observations que j’ai pu faire au Grand Quartier Général ».

De son expérience quotidienne en tant que rédacteur du communiqué officiel, on ne sait finalement pas grand chose outre sa surprise de voir qu’on lui confie une tâche aussi importante, la difficulté de cette entreprise – informer sans trop en dire, ni sans donner le sentiment que l’on cache la réalité de la situation militaire -, et quelques pistes sur les différentes manières de procéder.

En revanche, il livre un témoignage très riche sur le Grand Quartier Général : à la manière d’un reporter, c’est toute un vaste et complexe ensemble de services interdépendants, disposant d’une hiérarchie interne officieuse, que chacun se devait de respecter, qui se dévoile. Pierrefeu épingle également les conditions de vie luxueuses et d’un grand prestige des membres du GQG. La société militaire essuie ainsi, dès GQG. Secteur I, les plus violentes critiques. Par « société militaire », ce sont principalement les officiers titulaires du brevet d’état-major et tous ceux qui aspirent à le devenir que Pierrefeu désigne. Il observe au jour le jour les mœurs et les conceptions de cette élite d’une « caste » militaire – dans laquelle les principaux intéressés ne se reconnaîtront pas à en croire Plutarque n’a pas menti. Sont dénoncés sous la plume de Pierrefeu l’attachement de ces hommes à leurs traditions et la recherche d’un avancement rapide.

Quelques personnalités concentrent plus particulièrement l’attention de Pierrefeu : Joffre, Nivelle et Pétain, qui se sont succédé à la tête du GQG. Au sujet de Joffre, le témoignage de Pierrefeu est contradictoire : présenté comme un homme doté de bon sens et de volonté, soucieux de prendre seul ses décisions, le généralissime aurait été manipulé par son entourage. Nivelle, ensuite, est présenté comme un généralissime médiocre, soumis à des influences multiples, engagé dans une terrible surenchère de promesses qu’il fut incapable de tenir. Le second volume de ses souvenirs au GQG s’ouvre avec l’arrivée de Pétain au GQG, auquel l’auteur voue une admiration sans borne : porteur d’espoir, le nouveau généralissime a, toujours d’après Pierrefeu, substitué la compétence à l’ambition au rang des principales vertus des officiers du GQG et est devenu le sauveur de la France.

D’un désir manifeste de livrer un témoignage sur son expérience en tant que rédacteur du communiqué officiel et membre du GQG, Pierrefeu glisse peu à peu, dans l’après guerre, à une entreprise d’analyse critique et de dénonciation des erreurs militaires commises durant la Grande Guerre. La figure de Plutarque est alors convoquée pour fustiger le Culte des Grands Hommes auxquels, d’après Pierrefeu, les Français – sous influence directe de groupements d’intérêts souhaitant entretenir le « mensonge social » – sont si attachés.

L’œuvre de Pierrefeu porte la marque de sa désillusion : jeune journaliste enthousiaste au début de la guerre, il prend progressivement conscience des effets destructeurs des conceptions tactiques du GQG et de ses erreurs : le culte du « cran » et de l’offensive du généralissime Joffre et de son entourage, les risques inconsidérés pris par d’autres officiers, négligeant le facteur surprise, commettant de graves erreurs dans la préparation des batailles, se laissant influencer par des intérêts politiques dans l’espoir d’obtenir plus de gloire, plus d’honneur, plus de reconnaissance. Au bout de trois ans de guerre, l’arrivée de Pétain à la tête du GQG contraste fortement avec ses prédécesseurs, incarnant brusquement aux yeux de Pierrefeu un modèle de vertu et de professionnalisme qui lui redonne espoir et l’amène dans tous ses ouvrages d’après-guerre à le mettre sur un piédestal.

Au final, Jean de Pierrefeu a laissé une oeuvre d’une grande richesse. Son parcours avant-guerre comme journaliste et sa position particulière comme membre du GQG et rédacteur du communiqué officiel l’ont amené à proposer un regard acéré sur la guerre. Dans sa maîtrise consacrée à « Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre », Fabrice Pappola rappelle ce qui fait la spécificité de cette oeuvre, à la fois témoignage d’un reporter, rapport d’un analyste militaire et interrogations d’un philosophe.

4. Autres informations

PAPPOLA Fabrice, Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre. Les désillusions d’un jeune nationaliste, mémoire de maîtrise sous la direction de Rémy Cazals, Université Toulouse II-Le Mirail, 2001.

CAZALS Rémy, « Plutarque a-t-il menti ? », dans les actes du colloque Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, pp. 141-146.

OLIVERA Philippe, La politique lettrée. Les essais politiques en France, 1919-1932, thèse d’histoire, Université de Paris I, 2001, pp. 585-589.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Baros, Léon (1877-1941)

1. Le témoin

Léon Baros est né à Fontaines (Territoire de Belfort) le 27 février 1877 d’une famille bourgeoise – son père fut maire du village. Après des études médicales, il s’installe en mai 1903 à Bussang (Vosges) et se marie le 15 février 1904 avec Lucie-Alphonse Bleck, issue d’une famille catholique alsacienne optante. Lorsque la guerre survient, il est mobilisé comme médecin-major de 2e classe (352e puis 217e RI), fait toute la campagne et revient à Bussang où il collaborera à plusieurs revues. Ecrivain-témoin de la Grande Guerre, il écrit également dans la Revue Médicale de l’Est sur les sources minérales de Bussang (en 1930), la revue Le Pays Lorrain (en 1933 sur le Théâtre du Peuple de Bussang) ou l’expansion scientifique française (1938). Dans l’autre guerre, il est président des Anciens Combattants de 14-18 de sa commune. Conseiller municipal, il sera conseiller d’arrondissement de 1937 à 1940. Il décède le 9 décembre 1941 à Bussang. Il a écrit deux livres de souvenirs de guerre correspondant à des fronts et des unités différentes.

2. Le témoignage

Docteur Léon Baros, Souvenirs de mobilisation et de dépôt, Nancy, imprimerie Humblot, 1924, 147 pages, non illustré. Le livre est achevé le 1er février 1924.
Dès la préface, Léon Baros prévient le lecteur : « Cet opuscule raconte la guerre à la façon de M. Paul Souchon, dans Les Tranchées de Pélissanne, celles-ci n’étant que le « Roman de guerre sous le soleil du Midi ». Il dépeint la guerre de l’arrière par opposition à la guerre de l’avant ». En effet, l’histoire qu’il raconte présente la guerre de l’arrière et est destinée aux siens et à ses amis. Cet envoi est heureux car l’ouvrage répond tout à fait à ce « cahier des charges ». L’auteur ne voit rien, ne fait rien et présente une succession de banalités. Mis à part quelques phrases relevées sur l’ambiance et les sentiments qui assaillent les cœurs des mobilisés et de leur famille et une description sommaire des soldats partant du dépôt, rien n’est apporté dans cette succession de pages de remplissage constituées de descriptions de lieux ou de portraits sans aucun intérêt. Ainsi en est-il à Langres où quatre pages tirées d’une plaquette de syndicat d’initiative décrivent la ville ! alors qu’une succession de personnages dénommés L…, P… ou Th… sont présentés à l’envi. Mais par delà ce constat d’impuissance littéraire, Léon Baros illustre à son corps défendant l’inaction d’une immense partie du corps médical, alors que meurent faute de soins d’innombrables blessés dans les combats de la bataille des frontières.

3. Résumé et analyse

Quand la guerre éclate, l’auteur est mobilisé comme médecin de réserve du 352e régiment d’infanterie et se trouve à Gérardmer dans les Vosges. Il y témoigne de l’effervescence de la mobilisation des troupes, mêlant l’inquiétude à la calme résignation des Vosgiens (page 3) et au courage des femmes (page 6). Il effleure une description de l’activité naissante du service sanitaire de l’arrière, mobilisant les énergies civiles (organisations caritatives et hôtelières) et militaires (page 14). Il n’échappe pas toutefois au colportage systématique des thèmes récurrents de la littérature d’août 1914, de l’espionnite (pages 26 et 54 puis 62 pour le traditionnel libelle contre Kub et Maggi) aux atrocités supposées (à Baccarat en Meurthe-et-Moselle page 141). Pourtant, sa présence si près du front naissant n’est pas indispensable et il est envoyé au dépôt régimentaire commun au 352e et 152e à Langres en Haute-Marne. Là, son activité n’étant pas débordante ; il décrit les lieux et les hommes qu’il côtoie avant d’apprendre la mort de son beau-frère, Charles Bleck, lieutenant au 158e RI, blessé au bois de la Rappe à Sainte-Barbe lors des combats de la Chipotte. Cette nouvelle met fin à ses « souvenirs de mobilisation et de dépôt » d’août – septembre 1914.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Baros Léon, (docteur), Quelques impressions de guerre. Largentière, Imprimerie Mazel, 1921 (réédition Paris, Eugène Figuière, 1936), 123 pages
Grasseler, Michel, « Le docteur Baros de Bussang : un médecin aux Armées », in Bulletin de la Haute-Moselle, n°25, 1999, p. 4.

Yann Prouillet

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Catulle-Mendes, Jane (1867-1955)

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1. Le témoin

Née en 1867. Nom de jeune fille, Jeanne Mette. Seconde épouse de l’écrivain et critique « fin de siècle »  Catulle Mendes (1841-1909) qu’elle épouse le 8 juillet 1897 et dont elle aura trois enfants. Femme de lettres et poétesse appartenant, après son mariage, à la grande bourgeoisie littéraire parisienne. Catholique « réservée » (« Hélas ! je ne suis chrétienne que par tradition familiale, par déférence, par instinct d’admiration pour la douceur évangélique. Mais la foi qui recrée, je ne l’ai pas. Je ne connais que la vie et mon enfant mort. », p 65). Publie plusieurs livres et recueils de poésies avant et après la guerre : Chez soi, les petites confidences (1911), La ville merveilleuse (1911), France, ma bien aimée (1925), L’amant et l’amour (1932). Collabore régulièrement à différents journaux : Le Gaulois, La Vie heureuse, La Fronde, La Presse.

Intellectuelle qui considère que la guerre menée par la France est une guerre juste et défensive. S’engage durant la guerre dans l’Oeuvre du Vestiaire des Blessés, une organisation caritative qui se chargeait de l’amélioration de l’habillement des soldats blessés dans les hôpitaux de l’arrière et de la réunion des familles dispersées (régions envahies et Belgique). Donne durant la guerre des conférences aux Etats-Unis et en Amérique du Sud mettant en valeur le rôle des femmes dans l’effort de guerre.  Ses trois fils sont partis sur le front.  Elle apprend la mort de l’un de ses fils, un  artilleur, Jean-Primice, jeune engagé volontaire tombé le 8 mai 1917 dans le secteur de Mourmelon lors de la bataille des Monts. Ce deuil affecte profondément et durablement cette mère qui semble avoir eu une relation très fusionnelle avec ce fils.

Après la guerre, ses écrits tombent dans un relatif oubli. Fonde deux prix littéraires : le prix Catulle Mendes et le prix Primice Catulle Mendes en 1922. Décédée en 1955.

2. Le témoignage

La Prière sur l’Enfant mort, Lemerre, 1921, 401 p. Une illustration : un profil de Primice dessiné par l’auteure que nous reproduisons ici.

Une dédicace : « A mon enfant adoré Primice Catulle-Mendes engagé volontaire en 1914 tombé pour la France à vingt ans le 23 avril 1917. »

La rédaction de ce témoignage suit chronologiquement d’assez près la perte de ce fils : « Commencé à St-Jean-de-Luz, le 10 juillet 1918. Terminé à Paris, le 12 décembre 1920 » (p 401). Il est donc écrit dans la phase critique du deuil.

Cet ouvrage – difficilement consultable aujourd’hui – a pu être tiré à compte d’auteur, ce qui pourrait expliquer sa très faible diffusion.

Tout l’intérêt de ce témoignage – présenté sous forme de journal avec des repères chronologiques précis – réside dans la description méticuleuse des différentes phases du deuil d’une mère fortement affecté par la mort à la guerre d’un fils et qui s’investit totalement dans une quête qui doit aboutir à la mise en sécurité de ses restes. L’extrême complexité des démarches et les multiples étapes pleines d’imprévus qui autoriseront le retour de ce corps sont également décrites dans le détail. Les différentes « communautés de deuil » et les interventions des multiples intermédiaires qui autoriseront y sont nettement décrites.

Ce témoignage permet également de mieux appréhender la vision des réalités du front par un membre de la grande bourgeoise intellectuelle au moment de son arrivée à Mourmelon (vie dans une localité de l’immédiat arrière-front, ressenti face aux mutineries qui affectent le secteur, pp 117-119 et 132-133), sans qu’il soit toujours facile de faire le tri entre ce qui tient du strict témoignage et ce qui de l’ordre de l’arrangement proprement littéraire (scène du cimetière de Mourmelon où les croix de bois s’accrochent au voile de la mère en deuil, p 142-147, ou scène des soldats redescendant du front avec des roses au bout du fusil et au casque, pp 153-154) . Chez elle, l’observation de l’immédiat arrière-front n’annihile jamais complètement certains clichés sur les réalités de cette guerre, propres au monde de l’arrière. Clichés d’une civile découvrant la vie de l’avant et clichés d’une intellectuelle qui ne peut lire ce qu’elle voit qu’au prisme des a priori du milieu social dans lequel elle évolue. Elle constate, par exemple, que l’église de Mourmelon n’a pas été bombardée par les Allemands car « elle n’a pas de valeur artistique, ce qui ôte aux Allemands le goût de la détruire. » (p 155). A plusieurs reprises son témoignage glisse sans retenue du côté des racontars douteux. Ainsi en est-il de l’épisode du tunnel du Cornillet qui aurait pris grâce à une attaque au gaz et où les soldats français « blaguaient [et] conservaient leur bonne humeur » en évacuant les corps des soldats allemands en décomposition (pp 233-237).

3. Analyse

Les prémices : l’absence de courrier

La première partie de ce témoignage est centré sur la montée de l’angoisse liée à l’absence de nouvelles entre ce fils et sa mère qui correspondaient très régulièrement : « C’était le 8 mai 1917, un mardi. Il est à peu près dix heures du matin. Depuis seize jours je suis sans nouvelles. Heure par heure, je me les rappelle, ces seize jours d’attente. Ces jours d’une autre existence, d’un autre monde. Ces jours où je ne savais pas encore, où j’approchais de savoir, où la lumière diminuait en moi, affreusement, jusqu’à l’horreur brusque par quoi tout est noir. » (p 11)

Passant par des phases d’espoir et d’angoisse, l’auteure multiplie les lettres qui resteront sans réponses : « Inquiète ?… Mon cerveau n’est pas inquiet. Il nie toute inquiétude. Il ne sait rien. Mais quelque chose qui monte en moi, que j’ignore, qui ne monte pas jusqu’à l’esprit, est déjà désespéré. » (p 19)

« Dimanche… Deux semaines… J’écris, j’écris à tous ceux de mes amis qui peuvent quelque chose peut-être… Je télégraphie, je téléphone… Oh ! sans folie, en des termes mesurés, sages. Je ne consens pas encore à avouer la torture… Qu’on m’explique ce retard, voilà tout… Et j’écris à mon petit enfant, à lui, avec délire : « Réponds… Réponds… » (p 22) Des raisonnements rassurants prennent corps : « Quand je reprends connaissance de l’endroit où je me trouve, appuyée sur le mur, en haut de l’escalier, pour la première fois, j’accepte de formuler une supposition… Prisonnier ?… (…) Et peut-être qu’il a pu s’échapper avant d’être pris. Il est si clairvoyant, si agile, si robuste. » (p 23)

La nouvelle

L’auteure apprend la nouvelle de la mort de son fils par le biais de deux infirmières qui se rendent à son domicile. Un des fils de l’une de ces infirmières, Etienne D. ami intime de Primice, a écrit une lettre à sa mère lui demandant d’aller annoncer la mort de son ami à sa mère. « Sur sa demande [celle de Primice], j’avais pris l’engagement, en cas de malheur, de prévenir sa mère. Mais, par lettre, c’est trop terrible, je ne peux pas, surtout bouleversé comme je suis. Je viens donc te [à sa mère] demander d’aller trouver toi-même la mère de Primice et de lui annoncer le malheur qui la frappe. » (p 28) Suivent les premières indications attendues sur les circonstances de sa mort : « Il n’a pas été défiguré du tout. Son visage était très calme. Ses camarades qui étaient autour de lui croyaient qu’il n’avait rien » (p 29) et le lieu où il repose (plan du secteur, les premières attentions des camarades autour de la tombe, la mise en bière, la récupération des effets personnels).

Auto culpabilité et premier désir de rapatrier le corps

« Je l’ai adoré… Je l’ai adoré… il était dans mon existence comme un cœur est dans la poitrine… Je l’ai veillé toutes les minutes de sa vie. Je pensais à tout… Je n’ai rien fait puisque je n’ai pu empêcher cela. » (p 34)

« Pourtant, presque soudain, dans l’ombre, il me vient un apaisement… il ne monte pas de moi… Je ne l’ai pas désiré… Il ne dépend pas de moi… Le long de mon épaule, un poids léger, impalpable, une présence veut que je n’aie pas tant de mal… (…) Elle m’oblige à céder. Ce n’est pas ma faute, un moment, je souffre moins… Un moment, et c’est tout… Mais il a existé… » (p 36)

« Quand à venir… il ne faut pas y songer… J’irai. Je sais que j’irai. « C’est balayé de tous côtés par les obus… » Est-ce que je peux laisser mon enfant mort sous les obus… Est-ce que je peux laisser les obus le déterrer… l’abîmer… quand la mort lui a épargné cela. Elle m’a réservé ma tâche. » (p 37)

L’auteure fait jouer l’ensemble de ses relations – littéraires et autres (Pierre Loti, un général russe, le colonel W., chef des ambulances russes) pour obtenir l’autorisation d’aller récupérer le corps (voir sur ce site les démarches assez identiques entamées par la famille Verne pour obtenir l’autorisation d’aller se recueillir en mai 1917 sur la tombe de leur fils).

Sa position privilégiée l’autorise à faire intervenir toutes ses relations pour aller récupérer ce corps. Cette quête est relativement brève si on la rapporte au reste de la population des endeuillés (Ce n’est qu’à la promulgation de la loi du 31 juillet 1920 et du décret du 28 septembre que les familles seront autorisées à rapatrier les corps. Cette question avait d’ailleurs été vivement débattue au sein même de la Commission des Sépultures, mise en place par arrêté ministériel du 25 novembre 1918 . Début 1919, un rapport de cette commission avait préconisé un « projet de loi interdisant l’exhumation et le transport des corps des militaires français alliés et ennemis sur le territoire français pendant une période à déterminer. » Un projet de loi en date du 4 février 1919, déposé par le gouvernement, lui avait donné raison. Mais au sein même de cette commission, un vif débat avait opposé, lors de la séance du 31 mai, deux de ses vice-présidents : Louis Barthou favorable au rapatriement et Paul Doumer qui entendait que les corps demeurent à jamais dans les cimetières du front (AN F2 2125). Même après la guerre cette question faisait débat et les multiples interdictions ne parvinrent jamais à mettre fin aux nombreuses exhumations clandestines dont témoigne ici le récit de Jane Catulle-Mendes.

Une intervention familiale paraît décisive : « Mon frère m’apporte une carte d’état-major de la région. Nous la comparons au petit plan que l’a envoyé Etienne D… C’est bien conforme (…) Je demande :

– Une fois à Mourmelon, comment faire ?

– C’est très difficile. Pourtant, sur place, tu trouveras peut-être un moyen.

– Des familles ont dû, souvent, parvenir à ramener leur enfant ?

– Oui, on fermait les yeux… Maintenant, c’est absolument défendu. Il y a eu des accidents, des hommes blessés, tués… Et aussi des erreurs, des abus graves…

– Qui s’en chargeait avant que ce fût interdit ?

– Des brancardiers en général. Mais, dans les régions dangereuses, il n’y a pas de sécurité… ils se pressent, ils peuvent se tromper… Quelquefois, ils ne trouvent pas… On a rendu, à des familles, des cercueils qui ne contenaient que du sable…

– Je serai là.

– Ca vaut mieux…

Il ne doute pas. Enfin, quelqu’un qui ne doute pas… » (p 49)

Elle obtient l’appui inattendu d’un brancardier permissionnaire qui connaît le secteur de Mourmelon et qui lui propose son aide. « Ce même jour, une jeune femme dévouée m’annonce qu’un de ses intimes amis, le Dr M… qui commande le train de blessés où il est maître absolu, se trouvera à Châlons.

– Il pourra peut-être vous aider. Voulez-vous que je lui écrive de venir vous attendre à votre arrivée ?

– Oui… »

Elle obtient finalement par cette entremise l’appui du capitaine V… qui dirige les services de l’état-civil du champ de bataille dans le secteur (pp 51-52)

Les condoléances

S’en suit la mention, citations à l’appui, de nombreux courriers de condoléances émanant du tout-Paris littéraire et artistique. Aux condoléances patriotiques, l’auteure répond : « Personne plus que moi n’a la gratitude, le culte de la patrie. Mais l’enfant c’est aussi la patrie. C’est le tout proche, c’est le plus adoré visage de la patrie. Si l’on m’avait dit : « Choisissez… » non, non, je n’aurais pas pu faire le choix, je n’aurais pas pu condamner mon enfant à mort, même pour mon pays. Que d’autres aient ce stoïcisme… » (p 57) S’ajoutent aux condoléances écrites, les obligations mondaines, pesantes, envers ceux qui peuvent d’une manière ou d’une autre favoriser la quête : « L’empressement du docteur M… ne se ralentit pas. Il me seconde chaque instant (…) Je voudrais fermer les yeux, ne rien dire, surtout ne rien dire… (…) Pour avoir mon enfant je dois me plier à tout… Allons, un effort qui me soulève de cette fatigue… Je parle… Je parle selon le thème qu’on me propose, littérature, philosophie (…) Des sujets dont j’ai l’habitude… Je me rappelle que j’étais complètement absente de ces propos et que j’entendais ma voix sans l’écouter, comme la voix d’une passante qui dit des histoires monotones, dont on ne retient rien… » (pp 84-85)

Le souvenir du disparu

Evocation de souvenirs du jeune homme soldat : au moment de la mobilisation, en permission : « Mais jamais, non plus, elle ne devait me quitter, l’image de tout à l’heure, renversée, si pâle… Chassée de mes yeux, chassée de ma connaissance, elle restait, présence obsédante et pesante, près de l’autre, dans l’obscur de mon être. Pourquoi, pourquoi, n’ai-je pas écouté ces annonciations du malheur… Pourquoi les ai-je écartées de ma conscience… J’aurais dû, au contraire, les dresser devant moi, comme la vérité nue. Je n’aurais dû avoir qu’elles pour conseils et pour guides… Mais qu’aurais-je fait ? » (pp 71-72)

Visite d’Etienne D…

Le 28 mai, l’auteure apprend qu’elle a obtenu le sauf-conduit pour se rendre à Mourmelon. Elle attend un courrier du capitaine V. pour se mettre en route.

Le 1er juin, elle reçoit la visite d’Etienne D., l’ami intime de Primice qui lui avait fait connaître sa mort. Il revient sur les circonstances. La mère lui demande ce que sont devenues les affaires personnelles de Primice. Le soldat se charge de les récupérer et de les transmettre à la mère. Dans ces affaires, un carnet de notes tâché de sang : « Ses dernières gouttes de sang vivant… Je les aurai… » (p 75)

« Y aller »

Les espoirs qu’avaient laissé entrevoir le capitaine V. s’amenuisent. « Rien n’était commencé. Les dernières [lettres] que j’ai envoyées sont restées sans réponse. Face au découragement des proches, l’auteur s’obstine : « Je n’écoute pas. J’attends » (p 76) Elle se rend au ministère de la Guerre pour réclamer les affaires de Primice qui la renvoie vers « un service spécial », rue Lacretelle. « J’y vais. Toujours ce soleil intolérable. Mais j’aurai tout à l’heure, les objets qui étaient sur lui quand il est mort, qui ont absorbé sa dernière chaleur… » (p 77)

Le sauf-conduit ayant expiré, sans nouvelles du capitaine V, elle se met en route, quitte à aviser sur place. Un ami, le commandant Massard, l’avertit qu’à Châlons la consigne est extrêmement rigoureuse et qu’elle devra utiliser un subterfuge : une mission rattachée au service de Santé.

En partant pour le front, sa détermination est intacte : « Ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une volonté, ce n’est pas une illusion. C’est un feu fixe, sans raison, sans obstacle. Il m’emplit toute. Il est tout ce qui existe pour moi (…) Récapituler toutes les recommandations qu’on m’a faites… appeler toute ma présence d’esprit… Il faut que je passe. » (pp 81-82)

Elle est accueillie à Châlons par le Docteur M. qui propose, si nécessaire, de la cacher dans son train de blessés jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen d’aller vers Mourmelon. Elle apprend que le capitaine V. est dans la ville et cherche à le joindre par courrier. Dans l’attente d’une réponse, elle parvient à faire prolonger son sauf-conduit. Un mot du capitaine V. l’avertit que le corps de Primice n’a pu être exhumé. Un vague désespoir l’envahit sans toutefois altérer sa ferme détermination : « Mais pas un fléchissement, pas un doute. J’irai jusqu’à lui et je le reprendrai. Que sa pauvre mort reste exposée au sacrilège, c’est seulement cela qui est impossible. Comme quand il était dans mon sein, il n’a que moi. Je ne peux pas plus l’abandonner que si je le portais toujours en moi. » (p 93)

Retournant vers le capitaine qui lui a prolongé son sauf-conduit, ce dernier l’oriente vers Melle de Baye (une des futurs responsables de l’ossuaire provisoire de Douaumont) qui est à l’ambulance militaire de Mourmelon. Jane Catulle Mendes s’y rend enfin.  L’infirmière, nouvellement arrivée dans le secteur, le connaît mal et ne peut lui être d’un grand secours. L’auteure parvient alors à se loger sur place et à y rencontrer le capitaine V. qui a fait ouvrir une fosse dans le cimetière mais n’a pu y faire venir le corps. Cet officier va faire venir les amis de Primice auprès de sa mère.

Entre temps, Etienne D. qui a été mis au courant de la présence de la mère de son ami vient la rejoindre et l’assure de tout faire pour récupérer le corps grâce aux amis communs de la victime. Jane Catulle Mendes se rend chez un menuisier afin qu’il lui assemble un cercueil en chêne. Ce dernier, après hésitation, accepte la commande après avoir demandé qu’on lui fournisse les dimensions exactes de la bière dans laquelle repose actuellement le corps.

L’auteure, qui n’a toujours pas récupéré les effets de son fils, se rend au camp de Châlons, « une petite ville de baraquements en bois », pour y prendre des renseignements. Ces objets viennent d’être expédiés vers la mairie d’arrondissement de son domicile. Au contact des réalités du front depuis quelques jours, l’auteure ne peut s’empêcher de déplorer « cette bureaucratie nécessaire [qui] est loin de nos Morts et de nous. » (p 137).

Le 13 juin, elle se rend sur les indications du capitaine V. dans le cimetière civil de Mourmelon pour voir la fosse dans laquelle pourra être inhumé son fils. Puis elle prend en charge les différentes tâches matérielles nécessaires à cette inhumation : « Penser à tout… Dans la terre, le bois a pu gondoler. Il faut augmenter un peu ces mesures pour que l’emboîtement des deux cercueils se fasse sûrement. » (p 148). Une visite chez le menuisier avec les dimensions du cercueil la déroute : la taille demandée ne permettra pas d’introduire le cercueil dans la fosse… Un nouvel adjuvant arrive, il s’agit du général T. qui la connaît et a eu vent de sa présence. Il l’invite à dîner à sa table. Dans un premier temps, l’endeuillée lui cache l’objet réel de sa présence et prétexte une mission visant à photographier et inventorier les tombes russes. Elle rencontre Marcel N., « ce jeune soldat qui a enlevé mon Primice de l’endroit où il est tombé, et l’a porté au poste de secours. » (p 157). On revient sur les circonstance de sa mort : « Savoir encore… » (p 161).

Le 15 juin, retour chez le menuisier qui finalement accepte de faire le cercueil aux dimensions voulues. Puis il faut prendre contact avec le serrurier qui doit l’envelopper d’une gaine métallique et le plomber. Etienne D. continue les préparatifs en vue de la prochaine exhumation mais un déplacement imprévu de sa batterie annihile les espoirs de la mère. Elle se tourne alors vers les G.B.D. du secteur qui acceptent de l’emmener vers la tombe nuitamment mais les gendarmes stoppent le convoi et lui interdisent d’aller plus loin. « Un seul recours : le général. Ces brancardiers font partie de sa division. Il faut qu’il me donne l’ordre. En lui demandant, je sais le danger que je cours. Je le surmonterai. Je surmonterai tout. Il ne pourra pas me refuser. Aucun être humain ne pourrait me refuser. » (p 183). Le général accepte et entend jouer le jeu malgré les récentes interdictions d’exhumation. Il donne des ordres au capitaine M. qui doit prendre les dispositions nécessaires pour que la visite ait lieu le lendemain.

Le 16 au soir, elle se rend sur la tombe en compagnie du général T. et du capitaine M. Visite brève (« Les genoux enfoncés dans la terre où tu es… Délire d’oubli avec Toi… », p 194)  car les tirs d’artillerie se rapprochent dangereusement.

Le lendemain, « une seule pensée. Le ramener. » (p 197). Ce retour ne pourra s’accomplir qu’ultérieurement car la division commandée par le général T. doit partir au repos. « 25 juin. J’attendrai ces quelques semaines, puisque j’ai ces promesses. » (p 200)

De retour à l’arrière

Le 26 juin, elle quitte le front et rentre sur Paris puis se rend au Havre. Une dépêche la fait revenir sur Paris pour aller récupérer les effets de Primice qui sont revenus à la mairie de son arrondissement. « Devant un bureau, un scribe, accoté à son fauteuil, fume, l’air ennuyé. D’une voix molle, il demande, sans me regarder :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Cet homme, impudent d’attitude, et plein de mauvaise volonté, il détient ces choses sacrées… Peut-être a-t-il pouvoir de m’en priver. » (p 213)

Elle récupère finalement les « reliques » : «  Des chemises, des gilets, des mouchoirs, des serviettes… Au fond, son portefeuille, son porte-cigarette, sa pipe… Ses plaques d’identité, celle qui était à son poignet et celle qui était sur sa poitrine… Sa montre, son petit carnet… Son petit carnet. Les tranches des feuilles, en haut et sur la moitié du côté, sont imbibées d’un rouge un peu sombre. Ses dernières gouttes de sang vivant… Je n’ose pas même y poser mes lèvres. Je les regarde, je les respire… Que mes larmes ne les tachent pas…» (pp 214-215). L’exploration des « reliques » – lettres, contenu du portefeuille – ne se fait pas sans scrupules mais aide à pénétrer et comprendre les derniers moments de la vie du soldat.

De retour au Havre, elle reçoit une lettre du général T. : « … Je suis allé visiter la tombe de votre petit Primice. Elle est en bon état. J’y ai déposé des fleurs de votre part. » (p 222) Une autre lettre du capitaine V. : « J’ai causé avec l’abbé V… Nous sommes bien d’accord. Nous ferons le nécessaire pour tout arranger quand vous serez là. Je vous avertirai du moment exact où vous pourrez demander votre sauf-conduit… » (p 222) « Attendre… Avec ses affaires… Chaque soir, avant de m’endormir je mets contre moi, ses lettres, son carnet. Je m’imprègne de lui. Peut-être quelque chose du mystère de sa vie, passe en moi, survit en moi… » (p 223)

Le 27 septembre, une nouvelle lettre du général : « Nous ne sommes pas dans le secteur, mais nous sommes tout contre. Vous pouvez venir. » (p 228)

Y retourner et l’exhumer

La petite fosse qui avait été creusée dans le cimetière civil de Mourmelon n’est plus disponible. Finalement, le corps sera réinhumé dans un cimetière militaire. Cette nouvelle fosse devra être élargie pour accueillir la bière en chêne qui est prête. Il faut reprendre contact avec le serrurier.

Le capitaine V. s’assure une dernière fois que l’endeuillée veuille bien se rendre sur place et assister, malgré les risques, aux opérations d’exhumation. « J’aurai la force. », répond-elle (p 233). Finalement, seuls la mère, le capitaine et une équipe de brancardiers se rendront au cimetière du front. Le capitaine V. entend ainsi couvrir son supérieur dans ce qui est une entorse grave aux règlements en vigueur.

Le 7 octobre, à la nuit tombée, le groupe se met en route sous la pluie pour le cimetière proche des premières lignes. Les travaux d’exhumation se révèlent pénibles et dangereux. L’état du cercueil imprévisible. Pour parer à tout, on a emmené des bâches. « Les brancardiers travaillent sans bruit. Leurs gestes sont alertes et pieux. Ils ont enlevé le petit entourage de bois, les couronnes. Les pelletés s’accumulent, soigneusement déposées au bord de la petite fosse. Malgré ma volonté irréductible de reprendre mon enfant, j’avais parfois l’émoi secret de ce qu’il peut y avoir de sacrilège à ouvrir une sépulture, même avec tout l’amour, même pour tout le devoir. » (pp 242-243) Au moment de la remontée de la bière, « … Et je ne sais plus ce qui se passe… Vaguement, je sens que le capitaine me dépose, avec précaution, par terre… Quand je reviens à moi, Primice est étendu sur le chemin central, un peu en travers. Je suis contre lui. Mes mains serrent et caressent son cercueil (…) Le voir… Le tenir dans mes bras… Soulever cette planche qui nous sépare… Je ne peux pas… Quelque chose me retient… Quelque chose de mystérieux que je ne dois pas enfreindre… J’obéis… » (p 245)

On rebouche la fosse pour masquer l’exhumation. Le cercueil est particulièrement lourd car une ouverture a permis qu’il se remplisse de sable calcaire. Mais, selon les dires du capitaine V., « ce sable l’a comme embaumé, il doit être admirablement conservé. Il n’y a aucun symptôme de décomposition. J’en suis sûr. J’avais le visage juste au-dessus de l’ouverture. Aucune odeur. Votre Primice est intact. » (p 246) Le corps du défunt est donc entré en odeur de sainteté…

Rapatrié, placé dans une deuxième bière confectionnée par les soins de sa mère, plombé, réinhumé au cimetière militaire, il semble désormais à l’abri des injures de la guerre. Elle a désormais un lieu pour le pleurer, un lieu où l’enfant est définitivement en sécurité : « Ne pas partir encore… Il est là. Je l’ai. Le jour grandit. Le soleil se lève sur sa tête. On m’emmène. Plusieurs fois, je me retourne, je contemple la petite tombe toute blanche dans le soleil levant. » (p 252)

Le livre, second tombeau

Mais après tant d’efforts et de patience déployés pour en arriver là, un vide apparaît : « J’ai sauvé ton corps. Je lui ai donné une petite tombe blanche qu’abrite mon amour. Qu’est-ce que je peux pour ton âme ? Un livre… Lui donner, à elle aussi, une petite tombe, la petite tombe blanche d’un livre (…) Un livre… Quelques mots pour parler de Toi (…) J’écrirai un livre pourtant. Je te le promets. Puisque c’est tout ce que je peux. » (pp 253-254) L’écriture littéraire de ce « témoignage » fait donc indissociablement partie du processus de deuil et participe à son accomplissement complet. L’auteure a recours à des effets stylistiques proprement littéraires, mis  au service de ce témoignage : une écriture elliptique, saccadée, parfois volontairement incohérente, capable d’exprimer la souffrance et mieux dire le désespoir psychologique.

La longue séquence traumatique du deuil : le souvenir du disparu

Le fait d’avoir pu enterrer décemment le fils et d’écrire l’histoire de ce deuil ne sont pas pour autant clôture de la période traumatique et d’auto-culpabilisation : « Des rêves, chaque nuit. Presque toujours mêlés à la Nuit où je l’ai ramené. » (p 263) Dans ces rêves, la mère est présente au dernier instant, juste avant la mort de son fils qu’elle parvient à sauver.

Les objets qui appartenaient au fils reprennent vie avec elle, par elle : « A mesure que les jours s’écoulent, que les jours l’écartent d’elle, je répands de plus en plus, autour de moi, les petits objets qui lui ont appartenu, pour quelle que chose de lui soit encore mêlé à la vie. Il aimait dessiner. Je me sers de ces crayons de pastel pour accentuer la ressemblance de quelques uns de ses portraits. Sa montre est, chaque jour, remontée. Ses coupe-papier tranchent les livres que je lis. Je ne cachette les lettres qu’avec les cachets à ses initiales. » (p 265). Nombres d’indices dans le comportement de cette mère laissent à penser qu’elle s’identifie fortement au disparu et que cette façon de faire l’aide à surmonter sa propre douleur : « Le mêler à la vie. Ne rien oublier de lui. Ma pensée, c’est toute sa résurrection. Quand je mourrai, il mourra une seconde fois. » (p 276)

Le premier anniversaire de sa mort est vécu sur le mode de la culpabilité : la demande de sauf-conduit n’a pas abouti à temps. La publication d’un poème du jeune Primice publié dans la presse, intitulé Les cuirassiers de Reichshoffen, est perçu a posteriori par sa mère comme une annonce de sa destinée tragique.

Le 17 mai 1918, le sauf-conduit arrive enfin. Une visite de la tombe avec le capitaine M. ne la satisfait pas complètement : « … Demain, mon Bien-aimé, je reviendrai seule, longtemps seule… » (p 272) La séparation entre le lieu de sépulture et le lieu de villégiature de la mère est de plus en plus mal vécue : « C’est horrible cette séparation. Comme je les envie, ces coutumes d’Orient qui permettent de garder les morts aimés dans le jardin de la maison qu’on habite, de mêler familièrement leurs mânes mystérieuses à tous les actes de l’existence. » (p 273)

L’offensive du 18 juillet 1918 réveille les craintes. On va se battre aux abords de sa tombe. De longs passages évoquent alors une forme de régression de la mère : il n’est plus question que de Primice enfant ou de Primice bébé. La vie heureuse de la mère et son enfant est sans cesse remémorée comme pour mieux faire oublier l’instant présent et l’absence. S’ensuit une longue évocation des écrits de Primice, de la petite enfance jusqu’à sa dernière lettre, qui permettent d’établir une biographie qui se métamorphose en véritable hagiographie.

L’après guerre

La proclamation de l’armistice n’est pas mentionnée. Par cette omission volontaire l’auteure exprime cette attitude partagée et largement évoquée par une multitude d’autres témoins, lorsque le deuil submerge et parfois dépasse la victoire. Seule une autre date compte : le 23 avril. C’est donc en ce 23 avril 1919, deux ans jour pour jour après la mort du fils adoré, qu’elle se rend sur la tombe de celui-ci. En route pour le cimetière et croisant deux prisonniers allemands en train de rire, elle intime au sous-officier français qui les accompagne de les faire taire : « Jusqu’à ce qu’ils aient disparu, je reste debout entre eux et mon enfant, pour qu’il ne les entende pas. » (p 382)

Elle semble alors entrer dans une nouvelle dimension du deuil, moins personnelle et plus ouverte aux autres : « Personne… Si. Trois silhouettes noires surviennent dans la blancheur crue du soleil et du cataclysme. Ce sont des jeunes filles en deuil, qui marchent lentement, graves, sans paroles, en se tenant le bras. Elles ont l’air de chercher… » (pp 384-385) Le deuil n’affecte donc pas seulement les mères mais aussi les épouses et les fiancées. Un retour vers le Bois noir, ce lieu ambivalent de la première inhumation et du dernier souffle de vie s’avère incontournable.

Les fêtes de la Victoire ont peu de sens. Elle ne se rend pas à la veillée funèbre de la nuit du 13 au 14 juillet 1919 où a été érigé sous l’Arc de Triomphe un immense cénotaphe dressé à la mémoire des morts de la Grande Guerre. Son deuil n’entre pas dans la dimension publique, attendue, il demeure solidement ancré en elle : « Mais Toi, tu n’es pas vainqueur, tu es un Mort. » (p 391) Le 10 juillet, jour de la fête du défunt, elle préfère aux futures commémorations grandioses la présence d’une tombe : « Quelle fête pour Toi ?… Tu ne sens pas plus les ailes de la Victoire au fronton de ta tombe que mes larmes sur ton seuil. » (p 393) Le 23 avril 1920, de retour sur les mêmes lieux, le questionnement butte toujours sur les mêmes inévitables questions : « Pourquoi es-tu mort ? Quelle vérité égale ta mort, quelle vérité est aussi belle que Toi ? « Mort pour la France», qu’est-ce que cela veut dire ? » (p 395)

J.F. Jagielski, novembre 2008

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