Olanié, Maurice (1897-1983)

1. Le témoin
Les éditeurs de son témoignage ne donnent ni sa date de naissance, ni son milieu social. Il faut donc traquer ces renseignements dans le texte lui-même. Nous apprenons qu’il a 19 ans en 1916. Il serait donc né en 1897. L’Alsace était le berceau de sa famille, et il parlait allemand. Il est vraisemblablement né à Troyes, puis ses parents ont vécu à Meaux. Il a reçu une bonne instruction primaire et il se montre curieux . Il visite les monuments à Noyon comme à Aix-la-Chapelle ; il passe une semaine merveilleuse à lire dans la riche bibliothèque d’un château, avec l’autorisation du colonel ; il se perfectionne en latin auprès d’un prêtre et en algèbre auprès d’un instituteur. Ayant effectué un stage en cartographie, il en sait plus que les officiers, et s’étonne de leur ignorance. Il est mort à Avignon le 3 février 1983, mais on ignore tout de son métier.

2. Le témoignage
Il est constitué de deux séries de textes. D’abord des carnets rédigés sur le moment en 1917 et 1918, conservés par sa fille. Ensuite des compléments apportés par l’auteur en 1978. Le travail d’édition a été réalisé par Rose-Marie Lange, petite-fille de l’auteur, et Jean-Pierre Rocca, qui a rédigé l’avant-propos et exposé le contexte des opérations militaires. Stephan Agosto a donné une introduction. Le livre, hors commerce, semble avoir été tiré en un petit nombre d’exemplaires en vue de trouver un véritable éditeur. Il porte comme titre Maurice Olanié, 114e Bataillon de Chasseurs alpins, Notes de guerre 1917-1918. Il est complété par quelques photos de la collection Férole (notamment une belle vue de vraie tranchée, boueuse, abri et fils du téléphone visibles ; une étonnante photo montrant, en face de la tranchée française, le visage de deux Allemands casqués). Le texte figure aussi sur le site chtimiste.com.

3. Analyse
Du 12 août au 2 septembre 1917, Olanié se trouve près du Chemin des Dames, en proie à la soif et à la vermine. Le 31 août, il décrit une attaque, précédée d’un barrage, la prise de la tranchée ennemie abandonnée, le nettoyage des abris au lance-flamme, mais aussi la capture de 15 prisonniers.
En mars 1918, il a les oreillons, puis il revient vers Montdidier, pour constater la retraite dans « un désordre indescriptible » (p. 70). Du 6 au 16 avril, il occupe un petit-poste et attend vainement la relève. De mai à août 1918, secteur du Violu dans les Vosges. Le voici ensuite dans l’Oise au moment de la contre-offensive. Le 11 août, le bataillon reçoit de l’eau-de-vie, « ce qui veut dire qu’on est unité de combat ». Ce qui est dur, c’est de respirer l’odeur de cadavre, mais un bombardement violent, qui dure toute une nuit, « par obus de tous calibres et par avions » ne fait aucune victime. Plus loin il décrit Noyon qui flambe sous les obus français ; l’explosion du dépôt de munitions de Bas-Beaurains ; la remontée à travers le département de l’Aisne ; et conclut, le 13 septembre : « La compagnie va se reformer ayant ses effectifs réduits des 2/3. »
Du 30 septembre au 14 octobre 1918, opérations en Belgique. Olanié part en permission et n’en revient que le 2 novembre. Il décrit ainsi la joie qui règne lors de l’armistice : « Quel peut-être, en effet, l’état d’esprit d’hommes qui, la veille encore, n’étaient pas sûrs de terminer sans accident la journée commencée et qui, maintenant, savent que ce cauchemar de quatre années est fini, qu’ils peuvent espérer sans crainte, qu’ils n’entendront plus le bruit si énervant des canons, le sifflement des obus, le grognement des gros noirs ! C’est fini ! Plus d’abris à creuser, plus de tranchées, plus de garde, plus de gaz, plus d’alerte ! » Dans le Brabant, les troupes sont accueillies triomphalement.
Soixante ans après, Olanié ajoute quelques souvenirs. On en retiendra trois. D’abord une critique de la guerre, « cette boucherie » (p. 166), et des combats, « mini-massacres » qui n’ont servi à rien (p. 137). Ensuite, un dialogue dans le no man’s land avec un Allemand qui lui donne des renseignements qu’il ne transmet pas à ses supérieurs parce que « notre artillerie lourde et légère s’en serait donnée à cœur joie, l’artillerie allemande aurait répliqué, et alors quel beau massacre des deux côtés !! » (p. 146). Enfin, et à quatre reprises, il s’en prend, en 1978, aux « salopards de Lénine », à cette « vermine rouge » (p. 119, 134, 162, 166). Il leur reproche d’avoir abandonné les Français en 1917-18. Mais, curieusement, une telle remarque n’apparaît pas dans les notes d’époque. Il est vraisemblable que son opinion de l’URSS et du parti communiste français entre 1918 et 1978 ait joué ici. Un passage, également écrit en 1978, éclaire encore les positions politiques de l’auteur lorsqu’il oppose les « 40 rois qui en mille ans firent la France » aux « mille propres à rien » qui l’avaient « maintes fois conduite au désastre » (p. 123).
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Pomès, Joseph (1883-1966)

1. Le témoin
Joseph Pomès est né le 9 novembre 1883 à Pessan (Gers) dans une famille de paysans aisés. Il est allé à l’école de Castelnau-Barbarens, où il était en pension chez l’instituteur. Il a fait son service militaire dans les Dragons. Célibataire en 1914, il est affecté au 18e RAC avec pour tâche le ravitaillement des batteries de 75. Il vit donc surtout dans l’arrière-front, mais les déplacements fréquents sont pénibles et dangereux. Son régiment est en Champagne d’août 1914 à avril 1915 ; dans la Somme d’avril 1915 à mars 1916 ; à Verdun de mars 1916 à juin 1918 ; il participe à la deuxième bataille de la Marne et à la contre-offensive. Il est démobilisé le 19 mars 1919.
Dans une lettre, Emmanuel de Luget, le présentateur du témoignage, m’écrit ceci : « Joseph Pomès n’a ramené aucune séquelle de ces années de guerre : ni blessure, ni maladie, ni troubles du sommeil, comme si la page était tournée, l’affaire classée, naturellement. Il n’était pas taciturne, mais au contraire d’un tempérament gai. Il n’en parlait pas, sauf avec les gens de sa classe. Pas d’esprit d’ancien combattant non plus. À son retour, il a repris la ferme, sans en étendre la superficie, avec un domestique à l’année et un pour les gros travaux. C’était un propriétaire aisé. Il aimait la chasse, mais pas la pêche. Il avait la passion des chevaux. Il en a toujours eu, même avant la guerre, et n’a jamais voulu d’automobile : il se rendait au marché d’Auch en voiture à cheval. »
Il s’est marié à Pessan, le 3 mai 1920. Il a pris sa retraite peu après la Deuxième Guerre mondiale, et son gendre a repris l’exploitation. Joseph Pomès est décédé à Pessan le 24 décembre 1966.

2. Le témoignage
Joseph Pomès a commencé un premier carnet et lui a donné comme titre « Campagne de 1914 », devant ensuite rajouter les autres années. Le témoignage comprend un deuxième carnet et 200 lettres du front adressées à sa famille. Emmanuel de Luget m’écrit que sa fille et sa femme ont lu les carnets. Ils ont été ensuite « rangés » dans une caisse en bois au grenier. Personne, pas même lui, ne s’en est plus occupé. « On les y savait », sans plus. On les a retrouvés, un peu attaqués par les souris. Emmanuel de Luget a transcrit les documents et les a réunis dans l’ordre chronologique de rédaction, sous la forme d’un tapuscrit de format A4 intitulé « Les carnets de guerre de Joseph Pomès 1914-1919, Texte enrichi de plus de 200 lettres du front ». Il en a rédigé l’avant-propos, et a ajouté trois photos et une chronologie des déplacements de l’auteur.

3. Analyse
Le présentateur remarque très justement que Joseph Pomès s’intéresse surtout à ce qui se passe « au pays », à la vie de l’exploitation, à la famille. La lettre du 8 octobre 1914, par exemple, évoque les travaux : « Enfin je vois que vous vous êtes débrouillés pour faire les travaux. Le dépiquage a dû cependant être long faute de personnel et si vous avez terminé les labours vous avez dû vous lever quelquefois de bonne heure. » La même lettre et d’autres se préoccupent des blessés et des morts du village. Son meilleur copain est Ernest Vignaux, le boulanger de Pessan, « avec qui nous faisons la campagne ensemble depuis le début et que je considère comme un frère » (15 juillet 1915). Mais, le boulanger mobilisé et la farine étant de mauvaise qualité, le pain est mauvais à Pessan. Les parents de Joseph lui ont demandé de transmettre l’information à son copain.
L’évolution de la pensée de Joseph est intéressante. Il part « avec confiance et espoir que ce sera vite fini » (7 août 1914). Dès le 8 mai suivant, il critique un autre Gersois « qui a eu la veine de rester jusqu’à ce moment au dépôt et qui était paraît-il au moment de la mobilisation si partisan de la guerre ; il ne dira pas peut-être toujours pareil. » Celui-là ne semble pas être le seul : « Il y en a beaucoup qui au début criaient « À Berlin » eh bien ! à présent ils sont rares parce qu’on s’aperçoit que nous en sommes loin, aussi beaucoup de ceux-là demanderaient plutôt la paix » (16 mai 1915). Le 21 mai encore : « Nous avons l’occasion de parler tous les jours avec les fantassins. Ils commencent d’en avoir assez. Ils sont découragés, ils n’ont pas tout le tort, car lorsqu’ils veulent sortir des tranchées l’ennemi est si bien retranché qu’ils sont mal reçus par les mitrailleuses, et comme ordinairement c’est toujours celui qui attaque qui casque, c’est pour cela qu’ils ne prennent guère plaisir de monter à l’assaut. » Le tapuscrit contient aussi une lettre de même époque (23 mai), adressée par un soldat du Gers (du 288e RI) aux parents Pomès à Pessan : « Vous me dites de faire tout mon possible pour repousser ces troupes valeureuses et infâmes boches. Oui, cela est beau à dire, mais pas commode à faire et je n’y tiens pas trop à le faire non plus parce que j’en vois trop les conséquences. Mourir pour la Patrie, c’est beau aussi, mais pour moi la Patrie c’est moi, aussi j’étais Patriote mais cela, voyez-vous, m’est passé, et tous ceux qui sont avec moi sont du même avis. Personne ne demande à les taquiner pour les faire partir chez eux. Quand on nous parle de cela, le mal de ventre n’est pas loin. On nous a bourré trop les crânes. »
Plus le temps passe, plus les propos se font virulents. Ainsi le 28 décembre 1917 : « De la victoire à présent on s’en fout mais ce que nous demandons c’est la paix. » Le 10 mars 1918 : « Que vont dire les Parisiens avec les visites si fréquentes des gothas. Ils ne crieront pas tous jusqu’au bout. » Le 5 mai, il s’insurge contre le contrôle de la production et donne à ses parents ces conseils : « Levez-vous tard, couchez-vous de bonne heure, ce qui veut dire travailler pour le nécessaire, soignant la vigne et le bétail, mais ce que je vous recommande n’allez pas vous esquinter pour faire venir du blé. » Mais, en juillet, un sursaut lui fait écrire : « Il faut s’attendre sous peu à un autre coup de torchon. On craindrait à une forte secousse justement sur le point où nous sommes. Eh bien ! ils peuvent venir, nous les attendrons de pied ferme, ils ne passeront pas ! C’est le cri du jour. » Et, le 3 septembre, notant le recul des Allemands, l’agriculteur s’indigne de ce « qu’ils poussent leur méchanceté jusqu’à couper tous les arbres fruitiers. La plus grande partie c’est des pommiers. Ils sont sciés à un mètre de haut. »
Notons enfin trois remarques ponctuelles sur le début de la guerre : la réquisition des chevaux le 4 août 1914 ; un suicide dès le 14 août ; un blessé allemand soigné et nourri en septembre 1914. Au total, même s’il s’agit du témoignage d’un « combattant non directement engagé dans les combats », on peut dire avec Emmanuel de Luget : « La Grande Guerre, c’est aussi la guerre de Joseph Pomès. »
Rémy Cazals, 5 mai 2011

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Pensuet, Maurice (1895-1966)

1. Le témoin
Il est né le 25décembre 1895 à Meung-sur-Loire (Loiret) où son père était horloger et photographe. Titulaire du brevet, il joue du violon et pratique le football. Il reste, tout au long de la guerre, dans la tradition familiale du catholicisme pratiquant, avec cependant des moments d’exaspération comme le 26 décembre 1916 : « Comment ce Dieu si bon peut-il permettre de telles abominations ? Quelle force de caractère faudrait-il avoir pour supporter cette épreuve sans être tenté de blasphémer ? »
Appartenant à la classe 15, il arrive sur le front avec le 169e RI au Bois-le-Prêtre en avril 1915, où il est nommé caporal. En juillet, il est au Bois de la Gruerie en Argonne, où il est blessé le 25 septembre (« Je suis sorti de l’enfer. J’ai pris une balle dans la cuisse. C’est une bonne petite blessure, assez douloureuse, mais ça va. ») Il remonte fin décembre, à l’est de Nancy ; en juillet 1916, c’est un court mais dur séjour à Verdun, puis en forêt d’Apremont où il est à nouveau blessé le 1er novembre (« Je suis un veinard. Cet après-midi, travaillant à découvert, j’ai attrapé la fine blessure. Une balle m’a traversé le pied, bien gentiment, sans rien casser : donc pas à vous tourmenter. Ce n’est pas assez grave, mais c’est tout de même un peu de bon temps. ») Son régiment occupe ensuite un secteur en Champagne au moment où se prépare l’offensive Nivelle, où elle échoue, et où se produit la révolte qu’il annonçait depuis quelque temps. Il revient à Verdun en septembre 1917 et il est blessé pour la troisième fois (« Cette carte pour vous rassurer. Je suis blessé et depuis hier dans une ambulance du front, près d’Ancemont. Pour une fois, j’ai la bonne blessure. Ce n’est pas grave mais j’espère tirer 2 ou 3 mois à l’hosto. D’ici quelques jours je filerai à l’intérieur. Ça a été dur là-haut. Vous donnerai détails plus tard. ») On n’a pas de renseignements sur l’année 1918, sinon le plus important qui est qu’il a survécu à la guerre. « Le principal, écrivait-il le 23 janvier 1916, c’est encore d’en ramener ses abatis. » Il est devenu lui-même horloger et photographe à Reims. Il s’est marié et a eu deux filles. Il est mort le 5 mars 1966.

2. Le témoignage
Les secteurs du front indiqués ci-dessus rythment le livre réalisé à partir des lettres adressées à ses parents : Écrit du front, Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917, édition établie par Antoine Prost, Paris, Tallandier, 2010, 383 p. Une boîte en carton contenait environ 500 lettres dont seules ont été retenues, avec quelques coupures, celles venant du front. La transcription a été effectuée par son neveu Jean Pensuet et Marie-Françoise Daudin (fac-similé d’une lettre p. 381). Dans son introduction, Antoine Prost souligne la clarté de la langue. La lecture est cependant alourdie par une incroyable accumulation de [sic] accompagnant la moindre faute. Il aurait suffi d’indiquer une fois pour toutes : « l’orthographe des lettres originales a été respectée ». Questionné, Antoine Prost me répond que les [sic] ne sont pas de son fait, mais qu’ils ne l’ont pas gêné. Il est vrai que l’intérêt de ce témoignage n’en est pas affaibli. Les lettres s’appuient parfois sur des croquis, qui n’ont pas été retenus parce que peu parlants. Le photographe a évidemment pris des clichés (une cinquantaine, d’après la réponse d’Antoine Prost), mais ils ont disparu avec le temps. Le livre ne reproduit qu’une photo de Maurice en permission à Meung, sur laquelle le garçon paraît très sympathique.

3. Analyse
– Sur la guerre de l’infanterie, Maurice Pensuet n’apporte rien d’original par rapport aux témoignages déjà publiés. On notera cependant, le 8 juin 1915, sa vision synthétique de « trois phases de la vie des tranchées » : l’attaque, suivie de contre-attaques continuelles ; le bombardement par « la grosse artillerie boche » ; « la vie monotone de tranchée où l’on ne tire même pas ». Pour échapper à l’artillerie allemande, dit-il, à Verdun « nous nous collons le plus près possible des Boches », mais alors, c’est le 75 qui fait le plus de dégâts (23/07/16). Maurice a su décrire « la boucherie », l’enfer dont il est sorti à trois reprises sur blessure, la faim et la soif (27/07/16), mais aussi un secteur « tranquille » (4/01/16). Chez lui, cependant, la réflexion tient une place plus importante que la description.
– Sans être original là non plus, il s’en prend au bourrage de crâne, mais c’est à peine quelques semaines après son arrivée sur le front : les journaux « sont en contradiction avec tout ce que nous voyons » et cela exaspère les hommes (29/07/15). Mieux vaut ne pas leur donner à lire une feuille de propagande signée Lavisse : ils seraient furieux (23/01/16). Il faudrait pendre Barrès et Sembat (21/08/17). « Le seul parlementaire populaire ici, c’est ce vieux Brizon. Dans les cantonnements on pousse des Hourras à son intention » (26/12/16). Le fantassin critique aussi les « beaux aviateurs » qui auraient besoin de venir monter la garde dans la neige et le froid (10/02/16) ; et l’arrière où « on prend du bon temps comme si la guerre n’existait pas » (14/06/16).
– Sa réflexion va loin. Dès le 5 juillet 1915, il note que « la guerre finira par l’épuisement de l’un ou de l’autre ». Dès le 25 juillet, il a compris que les attaques étaient trop coûteuses et qu’il valait mieux « user les ressources des Boches, faire une guerre d’or ». Il a compris aussi que les méthodes anglaises de culpabilisation pour conduire des volontaires à s’engager avaient trouvé leurs limites et qu’il faudrait établir le service militaire obligatoire (7/08/15) ; que l’expédition pour prendre Constantinople était un échec (même date). Tandis que certains, parfois haut placés, se réjouissent du recul allemand de mars 1917, il a compris qu’ils « doivent avoir en arrière des lignes formidablement organisées » (18/03/17). Tandis que d’autres, ou les mêmes, pensent que l’offensive Nivelle va apporter la victoire, il note : « On va les avoir, paraît-il ! Maman me paraît pleine d’espoir. Moi je m’attends à une superbe piquette et vous embrasse de tout mon cœur » (25/03/17).
– On ne trouve pas, dans cette correspondance, de scène de fraternisation (sauf une allusion, le 4 janvier 1916). Les sentiments de haine anti-allemande sont rares. Le 2 juin 1915, il note : « Mon sergent de section a été tué et tout le monde le regrette, moi le premier. C’est triste, mais gare aux Boches ; ils le paieront. Et dire que, une heure après sa mort, j’ai donné mon reste de flotte à un boche blessé… » ; et, après la mort de son cousin, il demande au Bon Dieu de lui permettre « de faire payer sa mort aux Boches à la première occasion ». En fait, Maurice réserve sa haine pour les responsables de la guerre, ceux qui la mènent comme des bouchers, et ceux qui ne font rien pour l’arrêter. Parti confiant, le retournement s’opère au Bois de la Gruerie en juillet 1915 après l’échec d’une attaque sur des tranchées intactes et le feu des mitrailleuses. Maurice et tous ses camarades en ont assez ; les officiers sont dans le même cas (6/08/15). « J’en ai marre, marre, marre !!! », écrit-il le 1er janvier 1916. Il est capable d’analyser le fait que ces sentiments sont plus fréquents au cantonnement qu’en tranchée : « là-bas, ou bien nous sommes réduits à l’état de bêtes de somme par un travail exagéré, ou bien crispés par une idée fixe, celle de sauver sa peau. Tandis qu’ici nous avons le temps de penser à la guerre, aux copains, à la boucherie, à toutes les horreurs » (4/01/16). L’attitude de l’arrière, et même de sa famille, l’exaspère de plus en plus (même date) : « Maintenant pensez et agissez comme bon vous semblera, mais je vous le répète, ce n’est pas de victoire qu’il doit être question, mais de Paix et de Paix à tout prix, et plus elle sera rapprochée, moins elle coûtera cher, la vie d’un seul homme ayant plus de prix que tous les trésors du monde. » Il aurait mieux valu mettre les crosses en l’air dès le début (23/01/16). Les récits de refus de travailler, de faire devant des officiers un exercice stupide, et même de sortir en patrouille apparaissent dans ses lettres de 1916. « Il va y avoir du grabuge à la division, écrit-il le 4 juillet. Les hommes refusent de marcher, il a été tiré une balle sur le général. » Et, le 19 septembre : « Ce qu’il faut déplorer c’est que les femmes et les mères ne se lèvent pas toutes devant de telles souffrances et tant de vies sacrifiées pour aller entre les tranchées arrêter cette lutte d’extermination. Dans les deux camps il n’y a que l’orgueil qui empêche les pourparlers de paix de s’engager. Ce serait pourtant le moment à la veille de commencer l’hiver. […] Cependant papa est certain qu’à la fin d’octobre il n’y aura plus un Boche en France !!! En 1920 peut-être et encore ce n’est pas sûr. Au revoir ; gardez votre confiance, cela vous fait du bien et à moi pas de mal. Je vous embrasse mille et mille fois. » « Vous verrez que les troupes finiront par se révolter », annonce-t-il le 30 décembre.
– Le principal thème des lettres de 1917 est le rapport avec ses parents, la correspondance jouant le rôle d’un exutoire, parfois limité quand Maurice se reprend (10/01/17) : « Je suis désolé de vous avoir causé de la peine et je te jure que dorénavant je ne vous écrirai que de bonnes choses. Je croyais pouvoir vous dire sans crainte toute la répulsion que me produit cette guerre sans merci. […] Je ne suis plus un gosse et j’aurais dû trouver en moi la force de vous cacher ce qui me passe par la tête. » Mais il a trop besoin de s’épancher : « Si je vous raconte nos misères c’est que par la suite on les supporte plus facilement » (18/04/17). Des expressions très fortes apparaissent : « Oh ! si seulement je pouvais avoir une guibole en moins » (2/04/17) ; « Il faut de la casse pour la popularité de nos généraux » (8/05/17). Le 7 juin 1917, il évoque les mutineries, refus de monter, drapeaux rouges aux portières des trains de permissionnaires, mais sans insister, comme l’a remarqué André Loez à propos de l’ensemble des témoignages. Le catholique Maurice Pensuet devient révolutionnaire : « On ne se bat que pour les gros, industriels ou financiers » (21/08/17) ; « Tant mieux, bon sang, s’il n’y a plus de pain, la guerre finira peut-être » ; « Je fais le vœu traditionnel de me retrouver d’ici quelques jours sur un lit d’hôpital ; seulement cette fois-ci c’est tout ou rien qu’il me faut : une patte, un bras, n’importe pourvu que ce soit définitif » (26/08/17). Ce seront trois éclats d’obus sous l’aisselle et dans la cuisse, troisième blessure et, semble-t-il, celle qui lui permettra d’échapper aux tueries de 1918.
Rémy Cazals, 30 avril 2011

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Olivier, Gaston (1884-1915)

1. Le témoin

Son petit-fils, Alain Chaupin, a retrouvé les lettres qui constituent le témoignage. Il a composé un livre appartenant à la catégorie des réalisations de piété familiale, intitulé Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d’un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le spécialiste de l’histoire de ce régiment, Stéphan Agosto, en a écrit la préface. Les éditions Anovi l’ont publié en 2008. C’est de cet ouvrage que sont tirés les renseignements biographiques.

Gaston Olivier est né le 26 mai 1884 à Wambrechies (Nord). Ses parents, catholiques, sont dits journaliers, mais la photo de la famille (nombreuse) reproduite p. 12 montre une certaine aisance, et Gaston lui-même va devenir sous-directeur à la Société rouennaise d’engrais et de produits chimiques à Petit-Quevilly en 1913. Il est alors marié et père de deux garçons ; une fille allait naître en 1914. Gaston Olivier part dès les premiers jours d’août 1914 comme simple soldat au 274e RI. Sa mort, le 14 janvier 1915, est provoquée par l’éclatement du mortier de tranchée dont il est devenu le serveur.

2. Le témoignage

Il est constitué d’un carnet brièvement tenu du 10 août au 13 octobre 1914 et des lettres écrites à sa femme et à ses enfants. L’orthographe en a été respectée ; elle est plutôt bonne. Quelques rares erreurs de transcription sont immédiatement identifiables. Le témoignage est accompagné de notes historiques sur la vie avant 1914, la mobilisation, la marche des régiments, de textes officiels et autres qui n’étaient sans doute pas indispensables. Le témoignage lui-même est intéressant.

3. Analyse

L’introduction nous donne, sur cinq pages, les extraits les plus significatifs du témoignage, ce qui peut faire gagner du temps à l’historien qui veut l’utiliser, mais ce serait alors au détriment de la lecture intégrale. Gaston Olivier, simple soldat d’infanterie, décrit les marches terribles lors de la retraite en août, les spectacles horribles, la vie sous la pluie, le froid, les brimades de certains chefs qui « seraient excellents pour commander les armées de Guillaume ». Notons deux passages remarquables : la description d’une fraternisation à Noël (lettre du 26 décembre 1914) ; l’aveu à sa femme, le 30 décembre seulement, que ses souffrances insupportables l’avaient presque conduit au suicide quatre mois auparavant : « Je puis te le dire, le 26 août, pendant la nuit, nous marchions dans un bois, par une nuit noire comme ça depuis deux jours, je souffrais tellement des pieds de partout, que dans un moment de fièvre, sans doute, j’ai mis une cartouche dans mon fusil et par un hasard tout à fait heureux, je n’avais pas fait 100 mètres de plus, en pensant à vous tous à mes chers gosses, et j’allais me faire sauter la tête quand enfin on s’est arrêté. Nous sommes tous tombés, morts de fatigue, de soif, de sommeil, de mal et nous avons dormi là sans faire un pas de plus, où nous étions. » Sur son carnet personnel, il avait noté : « Plus grande souffrance de ma vie (mes enfants m’empêchent de me détruire). »

Il écrit toujours à sa femme que la fin de la guerre est pour bientôt, par épuisement des Boches et victoires des Russes. Le dit-il pour rassurer son épouse ou y croit-il sérieusement ? On a l’impression qu’il a du mal à imaginer que la guerre puisse durer au-delà de mars 1915. Lui-même résiste en disant qu’il évite de penser, mais, en même temps, il avoue (23-24 octobre) : « Si j’avais su j’aurais fait cinq gosses. » Il témoigne aussi de son angoisse devant le sort de ses parents restés à Lille, et dans l’attente de nouvelles de son beau-frère porté disparu. Il répète ses conseils : ne pas payer le loyer, ne pas payer les impôts. Il s’inquiète en apprenant que les femmes de Rouen et de Quevilly se font consoler par les Anglais. Et on découvrirait ici et là des allusions sexuelles étonnantes.

Rémy Cazals, novembre 2010

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Croste, Bernard-Henri (1896-1964)

  1. Le témoin

Né le 18 décembre 1896 à Esténos, en Haute Garonne, dans une famille de colporteurs, il perd sa mère en 1903 et est confié à sa tante avant d’être placé en pension chez un instituteur à Ore. Il suit la formation de l’école primaire supérieure de 1910 à 1912 et obtient le brevet supérieur. Admis à l’école normale d’instituteurs de Toulouse, il est instituteur intérimaire en 1914. Classe 16, il est déclaré bon pour le service le 4 janvier 1915 et est incorporé le 12 mars comme soldat de 2e classe. Croste part pour Saint Cyr en tant qu’élève aspirant, grade qu’il obtient à sa sortie le 15 octobre 1915. Il rejoint le 144e RI. Il sera affecté  successivement au 46e RI (3 décembre 1915), puis au 329e RI (5 octobre 1916).

En février-mars 1917, il est dans l’Aisne et occupe le secteur de Vénizel. Son régiment est rattaché au 1er corps colonial, général Mangin. Le 15 avril, il se place face à son objectif : le Chemin des Dames vers Laffaux (JMO : Béthancourt/le Bosquet/Pré Gayan). Il n’est pas engagé. Le 19 avril, le régiment se positionne à Condé-sur-Aisne. Entre le 20 avril et le 4 mai, le régiment relève le 224e RI au nord de Condé, puis occupe Sancy, les fermes Volvreux et Colombes. Il prend part aux combats du 5 mai : attaque de la tranchée de la Pertuisane, prise et perte de la tranchée de la Rade, etc. La relève est effectuée dans la nuit du 17 au 18 mai. Après quelques jours de repos, le régiment remonte en ligne dans le même secteur. Croste évoque les mutineries dans une considération très générale (p.80). Le régiment remonte en ligne en juillet : attaque de la tranchée de Franconie le 15 juillet (échec), de la tranchée de Camberg le 23 juillet (150m gagnés), forte attaque allemande le 25 juillet. Il est relevé le 29. Croste est nommé sous lieutenant le 21 août 1917 et cité à l’ordre de la Division et du Corps d’Armée. Son régiment occupe toujours ce secteur en décembre 1917 puis part au Grand Repos dans l’Oise jusqu’en mars 1918. Après le déclenchement de l’offensive allemande et la percée du front anglais au nord de St Quentin, son régiment doit se replier à Guiscard dans l’Oise. Croste est capturé le 25 mars 1918, pendant la bataille de Noyon. Interné jusqu’au 27 novembre 1918 en Allemagne au camp d’officiers de Trêves, il rentre en France en fin novembre et passe au 9e tirailleurs de marche le 22 mars 1919 et part au Maroc en juin. Démobilisé le 30 septembre, il décide de s’installer au Maroc à partir de 1924. Il y sera instituteur.

Cité deux fois à l’ordre de son régiment. Décoré de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre en 1921.

2. Le témoignage

Témoignage publié à titre posthume. Pour la France ou pour des prunes. Souvenirs et réflexions d’un poilu pyrénéen, Sorèze, Anne-Marie Denis Editeur, 1999. Curieux titre, qui n’a sans doute pas été choisi par l’auteur et pour lequel je n’ai trouvé aucune information.

Bernard-Henri Croste avait rédigé ses souvenirs sur le tard, au milieu des années 1960, à l’aide de quelques notes personnelles succinctes prises pendant la guerre. Le texte de la présente édition a été préparé par Suzanne et son frère André Croste qui ont tenu à respecter l’orthographe, la ponctuation, la syntaxe, la mise en forme et n’ont apporté au texte original qu’un découpage en 4 chapitres. Pas de projet auctorial très précis, si ce n’est cette indication : « Je note donc simplement mes souvenirs sans aucune prétention en respectant la vérité et en ajoutant parfois quelques réflexions mûries par l’âge. En souhaitant que les lecteurs de ces simples pages aient comme moi l’Horreur de la Guerre et de ceux qui y mènent » (p.1).

3. Analyse

Bernard-Henri Croste dit avoir rédigé ses souvenirs à l’appui de notes personnelles prises à l’époque : le remaniement de ces données pour en faire un récit est à l’origine d’un important travail de recomposition. La chronologie est souvent imprécise. Cependant, la richesse et la qualité de ce témoignage sont incontestables.

Débutant avec un grade d’aspirant, Croste a conscience de devoir faire ses preuves. À la sortie de Saint Cyr, il se dit « gonflé à bloc », « dopé » (p.18-19) et impatient d’aller voir ce qui se passe en première ligne. Le récit de son baptême du feu est poignant de sincérité : « Quelle pénible vision ! Toute l’entrée de l’abri est effondrée. Sans doute y a-t-il d’autres tués ou blessés. Et le bombardement se poursuit intense, impitoyable, régulier pendant vingt minutes. Je dois pleurer sans doute. Il vaut mieux qu’il fasse nuit. Mon premier repas n’est pas allé bien bas… J’étais curieux, je voulais voir le front de près. M’y voici cette fois… » (p.41). Fait intéressant à souligner : dans ses premiers temps au front, Croste, très stressé, dit  avoir souffert d’une forme d’anorexie (les quelques photographies de l’auteur prises à cette époque le montrent d’ailleurs bien amaigri). « Pourrai-je m’y habituer ? Tous on aussi peur et ne le cachent pas » (p.43). Le jeune aspirant doit faire ses preuves pour gagner la confiance de ses hommes : « J’entends murmurer : ‘Il en a l’Aspi…Il n’a pas les FOIES’. Il paraît que c’est à mon éloge. Moi, je sais bien que j’ai parfois une trouille intense et pas gros appétit » (p.44).

L’auteur confie que les premiers blessés et morts l’ont beaucoup affecté. Au fil du récit, son témoignage se ponctue de récurrentes protestations de son abomination pour la guerre. Ces réflexions sont-elles le fait de la distanciation temporelle ? En vérité, Croste ne se montre ni antimilitariste ni spécialement patriote. Comme beaucoup d’hommes, il se contente de survivre : « Patrie ! Drapeau ! ces mots pour lesquels on se fait tuer, me font mal maintenant. Les soldats sont de grands enfants ; ils oublient vite » (p.45). Tout au long de son témoignage, l’auteur nous expose ses cas de conscience qui nous permettent d’explorer l’univers intérieur du combattant : « Maintenant je songe à ce pauvre Fritz ou Karl que j’ai froidement abattu dans l’escalier de son abri. Me menaçait-il vraiment ? Ne voulait-il pas se rendre ? Autant de questions qui me troublent et me font penser que j’ai peut-être accompli une mauvaise action. […] Je suis très peiné » (p.99).

Son témoignage est riche en détails de tous ordres sur le quotidien et les tracas des hommes dans les tranchées (éducation des illettrés dans les moments d’accalmie, lexique du poilu, usage du bromure pour calmer les appétits sexuels, trêves tacites, tuyaux de la roulante, etc.). On peut également souligner la qualité descriptive de certains passages relatant coups de main et assauts (description de la formation de la carapace en conditions réelles p.67, préférence pour le fusil plutôt que pour l’arme blanche dans les opérations de reconnaissance p.69, progression par bonds p.75, techniques du lancer des grenades p.76, etc).

Officier, Bernard-Henri Croste ne mentionne qu’assez sporadiquement ses rapports directs avec ses hommes mais met consciencieusement en lumière ses responsabilités, ses doutes, en tant que chef. Car les responsabilités de l’officier ne se réduisent pas à donner ordres et consignes : Croste a bien conscience que la vie de ses hommes dépend de ses décisions et de ses capacités à les entraîner au combat. Importance de l’exemple (p.83), être toujours le premier à s’élancer et le dernier à déguerpir (p.94), etc. Comme un Tézenas du Montcel par exemple, Croste explique la douloureuse part d’autonomie qui revient au chef dans le combat : face à des situations locales pas toujours bien évaluées par le haut-commandement, faut-il respecter les ordres à tout prix ou faut-il refuser le sacrifice de ses hommes ?  « Ai-je bien fait de retenir ma troupe ? Le règlement dit Non ! Ma conscience, Bougrier et ses camarades me disent Oui ! » (p.77). Le doute hante l’auteur jusqu’à la conclusion de son récit qui évoque la discipline militaire en ces termes : « j’avoue ne pas l’avoir toujours acceptée de bon cœur et même en certains cas l’avoir accommodée. Précisément parce que j’avais rôle de chef. Parce que je me sentais responsable de l’existence de mes hommes, que je ne jugeais l’ordre exécutable qu’au prix de lourdes pertes et que j’entrevoyais, moi à l’extrême avant, mieux que le Chef de l’arrière, une solution moins coûteuse. Pas très militaire tout cela ! Possible. Les circonstances et les résultats ne m’ont pas contredit. Ni mes poilus, ni mes camarades ne m’ont blâmé » (p.186).

On retiendra enfin l’intéressant récit de sa captivité en Allemagne.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Brec, Ernest (1890-1984)

  1. Le témoin

Ernest Brec est âgé de 24 ans en 1914. Ordonné sous-diacre le 29 juin, il est de la classe 1910 et a effectué un service militaire de 26 mois (1911-1913) au 135e RI à Angers. Au début de la guerre, il rejoint le dépôt du 77e RI à Cholet. Il entre avec son régiment en Belgique, fin août, connaît son baptême du feu le 23 et assiste à la retraite. Le 1er septembre, il est blessé, dans les Ardennes (bois de Juniville). Envoyé à Libourne dans la Gironde, il passe 3 mois à l’hôpital Sabatié (6 septembre-6 décembre). Il rentre chez lui, puis au dépôt. Passant Noël avec sa famille, il reçoit la confirmation de la mort de son frère qui appartenait également au 77e RI. Il retourne à l’armée le 14 janvier 1915, dans le secteur d’Ypres et devient brancardier le 20 janvier. Il reste 2 mois dans ce secteur. En mai, il retourne en Artois et participe en juin à l’attaque devant le plateau de Vimy. Le 25 septembre, il est dans le secteur d’Arras (attaque d’Agny). Puis il part pour la région de Bruay, où le régiment tient les tranchées de Loos. Il reste 3 mois dans ce secteur assez calme. En janvier 1916, le régiment prend la tranchée au Bois-en-Hache et part début mars au Grand Repos, à Berck et Merlimont. Puis, c’est le départ pour Verdun, pour un séjour d’une quinzaine de jours au total. Le régiment monte en première ligne le 28 avril, et se porte sur la côte 304 : « Il faut convenir que la trouille serre plus d’un ventre, mais on y va quand même, aussi vite qu’on peut » (p. 57). Le 10 mai, il est relevé et part pour le secteur de la Butte de Souain, en Champagne Pouilleuse. Brec reçoit la Croix de guerre. Dans la Somme, d’octobre à décembre 1916, il effectue un stage au camp de Mailly, puis le régiment prend les lignes de Bouchavesnes. En 1917, son régiment part pour l’Aisne. Il fait partie du 9e Corps d’Armée. Il reste en attente en seconde ligne lors de l’offensive d’avril. Fin mai, le 77e RI participe à la prise des bastions de Chevreux. Dans son chapitre sur les mutineries, Brec soutient que « Le 77e d’Infanterie, lui, n’avait jamais bougé. Chez nous, on a toujours obéi » (p. 83), passant sous silence les cas d’indiscipline. En juillet 1917, le régiment est sur le plateau de Craonne. Brec est blessé le 19 et évacué près de Rouen. En convalescence jusqu’au mois d’octobre, il rejoint le dépôt, puis le régiment qui part pour les Vosges. En avril 1918, il est devant le Bois de Sénécat, repris par le 77e RI le 18. Début juin, il participe, dans le nord de l’Oise, à la défense du secteur de Lataule, en avant de Gournay sur Aronde. Puis il est dans la Marne en juillet, où le régiment mène une lutte ardente. Brec reçoit deux citations pendant cette 2e bataille de la Marne. Retour à Verdun fin août et participe à l’attaque du 8 octobre. Après l’armistice, le régiment entre en Lorraine. Brec est finalement  nommé caporal en avril 1919 et démobilisé le 4 août.

Ernest Brec a passé 43 mois au front (3 août 1914  au 4 août 1919). Après la guerre, il est prêtre, vicaire général puis chanoine d’honneur.

2. Le témoignage

Les souvenirs d’Ernest Brec ont été mis en forme tardivement, alors que l’auteur est dans sa 84e année. Publiés sous le titre : Ma guerre 1914-1918 (Maulévrier, Hérault Editions, 1985, 137 p.), ils sont dédicacés à sa « famille très chère » (neveux, petits-neveux) « pour qu’elle garde le souvenir d’une époque qui fut dure et sanglante, mais féconde en héroïsme ». Les souvenirs de Brec font partie de ces textes qui revendiquent une valeur quasiment « éducative ». C’est en quelque sorte un testament.

3. Analyse

Si quelques faiblesses sont à noter (quelques imprécisions ou erreurs de chronologie, des affirmations douteuses et omissions), il n’en reste pas moins que le témoignage du brancardier Ernest Brec est un document intéressant, à plusieurs titres. C’est d’abord le témoignage d’un homme du rang (qui devra attendre l’année 1919 pour se voir nommé caporal). « L’homme de troupe ne sait rien et j’avais bien l’impression que nos officiers ne savaient rien non plus » (p. 22), remarque-t-il au début de la guerre. Si Brec ne convoque qu’assez sporadiquement ses émotions, il écrit quelques bons passages qui nous renseignent sur son moral. Le 23 août 1914, il reçoit son baptême du feu et note la fragilité d’une troupe novice : « Nous étions allongés en ligne de tirailleur dans les champs d’avoine et de luzerne, entendant pour la première fois siffler les balles. Pas d’émotion dans nos rangs, parce que nous ne réalisions pas le danger. Ce fut une autre chanson quand commencèrent à éclater les obus, au-dessus de nos têtes, des 77 fusants, le canon de campagne des Allemands. Il y eut alors un peu de panique, vite réprimée par notre bon capitaine » (p. 19). Peu à peu, les hommes doivent apprivoiser la peur et le danger imminent. Ainsi Brec résume-t-il les enseignements tirés de son premier semestre de campagne : « j’appris à vivre dangereusement sans m’émouvoir et aussi à faire du feu avec du bois mouillé » (p. 36). Cette légèreté de ton est assez constante dans le récit. Brec ne s’épanche pas sur ses états d’âme  : « Je n’ai jamais pleuré et je me suis si souvent contraint à cacher mon émotion que je ne peux plus pleurer » (p. 86).

Brancardier, Brec est sans cesse confronté aux corps meurtris : « Quarante-huit heures durant, nous avons transporté des blessés recueillis en première ligne, et même ramassés la nuit, sur le terrain où ils gisaient, non loin des Boches. La canonnade s’était tue, et j’entendis dans la nuit soudain calme les blessés appeler « Maman, maman ! ». Ce fut la seule fois dans toute la guerre, et c’était poignant, ces appels » (p. 40-41). Son témoignage pourra être croisé avec celui d’autres brancardiers : par exemple avec celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, qui appartient au même régiment. Le témoignage de Brec nous renseigne non seulement sur l’expérience particulière du combat telle que vécue par un brancardier, mais aussi sur les rapports, parfois tendus, entre les combattants et ces « non-combattants » (évoque par exemple « Le souvenir d’une engueulade du commandant Mariani, qui traita les brancardiers de « bandes de rossards !”, alors que nous avions fait tout notre boulot » p. 36). Il note l’esprit de corps et de la solidarité qui unissent les groupes de brancardiers, sans toutefois s’y attarder : « Nous sommes devenus une équipe de vingt bons copains, avec deux bons majors, l’un médecin-docteur, l’autre élève en médecine ».

L’auteur a le souci d’être compris par un public non averti : il insère donc des notes explicatives sur l’univers des tranchées, l’aumônerie militaire, etc. Le sous-diacre Brec s’intéresse naturellement à la pratique religieuse des hommes de son unité : « Les gars du 77e, bons chrétiens pour la plupart, s’étaient préparés au combat par des exercices répétés, et aussi par la prière. Chaque soir, dans les jours avant l’attaque, ils affluaient pour prier dans la petite église du village » (p. 40). Certaines des ses affirmations en la matière pourront sembler sujettes à caution (un exemple qui prêtera à sourire : une remarque d’une grande candeur sur les besoins sexuels des hommes de son unité, contenus par les vertus de la foi p. 53). Notons que pas une fois, Brec ne s’engage dans des considérations sur le sens de la guerre ou l’idée de croisade : son témoignage est celui d’un soldat.

Dans l’ « Enfer » de Verdun, il remarque les effets du stress et d’une exposition prolongée au combat : « Pour ceux qui restaient dans la bataille, sous le feu roulant de l’artillerie qui ne cessa guère durant cinq jours […], à la fatigue nerveuse (j’en ai vu un, un Angevin, Château, tomber fou), à la fatigue physique, s’ajouta la soif » (p. 58).

Brec mentionne également les « trêves tacites » (été 1916, secteur de la Butte de Souain) : « …comme par un accord tacite, la guerre n’y fait pas rage. Sans doute les Boches, comme nous, placent là des troupes fatiguées, qui ne manifestent pas grand désir d’en découdre ». Brec affirme que les hommes peuvent manger en plein air et va jusqu’à  parler de « petite gueguerre » (p. 62-63). L’auteur a quelques propos durs à l’encontre de l’ennemi, comme par exemple à l’occasion de la 2e bataille de la Marne où, repassant sur le champ de bataille pour aller au repos, il se montre profondément scandalisé par « le vandalisme des Boches » (p. 110) qui, dit-il, ont tout pillé et saccagé. Brec parle de « carnage » méthodique : « Nuire pour nuire, quelle bassesse odieuse ! Un tel spectacle était bien fait pour exaspérer notre colère contre le Boche ». Toutefois, l’exécration de l’ennemi est absente de ce récit. Le « Boche » n’est que le soldat d’en face.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Auvray, Lucien (1896 – ?)

  1. Le témoin

Né le 8 août 1896. Il n’est encore qu’étudiant quand il part pour l’armée le 12 avril 1915 comme 2e classe d’infanterie. Il rejoint son régiment, le 82e RI, à Montargis. Le 20 mars 1916, il est intégré au 119e RI, qui se trouve alors à Verdun, où il restera jusque janvier 1917 (un passage dans le secteur de Saint-Mihiel entre novembre et décembre). Auvray sert comme 2e classe pendant deux ans avant d’être nommé caporal, le 28 mai 1917. Fin mars de cette année, il arrive sur le Chemin des Dames. Son régiment fait partie de l’armée d’exploitation et de poursuite du général Duchène. Il ne sera pas engagé le 16 avril (attente près de Fismes, marches et contre-marches). Du 19 avril à la fin du mois de mai, il effectue des marches et manœuvres dans la région de Château-Thierry. Le 30 mai, il note une impression de malaise mais affirme que tout est calme au régiment (ne dit rien sur l’entrevue de Tigny par exemple). Il participe aux combats de juin et juillet (secteur Ailles-Paissy) : « Comment est-il possible que nous soyons encore en vie, ce jour, à bien peu, il est vrai ? » (p.105). Son régiment part ensuite dans la Somme, dans le secteur de Saint Quentin. Promu sergent puis chef de section en mars 1918, il est dirigé sur un centre d’élèves-aspirants à Issoudun. Il retourne aux armées le 17 octobre 1918 et participe à l’offensive finale. Rendu à la vie civile après 4 ans et ½ de service (démobilisé en septembre 1919), il partira vingt ans plus tard, comme capitaine au 113eRI. Pendant les deux guerres, il aura passé 11 ans et demi sous l’uniforme. Il sera fait lieutenant-colonel honoraire d’infanterie.

Après la Première Guerre mondiale, Lucien Auvray doit s’occuper de sa santé pendant trois ans (effets retardés d’une intoxication au gaz ?), et reprend sa licence de droit pour intégrer la cour d’appel d’Orléans comme avocat, début 1924. Il est l’auteur d’un autre ouvrage : Du désastre à la victoire. Souvenirs de guerre de 1939-1945, La Pensée Universelle, 1980.

2. Le témoignage

Les souvenirs de Lucien Auvray ont été rédigés tardivement, à partir de ses carnets de route, et publiés sous le titre : Sous le signe de Rosalie. Souvenirs d’un garçon de 20 ans. Guerre 1914-1918. Verdun – Chemin des Dames et la suite, Orléans, 1986. La publication de ses souvenirs procède de la volonté de l’auteur de rétablir une vérité qu’il pense bafouée : « Si j’ai envisagé de les faire éditer c’est que, révolté par la fantaisie, les erreurs grossières et la partialité de certains commentateurs mal informés ou de mauvaise foi, j’avais entendu apporter un témoignage vécu sur la dramatique aventure de certains régiments d’infanterie… » (p.7-8).

3. Analyse

Témoignage intéressant, notamment pour Verdun et le Chemin des Dames.

Lucien Auvray a repris ses carnets en insérant, par endroits, des remarques et réflexions générales, formulées a posteriori, qui sont toujours clairement signalées comme ajout au texte original. La chronologie est suivie, quelquefois troublée par des sauts et allers et retours que s’autorise l’auteur, et la prise de notes est très régulière. Auvray nous livre un riche témoignage sur son expérience au front, aussi bien d’un point de vue « événementiel » que d’un point de vue plus intime. L’auteur met une application particulière à mieux faire connaître le fantassin au lectorat civil et ses souvenirs abondent de détails pratiques ou techniques. Doté d’une bonne instruction, le style est fluide, et les observations sont attentives et fines. Auvray ne s’interdit pas les critiques à l’encontre de l’armée et du commandement, au contraire, et livre ses impressions de soldat et les leçons tirées de son expérience.

Notons quelques points intéressants de ce témoignage :

–  Lucien Auvray est de ces hommes qui préfèrent se porter volontaire pour les coups de main plutôt que de subir sans pouvoir riposter. Plus qu’une haine prononcée pour l’ennemi ou le désir d’assouvir une pulsion meurtrière, l’auteur invoque le motif suivant : « Encaisser sans riposter est démoralisant, aussi je me suis fait inscrire volontaire pour être du groupe de patrouilleurs » (p.45). Il intégrera par ailleurs un des groupes francs constitués pour mener des coups de mains.

– évoque des moments de « trêve tacite », dans le secteur de Saint-Mihiel, en novembre-décembre 1916 : « Il m’a été dit qu’avant notre arrivée, entre ce dernier ? trou français” et celui des Allemands (de l’autre côté) s’était instaurée une espèce de trêve et même de modus vivendi » p.57.

– martèle un réel agacement face à l’incompréhension des civils à laquelle il est confronté à l’occasion des permissions. En décembre 1916 par exemple, il note : « Le fossé se creuse entre l’avant et l’arrière là on s’installe confortablement dans la guerre ; sauf famille heureuse de retrouver les siens, l’accueil des permissionnaires est désinvolte ; formule rituelle, un tant soit peu goguenarde de bienvenue » (p.59). De même, il s’emporte contre la propagande de l’arrière « stupidement faite » (p.99) et ne cache pas une certaine amertume à l’encontre des ouvriers travaillant dans les usines de l’arrière.

– fait partie des auteurs qui réfutent l’alcoolisation des hommes avant l’assaut. Pour lui, la consommation d’alcool vise avant tout à soutenir les hommes dans les moments d’effort et d’inconfort : « L’eau-de-vie, distribuée avec une certaine générosité lors des grandes épreuves, en période d’efforts surhumains, d’attaques et de contre-attaques, sous des intempéries (plus que déplaisantes : pluie battante, neige ou grand froid, quand le sol semblait vous aspirer) était la bienvenue. De mauvais esprits ont tenté d’accréditer ce mensonge, que sa distribution était un moyen pour doper les hommes, les enivrer au moment de les jeter à l’assaut. Personnellement je n’en ai jamais vu administrer  l’instant de sauter le parapet ; d’ailleurs, avec les tirs de contre-préparation ennemie, cela eut été impossible » (p.138).

– Intéressant également dans sa description des sentiments ressentis par certains jeunes hommes à la sortie de la guerre, cette « peur » du retour à la normale : « De quoi notre avenir sera-t-il fait ? […] Comment nous reconvertir, quand nous serons renvoyés ”en nos foyers” ? » (p.178).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Coeurdevey, Edouard (1882-1955)

1. Le témoin

Aîné d’une famille nombreuse de paysans pauvres de Verne (Doubs). Placé comme valet de chambre chez un sénateur, il se donne une culture d’autodidacte. Il peut faire des études, devenir instituteur, obtenir une licence ès lettres, fréquenter l’historien Albert Mathiez (qu’il retrouvera pendant la guerre, lors d’une permission, et dont il critiquera les opinions, p. 473 du livre). Un long stage en Autriche lui permet d’acquérir une bonne connaissance de l’allemand, langue qu’il utilise parfois dans ses carnets lorsqu’il s’agit de critiquer des camarades proches.

Adjudant, mobilisé en 1914 au CVAD 1/7 (Convoi de Véhicules Administratifs Divisionnaire), il se considère comme un embusqué. On remarque que, dans cette unité, un officier punit au choix de 8 jours d’arrêts ou de l’envoi dans l’infanterie (p. 149). Il devient ensuite chef de bureau de dépôt divisionnaire, « un filon » (p. 517). Il ne découvre le séjour en tranchée de première ligne, avec le 417e RI, que le 25 août 1917 en « chic secteur » (« Si vous laissez les Boches tranquilles, ils laissent la paix », p. 602). Le 30 mai 1918, il n’a pas encore reçu « le baptême du feu » (p. 797). Cela se produit en août ; il est blessé le 20 août et évacué.

Après l’armistice, il devient interprète auprès d’un tribunal militaire en Allemagne. Démobilisé, il occupe divers postes dans l’enseignement, dont celui de directeur de l’Ecole normale d’instituteurs catholiques du Bas-Rhin. Marié après la guerre, quatre enfants. Dans l’avant-propos, son fils le présente comme politiquement de droite, ce qui apparaît dans le témoignage. Il meurt le 26 mai 1955.

2. Le témoignage

Les 12 carnets, considérés par l’auteur comme précieux, ont été redécouverts par la famille, transcrits, mis en ligne et publiés dans la collection « Terre humaine » (Édouard Cœurdevey, Carnets de guerre 1914-1918, Un témoin lucide, Paris, Plon, 2008, préface de Jacques Marseille). L’ensemble fait 932 pages dont 856 représentant la transcription. Annexes : croquis de localisation ; données statistiques ; composition des gouvernements successifs de la France ; chronologie ; glossaire ; index des noms de personnes et des thèmes. Deux cahiers de photos dont un en rapport direct avec l’auteur, et l’autre, moins utile, sur la guerre en général.

Le sous-titre (« Un témoin lucide ») évoque davantage une lucidité sur lui-même et sur le comportement de ses proches que sur l’extérieur. Il se laisse abuser par certains bobards (p. 41, les creutes de l’Aisne achetées avant 14 par les Allemands et aménagées pour la guerre). En mars 17, il est persuadé de la fuite des Allemands (p. 531 : « Les Allemands ne reculent pas, ils fuient ! »). Ses jugements, toujours péremptoires, sont souvent remis en question : par exemple sur Joffre (p. 107 : « Comme il décidera, ce sera bien » ; p. 143 : un vieux gaga ; p. 812 : il aurait fallu le fusiller) ; sur Briand (p. 417 : « grand homme d’Etat » ; p. 461 : « le mielleux Briand ») ; etc. La condamnation est par contre totale et fréquente des politiciens, des fils à papa, des francs-maçons, des socialistes, des instituteurs… et des « genss du Midi », information intéressante sur l’Union sacrée.

3. Analyse

– Le rédacteur de la présente notice n’a pas compétence pour tenter une analyse psychologique de l’auteur des carnets. Pourtant, la matière est abondante. Il évoque fréquemment les problèmes sentimentaux au milieu desquels il se débat, par exemple, le 14 avril 1918 : Marguerite, Marthe, Camille, Emmy… « Quel monstre je suis. » Quelques passages ont cependant été grattés par Édouard, et d’autres, « de caractère intime », n’ont pas été retenus dans l’édition, comme le lecteur en est averti (p. 21). Le rapport à Dieu est de plus en plus fréquent en avançant : « … la guerre, ses dangers, ses épreuves, ses ruines m’ont rapproché de Dieu, ont réveillé, retrempé ma foi catholique, et donné une activité très vive à mon sens religieux » (p. 631). On ne retiendra ci-dessous que quelques aspects intéressant l’histoire de la guerre.

– La mobilisation à Verne : larmes des femmes, « silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer », épouvante, cris (p. 25).

– Les pillages de villages français par des troupes françaises (p. 30, 798).

– La critique des officiers, leur « encombrante nullité » (p. 44), « frelons bourdonnants et dorés » (p. 161), se comportant comme des « hobereaux tout puissants » (p. 814).

– Une vie sexuelle fort active des embusqués : « séances de pornographie » dans les propos de cantine des adjudants ; femmes infidèles ; recherche des « ressources en fesse de la localité » (p. 300)…

– Le bourrage de crâne par les grands quotidiens, les contradictions dans les communiqués officiels…

– Peu de choses sur les « mutineries » de 1917 : début juin 1917, 200 hommes du 404e RI partent en désordre en chantant l’Internationale. « Et pas une tête, pas un chef pour fermer ces gueules ! »

– Il est étonnant de trouver dans la dernière partie du livre la première description d’une corvée de nuit (p. 662), d’un cantonnement dans des conditions scandaleuses (p. 688), d’une très dure marche à l’issue de laquelle seuls les officiers sont bien logés (p. 698), d’une attaque (p. 845), alors qu’elles figurent dès le début des récits des combattants de l’infanterie. Mais c’est normal, puisque notre auteur n’a connu ces épisodes que très tardivement.

– Sa formation, ses idées politiques et sa méconnaissance de la guerre réelle font d’Edouard un « patriote ». Mais sa lucidité l’oblige à noter les attitudes des soldats comme celui qui ne veut pas monter en disant : « Je sais trop ce que c’est » (p. 545) ; ceux qui imaginent ces utopies brèves devant mettre fin à la guerre (p. 659) ; qui estiment que les Russes ont raison de cesser le combat (p. 663) ; qui refusent de verser pour l’emprunt de défense nationale en disant : « Quand ils n’auront plus de galette, il faudra bien qu’ils s’arrêtent de faire la guerre » (p. 690) ; qui décident de ne pas avoir d’enfants car « pour les faire tuer on en a toujours trop » (p. 766)…

– Lorsqu’il rend visite à son frère Julien dans la tranchée en octobre 14, celui-ci a ce cri du cœur : « C’est terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que je ne reverrai jamais Verne » (p. 60) « Quels pâles guerriers nous sommes à l’arrière, nous à qui il ne manque rien », conclut Édouard (p. 61). Julien sera gravement blessé, perdant un œil. C’est avec son autre frère, Louis, que l’opposition devient conflictuelle. Édouard voudrait lutter contre les « idées anarchistes » du « pauvre Louis » ; celui-ci critique les idées de sacrifice et de gloire du premier (p. 242). « Il me fait la remarque que mes actes ne sont pas en rapport avec mes idées. Il a raison. Mais que faire ? » (p. 441). « Il me demande si je jouis de toutes mes facultés et regrette pour moi que je n’ai pas été en première ligne depuis le début de la guerre » (p. 629). Édouard s’accroche aussi avec sa mère qui ne veut pas donner de l’or pour la défense nationale (p. 154).

– Le témoignage sera utile à Alexandre Lafon pour sa thèse de doctorat sur la camaraderie. Camaraderie/répulsion par rapport à l’autre adjudant embusqué. Amitié d’avant la guerre revenant sans cesse à l’évocation de Maurice Colin tué dès le début.

– Enfin, à l’issue de cette trop brève analyse de contenu, il est bon de signaler que la presque totalité du témoignage a pour cadre géographique le sud du département de l’Aisne.

Rémy Cazals, juin 2010

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Hauteur, Gaston (1885-1924)

1. Le témoin

Les cahiers étant parvenus à Jean-Paul Verdier sans filiation directe, Gaston Hauteur est mal connu. Dans un premier temps, c’est la lecture des cahiers qui fournit de rares éléments de biographie que l’on pourrait affiner par des recherches dans l’Aisne. Il est né dans ce département le 28 juin 1885 (le 28 juin 1918, il note qu’il a 33 ans). Il appartient au centre de recrutement de Saint-Quentin. Il est allé au collège ; il a une assez bonne orthographe. Lorsqu’il part en 1914, il est marié et il a un petit garçon, Maurice. Il évoque sa grand-mère Hamart à Soissons (on a donc le nom de jeune fille de sa mère). Sa famille est réfugiée à Epernay en 1915-1916 et revient à Soissons en 1917 ; il s’inquiète de son sort lors de l’avance allemande au printemps 1918. « Sergent-major rengagé », il passe sous-lieutenant en mai 15, puis lieutenant. Il serait resté dans l’armée après la guerre.

On connaît mieux les années 1914-1918 grâce au « prologue » de la dernière version de ses notes (voir ci-dessous) : « Résumé succinct des événements qui se sont passés depuis le début de la guerre jusqu’à mon affectation au corps expéditionnaire d’Orient ». On y apprend qu’il a combattu en Belgique avec le 84e RI en août 14, qu’il a été blessé de deux balles à la cuisse droite lors de la bataille de Charleroi, et qu’il a été hospitalisé jusqu’en novembre, puis affecté à des fonctions d’instructeur à l’arrière. Retour au front, au 127e RI en août 15 à Berry-au-Bac. Evacué pour maladie en octobre. Dans la Somme en septembre 16, à la 2e compagnie de mitrailleuses du 127e, il est blessé le 25 septembre à nouveau à la jambe droite lors de l’attaque de Rancourt, et soigné à l’hôpital maritime de Cherbourg. Officier instructeur à Saint-Étienne, puis à La Courtine jusqu’à l’arrivée des Américains, et à Saint-Yrieix. Il demande à faire partie du corps expéditionnaire d’Orient. Il arrive à Salonique le 13 octobre 1917 et va être affecté au 84e.

2. Le témoignage

Son contenu apporte peu. Ce sont souvent des formules telles que : « C’est un dimanche, nous nous réveillons frais et dispos » (14/10/17) ; ou : « J’ai la désagréable surprise de m’éveiller le matin avec un torticolis bien prononcé » (18/10/17). Il est plus intéressant par son aspect formel et par les questions qu’il pose. Il comprend : 1) Un cahier de « brouillon » qui semble écrit au jour le jour, avec abréviations, ratures, changements d’encre, écriture serrée ; il va du 12 décembre 1917 au 10 avril 1918. On peut penser qu’il y avait à l’origine au moins deux autres cahiers de ce type, l’un antérieur, l’autre postérieur. 2) Un dossier comprenant une partie intitulée « Journal de ma campagne à l’armée d’Orient, 26 septembre 1917 au 27 octobre 1918 » qui semble une première mise au propre, et une partie « papiers souvenirs » qui rassemble des programmes d’épreuves sportives et de soirées récréatives, des menus, notes de service, tableaux d’emplacements et de missions de la compagnie de mitrailleuses, le texte imprimé à Nice de trois chansons « par Fernand chansonnier lillois » (« Des colis ! », « Sing’ries d’Orient », « Le Chargement du Poilu »), un poème écrit par Gaston Hauteur lui-même sur « Le Poilu d’Orient », etc. 3) Un fort cahier de 190 pages dont seulement 117 sont rédigées, d’une écriture large appliquée ; il s’agit visiblement d’une tentative de mise au propre définitive, mais qui restera incomplète : le texte s’arrête brutalement au milieu de la p. 117 avec la date du 11 avril 1918 sans contenu (alors que le cahier précédent poursuit jusqu’au 27 octobre). Cette version porte le titre « Un an de campagne en Orient pendant la Grande Guerre 1914-1918 » ; c’est elle qui représente « le livre » du lieutenant Hauteur, avec une table des matières, elle-même incomplète. Cette rédaction a eu lieu après la guerre. Une comparaison fine des trois versions n’a pas été tentée, le témoignage n’apportant aucune réflexion personnelle, qui pourrait avoir été infléchie, dans un sens ou dans l’autre, au cours du temps. 4) Un cahier de format plus réduit contient 59 photos, tirages papier de petit format et de mauvaise qualité, et 17 dessins à l’humour laborieux, œuvres de Gaston Hauteur lui-même.

Le corpus pose plusieurs questions. Pourquoi Gaston Hauteur a-t-il écrit seulement sur sa campagne d’Orient ? On trouve un élément de réponse dans le prologue : « Pressentant que mon affectation à l’armée d’Orient serait pour moi l’occasion d’impressions nouvelles et de souvenirs agréables, j’ai noté chaque jour les événements me concernant. » Quand a-t-il entrepris la rédaction définitive ? Pourquoi l’a-t-il interrompue au 11 avril 1918 ? Pourquoi le contenu est-il aussi plat ? Jean-Paul Verdier, qui détient le fonds et qui a l’intention de le déposer aux Archives de l’Aisne, remarque à juste titre : « Sans le vouloir sans doute, il semble s’appliquer à éliminer toute trace de subjectivité dans sa rédaction. Il ne restitue ni émotions, ni réflexions personnelles, comme s’il n’avait rien à dire à titre individuel des événements exceptionnels qui s’imposaient à lui. Il incarne peut-être les conceptions, les convictions, les idées reçues de la pensée moyenne, conventionnelle, normée. »

3. Analyse

Débarquant à Itéa, le lieutenant Hauteur ne va pas voir Delphes. Il n’aime pas le vin résiné. Pas grand-chose sur le séjour à Salonique, au camp de Zeitenlick, sinon cette note du 17 octobre 1917 : « L’emploi du temps de la journée est sensiblement le même que celui d’hier. Je fais quelques nouvelles visites dans le camp. Seulement, l’un de nous quatre reste toujours à la chambre car on nous a prévenus qu’il existait parmi les hommes actuellement au camp, une bande de mauvais sujets qui font singulièrement parler d’eux ; ils ne se gênent nullement le soir pour arrêter les gradés, les menacer et même les dévaliser ; ils sont déjà entrés dans les chambres d’officiers où ils ont volé des cantines complètes. Des rafles journalières permettent d’en ramasser quelques-uns. Il est à croire que les régiments de France ont expédié en Orient la lie de leurs unités. Dans le camp, des rixes éclatent journellement entre ces voyous et des soldats alliés, principalement les Grecs ; on enregistre parfois la mort de quelques-uns. »

Installation à Kupa puis à Drevno, face aux Bulgares. Il y décrit sa « maisonnette », édifiée par ses hommes (15/12/17) : « Mon habitation est terminée. Après avoir creusé le sol à un mètre de profondeur, un mur de 0,75 m de haut donne une hauteur suffisante pour s’y tenir debout. Le toit est formé de rondins de bois jointifs, dont les interstices sont bouchés avec de la terre grasse mouillée, le tout recouvert de vieux sacs sous une nouvelle couche de 0,10 m de terre, et enfin un double toit, fait avec la bâche du train de combat et isolée à 10 centimètres au-dessus, empêchera la pluie de percer la toiture. A l’intérieur, une couchette faite de treillage métallique et un foyer m’assurant une douce chaleur. » Le lieutenant est un grand organisateur de soirées récréatives, ce qui lui vaut les compliments de ses chefs.

Installation du bataillon, secteur de Slop : « Je vais visiter notre secteur. Il occupe la droite du régiment, depuis la rive droite du Vardar jusqu’au 2e bataillon, soit environ 2 kilomètres de front, ce qui n’est pas anormal pour le front de l’armée d’Orient. Notre bataillon, qui comprend trois compagnies d’infanterie et une compagnie de mitrailleuses, est installé de la façon suivante : deux compagnies d’infanterie en première ligne, une au mamelon du chemin de fer, l’autre au mamelon des tertres, chacune ayant deux sections en tranchées, une en soutien et la 4e en réserve. La 3e compagnie est en réserve du bataillon. Quant à ma compagnie de mitrailleuses, que j’ai fractionnée pour l’instant en cinq sections en raison de l’existence de deux pièces supplémentaires (Maxim bulgares prises récemment), elle est disséminée dans tout le secteur. Les deux mitrailleuses bulgares seules sont en réserve. Le secteur que nous occupons est très accidenté. Le Vardar, déjà important à cet endroit, coule tantôt en plaine, tantôt entre de hautes montagnes. La rive gauche est beaucoup moins accidentée ; elle est occupée par l’armée anglaise avec laquelle nous sommes en liaison. La végétation est pauvre. La rive droite possède néanmoins quelques vignes, quelques champs de mûriers et de maigres arbustes, abricotiers, églantiers, etc. Beaucoup de ravins sillonnent le terrain, permettant de se rendre en première ligne sans être vu de l’ennemi. Un petit cours d’eau, appelé la Slop, et qui a donné son nom à un petit village détruit qu’elle arrose, coule entre l’emplacement des sections de réserve et celles de première ligne, d’où le nom donné au secteur. Malgré la saison, le cours d’eau est à sec. » Froid et neige en hiver ; fortes chaleurs, moustiques et fièvres dès le printemps.

Le 20 avril 1918, échec d’un coup de main tenté par un corps franc : le bombardement préalable a alerté l’ennemi. « C’est remis au lendemain. » Le 21 avril, « le coup de main réussit », affirmation étonnante quand on lit que le corps franc a ramené un prisonnier et qu’il a eu « 77 hommes hors de combat sur 120 ; 18 tués, le restant blessé, dont une dizaine sérieusement. L’affaire a été chaude. » Suit un mois de repos, avec soirées récréatives. Gaston Hauteur est évacué pour « dysenterie coloniale », début juin. Hôpital de Salonique et de Kozani. Retour au front fin août. A nouveau évacué en septembre (il est tombé de 74 à 58 kilos), il ne participe pas à l’attaque de Dobropolje. Il rentre en France sur le bateau hôpital Lafayette.

Rémy Cazals, mars 2010

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Giboulet, Justin (1887-1973)

1. Le témoin

Justin Rodolphe François Giboulet est né le 15 avril 1887 à Villeneuve-Minervois (Aude). Son père était maréchal-ferrant ; sa mère, épicière. Il entra à l’Ecole primaire supérieure de Limoux, puis à l’Ecole normale de Carcassonne. Après un an de service militaire au 163e RI en Corse, il commença sa carrière d’instituteur en 1908 à Auriac, puis fut nommé à Alzonne après son mariage en 1910, en poste double avec sa femme. Une fille naquit en 1912 ; un fils après la guerre. Il était patriote, de sensibilité politique de gauche, anticlérical sans excès. Il fit la guerre successivement au 343e RI, au 215e à partir de janvier 1916, au 261e à partir d’octobre 1918. Sergent en 1914, il devint adjudant en mai 1918, mais ne voulut pas devenir officier. Il resta principalement dans les Vosges ; dans l’Aisne en juillet 1917. Le mémoire de Solenne Boitreaud cité plus bas donne un index des noms de lieux mentionnés dans le témoignage.

2. Le témoignage

Son fils Jean a conservé 6 carnets originaux de petit format, en tout 397 pages + 17 feuilles volantes, 134 photos sur papier assez intéressantes, et divers papiers et objets. Les notes commencent au 4 août 1914 et s’interrompent au 10 août 1917. L’écriture est « tantôt calme et posée, tantôt agitée », écrit Solenne Boitreaud dans le premier volume de son mémoire de maîtrise, Les Carnets de guerre (1914-1917) de Justin Giboulet, sergent mitrailleur dans les Vosges, Université de Toulouse Le Mirail, 2000, 139 p. Le deuxième volume, 91 p., donne la transcription intégrale des carnets. L’argot de la tranchée dans les carnets d’un instituteur se retrouve dans un glossaire qui complète l’ouvrage.

3. Analyse

L’index des thèmes établi par Solenne Boitreaud comprend les entrées suivantes : abri, artillerie allemande, artillerie française, avions, baïonnette, bicyclette, blessés, blockhaus, bombardement, boucherie, cantonnement, charges, charnier, commission de réforme, conseil de guerre, coup de main, couteaux, dépôt, embusqués, exercice, femme, fraternisations, information, jeu, lecture, lettres (et paquets), maladie, mésentente, mitrailleuse, morts, mutineries, nourriture, observatoire, officier, permission, photographie, popote, prisonnier, promotion, récompense, reconnaissance, religion, rumeur, stage, stratégie, téléphone, tranchée, travaux, viol. Autant de thèmes classiques dans les carnets de combattants, mais abordés ici avec des développements intéressants. On retiendra quelques passages.

– Les recommandations reçues le 17 août 14 : « Les obus allemands peu dangereux. Les éclats ne traversent pas le sac. Les charges à la baïonnette irrésistibles. En pays annexé se méfier. Ne rien accepter des boissons que l’on nous offre. Ne rien répondre aux questions posées par les civils. »

– 18 septembre 14, près de Mandray : « Impression de cimetière. Fusils français abandonnés par cinq et six, vareuses, etc. Bérets de chasseurs alpins. Route semée d’étuis de cartouches allemandes. Les nôtres y ont laissé beaucoup d’hommes. Nous abordons la forêt. Arbres brisés. Terre battue, innombrables effets laissés par les Allemands, des tas de capotes, des casques, des sacs ensanglantés, culots d’obus de batterie de montagne. Après le café, chacun fait provision de souvenirs. Mandray, croix en bois blanc avec inscriptions allemandes. »

– Fin du mois [mai 1916] : « Vie tranquille sans incident. Les Boches n’ont pas lancé un obus. Gaudry, le capitaine de la 17 qui n’a la cote avec personne, m’engueule deux fois dans la même journée au sujet de mon béret et menace de me mettre dedans. Il trouve que les hommes sont trop bruyants et ne saluent pas. Type pénétré de l’esprit militaire, consistant, d’après lui, dans l’observation stricte des attitudes réglementaires et dans l’exécution des conneries les plus stupides. Très courageux dans son gourbi et profond stratège en chambre, très satisfait de son physique, se croit irrésistible. […] L’esprit de bluff règne dans l’armée : la probité fait parfois défaut. Tout se traduit par le « compte rendu » où chacun tente de tirer la couverture à soi. Personne ne veut rien foutre et chacun récrimine quand un camarade obtient une promotion ou une récompense. Beaucoup d’officiers s’occupent trop de leur personne et pas assez de leurs hommes et se moquent pas mal de leur santé. »

– 15 au 31 août 1916 : évocation de « patrouilles qui ne se faisaient heureusement que sur les comptes rendus ».

– 18 octobre 1916 : « Beaucoup de bourgeois carcassonnais ou d’autres lieux, qui n’avaient jamais été au front, se cramponnaient au dépôt à prix d’argent. Les pauvres blessés étaient souvent réexpédiés imparfaitement guéris si bien que, de Lyon ou du front, on les réévacuait sur le dépôt. Les autres s’arrangeaient pour se faire verser dans l’Auxiliaire. C’est ce que fit Farges, marchand de chiffons à Carcassonne. Le matin, il passe la visite à la suite de laquelle on le verse dans l’Auxiliaire. Occasion de grande bombance. Il soupe au Terminus avec trois majors qu’il avait invités et ils vont finir la soirée chez Renée, rue Basse n° 10. […] Voilà ce qu’était, au début de la guerre, la vie de ces bourgeois méprisants et orgueilleux : serrer les fesses et trembler le jour dans un dépôt, et accomplir des prouesses la nuit dans un bordel. Et pendant ce temps, les autres se faisaient casser la gueule. On se sent parfois animé de sourde colère quand on pense à tout cela, à l’existence d’un régime qui permet à ces professeurs de patriotisme d’avant-guerre, à tous les curés, à tous les politiciens, aux riches bourgeois de se défiler pendant que les pauvres bougres qui n’ont que le travail de leurs bras vont se faire trouer la peau. Les Boches sont moins odieux. »

– Juin 1917, au Violu : « Tous les journaux, comme s’ils obéissaient à un mot d’ordre, parlent en faveur du poilu dont il faut améliorer les conditions d’existence. Divers bruits circulent : des divisions se sont mutinées, ont refusé de monter aux tranchées. Des trains de permissionnaires ont manifesté. […] Au cours de la réunion des officiers à la mairie de Granges, Pétain avoua que la situation n’était pas brillante, qu’il fallait éviter d’embêter le poilu surtout au repos, tout au plus une heure ou deux heures d’exercice, pour veiller surtout à l’ordinaire, se mêler un peu plus à la troupe et éviter les histoires. Le colonel du 215e lui-même, cette infecte brute qui conçoit la discipline comme le Boche, a recommandé d’être très doux : il a dit que des corps d’armée ont été décimés à cause de leur rébellion, qu’un régiment désarmé est gardé à Mailly et que même les coloniaux refusent de marcher. Certains régiments se sont soulevés par la faute du haut état-major. Ils escomptaient n’aller qu’une fois à l’assaut, sur la foi des promesses qu’on leur avait faites, et puis on les fait donner une deuxième, troisième fois. A la quatrième fois, ils refusent de marcher. C’est naturel. A la suite de la visite de Pétain, on a enterré l’histoire des poilus du Violu centre parlant avec les Boches. »

4. Autres informations

– Voir les extraits de témoignage du sergent Roumiguières dans Gérard Baconnier, André Minet, Louis Soler, La Plume au Fusil, Les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. Giboulet est cité p. 143.

– Voir le témoignage de Fernand Tailhades, du même régiment, dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals (éd.), Ennemis fraternels 1914-1915, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002.

Annales du Midi, n° 232, octobre-décembre 2000, « 1914-1918 », p. 430-433.

Rémy Cazals, mars 2010

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