Chauvet, Félix (1860-1926)

1. Le témoin

Félix, Louis, Amédée Chauvet est né en 1860 à Paris, de François Chauvet et de Marie Louise Deffauchaux, tous deux aubergistes à Bailly (Oise). A 21 ans, il travaille dans l’entreprise familiale et se marie à Jeanne Sophie Senez, née à Ribécourt (Oise). Trois enfants, Charlotte Hélène, dite Louise, Maxime Félix, dit Lucien et Félix Léon, dit Louis, naîtront de cette union. En 1883, il demeure à Paris, puis revient dans l’Oise, à Ribécourt en 1911, à Dreslincourt, puis à Passel, dans la maison de sa mère, décédé en 1911. C’est là que la guerre trouve Félix et Marie. Ils vivent également avec la belle-mère de Félix, avec laquelle il a des relations manifestement conflictuelles tant elle semble vivre « pour ainsi dire en dehors des évènements » (page 46). En 1917, à une date non précisée, ils sont évacués de Passel et leur maison est entièrement détruite par les combats de 1918. Vivant sous régime d’occupé, il n’apprend que très tardivement que son plus jeune fils Léon a été tué à Saint-Thierry, près de Reims, le 19 septembre 1914. Il sera et ramené au caveau de Passel en 1921. Lucien, prisonnier, survivra au conflit et Louise assistera sa mère dans la maison familiale jusqu’à sa mort. Un temps conseiller municipal, Félix est déclaré comme rentier au moment de son décès. Etant devenu sourd, il meurt le 2 décembre 1926, happé par un train qu’il n’avait pas entendu au passage à niveau de Ribécourt. Son épouse lui survit jusqu’en 1952, année de sa mort dans sa 90e année.

2. Le témoignage

Chauvet, Félix, Mémento de guerre de M. Félix Chauvet. Journal d’un habitant de Passel pendant l’occupation allemande, Chiry-Ourscamp, Patrimoine de la  Grande Guerre, 2011, 140 pages.

Félix Chauvet, qui habite une grande maison dans le petit village de Passel, débute un journal de guerre le samedi 12 août 1916, au « 738e jour de guerre, 708e jour de l’invasion allemande », sous forme de « mémento de la guerre en souvenir de [s]es enfants »
(page 6). Il pense écrire peu de temps, toujours confiant d’une libération prochaine, malgré deux ans de guerre déjà : « En commençant ces pages, j’avais dans l’idée que je ne les ferais pas bien longtemps. Un peu de supputation chez moi. Je me disais à ce moment-là que je voulais faire un recueil des évènements de la guerre si, le cas échéant, elle devait se terminer bien vite » (page 29). De fait, la durée de la guerre comme le bruit du canon seront les préoccupations récurrentes de son récit. Il se raccroche ainsi à n’importe quel signe qui pourrait être annonciateur de la réduction de sa peine : l’arrêt du travail de la terre par les soldats (page 62), la réquisition des vaches (pages 63 et 65), ou même les prédications de madame de Thèbes (pages 128 et 137). Le village, proche de
Noyon, est donc sous l’occupation allemande depuis plusieurs mois et sous la menace d’un front qui se situe à moins de dix kilomètres. D’ailleurs, il revient sur les mois précédents, formant ainsi une rapide histoire de Passel de 1914 à 1916. Il termine son récit après 175 journées le 2 février 1917, sans expliquer cette interruption. Madame Jasmine Party, épouse de Henri Mills, arrière petit-fils de Louis Chauvet évoque juste une évacuation sur Noyon « peu après la fin de ce journal » (page 138).

3. Analyse

Assez ténu, le regard de Félix Chauvet ne diffère pas fondamentalement des témoignages de civils occupés, entre claustration, espoir mais aussi menace d’un front trop proche, et brimades (celle d’un « interprète » chargé des basses œuvres de l’exhaustion de Passel occupée). Ainsi, il résiste, cache les pommes de terre puis « tout ce que nous jugeons utile » dans des trous dans le jardin, ou le bûcher, les outils (pages 42 et 48), etc. Pourtant, le côtoiement des Allemands, qu’il héberge, officiers et ordonnances, à la maison, ne lui pose pas de problème insurmontable. Il a fini par apprendre quelques rudiments de langage (page 13), s’en accommode et recherche par fois même la compagnie de l’occupant, tant il manque d’un interlocuteur pour converser. Est-ce une raison supplémentaire de la tenue de son journal ? A l’instar de Clémence Martin-Froment [1], qui elle sera inquiété pour se motif après-guerre, il dit avec honnêteté, parlant des Allemands : « Il y en a parmi eux qui sont bons et qui vivent avec nous sans haine ou du moins, ils ne le font pas voir » (page 101). En tous cas, il semble que les relations très tendues avec les deux femmes qui partagent sa vie dans la maison familiale génèrent chez lui un manque de vie sociale qu’il tente de combler par ces pages. Il dénonce à plusieurs reprises l’absence de solidarité entres les habitants de Passel (pages 42 et 130). Aussi, il a une certaine compassion, notamment à l’endroit des filles-mères d’enfants allemands (page 95 et 126). Il analyse ainsi leur situation : « Il me semble qu’elles ont droit à de l’indulgence car par ces temps que nous vivons, la plupart de ces femmes n’ont succombé que par le besoin. Alors, il arrive ce qui est arrivé. C’est qu’en échange d’un peu de bien être que les soldats leur donnaient, elles accordaient leur faveur. Quand il faut vivre constamment depuis deux ans et plus, avec des hommes qui, de leur côté, sont heureux de rencontrer de la sympathie, il est, ou il doit être difficile de se garantir contre ces évènements et, si beaucoup sont restées sages, c’est qu’elles avaient des parent pour les protéger » (page 102).

Yann Prouillet, janvier 2013

[1] Voir dans le présent dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/.

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Cuny, née Boucher, Marie (1884-1960) et Cuny, Georges (1873-1946)

1. Les témoins


Marie Cuny née Boucher

Georges Cuny naît le 23 novembre 1873 à Gérardmer (Vosges). Marie Valérie, dite Mimi, Boucher est née quant à elle le 19 février 1884 à Docelles (Vosges). Tous deux sont issus de grandes familles d’industriels tisserands et papetiers possédant plusieurs usines en Lorraine et en France. Ainsi, par mariage et cousinages, ils sont connectés au milieu des industries papetières et des tissages dans tout le département des Vosges et au-delà (citons ainsi les Laroche-Joubert, Schwindenhammer, Mangin, Gény, Perrin ou Michaut). Mariés le 26 avril 1906, trois enfants naissent de leur union : André (1907), Noëlle (1909) et Robert (1910). En août 1914, Georges est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne. Maurice Boucher, lieutenant au 349e RI et Georges Boucher, adjudant dans un régiment de chasseurs à cheval, frères de Marie, sont également mobilisés. Dès lors, Célina Boucher accueille chez elle Marie, sa fille et ses trois enfants ainsi que sa belle-fille Thérèse Boucher, elle-même mère de 2 enfants. Ce resserrement familial pour endurer la guerre est démonstratif de cet esprit de famille qui va teinter l’échange d’une correspondance assidue entre les époux Cuny, reproduite du 4 août 1914 au 29 juin 1918. Frères et beaux-frères reviennent sains et saufs de la Grande Guerre et Georges Cuny est démobilisé le 14 janvier 1919. Il poursuit sa carrière d’industriel et, en 1928 acquiert les Tissages Mécaniques d’Orchamps (Jura) qu’il dirige, puis la Société Française de Pâte de Bois. Il décède le 8 septembre 1946 à Cornimont (Vosges). Marie meurt à Cornimont (Vosges) le 24 février 1960.

2. Le témoignage :

Favre, Marie, Reviens vite. La vie quotidienne d’une famille française pendant la guerre de 14, chez l’auteur, 2012, 556 pages.

Marie Favre, 21e des 28 petits-enfants de Georges et Mimie, publie une partie de la correspondance échangée et reçue par les époux (540 lettres de Marie, 350 lettres de Georges, complétée d’un millier de lettres reçues de la famille) dans une édition familiale, replacée dans un contexte historique et sommairement annotée.

Le 2 août 1914, Georges Cuny est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne dont le dépôt est à Besançon. Au commandement de la 45ème batterie, il participe aux divers combats de ce régiment. Il est blessé le 31 octobre 1914 alors qu’il est en batterie dans le secteur de Braine (Aisne) et est proposé pour la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « A dans l’attaque de nuit du 31 octobre au 1er novembre énergiquement soutenu et excité le moral et l’ardeur de ses hommes continuant à tirer sous le feu repéré d’une batterie allemande. Gravement blessé à la fin de l’action par un projectile mettant hors de combat tous les canonniers d’une même pièce, a demandé avec instance qu’on s’occupa d’abord des blessés de sa batterie ». Hospitalisé à Fleury-Meudon, il revient à sa batterie le 6 décembre dans le secteur de Soissons. Le 7 mars 1917, il écrit à Marie : « Pour te faire plaisir, je me suis laissé proposer pour le grade de chef d’escadron », grade qu’il atteint effectivement le 10 mai 1917. Il est alors affecté au 1er groupe (puis au 2e) du 260e RAC qui stationne à Vieil-Arcy, au sud du Chemin des Dames. En juin 1917, il part dans les secteurs de Pont-à-Mousson et de Toul, qu’il qualifie de calmes. Le 4 janvier 1918, le 2e groupe quitte Bicqueley (Meurthe-et-Moselle) pour Verdun, secteur de Douaumont. Le 12 mars 1918, alors qu’il se trouve à son PC, il est victime d’un bombardement à gaz et légèrement touché aux yeux, ce qui l’éloigne un temps du front, du fait d’une courte hospitalisation à Bordeaux, où sa femme vient le rejoindre. Il rejoint son groupe de batteries le 20 avril 1918 et fait plusieurs mouvements pour contrer l’offensive allemande du printemps 1918 (secteur de Senlis-Villers-Côtterets) puis reviens sur l’Aisne en juin. La dernière lettre de lui reproduite est datée du 29, alors que son groupe appuie une attaque dans le secteur du ravin de Cutry, au sud d’Ambleny (Aisne). Le reste de son parcours est alors évoqué par le biais du JMO de son régiment et des grands évènements de l’époque, collectés par la presse.

Marie Cuny quant à elle témoigne de Docelles dans les Vosges, à quelques kilomètres d’Epinal où elle a resserré les liens familiaux. Argentée et libre de ses mouvements – conductrice acharnée de sa propre voiture – elle parcourt le département mais prend également des vacances à Angoulême ou fait quelques visites parisiennes ou nancéennes, ce qui lui permet de donner des nouvelles de la grande famille industrielle.

3. Analyse

Pour plusieurs raisons liées à une correspondance incomplète (du 15 septembre 1915 au 29 juin 1918) et censurée (même si Georges parvient à tromper la censure en écrivant certains toponymes à l’envers), mais aussi par un regard industriel distancié du fait de son statut militaire, l’analyse des courriers de Georges Cuny n’atteint pas l’intérêt contenu dans les lettres de son épouse Marie. En effet, au fil des 540 lettres reproduites, la vie, l’activité économique et les devenirs des militaires mobilisés dans la grande famille industrielle des Cuny-Boucher sont évoqués dans une correspondance de Marie d’une grande liberté de ton et une censure très relative. Dès lors, ce témoignage, en forme de journal d’une civile au statut très particulier, à l’intérieur d’un département concerné par la ligne de front, devient un formidable miroir de l’intimité d’une famille d’industriels vosgiens dans la Grande Guerre. En effet, dans la littérature testimoniale de ce département, jamais la parole d’une femme d’industrielle n’avait été publiée [si l’on excepte les 43 jours de guerre (août et septembre 1914) à Saint-Dié de la comtesse Bazelaire de Lesseux publiés dans le bulletin de la Société Philomatique Vosgienne de 1964. Dans ce département, le corpus publié des témoins civils est encore lacunaire. Aussi, la publication des lettres de Marie Cuny permet d’obvier à cette sous-représentation testimoniale mais aussi sociale. Si la publication du journal de guerre de Clémence Martin-Froment avait permis d’illustrer le témoignage d’une civile plébéienne dans la zone occupée du département des Vosges (voir dans ce dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/), la publication des lettres de Marie Cuny permet d’appréhender la vie d’une industrielle de l’arrière dans ce même département. Alors est illustré le témoignage d’une femme en avance sur la génération de la Belle Epoque, fortunée (elle a trois bonnes à son service), libre et moderne, d’une strate sociale qui n’avait pas témoigné jusqu’alors. Marie nous éclaire ainsi sur une quantité de questionnements traitant à l’échelle sociale, la vie quotidienne, l’économie industrielle et les affres de l’occupation militaire française de l’arrière-front des Vosges. La famille, possédant plusieurs usines dans les secteurs de la papeterie et du tissage, mamelles économiques du département, tente de limiter les dégâts dans une économie industrielle gravement obérée par la guerre. La mobilisation des ouvriers, le gel des marchés puis leur nécessaire réorientation vers une économie de guerre, les restrictions, les réquisitions multiples (décrites page 58), l’appauvrissement des matières premières et la dévolution des énergies aux usines travaillant directement pour la défense (expliquée page 198 et car le classement en usine de guerre donne des avantages sur les approvisionnements (page 424)) font de la gestion des entreprises une préoccupation quotidienne. Georges, du front, ne peut gérer correctement ses avoirs, et les échanges épistolaires ne sont pas satisfaisant pour la marche des affaires. Il s’en ouvre dans un courrier du 5 octobre 1916 : « Tu serais bien gentille, ma chérie, de m’accuser réception, au fur et à mesure des lettres que tu reçois de moi. Je t’y demande quelquefois des renseignements que tu oublies de me donner et je crains qu’elles ne te parviennent pas toutes. S’il en était ainsi, j’aimerais bien en être prévenu, afin de ne pas t’écrire des choses relatives aux affaires, il est inutile que l’Etat mette le nez là-dedans. C’est comme PM, il aurait pu se dispenser de m’envoyer tout l’inventaire. Cela peut être excessivement dangereux par ce temps de guerre où on ouvre beaucoup de correspondance. En tous cas, je ne le lui renverrai pas. Un paquet de cette importance serait certainement ouvert, car on se demande quels documents si importants peut avoir à envoyer un officier du front » (page 313). Car la guerre n’est pas propice à la confidentialité qui sied à toute gestion d’entreprise : les déclarations de la nouvelle imposition sur le revenu mise en place en novembre 1916 en est un révélateur : « J’ai reçu la feuille d’avertissement pour l’acquit de l’impôt sur le revenu, nous avons 160 francs à payer, ce n’est donc pas cela qui nous appauvrira beaucoup. Je vais dire au bureau de Cornimont de payer le percepteur. Mais tu vois comme la loi est bêtement faite, on fait soi-disant une déclaration sous enveloppe fermée qu’on adresse au directeur des contributions pour que personne du pays ne la connaisse, mais le percepteur vous envoie un avertissement où tout est nettement indiqué, de sorte que les petits commis que les percepteurs ont souvent chez eux et qui sont du pays pourront répandre dans le village tout ce qu’ils savent » se plaint Marie (page 333). D’autant que les Cuny, possédant une usine en Russie, à Dedovo, la situation du grand allié préoccupe comme leur Révolution. Le 1er mai 1918, Marie dit à Georges : « Là-bas en plus de la guerre et des Boches, il y a la révolution qui continuera à bouillir pendant quelque 10 ans. Peut-être arriverons-nous à l’éviter ici ? » (page 476). En 1919, les cartes auront d’ailleurs été particulièrement remaniées tant en terme de production que de propriétés industrielles. Ainsi, Marie Cuny n’a aucune complaisance pour un jeune capitaine d’industrie appelé Marcel Boussac qui monte un empire et qui rachète des usines qui vont, pour elle, immanquablement devenir des « nids à grèves » (page 358). Elle déplore le gâchis (page 178), les saccages, et les pillages de ses usines par la troupe française, notamment en septembre 1914 (pages 37 et 41) mais aussi en novembre 1915 (page 169) et se plait aussi du comportement « des troupes du midi » (pages 37, 42 et 129). Parfois démoralisée par la guerre, elle en craint les conséquences sociales : « Grand Dieu ! Si tous les soldats reviennent aussi flemmards et buveurs après la guerre, ce sera terrible. Il y aura une révolution après la guerre, car tous ces hommes (sauf ceux du vrai front, de la ligne de feu) (…) depuis un an n’ayant rien fait ou si peu, bien nourris, vont trouver étrange en rentrant d’être  obligés de travailler pour gagner leur pain et celui de leurs femmes et enfants et les 8, dix ou douze heures de travail qu’ils seront obligés de fournir leur sembleront bien dures et amères » (page 120). Ce sentiment est partagé par Georges qui confirme l’intérêt de faire réaliser par le commandement « toutes sortes de travaux de terrassement, je pense pour occuper nos hommes, qui sans cela deviendraient de fameux paresseux. C’est une très bonne chose et c’est essentiel car enfin la plupart de ces braves gens seront obligés de travailler en revenant chez eux et il ne faut pas qu’ils en perdent l’habitude » (page 164). Marie ne déclare-t-elle pas à Georges le 17 avril 1916 : « Sois tranquille, se sera encore nous qui seront forcés de payer les frais de la guerre » ? (page 235). Plus loin, « mais c’est inévitable que des petits jeunes gens qui ont été laissés seuls maîtres un grand moment n’acceptent plus de réprimandes et deviennent de petits coqs. On aura bien du mal à reprendre la direction. C’est la même chose avec les bonnes » (page 289). Marie estime que la guerre est teintée de lutte sociale ; le 11 février 1916, elle note que « les civils n’ont qu’à se taire pour le moment et je crois que certains militaires sont heureux en ce moment de prendre leur revanche sur les industriels qui les écrasaient parfois de leur luxe en temps de paix » (page 210). La guerre modifie la société et les comportements : « Quand tu reparles du jour de notre mariage [1906 ndr] et de ta naïve petite femme, mon Géogi, c’est vrai que j’étais bien loin d’être aussi savante que toutes les jeunes filles de maintenant, toutes nos cousines élevées à l’américaine » (page 292), méthode qu’elle va appliquer à sa propre fille Noëlle. Mais avec une réserve toutefois : « car je veux une fille soumise, non pas comme les jeunes personnes modernes. J’en ai vu encore à Angoulême, gamine de 18 ans, qui avait si bien l’air de mépriser sa mère, dédaigner ses idées et conseils et j’ai entendu un ménage (…) dire de leur fille âgée de 9 ans, qu’elle commande dans la maison, Mademoiselle invite ses amies pour tel jour et en avertit ensuite sa mère, et d’autres petits détails de ce genre. Il faut de l’initiative aux garçons, mais je déteste l’indépendance chez les jeunes filles et, avec l’intelligence de Noëlle, ce serait désastreux » (page 333). Cette difficulté à élever les enfants semble générale ; Pauline Ringenbach écrit à Marie, sa patronne, le 19 juillet 1917 ; « Il y a passablement des mariages, qu’on ne dirait pas que l’on est en guerre, quoique cela devient plutôt ennuyeux de vivre depuis trois ans toujours la même chose, les femmes en sont bien lasses, car elle ont vraiment du mal avec les enfants sans pères depuis si longtemps » (page 422). Un peu avant en 1916, « dans toutes les banques en ce moment il faut faire joliment attention, ils n’ont que des galopins de 16 ans, qui n’ont pas la tête à ce qu’ils font » (page 299). Elle-même se prend à dire : « si j’étais pauvre, je serais rudement socialiste » ! (page 315).

La guerre lui pèse pourtant. Une femme n’est-elle pas morte « dans un accès de neurasthénie due à la séparation » d’avec son mari (page 324) ? Aussi les artifices pour faire revenir son mari, au moins pour un temps, sont multiples. Elle écrit à Georges en 1916 : « Tu sais qu’on a aussi des permissions supplémentaires dites du berceau pour les naissances d’enfants. Quel dommage que je ne sois pas assez forte, on aurait peut-être encore eu le temps d’avoir une permission de berceau avant la fin de la guerre, mon pauvre Géogi » (page 259). Car la durée de la guerre est une préoccupation récurrente et les pronostics, finalement fantaisistes, sont sans fin, jusqu’aux derniers mois du conflit (pages 58, 96, 142, 165, 278, 288, 289, 302, 390 (quand la fin de la guerre est garantie pour 1917 !) ou 424). Le 1er août 1916, Georges dit à Marie, « il y aura demain deux ans que je suis parti pour Besançon. Nous ne prévoyions certes pas à ce moment-là que nous resterions si longtemps séparés et je crois d’ailleurs que, si les Français avaient pu prévoir la longueur de la guerre, ils seraient partis avec moins d’enthousiasme » (page 288). Elle-même revient en 1916 sur son comportement le 2 août 1914, non détachable de son rang social : « Voir moi mari partir m’oppressait à un tel point que je n’ai pas eu le courage, tu te rappelles, de t’accompagner à la gare. Ce n’était vraiment pas chic et depuis je me le suis tant reproché mais je n’aurais pas pu arrêter mes larmes et il valait peut-être mieux ne pas te montrer cette faiblesse, ni la faire voir au public » (page 289).

Georges quant à lui, officier du rang, fait écho à une réflexion reçue de Maurice Boucher, son beau-frère, qui estime en 1915 qu’ « il y a autant de différence entre un officier de troupe et un officier d’E.-M. qu’entre un ouvrier et un comptable » (page 143) et se plaint d’« une maladie aigüe qui sévit même sur le front, et bien entendu pour les officiers de l’active, c’est l’avancite, et cette maladie-là fait beaucoup de mal (page 171) ».

Plusieurs autres thématiques pouvant être dégagées de cette lecture, Reviens vite concourt donc à l’analyse de l’histoire économique et sociale du département des Vosges pendant la Grande Guerre, et au-delà de la vie quotidienne d’une famille industrielle à l’arrière du front, et érige Marie Cuny en témoin de référence.

La généalogie de la famille Cuny-Boucher est consultable sur http://jh-as.favre.pagesperso-orange.fr/site%20cuny-boucher/genealogie%20cuny-boucher.htm

Yann Prouillet – décembre 2012

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Jolidon, Paul (1892-1984)

1. Le témoin

Paul Jolidon naît le 14 octobre 1892[1] à Jungholz, village alsacien de l’arrondissement de Guebwiller, dans une famille nombreuse dont le père est fonctionnaire des postes. Avide d’aventure, il s’engage dans la marine impériale en 1908. En 1909-1910, il effectue sa première croisière en Méditerranée sur le navire-école Hansa. En juillet 1912, il embarque à bord du paquebot Gneisenau à destination de Sydney en Australie. A  son arrivée, il est affecté sur le croiseur Condor pour la durée de sa campagne du Pacifique. Il est de retour en Allemagne dans sa base d’origine à Kiel en juillet 1914, à la veille de la mobilisation générale qui le conduit à bord d’un croiseur naviguant en mer Baltique, l’Undine.
Au début de l’année 1915, il nécessite une hospitalisation à la suite de laquelle on décide de ne pas l’envoyer tout de suite en mer pour lui éviter une rechute. Il est donc nommé formateur pour les nouvelles recrues. Il trouve bientôt le moyen d’échapper à cette vie jugée trop monotone en s’engageant sur un croiseur auxiliaire, le Vienna (rebaptisé par la suite Meteor). C’est ainsi que débute son expérience de corsaire qui le mène essentiellement en mer du Nord et en mer Blanche. Elle prend fin moins d’un an plus tard le 29 février 1916 quand, lors d’une mission à bord du Rena, il est fait prisonnier avec ses autres camarades rescapés d’une bataille navale désastreuse pour l’équipage allemand. Il connaît alors la captivité dans différents camps britanniques puis des conditions de détention plus favorables en Hollande à partir d’avril 1918.  En novembre 1918, les évènements révolutionnaires puis l’armistice permettent son retour à Kiel et enfin en Alsace en mars 1919[2]. Dès le mois de juillet 1919, il entre dans l’administration française des douanes en Sarre, en qualité de préposé. Il épouse l’année suivante une jeune femme de Mulhouse avec qui il aura deux enfants[3]. En 1929, après sa réussite au concours de commis des douanes, il obtient un poste à Apach en Moselle, puis à Merzig en Sarre, où il demeure au moment de la publication de son ouvrage.
2. Le témoignage

JOLIDON Paul, Un Alsacien avec les corsaires du Kaiser, Hachette, 1934, 254 pages.

L’ouvrage de Paul Jolidon appartient à cette nouvelle vague dans la production de témoignages de la Grande Guerre qui sont publiés à partir de la fin des années 1920 et qui trouvent à nouveau un public. Lors de sa publication, il semble même connaître un certain succès à l’échelle nationale, auréolé du prestige d’avoir remporté le 1er Prix du Roman du Temps pour l’année 1934. Le quotidien national, ancêtre du Monde, en fait un large écho dans ses colonnes en publiant une partie de l’ouvrage sous la forme d’un feuilleton quotidien entre le 21 décembre 1933 et le 18 janvier 1934. Dès lors, d’autres journaux s’en font les relais, et la publicité pour l’ouvrage dépasse les frontières jusqu’en Belgique par exemple, où la Revue belge offre à ses lecteurs un chapitre de l’ouvrage dans son numéro du 1er avril 1934, ou encore en Allemagne où il est traduit et publié en allemand[4]. Ainsi, contrairement à la plupart des alsatiques, c’est-à-dire des livres concernant l’Alsace, sa diffusion est nationale avant d’être régionale[5].

Bien qu’ayant été primé du « prix du Roman », il s’agit bien du récit de son expérience de guerre. Les qualités littéraires de l’auteur, parmi lesquelles une écriture limpide, en rendent la lecture aisée et bien souvent captivante quand on suit ses missions de corsaire. On peut cependant regretter le manque de repères chronologiques, surtout dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée à sa captivité.

Quand commence son récit, en juin 1914, il est rapatrié avec 1800 autres marins allemands vers l’Europe à bord du paquebot Patricia. C’est au passage du canal de Suez qu’ils apprennent l’attentat de Sarajevo. Le navire arrive à destination après 37 jours de voyage, le 17 juillet 1914. Jolidon rejoint sa base d’origine à Kiel, mais la mobilisation générale du 1er août intervient avant qu’il ne puisse profiter de son congé pour entamer son retour en Alsace. Il est d’abord affecté à Dantzig sur l’Undine, un croiseur employé à des missions de reconnaissance des positions russes (notamment dans le golfe de Riga) ou à la surveillance de l’Øresund afin d’empêcher l’accès du détroit aux sous-marins anglais. Le navire est ensuite immobilisé quelques mois à Kiel pour subir des transformations puis reprend ses activités au début de janvier
1915. Cependant, Jolidon nécessite une hospitalisation pour soigner des fièvres récurrentes. Il passe ainsi 18 jours dans un hôpital de Kiel, au terme desquels on décide de ne pas le renvoyer tout de suite en mer, à son grand regret,  mais plutôt de l’affecter au dépôt de la première division navale de Kiel afin d’y former les jeunes recrues. Résolu à retourner en mer, il se présente au bureau du personnel pour faire partie d’ «un navire marchand (…) mystérieusement armé » (p.31), du même type que les « forceurs de blocus » qui l’attirent beaucoup (p.32). Au début d’avril 1915, il parvient ainsi à être intégré à l’équipe du Vienna, un navire marchand transformé en croiseur auxiliaire. A son bord, Jolidon est chargé du canon de tribord. Fin mai, après les dernières mises au point, le navire prend le large dans la mer du Nord. Rebaptisé Meteor, il doit atteindre la mer Blanche et barrer l’accès au port d’approvisionnement russe d’Arkhangelsk en y déposant au large une barrière de mines.  Sur le trajet du retour, tous les navires civils rencontrés et suspectés de ravitailler l’ennemi sont coulés. A leur retour vers la mi-juin, la mission ayant été achevée avec succès, une partie de l’équipage est décorée de la croix de fer, dont Jolidon, puis un congé leur est accordé. Il peut enfin entreprendre un retour en Alsace après quatre années d’absence. Au début du mois d’août, il participe à la nouvelle mission du Meteor qui consiste à larguer des mines au large d’une base navale britannique dans le Moray Firth (au nord-est de l’Ecosse). Accomplie avec
succès, le retour est cependant moins aisé que lors de la première expédition. En effet, ils sont très vite rattrapés par une force navale britannique nettement supérieure, ce qui décide le commandant von Knorr à évacuer l’équipage du Meteor sur un voilier intercepté en chemin puis à saborder son navire. Cela a permis d’éviter une bataille navale perdue d’avance pour les marins allemands, rentrés finalement sains et saufs. N’ayant plus de navire d’affectation, Jolidon est à nouveau employé à l’instruction des recrues jusqu’en février 1916. Il reçoit alors une nouvelle affectation en tant que sous-officier sur le croiseur auxiliaire Greif (rebaptisé ensuite Rena). Fin février, celui-ci part en mission en mer du Nord mais ne peut échapper cette fois à une bataille navale fatale contre des croiseurs auxiliaires britanniques. Le Rena finit par sombrer et seuls 117 rescapés, parmi lesquels Paul Jolidon, sont recueillis, faits prisonniers puis débarqués à Edimbourg avant d’être dirigés vers le camp de Handforth, près de Liverpool. Il transite ensuite à Altrincham puis est employé pour travailler au camp de Bramley en tant que sergent fourrier à partir de la fin de l’été 1917. Son séjour à Bramley est écourté par l’annonce du transfert de tous les prisonniers gradés en Hollande. Le départ est cependant différé à plusieurs reprises, si bien qu’avec ses pairs, Jolidon doit passer l’hiver dans un dernier camp britannique, celui de Brocton. Le 2 avril 1918, à sa grande satisfaction, il est enfin transféré à Rotterdam. C’est dans cette ville, où il jouit d’une
semi-liberté, qu’il termine la guerre sans trop se soucier des évènements militaires. A la faveur de l’agitation révolutionnaire qui gagne la ville de Rotterdam, puis de l’armistice, sa captivité prend fin de fait et il peut retourner avec ses camarades à Kiel. Il y participe à la révolution des marins qui selon lui correspond davantage à un ras le bol contre l’autorité des officiers qu’à un mouvement révolutionnaire communiste (p.244-245). Dans ce contexte troublé, n’ayant pu obtenir satisfaction de l’ensemble de leurs revendications légitimes (vêtements civils, rappel de solde,…), il décide finalement avec un autre Alsacien de prendre le chemin du retour vers une Alsace désormais française.

3. Analyse

Le témoignage de Paul Jolidon est tout d’abord l’œuvre d’un marin passionné dont la soif d’aventure et de voyage le conduit à s’engager comme volontaire dans la marine impériale avant la guerre. Revêtir la tenue de marin représente alors « la réalisation de notre rêve d’enfant » (p.105). Sa campagne dans le Pacifique est une expérience profondément marquante dont il garde longtemps un bon souvenir (empreint d’une grande nostalgie quand il se retrouve prisonnier, p.100) et à laquelle il revient ponctuellement au cours de son récit. D’ailleurs, pour lui, un des seuls intérêts que suscite sa fonction occasionnelle de formateur est de pouvoir transmettre sa passion aux nouvelles recrues et leur conter le récit captivant de ses aventures passées (p.105-108). Les descriptions qu’il nous livre des paysages (émerveillement devant des paysages littoraux, p.16), des contrées traversées et des populations rencontrées (les « indigènes » de Port-Saïd, p.7-8) agrémentent le récit de ses opérations militaires et apparentent maintes fois son témoignage de guerre à un récit de voyage. Marin passionné, il trouve dans l’engagement au sein de la marine de guerre un moyen d’échapper à l’armée de terre et à ses officiers méprisants. Il nous rend ainsi compte des rivalités pouvant exister entre ces deux composantes de l’armée (p.57, 58), et du cloisonnement existant entre les marins et les autres soldats (p.191). Entré dans la marine de guerre par passion des océans plus que des armes, il n’en demeure pas moins fier de porter cet uniforme et assiste admiratif aux grandes manœuvres des monstres d’acier qui constituent les flottes allemande (p.10) ou anglaise (p.36). Son goût de l’aventure l’empêche de se satisfaire de rester à quai comme beaucoup de ses camarades (« le service à terre ou la discipline de fer sur les vaisseaux de ligne immobilisés sont sans attrait pour moi » p.98). Ainsi, il préfère être à bord d’un croiseur que sur « un de ces grands cuirassés, condamnés à attendre on ne sait quoi » (p.68), et fait le choix de s’engager comme corsaire pour échapper à la formation des recrues. Il nous livre ainsi un témoignage inédit sur la guerre de course allemande. Les renseignements abondent sur le déroulement des missions auxquelles il participe, l’équipement des croiseurs auxiliaires ou les ruses employées pour éviter de croiser des ennemis (le secret autour des missions, le camouflage des armes, le changement de nom des navires. (Voir par exemple p.121 à 125 pour le Greif). Il témoigne également des difficultés de la vie à bord de ce type de navires, notamment des peurs ou des craintes liées en particulier au transport d’énormes quantités d’explosifs (les mines), très risqué surtout en cas d’attaque ou de tempête, suivies du soulagement général une fois le largage accompli. Les récits des batailles navales, moments forts du témoignage, en renforcent l’originalité par rapport aux publications majoritaires des combattants des tranchées. En une dizaine de pages, l’auteur revient par exemple sur les combats à l’issue fatale qui opposent le Rena à deux croiseurs auxiliaires anglais, l’Alcantara et l’Andes (p.127-138). Il y décrit l’intensité des combats, les dégâts collatéraux puis la détresse à bord quand la défaite devient certaine : « sans mot dire, quelques marins découragés se jettent à la mer » (p.134), « chacun cherche le salut comme il peut, et abandonne ce brasier sinistre » (p.135). De son côté, Jolidon quitte le navire avec un de ses hommes sur la porte des toilettes, arrive à rejoindre un peu plus loin un radeau, puis affronte l’attente angoissante de se faire recueillir (« les appels des mourants nous glacent le sang », p.141).

Le second apport de cet ouvrage est de nous renseigner sur les conditions de captivité dans les camps britanniques puis en Hollande. En effet, suite au désastre naval du Rena, les rescapés sont recueillis par leurs adversaires britanniques et conduits à Edimbourg où ils sont d’abord détenus dans un gymnase puis dans une forteresse. Les conditions de détentions y sont bonnes et les prisonniers entretiennent même des rapports amicaux avec leurs gardiens. C’est le temps des interrogatoires individuels (p.152) pendant lesquels les Anglais tentent de récolter le maximum d’informations sur la guerre de course allemande. Ils sont ensuite dirigés vers le camp de Handforth (p.157), près de Liverpool, qui compte environ 3000 prisonniers de guerre allemands, dont beaucoup sont  rescapés de navires de guerre ou de sous-marins. A partir de l’été 1916, il accueille aussi des combattants de la Somme qui arrivent dans un triste état : « leurs visages, gravés par la vie terrible du front, disent mieux que des mots les souffrances qu’ils ont endurées » (p.163). Dans les dortoirs, il devient alors fréquent que certains d’entre eux se lèvent la nuit en hurlant et fuyant « devant des lance-flammes imaginaires » (p.175). Après environ une année passée à Handforth, il est transféré au camp d’Altrincham (sans doute au printemps 1917), puis dans un camp à Bramley vers la fin de l’été, et enfin un dernier à Brocton en hiver 1917. Pour chacun de ces camps, il livre une description du fonctionnement et des conditions de vie, dont les pires sont à Bramley :  le camp, encore inachevé à son arrivée, est construit sur une terre argileuse collante, les dortoirs n’ont ni portes ni fenêtres et des grillages de fer avec de la paille font office de lit (p.187). Pour tous, la vie dans ces camp est très monotone, les seuls moments agréables sont les sorties dans la campagne. Outre le petit artisanat qui occupe la plupart des prisonniers, la principale distraction de Jolidon est la lecture de la presse française et anglaise. Cela lui permet de consolider ses connaissances en français, d’apprendre l’anglais, et aussi de se tenir informé de l’actualité. Il occupe par la suite les fonctions de sergent fourrier au camp de Bramley  (il s’occupe du stock des vêtements et des ustensiles divers destinés aux prisonniers), puis d’aide-cuisinier à Brocton. Pour les soldats gradés qui, comme Jolidon, sont transférés à Rotterdam en avril 1918, les conditions de vie s’améliorent nettement : en semi-liberté, installés dans des maisons confortables, ils sont seulement astreints à passer la nuit dans leur maison et à se présenter à l’appel quotidien. Des cours leurs sont dispensés le matin, le reste de la journée étant libre.

Enfin, ce témoignage illustre toute l’ambiguïté du cas des Alsaciens-Lorrains pendant la Grande Guerre, partagés pour la plupart entre une expérience militaire dans les rangs de l’armée allemande et des sentiments francophiles plus ou moins prononcés. Bien que l’ouvrage soit rédigé des années après la guerre, ce qui en conditionne forcément l’écriture, on peut tout de même en dégager certains aspects. Paul Jolidon semble parfaitement intégré dans la marine allemande, dans laquelle il s’est engagé volontairement dès 1908. Il y a tissé des relations d’amitié fortes avec ses camarades, dont beaucoup se retrouvent avec lui sur l’Undine au début de la guerre, ce qui rend la séparation d’autant plus difficile quand il les quitte pour être hospitalisé au début de l’année 1915 (p.19). En bon soldat allemand passé par l’école puis par le service militaire, il cultive la mémoire de « héros » militaires allemands comme le « pionnier Klinke » (p.23)[6] ou son ancien lieutenant, le courageux Harren (p.25). Son propre courage lors de la première mission du Meteor lui vaut d’être décoré de la croix de fer puis  d’être promu sous-officier. Pourtant, cette carrière exemplaire ne l’empêche pas d’entretenir des liens d’affection pour la France qui semblent assez forts et lui font écrire : « si nous faisions la guerre contre la France seule, je me ferais hospitaliser pour paludisme » (62). Il a cependant conscience de sa position ambiguë : il sait qu’il combat indirectement contre la France, mais il s’en justifie ainsi : « il faut s’être trouvé dans les foules enthousiastes de soldats, avoir été fasciné et bouleversé à la fois par leur exaltation, pour comprendre ces tourments intimes. Nous aimons la France et voudrions qu’elle ne fût pas du côté des ennemis de l’Allemagne » (62-63). Pour lui, les vrais ennemis sont les Anglais. Déjà avant la guerre, il avait remarqué le « caractère fier et un peu méprisant des marins anglais » (p.61), à l’opposé du bon souvenir qu’il garde des marins français rencontrés dans les ports du Pacifique. Par ailleurs, comme beaucoup de soldats alsaciens-lorrains, il subit les différences de traitement qui leur sont réservés. Jolidon y est surtout confronté au moment de profiter de son congé pour rentrer en Alsace. En effet, son domicile étant proche de la zone de front, les autorités allemandes établissent d’abord une « enquête de loyauté » pour s’assurer qu’il ne soit pas tenté de déserter une fois rentré (p.56). On peut cependant noter une forme de résignation face à ce que certains considèrent comme une grande injustice. En effet, par souci de loyauté et pour ne pas éveiller sur lui des soupçons de désertion, Jolidon n’osait pas demander de permission (p.22). Rester loyal sans laisser paraître ses sentiments francophiles, ni s’offusquer contre des injustices, c’est accepter son sort d’Alsacien et ne pas compromettre son avenir en cas de victoire allemande. On en trouve l’illustration lors de sa captivité, quand sa sœur lui conseille de demander d’être transféré dans un camp en France au titre d’Alsacien : il réfléchit et rejette finalement l’idée car il craint que son engagement volontaire dans la marine lui soit reproché (p.189). De plus, à ce moment il envisage encore une carrière d’officier dans la marine marchande allemande, et craint ne pas pouvoir réaliser une telle carrière en France. Pourtant, il semble bien que la captivité change son regard sur l’Empire allemand, notamment à la lecture régulière de la presse française et anglaise. Il se forge alors une opinion nouvelle de l’Allemagne et de ses dirigeants, et dresse un portrait de l’Allemand (p.177), différent des Alsaciens : « je n’ai aucun enthousiasme pour ce qu’ils appellent la patrie. (…) Ma grande patrie de marin, c’est la mer ; ma petite patrie terrestre, c’est l’Alsace » (p.178). Au final, il semble ravi du nouveau destin français de l’Alsace-Lorraine, avec la « certitude que nous avons tous conservé ou retrouvé l’amour de la France » (254).

Raphaël GEORGES, août 2012


[1] Son acte de naissance est consultable en ligne : http://www.archives.cg68.fr/Services_Actes_Civils_Affichage.aspx?idActeCivil=2975&Image=149&idCommune=157&idTypeActe=2&idRecherche=1&anneeDebut=1892&anneeFin=
[2] Information extraite d’un article lui étant consacré dans le quotidien Le Temps, en date du 20 décembre 1933 (p.8).

[3] C’est du moins sa situation familiale en décembre 1933, telle qu’elle apparaît dans l’article du Temps mentionné ci-dessus.

[4] Paul Jolidon, Mit deutschen Kaperschiffen im Weltkrieg: Erlebnisse eines elsässischen Matrosen auf deutschen Blockadebrechern, Berlin, 1934.
[5] Il remporte le 3e prix ex aequo de l’ « Alsace littéraire » en 1936.

[6] Karl Klinke, soldat prussien s’étant illustré en sacrifiant sa vie lors de la guerre des Duchés contre le Danemark en 1864.

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Jeanneret, Charles-Edouard (dit Le Corbusier) (1887-1965)

1. Le témoin

Charles-Edouard Jeanneret est né le 6 octobre 1887 à La Chaux-de-Fonds en Suisse. Son père, Georges-Edouard, est graveur et émailleur de montres et sa mère Marie-Charlotte-Amélie Perret, est musicienne. Il est donc issu d’une famille d’artisans protestants émigrés du Sud-Ouest de la France par son père et d’industriels horlogers suisses par sa mère. D’éducation bourgeoise, il a 14 ans et demi lorsqu’il entre à l’école d’art de La Chaux-de-Fonds pour y suivre d’abord un apprentissage de graveur-ciseleur. Mais, sous l’impulsion de son maître Charles L’Eplattenier, il s’oriente vers l’architecture et réalise, à 18 ans, les plans de sa première construction, la villa Fallet. A partir de 1907, il entreprend des voyages d’études en Italie, en Autriche, Grèce, Turquie, et en Allemagne mais ne parvient pas à s’introduire dans le milieu des architectes de ces pays. Il poursuit son apprentissage entre La Chaux-de-Fonds et Paris, ville dans laquelle il souhaite s’installer et investir pour assouvir sa passion de l’architecture. En 1913, il enseigne à l’Ecole d’Art de la Chaux et s’installe comme architecte. La guerre déclarée le pousse à se rapprocher de la cause française et des milieux culturels parisiens. Le 14 février 1917, il fustige la position suisse en ces termes : « Nous sommes de sales neutres uniquement occupés à des affaires. Nous sommes les eunuques de la situation » (page 410). Pour les présentateurs, n’a-t-il pas écrit dans une correspondance à Auguste Perret, non reproduite, le 20 novembre 1914 : « Je pense que si j’avais été à Paris, je serais parti au feu » (page 409) ? Il s’installe durablement dans la capitale en février 1917. Il y vit les affres de la vie parisienne pendant la Grande Guerre en entamant une carrière d’architecte et d’industriel dans la Société d’Entreprises Industrielles et d’Etudes et la Société d’Applications du Béton Armé. Il estime y parvenir malgré la guerre en écrivant, le 14 mars 1918 : « Si vous saviez comme, objectivement, je suis heureux, comme je réalise au mieux, au cent fois mieux de mes espérances. Est-ce que j’aurais rêvé me faire en pleine guerre, à Paris, une situation financière, morale et sociale ; exister ? C’est fait » (page 443). Parallèlement, il participe ardemment à la vie artistique et s’engage dans les milieux littéraires (il fonde l’Esprit Nouveau mais publie également plusieurs ouvrages d’architecture), esthétiques et picturaux (il fonde le purisme avec Amédée Ozenfant). Touche à tout, il multiplie les expériences dans tous les domaines : ainsi, le 9 janvier 1919, « on [l]e consulte ces jours pour une grosse affaire d’eaux minérales dans les Vosges (boutique avenue de l’Opéra, usine d’embouteillage là-bas, programme de ville d’eau, hôtels, casino, jeux etc.). Il faut faire face à tout ». Le 25 janvier 1919, Jeanneret indique que, par le biais de l’Association Renaissance des Cités, il a été « prié de faire une communication sur le dégagement de la cathédrale de Reims » (page 516). Le 9 mai 1919, il indique dans une lettre à ses parents : « J’ai fondé dans ma société une section des Industries de l’Alimentation et j’ai comme collaborateur l’ingénieur frigoriste peut-être le plus capable de France, celui qui a fait les gaz asphyxiants, l’assèchement de la poudre B et d’autres travaux considérables. C’est un Danois (…) » (page 536). La suite de ses correspondances ne dira rien toutefois sur ce projet et cette collaboration. De fait, il n’est pas à proprement parler un reconstructeur de la Grande Guerre. Début 1921, son entreprise de briqueterie d’Alfortville fait faillite mais il poursuit en architecture et il va dès lors multiplier les projets et les réalisations qui vont faire de lui Le Corbusier, pseudonyme choisi en 1920 en référence au père Le Corbusier, un aïeul cité dans une lettre de décembre 1908. C’est ainsi le 13 février 1921 qu’il l’utilise dans ses correspondances. Le 8 novembre 1925, il apprend de sa mère le cancer incurable de son père, qui mourra le 11 avril 1926, alors que sa mère mourra le 15 février 1960 à l’âge de 101 ans. Lui-même décède le 27 août 1965 à Cap Martin.

Nous avons volontairement limité la biographie de Charles-Edouard Jeanneret à la période considérée. Pour toute information complémentaire, il convient de consulter sa fondation http://www.fondationlecorbusier.fr/ .

2. Le témoignage

Baudouï, Rémi – Dercelles, Arnaud (prés.), Le Corbusier. Correspondances. Lettres à la famille, 1900-1925. Tome I. Gollion (Suisse), Infolio, 2011, 765 pages.

L’ouvrage publie dans un premier volume les correspondances échangées avec sa famille par Charles-Edouard Jeanneret entre le 6 mars 1900, alors qu’il a 13 ans et demi, et le 31 décembre 1925. Nous n’avons pour la présenté étude pris en compte que les courriers reproduits pour la période allant de 1913 à 1925. En effet, Charles-Edouard Jeanneret étant revenu au domicile familial de la Chaux-de-Fonds, l’ouvrage ne reproduit que deux lettres pour 1913, deux pour 1914, quatre pour 1915 et aucune pour 1916. Par contre, son installation à Paris en février 1917 initie une abondante correspondance avec la Suisse, présentant des éléments susceptibles d’être utiles à l’étude de son positionnement en tant que citoyen suisse et de son témoignage pendant la Grande Guerre. Toutefois, ses écrits, publiés semble-t-il exhaustivement, sont la reproduction d’une correspondances épistolière presque uniquement familiale, donc le plus souvent intime voire domestique. De fait, l’étude de cette volumineuse correspondance apporte peu à l’analyse du parcours ou d’un éventuel témoignage de Charles-Edouard Jeanneret en lien avec la Grande Guerre. A peine donne-t-elle quelques éléments sur la psychologie de ce personnage complexe qui fut indéniablement l’un des génies de son temps.

3. Résumé et analyse

Sa première mention de la guerre est assez tardive. L’année 1917 n’est concernée que par 6 lettres, certes assez longues, et c’est seulement le 17 février 1918 que Charles-Edouard Jeanneret évoque les bombardements de Paris et les raids de Gothas : « Il est tombé une bombe tout près de mon bureau et aussi tout près de mon domicile » (page 436). Cet évènement sera pour lui, et de manière récurrente, y compris pour les soldats en ligne, l’occasion d’un spectacle « saisissant » (page 436) vu en bravant l’alerte sur le Pont des Arts. Il y revient à plusieurs reprises, décrivant la nuit totale de la ville lumière (12 mars 1918 – pages 442-443) et il dit agir quasiment par bravade devant cette menace : « Or donc on a des bombes par-dessus la tête, c’est-à-dire que les femmes n’ont pas la tête solide. Ce qu’elles s’en font ! Moi, je suis inconscient. Pourtant j’ai décidé de zigzaguer nuitamment du côté des caves, après les évènements de ces jours qui furent plus démonstratifs que d’autres. Je le répète il y a chez moi l’inconscience du danger et cela dans tout, dans les affaires aussi ; je ferai un fort bon troupier » (16 mars 1918 – page 444). Loin du danger, en effet, il estime : « La mort ne m’effraye pas, la mienne ou celle des autres » (16 mars 1918 – page 444). Il semble trahir ici le comportement général des Parisiens, souvent rapporté, et qui n’est pas uniquement l’image d’Epinal d’une littérature patriotique. Ainsi, évoque-t-il les tirs du Pariser Kanon, le 24 mars 1918 : « Les Boches ont cru nous embêter avec leur nouvel ustensile à rallonge. S’ils avaient pu voir les Parigots pendant tout ce dimanche de printemps alors que tous les quarts d’heure ils crachaient un pruneau, ils auraient écarquillé les yeux. En tous cas, ces cochons-là ont de l’ingéniosité, mais nous autres, on a du cran » (page 451). En effet, répondant aux lettres angoissées venant du pays, il relativise l’effet du « Kâânon » comme il l’appelle dans une lettre 11 avril 1918 (page 452) : « Le canon ! Le canon a fait parler les commères et les journalistes, ces salauds. Alors vous avez cru, que Paris était bombardé comme les tranchées, estimant que la ville prenait jour après jour l’aspect d’Arras, d’Ypres, de Reims. Cent obus de réussis, c’est probablement le total. Une moyenne de cinq à six victimes par jour. Vous êtes-vous jamais alarmé à l’idée que cinq incendies avaient éclaté en Suisse, chaque jour, et que cinq personnes étaient mortes. Et avez-vous eu la vision d’un pays dévasté, et de gens « aux nuits agitées », « au corps brisé », « à la pauvre tête fatiguée » ? Je vous défie, débarquant à Paris, et sans guide, après dix jours de recherches, de trouver, de dénicher un seul trou d’obus. Vous n’avez pas vu Paris faire la nique au Kaanon, et s’en foutre, mais s’en foutre jusqu’à la gauche ! Voilà pour le canon qui n’existe plus » (14 mai 1918 – page 462). Certes Paris n’est pas tout de crânerie, où l’« on compte beaucoup de gens assommés par la guerre » (17 février 1918 – page 439) mais globalement, Jeanneret comme Paris ne subissent pas la guerre. Le 8 novembre 1918, il écrit à se parents : « Victoire, ici drapeaux, canons, la fin, Boches bouclés. C’est fabuleux ; ville calme archi calme » (page 498) et le 18 : « Et la Victoire hein ? Il y a eu des jours d’enthousiasme. Enfin Paris s’est réjoui et a pavoisé. Paris est une gerbe de drapeaux. Par-dessus tout une dignité impressionnante, la même que sous les godasses. Paris a du cran » (page 499). Il communique le 18 novembre à toute sa famille la liesse de la victoire, y compris fêtée par les citoyens helvétiques de Paris (page 500). La guerre terminée, Jeanneret ne l’évoque plus que comme d’autres préoccupations ; la grippe espagnole (page 499), « le prix de la vie [qui] devient fabuleux, la question ouvrière insoluble » (5 novembre 1919 – pages 564), et les problèmes économiques de l’après-guerre : « Vous n’imaginez pas ce qu’est l’époque actuelle et quel ressort elle exige. Sans un courage invincible et un optimisme inaltérable, on est foulé, roulé, écrasé » (13 juillet 1920 – page 593). Car son après-guerre parisien est économiquement terrible : « Vous n’imaginez pas ce qu’est la lutte à Paris. Il faut y avoir posé sa candidature pour s’en apercevoir » (10 novembre 1920 – page 603). « L’industrie est donc à peu près tuée ici, pour laisser bien des cadavres et des mois ou des années de lutte » (15 décembre 1920 – page 604). Sa participation à la reconstruction du pays est gênée par sa nationalité suisse ; le 30 janvier 1921, il rapporte : « Plusieurs, à la Renaissance des Cités, m’avaient désigné pour établir les plans du village modèle qui va être construit dans le Nord à Pinon, mais on s’est aperçu que j’étais étranger et çà n’a pu coller » (page 612). De fait, il fait rechercher par son père ses origines françaises afin de parer à « un mouvement « ultra », de droite, royaliste, etc., nationaliste par-dessus tout [car on] projette des lois coercitives contre les étrangers, celle par exemple d’interdire à un étranger de posséder une affaire en France » (4 avril 1923 – page 650). Est-ce à cette date qu’il faut rechercher la volonté d’être naturalisé français, ce qu’il parviendra à obtenir en 1930 ? Toujours est-il qu’il se sent profondément parisien : « (…) Paris est le seul endroit où puissent s’affiner, s’aiguiser, cette esthétique, cet esprit qui sont ma préoccupation. Je serais effroyablement déraciné s’il fallait partir » (4 avril 1923 – page 650). Mais c’est l’autre guerre qui va ériger Charles-Edouard Jeanneret en un Le Corbusier à la renommée mondiale.

Yann Prouillet, avril 2012.

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Mercier, René (1867-1945)

1. Le témoin

Victor Mercier, dit René Mercier, est né le 31 juillet 1867 à Durban-Corbières (Aude) d’un père maréchal-ferrant et petit propriétaire et de Rosalie Berot, sans profession. Après une licence en droit, il entre en 1892 à La Dépêche de Toulouse, le grand quotidien radical des frères Sarraut, qui avaient été ses compagnons d’études. Il met en place le bureau de Perpignan puis est appelé à Toulouse pour devenir le secrétaire général de La Dépêche. Le 1er avril 1911, il devient rédacteur en chef de L’Est Républicain (fondé en 1889) à Nancy jusqu’en 1940, date à laquelle L’Est se saborda. Républicain, libéral, partisan de l’Union Sacrée, il va contribuer pendant la Grande Guerre à maintenir le moral de la population Nancéienne. Il signe bien entendu de nombreux articles sous son nom et sous le pseudonyme de Jean Durban (du nom de son village de naissance) mais aussi deux ouvrages sur sa ville en guerre ; Nancy sauvée. Journal d’un bourgeois de Nancy et Nancy bombardée. Journal d’un bourgeois de Nancy. Il meurt en 1945 alors qu’il cherchait à reprendre la direction de l’Est Républicain après la Libération. Son état-civil ne portant pas de mentions marginales, ses date et lieu de décès n’ont pas été déterminés. (Merci à Gilles Grivel, spécialiste de René Mercier, pour ses compléments biographiques).

2. Le témoignage

Mercier, René, Nancy sauvée. Journal d’un bourgeois de Nancy, Paris, Berger-Levrault, 1917, 263 pages.

René Mercier, rédacteur en chef de L’Est Républicain, revient à Nancy d’un séjour à Dinard le 28 juillet 1914. Ayant laissé en Bretagne sa femme et sa fille, il entreprend une correspondance journalière dans laquelle il rapporte ses actions et ses sentiments, brossant des tableaux d’ambiance de la capitale lorraine. Ses proches revenus à Nancy, il poursuit sa correspondance avec un ami. Ses lettres couvrent ainsi la période du 28 juillet au 12 septembre 1914, qu’il regroupe sous trois chapitres : La guerre enthousiaste (28 juillet – 9 août), les jours noirs (10-26 août), Nancy sauvée (17 août – 12 septembre). Il présente également quelques lettres reçues de Falaise, Paris et Bordeaux.

3. Résumé et analyse

René Mercier annonce d’emblée dans le titre le statut de son ouvrage, comme le journal d’un bourgeois de Nancy. Il s’agit en fait de la publication d’une lettre journalière qui lui permet de témoigner des heures tour à tour enthousiastes, sombres, tragiques et de délivrance dans une Nancy menacée par la bataille des frontières de l’été 1914. Son statut de directeur du plus grand journal de Lorraine, qui lui confère un rôle central dans l’information régionale mais également quelques privilèges relationnels (son ouvrage est préfacé par le préfet « de guerre » Léon Mirman), en font un témoin privilégié. Le caractère épistolier de son témoignage l’éloigne d’une retranscription purement journalistique, soumise à la censure et au bourrage de crâne dont il a conscience au sein de son journal. Il y souscrit parfois toutefois (page 64) mais reste lucide comme le démontre un échange sur le poncif de l’obus allemand n’éclatant pas (page 133). Dès lors, plusieurs tableaux et nombre de ses constatations participent à une vision non tronquée de l’ambiance Nancéienne pendant la bataille des frontières, jusqu’à la victoire de la Marne.

Mercier décrit ainsi dès le 28 juillet les premiers problèmes économiques ; disparition rapide de la monnaie : « Les épiciers ne prennent plus les billets de banque » (page 4), « les commerçants n’ont plus de monnaie. Les particuliers ne peuvent rien acheter, car ils arrivent avec des billets qu’on n’échange pas. (…) Les banques sont assiégées » (29 juillet, page 6), même si « cependant il est arrivé à la Banque de France deux wagons de pièces de cinq francs. Tout cela va être englouti et disparaîtra pour longtemps » (29 juillet, page 7). L’émotion de Nancy est palpable et Mercier en témoigne à plusieurs reprises : « La ville est en proie à un énervement cruel » (29 juillet, page 6) qui va baisser au fil des heures : « On paraît moins énervé que ces jours derniers » (31 juillet, page 17). Elle fait place à la résolution : « Pas un cri devant l’affiche » (1er août, page 25), même si des rumeurs  bruissent, que l’autorité préfectorale prescrit de garder les champs de pommes de terre (page 5) et que la population souscrit aussi à l’espionnite (pages 114, 219), souvent irrationnelle quand une personne est arrêtée pour ce motif car elle « porte des lorgnons à monture d’or, et une moustache blonde et des lunettes à monture d’or » (pages 224-225). En fait, la ville ne subira pas de pénurie et les maraîchers sont obligés de brader leurs légumes (7 août, page 61). Nancy est plus calme que Paris selon une lettre reçue : « Paris bout. Les magasins aux noms en er affichent sur leurs vitres une attestation du maire de l’arrondissement pour éviter qu’on ne leur fasse subir le sort des brasseries, hôtels, maisons de commission qui, en maint quartier, ont été rudement secoués (5 août, page 43). On retrouve ces sentiments antiallemands avec la rumeur que Mercier rapporte sur les publicité pour le bouillon Kub : « Vous rappelez-vous l’horrible badigeonnage de la grande maison qui est au bout du pont de Mon-Désert, où, en lettres énormes et rouges, se détachait le mot Kub ? Cette publicité, qui salissait presque toutes les maisons aux abords des ponts de Nancy, indiquait des points de repères aux aéroplanes allemands qui auraient pu ainsi, en connaissance de cause, faire sauter les voies. Il en était ainsi dans toutes les villes frontières et à Paris. J’ignore comment notre service de renseignement a connu cette destination mais, mais il l’a connue, et vivement il a fait passer au goudron toutes ces dangereuses réclames » (5 août, pages 54-55). Le 30 juillet, René Mercier effectue une visite à la frontière et constate des mesures réciproques pour sa fermeture : barrage des ponts, étêtage « dans la forêt des arbres qui pourraient gêner le tir de l’artillerie » (page 12). On recense les étrangers, Italiens en majorité, qu’on invite à quitter la France ou au moins la Lorraine (page 30) et on accueille les premiers prisonniers allemands « sans cris, sans injures, curieusement. On les regarde et on se tait. On rend honneur au courage malheureux » (8 août, page 66). Mercier cède-t-il à l’angélisme ? Probablement quand il affirme : « On ne sait plus ce qu’est la méchanceté. Les yeux ne reflètent que des sentiments très purs et très hauts. C’est une humanité régénérée, comme un peuple divin » (12 août, page 94). D’ailleurs ce sentiment change quelques jours plus tard : « On commence à avoir pour les prisonniers allemands un peu moins, beaucoup moins de sympathie apitoyée » (17 août, page 121). Il souscrit aussi à la fascination de la guerre, certes par la procuration d’un Nancéien blessé qui « fait un récit extrêmement coloré de la bataille, sans aucune prétention, comme quelqu’un qui, ayant assisté à un spectacle passionnant, le raconte avec tout le feu de son admiration » (page 120).

Mercier témoigne également de quelques incidents, tels ce territorial devenu fou et assassin (page 61), la mort de Fortuné Pouget, qu’il signale comme « le premier soldat français tué par l’ennemi » de la Grande Guerre au signal de Vittonville le 4 août 1914 (page 62). Il évoque les difficultés de communication ; télégraphie privée suspendue, réseau électrique, télégraphique, téléphonique placés sous l’autorité militaire (13 août, pages 99-100) et la circulation interdite des véhicules de la Croix rouge sauf à former « un convoi précédé d’un militaire portant un pli rouge » (2 septembre, page 214). Mercier évoque ainsi les abus de circulation automobile comme ceux constatés dans le port des brassards : « Au début de la guerre, il fallait être vraiment abandonné des dieux et méprisé des hommes pour n’avoir point au moins un brassard à épingler sur la manche. Un homme sans brassard était considéré comme le dernier des derniers » (page 215).

La guerre aux portes de Nancy modifie l’ambiance du témoignage ; Mercier constate l’exode des populations (24 août, page 171), subit la censure de son journal (page 172) et retranscrit les rappels préfectoraux d’interdiction aux civils de tirer sur l’ennemi et de prendre part aux combats, messages qui glacent la population (pages 187-188) et d’éclairer les fenêtres (pages 215-216), surtout que les premières bombes d’avion tombent sur la ville le 4 septembre (page 220), laissant place le 10 au bombardement par canons (page 239). Mercier écrit à ce propos d’ailleurs : « Nancy (…) a vraiment l’air d’avoir reçu non pas deux bombes, mais plutôt une décoration de guerre » (page 222) et plus loin : « Il se dégage ce sentiment de fierté assez curieux que l’on est flatté d’avoir subi un bombardement. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Nous, civils, nous savons maintenant un peu, – pas beaucoup, un peu, – ce qu’est la guerre. On a vu quelque chose et on a couru un danger. On est content d’avoir vu et de n’en être pas mort » (page 253). Il évoque enfin une « panique dominicale qui est d’une surprenante régularité », allégation non rencontrée par ailleurs dans les témoignages civils (30 août, page 207).

René Mercier a également publié Nancy Bombardée. Journal d’un bourgeois de Nancy. Berger-Levrault, 1918, 246 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, mars 2012

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Cuzacq, Baptiste dit « Germain » (1886-1916)

1. Le témoin

Baptiste Cuzacq (ou Cuzac) dit Germain est né au lieu-dit Lagraulet à Geloux dans les Landes. Il est le 4e de neuf enfants d’une famille de métayers gemmeurs d’origine plébéienne et dont le père est analphabète. Il quitte l’école de son village à 11 ans mais continue sa scolarité par des cours du soir et acquiert ainsi une bonne instruction primaire, l’enrichissant d’une passion pour la lecture encouragée par les instituteurs du village. Il travaille donc très tôt au champ et à la forêt avant, en 1906, de faire deux ans de service militaire au 144e RI à Bordeaux, puis deux périodes de réserve en 1910 (28 jours) et en juin 1914 (17 jours). Vers 1910, il reçoit de son père la direction de la métairie et se marie en octobre 1912 avec Anna Labarrère, née en 1893. Il a une fille, Julia, née en octobre 1913, qui vient agrandir un foyer où se côtoient déjà 11 personnes pour trois générations d’une même famille. Le 6 août 1914, il quitte sa ferme et rejoint le 234ème R.I. de Mont-de-Marsan où il est affecté et meurt le 3 septembre 1916 à Fleury-devant-Douaumont.

2. Le témoignage

Cuzacq, Germain, Le soldat de Lagraulet. Lettres de Germain Cuzacq écrites du front entre août 1914 et septembre 1916. Toulouse, Eché, 1984, 156 pages.

Baptiste Cuzacq, dit Germain, a 28 ans à la déclaration de guerre et se voit affecté à la 22e compagnie du 234e R.I. de Mont-de-Marsan, réserve du 34e d’active. Ce 13 août 1914, après un voyage en train depuis les Landes, il débarque à Nancy sous les vivats de la foule et prend à pied le chemin du front, vers son baptême du feu dont il ne témoignera pas « à chaud ». Pourtant, la prise de contact du 234ème avec les réalités d’une guerre qui tue est terrible. Jeanty Dupouy, autre  « pays » rapporte « une certaine émotion » à défaire les paquets de cartouches devant Delme, en Lorraine allemande. Après avoir essuyé quelques balles, c’est la retraite jusqu’au Grand Couronné de Nancy où les poitrines se redressent et font à nouveau face à l’ennemi. Germain quant à lui écrit sa première lettre le 9 septembre. Les grands affrontements de la bataille des frontières sont passés et aucun sentiment ni aucune nouvelle alarmiste ne transpire alors. Il va rester sous les monts du Grand Couronné jusqu’au 18 juin 1915 et n’envoyer à sa famille que des nouvelles apaisantes d’un front calmé dans lesquelles il tente d’exercer malgré les distances son rôle de chef de famille. Ce premier hiver de guerre est rude dans la forêt de Champenoux ; la santé se maintien mais les tranchées sont humides et sentent mauvais. L’hiver passe, les beaux jours reviennent, monotones sous la voûte d’artillerie.

Le 18 juin 1915, le régiment quitte le secteur de Champenoux pour celui, plus terrible, du bois du Zeppelin dans le secteur de Lunéville. Le 28, il écrit : « il y a dix jours que nous sommes sous un bombardement continuel ; nous occupons des bois et des marais où, nuit et jour, il faut se retrancher et se battre sans jamais avoir de repos afin de se garantir un peu des projectiles. Nous avons aussi fait une attaque. Le hasard m’a sorti encore sain et sauf jusqu’ici » page 63). C’est enfin l’aveu des souffrances de guerre. Le 7 juillet, il avoue « je vous assure que j’ai bien eu besoin ces jours-ci de ce que vous m’avez envoyé ; autrement, je ne vivrais plus » (page 65), le bombardement et la maladie transparaissent enfin de ces lettres jusqu’alors familiales et presque détachées de la guerre.

Le 11 juillet, il regagne le secteur de Laneuvelotte, plus calme, avant de faire une courte apparition dans les Vosges, du côté de Fraize, jusqu’au 3 août, et de revenir aux avant-postes devant Nancy à l’entrée de l’hiver.

Le 13 janvier 1916, il part pour sa première permission au cours de laquelle il retrouve les siens, dont sa fille Germaine qu’il n’avait pas vue depuis 17 mois.

En février 1916 s’allume à quelques dizaines de kilomètres de Nancy la formidable bataille de Verdun. Le 28 février, le 234e reçoit l’ordre d’occuper le Bois Chenu entre Châtillon et Moulainville. Les tranchées sont « des trous que nous avons faits dans la terre sans être recouverts. Nous sommes toujours sous l’ouragan de feu et d’acier et les Allemands nous envoient aussi des gaz suffocants » (page101). De plus, Germain Cuzacq souffre à nouveau de diarrhées, accentuées par un temps épouvantable. Il tient grâce au renfort moral de sa famille et des colis, nombreux, qui sont le lien entre l’arrière et l’enfer. Le 22 juin, après une courte période de repos, le régiment remonte en première ligne au Réduit d’Avocourt, sur la rive gauche de la Meuse. Ce séjour va dépasser en épreuve ce qu’il a connu jusqu’alors de la guerre. Exténué de fatigue lors de la « simple » montée en secteur, pataugeant dans 20 centimètres de boue au fond de la tranchée, paysage lunaire constamment arrosé de tout ce que l’artillerie prodigue en projectiles, le soldat de Lagraulet voit tomber autour de lui les copains, morts, blessés ou malades. La bataille de Verdun ne cesse pas d’intensité et le 29 août, le 234e est engagé devant Douaumont, dans ce que fut Fleury, autre fournaise. Pressent-il sa mort le 27 août, lorsque arrivé en secteur il prend toute disposition pour que les copains préviennent sa famille : « Alors par les uns ou par les autres, vous pourrez toujours avoir des nouvelles en cas d’accident… » (page 138).

Le  2 septembre, il écrit : « Ma santé est toujours bonne (…). Sommes ici pour le quatrième jour ; nous ne savons pas quand nous serons relevés, nous avons toujours des pertes énormes » (page 142). Le lendemain, Baptiste Cuzacq meurt à son tour dans le charnier perpétuel, laissant à sa femme et à ses deux enfants la dernière lettre comme ultime souvenir d’un mari et d’un père.

Deux annexes commentent certaines des lettres de Germain Cuzacq telle celle faisant référence à une volonté gouvernementale de favoriser la natalité, soulevant pour les soldats l’indignation du spectre de la chair à canon et de la débauche des femmes restées au pays ou celle semblant parler de fusillés énigmatiques au 234e RI. Enfin, l’histoire du trésor que représentent ces quelques 400 lettres rappelant au lecteur comme à l’historien la possibilité de verser au patrimoine commun et à l’immortalité les histoires intimes de chacun de ces héros.

3. Résumé et analyse

Pierre et Germaine Leshauris, la fille de Germain, présentent cette histoire du jeune Landais de Lagraulet dans une courte notice biographique qui démontre l’origine plébéienne de ce fils de métayers-gemmeurs passionné de lecture. Ils commentent et enrichissent 400 lettres en les amorçant pour la période du 1er au 13 août 1914. Une correspondance intime, très personnelle, entre un mari et sa femme où la guerre, si elle est omniprésente, est secondaire et peu décrite par ce métayer-gemmeur très soucieux de ses affaires et de sa famille restées au pays. C’est également l’édition de témoignages également rares des soldats landais, discrets et besogneux qui sont venus mourir aux frontières du nord, pays si lointains dans une guerre incompréhensible pour ces paysans, comme l’est la signification du glas qui sonne à l’église de Geloux le 1er août 1914 (page 11).

L’ouvrage est opportunément présenté et enrichi par Pierre et Germaine Leshauris de témoignages de quelques autres soldats du 234e RI tels les extraits du journal, intéressant et intense, de Jeanty Dupouy du Meysouet, le témoignage oral de Jean Sady et la correspondance d’autres membres de la famille Cuzacq qui comblent les vides épistoliers et annoté de quelques commentaires généraux ou techniques. Ceux-ci portent sur des sujets aussi divers que le repeuplement et le sentiment du soldat, qui le voit comme une incitation à la débauche des femmes restées à l’arrière (page 145), la légende des gendarmes pendus à des crocs de boucher à Verdun (page 146) ou l’histoire de Herduin et Millan, fusillés sans jugement (page 147). Ce livre représente au final un exemple correct de présentation de ces archives familiales indispensables pour parfaire la connaissance sociologique de la Grande Guerre.

Le livre est aussi abondamment illustré de clichés généraux mais également de photographies tirées d’archives iconographiques présentant le 234e en secteur. Elles sont reportées hors pagination. Quelques cartes précisent les lieux d’affectation de l’unité mais, dessinées à main levée, leur précision est discutable (dans les Vosges, le col de la Chipotte est par exemple confondu avec le col du Haut-Jacques (page 69).

L’ensemble présenté est d’honnête qualité, quelque peu desservi par une illustration médiocre. Le régime d’annotation avec renvoi en fin de chapitre est peu clair et fastidieux à la recherche, page à page, car non indiqué. Celles-ci eurent pu être reportées en bas de page, présentation plus lisible. On note également de nombreuses fautes typographiques et de relecture, surtout vers la fin de l’ouvrage et également quelques erreurs géographiques dans l’étude des parcours de l’unité. Malgré ces errements, « le Soldat de Lagraulet » peut apparaître comme un ouvrage d’intérêt pour l’étude des soldats landais dans la Grande Guerre au cours de la période d’août 1914 à septembre 1916.

Plusieur éléments sont à retirer de l’étude de cette correspondance majoritairement consacrée aux relations familiales et civiles de Germain Cuzacq et de sa famille et à la survivance quotidienne. L’auteur replace dans le contexte les mille petites choses et actes du quotidien du soldat. L’ouvrage en est ainsi riche d’enseignements sociologiques sur la vie du poilu. Le 12 août 1914, lors du trajet vers le front, Germain écrit : « En cours de route, des officiers nous annoncent que la guerre a déjà fait beaucoup de blessés mais peu de morts » (page 16). Il rapporte ainsi d’emblée le bourrage de crâne, qu’il connaît avant même l’arrivée au front et l’espionnite, avec l’arrestation d’une femme qui faisait des signaux aux Allemands (page 21). Il est aussi confronté à la sévérité disciplinaire de ses cadres (pages 35 et 36) dont il ne partage pas les mêmes conditions de vie : « Il ne faut pas comparer notre existence à celle des officiers parce qu’ils ont tout ce qu’ils veulent. Vous ne pouvez pas vous figurer les tenues fantaisies qu’ils ont à leur disposition et don t ils se servent jusqu’aux postes les plus avancés. Quant à leur nourriture, la plupart de ces messieurs n’ont jamais été aussi bien nourris avant la guerre » (page 95). Il confessera plus loin qu’il en profite un peu toutefois (page 113). S’il mange de la « viande congelée depuis 10 ans » (page 37) au début de la campagne, il trouve anormal de devoir jeter du pain, délivré en trop grande quantité (page 54). Il évoque aussi le « singe », « viande de bœuf cuite assaisonnée dans de petites boîtes en fer battu de 300 grammes » (page 64). La nourriture restera une préoccupation permanente tout le long des courriers. Le colis est primordial ; celui du premier noël de guerre vient des « familles riches » (page 38), les autres auront une telle importance dans le moral des hommes qu’il en dit : « autrement je ne vivrais plus » (page 65). Par contre, Cuzacq fustige l’alcool, le « Chicogno » (page 134). Le sac est aussi important ; la perte du sien, pulvérisé par un bombardement est un petit drame qui touche à l’intime comme au fonctionnel (page 85).

Comme beaucoup, il s’étonne du peu de malades en regard des conditions climatiques à la tranchée (page 41). Il parle beaucoup de son uniforme, du pantalon rouge râpé (page 40) bientôt remplacé, le 6 février 1915, par la tenue bleu horizon dite « grise » ainsi que le képi (page 43), nouvelle tenue dont il déplore la médiocre qualité (page 48). Il trouve moins cher et moins fastidieux de donner ses vêtements à laver (pages 44 et 50). L’hygiène et la maladie font également partie de ses préoccupations et les petits trucs sont rapportés comme le camphre respiré dans un mouchoir contre les épidémies (page 45) ou sa lutte contre la boue par l’adjonction d’une tige tibiale en cuir, serrée à la cheville (page 112). Cette boue « que personne ne peut se figurer ce que c’est que celui qui s’y trouve, c’est abominable » (page 127).

Il raconte finalement peu ses combats, redoutant l’attaque « à la fourchette », la baïonnette, (page 49) et parle peu de l’ennemi. Le 7 1915, il en dit : « Nous avons le droit d’envoyer certains objets allemands comme souvenirs mais comme ils sentent si mauvais, je ne m’en suis pas occupé » (page 65).

Index des localités, dates (et page) du parcours suivi par l’auteur :

1914 : Mont-de-Marsan, 1er août (11), Tours, 11 août (16), Troyes à Nancy, 12 août (16), Villers-les-Nancy, 13 août (17), Lenoncourt, 15 août (19), Cercueil, Velaine, Brin-sur-Seille, forêt de Gremecey, Fresnes, Delme, Puzieux, 19 août (20), Donjeux, forêt de Gremecey, 20 août (21), Pettoncourt devant Moncel, Mazerulles, Laneuvelotte, Seichamps, Vandœuvre, 21 août (22), Plateau de la Rochette, Ecuelle (ferme de Quercigny, ferme du Cheval Rouge), lycée de Bosserville, Faulx, 22 août -14 septembre (23), Dommartin, 18 septembre (29), Laître-sous-Amance, 5-9 octobre (30), Lay-Saint-Christophe, 15 octobre (30), forêt de Champenoux, 18 octobre (31), Lay-sous-Amance, 28 octobre (32), Velaine-sous-Amance, 3-14 novembre (32), Lay-sous-Amance, 14 novembre (33), Laneuvelotte, 3-14 décembre (35), Brin-sur-Seille, 18 décembre (36), forêt de Champenoux, 19 décembre (36), Laneuvelotte, 20 décembre (37), Etang de Brin-sur-Seille, 21 décembre (37).

1915 : Laneuvelotte, 3 janvier (38), Mazerulles, 21 janvier-10 avril (41), Réméréville, 11 avril (49), Champenoux-Mazerulles, 21 avril-2 juin (50), Laneuvelotte, 2 juin-16 juin (55), Courbesseaux, 17 juin (61), forêt de Mondon (sud-est de Lunéville), 18 juin (61), Bois du Zeppelin, 20 juin (62), Reillon, 21 juin (62), Bois Sans Nom-Bois Noir, 23-30 juin (62), Domjevin, 1er juillet (64), Veho-Leintrey, 2-7 juillet (64), Marainviller-Laneuvelotte-Bouxières-aux-Chênes, 8-18 juillet (66), Fraize, 22 juillet-1er août (68), Laneuvelotte, 4-9 août (70), Quercigny, 9 août-4 septembre (71), Bouxières, 5 septembre (74), Mazerulles, 10 septembre-18 octobre (75), Bouxières, 24 octobre-6 novembre (79), Velaine-sous-Amance, 7-28 novembre (80), Quercigny-Lanfroicourt-ferme Candale, 29 novembre-14 décembre (83), Laneuvelotte, 16 décembre-11 janvier (86).

1916 : Bouxières, 12 janvier-25 février (89), Bouxières-Silmont (Meuse), 27 février (99), Bois-Chenu-Chatillon-sous-les-Côtes-Moulainville-camp de la Béole, 28 février-5 mars (100), Camp de la Chiffour, 6-29 mars (102), Moulainville-Basse, 29 mars-25 avril (106), Canal de l’Est entre Dieue et Haudainville, près de Dugny, 26-30 avril (113), camp de la Chiffour, 30 avril-11 mai (114), entre Eix et Damloup, 12-21 mai (116), camp de la Chiffour, 22 mai-7 juin (117), Réduit d’Avocourt-camp de la Verrière, 27 juin-19 août (125), Triaucourt-camp de Jubécourt, 19 août (137), Riancourt, 21 août (138), camp d’Avoust, 27 août (138), Fleury-devant-Douaumont, 29 août-4 septembre (138).

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Desagneaux, Henri (1878-1969)

1. Le témoin

Henri Desagneaux est né le 24 septembre 1878 à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne). Il fait ses études à la capitale, au collège Massillon, et devient juriste, attaché au Contentieux de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est. Lieutenant de réserve, son ordre de mobilisation prévoit qu’il rejoigne le service des étapes et des chemins de fer à Gray (Haute-Saône). Il débute la guerre dans son domaine et est réaffecté en janvier 1916 dans une unité combattante. Entre-deux-guerres, il devient conseiller municipal, adjoint au maire de Nogent, de 1920 à 1942, après une courte période de remobilisation comme chef de bataillon de réserve pour la campagne 1939-1940. Il a au moins un fils, Jean, qui publie ses souvenirs. Henri Desagneaux meurt le 30 novembre 1969.

2. Le témoignage

Desagneaux, Henri, Journal de guerre. 14-18. Paris, Denoël, 1971, 291 pages.

L’ouvrage a été traduit en anglais sous le titre A French Soldier’s War Diary, Elmsfield Press, en 1975.

Le vendredi 31 juillet 1914, à la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est, l’ambiance est mêlée d’anxiété quand survient l’ordre de transporter les troupes à la frontière. La France est menacée ; c’est le début d’une gigantesque guerre européenne dans laquelle Henri Desagneaux, alors lieutenant de réserve dans le service des étapes et des chemins de fer à Gray, devra prendre sa place. Pour l’heure, le 3 août, il assure son poste ferroviaire et prend la conduite des trains de ravitaillement. Il rapporte de suite le grand bouleversement des peuples et des choses, des hommes qui partent au front, remplaçant d’autres qui en reviennent dans des trains de blessés. Il entend les invraisemblances des bruits populaires et note les détails de la fourmilière qui l’entoure. Le 18, la mobilisation ferroviaire est terminée alors que s’engage le choc de la bataille des frontières. Le 20 août, il prend un train qui l’emmène à Badonviller et s’approche alors du front, dont il peut sentir le souffle de mort. Il rapporte ses visions de blessés et se fait le vecteur des horreurs boches inventées dans le sein populaire alors que l’ennemi recule. Mais c’est bientôt la retraite d’août, prélude à la bataille d’arrêt qui borde, en terre lorraine, la Marne.

La guerre s’est installée quand Desagneaux apprend sa nomination, à la veille de 1915, au poste d’adjoint au commissaire régulateur de Gray, puis de Besançon. Décideur, il endosse et rapporte alors les fonctions bureaucratiques mais effervescentes qui permettent l’écoulement des besoins d’une armée et le glissement des divisions. Le travail est intense mais monotone et insipide et l’année 15 se passe à compter les trains et leur contenu, hétéroclite ou tragique.

Le 1er décembre 1915, une loi prend naissance pour réintégrer dans leur arme les officiers de chemin de fer de moins de 40 ans. Le 10 janvier, il quitte son « service fastidieux et si peu récompensé ». Il est affecté au 359e RI de la 129e DI et part sans regret aucun au centre d’instruction des commandants de compagnie à Remiremont, dans les Vosges. Après des débuts difficiles – il n’est pas annoncé, n’a pas d’ordres -, il suit un mois de cours intensifs et intègre un secteur en Lorraine le 16 février 1916. Là aussi, il n’y pas de place pour lui mais reçoit toutefois une affectation à la 22e compagnie du 6e bataillon du 359e RI. L’accueil qu’il reçoit est froid et il juge sans complaisance ses nouveaux subordonnés, de tous grades, mais aussi le désordre qu’il constate. Quand éclate l’orage sur Verdun, la division est en réserve en Lorraine, sur la Seille, à Arraye-et-Han. L’activité y est peu importante et les coups de main ne servent qu’à attraper du poisson dans la rivière.

Le 31 mai 1916, c’est Verdun et le fort de Vaux dans la fournaise, domaine d’une artillerie toute puissance qui fait tout trembler, même les « gens avec la croix de guerre » ! Les nuits, les jours sont terribles ; « on vit dans le sang, dans la folie »… « A la 24e compagnie, deux hommes se suicident ». Et Desagneaux de décrire l’enfer et l’hécatombe, les blessés devenus fous qui veulent que leur lieutenant les délivrent à jamais…

Le 5 juillet, le lieutenant Desagneaux passe capitaine à titre définitif, nomination agrémentée d’une citation. Le 14, il est au Bois le Prêtre où le crapouillotage n’est pas moins virulent. Il quitte ce secteur pour une période de manœuvres au camp de Bois l’Evêque.

C’est ensuite – le 20 novembre 1916 – la Somme où une attaque est prévue puis ajournée. Dès lors, l’activité est moindre mais les conditions climatiques d’une pluie quasi perpétuelle liquéfient le moral. Le 11 janvier 1917, Desagneaux n’est pas mécontent de quitter ce secteur pour intégrer le Groupe d’Armée de Rupture, qui sera chargé, avec 400 000 hommes de réaliser une percée.

Pour l’instant et après un voyage de 42 heures, il arrive à nouveau dans les Vosges, à Corcieux, où ne règnent plus le bruit et la boue, mais le froid persiste. Il va connaître un autre type de guerre à la Chapelotte, dernier contrefort vosgien au nord du massif montagneux, en Meurthe-et-Moselle ; la guerre de mines. Le secteur est considéré comme important et le travail n’y manque pas. En effet, le colonel veut des prisonniers ; il faut donc multiplier les coups de main. Préparés à l’arrière par des officiers hors de propos, ils sont systématiquement coûteux et infructueux.

Le mois de mai le renvoie à l’exercice à l’arrière mais « l’esprit de la troupe devient de plus en plus mauvais ». Les mutineries pointent alors que le 359e monte maintenant au Chemin des Dames, à la Royère, où c’est de nouveau le règne du bombardement. Là se produiront les attaques allemandes de juin et juillet devant des troupes débandées qui refusent parfois d’attaquer (comme les 120e et 121e BCP les 22-23 juin). Les troupes environnant notre capitaine ne seront pas à la hauteur, tâche indélébile aux yeux des décideurs de l’arrière. Mais le régiment est tout de même exsangue et Pétain, grand sauveur de l’armée en dérive, se révèle à Desagneaux être une « triple brute » ! Dès lors, la rétorsion s’abat sur le régiment : les citations sont systématiquement refusées, les exercices, les revues et les brimades s’y multiplient, les hommes sont traités comme des bêtes avant la remontée en ligne à Cœuvres puis, à la fin de juillet 1917 dans le secteur de Vauxaillon où l’enfer reprend, où « il faut vous habituer à vivre dans la merde ».

1917 s’achève en travaux et en soutien de l’armée anglaise à Champs, dans la Somme, qui s’est calmée depuis son précédent séjour, terrible. Il creuse, plante des piquets ou attend, dans le froid et la neige.

1918 commence également dans le froid mais sur un autre front où il arrive le 4 février à Saint-Ulrich en Alsace. Là, il travaille encore la terre. En effet, secteur réputé calme, l’Alsace voit venir nombre de politiques et de militaires qui viennent « sur le front ». Le capitaine Desagneaux change d’affectation. Il quitte sa 21ème compagnie le 28 avril et est nommé capitaine adjudant-major, adjoint au commandant du 5e bataillon. La division retourne bientôt sur la Somme où elle reste en réserve de l’armée britannique, en alerte, puis entre en Belgique dans le secteur du Kemmel au nord-ouest d’Armentières. Là, la bataille fait rage et l’espoir d’être relevé ne s’allie qu’à l’idée d’atteindre 60 % de pertes. Les attaques se succèdent et chaque jour passé est une victoire sur la mort. Le 20 mai 1918, c’est l’attaque qui combine l’artillerie et les gaz et les heures terribles d’angoisse.

Le 11 juin 1918, une nouvelle terrible attaque, aidée de tanks, secoue le capitaine Desagneaux et sa compagnie. Les pertes sont considérables mais insuffisantes et l’été se succède en coups de mains. Cet été si terrible pour les Allemands, se passe dans l’Oise, à Courcelles. L’Allemagne lâche pied, c’est la poursuite et la continuation des attaques. Mais la division ne quitte pas le secteur, elle est en ligne depuis juin et a avancé de 30 à 35 kilomètres avant d’enfin, le 5 septembre, quitter le champ de batailles qui a vu tomber tant des siens.

Le 7 septembre, il revient en Lorraine. Les victoires françaises se multiplient et c’est là que le coup de grâce doit être donné. Après une permission de 16 jours, Desagneaux fait retour dans un régiment dissous (le 4 octobre 1918). Il est appelé à la fonction d’adjoint au colonel et est chargé de préparer les coups de mains de l’attaque de novembre, conjointe avec les Américains, soit 600 000 hommes en ligne. L’artillerie s’amasse, le général Mangin est annoncé dans le secteur, quand les plénipotentiaires allemands s’avancent dans le Nord. Il apprend dans la liesse l’Armistice et note qu’il peut maintenant dormir sans entendre le bruit du canon. Le 17 novembre, Desagneaux entre en Lorraine annexée près d’Arracourt et débute une occupation morne avant d’être démobilisé, sans joie, le 30 janvier 1919.

3. Résumé et analyse

Henri Desagneaux livre au lecteur et à l’historien un témoignage brut, dur, dense et précis, tant dans la psychologie du combattant que dans l’horreur vécue, décrite sans fard et sans autocensure. Jean Desagneaux, son fils, à qui l’on doit cette publication, nous renseigne peu sur l’auteur mais indique que ses notes n’ont subi aucune modification postérieure : « elles sont là telles que chaque jour elle furent notées sur le carnet. Plus tard le Capitaine Desagneaux en les recopiant leur adjoint des coupures de presse qui venaient les compléter ou les recouper ». Un journal aide-mémoire donc, qui permit à l’auteur de « prendre conscience de ce qu’il vivait », un moyen d’être sûr qu’il ne devient pas fou (page 8).

La première année de guerre, vécue dans le chemin de fer est une année d’attente. L’auteur est un témoin éloigné des choses du front, aussi il relaye à l’envi les psychoses et les ragots d’août 1914, à défaut d’un véritable intérêt dans l’emploi qu’il occupe. Ainsi, les deux premiers chapitres qui couvrent la première année de guerre, du 2 août 1914 au 10 novembre 1915, ne couvrent que 38 pages.

Début 1916, son affectation dans le 359ème R.I., régiment d’active, sans cesse à la peine, va plonger l’auteur dans un enfer perpétuel de mort et de souffrance. Sans souci de style Desagneaux reporte cette horreur et introduit le lecteur « in situ », dans la tranchée invivable, le froid, la boue, les gaz, les râles et le sang. Dès lors, il livre un excellent témoignage, dont on trouve des similitudes d’intensités avec celui de Dominique Richert (il passe d’ailleurs à Saint-Ulrich, village du poilu alsacien) par le réalisme des descriptions d’attaques.

Henri Desagneaux est de surcroît un officier de réserve, lieutenant puis capitaine ; il n’en a donc pas la retenue militaire et ne se prive ainsi pas dans la description de ses sentiments sur les hommes et les choses militaires qui l’entourent. Sans souci de pondération, il écrit dans ses notes ce qu’il ressent et chacune des inepties qu’il rencontre est rapportée avec zèle. Officiers, techniques, moral, habitudes typiquement françaises sont critiquées au même titre que la gestion déplorable des hommes, tant dans l’attaque, en tout temps, que dans la crise morale de 1917. Desagneaux confirme et enfonce le clou ; le soldat craque, se suicide avant l’attaque, râle en implorant qu’on l’achève, souffre plus que le supportable, mais le soldat est aussi sale, voleur, là où l’officier d’active est planqué et le commandement incompétent et loin de toute réalité. Autant de personnages décrits avec réalisme dans leur diversité. Ce sont donc trois années de guerre qui sont bien décrites, de 1916 à 1918 où Desagneaux, en témoin honnête, déroule sa vie de soldat, dure et teintée de profond dégoût.

Ainsi, l’ouvrage offre une multitude d’anecdotes, de détails et de tableaux sur la guerre dans les différents milieux côtoyés par l’auteur. Les renseignements sur les hommes, bruts et sans retouche littéraire, sont à privilégier. A noter aussi de très bonnes descriptions psychologiques de l’attaque.

En bon agent de chemin de fer, les premières pages en témoignent. Desagneaux déplore ainsi les rames superbes du Paris-Vienne dégradées par la « destruction française » (page 16) et relève la moyenne des trains à la mobilisation ; 2,5 km/h. Il relève les inscription sur les trains (page 18) et la mort de notables en auto, tués par des G.V.C. dans lesquels il y a trop d’alcooliques (page 19). Il relève qu’il y a trop de non-combattants à l’arrière (page 21), les carences dans l’organisation du transport des blessés et du ravitaillement (page 21) et voit arriver au front les voitures hétéroclites de livraisons des magasins parisiens (page 23) mais au final, il conclut pour cette période, le 18 août 1914 : « La mobilisation est terminée ; le tout, au point de vue chemin de fer, s’est passé avec une régularité parfaite, avec un retard de 2 heures sur l’ensemble des 18 jours, pour l’horaire établi » (page 24). Plus loin, il compare la régulation effectuée et le chiffre des denrées transportées pour une armée dans le premier Noël de guerre (page 41).

Sa tâche effectuée, il devient plus critique envers ce qui l’entoure. Il commence, comme tant d’autres, par éreinter le XVe corps dont il dénonce la lâcheté (pages 30 et 37) et les exactions (page 37). Sa rancune semble tenace car il reviendra sur ces « Lâches ! gens du midi » en juin 1918 (page 240). Constatant un grand nombre d’automutilation et de blessures à la main des soldats pour quitter le front (pages 33 et 35), il fustige rapidement le service de santé entre anarchie médicale et débauche (page 34), voyant 180 médecins en réserve à Gray, au comportement écœurant (page 37). Volontiers colporteur d’espionnite, une usine allemande de chaux à Ceintrey, devient une base arrière allemande (page 38). Réaliste, il indique à plusieurs reprises dans son récit la réalité des ordres donnés d’en haut. En avril 1916, il note : « les généraux n’ont tien à mettre sur leur rapport quotidien, alors le même refrain revient chaque jour : faire des prisonniers. On envoie des patrouilles sans succès, cela se passe généralement à aller pêcher du poisson dans la Seille à coups de grenades. Le lendemain, on fait un rapport et on recommence » (page 66). Il relève l’ineptie des travaux commandés selon les unités successives (page 67) mais, arrivé à Verdun, la réalité change : « C’est une lutte d’extermination, l’homme contre le canon. Aucune tactique, la ruée totale » (page 77), « on vit dans le sang, dans la folie » (page 85), pour déféquer, « il faut faire dans une gamelle ou dans une pelle, et jeter cela par-dessus notre trou » (page 84) et « à la 24ème compagnie, deux hommes se suicident » (page 86). Il n’est pas étonnant qu’il reporte le rêve des soldats de la bonne blessure : « On en vient à souhaiter, la mort non, mais la blessure de chacun pour être partis plus vite. (…) L’un abandonne une main, l’autre fait cadeau de son bras, pourvu que ce soit le gauche, un autre va jusqu’à la jambe. » « Quelle vie ! de faire à chaque instant l’abandon d’un membre pour avoir la possibilité de revenir » (pages 201 et 202).

Verdun quittée, le calme revient. Desagneaux évoque dans son secteur (Bois-le-Prêtre) des fraternisations et des échanges de cigarettes (page 95) et voit revenir des notes idiotes comme des inventions inutiles comme les gargarisme contre la diphtérie (page 101). Il note en avril 17 une augmentation de la désertion (page 102) et de l’alcoolisme (pages 102, 121 et 130)et donc une augmentation des conseils de guerre le 3 avril 17. C’est le départ des mutineries qu’il constate et pour lesquelles il est très prolixe puisqu’il y consacre 36 pages (pages 129 à 155).

Bien qu’officier, il n’est pas tendre avec sa hiérarchie amont. Sur une note de colonel, il commente : « la première ligne doit être attractive et non répulsive », toutefois, on ne le voit jamais au front (page 118). Et Pétain, qui a rassemblé ses officiers : c’est une « brute, triple brute (…) [il] ne s’est pas montré un grand chef, tout au moins pas humain » page 151). Plus loin, il accuse un colonel peureux, qui organise toutes les batailles pour sa seule protection ! (page 247) et voit un officier saoul pour l’attaque (page 258). Proposé pour la légion d’honneur, il apprend même, le 10 août 1918, « qu’à la division on ne peut avoir cette récompense que si l’on a été mutilé ! » (page 263). Son amertume grandit ainsi avec l’exercice du commandement sous le feu, tellement différent du « badernisme » (page 275) et devant les pertes que son unité subit en 4 mois (pages 269 et 270). Desagneaux grogne ! Il râle contre la paperasserie inutile (page 192), les citations aux hommes… de l’arrière (page 160), le gâchis, suite à un ordre d’allègement des sacs (page 191), contre les embusqués (page 213) une attaque sans morts … à refaire ! (page 255) ou contre le gendarme qui chasse le braconnier, mais pas sur le front. ! (page 282).

Outre sa mauvaise humeur permanente, nombreuses sont ses descriptions aussi justes que dantesques : une corvée de soupe effroyable sous les obus (page 204), un PC devant le Kemmel (page 208), l’illustration d’une attaque, minute par minute (page 215 ou 234). Ponctuée de tableaux horribles, il décrit horrifié différents visages de morts mutilés (page 248), le résultat dantesque pour les occupants d’une automitrailleuse prise sous des balles anti-chars (page 261) ou, horreur de l’horreur, un homme cadavre vivant (page 267).

L’ouvrage présente au final un intérêt testimonial formidable, rehaussé d’une présentation originale insérant le communiqué officiel ou l’article de presse dans sa situation chronologique, démontrant le fossé entre la réalité et le quotidien du soldat. Sont insérées également en marge des photos, connues ou inédites, malheureusement trop petites et tronquées toutefois.

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Coudray, Honoré (1889-1967)

1. Le témoin

Honoré Coudray, fils d’Auguste-François Coudray, douanier, et d’Honorine Planche, est né à Saint-Michel-de-Maurienne, en Savoie, le 8 octobre 1889. Il passe son certificat d’études avant d’apprendre l’ébénisterie chez un de ses oncles. Homme cultivé, il a très tôt un goût pour la littérature qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, écrivant même des contes pour ses petits-enfants. Il exercera le métier d’assureur et terminera sa carrière comme cadre moyen d’une compagnie à Grenoble. Marié une première fois en 1919 à Adèle Biard, il se remarie après 8 années de veuvage à Marthe Brion, qui lui survivra jusqu’en 1985. Il aura quatre enfants et c’est l’un d’eux, Aimé, qui publie ses souvenirs. Honoré Coudray meurt le 14 février 1967 à La Tronche (Isère).

2. Le témoignage

Coudray, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11e BCA, Bordeaux, Aimé Coudray, 1986, 228 pages.

Affecté au 9e régiment de hussard à l’été 1914, c’est pourtant au titre d’éclaireur monté et d’agent de liaison que le « troupier » Honoré Coudray, 25 ans, va faire la guerre pendant toute sa durée au 11e BCA. Dès lors, il écrit sa campagne avec continuité et décrit les secteurs qu’il parcours en tous sens : les Vosges principalement, mais aussi la Somme, la Champagne, l’Italie puis la ligne Hindenbourg. L’Armistice ne met pas fin à sa relation et ce n’est que le 29 mars 1919 qu’il abandonne le joug de 5 années de guerre qu’il a traversées par miracles renouvelés chaque jour.

Alors que le tocsin sonne aux églises de Grenoble, Honoré Coudray rejoint le 9e régiment de Hussards. Il arrive dans les Vosges avec Dormeur, son cheval, le 7 août 1914 et est affecté au 11e BCA. Il participe à la bataille des frontières du côté du lac Blanc puis à la retraite vers Taintrux et le Kemberg. Le reflux allemand vers sa frontière le ramène à Saint-Jean-d’Ormont, à proximité duquel se cristallise bientôt le front. Il ne le verra pas, transporté dans la Somme puis dans les Flandres et en Artois. Laminé, le 11e revient dans les Vosges au début de janvier 1915. En février, Poincaré et un quarteron de généraux passent les chasseurs en revue, avant l’Alsace où il frôle une nouvelle fois la mort, son cheval blessé sous lui. Il est un temps évacué à l’hôpital de Gérardmer pour bronchite – et gale ! – mais tient ce dur secteur montagneux jusqu’au début de l’été 1916.

Il débarque dans la Somme pour les combats de juillet devant Curlu où, « en peu de jours, 500 hommes étendus sur la terre picarde où ils font des points bleus ». Nul étonnement qu’une nouvelle période de repos vosgienne soit nécessaire. Au mois de novembre il est détaché au 4e groupe de chasseurs alpins (1er, 12e et 51e BCA) et monte à 607, dans la haute vallée de la Fave avant une période d’instruction au camp vosgien d’Hadol, préliminaire à une période d’hiver en Alsace, dans le secteur de Dannemarie. Le printemps 1917 l’amène en Champagne puis dans l’Aisne, dans le secteur de Craonne, où il participe à l’instruction des Américains dans la Meuse.

Au mois de novembre, il apprend son changement de front et embarque pour l’Italie. Il y raconte sobrement sa campagne, faite de peu de combats, et revient, la brèche comblée, sur le front le l’ouest, s’opposer aux attaques allemandes, entre Somme et Artois. Il connaît encore de terribles journées dans la poche de Château-Thierry, aux offensives de Dammard à Rocourt puis dans celle d’Andéchy au nord de Montdidier. L’été 1918 passé, il prend part aux batailles de libération au nord de Saint-Quentin. L’armistice le trouve à Chigny, devant Guise. C’est la fin du cauchemar mais pas de sa situation sous les drapeaux, tant il parcours encore la région parisienne dans l’attente de sa démobilisation : « la levée de l’écrou » ! Et de conclure : « Sur combien de routes avons-nous déjà laissé le sillon de nos fatigues et les fils cassés de notre ardente jeunesse » (page 120).

3. Résumé et analyse

Formidable témoignage, issu d’un hommage filial, riche de continuité dans un poste particulier d’éclaireur monté, emploi rarement évoqué. C’est aussi un trésor d’écriture où l’érudition le dispute au caustique, rehaussée d’un véritable talent descriptif et d’un soupçon de critique politique qui font de ces « Mémoires d’un troupier » l’un des tous premiers témoignages d’intérêt sur la Grande Guerre. En effet, ce livre est une véritable perle éditoriale tant Honoré Coudray passe en permanence sous le souffle de la mort sans aucune égratignure, mais aussi témoigne d’un don d’écriture manifeste, alliant précision descriptive et analyse critique juste et efficace de son environnement. Dès les premières pages, on prend la mesure d’un esprit cultivé et profond. Si le lyrisme et la métaphore l’emportent parfois sur le descriptif, c’est également avec talent. Il porte sur les officiers qui l’entourent le regard acéré d’un bon observateur de la valeur des hommes. Ainsi, plusieurs tableaux ethnologiques d’intérêt sont à lire sur l’Italie et sa population, même si ce chapitre est le moins long de son parcours. Il prend parti, notamment contre les Américains dans une violente diatribe rappelant que leur sacrifice ne fut rien en regard de celui du soldat français (page 215). Sans polémique gratuite, Honoré Coudray est un excellent témoin de son temps. Seule concession, – mais est-elle de l’auteur ou du présentateur ? -, les noms de certains soldats, soit qu’ils aient été mal perçus, soit qu’ils aient été honnis (cas du soldat Jacques Serre, fusillé à Anould le 16 mars 1916), ont été caviardés. Toutefois, les initiales correspondent et il peut être aisé de les rétablir. Honoré Coudray expose son ressort d’écriture : « Je tire aujourd’hui ma révérence à la sombre comédie-dramatique des notes pour moi péniblement recueillies depuis le bruyant soir du 1er août 1914. J’ai écrit avec la parfaite insouciance de la perfection de l’art de s’exprimer, sans aucun souci d’étiquette, ni respect de la plus élémentaire convenance, le protocole n’étant pas mon cheval de bataille. J’ai tracé à brûle-pourpoint, comme j’ai vu, comme j’ai entendu, comme j’ai senti, d’autant plus que je n’ai et n’aurai jamais l’audace ni la pédanterie de livrer le contenu de mes tablettes à la publicité… » (pages 217-218).

Réflexif et descriptif, le livre fourmille de tableaux anecdotiques, telle cette vision de chiens battant du beurre en Flandre (page 36), ou la description de l’état de l’uniforme après 4 mois de guerre (page 38). Volontiers critique, il l’est du Bulletin des Armées de la République en décembre 1914 (page 40) et distille ses réflexions opportunes sur la condition de l’homme-matériel et l’incurie, exemplifiée, de la question de sa mort (page 42). Il s’interroge plus loin sur la force de mémoire du soldat après-guerre : « je doute fort que la plupart de ceux qui en reviendront aient seulement la force du souvenir dans leurs actes et celle d’en imposer la mémoire vivace » (page 66).

Il décrit d’un style badin, faussement naïf, les « commerçantes de toutes essences », « nuées de femmes de tous âges [qui] assaillent les soldats ébahis avec leurs bidons de café et de chocolat. Puis d’autres, moins mercenaires, les emmènent à leur domicile afin de partager le pain et le sel, du moins je le suppose. C’est bien pire qu’un invasion de sauterelles » (pages 59-60). Badin certes mais aussi misogyne sur la femme électrice (page 110). Il est aussi volontiers ironique dans sa vision des Vosges, remarquant à La Bresse la « chose curieuse, dans ce pays où l’on tisse tant de toiles, les lits n’ont pas de draps » ! (page 72). Il l’est moins quand il constate le traitement réservé au soldat et y reviendra souvent dans son témoignage. Pour s’en convaincre, nous reportons le lecteur dans l’utilisation de son témoignage par Nicolas Offenstadt dans Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective. (1914-1999) (Odile Jacob, 1999). Dans les Vosges, il rapporte l’exécution du chasseur Jacques Serre qui, ivre, avait bousculé un commandant (page 75) ou l’assassinat d’un soldat soi-disant voleur, meurtre à mettre au débit du commandant P. (Pichot-Duclos) (pages 89 et 96). Plus loin, un gendarme factionnaire jeté dans un canal (page 90) ou gardant les permissionnaires « parqués » (page 91). Les cadres sont aussi l’objet de toute son « attention », même si parfois ils ressemblent à des enfants (page 129).

La presse fait également souvent l’objet de sa colère : Hervé, rédacteur à La Victoire est « un pilier de prison qui a évolué ! Après avoir traîné le drapeau dans le fumier et écrit des saloperies de tous genres » (page 101). Il sert une violente diatribe sur le mensonge journalistique (pages 120 et 166) ou celui du bulletin de la République, suspendu au 12 mars 1918, et dont les « feuilles alimentaient les archives des feuillées, dernier refuge des bourrages de crânes imprimés » (page 166). Il rapporte ce qu’on lit aux tranchées, y compris les images érotiques placardées sur leur paroi (page 151). Il évoque comme une maladie la contagion des vraies comme des fausses nouvelles (page 188). Une réalité toutefois est qu’au 11 novembre 1918, il reste seulement 4 soldats ayant vu le début de la guerre dans le groupe de liaison de Coudray (page 198). Cela déclenche chez lui une analyse désabusée et clairvoyante de l’après-guerre politique du soldat, auquel il faudra rendre le dû politique au soldat de la paix et sa participation aux traités (pages 203 à 205). Par contre, il est peu disert sur les mutineries, et se contente d’en rapporter la rumeur et de tenter une explication du phénomène (pages 127-128).

Souvent préoccupé par la nourriture, il estime nécessaire la maraude alimentaire (page 164). D’ailleurs, sur ce point précis, il déclare que tout homme revêtant l’uniforme devient voleur (cf. l’affaire du vol de volailles de Villers-les-Rigaud) (page 178). Plus anecdotiquement, il fait des repas de corbeaux (page 175), de paon (page 200) ou d’un lapin mangé par les vers, cuisiné en civet quand même pour la partie comestible (page 177). Attentif à l’hygiène, il décrit des Italiens malpropres (page 160) et s’inquiète de la grippe espagnole en mai 1918 et en décrit les symptômes (page 175).

« Mémoires d’un troupier » n’est pas introduit et l’on doit à la quatrième de couverture de connaître l’origine filiale de la transmission de ce journal de guerre. Il est par contre très correctement construit, haussé d’un cahier iconographique central montrant le héros et deux cartes opportunes rappelant les zones d’opérations du 11ème B.C.A. Opportunes sont également les annexes (à partir de la page 220) synoptiques du parcours chrono-géographique d’Honoré Coudray, qui complète l’architecture de l’ouvrage, divisé par années en grandes périodes de combats. Enfin, deux courts index des noms des militaires et des unités cités (pages 227 et 228) sont des ajouts trop rarement rencontrés dans ce type de parution. Enfin, quelques fautes ont été corrigées par un errata de l’éditeur. Une édition au format inadapté et à la typographie médiocre n’entachent pas ce formidable document.

Ultra référentiel et alimentant de première importance l’étude du front des Vosges, cet ouvrage est à lier intimement à celui de Louis Bobier et à rapprocher dans la stylistique du journal de guerre d’Henri Désagneaux (voir leur notice dans le présent dictionnaire).

Noms cités (page) :

Angele (Cpt) (84), Anne (163-164), Basbayon (47), Belmont (Lt) (29-69), Bertrand (Cpt) (111-131-137-140), Bordeaux (Col) (39), Bouvier (11-12-13-42-47), Buyer de (Col) (24), Cassin (Cpt) (42), Ciambelli (Cdt) (194-213), Clerget (174), Collet (Cdt) (24), Coquand (Cpt) (10), Delorme (Sgt-major) (181), Desforges (Cpt) (181), Dhorm (Ss-lt) (149), Doyen (Cpt) (55-99-183), Dumesnil (Lt) (183), Fabri-Fabreques de (Cdt) (100-181), Ferrand (153), Ferret (Col) (39), Forest des (Cpt) (140), Girard (13), Gras (183), Guillot (vétérinaire) (74), Heinrich Louis (107), Jargot (5-9-13à16-21-25-27-29-30-34à36-73-74-77-209), Jarrige (47), Jorraz (13-15-47), Lalande (Cpt) (181), Lancon (Col) (113), Lebrun (Gal) (118-123), Lecomte (Cdt) (93), Levrat (100), Lionne (18), Marade (Cpt) (42), Perrier Auguste (108), Pigeat (Lt) (34-47), Poirat Henri (38-108), Poncet Léon (4-114), d’Armau de Pouydraguin (Gal) (108-144), Quinat (Lt-col) (100-107-113-126-131-174-201), Roch (39), Rousset (Lt) (88), Rousset (Lt-col) (131-144), Ruffier (25-27), Rufflier (145-146), Sabardan (54), Seigle (120), Touchon (82), Vittoz (120), Wendling (136-141).

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Grenoble, Chambéry (2-7 août – 3-4), Epinal, Docelles, Corcieux, Fraize, Plainfaing (7-12 août – 4-8), Orbey, Lac Blanc, col de louspach, Bonhomme, Colroy-la-Grande, col de la Charbonnière, Saint-Blaise-la-Roche (12-24 août – 8-14), Bourg-Bruche, Saales, La Grande Fosse, La Petite-Fosse, Saint-Jean-d’Ormont, Moyenmoutier, Saint-Prayel, Nompatelize, Saint-Michel-sur-Meurthe, La Bourgonce, Les Rouges-Eaux, Bois-de-Champ (25 août – 2 septembre – 14-17), Taintrux, le Kemberg, Vanémont (2-12 septembre – 17-20), La Culotte, Saint-Jean-d’Ormont (12-15 septembre – 20-22), Clermont (Oise), Fournival, La Herelle, Le Cardonnois (Somme), Montdidier, (15-24 septembre – 22-25), Harbonnières, Vauvillers, Cappy, Méricourt, (25 septembre – 11 novembre – 25-32), Calais, Bailleul, Belgique (12 novembre – 14 décembre – 33-40), La Comté, Mingoval, Mont-Saint-Eloi, Caucourt (14-31 décembre – 41-42).

1915 : Acq, Tincques, Chelers, Saint-Pol (1er – 14 janvier – 44), Gérardmer (14 janvier – 18 février – 45-48), Soultzeren, Metzeral (19 février – 25 août – 48-58), Corcieux (26 août – 3 octobre – 59-61), Belfort, Buethwiller (4-16 octobre – 61-63), Gérardmer, Lingekopf, (16 octobre – 19 décembre – 63-67), Vagney, Xoulces, Moosch, Hartmanswillerkopf (20 décembre 1915 – 15 janvier 1916 – 67-72).

1916 : Anould, Fraize (15 janvier – 1er mars – 73-74), Lac Noir, Rudlin (1-16 mars – 74-77), Kruth, Hilsenfirst (17 mars – 27 juin – 77-85), Fouilloy (Somme), Boves, Gentelles, Cachy, Villers-Bretonneux, Vaires-sous-Corbie, Méricourt-sur-Somme, Curlu, Suzanne, Maurepas, Cappy, Eclusier, Cléry, (27 juin – 25 octobre – 86-97), Laveline, Combrimont, 607, la Croix le Prêtre, Beulay, Mandray, (26 octobre 1916 – 24 janvier 1917 – 98-105).

1917 : Hadol, camp d’Arches, Dounoux (Vosges) (25 janvier – 8 mars – 106-111), Belfort, Bourbach-le-Haut, Dannemarie (11-31 mars – 112-116), (Aisne) Corrobert, Courbouin, Verdon, Jaulgonne, Crugny, Aougny, Vincelles, Le Charmel, Artonges (1er avril – 14 mai – 117-125), Vendières, Verdelot, château de Vinet, Brécy, (15 mai – 5 juin – 117-129), Courville, Ventelay, Marceau (Chemin-des-Dames), Pontavert, Craonne (5-24 juin – 129-132), Gondrecourt, Mauvages (9 juillet – 11 septembre – 134-145), Courtisol, Tahure (15 septembre – 3 novembre – 145-153), Italie, Monte Tomba, plateau d’Asiago (7 novembre – 12 avril 1918 – 153-171).

1918 : Amiens, Guignemicourt, Rainneville, Halloy, château d’Hervare, Thiebronne, (15 avril – 1er juin – 171-176), Congis, Villers-les-Rigaud, la Tuilerie, Crouy-sur-Ourcq, château de Brunier, Montigny, Dammard, Mounes, Rassy, Remonvoisin, Sommelans, Grisolles, Rocourt, Lizy-sur-Ourcq (3 juin – 27 juillet – 177-184), Grandvillers, Sommereux, Andechy, Sept-Fours, Réthonvillers Nesle (28 juillet – 3 septembre – 185-187), Lavacquerie (3-26 septembre – 187-189), Pierrepont (Somme) Holnon, Saint-Quentin, Chardon Vert, bois des Cocotiers, ferme Monidée, Fieulaine, Sery-les-Mézières, Ribémont, Lucy, Guise, Froidestrées, Chigny, Malry, Le-Hérie-la-Viéville (27 septembre – 22 novembre – 190-202).

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Cornet-Auquier, André (1887-1916)

1. Le témoin 

Hector, Fréderic, Arthur, André Cornet-Auquier est né le 2 juillet 1887 à Nauroy dans l’Aisne, dans une famille protestante – son père est pasteur à Chalon-sur-Saône) dont il cultivera très tôt la foi. Il fait ses études au collège de Chalon et au lycée Ampère de Lyon, où il cultive le goût des arts, de la poésie, de la musique, du chant et des « grandes œuvres de Dieu » de la nature. Il fait des études supérieures à l’université de Dijon et devient professeur en Angleterre, à Glasgow. C’est à Colwyn-Bay au Pays de Galles que la guerre le rappelle en France, le 2 août 1914. Il a fait son service militaire à Dijon et est sous-lieutenant de réserve au 133e régiment d’infanterie de Belley (Ain). Passé capitaine, commandant de compagnie le 12 septembre 1914, il est mortellement blessé dans les Vosges et meurt à l’hôpital de Saint-Dié le 2 mars 1916 à l’âge de 28 ans. Il a été décoré de la croix de guerre et fait chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage

Cornet-Auquier, André, Un soldat sans peur et sans reproche. Pages dédiées aux jeunes, pour leur servir d’exemple en mémoire de André Cornet-Auquier, capitaine au 133e régiment d’infanterie. Chevalier de la Légion d’Honneur, décoré de la croix de guerre, mort pour la France à l’âge de 28 ans. Extraits de sa correspondance et discours prononcé par le Pasteur H. Gambier dans le Temple de Chalon-sur-Saône à l’occasion du service funèbre commémoratif. Chalon-sur-Saône, imprimerie Générale et Administrative, 1917, 61 pages. Seules les pages 23 à 61 reprennent les extraits de la correspondance de l’officier.

Après une présentation panégyrique familiale dans laquelle la grande piété du capitaine Cornet-Auquier est mise en avant, mais aussi un caractère boute-en-train, un long discours prononcé par le pasteur Gambier dans le temple de Chalon-sur-Saône lors d’un service commémoratif qui s’est tenu le 16 mars 1916, est reproduit. Il glorifie, comme les témoignages succincts qui suivent, une « âme d’élite », pieuse et dévouée.

André Cornet-Auquier, sous-lieutenant au 133e RI, arrive en Alsace le 23 août 1914, quelques jours avant la retraite de la bataille des frontières qui le fixe dans le département des Vosges, au Ban-de-Sapt. Il passera lieutenant, puis capitaine, commandant la 1ère compagnie, et participera avec succès, en 1re ligne, aux affaires de Metzeral (15 juin 1915) et de la Fontenelle (8 juillet 1915) au cours desquels il côtoie sans égratignure la mort, donnant au lecteur, et peut-être à lui-même, un sentiment d’invulnérabilité. Blessé par éclat d’obus au ventre à Denipaire dans la nuit du 29 février au 1er mars 1916, son transport à Saint-Dié n’empêchera pas la mort du héros le lendemain.

3. Résumé et analyse

Les  extraits les plus significatifs de ses lettres de guerre permettent de suivre pas à pas l’officier et de voir avec ses yeux la réalité des situations et des tableaux qu’il vit. Courtes ou plus disertes, il n’omet pas d’abord de rassurer sa famille avant de narrer ses combats avec un patriotisme exacerbé et une véritable haine de l’ennemi. Ainsi, dans une lettre datée du 27 octobre 1915, il déclare : « …malgré la forme humaine, ce ne sont pas des hommes qu’on a devant soi » (page 54).

Profondément pieux, il transparaît dans les extraits de la correspondance du capitaine Cornet-Auquier un mélange de piété et d’esprit de sacrifice exacerbé, faisant ainsi singulièrement passer dans son parcours militaire la guerre au second plan. Immédiatement, il teinte son témoignage du moralisme de sa culture ; ainsi, dès le 15 août, il fustige les cafetiers « saligauds qui font entrer nos hommes dans leurs établissements par des portes de derrière, pour les soûler » (page 21). Il constate, à son arrivée en Alsace, un histrionique sentiment francophile (page 22). Nommé commandant de compagnie, il dit son angoisse des fonctions de capitaine ; « la vie de tant d’hommes entre mes mains », à la fois sensible à la mort possible de ses hommes et « indifférent en présence de cadavres » (page 23). Il décrit d’ailleurs plus loin une affectivité décalée par la guerre : insensible à la vision de la décomposition, des blessures, des cadavres, de la mort, il l’est par « des récits émouvants, des paroles patriotiques, une action d’éclat, un élan de pitié » (page 26). Transcendé par la guerre, il dit de la tranchée qu’elle est une « cure contre la neurasthénie » (page 32), fait installer une piscine près de son poste de commandement (page 40) et a même des chats mascottes (page 41). Il est aussi transcendé par la victoire quand, le 16 juin 1915, « après la conquête de trois lignes de tranchées ennemies. Au moment où j’ai eu la sensation de la victoire, j’ai pleuré : la détente nerveuse » (page 43), trouve sa « crasse glorieuse » et les officiers prisonniers « arrogants à gifler » (page 45). Parfois plus prosaïque, il décrit le contenu des « petits paquets du soldat » (page 25), aime le côtoiement de femmes dorloteuses (page 28) ou les roses que lui envoie au front sa mère (page 40). Il souffre pourtant de cette carence affective : « rien, rien, rien pour le cœur » (page 56).

Mais l’ouvrage apparaît surtout sous un jour hagiographique, maladroit et hors de propos par ailleurs, et son intérêt documentaire devient alors trop ténu pour en faire un ouvrage de référence sur la guerre dans les Vosges. Certes, quelques descriptions et relations intéressantes permettent de le faire contribuer à l’étude de la Grande Guerre sur ce front et notamment à la vision de la bataille de juillet 1915 à la Fontenelle. Mais il convient de faire la part des comptes-rendus de gazette dont il se fait parfois rapporteur. Au final, outre quelques relations en rapport avec les évènements peu décrits par ailleurs de la guerre de tranchées dans les Vosges, peu d’enseignements sont à titrer des 40 pages d’extraits de lettres reproduites dans cette plaquette familiale et qui ne valent que par le front secondaire évoqué. Les correspondances incomplètes, et c’est par cela même que pêche cet ouvrage, d’André Cornet-Auquier présentent donc un intérêt documentaire limité. L’ouvrage, de présentation et de typographie médiocres, est illustré d’un portrait de l’officier.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

Colwynbay (Angleterre) (3 août 1914) (21) – Chalon-sur-Saône (4 août) – Belley (6 – 15 août) – Alsace (23 août) – Vosges (4 septembre – 17 octobre) (23–25) – Ban-de-Sapt – Gemainfaing – la Fontenelle (17 octobre 1914 – 14 juin 1915) (25-41) – Metzeral (4 juin – 2 juillet) (42-47) – la Fontenelle – Denipaire (3 juillet 1915 – 29 février 1916) (47-61).

Liste des noms cités dans l’ouvrage (page) :

Lt-col Dayet (cdt du 133e RI) (26, sa mort, 34) – Defert, Farjat, Jacquier (29) – Barberot (cdt) (31-32-40-41, sa mort 45, 47) – Defert (ss-lt) (36) – Cornier (cpt) (39-43-45) – Guillemin (lt) (45) – Joffre (50) – Réjol Maurice (ss-lt) (sa mort, 51) – Paulus André (ss-lt) (51).

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

Une notice Cornet-Auquier figure dans le Témoins de Jean Norton Cru, p. 507-509.

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Pousse, Adelphe (1878–1921)

1. Le témoin

Adelphe Pousse est né le 24 février 1878 à Le Mée dans l’Eure-et-Loir. Il a fait ses études au séminaire de Saint-Cheron (Eure-et-Loir), où il entre en octobre 1891, et son service militaire dans l’infanterie en 1901-1902. Il est ordonné prêtre à son retour, en 1902 et chargé de la paroisse de Flacey (Eure-et-Loir) jusqu’en 1911, avant d’être nommé curé de Villiers-le-Morhier, petite commune de Beauce, dans le département d’Eure-et-Loir. A la mobilisation générale, il a 36 ans et il doit rejoindre la 4e section d’infirmiers du groupe de brancardiers divisionnaires (GBD) de la 85e division territoriale qui comprend les 25e, 26e, 27e et 28e RIT et rejoint Le Mans. Devant l’inaction de son emploi au front, il est affecté sur sa demande au 27e RIT le 20 mars 1915 et devient infirmier, sans formation apparemment, le 1er août suivant. En raison des pertes, il change d’unité le 28 novembre 1915 et est affecté comme soldat à la 17e compagnie du 209e RI d’Agen, affection combattante qu’il ne conservera que 90 jours pour être renommé infirmier dans cette compagnie. Ce n’est qu’au sortir des premières lignes de l’enfer de Verdun, le 16 juin 1916, qu’il pourra exercer les fonctions complémentaires d’aumônier. En effet, « le commandement de la deuxième armée française, en charge de la défense, compte aussi sur l’influence des prêtres pour maintenir le plus haut possible les capacités de résistance des troupes défendant la cité » (page 13) selon Jean-Pierre Verney, préfacier. Epuisé par un âge incompatible avec « sa » guerre, il est évacué le 18 juillet 1918 et stoppe son journal le 23 août suivant, de son lit d’hôpital pour un grave problème aux yeux. C’est affaibli qu’il rentre à Villiers-le-Morhier en mars 1919. Nommé curé de Champhol (Eure-et-Loir) au mois de novembre suivant, il y meurt le 17 mai 1921.

2. Le témoignage 

Pousse, Adelphe, Une soutane sous la mitraille. Carnets de la Grande Guerre d’un curé de campagne. Adelphe Pousse (1878-1921). Jaignes, La Chasse au Snark, 2000, 203 pages.

Le préfacier nous informe en exergue que le texte publié a été « réécrit par l’abbé Pousse, au retour de l’hôpital militaire, d’après le carnet qu’il a tenu » (page 18) du début d’août 1914 au 23 août 1918. Ses premières lignes sont : « J’étais bien loin de penser, en août 1914, quand à Sin-le-Noble près de Douai, sur la table d’un estaminet, devant une chope de bière, je commençai à écrire le récit des événements dont je devais être le témoin durant la guerre que, pendant 47 mois, je les noterai fidèlement au jour le jour » (page 19). Adelphe Pousse quitte ainsi Villiers-le-Morhier « plein d’enthousiasme » (page 19) pour le G.B.D. Singulièrement tenu loin du front, dans la région de Rouen, il ne sait rien des jours tragiques d’août et de septembre 1914. Ainsi, il ne connaîtra le baptême du feu que le 26 septembre dans le secteur de Bapaume. Le 20 mars de l’année suivante, il est affecté sur sa demande à l’aumônerie militaire du 1er bataillon du 27e RIT Il est nommé infirmier le 1er août. Là, son apprentissage de la tranchée est douloureux et mélancolique.

Le 28 novembre 1915, les classes 1889 et 1888 passent dans la réserve de l’armée d’active. Adelphe Pousse est contre toute attente versé à la 17e compagnie du 209e RI Sa situation administrative est en opposition avec la loi de 1905 qui lui arroge, en sa qualité de prêtre, le droit d’être intégré dans une formation sanitaire de l’armée. Cette situation ne sera que provisoire puisqu’il réintègre le 27e RIT, 18e compagnie, trois mois plus tard.

Milieu mars 1916, le régiment quitte le Nord pour la région de Verdun. Adelphe Pousse échoue au terrible réduit d’Avocourt, sur la rive droite de la Meuse. « A partir de ce moment, son écriture s’enfle et prend de l’ampleur » (page 11). Il y connaît les bombardements incessants, la boue, les poux, des épreuves terribles pour l’homme de foi. Le 16 juin 1916, il est nommé infirmier- aumônier au fort de Regret mais la mort de l’aumônier de l’ouvrage de Froideterre va lui laisser la place le samedi 21 juillet. Dès lors, une vie nouvelle, près des hommes, s’ouvre au martyr. Elle sera sa dernière affectation car les murs de Froideterre vont se révéler une prison, sûre certes mais insalubre, saturée d’une atmosphère délétère. Là, son corps va s’essouffler puis s’épuiser lentement et le 18 juillet 1918, il est évacué vers l’arrière. Il arrive à l’hôpital temporaire 63 de Lyon le 25 juillet et termine la guerre sans revoir le front.

3. Résumé et analyse

Cet ouvrage présente le carnet de guerre atypique et remarquable d’un prêtre ballotté dans la guerre. Affecté à un groupe de brancardiers divisionnaires, il est tenu singulièrement éloigné des batailles d’août-septembre 1914 qui menacent Paris et la Marne et qui saignent pourtant à blanc les armées belligérantes. Son récit en prend la teinte d’une balade touristique commentée. Octobre ne lui trouve toujours pas d’activité combattante utile pour sa charge de brancardier ou son ministère religieux. Il souffre de cet éloignement : « n’ayant aucun journal, nous ne connaissons absolument rien » du front (page 37) et quand il lit les récits de son calvaire, c’est pour éreinter quelque peu la version « enjolivée » d’un article sur la prise de Vaux ou Douaumont dans la « Revue des Deux Mondes » du 1er décembre 1917 (page 159). 1915 aligne les jours monotones dans la tranchée et seule une affectation dans un régiment de réserve génère en lui un moment d’énervement qui ne trouble pas l’ennui qu’il connaît aux tranchées. 1916 sera pour lui l’année de la révélation, qui voit son affectation comme aumônier-prêtre au fort de Regret. Il nous offre dès lors un témoignage remarquable relatant la vie quotidienne dans les forts et ouvrages de la citadelle de Verdun et notamment celui de Froideterre. Vision rehaussée de très belles descriptions panoramiques du front à plusieurs époques de la bataille de Verdun. Il complète sa vision extérieure par une excellente et dantesque vision relatant la vie quotidienne dans les forts et ouvrages de la citadelle verdunoise.

Pousse, volontiers chercheur de solitude, dévoile ses états d’âme, dit son dégoût pour les embusqués, pour le confort des officiers, les parlementaires gueulards et s’épanche sur sa vie de reclus. Seules les lettres reçues sont sa bouée de sauvetage dans cet océan d’enfer (page 74). Comme souvent chez les autres soldats, Adelphe Pousse reste muet sur ses permissions comme il n’évoque pas non plus les mutineries de 1917. Il évoque seulement le refus d’une poignée de main à un commandant par des hommes mutés (page 169) sans que cet évènement soit rattachable à ce paradigme. Il écrit dans un style souvent parlé, peu fouillé, par phrases hachées, économes. Il témoigne ainsi excellemment comme un journaliste de la foi.

De très nombreux éléments référentiels sont à retirer de ce témoignage dans le cadre d’une étude des prêtres engagés dans la Grande Guerre mais surtout de la vision et de la vie dans les forts de Verdun. Ainsi, on trouve un bref rappel sur les territoriaux (page 7), sur le service de santé (page 8) et la levée par l’église des sanctions pour les prêtres soldats qui portent les armes et font couler le sang (page 9). Pousse décrit un Nord aux filles « précoces », aux femmes replètes (page 22), où « les enfants fument de bonne heure » (page 42), où les gens parlent un « patois incompréhensible » et où il fustige l’insalubrité générale (page 45). Il en profite pour faire du tourisme minier (page 22), braconne le corbeau (page 40) et relate le sauvetage par le génie de soldats englués dans une boue (page 42) qui avale les souliers des hommes (page 47). Il relate l’abattage par les soldats français d’un poilu se rendant aux Allemands (pages 54 et 55) mais aussi les blessés suppliant l’achèvement (page 81), une confusion des uniformes français et allemands et l’horreur du champ de bataille (pages 82 et 132). Car il participe à l’horrible tâche d’identification, notamment de territoriaux du 106ème R.A.T. surpris et assassinés par les Allemands au cours d’une avancée (page 83). Plus loin, il est révulsé par l’insalubrité du réduit d’Avocourt à cause de la souillure des cadavres et des déjections (page 91). D’ailleurs, le fort de Regret sera consigné suite à un cas de méningite cérébro-spinale (page 131). Proche du service sanitaire et de la mort, il relate le suicide au mousqueton d’un sapeur (page 108), remarque le signalement des tombes par une bouteille (page 51) et l’absence de cercueil dans les inhumations (page 55) quand elle est possible (cf. page 174 quand il décrit une collecte d’ossements). Il déplore le gaspillage récurrent constaté dans les usines bombardées, où le matériel n’a pas été sauvegardé (page 68). Peu empreint de bourrage de crâne, son témoignage relate toutefois le cas singulier d’une maison occupée à la fois par des Allemands et des Français, à des étages différents (pages 69 et 75). Bien entendu, prêtre, il éreinte à plusieurs reprises l’amoralité du soldat, ses chansons dégoûtantes ; « comme si on ne pourrait être soldat sans dire des cochonneries » (page 70). Il s’inquiète en effet du délitement moral du poilu (page 171) et, s’appliquant cette crainte à lui-même, se demande après-guerre : « A quoi serons-nous bons quand nous rentrerons chez nous ? » (page 170). Paradoxalement, il rapporte qu’un soldat a écourté sa permission de 24 heures car « il s’ennuyait chez lui ! » (page 177). Témoin de l’anecdote et du quotidien, il note qu’à Bar-le-Duc, des gosses viennent vendre du café aux permissionnaires (page 98), il s’émeut de la mort du chat mascotte du fort de Regret (page 102), il voit des prisonniers allemands coupant les blés à proximité des forts (page 108), des artilleurs à barbe jaune du fait de la manipulation de la dynamite (page 118) mais l’horreur est permanente et revient, lancinante, dans son récit, telle sa relation du dégagement de Thiaumont, dont l’intérieur n’est qu’une bouille humaine (page 143).

L’ouvrage est introduit par Jean-Pierre Verney qui expose en préface le résumé du parcours du « curé de campagne » Adelphe Pousse. Ce préambule lui permet de replacer opportunément son parcours dans l’arme territoriale, dans le service de santé de 1914 et selon ses caractéristiques d’homme d’Eglise. Ce préambule posé, Jean-Pierre Verney laisse la place à un témoignage dense, exceptionnel, mais fâcheusement servi par une présentation minimaliste, de trop nombreuses coquilles, notamment dans la toponymie, non vérifiée par le présentateur, qui s’ajoutent à une qualité d’édition médiocre. On note le manque, dans le texte original, de plusieurs pages du récit, correspondantes au mois d’août 1917 mais la qualité du témoignage justifiait cette parution malgré cette lacune dans le récit d’Adelphe Pousse ; la question de l’opportunité de publier un texte non intégral s’en trouve toutefois résolue. L’ouvrage est peu illustré et présente une carte de l’ensemble fortifié de Verdun.

Index des localités, dates (et pages) du parcours suivi par l’auteur :

1914 : Villiers-le-Morhier, le Mans, 8 août (19), le Mans, Palaiseau, Choisy-le-Roi, Wissous, Montdidier, Peronne, Cambrai, Douai, 14-18 août (20-21), Sin-le-Noble, 19 août (21), Sin-le-Noble, Cambrai, 22 août (22), Marquion, 25 août (24), Fontaine-Notre-Dame, Vis-en-Artois, 27 août (25), Hénin-sur-Cojeul, Beaumetz-lès-Loges, 27 août (25), Doullens, Frohen-le-Grand, Abbeville, 26 août (26), Bray-lès-Mareuil, Picquigny, Perrières, Bovelle, Pissy, Fluy, Quévauvillers, Sainte-Segrée, Poix, 30 août (27), Courcelles, Saint-Valery-sur-Vielle, Beaufresene, Ronchois, Morcy, Saint-Martin, 4 septembre (28), la Table de Pierre, Rouen, Darnétal, Boos, 4-11 septembre (28), la Seine, Igoville, Grainville, Frileuse, Nogent-le-Sec, 13 septembre (29), Amécourt, Puiseux-en-Bray, 14 septembre (30), Saint-Aubin, la-Chapelle-aux-Pots, Hodenc-en-Bray, la Place, Milly-en-Thérain, Courroy, 14 septembre (29), Beauvais, Crevecœur, Crocq, Saint-Fuscien, Juvignies, Rougemaison, Bonneuil, Gouy-lès-Groseillers, 16 septembre (30), Longeau, Camon, Aubigny, Cagny, 19-20 septembre (30), Saint-Gratien, 22 septembre (31), Achiet-le-Petit, Achiet-le-Grand, 25 septembre (32), Bapaume, Miraumont, Beaucourt, Serres, 27 septembre, (33), Hébuterne, ferme de Beauregard, Puisieux, 27 septembre-3 octobre (34), Bucquoy, Essart-lès-Bucquoy, Hannescamps, Bienvillers-au-Bois, Pommier, 3-9 octobre (36), Humbercamps, Gaudiempré 9-22 octobre (37), Mondicourt, Grenat, Saulty, Barly, Hauteville, Lattre, Hermainville, Aubigny-en-Artois, Mingoval, Villers-Chatel, Savy-Berlette, 24 octobre (38), Caucourt, Estrées-Cauchy, novembre-décembre (39), Mesnil-Boucher, château de la Haye, Gouy-Servins, Mingoval, 19 décembre (42).

1915 : Bois de Bouvigny, Notre-Dame de Lorette, 10 mars (47), Estrées-Cauchy, 15 mars (47), Mareuil, 20 mars (48), Saint-Aubin, Anzin, Ecurie, Etrun, café de Madagascar, 14 avril (49), Roclincourt, Sainte-Catherine, 21 avril-2 mai (50), Duisans, Agnez-lès-Duisans, Montenscourt, Wanquetin, Basseux, Beaumetz-lès-Loges, Bavincourt, Bellécourt, 3-17 mai (54), Beaumetz-lès-Loges, Doullens, 18 mai-8 juin (55), Agny, 9 juin-4 juillet (55), Wanquetin, 5 juillet (57), Arras, Achicourt, Ronville, 5 juillet-28 octobre (58-65), Agny 29 octobre-29 novembre (65-67), Sain-Laurent-Blangy, 30 novembre-31 décembre (74).

1916 à 1918 : Blangy, Warlus, janvier-février (75), Humeroeuil, 5 février (76), Saint-Pol, Romillys-sur-Seine, Bar-sur-Aube, Pont-Saint-Vincent, Méréville, Burthécourt, 10 mars (79), Saint-Nicolas-de-Port, Dombasle-sur-Meurthe 10-22 mars (80), Tréveray, Nantois, Longueaux, 22-29 mars (81), Dombasle-en-Argonne, réduit, bois d’Avocourt, bois de Fé près de Brabant-en-Argonne (cantonnement) 29 mars – 16 juin (81), Verdun, Fort de Regret, ouvrage de Froideterre, 17 juin 1916-18 juillet 1918 (95-187), Belrupt, Bevaux, Souilly, Bar-le-Duc, Dijon, Saint-Jean-de-Losne, Chalon-sur-Saône, Lyon, 18-29 juillet (187-190).

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

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