Girard, Adrien (1884-1922)

Les Girard, catholiques pratiquants, sont pâtissiers de père en fils à Buis-les-Baronnies (Drôme) où Adrien naît le 30 avril 1884. En 1914, il est marié et père d’un petit garçon. Mais la plupart de ses lettres conservées sont celles qu’il adressait à sa sœur Henriette. En octobre 1914, il fait partie « d’une division de brancardiers […] qui ont des brancards et un pousse-pousse (voitures où on suspend les brancards) et qui vont dans les tranchées, ou la nuit sur le lieu du combat, chercher les blessés ou malades. Ces brancardiers amènent les blessés au poste de secours où nous sommes, avec nos voitures et nos tringlots. Nous transportons ces blessés aux ambulances de corps, à 7 ou 8 km en arrière. Tu vois par là que nous formons un premier échelon, celui qui est dans la ligne de feu. Nous sommes à 2 km de nos tranchées qui sont à 500 mètres de l’ennemi. »
Témoignages directs ou indirects
Du fait de cet éloignement relatif, les récits de corps à corps, d’exécution à la baïonnette, d’officier boche saigné comme un cochon, qu’il reproduit, sont de seconde main. Par contre, il a connu directement les bombardements dont il décrit les effets : « Je t’assure que quand ça crache et que tu es là, au milieu, tu sens tes nerfs se crisper » (8 juin 1915). Un détail (18 juin) : les chevaux blancs, qui se verraient de trop loin, sont peints pour leur donner « une teinte isabelle ». Surtout, ses fonctions lui permettent des remarques sur la chirurgie de guerre : « J’ai vu plus de pratique que ce que peut voir un jeune docteur en 4 ans d’études. […] Les blessures de guerre sont infinies de variétés, et toutes plus atroces les unes que les autres. Et si les docteurs s’en tenaient aux principes de la vieille médecine, il y aurait la moitié plus de mal. [Ainsi s’il faut trépaner] on ouvre immédiatement la tête de l’individu. C’est vite fait, et il faut réellement que le blessé soit bien touché pour qu’on ne le guérisse pas. […] Pour couper une jambe ou un bras, c’est vite fait : il faut 10 minutes. Et l’on a constaté que la mortalité, chez les officiers, était en proportion plus forte que pour la troupe. En effet, pour conserver un bras ou une jambe à un officier, on le soigne en ne pas la lui coupant, et pour trop bien le soigner il meurt quinze jours après de la gangrène. Aux simples soldats, on ne leur demande pas leur avis : c’est coupé de suite, et ils sont sauvés. […] Et les blessures les moins guérissables sont les intestins. Car tu vas comprendre qu’une balle qui traverse le paquet de boyaux fait de nombreux trous, et que les matières sont une infection qui ne peut pas se combattre. »
Critiques de surface et de fond
Adrien Girard se défoule en de nombreuses critiques ponctuelles. Les gens de l’Est sont égoïstes ; les femmes sont « toutes des grandes blondes, grosses […] toutes plus mal accoutrées les unes que les autres ». Les officiers de l’arrière achètent aux combattants des souvenirs avec lesquels ils pourront « mystifier du monde ». Les décorations ne sont pas données à ceux qui les méritent, mais à des « fils à papa bons pour rien ». « Je n’ai aucune confiance à l’Italie », écrit-il le 2 mars 1915, et le 16 avril il précise qu’il n’en veut pas au peuple italien, mais à son gouvernement qui s’est livré « à toutes sortes de bas marchandages avec l’Allemagne d’un côté et les Alliés de l’autre ». « Le collaborateur de ce journal est un menteur », affirme-t-il en mai 1915 à propos d’un article du Petit Parisien. Il n’y a pas de justice dans le tour des permissions : le système D l’emporte sur le patriotisme (4 décembre 1915). Les chefs font « éreinter les hommes et les chevaux pour rien » (23 décembre). De passage à Lyon lors d’une permission, il est scandalisé par ce qu’il voit : « les théâtres fonctionnent, des cinémas à chaque coin de rues, les brasseries pleines de monde qui fait la noce » (19 janvier 1916).
Mais la réflexion va parfois plus loin. L’enthousiasme inculqué aux jeunes conscrits « est un masque qu’on leur a mis devant les yeux pour les conduire à l’abattoir. […] Cette guerre, c’est ce qu’il y a de plus honteux depuis la création du monde » (2 mars 1915). Le 18 juin 1915 : « Je ne crois plus qu’à un miracle pour nous délivrer. J’espère qu’il se produira. Il faudrait le choléra pour les armées ; et alors peut-être que cela finirait faute de combattants. […] Les vies humaines sont sacrifiées, les orphelins, les veuves augmentent tous les jours, et les milliards qu’il faudra sortir plus tard de la sueur des peuples continuent de s’envoler en fumée de poudre. » Le 15 novembre, après une permission : « Au Buis, j’ai remarqué que l’on se rendait bien mal compte de ce qu’est la guerre. [Les gens] vous trouvent trop gras, trop de bonne humeur […] Entendre dire, comme je l’ai entendu dire par quelques-uns, que l’affaire de Champagne n’est rien et que les résultats ne sont pas brillants, c’est affreux. »
Dieu seul pourrait mettre un terme « à cette tuerie et à ces abominations », mais Adrien cherche une porte de sortie personnelle car, écrit-il le 19 janvier 1916, « je voyais qu’au GBD j’étais forcé d’y passer un moment à l’autre ; le péril était trop grand, et c’était fatal. Sur trois brigadiers, il n’y avait plus que moi : l’un tué et l’autre une jambe coupée. Alors mon compte était fait ainsi. » Il réussit à devenir chauffeur de camions dans l’artillerie, et conclut : « Et ce sera peut-être pour mon bien. »
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 341-363.

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Jurquet, Albert (1865-1925)

Albert Jurquet est né à Mende le 6 mai 1865. Son père, Paul Jurquet, est maçon ; sa mère, Rose Borie, est sans profession. En 1885, le conseil de révision le décrit ainsi : cheveux blonds, yeux bleus, taille 1 m 69. Profession : instituteur. Il est incorporé dans le 122e de ligne le 6 décembre 1886. Il est libéré le 18 mai 1889, avec le grade de sergent fourrier. Revenu à la vie civile, il effectue des périodes, en particulier dans les 123e et 142e régiments territoriaux d’infanterie. Il est libéré du service militaire le 1er novembre 1911, avec le grade de lieutenant.
Le 4 juin 1899, Albert Jurquet épouse Eva Bilanges, institutrice suppléante. Lui-même est devenu « employé de préfecture ». Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon : Rose, née en 1901, qui sera institutrice à Fontainebleau ; Marguerite, née en 1904, qui sera professeur de lettres dans un grand lycée parisien ; Albert, né en 1906, qui fera carrière aux PTT. Albert Jurquet est mort à Mende en 1925.

Albert Jurquet a 49 ans lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Il est chef de division à la préfecture de Mende, chargé du dossier des réfugiés. Dès le 26 juillet 1914, il jette quelques mots sur une feuille de papier. Il poursuivra cette tâche jusqu’au 31 décembre 1918. Ce « journal de l’arrière » se présente sous forme de feuillets séparés, toujours datés, rédigés à l’encre noire d’une petite écriture soignée, parfois difficilement lisible, et très souvent signés. Ces feuillets sont conservés dans des chemises administratives de l’Assistance aux familles nombreuses, récupérées à la préfecture, sur la couverture desquelles il écrit au crayon bleu une sorte de table des matières. Le journal compte 53 dossiers un pour chaque mois. En plus des feuillets du journal proprement dit, on y trouve quantité de documents. Des journaux locaux : la collection à peu près complète du Moniteur de la Lozère, un quotidien d’une page imprimée au début sur un seul recto, puis recto verso, avant de passer à quatre pages et de devenir hebdomadaire vers la fin (restrictions de papier). On y trouve aussi de façon irrégulière Le Courrier de la Lozère, journal catholique, La Dépêche de Toulouse, L’Éclair de Montpellier ; puis des journaux nationaux, Le Petit Parisien, La libre parole de Drumont (un seul numéro), ou internationaux La Gazette de Lausanne que, si l’on en croit ses notes – surtout au début – il lit régulièrement.
On trouve aussi dans ces dossiers :
-Des affiches gouvernementales envoyées dans les préfectures pour qu’elles soient apposées dans toutes les communes. Il en garde parfois un exemplaire qu’il considère sans doute comme « historique ».
-Des enveloppes contenant des insignes vendus au public au profit des orphelins de guerre.
-Un volume, Lettres à tous les Français (à la date du 15 septembre 1916). Il s’agit des 12 lettres écrites par des intellectuels éminents et des militaires français qui se donnent comme tâche de maintenir le moral des Français.
-La nombreuse correspondance qu’il reçoit régulièrement du front, ainsi que des lettres de sa famille ou d’hommes politiques de Lozère. Il y conserve en particulier les lettres et cartes envoyées du front par son neveu, mobilisé en 1914 et grièvement blessé à Verdun en 1917.
Ces 53 épais dossiers forment un témoignage direct sur la Première Guerre mondiale vécue au jour le jour dans une petite ville  loin du front, « l’arrière », dont le moral était un des éléments de la victoire dans la propagande officielle. Ce journal est aussi une sorte de parallèle aux correspondances déchirantes des poilus que l’on a largement publiées ces dernières années.
Albert Jurquet a deux ennemis principaux : les cléricaux et les Anglais. En digne fils de la Révolution et de l’école laïque, c’est avant tout un républicain. Ceux qu’il appelle les cléricaux (les catholiques-monarchistes) ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Dans son journal, il révèle ainsi la lutte politique très vive qui oppose républicains et catholiques dans le département. L’autre ennemi, ce sont les Anglais. Il les soupçonne systématiquement de ne penser qu’à leurs propres intérêts dans la conduite de la guerre, que ce soit sur le front français ou en Orient, opinion largement partagée si l’on en croit son journal. Il est persuadé que si nos armées piétinent, c’est qu’il n’y a pas de commandement unique de toutes les forces engagées. Cela, bien sûr, à cause de l’Angleterre qui veut rester maîtresse de ses troupes et de sa stratégie. Il va même jusqu’à écrire : « Nous sommes envahis par l’Allemagne et l’Angleterre. »
Albert Jurquet se plaint aussi de la détérioration des mœurs. Par deux fois, il écrit sur l’adultère des femmes dont le mari est au front ou prisonnier en Allemagne. Ses conceptions de la sexualité des femmes et des hommes semblent dater d’une époque lointaine. Parallèlement, les journaux rendent compte des séances de la Cour d’Assises qui juge de nombreux infanticides.
Albert Jurquet lit, interroge, discute, réfléchit, condamne. En un mot, il cherche à savoir et à comprendre avec à sa disposition un pauvre matériau. Il exprime des réflexions, des hypothèses, des théories changeantes selon l’évolution des combats, et des stratégies d’une géopolitique aussi hasardeuse que les rêves de Picrochole à la conquête du monde. (Il imagine que le Japon, traversant la Sibérie pourrait venir remplacer les troupes russes défaillantes sur le front de l’est.) Ce devait être l’attitude générale des Français. Mais tout change quand, comme Albert Jurquet, on écrit en secret ses doutes, ses inquiétudes, ses colères, ses indignations, ses révoltes et ses propres hypothèses. Au fil des jours et des mois, se dégage de ses écrits une vision de la guerre et de la société française. Avec toutes ses insuffisances mais aussi avec toute sa sincérité. L’auteur devient témoin de son temps, d’une société provinciale aujourd’hui disparue. L’intérêt du texte d’Albert Jurquet réside justement dans cette expression personnelle, reflet de ce que pensaient ceux qui l’entourent et témoin de l’opinion publique de l’arrière, ballottée entre l’annonce de victoires futures, de désastres évités, et tous ces blessés qui arrivent par trains entiers dans les hôpitaux militaires (9 à Mende), ainsi que le nombre des morts dont on a connaissance dans la ville et dans le département, mais aussi parmi ses collègues et ses amis.

Il est évident que le journal d’Albert Jurquet restera secret parce que, dans cette période de censure militaire très stricte, un fonctionnaire préfectoral ne peut absolument pas exprimer publiquement, non seulement ce qu’il pense des événements dont il est le témoin, les conversations dans la rue, ce qu’il entend autour de lui à la préfecture, mais aussi ce qu’il pense du gouvernement, des généraux, ainsi que des personnalités et des élus lozériens, députés, sénateurs, maire, évêque, etc. Dans son journal, Albert Jurquet exprime en toute liberté ses opinions politiques, religieuses, morales, en fonction des événements locaux, nationaux et internationaux.
Un journal animé par la colère, l’indignation et l’engagement politique ; ouvert aussi à la marche du monde par le biais d’hypothèses parfois naïves mais qui montrent une conscience des enjeux diplomatiques et stratégiques mondiaux. Le journal d’Albert Jurquet restera secret pendant un siècle.
Jean Guiloineau
Voir Jean Guiloineau, Guerre à Mende, Journal de l’arrière, 1914-1918, Albert Jurquet, Toulouse, Privat, 2014.

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Astier, Joseph (1892-1939)

Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.

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Toulouse, Jean (1894-1916) et Louis (1895-1916)

Les deux frères, nés à Cahors, appartiennent à une famille de grande bourgeoisie de province. Jean, né le 8 août 1894, licencié en droit, aspirant au 139e RI, a été tué à Chaulnes (Somme) le 4 septembre1916 ; Louis, né le 22 octobre 1895, élève des Beaux-Arts en architecture, soldat au 59e RI a été tué le 28 avril 1916 au bois d’Avaucourt (Meuse). Manifester ici un moment d’émotion n’est pas manquer de rigueur scientifique ; les souffrances d’une famille font aussi partie de l’histoire de la guerre.
La correspondance des deux frères montre d’abord la surprise du contact de ces intellectuels avec les autres soldats. Dès le mois de septembre 1914, Jean décrit les « épaisses brutes » de la chambrée, « garçons peu intéressants » ; Louis, appartenant à la classe 15, arrivant à la caserne à Mirande, écrit, le 20 décembre : « J’aurais, je crois, bien dormi quand même, sans trois ou quatre imbéciles, comme il s’en trouve toujours, qui n’ont pas cessé de crier jusqu’à minuit. Ils ont recommencé à trois heures, puis à cinq. Et il n’y a rien à faire pour les empêcher, si on essaie, ils n’en crient que plus fort. » En arrivant sur le front en novembre, Jean note qu’il s’est mis à boire avec plaisir de la gnole pour lutter contre le froid. Il ajoute : « Nous connaissons ici ce qu’au départ on ignorait, je veux dire le chapardage. On est forcé d’être chapardeur sous peine d’être continuellement chapardé. Je ne me suis pas encore tout à fait adapté à ces pratiques, ce qui me vaut, en attentant, de coucher sans couverture. »
Jean ne tient pas physiquement ; il est évacué et reste en convalescence en Bretagne jusqu’en janvier 1916. Il entre alors à l’école de Saint-Maixent dont il sort aspirant en avril. Une lettre du 13 février 1916 décrit un colonel dont l’éminence grise est un curé et qui favorise les séminaristes (ceux-ci ont quelque chose de « fuyant et doucereux » et « leur religion semble les gêner aux entournures ») ; mais il y a aussi un commandant qui est « un rouge et ses favoris sont les instituteurs ». Sur le front, Jean cherche la solitude ; Louis est victime de l’aversion pour les intellectuels de son commandant, « une brute galonnée ». « En général, ajoute-t-il, les occupations intellectuelles sont rares pour ne pas dire nulles… »
Louis demande à passer le concours d’élève aspirant, mais le général de Lobit oppose un refus. Il demande à son père s’il peut faire intervenir le député du Lot, Anatole de Monzie. Finalement, c’est le propre frère du général qui, sollicité, promet une lettre ; mais, à cette date, Louis Toulouse a déjà été tué, comme simple soldat au 59e RI. Jean demande alors à entrer dans un état-major et suggère le soutien du député de Monzie. Lui aussi est tué avant de l’obtenir.

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Souvenirs croisés de la Première Guerre mondiale. Correspondance des frères Toulouse (1914-1916) et souvenirs de René Tognard (1914-1918), préface de Jacques Legendre, texte revu et corrigé par Gilbert Eudes, Paris, L’Harmattan, 2008. Photo du monument aux morts de Cahors avec le nom des deux frères dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 426.

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Cain, Julien (1887-1974)

De famille juive, fils d’un imprimeur parisien prospère, il est né le 10 mai 1887 à Montmorency. Il fait de brillantes études au lycée Condorcet, obtient le baccalauréat de philo (élève d’Alain), puis la licence et l’agrégation d’histoire en 1911. Professeur, il est en congé en 1914 pour préparer une thèse d’histoire de l’art à l’École du Louvre. Il avait effectué un service militaire d’un an (1906-1907). Mobilisé comme sergent en 1914 au 350e RI, il est sous-lieutenant à titre temporaire en octobre, définitif le 7 mars 1915, lieutenant le 7 février 1917. Blessé le 12 février 1916 en Champagne, il est déclaré inapte à faire campagne et rejoint le bureau d’études de la presse étrangère. Ses lettres à sa famille (il est célibataire) sont particulièrement intéressantes pour illustrer le contact entre un intellectuel et les réalités du temps de guerre : « Je me fais à cette vie pour laquelle je ne suis pas fait – j’accepte de vivre dans la saleté, de ne jamais (ou presque) changer de linge, de ne penser à rien – mon seul espoir est que ce soit court. Je n’ose l’espérer » (17 août 1914). Un peu plus tard (30 septembre) : « Je suis sale, mais j’ai bonne mine, et si j’ai un peu maigri et si je suis un peu fatigué, je me porte infiniment mieux qu’une foule de gars de la campagne, dont l’énergie a faibli le premier jour et qui se sont laissés démonter. »
L’intellectuel n’est pas fait pour porter le sac : « Quelle délivrance que de se reposer du sac ! » (17 octobre 1914). Dans les tranchées, par une nuit sans lune, on n’est pas en ville, on ne voit rien : « Je souffre surtout de l’obscurité : on ne voit pas à quatre mètres devant soi. C’est angoissant quand on sait que l’ennemi est là » (14 décembre 1914). Mais être officier procure des avantages : « Nous avons changé de tranchées ; il a fallu m’installer à nouveau, me faire construire un nouvel abri » (19 novembre 1914). « Je ne te cache pas toute ma satisfaction d’être officier. D’abord pour tout le confort que j’en tire. Et puis pour l’ascendant nécessaire sur les hommes » (1er décembre 1914). « J’apprécie tous les aises que me vaut mon titre d’officier : une liberté très grande, une nourriture en ce moment excellente, l’empressement de tout le monde à me rendre service, des relations agréables avec les autres officiers » (14 décembre 1914). « Et c’est une besogne que de diriger ces “poilus” (comme nous disons), insouciants et trop enfants, malgré leur âge, bons garçons, mais peu raisonnables. Je m’y prends le moins mal que je peux ; j’échoue quelquefois. Mais je réussis quelquefois aussi, puisqu’un certain nombre me sont vraiment dévoués et me suivraient partout » (20/11/1914).

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Julien Cain, Un humaniste en guerre. Lettres 1914-1917, introduction, notes et postface par Pierre-André Meyer, Paris, L’Harmattan, 2011

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Jacquelin, Henri (1884-1918)

Son grand-père était instituteur ; son père, cadre dans l’administration des finances ; sa mère, catholique, baptisa ses sept enfants en cachette du père. Né le 15 décembre 1884 à Largentière (Ardèche), Henri est l’aîné. Il fait de solides études, entre à l’ENS en 1905, est agrégé de lettres en 1910. Professeur au lycée, il est élu maire SFIO de Quimper en 1912, mais abandonne ses fonctions en 1914 avant de s’engager alors qu’il avait été réformé pour myopie (il écrit, le 10 mai 1914 qu’il a « conscience d’avoir fait pendant deux ans du service public en compensation du service militaire que j’ai manqué, d’avoir pendant deux ans servi mes idées, d’avoir construit quelques bâtisses qui ne périront pas et qui seront de quelque utilité à des gens misérables, et d’emporter pour la moudre dans ma retraite une ample moisson d’idées tristes et de mépris »). Il est alors marié depuis 1909 à une enseignante à l’école normale de jeunes filles, et ils ont un enfant. Sa guerre est interrompue par une longue convalescence à Quimper du 27 septembre 1914 au 19 mars 1916, pour fièvre typhoïde et graves complications. Il meurt avec le grade de sous-lieutenant, le 26 septembre 1918 à Auve (Marne).
Au front, il constate qu’il a des maladresses d’intellectuel et qu’il n’arrive pas à faire respecter son autorité aux hommes. Il faut dire que ces Bretons sont souvent ivres, ainsi au repos, début août 1916 : « Depuis cinq jours, tous mes héros sont saouls ; ils courent les villages voisins, raflent le pinard, tombent dans les fossés […] Ils sont là, gisants, recroquevillés, les bras en croix, le nez dans les feuilles sèches, poussiéreux, inertes et trois fois morts. C’est la rosée du matin qui les réveille vers 3 heures, ils rentrent se coucher en marchant sur les dormeurs. Se réveillent à la soupe, retournent au pinard, s’endorment, se réveillent, boivent encore, vomissent, retombent et recommencent et continuent. » L’intellectuel est heureux lorsqu’il peut retrouver sa « pauvre chère solitude » et ses lectures sérieuses pendant que les hommes font inlassablement la manille. Il remarque que la guerre n’est glorieuse que dans la tête de certains intellectuels : « Grande douleur, ardent patriotisme, haute vertu, il y faut du génie. On gravit une des plus hautes pentes de l’histoire, mais l’homme reste toujours près de sa bête : amour, vin, argent, sommeil et manille. C’est la pauvre vie qui continue, sous le grand ciel » (19 mars 1916). Et, le même jour : « Dans la France d’aujourd’hui, au bout de deux ans, la guerre ne rayonne plus. Elle est devenue une tranquille habitude pour ceux qui la lisent et pour ceux qui la font. »
« La guerre est devenue pour tous ces hommes un métier qu’ils se piquent de faire proprement. On a sa conscience de mitrailleur, on a sa conscience de canonnier. Ce n’est pas le sentiment de la patrie qui soutient ces simples âmes, ni à plus forte raison celui du droit ou de la justice, ni même la haine des Allemands, « de pauvres bonshommes qui ont la même misère que nous », mais c’est le souci du travail bien fait. […] Le bon soldat, c’est un bon ouvrier et le bon chef ne brandit pas une épée : c’est un bon économe, un bon comptable, un bon entrepreneur de voirie. S’il y joint quelque mépris du danger, et de la bonté, il peut aspirer à tout » (25 mars 1916). La réflexion sur le rôle du chef se poursuit : « Causer avec les hommes, c’est le devoir essentiel. Je ne cherche pas à leur donner du courage : le courage est une improvisation de la bataille. Ni à leur remonter le moral : ils n’en ont point. Je cherche à les tenir en gaîté. Je leur parle de leur permission, du Noël prochain. Je leur promets de la paille pour leur literie, du papier goudronné pour empêcher la pluie de tomber sur leur gourbi à travers les rondins de la toiture » (25/12/1916). Il ne faut pas « s’éterniser au bridge pendant qu’ils piochent dans la boue et sous la pluie », remarque le chef de section. Mais il n’hésite pas, revolver au poing, à faire le serre-file lors d’une attaque (13 décembre 1916) : « Les obus rugissaient, assenaient leur choc formidable, éclataient à droite, à gauche, devant, derrière, partout. On était suffoqués par la fumée et le phosphore, assourdis par ce déchaînement de tumulte, criblés par les paquets de terre, éblouis par les flammes, bousculés par des poussées d’air chaud, soulevés, jetés en bas, cent fois tués, toujours vivants. J’allais à travers cette fin du monde, ayant fait mon deuil et poussant toujours, mon pistolet à la main, les moins valeureux de mes moutons. »
En contraste, voici l’évocation d’une permission (24 janvier 1917) : « J’ai retrouvé ma maison de Quimper dans l’immobilité des choses heureuses. J’ai fait avec douceur le tour de chez moi et il me semblait reprendre une vieille vie juste à la minute où la guerre m’en a arraché. La paix verte de mon cabinet, la chambre claire qui sent l’eau de Cologne, mes livres que je reconnais, que je salue et qui me tentent, moi qui à la tranchée n’arrive plus à terminer une revue. Sur ma table, les lettres intimes de Renan, les cahiers de Wagner sur mon pupitre, et dans mon tiroir les brins de balai pour déboucher ma pipe. La chanterelle même de mon violon ne s’était pas rompue, mes pantoufles avaient l’air de se moquer de mes bottes, mon feu flambait et je me laissais aller jusqu’au fond de mon grand fauteuil, assoupli et mis au point par mes vieilles lectures. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Claire Jacquelin, De la rue d’Ulm au Chemin des Dames. Histoire d’un fils, trajectoire d’un homme, 1902-1918, Paris, L’Harmattan, 2000

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Simonet, Benjamin (1872-1964)

Treizième enfant d’une famille d’épiciers, il est né le 30 octobre 1872 à Nancy. Après de bonnes études dans les établissements catholiques de sa ville natale, il s’engage au 101e RI. Admis à l’école d’infanterie de Saint-Maixent, il est sous-lieutenant en 1897. Il sert en Cochinchine puis à Madagascar entre 1900 et 1909. Capitaine au 142e RI de Lodève en 1914, à 42 ans. Marié en 1903, il a quatre enfants. Il est mort à Nancy le 8 mai 1964.
Pendant la guerre, les lettres à sa femme sont riches de précisions quotidiennes, avec une missive particulièrement longue, du 19 octobre 1914, dans laquelle il reprend le récit détaillé des premières semaines de la campagne en Lorraine, l’enfer du 18 août, la retraite dans « une confusion inextricable » jusqu’à Bayon où « le régiment était réduit à une cohue. Plus d’officiers, plus de sous-officiers, près de la moitié des hommes disparus ! »
Officier, il vit cependant près de ses hommes : « Si tu savais quel fardeau ces trois jours de veille en première ligne ! L’esprit toujours tendu vers le moindre incident ; le corps dans l’immobilité presque absolue ; car impossible de faire un pas au-dehors dans la journée sans recevoir balle ou obus. On gît sous terre, à la lueur d’une bougie, nuit et jour, en société d’un soldat téléphoniste, d’un agent de liaison, de mon ordonnance. Pense à la longueur des jours et des nuits ! à ce degré d’énervement et de fatigue d’esprit auquel on atteint : et ceci n’est rien, tant qu’il ne se passe rien d’anormal. Mais dès le moindre incident – et il y en a toujours – c’est l’angoisse ! Cette guerre est vraiment affreuse, plus pénible que celle de plein air, du mouvement » (5 janvier 1915). Il veut faire connaître le sort de ses hommes : « Songe aux souffrances qu’endurent nos malheureux soldats dans les tranchées. Je me demande comment ils résistent » (22 novembre 1914). Il les encourage à sa façon : « Nous allons donc retrouver nos tranchées et les Boches. Il pleut, naturellement ; la boue devient chaque jour plus épaisse, et cela va être trois jours de misère ajoutés aux précédents. C’est pour la France, c’est pour nos femmes, nos enfants ; je viens de le dire à mes hommes. Il faut patienter, souffrir jusqu’au bout, sans se plaindre. C’est à ce prix que nous vaincrons les Boches, et, leur ai-je dit, le plus vite possible, car nous en avons, tous, plein le dos. Ils m’ont promis de tenir » (3 janvier 1915).
Ce capitaine n’hésite pas à critiquer les officiers qui ne veulent pas quitter le dépôt pour revenir au combat (19 novembre 1914), et l’arrière trop crédule : « Vous qui lisez les journaux remplis de balivernes » (12 février 1915). Surtout, il s’en prend au haut commandement : « Aucun renseignement ; nous ignorons tout de notre situation et de celle de l’ennemi ; on nous conduit comme des moutons et nous marchons » (22 octobre 1914). Et, le 19 décembre : « Nous n’avons pu nous installer que très tard au cantonnement car, comme d’habitude, l’état-major n’avait rien fait pour l’assurer. Depuis le début de la guerre, je constate de plus en plus que nous sommes faits pour nous faire tuer, rien de plus. On nous jette à la boucherie avec autant de désinvolture qu’on se moque de nous procurer, non pas le bien-être, mais le minimum de garantie nécessaire à la santé des hommes. […] Je suis de plus en plus furieux. Nos hommes méritent mieux que cela. » L’expression « chair à canon » est employée le 12 février suivant.

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)

*Benjamin Simonet, Franchise militaire. De la bataille des frontières aux combats de Champagne, 1914-1915, Paris, Gallimard, 1986.

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Delfaud, Marc (1887-1962)

Le livre :
Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, Editions italiques, 2009, 680 p., cahier photo de 8 p., publié sous la direction du général André Bach qui fournit de nombreuses notes explicatives. Photo de Marc et de son épouse, Jeanne, dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 177.
Texte établi par Jeanne Delfaud, fille de l’auteur, qui a également donné à la fin quelques pages de biographie : né en 1887 à Saint-Denis-du-Pin en Charente inférieure, Marc Delfaud était fils de maréchal-ferrant ; devenu instituteur, il s’est marié en 1911 et le couple a eu un poste double à la campagne ; après la guerre, il enseigne dans les classes élémentaires du lycée de Rochefort, puis du lycée Voltaire à Paris, jusqu’à sa retraite en 1951 ; il est l’auteur d’un manuel d’arithmétique ; révolté par la guerre, il a fait un bref passage au PCF et il restera toujours un syndicaliste ; ses carnets sont au nombre de 18.

Préface d’Antoine Prost :
– pour connaître la guerre, il faut comprendre le vécu des combattants : qui d’autre qu’eux a vraiment su ce qu’était la guerre ? ; chacun l’a décrite avec ses convictions antérieures, sa personnalité
– la situation de téléphoniste explique d’aussi bonnes conditions d’écriture
– MD a montré la solidarité du petit groupe ; le commandement ne sort pas grandi de son témoignage
– antimilitariste, son texte ne contient pas de considérations patriotiques
– il souligne le caractère précoce du mécontentement qui aboutira aux mutineries
– les chefs seraient épouvantés s’ils savaient ce que pensent les hommes ; à demi-voix ils s’entretiennent de leur hâte d’en finir par tous les moyens

« Un instituteur dans la tourmente », par André Bach
– les témoignages sont irremplaçables car le corpus échappe au discours dominant imposé et récusé par les combattants ; leur publication est un phénomène de société ; AB critique ceux qui ont parlé de « dictature du témoignage »
– on n’a pas basculé en 1914 dans un unanimisme qui aurait gommé tous les débats de société antérieurs

Carnet 1 (11 septembre – 24 décembre 1914) [les numéros en tête de ligne renvoient aux pages]
Soldat au 206e RI de Saintes
20. « Quoi que nous éprouvions, il nous faut partir en beauté »
21. blessés allemands : « les malheureux paraissent épuisés » (12/09/14)
24. pillage : orgie succédant à la fièvre du combat, aux angoisses, privations
27. en Lorraine, population à moitié boche
31-32, puis 54, 57, 64, 79. types de chefs : idiot, adoré, mauvais sujet…
36. content quand artilleurs français restent tranquilles (25/09/14)
48. tombes embellies
49. panique
55. recherche du confort
70. déserteurs allemands : ils en ont assez (11/11/14) ; mutilation volontaire
76. Nancy : promeneurs oisifs élégants
81. patrouilles françaises et allemandes font en sorte de ne pas se rencontrer
82. poilus épuisés parlent de tirer sur les gradés, sauf le capitaine qui est aimé (28/11/14) ; aussi 87, 200.

Carnet 2 (25 décembre 1914 – 6 mars 1915)
109. encouragement à avion français au combat
111. prostitution généralisée
120. comme des gosses, combat de boules de neige (entre Français)
126. angoisse à l’arrivée d’une marmite
133. pillage d’un village pour le confort des officiers

Carnet 3 (7 mars – 30 juillet 1915) Saint-Mihiel
157. fraternisations interdites
165. Bavarois préviennent qu’il vont être relevés par des Prussiens
166-167. autres cas de fraternisations
167. embusqués autour du colonel
171. concours de tir entre Français et Allemands qui tourne mal
177. hommes devenus fous sous bombardement
182. le 78e a refusé de marcher (longue note : il s’agit en fait du 63e, et c’est le drame de Flirey)
187. population civile se demande si la révolution ne va pas éclater (30/04/15)
195. exercice ridicule : attaque avec clique et drapeau
210. les Allemands voient les travailleurs, mais ne tirent pas

Carnet 4 (30 juillet – 16 septembre 1915) Lorraine
228. indigné/correspondances ouvertes (08/08/15) ; mesure rapidement suspendue
236. ennui mortel en attendant permission
239. le général demande des patrouilles ; les soldats se débinent au premier coup de feu

Carnet 5 (24 septembre 1915 – 26 février 1916)
251. permission, détresse au moment de repartir
258. les nettoyeurs ont touché un grand couteau de boucher, arme ignoble (19/10/15)
269- 272. distractions : chasse, collets, luge, football ; essai de passer dans l’auxiliaire pour myopie
275. tranchées inondées, fraternisations (31/12/15)
278. cafard, années gâchées
291. autre trêve tacite

Carnet 6 (26 février – 2 avril 1916) Verdun
306. bombardement infernal, gros calibres, dégâts, souhait de la fine blessure ; All. et Fr. en ont assez
308. prisonniers sans résistance, enchantés de leur sort
310. les Fokker maîtres des airs
312. Fr. se rendent ; All. se rendent
326. l’usure des tubes d’artillerie fausse le tir et provoque accidents

Carnet 7 (3 avril – 18 juin 1916) Hauts de Meuse
Ecrasement sous déluge de projectiles ; réparer lignes téléphoniques sans cesse rompues ; tâche dérisoire immédiatement remise en question ; et la boue…
334. désertions
361. les 75 nous tirent dessus
366. encore un refus de marcher (29/05/16)
369. bombardement formidable, pas un blessé
372. la peur de retourner à Verdun

Carnet 8 (26 juin – 21 septembre 1916)
382. trêve tacite, accords, gare aux officiers
385. attend la maladie comme une délivrance
385-387. fraternisation ; envoyez grenades à telle heure car le vieux doit venir
386. action stupide et représailles coûteuses
395. injustice en faveur des officiers pour les permissions
401. chez tous : haine pour galonnés, désespoir, souci de sauver sa peau
405. Mangin : mangeur d’hommes
407-408. cortège de blessés, horreurs
417. démoralisation de tous, même les officiers (08/09/16)
423. je ne souhaite qu’être blessé ou mourir

Carnet 9 (22 septembre – 3 décembre 1916)
435. un officier qui ne sort pas de son trou
436. joie de se trouver dans un bois verdoyant, loin du canon
444. ceux qui ont tenu depuis deux ans sont usés jusqu’à la corde

Carnet 10 (11 décembre 1916 – 8 avril 1917)
451. Propositions de paix de l’Allemagne : nous sommes étourdis, grisés ; mais les Alliés vont refuser
471. les coups de main n’ont pour but que de maintenir l’esprit offensif de la troupe

Carnet 11 (16 avril – 21 mai 1917)
Retour de permission
494. critique de Nivelle = première sincérité de la presse (02/05/17)
498. le je m’en fichisme du commandement

Carnet 12 (22 mai – 24 juillet 1917)
511. permissionnaires font état d’effervescence sur le parcours
514. au 234 on chante l’Internationale, série d’incidents
527. échos de nombreuses rébellions
529. finalement, la peur des sanctions et l’amour-propre l’emportent

Carnet 13 (3 – 27 août 1917)
551. un troupeau morne et triste, mais surveillé de près
555. des Russes, ivres

Carnet 14 (28 août – 30 octobre 1917)
578. nouvelles d’Italie (Caporetto)

Carnet 15 (11 novembre 1917 – 16 février 1918)
583. à Libourne, on ne se croirait pas en guerre
588. une femme évacuée raconte que les Boches ont coupé les mains de tous les jeunes enfants
598. comment les hommes peuvent-ils tenir ? (16/01/18)

…. Carnet 18 (31 octobre 1918 – 30 janvier 1919)
657. c’est la puissance matérielle qui permet de gagner la guerre
658. le 11 novembre 1918 : ravissement extatique
660. soldats californiens n’ont qu’une pensée : rentrer chez eux

Postface par André Bach :
Les derniers carnets montrent la lente usure morale et physique. Rescapé de Verdun, Marc Delfaud se referme sur lui-même ; il est comme en hibernation.

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Ninet, Jules (18..-19..)

Jules Ninet, simple soldat au 89e RI, a pris le parti de décrire son expérience de 1917 et 1918 sous l’angle de l’amitié qui lie les soldats à l’échelle d’une escouade de la 9e compagnie de ce régiment, d’où le titre de son livre. Très bien écrit, son récit est vivant et très humaniste : il fait les portraits de ses camarades et décrit les relations entre eux, ainsi que, sans complaisance, les conditions de vie épouvantables du front du Chemin des Dames à la Somme. Il relate aussi les repos à l’arrière et les permissions. Il peut également se livrer à de belles introspections sur la nostalgie, la mort, etc. Argot, sueur et crasse brossent la toile de fond du témoignage. Mais ce récit authentique très axé sur la vie quotidienne et les sentiments humains peut sembler parfois bien lisse et le rendrait suspect pour Jean Norton Cru : pas de conflits (tous ces camarades ainsi que les gradés sont de « braves types »), pas de gros jurons (du patois tout au plus), pas de sexe (il n’arrive aux protagonistes que de chastes amourettes d’adolescents), et surtout pas d’opinion grave : une seule fois, quand un gradé dit que l’on fait tout cela « pour la France », un poilu râleur le moque, sans autre réaction par ailleurs. La préface du livre, écrite par un officier supérieur, constitue l’unique indice du consentement de l’auteur au contexte de l’époque. Employé de banque originaire de Bellegarde-sur-Valserine (Ain), il ne s’exprime donc pas sur les grands sujets, malgré son instruction soignée. On apprend juste qu’il ne souhaite que la paix, la fin de la guerre pour apaiser ses misères personnelles. Tout est subi, mais sans considération d’ensemble, sans critique. Il cherche le « filon », la bonne blessure, comme tout le monde, mais pas l’embuscade ; car les roulantes, et surtout l’artillerie, à ses yeux, c’est déjà l’arrière. Il ne maudit la guerre qu’à la fin de son récit, en voyant les mourants dans son hôpital en 1918. L’épilogue du récit finit 18 ans plus tard sur un gros meeting d’anciens combattants, sans que l’on sache d’ailleurs de quelle association il s’agit. Juste une réunion des anciens copains revenus du front. La guerre de Jules Ninet est, en somme, ramenée à une belle histoire d’amitié.
Sébastien Chatillon (doctorant à l’Université Lyon2)
*Jules Ninet, Copains du front, éditions d’Hartoy, 1937, 345 p.

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Fusié, Henri (1893-1915)

Il nait le 7 juillet 1893 au château de Boissède à Lisle-en-Dodon, Haute-Garonne. Famille riche ; études au collège du Caousou à Toulouse, tenu par les jésuites, puis une année en faculté de Droit. Ses lettres montrent les pratiques familiales catholiques : messe, confession, communion, prières. La seule mention politique évoque une droite mal « ralliée » : « Tu comprends que je préfère garder mon or que de le remettre au gouvernement de la République » (13 mai 1915). Et encore : « L’autre jour, Martial m’a envoyé une jolie petite lettre contenant une petite image du Sacré Cœur – que je porte épinglée au képi » (20 juin). Il part en 14 avec le 81e RI. Atteint de gelures aux pieds, il est soigné à l’arrière et ne revient sur le front qu’en février 1915. Ses lettres conservées débutent au 2 mars, jusqu’au 5 octobre 1915. Leur publication a été assurée par une parente, avec portrait et quelques lettres en fac-similé.
À la différence de la plupart des fantassins, Henri Fusié annonce qu’on les laisse tranquilles au repos. Pour le reste, le témoignage sur les conditions de vie et de combat (ici, en Champagne) est conforme : l’insuffisance de la nourriture revient fréquemment ainsi que la pluie ; les demi-sphères d’acier ayant précédé les casques apparaissent dans la correspondance le 31 mars, et les casques Adrian le 21 août, précédés des premiers masques contre les gaz le 25 mai. Il arrive que les 75 tapent sur les Français, ou qu’ils explosent, mais ils sont largement supérieurs aux 77 dont Henri exagère peut-être les échecs pour rassurer sa famille. On pratique la guerre des mines et des camouflets, ce que confirme le JMO du 81e ; l’usage de la grenade fait qu’on « délaisse de plus en plus le fusil et la « fourchette » » (1er juillet). Le 26 août, pour la première fois, il voit « un aéroplane lancer des bombes ». Déjà un ancien à 22 ans, il déplore l’imprudence des bleus de la classe 15. Le 31 mars, il livre une remarque curieuse : « La guerre finira plus tôt qu’on ne le pense. Non pas que notre avance soit proche et certaine, mais parce qu’il est impossible avec les chaleurs de vivre dans un tel milieu. Hier dans la tranchée, j’avais comme camarades deux cadavres, l’un français, l’autre allemand ; leurs pieds sortaient de terre. La peste et la chaleur feront ce que ne peuvent pas faire les hommes. »
Les lettres ne contiennent aucun sentiment de connivence avec les Allemands qui restent les ennemis, qualifiés de « sauvages » (mais une seule fois, le 1er juin). Au début (31 mars), il affirme sa gaieté, son goût du danger et de l’imprévu. Mais, le 28 avril, il dit que « personne ne marchera » si on donne l’ordre d’attaquer, car « les hommes en ont assez ». Quelques jours plus tôt, il avait noté que, lors d’une attaque allemande, seul le chef de section était sorti. Henri critique à plusieurs reprises ses supérieurs, notamment le 21 juin : « Je plains les camarades qui vont vaillamment se battre pour gagner des galons pour le compte d’un officier orgueilleux. » Et il ajoute : « Là, maintenant, je suis content de t’avoir dit ce que j’avais sur le cœur, ça me soulage. J’enrageais… »
En juillet, il annonce que, grâce à un oncle officier, il va passer mitrailleur, poste où on risque moins. Mais le piston ne fonctionne pas. Le 5 octobre, c’est le poste de caporal fourrier qu’il obtient, et il en énumère les avantages. Il est tué le lendemain par un éclat d’obus dont la trace demeure sur son portefeuille envoyé à la famille. Sa tombe n’a pas été retrouvée. Curieusement, le corpus de lettres est interrompu entre le 25 septembre (annonce de victoire à la suite de l’offensive) et le 5 octobre. Le JMO du 81e décrit les attaques du 26 au 30, avec des « pertes sérieuses », les jours suivants étant encore marqués par des bombardements et des sorties. Henri n’a-t-il pas écrit durant cette période ? La lettre du 5 octobre ne permet pas de soutenir cette hypothèse. Alors, les lettres ont-elles disparu (mais pourquoi celles-ci ?) ou n’ont-elles pas été publiées ? Un mystère demeure.
RC
*Marie Casteret, « Lettres du soldat Henri Fusié à sa famille (mars-octobre 1915) », dans Revue de Comminges et des Pyrénées centrales, tome CXX, n° 4, 2004, p. 489-552.

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