Holtz, Bernard (1893-1956)

Ses grands-parents sont venus sur le versant occidental des Vosges depuis Muhlbach-sur-Bruche (Alsace) après 1871. Ses parents sont ouvriers du textile (le père manœuvre, la mère tisserande) dans la vallée du Rabodeau. Il naît à Moyenmoutier le 27 mars 1893. Lui-même deviendra ouvrier ajusteur. En 1914, il est en train d’effectuer son service militaire au 62e RAC. Ses notes de guerre, conservées et transcrites par son petit-fils, débutent au 30 juillet 1914 et cessent au 5 mai 1916. Il est possible que la suite ait été perdue. Dans tous les cas, il survit à la guerre, trouve un travail d’ajusteur à Épinal, se marie en 1920 et devient chef de chauffe à la Société de Production et de Distribution d’Électricité à Reims.

Le « métier » d’artilleur

En août 1914, le régiment reste d’abord dans les Vosges, puis participe à la bataille de la Marne, passe en Champagne et se trouve en Artois en novembre 14 et en mai 15, dans les mêmes secteurs que le fantassin Louis Barthas, à Barlin, Mazingarbe, Vermelles, puis Carency et Notre-Dame de Lorette où les combats sont acharnés. Bernard Holtz écrit des notes brèves et exprime rarement ses sentiments. Il signale les tirs effectués en mentionnant le nombre de coups, les bombardements subis, et les phases de tranquillité avec parties de cartes et occasions de boire : il note aussi scrupuleusement ses « cuites » que ses tirs. Il fournit des informations sur la position, le rôle de l’artillerie et ses dangers spécifiques. Si beaucoup de « duels d’artillerie » des communiqués consistaient pour les canons français à tirer sur les fantassins allemands, et pour les canons allemands à tirer sur les fantassins français, avec les risques d’erreurs bien connus, Holtz décrit de vrais duels entre batteries de 75 et de 77, ainsi le 19 juin 1915 : « On nous a changé de pièce : la nôtre est esquintée ; c’est un plaisir de tirer avec celle-là ; les 77 viennent déjà nous trouver. » Il montre aussi le 75 pris à partie par les 105 et 150 allemands. Les obus de 120 et 220 français passent au-dessus des batteries de 75 parce que ces dernières sont positionnées plus près des lignes. Les 75 doivent aussi protéger les attaques de l’infanterie, et d’abord ouvrir des brèches dans les réseaux de fil de fer. Il arrive que les pièces éclatent, et cela fait du dégât.

Notre artilleur fait « son métier » sans se poser de questions, du moins dans ses notes. Il se réjouit de faire « du si bon boulot » sur une tranchée ennemie (24 juillet 1915). « Qu’est-ce qu’on leur balance ! », écrit-il le 18 août, ajoutant : « J’aime mieux pour eux que pour moi. » Il faut tirer sur les Allemands, d’abord pour se protéger soi-même. Ensuite, c’est un peu comme un travail, et les notes de l’artilleur qui compte les coups de canon ont quelque chose du bilan d’une journée d’usine quand on va recevoir un salaire à la tâche. Dans l’artillerie, on peut avoir l’impression de faire un métier, de travailler en équipe, chacun avec sa compétence technique et sa responsabilité précise, chef de pièce, maître-pointeur, tireur, chargeur, déboucheur… Holtz en arrive à admirer le travail de l’artillerie ennemie : « C’est un coup de maître », dit-il d’une marmite tombée en plein sur les avant-trains de sa batterie et qui fait de nombreuses victimes (12 mars 1916). Et, le 17 mars, notant que la hauteur d’éclatement des obus allemands est mal réglée : « Probablement qu’ils ne sont pas encore bien réveillés. » Il était alors à Verdun, notant : « Plus j’y pense, plus je me demande comment je vis encore. Si je ramène ma viande, je m’en rappellerai ! »

RC

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Poulet, Jules (1882-1938)

Lorsqu’il est né, le 3 mai 1882 à Balan (Ardennes), son père était ouvrier tondeur de draps. Troisième enfant d’une famille nombreuse, il peut cependant faire des études qui lui permettent de devenir employé aux écritures dans une entreprise textile. Il épouse en octobre 1912 une femme du même milieu social, très catholique, et a un fils, Paul, en août 1913. Il avait effectué trois ans de service militaire ; il repart le 2 août 1914 et jusqu’au 7 mars 1919. Il est musicien et brancardier au 120e RI. Sa famille n’ayant pas quitté Balan, elle va se trouver en territoire occupé par les Allemands, et Jules restera longtemps sans nouvelles et sans pouvoir écrire. Le contact est repris au printemps 1915, de manière indirecte, peut-être par l’intermédiaire du curé de Balan. Le 28 septembre, il reçoit une photo de son fils : « Je ne me lasse pas de le regarder. Il est tellement changé que je ne l’aurais pas reconnu. Il n’a pas l’air d’avoir trop souffert de cette maudite guerre. » Lorsqu’il obtient une permission, il se rend chez quelques parents ou amis, jusqu’au retour en France (par la Suisse) de sa femme et de son fils, dans le courant de 1917. C’est pourquoi ses carnets personnels, sur lesquels il écrit des notes assez brèves, sont aussi un moyen de « converser » avec les absents : il s’adresse parfois directement à sa femme. Les carnets d’août 1914 au 26 avril 1916 ont été retrouvés et transcrits dans le cadre d’une activité pédagogique ; les suivants ont été perdus lors de l’exode de 1940.

Le régiment connaît son premier engagement dès le 10 août, puis il bat en retraite jusqu’à la bataille de la Marne. Le 7 septembre : « Le canon continue, les Allemands avancent toujours. Vers 8 heures du matin, ils sont dans Sermaize. Nous nous sommes sauvés dans la dernière maison, où nous attendons des blessés qui se sauvent. A 8 heures juste, les Allemands entrent dans la maison. Nous sommes faits prisonniers : 3 médecins majors et 20 à 25 brancardiers. Nous sommes bien tristes tous. Néanmoins ils sont gentils avec nous. Vers 11 heures, étant seuls, nous nous sauvons à travers champs. Dans une course précipitée, nous regagnons Cheminon où nous trouvons une brave femme qui nous fait une omelette au lard puis une boîte de homards. Nous nous recalons un peu. » La poursuite les conduit en Argonne, au Bois de la Gruerie où les brancardiers ont une activité intense qui leur cause des pertes. L’hiver approche avec la pluie, la boue, le froid : il faut vivre « au milieu des bois comme des sauvages », « comme des loups ». Le 120e alterne entre Champagne et Woëvre ; il connaît la guerre des mines aux Éparges. Au repos, les brancardiers redeviennent musiciens et sont occupés à des répétitions. Le 25 mai 1915 : « Belle journée. Répétition le matin. De 6 à 7, concert. Nous apprenons l’entrée en scène de l’Italie : nous l’apprenons aux Boches avec de grandes affiches au-dessus des tranchées. » Les prisonniers allemands « paraissent heureux d’être faits prisonniers » (11 octobre).

Mais, octobre 1915, c’est aussi le moment de se demander : « Passerons-nous encore l’hiver ? » La réponse arrive le 14 novembre avec la première neige, le 17 novembre lorsqu’il se réveille « couvert de givre ». De janvier à avril 1916, le secteur de La Croix-sur-Meuse est calme ; les soldats reçoivent l’ordre de bêcher et de cultiver tous les jardins. Mais, lorsque l’on se déplace : « Désillusion ! Nous partons, mais dans la direction de Verdun. » Là, autour du fort de Souville, les brancardiers ne songent pas à faire de la musique. « 18 avril 1916. Toujours bombardement du fort qui commence à s’abîmer. Nous partons aux blessés à 8 heures du soir, faisons un voyage au bataillon, un au fort, et retournons enterrer quelques morts sur le chemin. Il pleut toujours, aussi notre travail est très dur. Il faut vraiment faire des efforts surhumains pour arriver. Nous avons déjà un tué et cinq blessés. »

Jules Poulet dit à plusieurs reprises qu’il aspire à la délivrance des régions envahies, que les Allemands doivent être battus et chassés. Cependant c’est dans une des rares lettres à sa femme conservées qu’il se livre à une condamnation plus large (6 janvier 1916) : « C’est assez souffert comme cela, pour le profit de cette guerre, si on peut appeler cela ainsi… une boucherie sans nom, un crime horrible… Il faut voir cela. Tout cela ne nous apporte à nous que misère, deuils, et tout le cortège. J’espère que notre cher petit ne verra jamais cela, et que toi non plus, tu ne repasseras plus jamais par tout ce que tu as souffert. Et si nous voulons aller jusqu’au bout, c’est-à-dire à l’anéantissement du militarisme boche et qui sera aussi, je l’espère, celui du monde entier afin que ceux qui auront le bonheur de s’en tirer ne recommencent pas à faire comme nos pauvres parents et tant d’autres : travailler une existence entière pour avoir une aussi triste récompense. Dis bien tout cela à notre petit Paul quand il pourra le comprendre. »

RC

*« Les carnets de route d’un soldat musicien », PAE du Collège Hurlevent de Hayange, Marturia n° 4, 1985, 95 p.

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Suhubiette, Jean (1888-1971)

1. Le témoin
Né le 28 octobre 1888 à Behasque, canton de Saint-Palais (Basses-Pyrénées), dans une famille pauvre, Jean Suhubiette émigre en Argentine où il trouve un emploi dans une maison de notables (cuisinier selon un passeport). Célibataire, il a 26 ans en 1914 lorsqu’il répond à la mobilisation et s’embarque pour une « traversée mouvementée » de 25 jours. De Bordeaux, il est dirigé sur Bayonne, écrivant : « Je rentre chez moi avec un congé de trois jours. » C’est également « chez lui » qu’il se rendra en permission pendant la guerre, et il y retrouvera d’anciens camarades d’école, allant avec eux au marché de Mauléon et à la foire de Navarrenx. Au front, jusqu’au 5 mars 1916, il exerce les fonctions de téléphoniste au 234e RI en Lorraine dans les Vosges et à Verdun. Puis il entre au service du colonel, poste qu’il ne définit pas, mais qui est en rapport avec sa profession dans le civil. Il semble cependant que s’il avait été chargé de faire la cuisine cela apparaîtrait dans son carnet. Après la guerre, il retourne en Argentine où il est majordome, homme de confiance, dans une famille traditionnelle de propriétaires fonciers de la province de Buenos Aires, effectuant plusieurs voyages en France. Il est mort à l’âge de 83 ans.
2. Le témoignage
En mars 1919, Jean Suhubiette recopie au propre sur 50 pages d’un carnet les notes prises pendant la guerre. Le document a été retrouvé par Ana-Maria Lassalle, professeur à l’université nationale de la Pampa, à Santa-Rosa, République argentine. Les notes sont malheureusement peu développées. Par exemple, à propos de Verdun, le 28 février 1916 : « Dans ce secteur, le R. ne subit aucune attaque sérieuse, mais le bombardement est terrible, le ravitaillement presque impossible et la température est extrêmement rigoureuse. Les troupes sont très fatiguées. »
3. Analyse
Dans ces conditions, le témoignage de Jean Suhubiette apporte peu. Faisant partie des services du colonel, il le suit de château en château, mais aussi chez un notaire, un vétérinaire retraité, une rentière, un curé, et plus rarement dans une grotte ou une cagna. En fait, il s’agit des colonels successifs dont l’un est « merveilleux », un autre « incapable et égoïste ». Il ne peut que raconter indirectement les exploits du régiment. Il exprime rarement des sentiments personnels. Le 5 août 1917, il note cependant, au Chemin des Dames : « Jamais permission ne fut plus souhaitée qu’en ce moment. » Le 11 novembre 1918, en permission dans son village : « Soudain les cloches sonnent à toute volée. Tout le monde est en extase. C’est du délire. Chacun ne peut y croire. » Il faut l’intense émotion de la démobilisation, le 13 février 1919, pour le faire sortir de sa réserve, et son carnet se termine ainsi : « À 11 heures, je suis rendu à la vie civile. Enfin !!! Quel soulagement que de pouvoir s’alléger de ce fardeau. Que n’a-t-on roulé sa bosse durant cinquante-six longs mois. Chacun a fait son devoir ; la France peut être fière de ses enfants. Elle peut à son tour nous être reconnaissante. Gloire aux immortels héros qui ont versé leur sang pour la liberté des peuples. Dieu dans son royaume leur aura donné ce que les puissants de cette terre ne peuvent disposer. »
Rémy Cazals, juillet 2011

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Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

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Bonneau, Georges (1879-1969)

Il est né à Toulouse le 1er février 1879 dans une famille riche, vivant dans un petit hôtel particulier du centre ville et passant l’été sur ses terres à la campagne. Son père, mort en 1915, est un médecin réputé. Georges est le fils aîné ; il a une sœur beaucoup plus jeune. Il est devenu officier dans l’artillerie après être passé à Saint-Cyr et à l’école militaire de Versailles. En 1914, il est capitaine au 3e RAC à Carcassonne. Il passera ensuite au 156e RAC. Marié, il est en instance de divorce (celui-ci sera prononcé en 1916). Il entretient une liaison épistolaire avec Marie-Thérèse, une jeune femme, également en instance de divorce, revenue vivre à Albi chez ses parents. Georges et Marie-Thérèse se marieront après la guerre et après que le capitaine ait combattu contre la Hongrie de Bela Kun en 1919. Devenu commandant, puis colonel, Georges Bonneau a créé un groupe de résistance en 1940, en lien avec le réseau Bertaux, et après la Libération l’Association des Résistants de 1940. Georges Bonneau n’a pas eu d’enfant, ce qui explique que ses papiers ont été détruits après sa disparition à l’exception de plus de 900 lettres de 1914-1918, sauvées par le bouquiniste toulousain Marcel Thourel et confiées à une étudiante pour un travail universitaire. Il s’agit en fait de 387 lettres de Marie-Thérèse à Georges (principalement en 1914, 1915 et 1916) et de 557 lettres de Georges à sa famille, son père, sa mère, sa sœur. Les lettres de Georges à Marie-Thérèse semblent avoir été détruites par celle-ci pour ne pas qu’elles soient utilisées contre elle dans la procédure de divorce. La correspondance fait aussi allusion à des photos prises par Georges, mais elles ont également disparu. Il est intéressant de remarquer que le capitaine d’artillerie s’adresse différemment à ses correspondants : avec son père, le style est noble, et on parle d’homme à homme de haute stratégie ; avec sa mère, il est surtout question des aspects de vie quotidienne ; avec sa sœur, les sujets les plus divers sont abordés avec une pointe d’humour afin de dédramatiser. Blessé légèrement à la suite d’un combat, le 15 juin 1915, il écrit qu’il est victime d’une entorse due à sa maladresse (tandis que le JMO indique : « Le capitaine Bonneau, renversé par un obus, se blesse à la jambe »).
Les lettres de Georges ne présentent pas une grande originalité. Les conditions de vie sur le front sont bien connues. Mais il a l’honnêteté de se considérer, officier d’artillerie, comme un privilégié par rapport aux soldats de l’infanterie : « Si la direction de la guerre avait été digne du courage de ces braves gens, jamais les Allemands ne seraient entrés en France. J’ai vu des attaques avec des allures qui faisaient monter les larmes aux yeux. Mais aussi trop souvent avec une inconscience criminelle. Pauvres camarades de l’infanterie. Nous aurons la victoire malgré tout, parce qu’il faut que nous l’ayons, mais elle aurait dû être bien moins difficile » (8 octobre 1914). Il s’insurge contre Romain Rolland : « Le Monsieur Rolland, au lieu de se chauffer paisiblement en Suisse, devrait aller faire un tour en Lorraine. Il y verrait des villages dont la destruction aurait fait horreur à Attila, les tombes des vieillards, des femmes, des enfants massacrés par les fidèles de la Kultur » (25 octobre 1914). S’il clame toujours la certitude de la victoire finale, il envisage une fois l’éventualité de la défaite, lorsqu’il s’agit de conseiller à sa mère les meilleurs placements. En novembre 1918, tous les alliés de l’Allemagne ayant reconnu leur défaite, « on va pouvoir s’expliquer enfin avec les hobereaux allemands et leurs amis les traîtres bolcheviks », et le 11 : « Voilà l’armistice. Je regrette que nous ne soyons pas entrés en Allemagne avant sa signature. Il fallait ça. »
La vie d’une bourgeoise à l’arrière
Les lettres de Marie-Thérèse décrivent une vie bourgeoise douillette, oisive, bien pensante malgré sa « relation coupable » ; on lit L’Illustration et on ne peut comprendre la réalité de la guerre malgré un temps de bénévolat au service des blessés à l’hôpital d’Albi, blessés chez qui elle arrive toutefois à percevoir une immense lassitude. Elle va à Toulouse pour s’habiller (« je n’ai rien à me mettre ») ; elle écrit à son amant « à la terrasse des Américains » ; elle se distrait au théâtre, profitant de la pièce « impeccablement jouée » et de « la salle très brillante ». En 1916 comme en 1915, elle passe trois semaines en cure : « Que te dirai-je de Vichy ? Un monde fou, un luxe inouï, des toilettes splendides et, pour achever, des officiers en surnombre, très décorés, galonnés. Pour compléter le tableau, pas mal d’officiers serbes, les tombeurs de cœurs de la saison ! » Elle aussi souhaite l’écrasement des Allemands : « Que de calamités, mon Dieu, ces sauvages sèment sur leur route. Que d’atrocités commises au nom de la Kultur teutonne… C’est à frémir d’horreur. Heureusement que Dieu, le vrai, pas celui qu’ils invoquent, les châtiera, et le châtiment sera terrible. »
RC
*Sylvie Decobert, Lettres du front et de l’arrière (1914-1918), Carcassonne, Les Audois, 2000. Le livre, à partir d’un mémoire de maîtrise comprend trois parties principales : une étude théorique de bon niveau sur la méthode à utiliser pour étudier les correspondances ; une analyse des lettres de Georges et de Marie-Thérèse ; des extraits de cette correspondance.
*Voir aussi la notice Bonneau dans Les Toulousains dans l’Histoire, dictionnaire biographique sous la direction de Philippe Wolff, Toulouse, Privat, 1984, p. 239.

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Maréchal, Maurice (1892-1964)

1. Le témoin
Il est né le 3 octobre 1892 à Dijon où son père était receveur des postes. Sa mère est présentée dans le livre cité ci-après une fois comme institutrice, une fois comme professeur à l’Ecole normale d’institutrices de Dijon. Maurice est reçu au Conservatoire de Paris en novembre 1905 ; il devient violoncelliste soliste en 1911. Il fait le service militaire à Rouen à la musique du 74e RI et, en temps de guerre, dépend alternativement du 274e et du 74e. Il ne combat pas les armes à la main, mais se trouve exposé comme brancardier et agent de liaison cycliste. Dès mars 1915, il fait « de la musique plus que jamais » et, en février 1916, il vient compléter le quatuor de Durosoir (voir cette notice) après avoir reçu cette invitation : « Ne vous frappez pas, vous ne serez pas malheureux, il nous manque juste un violoncelliste pour faire de la musique devant le général Mangin. » Son instrument, fabriqué à partir de bois de caisse, est surnommé « le Poilu ».
Il est évacué pour faiblesse générale le 6 juillet 1918, vers l’hôpital de Dijon. Il se marie après la guerre, entreprenant une carrière internationale de violoncelliste. Après la Deuxième Guerre mondiale, il est professeur au Conservatoire de Paris.
2. Le témoignage
Maurice Maréchal a rempli pendant la guerre 9 carnets de petit format dont le contenu a été reproduit en quasi totalité dans le livre : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p., photos. La plupart des coupures sont les longues citations faites à partir de ses lectures. Dans ces carnets, il se parle à lui-même et il leur livre des confidences sur ses amours et ses ruptures, sur son vice, le jeu, qui lui coûte cher et qu’il se promet de surmonter (31 décembre 1914) pour entrer dans l’année nouvelle « pur comme on doit entrer au séjour éternel ». Une confidence étonnante (17 septembre 1914) : « Jamais je n’ai senti autant d’antipathie contre moi. A part quelques-uns, les brancardiers me détestent. Oh, petite mère que j’aime, comme tu serais contente de me consoler ! »
3. Analyse
Le premier jour de la mobilisation, malgré le spectacle d’un commandant abruti et des réservistes saouls qui se vautrent sur le trottoir, il note de belles pensées : « Un artiste doit se dévouer pour la plus noble cause, et la plus noble, en temps de guerre, n’est-ce pas de mourir pour le drapeau ? » Quelques jours plus tard, il précise : « Je vais faire tout ce que je pourrai pour quitter cette compagnie où, comme cycliste, je suis vraiment trop exposé. Si j’étais à la Croix Rouge, je serais du moins plus sûr de revenir. Je ne suis pas, je ne veux pas être lâche, mais l’idée que je pourrais, pour une balle idiote qui ne prouvera rien ni pour le Droit ni pour la Force, gâcher tout mon avenir et surtout briser tout l’édifice édifié péniblement par ma chère petite mère au prix de tant et tant de sacrifices, je suis pris d’un tremblement d’angoisse qui me tord. »
Il connaît alors l’épuisante retraite d’août et les horribles visions de guerre. Il compatit sur « la malheureuse infanterie » dont « la tâche est bien facile à résumer : se faire tuer le moins possible par l’artillerie ». En septembre et octobre, il note que la cathédrale de Reims crie « Vengeance ! » ; mais il trouve stupides « les articles haineux des journaux de Paris » contre les œuvres des artistes allemands. Dès février 1915, on apprend qu’il travaille son violoncelle en Champagne, puis en Artois ; le 9 août, il écrit trois fois « je m’ennuie ».
Le 24 septembre 1915, à la veille de la grande offensive, installé à l’observatoire du colonel, il pense que « le sort de la guerre va se jouer ». Le 27, il décrit un poste de secours encombré de blessés : « Je ne peux plus y tenir, odeur de sang caillé, chaud, mêlée de l’odeur des intestins ouverts. Les blessés sont partout dans tous les coins, les brancards s’empêtrent. » Le 28 : « Résumé de l’attaque jusqu’à aujourd’hui : pertes formidables. » Et le 1er octobre : « Mon avis est que notre victoire est une bûche puisque, même en y mettant le prix, on n’est pas parvenu à passer. »
Peu de temps après, il faut constater que « la musique ouvre bien des portes ». Maurice passe plusieurs semaines au château de Mme de F. ; il répète, il joue devant les officiers, il reçoit même la visite de sa mère. Fin décembre, retour en ligne pour retrouver la boue, les rats, les ruines, les morts. A Verdun, en avril 1916, c’est à nouveau une vision d’enfer, les arbres déchiquetés, les trous d’obus, les cadavres, les trop nombreux blessés. Mais c’est pour peu de temps. La musique reprend ses droits et, le 2 mars 1917, partant pour Paris afin de faire réparer son instrument, il note : « Retourner en permission parce qu’on a cassé son violoncelle, quelle chose plus naturelle ? »
Plus tard, c’est un nouveau constat d’échec à propos de l’offensive Nivelle du 16 avril. Son carnet personnel n’étant pas redevable de la censure, il peut livrer un témoignage sur les mutineries, mais il ne se trouve pas vraiment au cœur de l’action. Le 29 mai, il signale l’influence des permissionnaires retour de Paris et, à propos du capitaine Lebrun, il écrit : « Il paraît qu’il a voulu parler aux types et on ne l’a pas écouté. Quelques-uns l’ont traité d’ordure, d’embusqué, de con, etc. Il a l’air anxieux lui aussi. Tout à l’heure sont passés des manifestants des trois régiments. Ils sont calmes, crient à peine. Quelques cris seulement de  « A bas la guerre », « Vive la grève ». Les officiers sont tous rentrés un peu précipitamment, m’a-t-il semblé, au château, et n’ont soufflé mot. On s’endort avec la sensation bien nette que la situation devient grave. » Le 30 mai, il décrit encore quelques troubles, des cris contre un officier, mais il conclut de curieuse façon, peut-être influencé par son entourage de gradés : « N’est-ce pas le gouvernement qui fomente tout cela pour dégager sa responsabilité ? »
Rémy Cazals, 17 novembre 2011

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Durosoir, Lucien (1878-1955)

1. Le témoin
Né à « Boulogne près de Paris » le 6 décembre 1878, il devient, avant 1914, un célèbre violoniste, soliste faisant des tournées internationales. Lors de la déclaration de guerre, il a 36 ans ; célibataire, il vit avec sa mère. D’abord territorial, il est envoyé sur le front au 129e RI en novembre 1914. Fin juin 1915, il devient brancardier. Son talent de musicien reconnu, notamment par le général Mangin, il alterne alors les périodes musicales et de services divers (brancardier, secrétaire, colombophile). En juin 1918, il avoue : « Dans tout cela mon sort, comparé aux destinées des anciens camarades, est autrement enviable. Je sais bien qu’il y a mon violon et ce dernier très réellement m’a sauvé la vie. C’est la fable antique d’Apollon qui apprivoise les bêtes fauves. J’ai certainement obtenu davantage avec mon instrument que si j’avais eu de puissantes interventions. »
Après la guerre, il se retire dans le sud de la France pour composer. Le livre cité ci-dessous contient un DVD donnant trois pièces pour violoncelle et piano, œuvre dédiée à son ami Maurice Maréchal (voir notice).
2. Le témoignage
Le corpus de lettres adressées quotidiennement à sa mère pendant toute la guerre est considérable. Son fils dit avoir sélectionné 30 % de l’ensemble. L’allègement est très important pour la période 1916-1918. Des allusions à des femmes ont été supprimées parce que « rares et atypiques ». Des photos complètent le dossier dans : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p. Les lettres de Lucien témoignent parfois, comme en septembre 1918, de son exaspération devant les sollicitations de sa mère : « Je me demande si tu ne deviens pas un peu folle quand tu me dis travaille, compose : quand tu me parles, au milieu de la vie que je mène, de l’amour de mon art. […] Hélas, je suis dans la boue et la poussière, je sens mauvais, je sue, et j’essaie de passer à travers les dangers du mieux possible. » Le présentateur, signalant la présence de Lucien Durosoir au 129e, puis au 274e et au 74e, remarque : « Du début à la fin, son sort est lié à celui de la 5e division. » Mais le livre de Leonard Smith sur la 5e DI n’est jamais mentionné dans des notes, intéressantes pour les identifications de musiciens et d’œuvres, plus contestables sur le plan de l’histoire : l’une va jusqu’à conseiller de « lire les ouvrages récents qui font enfin la part de la violence dans la guerre » !
3. Analyse
Les premières lettres de 1914 contiennent illusions et contradictions, ce qui est tout à fait normal quand il s’agit d’un témoignage. « Il est officiel que les troupes françaises sont dans Colmar et que les Allemands se sauvent, surtout devant les charges à la baïonnette » (11 août) ; les Français « se font tuer en chantant » (13 août) ; il est clair « que notre droit est évident, que nous représentons la justice et la liberté » (24 août) ; « les pertes des Allemands sont absolument énormes, sans comparaison avec les nôtres » (28 août) ; « il n’y a pas à s’effrayer, l’envahissement de la France dans le Nord-Est a été un plan voulu et concerté » (9 septembre). Le 26 août : « Notre régiment, très entraîné maintenant, est vraiment frémissant, nous ne demandons qu’à partir » ; mais « il y a avec nous 40 % de Normands qui n’arrêtent pas de gémir » (10 septembre) ; « beaucoup de mes camarades ont le cafard, ils boivent trop et surtout fument beaucoup, plus qu’il ne faudrait. Il est certain que le temps commence à sembler long, et cependant c’est bien loin d’être fini. » Et, le 8 novembre, il signale « certains individus veules et froussards qui essayent par tous les moyens d’éviter d’être envoyés au front ».
Il découvre les tranchées le 15 novembre 1914, et cette « terrible vie qui met bien à nu le caractère et les ressources morales de chacun ». « Il nous faut beaucoup de patience et de résignation, qualités beaucoup plus difficiles à avoir qu’éclats de bravoure plus ou moins passagers ; car souffrir de toutes les intempéries, recevoir les obus sur la tête stoïquement dans les tranchées, c’est terrible » (2 février 1915). Il sélectionne deux camarades avec lesquels il peut parler : « Nous ne nous quittons guère tous les trois car, dans le reste de l’escouade, ce sont certainement de très braves gens, mais des paysans avec lesquels nous n’avons pas beaucoup d’affinités. » Ces paysans supportent les fatigues de la guerre moins bien que lui-même, toujours en train de « geindre », qui boivent à l’excès (« tout le recrutement normand est en majeure partie composé d’ivrognes », 28 mars 1915), vice partagé par les officiers qui sont « des gens bien ordinaires et bien vulgaires avec souvent tendance à être des poivrots » (4 février). Il critique aussi les aberrations (les peaux de moutons protectrices qui arrivent après les grands froids), le bourrage de crâne des journaux, l’arrière qui montre une incompréhension totale des choses du front, les embusqués dont il faudrait afficher les noms. Le 20 février 1915, il écrit : « L’épreuve que nous subissons est vraiment très dure ; ce qui la rend ainsi, c’est la durée et l’incertitude que nous avons tous au sujet de la fin de cette guerre maudite. Il y a des jours où les plus courageux ont le cafard. Je vois les camarades, ceux surtout qui ont des enfants jeunes, cette vie leur pèse et leur devient pour ainsi dire insupportable ; j’ai bien du mal à remonter leur courage défaillant. Cette souffrance morale ajoutée rend plus pesantes nos souffrances physiques. »
Sa haine des Allemands s’exprime particulièrement entre mars et juin 1915, sur les fronts de Craonne et de l’Artois. « Il faut que ces gens qui ont tout volé, tout ruiné et détruit, tuant les femmes et les enfants et les torturant, il faut que ces monstres soient écrasés. Quelle joie quand nos obus pleuvent sur eux ! » Cette expression du 23 mars est reprise le surlendemain, puis le 18 et le 25 mai. Le 23 mai, il demande à sa mère de lui envoyer un poignard et un pistolet, qui pourraient se révéler utiles pour un combat au corps à corps car fusil et baïonnette y sont « des armes peu pratiques ». Il semble qu’il ne se soit pas servi du poignard mais, le 7 juin, il écrit qu’il a descendu « beaucoup » de Boches en tirant au fusil « avec le plus grand calme », puis qu’il a tué deux autres Boches à bout portant avec son pistolet. Il ajoute : « Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer. Tous les amis sont debout. Un peu de calme va nous faire du bien car notre agitation est fébrile et notre soif ardente. » Grand calme ou agitation fébrile ? Il y a là quelque contradiction, de même qu’entre « tout le monde est plein d’enthousiasme » (24 mai) et « entendre des gens parler de rentrer chez eux en disant qu’ils se foutent bien des Allemands et qu’ils peuvent bien occuper les pays conquis » (14 mai). Après ces journées infernales, il est clair que c’est l’épuisement et la hantise d’une nouvelle campagne d’hiver (25 juin) : « Je crois pour ma part que nous arriverons difficilement à les sortir de chez nous. » Auparavant, il avait noté, devant Craonne : « Nous n’attaquerons probablement jamais Craonne, ce plateau est inattaquable de front. Nous y resterions tous inutilement, il faudra le tourner pour que les Boches délogent de cette position formidable. »
Après avoir écrit à sa mère : « Dans cette affaire, en dehors des obus qui sont tombés par milliers, c’est à qui a pu le mieux endurer le manque de sommeil, la faim et la soif, et dans cette endurance nous nous sommes montrés supérieurs à nos ennemis et beaucoup plus rusés. Nous en avons beaucoup tué, avec malice à la clef ; dans cette chasse à l’homme horrible, il y a cependant quelque chose de passionnant. » Puis il devient brancardier, à l’approche de l’été 1915, soulignant que les « risques sont infiniment moindres », même lors de l’offensive de septembre. Celle-ci est un échec. Des chefs incapables (obtus, ne reconnaissant jamais leurs erreurs, coupables de faire la noce) ont fait tuer « tant de monde ». « Dans cette guerre le peuple a été admirable, il a tout sacrifié, pour qui ? Pour des dirigeants dont beaucoup emplissent leurs poches pendant que les autres se font tuer. » Brancardier n’est pas encore « un vrai filon » mais, dès octobre, Lucien Durosoir est chargé par le colonel de monter un quatuor à cordes. Il joue devant Mangin, passe son temps en répétitions, est confortablement logé. « Plongés de plus en plus dans une atmosphère musicale », les membres du quatuor peuvent éviter les « conversations stupides ». Le salon de Mme L. réunit officiers et intellectuels. Quel contraste avec les soldats des tranchées transformés en blocs de boue !
En avril 1916, il connaît cependant un nouvel enfer, à Verdun. « Tout le monde appelle la fin de tous ses vœux, mais cela, hélas, ne change pas la face des choses, écrit-il en août. Le temps s’écoule et les hostilités continuent, et les mois succèdent aux mois. Quelle vie et comme nous gaspillons nos plus belles années ! » Son opinion sur l’ennemi devient plus nuancée : « Les Boches, dans tous ces événements, font preuve d’un incroyable ressort et ne donnent nullement l’impression de gens qui lâchent pied, comme on voudrait bien le dire. Ils combattent au contraire avec acharnement, et ce n’est pas un mince mérite quand on pense à tout ce qui dégringole sur leurs têtes. C’est ce qui fait croire que la guerre ne peut durer de longs mois, car, avec de pareilles luttes, les effectifs fondent comme neige au soleil. » Et pourtant elle dure ! « C’est triste, l’intellectuel s’enlise, il sent qu’il perd sa culture, les gens médiocres qui nous entourent, leurs raisonnements médiocres, leurs idées médiocres, tout est bien fait pour vous faire perdre l’idéal et la culture donnés par quinze ou vingt ans d’efforts. » De son côté, « le pauvre poilu attend sa permission avec une fébrile impatience. Elle est la seule raison de sa résignation. »
En 1917, dès février, Lucien note : « Ce qui est étonnant, c’est que les poilus subissent tout cela sans se révolter. » En mars, il précise qu’après la guerre « il faudra craindre des mouvements révolutionnaires de la part des poilus qui, trop longtemps, auront été maintenus dans une discipline de fer, et qui, lorsqu’ils recouvreront la liberté, manifesteront certainement dans un sens non équivoque. » Le 30 mai, il écrit à sa mère que « de très graves événements viennent de se produire », mais il ne développe pas : « Plus tard je pourrai te parler, car je pense ne jamais écrire sur ce sujet, car c’est trop dangereux. » C’est pourquoi on n’aura pas le témoignage de Lucien Durosoir sur les « mutineries » au sein de la 5e DI. A peine quelques bribes : « Le pauvre poilu qui, depuis bientôt trois ans, endure les pires souffrances morales et physiques, est las, il n’en peut plus. Davantage serait dépasser les forces humaines et s’exposer à de graves mécomptes. J’ai peu d’espoir que le commandement supérieur comprenne bien la question ; il a si peu vécu avec le poilu et l’a traité tellement comme une chose. » Il ajoute que « les sanctions ont été rudes ». Cela n’empêche pas des aviateurs, venus en visite, d’offrir un baptême de l’air aux infirmières et aux musiciens (voir aussi les photos d’avions et de dames du lieutenant Berthelé).
En février 1918, Lucien note l’émotion ressentie par les hommes du front à l’annonce des raids aériens sur Paris : « C’est une angoisse de savoir sa famille exposée ». En mai et juin, il se plaint des Anglais qui ne consacrent pas tous leurs efforts à la guerre, tandis que « le moral de nos troupes est extraordinaire et ce serait à souhaiter que nos alliés possèdent tous ces qualités au même degré. » La guerre devient de plus en plus celle des avions et des tanks. Dès juillet, la victoire se dessine. En septembre, « c’est un peuple en marche que notre armée », mais il aura fallu payer cher cette victoire. Les lettres reproduites se terminent au 11 novembre : « C’est fou de voir ici la joie générale, c’est comme une sorte d’ivresse. Et nous avons attaqué encore hier dans la soirée, et il y a des malheureux qui encore ont laissé leur vie. A ce moment de fin de guerre, je songe à tous les camarades qui sont tombés, aux longues souffrances subies par tous et l’émotion me secoue en voyant enfin les résultats acquis par tant de sacrifices. »
Rémy Cazals, 16 novembre 2011

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Perrin, François (1875-1954)

1. Le témoin
La vocation militaire, dans la famille Perrin, remonte à un aïeul prestigieux, Victor, maréchal de Napoléon. François Perrin est né à Besançon le 6 avril 1875. Il a étudié la médecine à l’école du Service de santé de Lyon et au Val de Grâce. Il est nommé à Colomb-Béchar, dans le Sud-Oranais, où il participe en 1908 aux opérations aux confins du Maroc ; puis à Tours au 66e RI en 1909 ; à Saint-Dié au 3e BCP en 1913. Marié en 1910, il a une fille en 1911 et un fils en 1914. Dès août 14, lors des batailles de Lorraine, il est capturé avec son équipe médicale, puis rendu à la France via la Suisse. Après une période d’activités mal définies, dont il se plaint, il a la charge d’une ambulance chirurgicale, d’août 1915 à avril 1917. Malade, il doit abandonner. Il prend sa retraite en Touraine en 1920. La défaite française de 1940 le choque profondément. Il meurt à Tours en 1954.
François Perrin admire Lyautey. Il déteste les députés et les magouilles, les francs-maçons, les radicaux (parmi lesquels Chautemps et Besnard, « deux immondes politiciens ») et les socialistes, et « les métèques qui vivent à nos crochets ». Jaurès est attaqué nommément une fois, et indirectement une autre (p. 162) : « S’apitoyer sur le sort du troupier, faire étalage d’un humanisme outrancier sous le panache de l’avenir du pays, de la défense nationale, de la sécurité des familles et de la patrie, constituent une plate-forme électorale de tout repos. […] Revendications militaires, ouvrières, sociales : éléments rabâchés qui préparent le désordre et l’anarchie mais assurent la fortune des politiciens sans scrupules et sans conscience qui s’appliquent à les faire naître. »

2. Le témoignage
François Perrin a écrit ses mémoires dans les années 1943-44. Son petit-fils, Eric Perrin, en présente le texte sous le titre : Un toubib sous l’uniforme, 1908-1918, Carnets de François Perrin, éditions Anovi, 2009, 347 p., illustrations. Des notes apportent des rectifications quand les souvenirs de l’auteur sont fautifs. La Grande Guerre n’occupe qu’un tiers du livre, mais la vie d’un médecin militaire au cours des années qui la précèdent apporte une information utile.

3. Analyse
– Les quatre premiers chapitres décrivent le combat de Menabba (16 avril 1908) et d’autres opérations aux confins du Sud-Oranais et du Maroc.
– La vie en garnison à Colomb-Béchar est ensuite évoquée, avec la nécessaire surveillance sanitaire du personnel des maisons closes, « lourde responsabilité morale » vis-à-vis des jeunes officiers. Un passage spectaculaire décrit une invasion de criquets.
– La transition entre Colomb-Béchar et Tours (p. 119) : « Enfin, l’homme normal est créé pour fonder une famille et non pour garnir sa solitude, sans combler le vide de son âme, avec les épanchements de petites alliées plus ou moins voluptueuses, compréhensives et colorées. »
– La vie d’un officier dans une garnison de la province française est décrite avec bien des détails : visites protocolaires, conspiration pour le marier, rencontre de la jeune fille idéale, les approches, l’accord, le trousseau…
– Au cours de la première phase de la guerre de 1914, l’auteur évoque les illusions de victoire lors de l’avance en Lorraine, les avertissements des habitants annonçant le piège (p. 224) qui, en effet, se referme sur les Français. Perrin décrit l’horreur du champ de bataille et la « boucherie désespérante » (p. 241) que représentent les opérations de « centaines de blessés français et allemands mélangés, entassés, souvent sur le sol nu, dans des granges, des remises, des écuries » (p. 243). Capturés, Perrin et ses aides opèrent en compagnie des médecins allemands, jugés trop interventionnistes : « grâce à l’ascendant que nous prenons immédiatement, nous sauvons heureusement pas mal de bras et de jambes » (p. 246). Tout en détestant les Allemands, Perrin note (p. 232) : « On en apporte de tous côtés [des blessés]. On ne sait plus ou les mettre. Français et Allemands sont pour ainsi dire couchés les uns sur les autres. Et aussitôt nous remarquons une évolution psychologique étonnante. Nos hommes se desserrent, aident les Boches à s’installer. « Attends, mon pauvre vieux que je t’arrange » et réciproquement ceux-ci sont pleins de pitié pour leurs voisins. La haine a totalement disparu. Ils sont tous des victimes de la guerre et fraternisent sans réserve dans la douleur. » L’expérience lui inspire une critique détaillée du Service de santé français et même allemand.
– Dans la période où ses activités sont mal définies, il montre le travail d’un officier d’administration chargé d’envoyer aux familles les objets personnels des tués (p. 266, voir aussi la notice Blayac). Il décrit une ambulance russe et les orgies qui s’y déroulent (p. 269), et les salons d’Epernay pleins d’embusqués, de « jeunes et robustes fils de famille soigneusement casés au volant d’un camion ou d’une auto du train des équipages » (p. 273). Quant au secteur de Craonnelle et Maizy, en juin 1915, il est « pépère » ; on se fiche la paix des deux côtés. « C’est dans ce secteur que le soir de Noël 1915 un réveillon réunit dans un trou d’obus mitoyen quelques-uns de nos poilus avec des compagnons d’en face. Le commandement ordonna aussitôt, sous peine de conseil de guerre, de mettre un terme à cette fraternisation excessive » (p. 289, mais le docteur Perrin ne se trouvait plus dans le secteur à cette date, et il a dû entendre parler de l’épisode, sans l’avoir vu).
– Chargé de l’ambulance 1/155, il montre un remarquable sens de l’organisation (voir aussi la notice Viguier). Perrin serait le créateur des ambulances chirurgicales mobiles : « j’en revendique la paternité, écrit-il, en mon nom et en celui de mes collègues » (p. 294). Son équipe invente aussi un appareil pour fournir de l’oxygène afin de soigner les gazés (p. 307). Quant aux mutilations volontaires, le docteur Perrin les constate, mais ne les dénonce pas. Le mutilé acquitté et guéri remonte aux tranchées. « Qu’on fusille un déserteur qui passe à l’ennemi, oui. Mais mettre au poteau un gosse qui a déjà combattu et que le désespoir d’une vie impossible abat momentanément, c’est une erreur. Le cafardeux est un malade et, s’il a comparé sa vie avec celle des innombrables embusqués de Paris, sa maladie se conçoit et s’excuse » (p. 300).
– En guise de conclusion, une phrase du docteur Perrin (p. 321) remet en question la vision saugrenue de certains historiens présentant les médecins comme dévalorisés parce qu’ils ne participent pas au combat : « Il n’en est pas de plus belle [carrière], car il n’en est pas où l’on puisse, en faisant consciencieusement son devoir, éprouver autant de satisfactions morales. Certes il est de durs moments. Lorsqu’au combat l’ennemi est tout près, que les projectiles pleuvent, que l’on ne sait pas lequel vous est destiné, il faut un certain don de sang-froid, de courage même, pour continuer à donner ses soins, à opérer, sans manifester devant ses inférieurs l’émotion naturelle qui vous étreint. L’incertitude des vicissitudes de la lutte, la responsabilité du personnel que vous commandez, le devoir de venir en aide de votre mieux à ceux qui sont tombés créent une tension d’esprit qu’il faut avoir éprouvée pour la connaître. »

Rémy Cazals, juin 2011

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Le Petit, Jacques (1887-après 1966)

1. Le témoin
Quatrième enfant d’une famille de propriétaires fonciers possédant manoir des champs et maison de ville, Jacques Le Petit est né à Bayeux (Calvados), le 20 juillet 1887. Après le collège Sainte-Croix d’Orléans (qu’il désigne comme sa prison), il mène ses études de médecine jusqu’au doctorat obtenu en 1913. Installé au Mans, il est bientôt mobilisé comme médecin auxiliaire. Avec le 11e RAC, il fait la retraite d’août et la marche en avant de septembre 1914. Médecin aide-major, il passe au 5e RI puis au 129e en décembre. Blessé en juillet 1916, il est ensuite affecté à l’ambulance 4/54, puis à la 14/5, puis à l’arrière, à Caen. Il revient sur le front en juillet 1917 au 267e RAC. Une grave blessure, le 3 octobre 1918 met fin à sa guerre, après laquelle il revient au Mans et se marie en 1919.

2. Le témoignage
Jacques Le Petit s’est appuyé sur ses notes et les lettres à sa famille pour une rédaction qui date de 1966 ; il avoue parfois ne pas se souvenir de certains faits (p. 94, 109 par exemple). Sous le titre Journal de guerre de Jacques Le Petit, 1914-1919, Un médecin à l’épreuve de la Grande Guerre, des extraits de son texte ont été publiés en 2009 par les éditions Anovi (127 p.), ses héritiers proposant à qui le souhaite de consulter l’ensemble. Les chapitres suivent l’ordre chronologique. Chacun est précédé d’un résumé général des événements de la période. Croquis et photos viennent en complément.

3. Analyse
Ce médecin a vraiment vécu au milieu des hommes des tranchées. Il en a connu les conditions de vie (voir p. 53 : les mouches ; p. 59 : la boue « fantastique » de la Somme) et il en a partagé les sentiments contre les profiteurs (p. 82), les embusqués (p. 83) et même contre les civils sans distinction (p. 58 : ils sont ignobles ; p. 90 : « les civils restant l’ennemi héréditaire »). Il critique à plusieurs reprises le bourrage de crâne (p. 46, 49, 50) et annonce qu’il va essayer de s’abonner à La Tribune de Genève (p. 90) « pour savoir la vérité si possible ». Hostilité aussi envers les artilleurs (p. 44, janvier 1915) : « Les artilleurs ont beaucoup de munitions maintenant, et ils se font même eng… quand ils n’ont pas tiré dans la journée le nombre de coups imposés. Ils ne savent d’ailleurs pas toujours sur quoi ils tirent ; leur coup tiré, ils se cachent et c’est nous qui recevons la réponse. »
Proche des soldats, il les voit se livrer à des jeux étranges avec les Allemands d’en face (p. 44, secteur de Pontavert, janvier 1915) : « D’une tranchée à l’autre, on met parfois des cibles, souvent des marmites ou de vieilles ferrailles, et on signale consciencieusement à l’ennemi les « rigodons », c’est-à-dire les coups au but. » Et encore (p. 46, secteur de Concevreux, février 1915) : « Les Boches nous envoient des patates et nous demandent des journaux ; ils mettent des écriteaux annonçant un nombre kolossal de prisonniers russes et nous ripostons par des chansons sur Guillaume. Nous mettons des écriteaux disant : « Il ne vient pas souvent vous voir, votre empereur, le nôtre vient ce soir. » À la fin de l’après-midi, on promène en première ligne, au bout d’un bâton, un chapeau haut-de-forme que les Boches canardent de leur mieux. »
Les épisodes particulièrement décrits sont le départ en août 14 avec un « moral splendide », en route pour Berlin, d’autant que les nouvelles sont excellentes. C’est ensuite la retraite (p. 25) : « Retraite dans l’ignorance de tout, au milieu des incendies dont on donne diverses explications, des mugissements de bestiaux abandonnés qui nous suivent, ainsi que le son du canon toujours derrière nous, au milieu des convois de fuyards dirigés tant bien que mal par les gendarmes, et des vaches qui gémissent de ne plus être traites (et que nous trayons au passage pour boire un peu), échappées de leurs prés, leurs clôtures étant hachées par l’artillerie. » En septembre 1915, c’est l’offensive en Artois, vers Neuville-Saint-Vaast. En avril 1916, Verdun : la soif, la poussière, l’air irrespirable, l’insomnie (p. 74). « Les hommes sont éreintés, les seules ébauches de boyaux qui existent les obligent, en dehors des attaques fréquentes, à rester tout le jour aplatis par terre sous le bombardement meurtrier sans aucun mouvement ; la nuit, ils manient la pelle et la pioche pour s’enterrer. »
Si la blessure est une aubaine, et si beaucoup de blessés ont évoqué l’hôpital comme un petit paradis, ce n’est pas le cas de Jacques, dirigé vers Lodève, oublié à la gare, transporté ensuite dans une charrette à fumier vers « une vieille bâtisse lépreuse, immonde et puante » sous la coupe d’une « vieille bonne sœur grincheuse », et négligé par le médecin, un embusqué.
Autres remarques :
– La découverte que les nuits peuvent être d’une noirceur absolue, mais que les soldats venus de la campagne « arrivaient à distinguer quelque chose » (p. 22).
– Entre Villenauxe et Montmirail, lors de la bataille de la Marne (p. 29) : la situation décrite (« Blessés et morts le long des routes ; ferme avec morts et blessés boches avec leurs infirmiers ») évoque celle de Hans Rodewald, exactement à la même date dans le même secteur (voir la notice Rodewald).
– Plus on lit de témoignages, plus on découvre de mentions d’exécutions. Ici p. 54 (9 août 1915, sans préciser le régiment ; il s’agit peut-être du 129e) et p. 77 (30 avril 1916, au 129e RI).
– Il faut signaler aussi les contacts, en été 1918, avec la 93e Division d’infanterie américaine, « coloured », illustrés par quelques photos.

Rémy Cazals, juin 2011

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Sévin, Antoine (1896-après 1986)

1. Le témoin
Fils de mineur du Pas-de-Calais, Antoine Sévin perd son père et tous les hommes de sa famille lors de la catastrophe de Courrières en 1906. Sorti de l’école primaire à 13 ans, il est engagé à la mine pour travailler au même puits où était mort son père. La famille fuit devant l’arrivée des uhlans en août 14. Lui-même est mobilisé le 8 avril 1915. Il fait ses classes et un entraînement au camp de La Courtine, et il est nommé caporal avant de partir au front au 9e BCP. Il est sergent à la fin de 1917.

2. Le témoignage
Antoine Sévin est un parent de Gaston-Louis Marchal qui a édité ses souvenirs en 1986 à Castres, sous le titre Ma chienne de jeunesse, De la catastrophe de Courrières à la guerre de 1914-1918, ronéoté, format A4, agrafé, tirage à 80 exemplaires numérotés. On sait que ces souvenirs ont été écrits « 70 ans après la guerre », mais on ignore si c’est spontanément ou à la demande de Marchal. Celui-ci a retouché le texte dans la forme, comme le prouve la comparaison entre deux passages en fac-similé et la version dactylographiée. Des « dessins automatiques » d’Antoine, qui « tournent aux monstres », illustrent le texte. Celui-ci manque de dates précises. Il semble ne pas s’appuyer sur des notes, mais sur le simple souvenir.

3. Analyse
Rencontrer des copains « du pays » est un bonheur à La Courtine. Au front, la découverte du premier mort porte un coup sensible au jeune soldat. À un aspirant issu d’une grande famille qui lui fait un cours de patriotisme et termine en espérant qu’il fera son devoir, Antoine répond qu’il le suivra partout (mais il ne l’a plus revu). Lors de la première corvée de ravitaillement, les cuisines sont détruites par un obus qui tue aussi des chevaux ; on repart en emportant des biftecks de cheval. Une blessure le sauve de l’attaque sur le Chemin des Dames qui est un véritable massacre ; sa marraine de guerre vient voir le fils de mineur à l’hôpital en calèche. Il se souvient du bois des Caures où Driant est mort ; du ravin du Cul du Chien, qui était dominé par les Allemands. Dans le secteur d’Avocourt, lors de l’hiver 1917-1918, l’inondation oblige à sortir des tranchées, et Français et Allemands fraternisent. Son unité est chargée de retarder la progression ennemie lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames en mai 1918. Puis il participe à l’offensive du 15 septembre sur Mesnil-les-Hurlus, en liaison avec les petits tanks Renault, sous les obus à l’ypérite. Il enterre un camarade tué et repère la tombe pour informer ses parents. Il est en permission lorsqu’il apprend la nouvelle de l’armistice.

Rémy Cazals, juin 2011

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