Dauzat, Albert (1877-1955)

1. Le témoin

Né le 4 juillet 1877 à Guéret (Creuse), mort le 31 octobre 1955 à Alger. Fils de Marien Dauzat, agrégé de mathématiques puis inspecteur d’académie et d’Elizabeth Roche. Brillant élève au collège d’Auxerre en 1885 et 1886 puis au lycée de Chartres où il passe son baccalauréat en 1894. Poursuit ses études à Paris et obtient une licence ès lettres en 1896. Thèse de droit en 1899 puis thèse de lettres en 1906. Suit des cours au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études. Diplômé de cette école. Se spécialise dans l’étude des argots français et franco-provençaux. Nombreux voyages à l’étranger : Suisse, Italie et Espagne. Devient maître de conférence à la Ve section de l’École pratique des hautes études en 1913. Fondateur et directeur de la revue de linguistique Le Français moderne.

N’a pas accompli son service militaire. Ajourné à deux reprises puis classé dans le service auxiliaire pour une sévère myopie. Se retrouve donc à la mobilisation, vu son âge, dans la territoriale de l’auxiliaire. Bien que n’ayant aucune compétence particulière, y occupe un poste d’infirmier à l’arrière dans la région de Châteaudun. Si l’on en croit le témoignage qui suit, il semble que Dauzat n’ait pu accomplir sa tâche d’infirmier que jusqu’au 5 septembre 1914. Il semble alors avoir été mis en disposition pour cause d’inadaptation physique à  l’emploi. Sera réformé définitivement le 29 janvier 1915 pour endocardite.

Publie durant la guerre plusieurs ouvrages la concernant. Poursuivant ses travaux universitaires, l’auteur mène une vaste enquête dès 1917 sur l’argot militaire par le biais du Bulletin des Armées qui aboutira en 1918 à la publication de L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats. Fervent admirateur des thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, il publie en 1919 Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre.

2. Le témoignage

Impressions et Choses vues (juillet-décembre 1914). Les Préliminaires de la Guerre – Le Carnet d’un Infirmier militaire – Le Journal de Barzac, Attinger Frères, s.d. [1916 selon Jean Vic], 270 p.

Préface de l’auteur. Un seul passage censuré, p 92 mais selon Romain Rolland (Journal des années de guerre, Albin Michel, 1952, p 698) qui cite une lettre de Dauzat, « … la censure lui a coupé quelques pages où il maudissait la guerre. » Dauzat lui-même évoquera pas moins de quatre convocations à la censure en décembre 1915 pour cette publication dans Ephémérides 1914-1915, pp 72-105. Cet ouvrage rétablit, plus de vingt ans après, la trentaine de passages échoppés dans le témoignage analysé ici.

3. Analyse

L’ouvrage d’Albert Dauzat présenté ici a échappé à la vigilance de Jean Norton Cru, sans doute à cause de l’origine franco-suisse de cette édition. Il est toutefois recensé par Jean Vic dans La littérature de guerre, Payot, 1918, pp 301-302.

Le témoignage de Dauzat a la forme d’un journal divisé en 3 parties que nous suivrons ici. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un journal constitué de « choses vues » et notées souvent au jour le jour pour la période allant de juillet à décembre 1914. Voyageant en Autriche à la veille de la déclaration de guerre et pressentant l’évolution des événements, Dauzat rejoint au plus vite la France pour y accomplir ses obligations militaires. Son engagement est à l’image de celui de nombreux intellectuels contemporains : « Cette guerre, que la France n’a pas voulue et par laquelle elle défend son indépendance, son patrimoine national, nous a surpris dans un état imparfait et incomplet de préparation militaire (…) » (préface).

Favorable à une guerre qu’il juge défensive, le témoin n’en demeure pas moins critique quant à l’organisation matérielle et au climat idéologique de l’entrée en guerre. Mais cette clairvoyance est intermittente et parfois ambiguë. L’invention du personnage de Barzac, un intellectuel teinté de nationalisme et qui semble n’être que le double ironique de l’auteur, lui permet de décrire les affres d’un homme cultivé aux prises avec les réalités triviales de la guerre, surtout lorsque l’on manque de galon… Ce procédé littéraire lui permet aussi de reprendre à plus ou moins bon compte, notamment dans la 3e partie intitulée Le journal de Barzac, tous les poncifs nationalistes que les intellectuels français développèrent au moment de l’entrée en guerre.

Il faut sans doute lire le témoignage de Dauzat comme éminemment ironique, même si cette ironie n’est pas toujours complètement débarrassée de l’idéologie dominante du moment. Son texte témoigne des déchirements auxquels durent faire face certains intellectuels. Cette dimension atypique du témoignage de Dauzat, qui joue souvent à merveille d’un double langage, semble avoir en partie échappé à la vigilance de la censure.

L’attitude de Dauzat, sans doute liée à ses travaux sur « les légendes » de la guerre, évoluera par la suite vers des positions plus critiques envers la guerre, ce dont témoignent ses écrits ultérieurs sur Romain Rolland. Nous aurions facilement tendance à penser que cette dimension est déjà présente dans le témoignage présenté ici. Elle ne pouvait amener par la suite son auteur qu’à des positions nettement plus pacifiées et mûrement réfléchies.

Les préliminaires de la guerre

22 juillet : Dauzat est au Tyrol autrichien. Dialogue avec un touriste français qui évoque combien la cour de Vienne, la presse et l’opinion publique autrichiennes sont prêtes à en découdre avec les Serbes.

25 et 27 juillet : Rupture austro-serbe. « Tout le monde a compris que c’est la guerre. Chants, cris, manifestations patriotiques durant toute la nuit. » Mobilisation dans l’enthousiasme populaire. Déjà sensible à ses futures recherches, Dauzat note : « Le faux se mêle parfois au vrai. » Départ des premiers soldats et des touristes. Réflexion d’un contrôleur dans le train : « Pourquoi la guerre ? Nous ne demandons qu’à travailler et à manger. Ceux qui l’ont décidée sont idiots. »

27-30 juillet : Passage du témoin par la Suisse. Lecture de la presse locale et française. « On se rapproche, par petites étapes : on éprouve le besoin d’être à la portée de son pays, afin de rejoindre au premier appel. »

30 juillet : Retour en France où se prépare la mobilisation. Pleurs des femmes. Discussion dans le train sur la mobilisation. Un Alsacien s’est enfui pour rejoindre la France et y être mobilisé.

31 juillet : Paris. Sang froid et bonne humeur dans la capitale. La vie normale continue. Certains ne croient pas à la guerre : les journaux cherchent à effrayer les gens pour vendre du papier. Guillaume II décrète l’état de menace de guerre.

1er août : Rapporte différentes rumeurs sur le sens de la mort de Jaurès. Se rend chez lui pour préparer son départ. « Jamais je ne me suis senti plus de sang froid ni de lucidité. » Affiches de mobilisation générale. « Territorial de l’auxiliaire, n’ayant jamais fait de service militaire, je ne suis évidemment pas gâté. »

2 août : départ. « Dans le train, les hommes se parlent. En ce moment, les taciturnes éprouvent le besoin d’être bavards. Il faut communiquer ses pensées et sa foi dans le succès, identique chez tous. » A Chartres, les mobilisés entament la Marseillaise. Arrivée à Châteauvieux. Prise de contact avec un médecin qui lui dit : « – Infirmier ? Vous avez aussi à vous armer de courage. Les autres connaîtront les enthousiasmes de la guerre ; nous nous n’en verrons que les aspects cruels et douloureux. »

Le carnet d’un infirmier militaire

Période du 2 août au 5 septembre :

Affecté dans un hôpital créé dan un couvent. Dirigé par des religieuses, il a une section militaire qui soigne des militaires malades. Les autres infirmiers ne sont pas plus qualifiés que Dauzat.

Dès le 5 août, s’intéresse aux rumeurs nées de la raréfaction des sources d’information et la mise en place de la censure : Caillaux assassiné par le frère de Calmette (en liaison avec l’assassinat de Jaurès), espionnite, rumeur sur les plaques Kub. Dauzat demeure fortement influencé par les travaux de Le Bon sur la psychologie des foules qu’il connaît et cite.

Perception de la neutralité italienne. Dénonciation des flatteries diplomatiques françaises.

Reçoit des nouvelles de Paris : destruction des laiteries Maggi dont la rumeur prétend que le lait est empoisonné et destruction des commerces pressentis comme appartenant à des Allemands. Dénonce la flambée des prix dans la capitale qui, selon lui, explique l’apparition de ces violences.

Emploie le terme d’ « embusqué » pour désigner des hussards en traitement. Certains malades enveniment leurs plaies pour ne pas partir sur le front. D’autres cherchent à se rendre absolument indispensables (8 août).

Les religieuses qui n’aiment pas voir les infirmiers ou les malades inoccupés les assomment de labeur (recours à la main d’œuvre militaire qu’on ne paie pas…) Elles-mêmes ne se ménagent pas à la tâche mais commandent et sont respectées. Dauzat juge que « ces fourmis laborieuses qui se sont asexuées en s’adonnant exclusivement au travail » manquent de « sensibilité ». Elles ont aussi par rapport à la mort un sentiment d’accoutumance qui est et sera nécessaire au bon fonctionnement de leur établissement.

L’intellectuel découvre un monde qu’il ne côtoyait pas jusque là et s’adonne à des tâches jugées répugnantes : ses camarades ont du mal à comprendre qu’il puisse passer autant de temps à écrire… Dauzat fait intervenir pour la première le personnage de Barzac. Celui-ci déplore « cette organisation qui ne tient compte ni de l’intelligence, ni des capacités, ni de la situation sociale (…) ».

Mention des premières rumeurs teintées de bourrage de crâne prétendant que les Allemands sont démoralisés et qu’on va les prendre par la famine (11 août).

Rumeurs sur les pertes dans les combats d’Altkirch démenties par le gouvernement (12 août).

Doute de l’auteur à l’égard de l’évacuation provisoire de Mulhouse « pour des raisons stratégiques ».

Ironie à l’égard du clergé français qui, comme son homologue allemand, souhaite la destruction de l’ennemi : « Singulière mentalité, tout de même, qui a transformé le Christ d’amour et de pitié en Mars guerrier et massacreur ! »

Arrivée de blessés locaux victimes d’accidents de cheval : les chevaux réquisitionnés s’affolent lorsqu’ils sont utilisés pour des tâches guerrières.

Pression des religieuses pour que les infirmiers assistent aux offices : « mais, sur une vingtaine que nous sommes, il n’y a peut-être pas deux croyants. »

« Les journaux, eux, continuent toujours à sonner la même fanfare, et ils ont raison de vouloir entretenir la confiance : mais ils ne donnent plus le diapason de l’opinion publique. » (24 août)

Arrivée d’émigrants provenant du bassin de Briey. Attitude « résignée, mais point trop abattue. » « Les émigrants ne sont point trop loquaces. Les femmes parlent d’une voix monotone, comme si elles récitaient une leçon apprise. Beaucoup racontent comme ayant vu ce qu’ils ont entendu dire : ainsi se forment les légendes. » Evocation des atrocités allemandes (26 août).

Evocation de la rumeur et des fantasmagories sur « la poudre de Turpin » (29 août)

Arrivée par le train du premier convoi de blessés venant du front. « Vision poignante et inoubliable. » Prise en charge d’une partie de ces blessés. Lorsque le quota de places disponible est atteint, ceux qui n’ont pu être pris en charge poursuivent leur route jusqu’à l’hôpital suivant… (30 août) Arrivée d’un second convoi de 300 blessés. Les ordres reçus parlent de « paille pour recevoir blessés » et prévoient « d’évacuer les moins atteints sur les communes environnantes. » (31 août)

Départ pour la Suisse du personnage de Barzac, suite à de graves problèmes de santé. Nous n’avons pas pu déterminer de façon certaine si l’auteur a réellement pu quitter son affectation ou si il a ici simplement recours à un procédé purement littéraire et fictif, lui permettant de se distancier à l’égard des thèses défendues par Barzac. La suite du témoignage laisse toutefois à penser que Dauzat-Barzac a pu réellement quitter son poste, sans doute à cause de problème de santé et d’une inadaptation physique à la tâche d’infirmier (5 septembre).

Le journal de Barzac

Barzac se rend à Paris. La ville est calme. Il se plonge dans la lecture des journaux français et étrangers avec un mélange de crédulité et de sens critique (évocation de la « « poudre à punaises » [= mélinite] (…) à laquelle toute la population croit avec la foi du charbonnier. ») Passages particulièrement intéressants où se mêlent chez l’intellectuel à la fois une certaine forme de crédulité et des moments d’éveils critiques provoqués par la comparaison entre la presse française et italienne. Du fait de la raréfaction des sources d’information, la presse joue et jouera un rôle déterminant dans son positionnement idéologique (5 septembre).

Poursuite du voyage avec étapes par Dijon, Dôle, Pontarlier. « L’entrée des journaux suisses est interdite, mais on se les procure en cachette. » (7 septembre).

Arrivée en Suisse (10 septembre). Division de l’opinion publique dans ce pays neutre selon qu’on se trouve dans une partie francophile ou germanophile. Peur d’une agression italienne. Consultation de la presse allemande. S’intéresse au rapport entre la publicité et la guerre. Comprend que la guerre idéologique est aussi importante que la guerre militaire : « Les Etats-Majors luttent à coup de bulletins comme à coups de canons ; il ne leur faut pas moins de stratégie pour pallier une défaite sur le papier que pour gagner une victoire sur le terrain. » Analyse la violation de la neutralité belge (14 septembre). La lecture de la presse immerge Barzac dans les récits de propagande journalistiques : balles dum-dum, destruction de la cathédrale de Reims (18 septembre), engagement nationaliste des intellectuels allemands (22 septembre), « insomnies du Kaiser » (30 septembre). Analyse de « la faillite du socialisme » (8 octobre), de l’appel des intellectuels allemands (9 octobre) mais aussi des positions de Romain Rolland dans sa réponse aux intellectuels allemands (« On rendra alors justice aux magnifiques pages, si courageuses, de Romain Rolland, qui a eu assez de force d’âme pour s’élever au-dessus de la mêlée et pour maudire, non pas tel homme ou tel groupe qui passe, mais le fléau et les causes profondes de la boucherie fratricide qui déchire l’Europe. »)  (3-4 novembre). L’air de la Suisse semble produire sur l’auteur des effets pacificateurs et critiques. La censure a parfois laissé complètement passer des aspects qui dévoilent comment se positionne Dauzat dès le début du conflit : « Non ! l’ennemi parce qu’il est ennemi, n’est pas nécessairement une « sale race » qu’il faut exterminer (…) Il faut savoir respecter l’ennemi et lui reconnaître ses qualités. Les Allemands combattent pour leur patrie comme nous pour la nôtre ; ils croient comme nous qu’ils ont été victimes d’une agression (…) » ; « La vraie France n’est pas représentée par les journaux qui crachent et bavent à jet continu sur l’adversaire et qui existent le peuple à des haines de race. » ; « C’est là encore une des conséquences fâcheuse du service militaire obligatoire, qui a jeté les intellectuels dans la mêlée du combat et des haines, alors qu’ils devraient demeurer au-dessus des conflits guerriers et travailler au rapprochement des élites, à la réconciliations des races. » (13 novembre)

De retour à Paris, Dauzat-Barzac déplore l’absence de la presse étrangère qui lui a servi à modérer ses convictions premières. La vie dans la capitale n’a guère changé, entre « dévouement et égoïsme ». Les terribles pertes du début du conflit ne semblent pas avoir affecté outre mesure la population civile : « Pourquoi prétendre que la guerre a transformé notre mentalité ? Il n’y a rien de changé, à part les sujets de conversation. A bien y réfléchir, il ne pouvait en être autrement. Les mêmes hommes restent avec les mêmes cerveaux… » L’auteur cite des « choses » entendues dans le métro qui montrent que la guerre et ses inévitables conséquences sont à cette époque parfaitement entrées dans les mœurs : « – Oui, c’est mon mari qui est mort. Que voulez-vous ? il n’est pas le seul. On s’en doutait bien quand il est parti. » Les œuvres de charité accomplissent pourtant leur besogne pour ceux du front (18 décembre). Le peuple est patient, il demeure « magnifique de sérénité et prêt à tous les sacrifices comme à toutes les temporisations. » (20 décembre) Le gouvernement est de retour dans la capitale. Dauzat-Barzac passe en conseil de révision à Vincennes, décrit la scène mais ne dit rien de son sort. Son témoignage s’achève avec l’évocation de la fête de Noël, « (…) fête plus retenue sans doute, moins bruyante peut-être, – fête tout de même. » « On s’est fait à la guerre avec une impassibilité stupéfiante. On oublie trop les autres, ceux qui à vingt-cinq lieues se font trouer la peau, chaque jour, chaque heure, chaque minute, héros obscurs qui assurent la sécurité de ceux d’ici. » (26 décembre)

4. Autres informations

Dauzat Albert, « Romain Rolland », Les Cahiers idéalistes français, 6 juillet 1917.

Dauzat Albert, L’argot de la guerre d’après une enquête auprès des Officiers et Soldats, Armand Colin, 1918, 195 p. [rééd. 2007, 277 p.]

Dauzat Albert, « Le préjugé de la race », Revue politique et parlementaire, 1918, tome 97, n° 287-289, pp 77 – 84.

Dauzat Albert, Légendes, Prophéties et Superstitions de la Guerre, La Renaissance du Livre, s.d. [1919], 283 p. (voir l’analyse de cet ouvrage sur ce site).

Dauzat Albert, Ephémérides 1914-1915, R. Debresse, 1937, 108 p. (Evoque précisément – et avec humour… – comment le témoignage analysé ici fut censuré. Rétablit la totalité des passages censurés).

J.F. Jagielski, avril 2010

 

 

 

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Pierrefeu, Jean de (1883-1940)

1. Le témoin

Les informations biographiques sur Jean de Pierrefeu sont très lacunaires, notamment en ce qui concerne sa jeunesse : né en 1883, au sein d’une famille bourgeoise, probablement parisienne, il reçoit une solide éducation. Son intérêt pour les milieux d’affaires le conduisit, aux alentours de 1905, à embrasser la carrière de journaliste. Il évolue rapidement dans la dynamique équipe de L’Opinion, un hebdomadaire politique – avec une affinité marquée pour certains courants nationalistes – fondé le 18 janvier 1908 sous le patronage du futur président de la République Paul Doumer. Nationaliste convaincu, Pierrefeu partage avant-guerre les idées de Barrès, et participe à l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (d’abord publiée sous forme d’articles dans le journal L’Opinion au cours de l’année 1912) en rédigeant un court article traitant de la jeunesse littéraire d’avant-guerre. A partir de 1910, Pierrefeu loue une chambre au sein de la pension Laveur au Quartier Latin à Paris. Mobilisé le 1er août 1914 en tant que sergent-major réserviste, Jean de Pierrefeu est blessé et reste quelques semaines en convalescence à l’hôpital de Dijon. Jugé inapte à reprendre le combat, il est intégré aux contingents auxiliaires, à la garde d’un dépôt de l’intérieur, avant d’être affecté le 23 novembre 1915, avec le grade de sous-lieutenant, à la Section d’information, au sein du Grand Quartier Général, à Chantilly. Son rôle est de première importance : il est chargé de rédiger le communiqué officiel aux armées. A partir de 1916, il est responsable de la rédaction du communiqué de l’armée de Salonique. Il oeuvre toujours pour L’Opinion et est intégré au nouveau comité de rédaction de L’Eclair en décembre 1917. Démobilisé en 1919, il se consacre dès la fin de la guerre à l’écriture dans des ouvrages portant sur divers sujets : Comment j’ai fait fortune, La dictature des marchands, Le Mercure volant, La comédie de Limoges, Le Roman diplomatique de Gênes, L’Homme nu sauvera le monde, Vocabulaire du temps présent, Les mille et unes nuits littéraires. Mais ce sont ses ouvrages sur la Grande Guerre qui lui valent ses plus grands succès et ses plus dures critiques (voir ci-dessous). Il dirige la collection « Combattants européens » à la Librairie Valois, lancée en mars 1930. En 1940, Pierrefeu réaffirme avec conviction son soutien au maréchal Pétain et dirige la revue Les Cahiers de la Jeune France, « organe de la Révolution nationale ». Il meurt la même année.

2. Le témoignage

Après la Grande Guerre, Jean de Pierrefeu fut au cœur d’une polémique importante suscitée par ses ouvrages extrêmement incisifs critiquant le haut-commandement français et, plus généralement, l’ensemble du corps des officiers d’active.

Son premier ouvrage relatif à la Grande Guerre est une brochure consacrée à La deuxième bataille de la Marne (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1918). Il y retrace l’évolution des conceptions tactiques et stratégiques du commandement français depuis la bataille de Verdun. Il publie ensuite L’offensive du 16 avril. La vérité sur l’affaire Nivelle (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1919) dans lequel il commence à se démarquer de l’histoire officielle. Son expérience de guerre fait directement l’objet d’un autre ouvrage intitulé GQG. Secteur I. Trois ans au Grand Quartier Général par le rédacteur du communiqué (Paris, L’Edition française illustrée, 2 tomes, 1920). Conçu comme un reportage, Pierrefeu dresse un tableau vivant du quotidien du GQG et, pour la première fois, commence à livrer son jugement personnel des événements. Le premier tome est consacré à la succession des événements allant de son arrivée à l’état-major (23 novembre 1915) au renvoi du général Nivelle (15 mars 1917) ; le second volume va de la prise de fonction de Pétain à l’armistice, le 11 novembre 1918. Les trois ouvrages qui suivent vont plus loin encore dans les prises de positions de l’auteur. Bâti comme un dialogue fictif entre l’auteur et son « démon familier », incarnation d’un esprit conforme aux « bonnes mœurs françaises », Plutarque a menti (Paris, Grasset, 1923) est probablement l’ouvrage qui a le plus suscité la polémique. Son oeuvre précédente lui avait déjà valu quelques critiques ; en s’attaquant aux officiers et à leurs méthodes tactiques et stratégiques, en se posant à contre courant de l’histoire officielle de la guerre, il essuie ici la colère de nombreux détracteurs et voit paraître une sorte de réponse officielle de l’armée à ses accusations (Général ***, Plutarque n’a pas menti, Paris, La Renaissance du Livre, 1923). L’ampleur de la polémique et le succès du premier ouvrage encouragent Pierrefeu à poursuivre ses réflexions dans un Anti-Plutarque (Paris, Les Editions de France, 1925) puis dans Nouveaux mensonges de Plutarque (Paris, Rieder, 1931).

3. Analyse

L’oeuvre de Jean de Pierrefeu est marquée par son expérience de journaliste avant-guerre. Le style adopté par ses premiers écrits est proche d’un reportage d’information, comme en témoigne l’incontestable recherche d’objectivité affichée dans l’avant-propos du premier tome de GQG, secteur I : « Cet ouvrage est le compte-rendu loyal des observations que j’ai pu faire au Grand Quartier Général ».

De son expérience quotidienne en tant que rédacteur du communiqué officiel, on ne sait finalement pas grand chose outre sa surprise de voir qu’on lui confie une tâche aussi importante, la difficulté de cette entreprise – informer sans trop en dire, ni sans donner le sentiment que l’on cache la réalité de la situation militaire -, et quelques pistes sur les différentes manières de procéder.

En revanche, il livre un témoignage très riche sur le Grand Quartier Général : à la manière d’un reporter, c’est toute un vaste et complexe ensemble de services interdépendants, disposant d’une hiérarchie interne officieuse, que chacun se devait de respecter, qui se dévoile. Pierrefeu épingle également les conditions de vie luxueuses et d’un grand prestige des membres du GQG. La société militaire essuie ainsi, dès GQG. Secteur I, les plus violentes critiques. Par « société militaire », ce sont principalement les officiers titulaires du brevet d’état-major et tous ceux qui aspirent à le devenir que Pierrefeu désigne. Il observe au jour le jour les mœurs et les conceptions de cette élite d’une « caste » militaire – dans laquelle les principaux intéressés ne se reconnaîtront pas à en croire Plutarque n’a pas menti. Sont dénoncés sous la plume de Pierrefeu l’attachement de ces hommes à leurs traditions et la recherche d’un avancement rapide.

Quelques personnalités concentrent plus particulièrement l’attention de Pierrefeu : Joffre, Nivelle et Pétain, qui se sont succédé à la tête du GQG. Au sujet de Joffre, le témoignage de Pierrefeu est contradictoire : présenté comme un homme doté de bon sens et de volonté, soucieux de prendre seul ses décisions, le généralissime aurait été manipulé par son entourage. Nivelle, ensuite, est présenté comme un généralissime médiocre, soumis à des influences multiples, engagé dans une terrible surenchère de promesses qu’il fut incapable de tenir. Le second volume de ses souvenirs au GQG s’ouvre avec l’arrivée de Pétain au GQG, auquel l’auteur voue une admiration sans borne : porteur d’espoir, le nouveau généralissime a, toujours d’après Pierrefeu, substitué la compétence à l’ambition au rang des principales vertus des officiers du GQG et est devenu le sauveur de la France.

D’un désir manifeste de livrer un témoignage sur son expérience en tant que rédacteur du communiqué officiel et membre du GQG, Pierrefeu glisse peu à peu, dans l’après guerre, à une entreprise d’analyse critique et de dénonciation des erreurs militaires commises durant la Grande Guerre. La figure de Plutarque est alors convoquée pour fustiger le Culte des Grands Hommes auxquels, d’après Pierrefeu, les Français – sous influence directe de groupements d’intérêts souhaitant entretenir le « mensonge social » – sont si attachés.

L’œuvre de Pierrefeu porte la marque de sa désillusion : jeune journaliste enthousiaste au début de la guerre, il prend progressivement conscience des effets destructeurs des conceptions tactiques du GQG et de ses erreurs : le culte du « cran » et de l’offensive du généralissime Joffre et de son entourage, les risques inconsidérés pris par d’autres officiers, négligeant le facteur surprise, commettant de graves erreurs dans la préparation des batailles, se laissant influencer par des intérêts politiques dans l’espoir d’obtenir plus de gloire, plus d’honneur, plus de reconnaissance. Au bout de trois ans de guerre, l’arrivée de Pétain à la tête du GQG contraste fortement avec ses prédécesseurs, incarnant brusquement aux yeux de Pierrefeu un modèle de vertu et de professionnalisme qui lui redonne espoir et l’amène dans tous ses ouvrages d’après-guerre à le mettre sur un piédestal.

Au final, Jean de Pierrefeu a laissé une oeuvre d’une grande richesse. Son parcours avant-guerre comme journaliste et sa position particulière comme membre du GQG et rédacteur du communiqué officiel l’ont amené à proposer un regard acéré sur la guerre. Dans sa maîtrise consacrée à « Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre », Fabrice Pappola rappelle ce qui fait la spécificité de cette oeuvre, à la fois témoignage d’un reporter, rapport d’un analyste militaire et interrogations d’un philosophe.

4. Autres informations

PAPPOLA Fabrice, Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre. Les désillusions d’un jeune nationaliste, mémoire de maîtrise sous la direction de Rémy Cazals, Université Toulouse II-Le Mirail, 2001.

CAZALS Rémy, « Plutarque a-t-il menti ? », dans les actes du colloque Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, pp. 141-146.

OLIVERA Philippe, La politique lettrée. Les essais politiques en France, 1919-1932, thèse d’histoire, Université de Paris I, 2001, pp. 585-589.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Boylesve, René (1867–1926)

1. Le témoin

De son vrai nom, René Tardiveau. Ecrivain français, né à La Haye-Descartes (Indre-et-Loire) le 14 avril 1867, mort à Paris le 14 janvier 1926. Fils du notaire François Pierre Auguste Tardiveau, issu d’une famille de petits cultivateurs beaucerons et de Marie Sophie Boilesve, issue d’une vieille famille angevine installée en Touraine. Perd sa mère en 1871 et est élevé par sa grand-tante Clémence Jeanneau. Celle-ci meurt à son tour en 1876 et son mari se suicide. René et sa sœur Marie retournent alors habiter chez leur père, qui s’est remarié en 1874 avec une jeune femme et qui ne va pas tarder à se ruiner dans une spéculation immobilière.

Pensionnaire chez les frères des Écoles chrétiennes à Poitiers à la rentrée 1877, il entre au collège de la Grand’Maison en 1880, qu’il quittera en 1882 à la suite de sa fermeture consécutive aux décrets Ferry pour entrer au lycée René Descartes de Tours. Son père, ruiné, se suicide en 1883. René Tardiveau obtient son baccalauréat en 1884-1885 et s’installe à Paris, rue Monge, en novembre 1885, pour suivre des études d’histoire et de droit à la Sorbonne. Il est licencié en droit en 1889.

En 1888, il publie sa première nouvelle dans une revue tourangelle dirigée par Auguste Chauvigné et, vers la fin de l’année, rencontre Jane Avril. Jusqu’en 1896, il publie sous plusieurs pseudonymes dans des revues telles que La Plume ou L’Ermitage qu’il co-dirigera à la demande d’Henri Mazel, d’abord avec Adolphe Retté puis avec Stuart Merrill puis avec son ami Hugues Rebell.

En 1893, il adopte définitivement le nom de plume de Boylesve, dérivé du nom de jeune fille de sa mère. Il habite alors rue Pasquier, près de l’église de la Madeleine. En 1896, il publie ses premiers romans : Le Médecin des Dames de Néans et Le Bel avenir. Suivront des textes comme : Mademoiselle Cloque (1899), La Becquée (1901), La Leçon d’amour dans un parc (1902), L’Enfant à la balustrade (1903), Le Meilleur ami (1909), Élise (1921), Nouvelles leçons d’amour dans un parc (1924), Souvenirs d’un jardin détruit (1924). La mort de son demi-frère pendant la guerre lui inspire en 1917 Tu n’es plus rien.

Fait la connaissance d’Anatole France, d’Henri de Régnier, d’André Gide, de Francis Vielé-Griffin, de Jean Moréas, de Charles Guérin, de Maurice Maindron, de Jacques des Gachons, de Paul-Jean Toulet, de Paul Valéry, de Maurice Barrès dont il s’éloignera, rebuté par ses idées politiques, de Paul Souday et surtout d’Hugues Rebell qui exercera sur lui une influence majeure.

En 1901, il épouse Alice Mors, fille de son beau-frère, riche industriel de l’automobile et de dix-sept ans sa cadette. Disposant désormais de moyens financiers solides, le couple reçoit beaucoup et mène une vie mondaine. Pendant la Première Guerre mondiale, il s’installe à Deauville où Alice se dévoue comme infirmière et se consacre à un grand blessé de guerre tandis que Boylesve rencontre Betty Halpérine qui devient sa secrétaire et sa maîtresse.

Boylesve est élu en 1918 à l’Académie française. Il meurt d’un cancer le 14 janvier 1926, à la clinique des sœurs de Sainte-Marie, boulevard Arago.

2. Le témoignage

Tu n’es plus rien, Albin Michel, 1917, 324 p. Nous utiliserons ici la réédition de 1919 (sans donc savoir si l’édition de 1917 fut ou non censurée).

Une dédicace : « A la mémoire de mon frère, le capitaine Pierre Tardiveau, tué à l’ennemi devant Verdun, le 7 juillet 1916. »

L’ouvrage présenté ici est une œuvre proprement littéraire qui évoque le deuil d’une veuve de guerre perçu par un homme de lettres.

Cette spécificité – œuvre littéraire et récit d’un deuil féminin vu par un homme – doit être soulignée et sans cesse gardée à l’esprit si l’on veut intégrer ce récit dans la catégorie des témoignages sur la Grande Guerre. L’auteur n’est ainsi pas exempt de véhiculer certains clichés de l’époque sur le rôle attendu de la femme aisée : insouciance féminine confinant à la naïveté, dévouement sans faille des « belles dames » à la bonne cause des blessés de guerre (mais quid de leur réelle efficacité et de la durée de leur engagement ?), épouse inconsolable durablement affectée par un deuil de guerre mais dont on sait aujourd’hui que derrière ce topos se cache une réalité éminemment plus complexe…

Au-delà de cette particularité, le roman de Boylesve s’efforce également de brosser un tableau assez précis de l’implication de la société bourgeoise (et de l’ancienne noblesse) dans l’effort de guerre.

L’entrée de son héroïne dans les hôpitaux de l’arrière pour  y soigner les blessés est l’occasion de décrire les motivations diverses qui habitent ces femmes appartenant aux classes aisées, plus ou moins impliquées dans différentes œuvres de guerre.

Bien qu’évoluant et appartenant à ce milieu social, Boylesve sait ici conserver un regard critique fournissant une description assez décapante du monde de l’arrière, tant parisien que provincial. L’évocation des blessures de guerre et des mutilés tranche avec l’habituelle littérature produite par les auteurs non combattants durant la guerre. Cette forme de réalisme donne assurément à ce roman une valeur atypique.

Enfin, la pression sociale que subissent les jeunes veuves sur les questions du remariage et de la procréation n’est pas occultée. Elle est même au centre de cet ouvrage, renforçant ainsi l’intérêt qu’on peut lui accorder.

3. Résumé et analyse

Odette, jeune épouse du sous-lieutenant de réserve Jacquemin, semble appartenir à la moyenne bourgeoisie française. Jusque qu’ici, sa vie fut plutôt aisée et heureuse : elle appartient à ces êtres élevés « dans l’unique religion du bonheur. » (p 16)  L’implication de son mari dans la vie militaire l’affecte peu et se cantonne à des séparations dues aux périodes de manœuvres.

A la fin de l’été 1914, les choses basculent lorsqu’elle apprend que l’unité du sous-lieutenant Jacquemin fait partie des troupes de couverture. Peu curieuse des réalités militaires, elle découvre soudain que celui-ci appartient à un corps d’armée de couverture qui pourrait être l’un des premiers engagé si la guerre venait à éclater. Le 15 juillet 1914, ayant obtenu un congé de sa maison de commerce et s’étant rendu en vacances avec son épouse à Surville, Jean Jacquemin apprend qu’il doit rentrer d’urgence à Paris pour y accomplir une période d’instruction. Il quitte donc sa jeune épouse qui demeure sur leur lieu de villégiature car cette dernière, comme l’immense majorité de la population, n’a toujours pas perçu la gravité de la situation.

Le 1er août, les choses se précisent quand le tambour du garde-champêtre de Surville annonce la mobilisation. « Odette fut suffoquée, d’abord, et pleura, comme une enfant nerveuse qui assiste à une alerte. » (p 29) Un couchant de soleil exceptionnel sur la mer semble annoncer « les pages incendiées du grand livre de l’Histoire qui venait de s’ouvrir. » (p 35)

La guerre éclate. Jean Jacquemin écrit régulièrement à son épouse. Les nouvelles sont plutôt bonnes : « Jean supportait les fatigues, et tout en lui était modifié. » (p 36) De retour à Paris, Odette commence à sentir dans la correspondance que son mari n’est plus tout à fait le même : « (…) il lui répondait comme un homme qui n’a pas d’existence propre, comme un homme emporté par quelque chose de plus grand que lui, et qui seul, compte. » (p 37) Odette reprend alors confiance en sa bonne étoile.

Dans la seconde quinzaine de septembre, l’une de ses amies, Madame de Prans dont le mari est revenu en mission, lui apprend brutalement la mort se son mari. « Elle poussa un grand cri, et les personnes réunies dans la pièce voisine accoururent. Mais ne voilà-t-il pas, à présent qu’Odette se refusait à croire l’événement affreux qu’elle avait elle-même deviné ! Elle le déclarait invraisemblable, « par trop injuste !… – Pourquoi Jean tué et non pas un autre ?… Elle se révoltait, avec une colère farouche, contre le destin (…) » (pp 39-40)

Cette mort précoce oblige son entourage à des manifestations publiques de soutien. « Odette accueillait ces mots comme faisant partie d’une phraséologie de condoléances adoptée. » (p 42) L’héroïsation du défunt ne parvient à calmer sa douleur et ce, d’autant moins, que ces paroles paraissent toutes empreintes d’une forme d’hypocrisie en phase avec l’air du temps : « Elle en jugeait tous les termes [de condoléances] exagérés, et elle n’osait pas dire qu’ils portaient à faux ; ils avaient trait à la France, à la gloire, à l’honneur ; c’est à peine s’ils faisaient allusion à son amour, à elle, qui était tout. » (p 49) S’ensuit une phase de repli volontaire sur elle-même, accompagné d’une absence de communication avec le monde qui l’entoure. Il faut attendre la mort du mari de l’une de ses amies, Madame de Blauve, pour qu’elle commence à voir imparfaitement qu’elle n’est pas l’unique veuve d’une nation en guerre : « Elle en voulait à ces morts qui venaient troubler sa douleur, sa personnelle douleur (…) Elle les détestait comme des accidents intrus venus s’interposer entre elle et sa propre douleur. »  Les deuils s’accumulent autour d’elles mais elle semble demeurer imperméable à ceux qui ne sont pas le sien.

Désirant à tout prix quitter Paris, elle retourne à Surville. Après quelques semaines de vie monotone et cloîtrée, elle constate qu’un hôpital temporaire a été installé dans le Grand-Hôtel de la ville balnéaire. Une rencontre fortuite avec une connaissance, Madame de Calouas, lui permet de prendre un premier contact avec le monde des hôpitaux de guerre. Invitée à venir en visiter un, elle se laisse finalement convaincre d’y apporter les soins aux blessés. L’expérience est dure mais ne décourage pas pour autant cette nouvelle infirmière sans expérience qui s’investit complètement dans cette nouvelle vie. Nous sommes ici dans une œuvre de fiction qui semble ignorer combien le dévouement bénévole de ces « belle dames » était souvent rendu inopérant en terme d’efficacité pratique et de rendement face à l’afflux incessant des blessés… Nouvelle vie qui n’altère pas pour autant l’affection causée par le deuil : « Elle [Madame de Calouas] savait d’Odette elle-même qu’elle était venue ici pour « pleurer » son mari. » (p 103) Dans ce lieu de souffrance, « Odette ne parlait jamais de la mort de son mari, quoiqu’elle y pensât sans cesse (…) La mort du lieutenant Jacquelin, au début de la guerre, c’était une disparition pareille à tant d’autres, dans une déchaîne d’événements incommensurables. Un homme tombait ; un homme nouveau surgissait ; presque tous les officiers de carrière étaient morts, et il y avait toujours des officiers. – Qu’est-ce qu’un homme ? lui dit un jour un simple soldat sur la plage. » (pp 126-127)

De retour à Paris, en 1916, la ville lui paraît remplie « de tous les échos de Verdun [qui y] retentissaient dans quelque lieu qu’on se trouvât. » (p 132) Pour autant, cinémas, concerts classiques et « ce qu’il reste de music-halls, ne présente[nt] que la nécessité pour certains de s’arracher au cauchemar de Verdun. » (p 133) Le retour dans la capitale, au cours duquel Odette renoue avec ses connaissances, permet à l’auteur de dresser quelques  chapitres « acidulés » de la haute société parisienne face au deuil. Faisant fi de la mort de Jean, Madame de Bauve ne songe qu’à la remarier. Madame de Cardoulas, elle-même veuve, ne pense qu’à l’engagement volontaire de son plus jeune fils et souhaite marier au plus vite ses enfants afin qu’il aient une descendance… Une amie, Germaine, bien qu’en grand deuil est « éperdument amoureuse d’un médecin-major dans le service duquel elle avait travaillé » et, qui plus est, « était marié et père de famille. » (p 139)  Une autre, Clotilde, « semblait presque ignorer la guerre ; peu s’en fallait qu’elle ne la fît oublier » (p 156) car cette guerre la « barb[ait]. » (p 162) Madame Leconque ne sait lui parler que de chiffons et autres futilités… Même les militaires en permission ne font guère mieux : « Odette eut l’occasion de dîner avec des officiers qui en revenaient, qui y retournaient. Et ces hommes parlaient comme tout le monde de futilités, ou par retour bienveillant à des convenances d’antan. » (p 165) Un vieil ami, La Villaumer, malgré ses cheveux grisonnants, tente le siège de la volonté d’Odette avec une dextérité insistante et persuasive. Aux yeux de l’endeuillée, l’air de la capitale semble décidément propice à toutes les amnésies et à toutes les audaces…

La fin du roman accorde une place privilégiée à la question centrale qui est celle de la pression sociale à laquelle sont soumises les veuves de guerre lorsqu’elles sont en âge procréer. Après un bref séjour à Surville où l’activité de l’hôpital temporaire est en baisse, Odette rentre définitivement à Paris. La capitale est désormais un lieu où sont soignés les grands blessés qui vont renforcer la cohorte des grands mutilés. La jeune veuve est alors assaillie par ses relations qui s’efforcent de produire, à chaque rencontre, un discours feutré mais insidieux, l’invitant à se remarier et à avoir des enfants. Ce souhait insistant de l’entourage ne vise d’ailleurs pas n’importe quel mariage. Ainsi, Madame de Blauve organise-t-elle un dîner au cours duquel elle invite Odette et l’un des amis de son mari, un officier de chasseurs devenu aveugle. Leur souci est moins de lui faire retrouver le bonheur que de l’obliger par pure convenance à rendre heureux un mutilé. Par ce moyen, la haute société parisienne semble vouloir régler une dette envers les mutilés dont la veuve – privée à jamais de celui qu’elle aime – deviendrait une monnaie d’échange. « Mais nous ne nous appartenons plus. Imitons nos maris ! » lui a déclaré Madame de Calouas qui entendait marier sa fille de 16 ans à un mutilé de la face. Aux mariages de convenance propres à ce milieu, l’époque a logiquement substitué ceux de charité. L’amour et l’oubli du défunt doivent céder face au devoir, tel est le message dont on l’assaille sans cesse… Odette, toujours profondément éprouvée par son deuil, se cabre et tient fermement sur sa position, refusant de jouer le rôle qu’on attend d’elle. Elle en sera d’autant moins comprise. Le titre du roman, Tu n’es plus rien, a donc ici une double valeur : il évoque autant la perte du mari que la disparition de statut social attendu de sa veuve.

4. Autres informations

Charles Albert, « Fidélité ? Deux romans sur les jeunes veuves de guerre », Etudes, t. CLVI, 20 septembre 1918 (pp 641-666).

Stéphanie Petit, Les veuves de la Grande Guerre. D’éternelles endeuillées ?, Editions du Cygne, 2007, 166 p.

Françoise Thébaud, La femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986, 319 p.

J.F. Jagielski, février 2009

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Bourguet, Samuel (1864-1915)

On trouvera la notice BOURGUET Samuel dans Témoins de Jean Norton Cru, p. 501-503. Je donne ici quelques renseignements complémentaires tirés de documents des Archives du Tarn et d’une visite sur le terrain en Champagne, sous la conduite de Michel Godin.

« Mémoire des hommes » nous donne sa date et son lieu de naissance. Les registres d’état-civil confirment qu’il est né à Berlats, canton de Lacaune, département du Tarn, le 1er janvier 1864 (l’approximation de Jean Norton Cru était 1865). Son père était pasteur dans cette région du sud du Massif Central marquée par le calvinisme. La famille Bourguet vécut ensuite à Puylaurens, même département, également haut-lieu du protestantisme. Le feuillet du registre matricule précise que Samuel Bourguet est entré à Polytechnique en 1884, puis à l’école d’application de Fontainebleau dans l’artillerie en 1886. Nommé capitaine en 1902. Pour la suite de sa carrière et pour son témoignage : voir Jean Norton Cru. Celui-ci avait compris que l’édition en 1917 de L’aube sanglante était très incomplète et il ajoutait : « Une édition rétablie serait intéressante car cet officier a fait bien des remarques originales. » Le livre en cours de réédition chez Ampelos va restituer les parties inédites du témoignage.

La tombe de Samuel Bourguet se trouve dans le petit cimetière de Laval-sur-Tourbe, Marne.

Le livre annoncé ci-dessus a été publié : Samuel Bourguet, L’Aube sanglante, Un artilleur visionnaire dans les tranchées, préface de Marie-Noëlle Bourguet, Ampelos éditions, 2017, 177 p. La présentation donne de nouvelles informations sur la vie de S. Bourguet, en utilisant des correspondances familiales. Les passages censurés par les autorités militaires sont restitués surlignés. On constate que la « pré-censure » ou censure préventive par la veuve de l’officier a été encore plus importante : les passages sont également restitués et marqués. Un exemple : une lettre dans laquelle l’officier dit qu’il a à lutter encore plus avec « l’ignorance ou la mauvaise volonté des grands chefs qu’avec l’ennemi ».

Ce livre souhaité par Jean Norton Cru est fondamental pour mieux connaître un officier atypique et pour contribuer à une histoire de la censure.

Rémy Cazals, février 2009, complété avril 2018

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Duhamel, Georges (1884-1966)

1. Le témoin
Georges Duhamel est né à Paris le 30 juin 1884. Troisième enfant d’une famille normande et malgré une enfance difficile, il devient médecin et entre en guerre en tant que chirurgien dans des ambulances d’immédiat arrière front. Véritables laboratoires d’écriture et de réflexion sur la condition humaine, Vie des Martyrs et Civilisations sont érigés au rang d’autopsies des souffrances de l’Homme en guerre. Elu à l’Académie française en 1935, il s’oppose dans l’autre guerre à l’occupant qui interdit ses écrits. Ambassadeur de la littérature française dans le monde, il décède à Valmondois le 13 avril 1966.

2. Le témoignage
Duhamel, Georges, Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages, non illustré.
Basant ses réflexions sur son vécu de médecin de guerre (Ambulance 9/3 du 1er Corps d’Armée), l’ouvrage est un témoignage sur la souffrance et de nombreux passages reflètent très exactement les sentiments rencontrés dans les ambulances de l’immédiat arrière front. La période couverte comprend les années 1914 à 1916 sans datation précise. Nous parcourons toutefois successivement les arrières du front vers Verdun (dont le corps d’armée est « un long serpent dont la tête combat alors que la queue serpente sur la route », page 111), Reims ou l’Artois.

3. Résumé et analyse
Georges Duhamel est médecin dans une ambulance de l’immédiat arrière front. Il va côtoyer pendant les deux années considérées la mort, la souffrance et l’héroïsme de centaines de blessés qu’il va magnifier au rang de martyrs. Dès lors vont se succéder les tableaux successifs de personnages, d’histoires simples, touchantes alliant humour, tendresse et naïveté malgré le tragique de la souffrance, parfois dépassée. Et dans cette vision infinie des blessés et de morts, l’auteur érige un martyrologe plus que touchant dans lequel il dépeint la douleur avec une diversité et un réalisme saisissants (cf. la vue des morts de l’ambulance et de leur traitement administratif page 140), lui qui en a si souvent côtoyé les visages. Mais cette souffrance renouvelée, qui pourrait refléter la plus profonde détresse humaine et le désespoir, est pourtant portée au pinacle de l’héroïsme et du courage. Duhamel réussit alors à transfigurer la désolation et l’horreur en sacrifice quotidien et en espoir formidable, rendant ainsi l’ouvrage d’une gaîté, d’une vivacité et d’un optimisme singuliers. Des pages terribles qui relatent l’horreur mais où le lecteur, plus qu’attendri se surprend maintes fois à sourire.

Un ouvrage profond qui, relatant l’immense tragédie physique et humaine de la guerre, la dépeint dans un héroïsme naïf et touchant de simplicité. Duhamel nous donne à lire des pages émouvantes et vraies et il réussit à nous faire aimer au-delà du respect ces simples hommes écrasés par la guerre (les deux camarades s’endorment donc de cet affreux sommeil où chaque homme ressemble à son cadavre, page 12). Pas de soucis majeur de chronologie ou de positionnement géographique pour ne conserver que l’hommage à la souffrance. Cette « Vie des Martyrs » est sans conteste l’un des hommages les plus intenses et les mieux transmis qui aient jamais été écrits sur les blessés et les morts de la Première guerre mondiale.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Collège d’auteurs Georges Duhamel. Médecin, écrivain de guerre. Abbaye de Créteil, 1995.
Duhamel Georges Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages (rééditions Guilhot, 1946, 136 pages et Club du Livre du Mois, 1953, 235 pages).
Duhamel Georges Mémorial de Cauchois. Ed. de la Belle Page, 1927, 62 pages
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome I : Vie des martyrs. Mercure de France, 1922, 250 pages.
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome II : Civilisation. Mercure de France, 1923, 281 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome I : Vie des martyrs. II : Civilisation. III : Lieu d’asile. Mercure de France, 1949, 380 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome II : IV : Entretiens dans le tumulte – V : Les sept dernières plaies – VI : Quatre ballades. Mercure de France, 1949, 333 pages.
Duhamel Georges La pesée des âmes. 1914-1919. Mercure de France, 1949.
Duhamel Georges Elévation et mort d’Armande Branche. Grasset, 1919, 45 pages.
Thevenin Denis (Duhamel Georges) Civilisation. 1914-1917. Mercure de France, 1918, 280 pages (réédition Hachette, 1944, 232 pages).
Duhamel Georges Guerre et littérature. Les cahiers des amis du livre, 1920, 52 pages.
Duhamel Georges Entretiens dans le tumulte. Chronique contemporaine. 1918-1919. Mercure de France, 1919, 271 pages.
Duhamel Georges La possession du monde. Mercure de France, 1930, 299 pages.
Duhamel Georges Elégies. Mercure de France, 1920.
Duhamel Georges Les sept dernières plaies. Mercure de France, 1928, 265 pages.
Duhamel Georges La chronique des Pasquier. Mercure de France, 1999, 1373 pages.
Duhamel Georges Récits de guerre. Vie des martyrs. Les sept dernières plaies. Correspondance inédite. Omnibus, 2005, 900 pages.
Duhamel Georges et Blanche, Correspondance de guerre. 1914-1919. Tome I (Août 1914 – Décembre 1916), Paris, Honoré Champion, 2008, 1632 pages.
Lafay Arlette Témoins d’un temps oublié. Roger Martin du Gard – Georges Duhamel, correspondance, 1919-1958. Minard (Paris), 1987.
Vildrac Charles Correspondance de guerre avec Georges Duhamel. Abbaye de Créteil, 1995.

Yann Prouillet

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Courtin-Schmidt, Charles (1871-1963)

1. Le témoin

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Charles Courtin-Schmidt (Nord, 1871 – Remiremont, août 1963). Journaliste à Nancy de confession protestante, il publie un ouvrage de tableaux de guerre malgré l’annonce de deux autres livres dont « La Grande Guerre racontée par un paysan » et « De la Moselle à l’Oise. 2e série de reportages de guerre » jamais parus semble-t-il. Il participe à la réalisation d’un livre martyrologe sur Gerbéviller et écrit en 1941 un ouvrage sur la commune vosgienne de Remiremont. Directeur de l’Union républicaine de la Meuse à Verdun en 1902, il sera directeur de l’Industriel Vosgien de 1906 à son sabordage en 1940. Il est à sa mort le doyen des journalistes vosgiens et de la presse de l’Est.

2. Le témoignage

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Charles Courtin-Schmidt, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre. Dupuis (Nancy), 1918, 265 pages, illustré de croquis de Prouvé, Ramel, Gassier et Bils.

Moins un témoignage qu’un recueil de tableaux de guerre, la datation des « Reportages de guerre » s’étale toutefois du 7 août 1914 au 30 mai 1915.

3. Analyse

L’auteur se voit confier par le maire de Nancy, monsieur Laurent, la mission de trouver du lait dans les campagnes environnantes. Cette tâche va être pour lui le prétexte à visiter la zone des armées et à tenter de se rapprocher le plus possible du front afin de réaliser des reportages de guerre. C’est l’objet de son premier trajet qui l’emmène à Neufchâteau le 7 août 1914. Un peu loin du front, Courtin-Schmidt nous montre des G.V.C. et les campagnes environnantes, qui ont vu tant de conflits. Un petit incident émaille le fastidieux trajet en terre Lorraine mais l’auteur s’en confie ; « nous n’avons pas éprouvé la sensation que nous étions en guerre » (page 23). Alors on discute et l’on se souvient des guerres passées et des exactions allemandes qui se seraient produites depuis le début du conflit. Puis il faut rentrer sur Nancy, la mission accomplie. Le second voyage, le 26 septembre, le rapproche de ce front inconnu alors qu’il se rend à Remiremont en passant par Lunéville occupée du 28 août au 12 septembre et encore sous le choc d’un joug terrible. Il visite aussi Saint-Dié, elle aussi Allemande pendant 16 jours. On y parle de l’héroïque prise du drapeau de Saint-Blaise, en Alsace, pour poursuivre par Corcieux puis par un peu de tourisme à Gérardmer avant un retour par Rambervillers et les lieux de combats de la Mortagne, où tout n’est que « ruine et famine !« . Nouveau voyage le 30 octobre dans le Toulois et le pays de Haye qui ont vu l’Allemand et où on peut parler de la guerre que l’on a subie de plus ou moins près. Là, il est difficile à l’auteur de faire la part de la fiction et de la réalité dans les témoignages entendus mais cette visite rapprochée lui permet de côtoyer le vrai front ! Sous escorte, il peut voir de près un campement et des soldats endormis qui partent bientôt en patrouille. Mais il faut revenir, malheureusement trop vite, au village calme de l’arrière. Le lendemain, nouveau voyage, très court, vers Moncel-sur-Seille, sur les traces des combats de Champenoux. Autre périple, le 8 novembre à Gerbéviller, pour constater et rapporter l’horreur sans nom : « Mes yeux n’en croient rien ! Est-ce là Gerbéviller ? » (page 151) et de redire les actes de barbarie des tueurs d’enfants et de vieillards qui se sont déroulés ici dans les derniers jours d’août 1914. Là, moult témoins bavards et encore horrifiés de ce qu’ils racontent… « Mais voici que sonne l’heure du départ. Notre pèlerinage est terminé. En route ! » (page 175). « Des amis d’Epinal m’ont informé qu’ils avaient à remplir une mission administrative, dans la région de Raon-l’Étape et de Saint-Dié. Le voyage sera très intéressant au point de vue documentaire » (page 177). Alors, le 8 décembre, nouvelles péripéties en perspective entre Epinal et Raon-l’Étape où l’on peut recueillir des anecdotes à rapporter. Passage trop rapide derrière le front vers Senones où l’on entend (tout de même) le son du canon et l’équipée arrive à Saint-Dié où se sont produites les pires horreurs qu’il faut vite dire pour que le monde connaisse. 1er janvier 1915. La guerre va-t-elle finir cette année ? 10 janvier, un journaliste anglais veut voir Baccarat. Courtin-Schmidt rapporte son épopée et se souvient lui aussi qu’il a vu les ruines de cette ville elle aussi martyre. Une nouvelle petite visite à Raon-l’Étape où l’auteur, « bien que maintenant habitué à la vision des ruines… parcours une nouvelle fois les quartiers dévastés » (page 222). « Il est avéré que… » et de rapporter les ignominies ennemies des vols organisés et autres anecdotes révélatrices avant de repartir. 10 mars, visite en plaine de la Woëvre où l’on voit de la boue ! 18 avril, la « Comédie Lorraine » vient de donner l’Ami Fritz et il faut parler de cette excellente reprise de la pièce d’Erckmann et Chatrian (1864). 30 avril, il faut aussi parler des colis gratuits envoyés aux poilus du front et du spectacle des mères aussi héroïques que leurs enfants, « qui confectionnent presque chaque jour le petit paquet qui doit porter à la tranchée le souvenirs toujours présent du foyer familial » (page 248). Le 30 mai 1915 enfin, Courtin-Schmidt décrit un poilu rencontré dans une carriole cahotante et qui parle du front en héros victorieux, comme on s’y attend. A l’instar de Gómez Carillo, cet ouvrage étend quelque peu la notion de littérature testimoniale. A noter quelques illustrations, des reproductions de proclamations allemandes et les descriptions, certes légères, des cités traversées dans ses « voyages« .

4. Autres informations

Rapprochement bibliographique

Cet ouvrage est à rapprocher de celui de Enrique Gómez Carrillo Parmi les ruines. De la Marne au Grand Couronné. Paris, Berger-Levrault, 1915, 381 pages.

Bibliographie de l’auteur

Collège d’auteurs Gerbéviller-la-Martyre. Documentaire. Historique. Anecdotique. Nancy, L’imprimerie Lorraine, 1918, 64 pages.

Informations archivistiques : voir trois notices bibliographiques (ADV JPL 1106/63, 1031/3 et 1103/89).

Yann Prouillet, juillet 2008

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Gómez Carrillo, Enrique (1873-1927)

1. Le témoin

Enrique Gómez Carrillo est né à Guatemala le 27 février 1873. Critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique, il est le fils de l’historien Agustín Gómez Carrillo, recteur de l’université de San Carlos et de Joséphine Tible Machado, d’origine belge, de laquelle il tient sa connaissance de la langue française. Il travaille en 1890 au Courrier du Soir du Guatemala et rejoint Paris où il est nommé consul de ce pays (1898) et d’Argentine (1899). C’est au double titre de diplomate et de correspondant de guerre qu’il parvient à effectuer plusieurs visites à l’arrière du front de France en 1914-1915, desquelles il va tirer un ouvrage testimonial paru en 1915. Il effectuera d’autres voyages, suivis d’ouvrages tout au long du conflit. Après une grande carrière littéraire, il décède à Paris le 29 novembre 1927 où il est enterré au cimetière du Père Lachaise.

2. Le témoignage

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Enrique Gómez Carrillo, Parmi les ruines. De la Marne au Grand Couronné. Paris, Berger-Levrault, 1915, 381 p., non illustré.

Le texte est traduit de l’espagnol par J.-N. Champeaux, journaliste à L’Information qui nous renseigne dès l’envoi sur le ton de l’ouvrage, suite de « pages justicières » issues de voyages au front du 15 novembre 1914 au 10 mars 1915.

3. Analyse

Gómez Carrillo, diplomate et correspondant de guerre espagnol, parcourt le front et ses arrières du 15 novembre 1914 au mois de mars 1915. Il consigne et décrit ses visions et ses impressions du conflit bien qu’il ne le côtoie que postérieurement ou ne s’en approche que de manière très relative. Dès lors, de la banlieue parisienne à Pont-à-Mousson, nous suivons ce très francophile témoin dans son parcours qui nous amène sur les ruines de la Marne, la forêt d’Argonne, Verdun, le Grand Couronné et les abords de Metz. Pendant son périple, Gomez Carrillo retrace en forme de journal d’impressions datées les évènements, petits ou grands et reporte les légendes et les anecdotes de l’invasion. Il fait également de nombreuses références et rétrospectives historiques sur les sites traversés, fustigeant l’Allemand et magnifiant l’esprit français et ses valeurs. Quelques réflexions opportunes de cet éminent lettré imagent ce récit à la fois personnel et emprunté à l’Histoire.

Nous sommes donc avec cet ouvrage aux limites de la littérature testimoniale, bien qu’il s’ouvre sur cette phrase : « 15 novembre 1914. Nos visions de guerre commencent aux portes de Paris… », ce « témoin civil » est à la marge de ce genre littéraire. Les envolées lyriques, les nombreuses rétrospectives historiques ou les aspects touristiques des sites que l’auteur dit traverser ne font toutefois pas oublier – et rehaussent plutôt – la pauvreté documentaire de ce périple et de l’ouvrage. Fort bien écrit et très érudit, ce livre n’est en fait qu’une image très démonstrative des intoxications patriotiques du moment de sa rédaction. En effet, outre des erreurs géographiques grossières (Gómez-Carrillo semble placer la commune vosgienne de Raon-l’Étape entre Commercy et Sermaize-les-Bains, sur la route de l’Argonne, page 138), l’auteur se fait surtout le rapporteur des clichés populaires et ineptes de la propagande du début du conflit. Prisonniers ennemis qui se rendent pour de la nourriture, fraternisations multiformes (pages 94, 124, 207) et accords tacites répétés entre les belligérants, espionnite exacerbée (pages 103), prisonniers volontaires en nombre (pages 94, 184, 205) exactions allemandes sans nom, etc., se multiplient à chaque chapitre et révèlent qu’en fait de correspondance ou de témoignage de guerre, Gomez Carrillo n’a vu du front et des sites de l’invasion que ce que l’autorité militaire a bien voulu lui laisser voir et que ce que la propagande a bien voulu lui laisser dire. Un livre finalement bien pauvre d’enseignements mais riche d’un bourrage de crâne qui représente en soi un modèle du genre et une des meilleures illustrations de ce type de littérature de guerre. On note toutefois une réflexion sur le Miracle de la Marne : « Pour la première fois dans l’histoire, la France avait appris dans le cours d’un désastre à organiser le triomphe » (page 354).

4. Autres informations

Rapprochement bibliographique

Cet ouvrage est à comparer à celui de Courtin-Schmidt, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre, Nancy, Dupuis, 1918, 265 pages.

Bibliographie de l’auteur

Gomez Carrillo Enrique Parmi les ruines. De la Marne au Grand Couronné. Nancy, Berger-Levrault, 1915, 381 pages.

Gomez Carrillo Enrique Au cœur de la tragédie. Sur le front anglais. Nancy, Berger-Levrault, 1917.

Gomez Carrillo Enrique Le sourire sous la mitraille. De la Picardie aux Vosges. Nancy, Berger-Levrault, 1916, 348 pages.

Gomez Carrillo Enrique Le mystère de la vie et de la mort de Mata Hari. Paris, Charpentier-Fasquelle, 1925, 227 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

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Momméja, Jules (1854-1928)

1. Le témoin

Né à Caussade (Tarn-et-Garonne) le 13 août 1854. Fils d’un agent de voyer (agent responsable de l’entretien des chemins vicinaux). Jules Momméja avait d’abord été destiné à reprendre la profession paternelle. La perte d’un œil l’empêcha de suivre cette voie. Dès 1872, il est un membre assidu de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne, fondée en 1866. Ingres, qui venait de mourir en 1867, avait laissé ses collections au Musée de Montauban. Il se voua également à leur étude et fut l’un des premiers « ingristes ». Nommé conservateur du musée d’Agen en 1898. En 1917, il se retire à Moissac où il décède en 1928.

2. Le témoignage

12 cahiers de 325 pages environ déposés aux Archives départementales de Tarn-et-Garonne sous la côte 3 J 117, datés du 2 août 1914 au 31 décembre 1918.

3. Analyse

Jules Momméja tient un journal où il note tous les jours son quotidien : ses lectures, ses rencontres, ses pensées politiques, littéraires, mais aussi l’ambiance, les conversations et tout ce qu’il voit.

Assez conservateur, plutôt clérical, il conte avec beaucoup de précisions et d’exemples tous les événements de cette période. Il voyage beaucoup notamment en train, pour se rendre de son domicile (Moissac) à Agen où il est conservateur du Musée. Membre de la bonne bourgeoisie, il lit l’Illustration, La Dépêche ou encore La Petite Gironde. Il compte parmi ses amis et connaissances le médecin de l’Hôpital temporaire de Moissac ou des personnalités montalbanaises. Il rend compte à la fois de ses lectures mais aussi des rumeurs publiques.

Au milieu de considérations littéraires ou archéologiques, il est question : de la création des hôpitaux temporaires à Moissac ; de l’arrivée de réfugiés belges ; des internés civils ; des femmes qui labourent ; de la censure dans les journaux (une page entière censurée dans La Petite Gironde) ; d’un « boche » qui parle patois pour avoir séjourné dans la région en 1913 car il est bouchonnier de profession ; de troupes hindoues, tunisiennes ou marocaines rencontrées dans le train ; de mutineries de soldats en gare d’Agen ; des femmes qui remplacent les hommes dans les usines voire les casernes ; des mercantis sur le front et à l’arrière ; du quotidien dans les hôpitaux temporaires de la région ; de la mode ; des uniformes ; des embusqués ; la guerre courte ; la prospérité des photographes ; les jouets pour enfants, etc… Les exemples sont très nombreux et ne peuvent être tous cités compte tenu du volume du texte qu’il a rédigé.

Tous les aspects de la vie à la fois à l’arrière et sur le front sont évoqués. C’est un témoignage des plus précis sur la vie quotidienne dans le Tarn-et-Garonne et ses alentours (Lot et Lot-et-Garonne).

Voici quelques exemples :

Tome 2, 18 nov. 1914, « Pourquoi La Petite Gironde a-t elle paru ce jour avec une page entièrement blanche?, une page a été supprimée par la censure ».

2 décembre 1914 : « Les soldats redeviennent nombreux dans les trains, les troupes hindoues passent toujours à Montauban en route vers le Nord ».

2 janvier 1915 : « Le pays se dépeuple d’hommes, on ne voit guère que des vieillards et de jeunes garçons. Les femmes remplacent au mieux les absents ».

15 avril 1916 : « Tout dernièrement je notais les propos qui courent ici sur une prétendue mobilisation des femmes à l’usine de Castelsarrasin. On n’en est pas encore à ce point ».

4. Autres informations

Renaud de Vezins, « Jules Momméja (1854-1928) » Bulletin de la Société Archéologique de Tarn-et-Garonne, Tome LXVI, 1928, p. 25-27.

Antonin Perbosc « Bibliographie de Jules Momméja », (Ibid), p. 35-44.

Pierre Viguié, « Souvenirs sur Jules Momméja » (Ibid), p. 29-34.

AD de Tarn-et-Garonne : Inventaire du fonds 3 J : Fonds Jules Momméja.

Marie Llosa, mars 2008

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Riou, Gaston (1883-1958)

1. Le témoin

Né le 7 janvier 1883 à Vernoux-en-Vivarais (Ardèche). Homme de lettres qui commence sa carrière littéraire en 1913, année durant laquelle il publie Aux écoutes de la France qui vient. Participe début 1914 à un ouvrage collectif avec Henri Bergson, Charles Gide et Henri Poincaré intitulé Le matérialisme actuel. Soldat ambulancier de 2e classe durant la guerre. Unité inconnue. La mention d’une ancienne appartenance au 31e R.I. (p 103 de l’édition de 1916) ne peut être retenue car ce régiment n’est pas engagé dans le secteur de Dieuze fin août 1914 où le témoin a été fait prisonnier. A cette époque, son unité semble appartenir à la 29e D.I. (111e, 112e, 3e et 141e RI) qui a été engagée dans la bataille dite de Morhange.  Interné pendant 11 mois en Allemagne dans la forteresse d’Orff près d’Ingolstadt. Semble rapatrié à l’occasion d’un échange de prisonniers. Publie à partir de 1923 plusieurs romans qui constitueront les différents volets d’une œuvre d’ensemble sous le titre de La vie de Jean Vaucanson. Participe en 1926 à Vienne au premier Congrès paneuropéen. Devient cette même année le principal animateur de l’Union économique et douanière européenne. Publie en 1927 un essai politique dans lequel il défend l’idée d’un fédéralisme européen, Europe, ma patrie. Il reçoit pour cette publication les encouragements de deux hommes politiques aussi différents que Poincaré et Briand. Poursuit une activité consacrée à la défense de l’idée européenne. Publie en 1928 un second livre en faveur de la construction de l’Europe, S’unir ou mourir. Fonde en 1930 la Ligue France-Europe qui deviendra la Ligue internationale pour les Etats-Unis d’Europe dont il est élu président en 1935.  Proche d’Herriot, il fonde en 1934 la fédération radicale-socialiste de son département natal, l’Ardèche. Est élu premier vice-président du parti radical et président d’honneur des Jeunesses radicales. Est élu député de l’Ardèche aux législatives de 1936 dans la première circonscription de Privas. Siège à la commission des affaires étrangères. En février 1938, quand le chancelier Schuschnigg refuse tardivement de céder aux pressions allemandes au moment de l’Anchluss, il intervient dans le débat d’interpellations tout en apportant son soutien au gouvernement. Il se livre alors à une critique des traités de 1919 qui ont morcelé l’Europe et se déclare favorable à la poursuite de négociations en vue d’un règlement pacifique des tensions. Il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940.  Mort le 12 juillet 1958 à Lablachère.

2. Le témoignage

Gaston Riou, Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Hachette, 1916, 251 p. (préface d’Edouard Herriot, illustrations de Jean Hélès). Cette édition – que nous utilisons ici – possède des passages censurés. Réédité en 1917 chez Hachette et traduit cette même année en espagnol. Cet ouvrage est également réédité après la guerre sous le titre Journal d’un simple soldat, guerre-captivité 1914-1915, Valois, 1931, 283 p., avec restitution des passages censurés. Bien qu’antérieur à 1928, ce témoignage n’a pas été recensé par J.N. Cru.

3. Analyse

Les 26 chapitres de ce témoignage possèdent tous des repères chronologiques précis, notés en tête de chapitre, permettant de dater précisément les faits ou l’évolution du ressenti de la captivité.

Capture et entrée en captivité

Le premier chapitre évoque l’arrivée en Allemagne du prisonnier par le train, le 2 septembre 1914. L’accueil est glacé : menaces de mort à l’égard des ambulanciers qui, selon la propagande allemande, achèvent les blessés, premières privations alimentaires et manifestations d’hostilité par la population civile allemande (femmes et enfants). Cette arrivée est aussi l’occasion pour l’auteur d’évoquer un récent voyage en Allemagne accompli en 1913 à Heidelberg et Leipzig, voyage durant lequel l’auteur fut accueilli dans les milieux intellectuels allemands libéraux. Riou intercale dans ces souvenirs l’évocation de sa campagne en Lorraine dans une division qui « était sacrifiée d’avance » pour permettre la retraite. Il est fait prisonnier à Kerprich près de Dieuze. Cette période de la fin août est ressentie par lui comme particulièrement difficile à vivre : « (…) défaillant de sommeil et de fatigue, dix fois mis en joue par les patrouilles, jour et nuit, j’ai charrié de la chair humaine : des morts, encore des morts (…) » (p 26) Les Allemands lui confient une quarantaine de blessés français issus du 20e corps qui agonisent dans une tente dépourvue de matériel médical. L’auteur relate l’exécution sommaire d’officiers français blessés par des patrouilleurs allemands (p 28). Ignorant son statut – retenu ou prisonnier ? – il est finalement emmené le 28 août sur Dieuze d’où il embarque pour Ingolstadt, toujours persuadé d’être en partance pour la Suisse du fait de son statut d’ambulancier. Lors de son transfert à pied vers son futur lieu de détention, il peut constater les effets de la propagande allemande sur les civils et militaires de l’arrière qui accusent les Français d’être les « agresseurs » (p 34).

Les conditions matérielles de la détention

Le fort d’Orff, situé dans la région d’Ingolstadt, possède le « confort » des vieilles bâtisses militaires… Toutefois, son architecture et son étendue offrent aux prisonniers la possibilité de longues promenades dans les contre-escarpes du fort. L’étendue des lieux atténue assurément le sentiment d’enfermement (p 71-72). La réclusion n’est pas totale. L’auteur est ainsi invité – sous bonne garde – à se rendre en ville avec deux camarades et trois officiers français des services de santé grâce à l’autorisation d’un commandant-major allemand (pp 145-146). Une autorisation spéciale, accordée par le commandant de la forteresse, lui permet également de rendre visite à d’autres détenus français internés dans une redoute située à plusieurs kilomètres de son lieu de détention. La configuration matérielle des lieux et les conditions de détention y sont nettement plus dures que celles du fort  d’Orff (pp 179-183). Riou mentionne un rationnement de la nourriture dès son arrivée. Les privations matérielles sont toutefois légèrement atténuées par un trafic clandestin de marchandises, notamment du thé et du tabac (p 71 et 93). Le temps passant et le nombre de prisonniers augmentant, la nourriture devient moins abondante et la question des vivres demeure la préoccupation principale des prisonniers. Le commandant du camp n’est pas tenu pour responsable de cette pénurie. Ce sont « deux épiciers d’Hepperg », profiteurs de guerre détournant des vivres pour leur profit personnel qui subissent la vindicte des prisonniers… Les gardes allemands, chargés de fournir la part de vivres attribuée aux prisonniers, sont également accusés de se servir largement et d’alimenter le marché noir (p 129-130). Il en est de même pour certains officiers, notamment un certain Bursch dont les agissements douteux ne semblent guère être connus du commandant du camp (pp 139-143). Les querelles d’ordinaire entre compagnies au sujet des parts attribuées à chacune sont arbitrées par les gradés français du camp, en l’occurrence les majors appartenant au service de santé (pp 125-126). Les « canards » les plus fréquents ont pour sujet la question de la répartition des vivres (p 131). Les colis envoyés par les familles ne sont mentionnés qu’à partir du mois de décembre (p 185). A la pénurie de vivres s’ajoute la description de la vie « vide et stérile » du prisonnier et de son amertume face à l’interdiction de correspondre avec les proches. Cette dernière est cependant levée en octobre 14. Toute correspondance est soumise à une réglementation qui paraît sévère aux prisonniers : des cinq compagnies présentes (1 100 hommes) dans la citadelle, seule l’une d’elle a droit à l’envoi d’une lettre chaque 5 jours. Le contenu des lettres est soumis à la censure et ne peut en aucun cas évoquer la guerre (p 92). L’évocation du contenu de cette correspondance par l’auteur laisse apparaître les mêmes phénomènes d’autocensure affective que l’on retrouve chez les combattants (pp 94-95). L’arrivée du rare courrier (lettres et paquets) est toujours vécue comme un événement : « On chante, c’est qu’il y a des lettres ! » (p 183) Outre la description des lieux  et des conditions de détention, l’auteur – qui est et demeure un intellectuel – revient à plusieurs reprises sur la souffrance de vivre en permanence en compagnie d’autres prisonniers dans une promiscuité complète et pesante (p 38, pp 55-56 et p 85). Il parvient, grâce à l’intervention d’un  camarade, à obtenir l’accès à un lieu d’isolement à proximité d’une cuisine et se félicite d’y avoir une table pour écrire (pp 55-58). Rien ne permet d’affirmer de façon sûre que l’ensemble du récit de Riou ait été totalement rédigé au moment de sa captivité mais rien non plus ne permet d’infirmer cette hypothèse : à plusieurs reprises l’auteur s’adresse à une « amie » qui semble être la première destinatrice de ce récit (p 88, p 109). Les datations au début de chaque chapitre et la mention de carnets de captivité (note 1 p 186) confortent l’idée d’une rédaction au moins partielle en captivité. Ce n’est qu’au début novembre que l’auteur mentionne le départ d’une centaine d’hommes pour un camp de travail situé à 8 km de la citadelle. Cette proportion correspond donc à moins de 10% de l’effectif des détenus du fort. L’auteur ne précise pas si l’engagement se fait sur la base du volontariat ou de la contrainte. La seule compensation matérielle est d’ordre alimentaire : « une petite saucisse d’un doigt. » Le rythme de travail paraît assez peu soutenu, les carences alimentaires ayant affaibli les organismes (p 135). Ce recours à la main d’œuvre des prisonniers est à mettre en relation avec les départs des soldats allemands qui, jusque là, n’ont pas encore rejoint le front.

Une expérience de guerre, courte mais intense.

L’évocation des scènes de guerre est également au centre des discussions de ces hommes de derrière les murs. Même si leur campagne a été courte, on y retrouve le rappel des faits de guerre, de l’attitude des supérieurs hiérarchiques au feu, de leur plus ou moins grande compétence, du comportement des hommes au combat, empreinte de peur ou, au contraire, d’une trop grande assurance due à leur inexpérience (pp 49-53). L’auteur revient également sur son expérience d’infirmier et sur le manque de moyens du service de santé dans les premières semaines de la guerre : insuffisance des brancards pour récupérer les corps, recours à « une fourragère de réquisition, rembourrée de paille » pour évacuer les blessés vers des postes de secours improvisés dans des fermes, majors débordés par l’afflux de blessés, manque de matériel chirurgical, conditions d’hygiène plus qu’insuffisantes entraînant des amputations abusives et constantes menaces pesant sur ces postes de secours improvisés qui, à tout moment, risquent d’être pris par l’avance de l’ennemi (pp 74-80).

La guerre vue… d’Ingolstadt.

Pratiquant peu la langue allemande, Riou parvient pourtant à obtenir des renseignements sur le déroulement du conflit grâce à l’Alsacien Durupt. Ce dernier qui parle l’Allemand couramment mène à l’encontre des gardiens allemands une véritable guerre de propagande visant à miner le moral de l’adversaire. Les arguments de ce dernier, sincères, sont certes un peu courts mais témoignent de la confiance et du patriotisme des prisonniers en ce début de guerre (pp 59-66). Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la forteresse d’Orff n’est pas un univers hermétiquement clos aux visites de l’extérieur. Des civils – dont des femmes – y déambulent régulièrement. Ces contacts avec le monde de l’extérieur sont l’occasion de discussions au cours desquelles les prisonniers maîtrisant l’allemand parviennent à connaître l’essentiel des informations véhiculées par la presse. Leur contenu permet également de mesurer l’efficacité de la propagande de guerre allemande sur les civils (p 66-68). La fréquentation des offices religieux catholiques par les civils et les prisonniers favorise également ces échanges entre prisonniers et civils allemands (pp 70-71). Certaines idylles platoniques parviennent parfois à se nouer entre prisonniers et civiles allemandes (pp 116-118). A l’évidence, les relations privilégiées que l’auteur noue avec le commandant du camp (promenades en sa compagnie) l’autorisent à bénéficier d’un régime de faveurs d’autant plus important que les conditions de captivités demeurent libérales. Au fil des mois, le poids de la guerre sur la population allemande est une réalité qui semble relativement bien perçue par les prisonniers français, sans pour autant que l’auteur  n’omette l’affirmation de quelques clichés bien rodés : « Ces pauvres gens souffrent. Ils ont tous sept ou huit enfants. Leurs économies sont épuisées. La misère menace (…) Ce sont de bonnes natures, point compliquées du tout, un tantinet serviles, lourdes d’un infini de siècles de soumission silencieuse. » (p 228) Riou s’emploie – à l’image de la propagande alliée – à bien différencier le « petit peuple allemand » de ses gouvernants pour mieux disqualifier ces derniers. Il n’hésite pas à forcer le trait sur la prétendue soumission des Allemands aux ordres de leur hiérarchie militaire ou civile (pp 231-232). Le chapitre intitulé « Le petit peuple allemand et la guerre » (pp 228-245) est bien une œuvre de propagande qui n’a sans doute pas été entièrement rédigée à Ingolstadt… L’arrivée de nouveaux prisonniers dans la citadelle en provenance de l’hôpital d’Ingolstatdt permet également aux prisonniers d’avoir des nouvelles récentes de la guerre. Ainsi l’arrivée d’un caporal du 146e R.I.  ayant entendu les récits d’un officier hospitalisé permet-il à l’auteur de connaître la victoire de la Marne et de prendre ainsi conscience de la stabilisation du front occidental (pp 80-84).

La mise en place d’une sociabilité des barbelés : de l’acceptation résignée aux inévitables tensions.

Dans un premier temps, les relations entre prisonniers et geôliers sont cordiales. L’obligation de vivre ensemble crée visiblement des liens. Ainsi des apports de nourriture supplémentaire sont effectués par certains gardiens de façon tout à fait désintéressée (p 89). Il arrive que quelques prisonniers aillent trinquer et fumer avec leurs geôliers (pp 102-103). L’officier responsable du camp, le baron Von Stengel, est qualifié de « type achevé du gentilhomme, amène, courtois, juste. » (p 104) L’auteur lui consacre un chapitre dans lequel il dresse un portrait amène de ce septuagénaire  plutôt francophile qui a participé à la campagne de 1870 (pp 150-164). Son départ, en décembre 1914, est source d’inquiétude pour les prisonniers français : « Il me semblait qu’avec le rappel de Von Stengel une nouvelle captivité commençait, vexatoire, sans sécurité, inhumaine ; que ça allait être désormais la vraie prison… » (p 201). Ce pressentiment est par la suite confirmé par les faits (pp 210-212). A l’opposé, les subalternes de Von Stengel sont dépeints comme de « francs hypocrites, tonitruant de patriotisme, qui vantent les vertus allemandes et simulent des rhumatismes et des faiblesses de cœur pour ne point partir au feu. » (p 172)   Les récits de malades venant d’autres camps confirment l’idée que le régime de détention d’Ingolstadt est, sur tous points, bien moins sévère qu’ailleurs (pp 105-106). Un fourrier allemand pourtant qualifié de « franc malotru et bassement haineux vis-à-vis des Français » n’en fournit pas moins une paillasse à l’auteur en vue d’affronter les rigueurs de l’hiver (p 110-113). L’esprit de camaraderie et d’entraide entre prisonniers est largement évoqué. Du moins dans un premier temps. Pourtant, l’ennui aidant, le désoeuvrement de certains peut devenir un prétexte à tensions. Les rumeurs sont monnaie courante : « Il y a toujours un canard dans le fort. Aujourd’hui, par exemple, l’on commente, sur les couverts, la prise de Breslau par les Russes ! », précise l’auteur (p 107). L’apparition de trafics liés à la pénurie alimentaire est un autre facteur de tension entre les prisonniers. Un petit noyau d’une vingtaine d’entre eux parvient ainsi à créer une oligarchie de nantis dans un monde où « l’on [ne] dure, par ruse, violence ou génie, qu’au prix d’une constante victoire. » (p 120) L’illusion d’une guerre courte s’étiole avec l’arrivée de l’hiver. Désormais les plus optimistes prévoient que « la guerre durera deux ans » et « tous sont à bout de patience. » (p 135) Un chapitre consacré au « cafard » fait son apparition à la fin novembre (pp 170-174). Il est à l’évidence à mettre en rapport avec la perception d’une guerre qui est désormais entrevue comme forcément longue.  L’absence de courrier, la séparation des proches, le désoeuvrement, le « mal du pays » et la découverte de l’enlisement du conflit sont à l’origine de ce que l’auteur nomme un « énervement dont je ne suis point maître.» La vieille forteresse devient alors un « sépulcre ». La qualité des soins apportés aux prisonniers blessés se dégrade fortement à partir de décembre. Le fort d’Orff accueille des prisonniers français convalescents qui ont dû quitter précipitamment l’hôpital d’Ingolstast face à l’afflux de populations civiles venues de Poméranie. Un soldat français sévèrement touché à la face doit endurer les dures souffrances de sa blessure, faute de soins appropriés. « Un abcès maintenant se déclare dans l’oreille interne, il en mourra sans doute », observe lucidement Riou  (pp 196-198). L’arrivée en avril 1915 de prisonniers russes avait été présentée aux prisonniers français comme une menace par les gardes allemands. Ceux-ci sont pressentis comme « une peste asiatique » (p 213). L’accueil qu’organisent les Français pour leurs alliés russes semble contredire cette tentative de mise en opposition. Echange de vivres et de cigarettes, chants et danses mêlent les deux communautés de prisonniers qui sont désormais appelées à vivre ensemble. Mais derrière cette attitude bienveillante des prisonniers français il faut sans doute aussi percevoir un moyen approprié de s’opposer aux discours des gardiens allemands… Les Russes paraissent s’intégrer facilement, notamment en participant activement aux diverses corvées (p 226).

Les maigres distractions…

Au début de la détention, assez peu de travaux d’intérêt général sont imposés aux prisonniers, à l’exception de la confection des maigres repas. Les scènes descriptives de la vie des prisonniers laissent plutôt apparaître une réelle liberté pouvant confiner au désoeuvrement. L’occupation du temps est et demeure donc l’une des plus grandes préoccupations des prisonniers. Les distractions sont rares : observation grâce à « un poste d’observation » des manœuvres d’artilleries lourdes dans une forêt proche du lieu de détention, participation aux offices religieux protestants (en guise de distraction…), jeux sportifs, sculpture sur cailloux de képis ou casques à pointe « écussonnés aux armes de Bavière », exploration de la citadelle en ses parties souterraines ou inconnues (pp 97-99 et pp 118-119). La fabrication d’objets ainsi que l’organisation d’une forme de marché noir entre prisonniers permettent de s’occuper mais apportent également un certain enrichissement visant à lutter contre la faim (pp 120-121 et 178-179). L’existence de cette pratique, où le principe du chacun pour soi est de mise, heurte la conscience de l’auteur qui reconnaît pourtant que le système D demeure une obligation incontournable permettant d’améliorer l’ordinaire. La lecture reste l’un des passe-temps favori de ceux qui ont un goût pour les occupations intellectuelles. Les livres sont rares, « on se les passe les uns aux autres jusqu’à effritement complet. » (p 185). On écrit également beaucoup : des poèmes, des chansons dont les textes caustiques amusent la communauté des prisonniers. L’écriture de carnets de captivité demeure l’activité littéraire la plus répandue. L’autorité allemande s’oppose à cette pratique et l’auteur confie que c’est au moyen « de ruses quasi-quotidiennes » qu’il peut conserver ses carnets personnels (note 1 p 186). Certains soldats profitent de leur captivité pour relater les péripéties des combats d’août et leur capture. Riou les retranscrit textuellement (et sans doute partiellement) dans ses propres carnets (pp 187-193). On notera combien les activités manuelles ou intellectuelles de ces prisonniers ressemblent à bien des égards à celles des combattants du front.

L’échappée belle…

Riou est finalement libéré par la Suisse. Rien dans son témoignage n’explique les circonstances précises de cette libération. Il semble que l’auteur se soit livré ou à une autocensure ou que son manuscrit ait subi une censure extérieure sur cette question sensible au moment de son édition, ce qui pourrait expliquer qu’aucun passage de ce dernier chapitre n’ait eu à subir les foudres d’Anastasie…

4. Autres informations

Archives de l’auteur déposées aux archives départementales de l’Ardèche (cote 69J1-26), manuscrits et correspondance littéraires.

J.F. Jagielski, 27/02/07

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Thierry, Albert (1893-1915)

Voir la notice dans Témoins… de Jean Norton Cru, p. 469-472. Cette notice concerne le livre posthume Les conditions de la paix, publié en 1918 chez Ollendorff. Les notes quotidiennes d’Albert Thierry ont paru dans La Grande Revue, 1917-1918. Voir Rémy Cazals, « Méditations sur la paix d’un combattant de 1914-1915 », dans Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, dir., Paroles de paix en temps de guerre, Toulouse, Privat, 2006, p. 121-132.

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