Mactaggart, Alexander Arthur (1893-1954)

1. Le témoin

Alexander Arthur appartenait à une famille d’origine écossaise. Son grand-père, John A. Mactaggart, était arrivé en Australie, dans la colonie de Victoria, en 1846, à l’âge de 12 ans. Son père, C. Mactaggart, naquit en 1863 à Rokewood (Victoria) et Alexander A. vit le jour à Cape Clear, au sud de Ballarat (Victoria) le 22 novembre 1893. Par la suite, trois sœurs, Pearl, Avalon et Elsie, vinrent agrandir la famille. John A., le grand-père, avait acquis l’hôtel de la petite ville de Cape Clear qui s’était développée grâce à l’exploitation des mines d’or. Une baisse de productivité des mines entraîna le déclin de Cape Clear au début du XXe siècle. Avant de s’enrôler dans l’Australian Imperial Force, Alexander travaillait avec son père dans leur ferme de Colac, au sud-ouest de l’Etat de Victoria.

Répondant à l’appel du gouvernement australien, Alexander A. s’engagea comme volontaire le 6 août 1915. Il embarqua à Melbourne, le 7 mars 1916, à destination de l’Egypte. Au mois de mai, il quitta Alexandrie pour rejoindre la France où il arriva le 15 mai à Marseille avec son unité. Il prit alors le train en direction du front, un voyage de six jours pour parvenir au grand camp d’entraînement de l’armée britannique à Etaples. Affecté à la 2e batterie de mortiers légers de tranchée, il fut envoyé au front le 28 juillet. Il participa aux grandes batailles de la Somme et du Saillant d’Ypres. En 1917, pour un acte de bravoure lors de la seconde bataille de Bullecourt, Alexander reçut une décoration militaire du gouvernement belge réfugié à Sainte-Adresse, près du Havre.

De retour au pays, le 28 juin 1919, il put, grâce à un plan d’aide du gouvernement australien en faveur des combattants, acquérir de nouvelles terres à Colac. Il fut un des pionniers, dans la région, en matière de mécanisation dans la production du lait. En 1926, il épousa Vera Wallington. De cette union sont nés quatre enfants, John Charles en 1927, Alexander Keith en 1928, Arthur Neil en 1936 et Janet en 1944.

Comme de nombreux compatriotes, Alexander restait marqué par son expérience des tranchées. Il évoqua rarement cette période douloureuse de son existence avec ses enfants, refusant même un jour toute discussion avec son fils Neil au sujet de son action à Bullecourt. Ne désirant pas vivre dans le passé, il ne participait pas aux marches organisées pour l’ANZAC Day (25 avril, commémoration du débarquement à Gallipoli). De même, il évitait les réunions d’anciens combattants. En vieillissant, il perdit petit à petit son intérêt pour la ferme et, le 11 juillet 1954, il décédait des suites d’un cancer.

2. Le témoignage

Les carnets rédigés par Alexander Mactaggart consistent en cinq agendas de taille réduite qui présentaient l’avantage de tenir dans la poche de l’uniforme. Ses premières notes débutent le 7 mars 1916 alors qu’il embarquait à Melbourne. Il cessa d’écrire le 28 juin 1919 dès que les côtes de lEtat de Victoria furent en vue. Ce soldat des antipodes raconta quotidiennement son expédition d’outre-mer, couvrant ses années de guerre ainsi que la période de paix entre l’Armistice et son retour au pays. Arrivé au mois de mai 1916 au camp d’Etaples, sa vie rythmée par les entraînements militaires et les baignades au Touquet semblait plutôt l’amuser, mais l’expérience des tranchées, la violence des combats et les souffrances physiques endurées changèrent le ton de ses écrits. Dans son dernier carnet, éprouvé par ses années de guerre, il note à la page du 1er janvier 1919 : « Commencement of another year a more peaceful one than the previous… » « Début d’une autre année plus pacifique que la précédente ».

Ses phrases sont laconiques et ses remarques parfois acerbes à l’égard des soldats alliés. Par exemple, il traite les Britanniques de « stupid heads » et les Français de « silly rotters ». Les agendas de 1918 et 1919 contiennent des adresses de personnes rencontrées en France ou en Belgique. Parallèlement à son journal de guerre, il tint un calepin dans lequel il narrait et commentait, de façon beaucoup plus détaillée, certains engagements auxquels il avait participé et les événements qui l’avaient marqué.

Après son décès, ses carnets ainsi que deux livres de l’historien officiel de l’armée australienne, C.W. Bean, ont été trouvés dans un vieux bureau par son épouse. Neil, un de ses fils, les récupéra en 1977 et entreprit en 1983 de les retranscrire, estimant qu’il s’agissait sûrement du plus précieux bien que son père avait légué. La tâche n’était guère aisée en raison de l’écriture et de nombreux noms de petits villages français difficiles à orthographier pour un Australien. A l’instar de nombreux descendants de soldats australiens, Neil éprouva le besoin de retracer l’itinéraire de son père. A l’automne 2004, il se rendit en Europe pour parcourir les champs de bataille de la Somme et du saillant d’Ypres.

3. Analyse

L’intérêt de ces carnets réside surtout dans le fait qu’ils relatent l’expérience d’un soldat volontaire de guerre non-européen. Comme la Grande-Bretagne, l’Australie déclara la guerre à l’Allemagne le 4 août 1914. Or, une loi interdisait à l’armée australienne d’opérer en dehors du territoire. Afin de contourner ce problème, le gouvernement australien prit la décision de faire appel à des volontaires. A deux reprises, lors de référendums organisés en 1916 et 1917, les citoyens australiens s’opposèrent à la conscription.

Ces carnets constituent une aide précieuse pour retracer l’itinéraire d’un soldat d’un dominion britannique depuis son enrôlement jusqu’à son retour dans son pays natal. Ils s’articulent autour de trois thèmes : la préparation à la guerre et le voyage vers le front occidental, l’expérience de la guerre, l’après-guerre et le retour au pays.

Préparation à la guerre et voyage vers le front occidental

Enrôlé en août 1915, Alexander reçoit un entraînement de plusieurs mois au camp militaire de Castlemaine dans l’Etat de Victoria. Le 7 mars 1916, à Melbourne, il embarque sur le SS Wiltshire. Il note soigneusement ses escales, les îles rencontrées ainsi que la météorologie et les diverses activités pratiquées à bord du navire telles que les exercices et les séances de vaccination qui débutent le 18 mars. Le 9 avril, le navire accoste dans le port de Suez. Après le débarquement, Alexander et ses compagnons de route rejoignent Tell el Kebir où doit se poursuivre leur entraînement. Le 10 mai, ils embarquent pour la France au départ d’Alexandrie. Après 5 jours de navigation en Méditerranée, ils arrivent enfin à Marseille où un train les attend afin de les amener à Etaples, grand camp d’entraînement de l’armée britannique, surnommé « Bull ring ». La période d’entraînement d’Alexander pendant les mois de juin et de juillet, lui permet de profiter de baignades fort appréciées au Touquet Paris-plage « (…) long march to Paris Plage for swim in sea ».

L’expérience de la guerre

Le 28 juillet 1916, Alexander quitte Etaples pour le front dans le secteur de Vignacourt. Ce n’est qu’en août qu’il connaît sa première expérience des tranchées. Le 18, il note : « (…) been in the front trench since 6 pm last night till 8 am this morning am going to have a sleep not closed my eyes since 4.30 am yesterday into line 10 pm », et le 19 août : «  what a night today has been a bit showery makes living a trench miserable feel very tired heavy bombardment ». A la fin du mois de septembre, il débute son apprentissage de Light Trench Mortar et il est affecté à l’Australian Light Trench Mortar Battery un mois plus tard.

Durant l’année 1917, Alexander participe notamment à la seconde bataille de Bullecourt et, en date du 3 mai, il écrit : « Terrific bombardment started at 4 am 2nd Div hoped out it have been heavy strafing by the noice… » Le 8 mai, (il) « got off 60 shots did very well. Put a few in our own M.G. (Machine Gun) position ». Il reçoit d’ailleurs pour cette action une décoration militaire belge de 2e classe avec palmes. Pendant le mois de septembre, il profite d’une permission pour se rendre à Edimbourg, en Ecosse, terre natale de ses ancêtres et pour visiter Londres au retour. Au début d’octobre, il est engagé dans la terrible bataille de Broodseinde qui entraîne de nombreuses pertes parmi les soldats australiens (« our losses heavy »). Il se plaint de ce « dirty dugout cold and hungry and muddie and wet » et du fait qu’il faut partager « 1 blanket for 2 ». L’humidité des tranchées lui cause de douloureux furoncles aux pieds. Il passe la nuit de Noël « in the line slippery cold and plenty of mud and Hun straffed a bit too. So did our chaps ».

Le 2 mars 1918, deux ans après son départ de Melbourne, Alexander se retrouve à nouveau dans le secteur d’Ypres où « Our chaps are up to Hill 60 picking positions they are afraid the Hun is coming heavy bombardment ». Le 17 mars, il découvre les gaz pour la première fois. Par la suite, en mai et juin, il se retrouve dans la région d’Hazebrouck et Strazeele. Après un repos au camp d’Etaples, il retourne dans la Somme. En date du 23 août, il note qu’à « 4.45 am barrage a beauty and the tanks and the troops and us all moved off in the fog and smoke… ». En septembre, Alexander qui est au repos dans un camp aux environs de Péronne, se plaint de n’avoir « nothing to do but sleep and eat … » ou encore « Just hanging on sleeping and eating it will soon end I think ». L’Armistice survient alors qu’il fait mouvement en direction de la frontière franco-belge du côté de Landrecies.

L’après-guerre et le retour au pays

A la fin des hostilités, plus exactement au mois de décembre, Alexander passe deux semaines de permission à Paris où il visite « …the principal Boulevards and Avenues and places special interest also the Bois de Boulogne and Wall and Cemetery…and Avenue des Champs Elysées, Place de la Concorde. Go to Gaumont Palace at night of». Contrairement à ses camarades, il préfère se rendre dans les lieux chargés d’histoire comme le Musée de Cluny, le quartier latin, le Panthéon ou encore la Malmaison, « home of Napoleon beautiful furniture etc…damage Hun occupation (…) ».

Le 17 décembre, il rejoint, en Belgique, son unité cantonnée à Loverval près de Charleroi. Il est logé dans un estaminet en compagnie d’un officier, Mr Landon. Très rapidement, il noue des liens d’amitié avec la famille qui l’accueille et principalement avec le jeune garçon du couple. Les soldats australiens bénéficiant d’un libre parcours sur les transports publics, il en profite pour descendre régulièrement à Charleroi pour y assister à des représentations cinématographiques (« Visit Charleroi afternoon go to Cinema good pictures »). Sa curiosité le pousse à Ham-sur-Heure, où les Forces Impériales australiennes ont établi leur Grand Quartier général dans le château du Comte d’Outremont. Il prend également le train pour rendre à Bruxelles où il rend notamment visite au comte de Mérode, propriétaire du château de Loverval. A la fin du mois de mars, le cœur serré, il fait ses adieux à la famille de Loverval. A la gare de Charleroi, il monte dans un train réservé aux soldats à destination du Havre. Après un bref passage dans le camp militaire de Salisbury Plain en Grande-Bretagne, il embarque enfin, le 12 mai, sur le HMAT Santan qui le conduira en Australie via la Méditerranée et le canal de Suez. Le 28 juin 1919, pour la dernière fois, il note dans son journal : « …we are passing along Victorian coast in sight paid today our final in the army ».

4. Autres informations

BEAN (C.E.W.), The official history of Australia in the war of 1914-1918, University of Queensland press, St Lucia, Queensland, 1983 (first published 1942)

BEAN (C.E.W.), Anzac to Amiens, Penguin Books, Australia, 1993 (first published by the Australian War Memorial, 1946)

www.awm.gov.au (Australian War Memorial) photo officielle E457 d’Alexander Mactaggart avec son mortier de tranchée léger lors de la seconde bataille de Bullecourt en 1917.

Claire Dujardin, avril 2010

 

 

 

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Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Massignac, Clément (1894-1917)

1. Le témoin

Massignac Henri, Alfred, Louis, dit Clément, est né le 22 février 1894 à Tournecoupe (Gers). Fils de cultivateurs, il devient apprenti dans une briqueterie du village. Avant-guerre, il cherche à créer sa briqueterie sur l’exploitation paternelle qui permet difficilement à elle seule de faire vivre la famille. On lit La République des Travailleurs, organe de presse radical-socialiste, mais Clément est catholique et participera aux offices à la guerre quand il le pourra. Mobilisé le 8 septembre 1914 au 11e RI de Montauban. Départ pour le front de Champagne dès le 16 novembre. Transfert à Arras le 23 avril 1915. Départ de ce secteur le 1er mars 1916. Montée en ligne à Verdun le 20 juillet 1916. Le 25, blessé à Thiaumont. Hospitalisé jusqu’au 20 août. Il participe ensuite à un stage de mitrailleurs, puis à un stage de servant du canon de 37, du 26 septembre au 27 octobre 1916. Il remonte à Verdun, côte du Poivre, du 14 au 26 novembre 1916, avant de tenir les tranchées dans le secteur d’Apremont du 3 décembre 1916 à mars 1917. Le 17 avril, il participe à l’assaut de la 4e armée sur les Monts de Champagne ; il est tué sur les pentes du Téton le 19 avril 1917.

2. Le témoignage

Lettres originales conservées par les descendants. 19 pour 1914, 106 pour 1915, 99 pour 1916, 26 pour 1917. Au total 250 lettres pour une période de 879 jours de campagne. Une correspondance régulière, un courrier tous les 3 à 4 jours. Les lettres sont publiées, in extenso ou en fragments commentés, in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références données dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage. Pendant toute la période considérée, le témoin appartient à la même unité, le 11e RI.

3. Analyse

Les lettres relatent à la famille les scènes habituelles de la guerre (tranchées inondées, poux, rats, médiocrité du ravitaillement parfois), et les remarques souvent rencontrées sur les rapports combattants/arrière (prix exorbitants pratiqués par les commerçants sur le marché captif des soldats, diatribes contre les embusqués).

Dans un style difficile, contraint d’une part par un faible niveau de formation scolaire et d’autre part par la superposition du français à l’usage du gascon, l’expression et la pensée du témoin progressent de façon nette dans le fil de la correspondance. Cet échantillon de lettres significatif en volume et en durée est intéressant car écrit par un jeune homme socialement représentatif de la masse des fantassins. On y découvre en premier lieu l’instruction bâclée réservée à la classe 1914, la plongée immédiate de cette classe dans la guerre des tranchées. Très vite, dès le 7 décembre 1914, le témoin comprend la nature de cette guerre : « Nous sommes dans les tranchées mais on ne tire presque jamais. Il n’y a que l’artillerie qui donne, surtout celle des Boches » (tome I, p. 482). La lassitude de la guerre est vite exprimée, Clément cherche à survivre en devenant ordonnance d’officiers, puis, dès 1915, en avouant espérer “la fine blessure”, enfin en expliquant que les stages suivis n’ont d’autre but que de profiter d’un sursis. Il relate plusieurs épisodes où la mort l’a frôlé : un ensevelissement à Verdun (tome II, p. 415), deux marmitages (tome II, p. 383 et 385). Les lettres sont riches d’indices de stratégie d’évitement, ou de “vivre et laisser vivre”.

Pour le premier thème, une lettre du 19 mars 1916 explique sa survie lors de l’assaut meurtrier du 9 mai 1915 en Artois, survie qu’il impute au comportement de son capitaine : « Il a refusé de sortir à l’ordre du commandant et lui a dit que sa compagnie ne sortirait que quand les mitrailleuses boches qui étaient devant nous seraient démolies par l’artillerie et qu’il ne voulait pas nous conduire à la boucherie » (tome II, p. 351). On trouve en outre trace d’une “délégation” au commandant sur l’insuffisance de la ration qui débouche sur un sabotage discret des travaux : « Tout le monde n’était pas content, mais aussi, le travail qu’on fait est petit » (11 mai 1916, tome II, p. 367).

S’agissant du second thème, Clément note le 29 mai 1915 : « Ici, on nous fait couper l’herbe devant les Boches, et eux font de même, ils nous tirent pas un coup de fusil » (tome II p. 109). Un témoignage indirect sur une scène qui se serait déroulée au 9e RI sur le front d’Arras est rapporté dans une lettre du 30 octobre (tome II, p. 200) : « Eux sont moins en danger que nous parce qu’ils sont bien avec les Boches. Ils se sont passés du pain entre eux, mais vous savez, leur pain n’est pas si blanc que le nôtre. Un sergent de notre compagnie y est allé les voir à leur secteur, ils sont à deux kilomètres de nous plus sur la droite et ils lui ont raconté ça. Ils plaçaient des fils de fer ensemble et ils ne se tiraient pas un coup de fusil, ils sont allés dans leurs tranchées. Quelqu’un et des officiers boches ont causé avec des officiers à nous, et ils disent qu’eux aussi en ont marre. Le jour de l’attaque du 25 septembre, il y en avait dans les entonnoirs près de la tranchée boche et pendant la nuit les Boches leur ont porté des confitures, et toute la journée le 75 a tapé sur notre tranchée, et il a esquinté la moitié du 9e. Et sur tout le front, ça devrait être comme ça. Peut-être que la guerre comme ça se finirait. Seulement, maintenant, ils les ont avertis : le premier qui parle avec un Boche est fusillé sur place. »

Un autre élément intéressant réside dans la quantification (bien entendu approximative) des épisodes où le témoin a été confronté à l’alternative “tuer ou être tué”. Dès son arrivée en Champagne, Clément relate des scènes de bombardements quasi ininterrompus. Le risque d’être enseveli est fréquent : « Nous sommes restés toute la journée dans une tranchée, couchés à plat ventre, et il y avait des moments que les obus nous couvraient de terre, on avait des blessés et des morts à côté de nous » (19 février 1915, tome II, p. 41). Le 11 janvier 1915, Clément passe à côté du pire : « Hier, nous avons passé une terrible journée, les obus sont tombés toute la journée, nous n’avons eu qu’un mort et un blessé. À moi, il m’en a éclaté un devant la cabane, et a brisé la gamelle à un copain qui était à côté de moi » (p. 30). Mais le danger vient aussi des balles : « J’ai vu les casques à pointe de près, j’ai eu la capote trouée par une balle » (25 décembre 1914, tome II, p. 26). Les narrations du danger subi sur le front d’Arras en 1915 évoquent exclusivement les bombardements. Mais un risque nouveau est mentionné le 12 mai : « Je crois que bientôt les tranchées seront inhabitables à cause des mines. Moi, j’ai sauté à 2m de l’autre côté des tranchées, sans avoir mal » (tome II, p. 87).

Fin janvier 1916, pour faire diversion aux préparatifs de l’offensive de Verdun, le front d’Arras est embrasé par les Allemands. L’historique régimentaire du 11e liste trois attaques allemandes, une contre-attaque et un combat à la grenade. Le 4 février 1916, Clément relate le premier assaut adverse du 28 janvier : « L’autre matin, ils ont sauté en face de nous et les tranchées ne sont qu’à 20 mètres l’une de l’autre et ils ont commencé à monter sur les tranchées en criant “hurrah” mais les mitrailleuses ont ouvert un feu croisé et ils sont vite redescendus quand ils ont entendu ces pruneaux siffler » (tome II, p. 279). On réalise très vite que les adversaires sont restés à distance, d’ailleurs ce sont les mitrailleuses qui ont bloqué la tentative, les fantassins ont-ils seulement eu le temps d’intervenir par le feu individuel ? Le 17 février 1916, nouvelle lettre, nouveau combat pour la reprise d’une tranchée gagnée par les Allemands, dont les formulations montrent que Clément n’est pas acteur : « Hier, il y en a qui ont voulu la reprendre, il y en a deux qui se sont fait tuer » (p. 282). Mais la lettre du 19 février, qui relate la dernière des tentatives de diversion allemande dans le secteur tenu par le 11e RI, évoque une réalité d’une autre nature. Pour la deuxième fois sans doute, Clément est engagé dans une lutte interpersonnelle : « Hier, dans la nuit, nous avons fait 4 prisonniers et 2 ou 3 morts. C’était une patrouille qui s’avançait sur nous. Ils étaient 9, ils avaient pour mission de reconnaître la 1ère ligne à nous. […] Mais seulement, on les a arrêtés, il n’y en a que 2 qui n’ont pas eu de mal, ils ont sauté dans notre tranchée en abandonnant le fusil et l’équipement, les autres étaient broyés par les balles » (p. 282). On peut penser que, cette nuit là, Clément a tué, au minimum il a tiré à faible distance sur des ennemis visibles…

En avril 1916, changement de secteur, retour à la butte du Mesnil, retour à la “routine” du bombardement : « Nous sommes terrés comme des renards toute la journée » (5 mai 1916, p. 362). Au passage, Clément demande à recevoir La République des Travailleurs car « par ici, les journaux nous disent toujours qu’on les aura. Moi aussi je dis qu’on les aura – les bidons vides ou les poux – mais les Boches jamais ».

Un nouveau danger est rapporté : « Avant-hier, nous avons eu une attaque allemande. Nous autres, nous avons souffert beaucoup des gaz lacrymogènes qu’ils ont envoyés en arrière. Et vous savez, c’est très mauvais, ça vous brûle les yeux et ça vous fait vomir » (4 juin 1916, p. 375). Pour le reste, les bombardements sont très majoritairement évoqués. On comprend d’ailleurs pourquoi : Clément manque à deux reprises de mourir. Alors qu’il est de corvée de paille, « voilà qu’il arrive un obus et qui éclate en plein sur nous. C’était peut-être du 200 » (15 juin 1916, p. 383), « Encore maintenant, au moment où j’allais commencer cette lettre avec plusieurs qu’on était, voilà qu’il arrive une rafale d’obus qui tombent à 10 mètres de nous. Heureusement que personne n’a été touché » (20 juin 1916, p. 385).

Le 1er juillet 1916, le 11e quitte la Champagne pour monter à Verdun le 21 juillet. Le 25, Clément est blessé à la jambe par un éclat d’obus. Il avoue s’être terré dans un trou d’obus, il a vécu là plusieurs jours de combats. Outre la blessure, une autre mort aurait pu le prendre : « J’ai été enterré par un obus dont j’ai pas pu me dégager pendant 2 heures avec Guiobert de Saint-Clar » (27 juillet 1916, p. 415).

Enfin, les lettres montrent un soldat paysan s’intéressant à distance à la marche de l’exploitation familiale (date des semis, prix du bétail, opportunité d’acheter une nouvelle machine), s’informant du sort des camarades du village mobilisés, tentant, dès qu’il le peut, de retrouver des habitudes rurales, par la pêche et la chasse (tome II, p. 353). Clément, gourmand, nous montre son dégoût de l’excès de viande, sa nostalgie des légumes du pays, sa découverte de la bière et de la cuisson au beurre des crêpes…

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Lapointe, Arthur Joseph (1895-1960)

1-Le témoin

Né à Saint-Ulric, comté de Matane (Québec), Arthur-Joseph Lapointe a 21 ans quand il se porte volontaire pour rejoindre les rangs du 189e bataillon de Gaspé, en 1916. L’unité étant dissoute à son arrivée en Angleterre, il intègre, en 1917, les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien lors de la Grande Guerre. Il y obtiendra le grade de lieutenant. Il participa également à la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs des Veteran Guards, où il sera promu major. Arthur-Joseph Lapointe fit carrière en politique fédérale comme député de Matapédia-Matane, de 1935 à 1945.

2-Le témoignage

De la date de son départ du camp de Valcartier, à Québec, le 21 septembre 1916, jusqu’à son retour dans sa famille, le 8 février 1919, Arthur-Joseph Lapointe tient un journal personnel dans lequel il couche presque quotidiennement ses impressions sur son expérience de soldat. Il le publie en 1919 sous le titre Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (Saint-Ulric, sans éd., 109 p.). Ce témoignage est réédité plusieurs fois, en 1930 et en 1944, en plus d’être traduit en anglais, en 1931, sous le titre Soldier of Quebec, 1916-1919. Tout l’intérêt de cet écrit est qu’il demeure l’un des rares témoignages d’un ancien combattant canadien-français de la Grande Guerre. Rappelons que les Canadiens français ont généralement été réticents à participer au conflit outre-mer. Ce récit permet donc de disposer d’une expérience canadienne-française de la guerre de 14-18.

3-Analyse

Avec son journal personnel, Arthur-Joseph Lapointe partage ses impressions sur sa vie de soldat, faisant état de ses sentiments les plus intimes. Cette particularité donne à son récit une dimension véritablement humaine. Son récit chronologique peut se partager en quatre parties.

-La première concerne son départ du Canada et sa traversée de l’Atlantique, du 21 septembre au 5 octobre 1916. Récit à taille humaine, le soldat Lapointe décrit le déchirement qu’il éprouve, le 22 septembre 1916, à quitter ce frère venu seul lui dire adieu sur le quai de la gare, d’où un train doit le conduire au port d’Halifax pour s’embarquer pour l’Angleterre : « Malgré tous mes efforts pour me montrer courageux, je ne puis surmonter l’émotion intense dont mon âme est remplie et je sens des sanglots me monter à la gorge. Pendant plusieurs instants je ne puis proférer une parole et cependant, j’aurais une multitude de choses à dire… pourtant je sais que dans quelques instants, il sera trop tard. Le train va bientôt partir et ce frère que j’ai devant moi, je ne le reverrai probablement jamais… » (p. 6, citations tirées de l’édition de 1919). Sur le navire qui le conduit vers l’Europe en guerre, il note également, à la date du 26 septembre 1916, sa nostalgie de quitter la terre canadienne : « Maintenant c’est fini, mes yeux fouillent en vain l’horizon. Tout a disparu. L’océan semble avoir tout submergé. Adieu, Canada… Adieu, cher pays… » (p.8).

-La deuxième partie rend compte de son entraînement en Angleterre, du 6 octobre 1916 au 28 avril 1917. Il est intéressant d’y noter les différents exercices effectués, les conditions de vie, les permissions passées dans la société anglaise, ou sa fidélité à la foi catholique avec le devoir qu’il se fait d’assister chaque dimanche à la messe. Rappelons que la foi catholique constituait alors l’un des piliers identitaires de la communauté canadienne-française. Même s’il demeure fidèle à son identité culturelle sur le sol anglais, il remarque amèrement, à la date du 7 février 1917, combien la question de l’engagement pour outre-mer ne fait pas l’unanimité au Québec. Le volontaire canadien-français fait alors face à l’indifférence de ses compatriotes restés au pays et rejetant toute participation au front : « Un épais brouillard de neige s’est abattu sur le camp et il fait très froid. Nous continuons quand même les exercices sous un vent glacial qui nous fait grelotter. Et pendant que nous sommes à la peine, je connais des gens qui là-bas au pays s’amuseront gaiement aujourd’hui, et n’auront pas la moindre pensée pour le petit soldat canadien qui poursuit vaillamment la tâche qu’il s’est volontairement imposée. D’autres cracheront de mépris en songeant à nous, et répéteront pour la centième fois peut-être que nous n’avions pas de raison d’aller nous faire casser la tête pour la France et l’Angleterre. » (p. 16).

-La troisième partie de son journal traite de son expérience au front, en France et dans les Flandres, du 3 mai 1917 au 2 novembre 1918. Arthur-Joseph Lapointe décrit sans pudeur toutes les horreurs du front dont il est témoin, que ce soit les corps en décomposition, témoins d’offensives antérieures, la mort aveugle donnée par l’artillerie et à laquelle le fantassin est soumis, ou encore le calvaire du soldat dans l’environnement boueux des tranchées. Au cours de la bataille de Paschendaele, en octobre-novembre 1917, il décrit la vision que le front offre aux combattants : « Dans une tranchée inondée, des cadavres d’Allemands, le ventre démesurément gonflé, flottent dans une eau bourbeuse. Çà et là, des morts ensevelis dans la boue laissent émerger un bras ou une jambe. Des figures macabres apparaissent, noircies par un long séjour sur le sol. Partout où ma vue se porte, elle ne rencontre que des cadavres informes roulés dans un linceul de boue. » (p. 70).

-Enfin, la quatrième partie du journal, du 11 novembre 1918 au 8 février 1919, traite du séjour d’Arthur-Joseph Lapointe à l’hôpital, pour des douleurs que les médecins attribuent aux gaz absorbés en France, jusqu’à son retour au Canada, auprès de ses parents. C’est depuis l’Europe qu’Arthur-Joseph Lapointe apprend la mort de membres de sa famille emportés par la grippe espagnole qui toucha durement le Canada. A la date du 1er janvier 1919, il note : « Un soldat de mon village que j’ai rencontré aujourd’hui m’a offert ses sympathies en me disant : « Pauvre ami, mais c’est épouvantable, tu as perdu six membres de ta famille pendant l’épidémie de grippe.-Non, lui dis-je, j’ai perdu deux frères et une sœur.-Ah oui, reprend-il, c’est une autre famille. » Cependant je crois lire sur sa figure un air d’embarras. « Mon Dieu ! Ayez pitié… C’est trop cruel… » (…) Je ne saurai donc l’étendue de mon malheur que lorsque je serai de retour dans ma famille ? Ce sera donc, jusque-là, des jours remplis d’inquiétude que j’aurai à vivre » (p. 104-105). Au-delà de la joie des retrouvailles avec ses parents, son retour dans sa famille est marqué par la tristesse face à l’absence de frères et de sœurs emportés par la grippe.

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Id., « Souvenirs et impressions de ma vie de soldat d’A.-J. Lapointe : rare témoignage d’un ancien combattant canadien-français de la Grande guerre », in Bulletin d’histoire politique, vol. 17, n°2, hiver 2009, p. 111-124.

Mourad Djebabla, octobre 2009

 

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Corneloup Claudius (1883- ?)

1-Le témoin

Né en Alsace, descendant de Bretons, Claudius Corneloup sert en Algérie de 1901 à 1905 dans les rangs de la Légion étrangère. Il y acquiert l’expérience militaire qui lui sera précieuse au cours de la Première Guerre mondiale. En 1908, il émigre au Canada et s’occupe d’horticulture. Il s’enrôle en 1915 dans le Corps Expéditionnaire canadien et rejoint directement les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien durant la Grande Guerre. Il reçoit 6 décorations pour sa bravoure au front : la Médaille de la conduite distinguée, la Médaille du mérite militaire, l’Étoile de 1914-1915, la Médaille de guerre britannique, la Médaille de la victoire et la Médaille militaire de France. En janvier 1917, alors qu’au Canada est débattue la question de la conscription, Claudius Corneloup prend position et écrit une lettre destinée au nationaliste Henri Bourassa, directeur du journal Le Devoir, pour lui faire part de son opposition à une telle mesure si impopulaire au Québec. Cette lettre, interceptée par le commandant de son unité, ne sera jamais envoyée, et lui vaudra un procès en cour martiale et une condamnation humiliante à la peine du piquet. Après la guerre, Claudius publie dans la presse québécoise des extraits de ses témoignages de guerre.

2-Le témoignage

En 1919, Claudius Corneloup publie L’Épopée du vingt-deuxième (Montréal, La Presse et Librairie Beauchemin Limitée, 150 p.). Il y rassemble les différents articles publiés dans la presse québécoise au sujet de son expérience de guerre. Comme il l’annonce dans sa préface, plus qu’un simple récit personnel, le but premier de l’ouvrage est de mettre en lumière les exploits du 22e bataillon canadien-français lors de la Grande Guerre. En tant qu’ancien-combattant, Claudius Corneloup donne à son récit une dimension qu’il veut véridique, et non littéraire : « m’éloignant de toute étiquette littéraire et bannissant le style et les mensonges de l’art, ainsi que tous ses artifices (…), j’ai tenu à n’en faire, au lieu d’une œuvre de science, qu’un simple composé de sentiments, écrit au fil de la plume, au hasard, au jour le jour (…); j’ai écrit ces pages pour tous ceux qui ont souffert, vécu, pleuré dans les tranchées; j’ai écrit pour tous les blessés qui ont généreusement donné leur sang, pour tous les parents et amis qui ont pansé nos blessures, qui nous ont aidés et pour toutes les saintes âmes qui ont prié pour nous ». (p. 7). L’Épopée du vingt-deuxième revêt ainsi la forme d’une chronique mettant en lumière les exploits du 22e bataillon en France durant la Première Guerre mondiale.

3-Analyse

Dans un premier temps, Claudius Corneloup brosse un rapide historique des causes de la guerre et de la réponse du Canada : « Notre pays, le Canada, qui suivait douloureusement les phases émouvantes de cette sanglante levée d’hommes, décida de participer aux événements futurs. De l’est à l’ouest, du nord au sud, un cri d’indignation s’éleva contre la brutale Allemagne, dont toutes les atrocités relevées sur le passage de ses troupes soulevaient le cœur de nos laborieuses populations. De jeunes gens, artisans, artistes, étudiants, laboureurs, trappeurs, de toutes les professions, de toutes les religions, se levaient, accouraient, s’enrôlaient et demandaient à partir au secours de leur mère-patrie, l’Angleterre. » (p. 11).

Par la suite, il développe les principales étapes de la formation du 22e bataillon, au Québec, à l’automne 1914. Il souligne alors combien cette unité fit honneur aux Canadiens français, même si ces derniers se montraient plutôt indifférents envers ceux des leurs qui se portaient volontaires pour servir outre-mer : « déjà à l’époque de sa formation ne trouva-t-on pas, même au sein des populations canadiennes-française, des gens illogiques et déloyaux qui s’étaient écriés : « qu’est-ce qu’ils vont faire en France ?… Ils n’ont jamais vu un fusil seulement… ». Et des critiques cherchèrent à émousser les fiévreuses ardeurs de cette belle jeunesse qui, traînée aux gémonies par certains de ses compatriotes, jeta autour d’elle un rayon si pur de gloire que la France et l’Angleterre en furent éblouies » (p. 33-34). Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pour Claudius Corneloup, les exploits et les sacrifices des hommes du 22e bataillon doivent imposer le silence à toutes critiques, un peu à l’exemple de la définition de la mémoire officielle canadienne de la Grande Guerre qui se met en place dans l’entre-deux-guerres : « (…) le passé du 22e est devenu un sanctuaire d’espérance, un lieu de pèlerinage pour les jeunes générations (…) sur ces traces fraîches, sont accumulées d’innombrables siècles de courage sur lesquels tout bruit clandestin serait une injure à leur terrible grandeur. Sur ces traces fraîches, silence !… Nos morts pourraient vous entendre; ne troublez pas leur sommeil de martyre… » (p. 8).

L’autre partie de son récit traite des principaux engagements en France et en Flandres : Ypres, Courcelette, Vimy, Lens… Son récit met particulièrement en avant la valeur du soldat canadien, que ce soit pour sa bravoure, son audace, sa hardiesse ou son moral à toute épreuve. Au sujet de la bataille de Lens, il décrit l’unité canadienne acquise au front par la camaraderie des combattants : « ce duel va durer un mois. Un mois, les Canadiens du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, de la Nouvelle-Ecosse et de l’Alberta, de la Colombie-Anglaise et de Québec, un mois durant, dans les crises furibondes, dans les assauts combinés, dans les sacrifices sanglants, les proies hideuses, blêmes de terreur, incapables de briser ce socle de jeunesse entendant la répétition solennelle d’un serment sacré : -«ce que les Canadiens ont, ils le gardent!» » (p. 83).

A l’opposé, Claudius Corneloup critique le manque d’organisation ou de ténacité des troupes britanniques, ou certaines de leurs erreurs stratégiques et tactiques. Tout son récit est ainsi empreint de sentiments francophiles, tandis qu’il demeure critique à l’égard des Anglais.

Claudius Corneloup évoque également les échos qui arrivent au front au sujet des troubles que la conscription fait naître au Québec, en 1918. Mais L’Épopée du vingt-deuxième s’attarde d’abord à magnifier les soldats du 22e bataillon dont Claudius Corneloup souligne combien les exploits ont permis de forger un nom à l’unité, que ce soit en Europe ou au Canada. Même si le récit est avant tout un panégyrique à la gloire du 22e bataillon, le chroniqueur exploite son expérience d’ancien-combattant pour révéler des éléments de l’horreur de la guerre : « Dans les boyaux de communication ce n’étaient que gémissements, plaintes entrecoupées, émergement de mains tendues, suppliantes, bottes maculées de sang, éboulements gluants, loques éparses. Un malheureux était mort le long d’un talus comblé d’épaves, crispant dans sa main droite son bras gauche arraché. Son masque de protection traversé par un éclat d’obus laissait percevoir au travers l’effilochement d’une lettre. » (p. 114).

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Steve Fortin, « A la recherche de Claudius Corneloup », in The Maple Leaf / La Feuille d’Érable, vol. 12, n°20, mai 2009, p. 5.

Mourad Debabla, octobre 2009

 

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Marquiset, Jean (1885-1984)

Le témoin

Fils d’un architecte, Jean Marquiset est né à Laon (Aisne) le 28 septembre 1885. Il devient avocat. Son frère Paul, architecte, a signé de nombreux bâtiments laonnois. Il fait donc partie des élites sociales : il est d’ailleurs le premier nom sur la liste des otages dressée par la police militaire allemande en octobre 1916 (p. 175) ; il bénéficie également d’un accès privilégié aux ordres de la kommandantur adressés à la mairie (p. 241). Mort à Paris le 15 février 1984.

Jean Marquiset parle très peu de lui et on n’a que peu d’éléments biographiques. Jeune, on ne sait pas pourquoi il n’a pas été mobilisé en 1914. D’ailleurs, il ne fait pas partie des hommes évacués en tant que mobilisables au moment du retrait allemand (p. 275) en octobre 1918.

Du fait de sa maîtrise de l’allemand, Jean Marquiset sert occasionnellement d’interprète. Cela ne l’empêche pas de s’affirmer comme très germanophobe en brodant autour des thèmes classiques de l’Allemand qui serait tout à la fois un barbare et un génie de l’organisation la plus tatillonne (p. 2). Sans surprise, Jean Marquiset développe une vision conservatrice de la nation dans laquelle les sentiments patriotiques sont mêlés aux sentiments religieux (p. 2, 37). Il chante également les vertus d’une petite ville vivant dans une tradition séculaire loin des usines (p. 14) et affiche une certaine condescendance pour les milieux populaires (p. 20).

Le seul événement de l’occupation le concernant qu’il évoque ici est son arrestation suite à une dénonciation l’accusant de cacher des armes. Il passe 3 jours en cellule. Du vin ayant été découvert par les gendarmes, il doit s’acquitter d’une amende de 1500 marks (p. 102-103).

Le témoignage

Publié une première fois en 1919 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, Paris, Bloud et Gay), il fait l’objet d’une nouvelle impression en 2007 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, 1914-1918, Paris, collection « des faits et des hommes », Le Livre d’Histoire). Il avait déjà été l’auteur d’un article (Jean Marquiset, « A Laon : 4 ans sous le joug des barbares », La Revue hebdomadaire, n°7, daté du 15 février 1919, pp. 363-382).

Son témoignage se présente sous la forme d’un journal tenu d’août 1914 au 13 octobre 1918, jour de la libération de Laon. Les notes sont d’abord quotidiennes puis leur régularité évolue en fonction du contexte. Le journal est découpé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une période de 1 à 4 mois que l’auteur résume en un titre suivi d’une citation d’un auteur allemand (Schiller, Heine, Goethe) censée témoigner de la barbarie allemande. Jean Marquiset ne se livre pas dans son journal mais il décrit des scènes dont il a été témoin en ville, recopie des ordres allemands, et livre ses commentaires sur ces ordres. On constate que les premières pages sont écrites au passé, jusqu’à la date du 30 août 1914. On peut supposer que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il décide de tenir son journal et rattrape le temps perdu. Le journal apparaît comme soigneusement rédigé : l’auteur prend le temps de décrire certaines ambiances avec une plume assez lyrique (p. 149 par exemple). L’auteur a certainement revu et retravaillé son journal pour la publication. D’ailleurs les extraits du journal publiés dans La Revue hebdomadaire ne correspondent pas à ceux qui ont été publiés dans Les Allemands à Laon.

Jean Marquiset annonce clairement son intention en préface. Il ne souhaite pas écrire une histoire de Laon sous la guerre mais un « recueil d’impressions et de souvenirs » (p. 1). Il assume donc la subjectivité de son texte. Bien plus, son projet est de dénoncer ce qu’il considère être un plan méthodique de destruction mis en place par les Allemands : « Rien n’était fait à la légère, tout répondait à un plan, concourait à un but. Détruire, anéantir, torturer » (p. 2). Il veut de cette manière entretenir « comme un feu sacré, cette haine des Allemands qui brûle en nous de toute son ardeur » (p. 11). Il destine donc son ouvrage aux jeunes générations mais également à tous les Français qui n’ont pas connu l’occupation et parmi lesquels circule le stéréotype du « Boche du Nord » : « Ceux qui ne sont pas demeurés à Laon, ne peuvent se faire une idée de l’existence qui fut la nôtre pendant ces quatre années, de nos tristesses, de nos misères et de nos angoisses. On ne saurait comparer l’occupation allemande de 1914 à celle de 1870 (p. 9) »

Analyse

Le journal de Jean Marquiset est peu personnel. En revanche, il rend assez bien compte de la manière dont les différentes phases de la guerre impriment leur marque sur Laon. L’entrée des Allemands à Laon, le 2 septembre 1914, est bien marquée par des pillages et quelques incidents mais elle se déroule dans un certain ordre et sans les violences qui ont pu être connues ailleurs. Le reflux allemand après offensive de la Marne est observé à partir du 14 septembre du haut des remparts, d’où les combats sur le Chemin des Dames sont visibles et attirent les spectateurs (p. 33). En janvier 1915, ce sont les canons de la bataille de Soissons qui se font entendre (p. 71) puis en septembre, la préparation d’artillerie pour les offensives en Champagne (p. 111).

En juillet 1916, le « Trommelfeuer » s’abattant sur la Somme est entendu sans interruption (p. 157). Et de nouveau, la population oisive va sur les promenades pour entendre le canon (p. 158). Mais cette guerre se rapproche au moment de l’offensive du Chemin des Dames : dès février 1917, les troupes affluent en ville, des hôpitaux de campagne sont créés et les circulations sont davantage contrôlées. Début mars, Laon n’est plus qu’un « vaste casernement » (p. 193). La canonnade devient intense à partir du 25 mars (p. 199) et se transforme en un roulement ininterrompu le 12/04 (p. 203). Laon, qui a déjà été victime de bombardements aériens, est désormais touchée par les canons français : Jean Marquiset compte, du 14 au 24 avril, une salve toutes les 10 minutes dirigée vers les faubourgs et le bas de ville. Le plateau apparaît alors comme protégé. Pour les habitants de la vieille ville, l’offensive redevient un spectacle : le narrateur aperçoit par exemple les fumées autour du fort de la Malmaison en octobre (p. 232). Avec la perte du fort de la Malmaison par les Allemands, la ville se trouve sous la menace permanente de bombardements. En effet, « le front, paraît-il, se rapproche. Les ballons captifs sont maintenant au-dessus de la ville »(p. 236). La ville semble s’être rétrécie, les communications avec les faubourgs étant interdites. Et les bombes tombent désormais sur le Plateau : Jean Marquiset passe plusieurs nuits dans sa cave (p. 251) et les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses (p. 255) en mars-avril 1918. Les Laonnois sont témoins de l’avancée rapide des Allemands à partir du 27 mai 1918 : Jean Marquiset constate ainsi la disparition des ballons et du bruit du canon alors que les prisonniers français affluent en ville (p. 259). Le canon fait sa réapparition le 20 juillet 1918 après la contre-offensive alliée menée dans la vallée de la Marne (p. 267) et les ballons allemands reviennent au-dessus de l’Ailette (p. 268), puis les ballons français sont de nouveau visibles (p. 270). Lorsque les Allemands sont contraints de se retirer, les hommes sont évacués (p. 274) le 9 octobre et les mines explosent dans les établissements militaires et à la gare (p. 277).

La ville de Laon n’est pas seulement témoin de la guerre, elle est transformée par cette guerre. Les Allemands en font une ville de garnison stratégique puis elle devient une ville du front après le 25 octobre 1917. Dès les premières semaines, elle accueille de nombreux services allemands : kommandantur, Etat Major de la VIIe armée, police et justice militaire, service de topographie… Ces services s’installent dans les bâtiments administratifs français et les symboles républicains sont remplacés par les emblèmes allemands (p. 73 et 78). La ville semble ainsi se germaniser : les panneaux et les inscriptions en allemand se multiplient (p. 48 et 60), le nom des rues est d’ailleurs germanisé (p. 96), les commerces allemands remplacent les boutiques françaises (p. 121-122). Laon vit à l’heure allemande au sens propre (p. 49) comme au figuré. Elle devient un décor à la gloire de l’empereur pour sa fête et plus particulièrement pour celle organisée en 1915 (p. 74-75). Cette présence militaire allemande est également marquée par les nombreux casinos et cantines réservés aux soldats et officiers (p. 134). L’autorité allemande devient le principal employeur de la ville avec l’installation des ateliers de la kommandantur (p. 138). La ville est également organisée pour répondre à d’autres besoins de la guerre : des hôpitaux sont ouverts dans les écoles si bien que la ville se couvre des drapeaux de la Croix-Rouge (p. 61). Laon n’accueille pas seulement les blessés mais également les morts de la guerre : des cimetières sont alors créés, car constate Jean Marquiset, « il y a tant de morts » (p. 40).

Cette ville n’est plus tout à fait la même non plus au niveau de sa population. Cette population aurait changé : les plus riches seraient partis au début de la guerre (p. 37) et Laon accueille de nombreux évacués ayant tout perdu (p.43) et des colonnes de travailleurs civils (p. 177). Cette population est d’abord majoritairement oisive (p. 58) avant d’être mise systématiquement au travail par les Allemands (p. 173). Cette population est traversée par de nombreuses tensions sociales du fait des pénuries. Les nouveaux arrivants ne sont pas bien vus : la mairie refuse par exemple d’assurer le ravitaillement des évacués (p. 43). Les prisonniers russes ou les prisonniers civils belges, décrits comme affamés, agresseraient les habitants pour avoir de quoi manger (p. 182 et 204). Même les prisonniers français ne sont pas toujours très appréciés vers la fin de la guerre : ils sont décrits comme « gros et gras » (p. 260) et leurs remarques choquent parfois les habitants : « Cela nous montre bien qu’en France on ne se rend pas compte de notre situation (p. 216) ». Les pénuries semblent plus durement ressenties dans les milieux ouvriers (p. 106). Chacun improvise alors un système de débrouille : plusieurs s’entendent avec des soldats pour avoir un peu de pain ou marmelade (p. 172), les habitants, même « des gens à l’aise avant la guerre se pressent pour profiter de la soupe aux cuisines roulantes » (p. 213), les enfants voleraient ou siffleraient l’hymne allemand pour avoir un peu de nourriture (p. 216), sans compter les femmes accusées de coucher avec les Allemands pour avoir de quoi manger (p. 216). Les dénonciations fleurissent également (p. 92). Ces dénonciations font peur et incitent les habitants à obéir aux ordres allemands : « Qui n’a rien caché ? et qui peut se croire à l’abri d’une dénonciation ? » (p. 84).

Le témoignage de Jean Marquiset donne des indications sur son moral et sa vision de l’avenir. Comme tous les Français, il estime que la délivrance ne saurait tarder dans les premières semaines d’occupation (p. 43) et il est étonné que les Allemands soient encore là à la Toussaint 1914 (p. 52). Progressivement, il établit sa ligne de conduite : « il vaut mieux se résigner sans perdre courage ni espoir » (p. 114), écrit-il en octobre 1915. Certes, il se reprend à espérer à chaque nouvelle offensive (p. 157) ou quand le printemps revient (p. 89) mais les espérances sont fugaces : il témoigne même du découragement de la population laonnoise (p. 162), fin juillet 1916. Dès lors, les journées paraissent bien grises (p. 184). Même quand les offensives reprennent en 1917, l’optimisme n’est plus de rigueur par crainte d’une évacuation, d’où une « tension nerveuse inexprimable » (p. 199) en mars 1917, accrue par le bombardement de la ville. De telles angoisses conduisent les habitants à se précipiter sur les trains de rapatriement organisés par l’autorité allemande : « La vie est si douce ici que chacun songe à fuir. Devant la Kommandantur, on fait la queue pour se faire inscrire » (p. 245).

La tension est encore plus grande lorsque le Plateau de Laon est bombardé : la mort est dans tous les esprits. « La mort hurle autour de nous » écrit alors Jean Marquiset (p. 252) et on n’hésite plus à dénigrer les responsables français : « Chacun se demande comment il se fait qu’après avoir visé les premiers jours les abords de la gare, les Français dirigent leur feu sur le plateau »(p. 254). La nervosité ambiante peut également avoir pour origine l’affaiblissement physique dû à la situation de disette : « Nous sommes tous, à des degrés différents des neurasthéniques : l’affaiblissement du corps, les souffrances physiques nous ont amenés là » (p. 127). L’inflexion du moral est donc nette à partir de 1916, à mesure que la pénurie s’accroît.

Autres informations

  • Henri Pasquier, Quarante-neuf mois d’esclavage. La ville de Laon sous le joug allemand, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1922 (un récit de l’occupation organisé de manière thématique).
  • Francis Pigeon, «Les Allemands à Laon», Mémoires de la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, tome LII, 2007, pp. 209-236.
  • Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, octobre 2009

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Faget, Maurice (1877-1942)

1. Le témoin

Maurice Faget avait 37 ans en 1914. Il est né à Cassaigne (Gers) le 5 juillet 1877 dans une famille de propriétaires ruraux aisés. Ses études l’ont porté jusqu’au « niveau bac », après quoi il a géré les propriétés familiales. Il ne s’est marié qu’après la guerre, en 1920. Son fils est né en 1921. Maurice Faget est mort pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Cassaigne, le 20 août 1942.

2. Le témoignage

Du 7 août 1914, au lendemain de sa mobilisation à Agen au 129e régiment territorial d’infanterie, jusqu’au 22 janvier 1919, peu avant sa démobilisation, il a écrit à sa famille, principalement à ses parents et à sa sœur aînée, Gabrielle, veuve, ainsi qu’à son neveu, également mobilisé. Il est toujours resté 2e classe, au 129e RIT jusqu’à la dissolution du régiment en août 1917, puis au Groupement de Brancardiers du Corps d’Armée. Son fils Henri a retrouvé 535 lettres et les a publiées à petit tirage : Henri Faget, Lettres de mon père, 1914-1918, chez l’auteur, château de Cassaigne, 32100 Cassaigne (henri.faget459@orange.fr). Le livre est illustré de deux cahiers de photos (Maurice Faget, ses camarades, les tranchées, ruines de Souain…).

3. Analyse

Il arrive en Champagne fin octobre 1914. Le 10 janvier, il y décrit le rôle des Territoriaux : « Quoique nous allions à notre tour en première ligne, nous n’occupons pas, nous territoriaux, les postes très dangereux et lorsqu’il s’agit d’attaquer nous sommes toujours remplacés par l’active, d’ailleurs la meilleure preuve, c’est que depuis le début de la guerre, notre régiment n’a pas de mort, ni blessé dans le service des tranchées. » En période de « repos », ils sont « occupés du matin au soir à différentes corvées toujours pour améliorer ou refaire les tranchées. Quand donc pourrons-nous lâcher les pioches et les pelles du gouvernement ? » (29 mai 1915). Ou bien (3 juin) : « Demain soir, nous rentrons au camp pour cinq jours, mais on ne désire guère plus ce séjour car du matin au soir il faut faire l’exercice comme des bleus. »

Pendant toute la guerre, Maurice Faget reçoit d’assez gros mandats et beaucoup de colis de nourriture, dont il fait le commentaire en retour. Au dire même de son fils, éditeur des lettres, le livre est « un véritable inventaire de la gastronomie gasconne, foies gras, confits, civets, ris et cervelles, volailles en accommodements les plus variés, gâteaux pastis, crêpes, merveilles, etc. » Le soldat y puise réconfort, de même que dans les lettres reçues, qui « chassent les idées noires » (7 mai 1915).

Car, les idées noires, oui, elles sont exprimées : « sale guerre » (15 janvier 1915) ; « les plus las sont les officiers qui se font évacuer en masse » (29 janvier) ; lui et ses camarades sont « rassasiés de la guerre, mais que faire ! » (7 mai). Comment la guerre pourrait-elle finir ? « Enlever une par une toutes les tranchées est, à mon avis, impossible ou bien c’est l’anéantissement complet de tous les Français valides » (18 mars 1915). « A moins d’événements extraordinaires, mon opinion, malgré tout ce que racontent les journaux, est que nous sommes encore pour longtemps sous les armes. Ça coûte trop cher de prendre des tranchées. Je crois que c’est par la famine qu’on aura les Boches et personne ne connaît leurs approvisionnements » (27 avril).

Passant à Châlons-sur-Marne, le 25 juin 1915, il note : « Je vous assure que ce mouvement de grande ville m’étonnait un peu depuis plusieurs mois que nous vivons en dehors de la vie ordinaire. » Par contre Suippes (12 juillet), Souain (13 juillet) sont en ruines. Ce sont des visions qui dépriment, de même que les faveurs accordées aux « embusqués, ordonnances, flatteurs, etc. » pour le tour de permission.

Le 26 septembre, lors de l’attaque de Champagne : « Ça chauffe ferme pas très loin de nous, mais nous ne risquons rien, ma Compagnie est affectée à amener à l’arrière les prisonniers. » Le 2 octobre : « Nous sommes occupés toute la journée à nettoyer les tranchées boches et françaises. Nous entassons le matériel abandonné et enterrons cadavres d’hommes et de chevaux. C’est plutôt navrant mais petit à petit on s’habitue à ces tristes choses et, l’égoïsme poussant, on aime mieux être croque-mort que monter à l’assaut. Il me tarde d’être plus vieux de quelques jours pour connaître le résultat de cette poussée malheureusement très dure. » Déception, le 10 octobre : « On s’attendait à un plus grand résultat de cette attaque qui nous a coûté très cher en hommes. » « Et ce sera une campagne d’hiver à recommencer, et ce printemps prochain nouvelle attaque ! C’est désespérant. » Cette hantise d’une nouvelle campagne d’hiver revient fréquemment dans les témoignages des combattants, des fantassins en particulier.

Maurice Faget obtient sa première permission en décembre 1915. En 1916, il est dans la Somme, puis dans l’Oise. Planton auprès du commandant, c’est une « gâche » qui lui permet de se chauffer « auprès d’un bon poêle » et de plaindre « les pauvres poilus qui sont dans la tranchée », mais ne l’empêche pas de soupirer après « la paix !!! », le 1er avril 1916, comme le 15 juillet après la fête nationale : « Nos quarts auraient été levés avec plus de gaieté si ce mousseux avait apporté la paix. »

Il ne participe pas aux combats de Verdun et de la Somme en 1916, mais, au 16 avril 1917, il est au Chemin des Dames, pour la seule semaine de guerre véritable qu’il a connue (d’après ses propres dires recueillis par son fils, voir p. 210). Le 20 avril, il écrit : « Nous voilà hors de la fournaise depuis hier soir et Dieu sait si on respire d’aise après les huit jours passés sur les lignes. Par miracle le 129e a eu très peu de casse à déplorer, mais hélas tous les régiments ne peuvent en dire autant. Le 2e Corps colonial dont nous faisons partie a été décimé et pour quel résultat : une avance à peu près de 1500 mètres. Je ne veux pas me souvenir de l’horreur du champ de bataille, avec tous ses morts couverts de boue. […] Nous ne savons rien de l’ensemble des opérations, depuis huit jours nous sommes sans journaux, il me tarde que le cycliste les porte, mais quelle confiance accorder à leurs dires ? D’ici une dizaine de jours on verra le résultat de l’offensive, mais déjà, pour moi, je crois bien qu’elle n’a pas donné les résultats qu’on escomptait. »

En mai 1917, il est près de Lunéville et remplit des fonctions de secrétariat : « La paperasse continue toujours à affluer, c’est effrayant. Je n’avais jamais tant usé de plumes de ma vie. Il vaut mieux bien faire ça que de monter la faction » (4 juin). En août, il est transféré au GBC. « Je fais fonction de secrétaire de l’office d’état civil du champ de bataille, chargé d’identifier les morts, recueillir leur succession et les inhumer (4 octobre). « Quand donc finiront ces massacres ? »

Rémy Cazals, juillet 2009

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Beck, Suzanne (1870-1966)

1. Le témoin

Suzanne Beck est l’épouse du percepteur de Crécy-sur-Serre, dans l’Aisne. Il ne semble pas que la famille Beck y soit installée depuis longtemps ; Suzanne se considère comme étrangère au village. Elle fait par ailleurs référence aux colonies indochinoises où elle a vécu plusieurs années. Si elle ne fait jamais référence à la religion, elle est cependant attachée à une certaine morale républicaine et patriotique.

Suzanne Beck a été séparée de son mari et de sa fille aînée au moment de l’invasion et vit avec ses deux fils, Jean et Raymond, respectivement 17 et 12 ans au début de la guerre. Elle décide de faire partir son fils benjamin, Raymond, en décembre 1916 pour la « France libre » pour lui éviter les souffrances liées à l’occupation. Elle fait alors le choix de rester à Crécy-sur-Serre pour garder les archives de la perception et s’occuper de son fils aîné, le personnage principal de son récit. Le bourg est évacué le 10 octobre 1918, Suzanne Beck et son fils trouvent alors refuge à 15 km au nord-est, à Marle où ils subissent une nuit de bombardement particulièrement traumatisante.

2. Le témoignage

Les « Carnets de l’invasion, Crécy-sur-Serre 14-18 » par Suzanne Beck, 15 carnets manuscrits, sont conservés à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, inv. 26176-26189. Le premier carnet a été perdu, le témoignage débute le 22 octobre 1914. Il manque également la période allant du 17 avril au 6 juin 1917. Suzanne Beck prenait généralement ses notes au crayon. Les carnets ont été numérotés et datés au stylo par sa petite-fille qui a assuré la retranscription puis confié les carnets à l’Historial.

Suzanne Beck écrit dans un style direct assez vivant des notes quotidiennes. Elle relaie les informations et les rumeurs qui circulent en ville, raconte ses journées, ses angoisses et ses rencontres. Elle utilise son carnet comme un confident à qui elle s’adresse directement. La précision de ce qui est raconté varie selon son moral, les notes sont parfois prises de manière elliptique.

Suzanne Beck a relu ses carnets en 1940 et a rajouté occasionnellement certaines indications.

Les couvertures ou les dernières pages des carnets sont parfois utilisées par Suzanne pour noter ses menus ou les crédits qu’elle a contractés.

3. Analyse

Crécy-sur-Serre est un chef-lieu de canton de 1666 habitants en 1911, situé à 15 km au nord de Laon, dans le département de l’Aisne. Il est occupé par les Allemands de fin août 1914 à début octobre 1918. Une kommandantur y est installée en avril 1915 après que le bourg eût été sous l’autorité du commandant de Sains-Richaumont. Le bourg est alors éloigné du front. Avec le retrait des Allemands sur la ligne Hindenburg en février-mars 1917, Crécy-sur-Serre devient une ville de garnison beaucoup plus importante et les habitants doivent partager leur logement avec des troupes toujours plus nombreuses. Le bourg est finalement évacué le 10 octobre 1918.

Comme la plupart des civils ayant tenu un journal durant l’occupation allemande, Suzanne Beck est d’abord attentive aux attitudes et aux ordres promulgués par les Allemands : réquisitions en tout genre, logements, obligation de travailler, contributions et amendes… Son témoignage donne également à voir comment un village réagit à cette situation d’occupation. Elle rend en particulier compte de ses interrogations quant à l’attitude à adopter face aux ordres. Cela l’angoisse et l’empêche même de dormir. Après avoir tenté d’esquiver les ordres concernant le travail et avoir dissimulé les biens réquisitionnés, la famille Beck opte pour une attitude plus prudente, dans l’intention de ne pas se faire remarquer. Jean Beck a refusé un certain temps de se rendre aux appels pour aller travailler, puis il finit par obtempérer. Les travaux agricoles sont alors pour lui l’occasion de rencontres et d’amitiés avec des jeunes gens de l’agglomération lilloise qui ont été réquisitionnés pour le travail en 1916. Jean Beck est ensuite employé dans une colonne de travail à quelques kilomètres de Crécy-sur-Serre en 1917. Il parvient ensuite à travailler pour des Allemands ce qui lui évite de repartir en colonne de travail.

Si les ordres allemands continuent d’être une source d’angoisse durant les quatre ans d’occupation, les principales préoccupations de Suzanne Beck témoignent des difficultés de la vie en région occupée : trouver de l’argent, de quoi manger et de quoi se chauffer. La famille Beck semble subir une sorte de déclassement social, du moins au début de la guerre. La municipalité refusant d’avancer les traitements de fonctionnaires, la famille se retrouve sans sources de revenus et vit à crédit en se contentant du strict minimum. Finalement, c’est avec le travail demandé par l’autorité allemande aux habitants que la famille Beck trouvera une nouvelle source de revenus. Le froid est une autre souffrance que doivent subir les Beck en particulier durant le premier hiver, alors qu’ils n’ont pas de quoi s’acheter du charbon, et durant les deux derniers hivers particulièrement rigoureux. Suzanne Beck raconte que son haleine se transforme en gel sur l’oreiller en février 1917. Du fait des pénuries alimentaires et de la promiscuité, les maladies sont fréquentes telles la dysenterie dont sont victimes les Beck en 1915. Une autre maladie est qualifiée de « mal de guerre » par Suzanne Beck, il s’agit d’une faiblesse généralisée dont les symptômes sont des troubles de mémoire et une forme de repli sur soi. Suzanne Beck se plaint continuellement de ce mal à partir de 1917.

A partir de 1916, la famille Beck reçoit fréquemment à loger des Allemands, travailleurs civils, soldats ou officiers. Suzanne Beck se montre dans son journal volontiers germanophobe. Elle utilise régulièrement les termes de « sales boches », « d’animaux », de « cochons », de « barbares » pour qualifier les Allemands dans leur ensemble. En fait, cette haine est davantage tournée vers l’autorité allemande jugée comme arbitraire et vers les officiers accusés de tous les excès. En revanche, des liens se créent, des discussions naissent avec les Allemands logés. C’est particulièrement Jean Beck, bien que farouchement patriote, qui recherche la compagnie des Allemands pour exercer son allemand et échanger avec des jeunes gens ayant le même âge que lui.

La vie à Crécy-sur-Serre est marquée par l’isolement et le manque d’informations fiables. Le premier courrier que reçoit Suzanne Beck provenant de sa fille et de sa mère à Paris date de juillet 1916. Elles utilisent pour communiquer les cartes postales de la Croix Rouge dans lesquelles la correspondance est limitée à 20 mots. Suzanne Beck craint qu’avec le temps le lien se distende avec sa fille. Du fait de cet isolement, les informations sont essentiellement d’origine allemande et inspirent la méfiance. Cela fait naître des rumeurs très nombreuses sur l’évolution du front. Mais la guerre apparaît aussi dans le quotidien par le son du canon qui fait d’abord naître l’espoir jusqu’à ce que la population s’habitue à un son auquel on ne donne plus beaucoup de signification. L’imminence d’une offensive est toutefois visible à Crécy-sur-Serre lorsque les troupes sont concentrées et que des hôpitaux de guerre sont installés comme en avril 1917 ou en mai 1918.

Les carnets de Suzanne se font également l’écho des tensions qui peuvent traverser le village. Assez vite, la rancœur des habitants est tournée contre les populations évacuées des villages du front accusées de toutes les compromissions et de tous les vices. Les habitants semblent s’inscrire dans deux clans, partisans ou adversaires du maire. Ces derniers accusent l’équipe municipale de clientélisme et de compromission. Une autre source de tension concerne la guerre, de nombreux habitants estimant, selon Suzanne Beck, que le gouvernement français les avait abandonnés.

Le récit de Suzanne Beck s’achève sur l’évacuation de Crécy-sur-Serre, la population est alors conduite sur Marle. La fin de la guerre est particulièrement pénible pour Suzanne qui doit vivre dans la promiscuité avec d’autres familles, passer une nuit particulièrement traumatisante sous les bombes, puis voir partir son fils emmené par l’armée allemande avec tous les hommes mobilisables à Vervins, dans le nord du département. Le carnet s’achève le 11 novembre alors qu’elle n’a pas encore retrouvé ses enfants.

4. Autres informations

Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, juillet 2009

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Maillard, René (1873-1934)

1. Le témoin

René, Joseph, Albert Maillard est né à Saint-Biez-en-Belin, canton d’Ecommoy, département de la Sarthe, le 10 juillet 1873, dans une famille de cultivateurs. Engagé volontaire pour trois ans le 4 octobre 1892 à la mairie du Mans pour le 66e régiment d’infanterie. Clairon en octobre 1893. Caporal clairon en novembre 1894. Libéré du service en septembre 1895. Entre cette date et août 1914, il se marie, il a au moins une fille, il exerce la profession de cultivateur. En 1914, il a 41 ans. Il est appelé par le décret de mobilisation générale comme garde-voie, du 12 novembre au 12 janvier 1915. Rappelé à l’activité le 3 mars. Le corps n’est pas clairement précisé, peut-être le 28e Territorial. Son carnet le montre réalisant des travaux (abris, sapes, boyaux), exposé au danger, mais sans combattre. Il passe infirmier le 18 janvier 1917. Il est détaché agricole le 12 septembre 1917. (D’après sa feuille matricule aux Archives de la Sarthe, cote 1R 1055, demandée par la famille, et diverses indications tirées de son carnet. La feuille matricule contient cependant une erreur sur sa date de naissance. Un René Henri Maillard est né dans la même commune le 21 août 1873. Cette date a été notée sur les feuilles matricules des deux hommes, mais 1R 1055 correspond bien à René Joseph Albert). Ce dernier est décédé à Ecommoy le 24 février 1934.

2. Le témoignage

Le seul texte conservé par la famille figure sur un carnet de format 15 x 9,5 cm, à l’italienne. Il couvre la période du 29 mai au 23 septembre 1916. Ecriture au crayon, difficilement lisible. Bonne orthographe. La règle a été de remplir chaque jour une page d’une quinzaine de lignes. Quelques journées plus importantes occupent deux pages. Le carnet est la propriété de Mme Catherine Imbert, 6 rue Jean XXIII, 95600 Eaubonne. Il est venu au jour à l’occasion de l’exposition de carnets de combattants réalisée par la Médiathèque d’Eaubonne en novembre 2008.

3. Analyse

Dans un texte parfois illisible, on peut noter quelques passages.

2 juin : dégradation d’un soldat du 14e RI.

7 juillet : « On dit que le général Antoine [Anthoine ?] a fait brûler 1500 lettres du Corps d’Armée. »

9 juillet : « Manon [?] m’écrit que le foin est tout en dedans. »

10 juillet : « Jour de mes 43 ans et me voici encore soldat pour le salut de la France, et toujours au repos dans l’Oise. […] La haine que j’ai contre ces sales Boches me donne l’ardeur de les combattre. » [Il est donc né le 10 juillet 1873, c’est ce passage qui a permis de corriger l’erreur.]

12 juillet : « Les hommes de la 7e escouade sont ivres. Le lieutenant Bellanger [?] vient de les faire taire. Le moment est critique. Il me semble que nous en verrons de cruelles. »

14 juillet : « On revient se coucher sur un peu de paille, 6 bottes pour la Cie, que le lieutenant Bellanger [?] a payées 36 sous. » A cette date, son unité arrive sur le front de la Somme, près d’un village nommé Le Quesnel. Maillard dirige son escouade pour faire creuser des boyaux et des sapes, construire des abris. Les hommes ne combattent pas, mais ils sont sous les obus et les gaz.

16 juillet : « Le commandant [Herenburg ? Hidenbourg ?] dit en revenant, voyant un pauvre cultivateur herser : Ne faudrait-il pas un coup de canon sur cet attelage, pour labourer un dimanche ? Toutes ces choses vous font mal au cœur. Ce soir nous devons avoir repos. »

21 juillet : « Ma chère petite Manon [?] m’apprend le succès de ma fille. » [certificat d’études ?]

31 juillet : « La guerre devient terrible. »

2 août : « Je suis tellement fatigué que je n’en puis plus. »

3 août : « Partis ce matin à 4 heures. J’ai la fièvre mais je veux faire mon devoir car il n’y a rien pour se soigner et le repos consiste à être de garde ou travaux dans le cantonnement. Nous voyons des choses ignobles au sujet des officiers qui vivent comme des seigneurs. »

10 août : il est proposé comme sergent, mais cela n’aboutira pas.

12 août : allusion aux beaux blés qui couvrent les alentours, et personne pour les ramasser.

13 août : « Aujourd’hui dimanche, mais on ne s’en aperçoit guère. Les travaux et services sont les mêmes, sans jamais de repos. Les choses sont écœurantes. Chaque officier a un chien, petit ou gros, et ils ne s’en font pas, ils se nourrissent bien au dépourvu [?] de nous autres, pauvres poilus. »

14 août : « Nous continuons les travaux du Génie. »

18 août : « Il y a deux hommes du 139 […] punis de prison pour n’avoir pas exercé leurs armes sur des poilus en rébellion. Tout ceci est triste. »

26 août : « Au travail toute la journée. Beaucoup d’hommes vont à la visite ce matin, exténués de fatigue. »

4 septembre : « Rencontrons toujours des prisonniers et des blessés, nous enjambons les morts dans les boyaux. »

5 septembre : « Je cueille 8 prisonniers que j’amène à mon poste ; ils me donnent des cigares, cigarettes, une bouteille de liqueur ; ils sont heureux. »

Le 13 septembre, il est évacué, ayant la gale. A l’hôpital, il signale le bonheur de dormir dans des draps. Il accorde une grande importance à la possibilité de se laver, de changer de linge et de vêtements. Le traitement de la gale comprend de l’oxyde de zinc. Il est rapide puisque le retour à la tranchée a lieu le 19 septembre. Son absence a duré à peine une semaine, et il a 4 colis et 19 lettres qui l’attendent. Il part en permission le 22 septembre 1916, et le dernier texte est du 23. S’il a repris son récit, c’est sur un autre carnet qui n’est pas conservé.

Rémy Cazals, avril 2009

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Benoist, Jérémie (1895-1967)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1895 à Brizay, canton de Chinon, Indre-et-Loire. Cultivateur. Le 12 mars 1916, il écrit : « C’est la première fois que je vois la mer. » Marié après la guerre, le 5 octobre 1920 ; cinq enfants. Décédé le 8 janvier 1967 à Tavant.

2. Le témoignage

Trois petits carnets : du 17 décembre 1914 au 23 février 1916 (Artois) ; du 23 février 1916 au 1er octobre 1918 (Verdun, Somme, Orient) ; du 1er octobre 1918 au 17 septembre 1919 (Orient). La reproduction directe de ces carnets et leur transcription, ainsi que quelques photos figurent sur le site http://chezbeniguet.free.fr/phpfiles/carnetsdeguerre.php

3. Analyse

Les carnets ne contiennent que des indications matérielles. L’auteur ne fait que très rarement part de ses réflexions.

1er carnet : il est au 32e RI. Bombardements, boue, travail, marches, fatigue. Au « repos », des exercices. En ligne, attente impatiente de la relève. Le 12 novembre 1915, il assiste à une dégradation.

2e carnet. A Verdun, cote 304, le 24 avril. Assiste à un combat aérien. Le 4 mai : « Nous sommes démoralisés complètement. » Puis Champagne, alternance de journées calmes et agitées. Somme. Evacué le 22 octobre sur l’hôpital de Rennes. Part pour l’Orient, sans dire ses motivations. Arrive à Salonique après passage par l’Italie. 227e RI. Juillet 1917 : chaleur et marches, fatigue. Des espions dans la population civile de Macadoine. Les Serbes pendent les suspects par les pieds et les bâtonnent pour les faire avouer. Chose incroyable, dit Jérémie Benoist. L’hiver 17-18 est très froid. Il faut monter la garde contre les loups qui viennent attaquer les ânes et les mulets. En juillet 1918, il est instructeur mitrailleur de l’armée grecque. Le 30 septembre, les Bulgares signent l’armistice.

3e carnet. Les Bulgares se rendent prisonniers par régiments entiers. Le 18 octobre, entrée à Sofia. Problèmes de ravitaillement, ravages de la grippe. Le 25 décembre 1918, à Novi Sad : « Je visite la ville qui est très belle, je rencontre mon pays, Vivien, et nous nous promenons ensemble. » Retour par l’Italie. « Après 4 ans et 9 mois de service militaire et 38 mois de campagne. Fin ? »

Rémy Cazals, avril 2009

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