Caillavel, Jean (1895-1915)

Fils d’un voyageur de commerce devenu petit entrepreneur, Jean Caillavel est né à Toulouse le 11 janvier 1895. Dans cette famille de moyenne bourgeoisie, on prend des vacances à la montagne ou à la mer, et on étudie au lycée. Titulaire du baccalauréat, Jean commence à travailler avec son père et fréquente une jeune coiffeuse, mais il est appelé au 50e RI à Périgueux en décembre 1914. Ses lettres décrivent un rata infect, un rude entraînement à la marche, une épidémie de rougeole qui fait trois morts. Il est promu caporal, « un sale grade » parce qu’on y est très embêté, puis sergent en juin 1915. Il arrive sur le front du côté de Souchez en Artois en juillet, au 21e RI. Là, il découvre et décrit tranchées et cagnas, « les différents sons des calibres », la protection contre les gaz, la soif, la fabrication des bagues, des gradés froussards. Il est heureux de recevoir des colis du pays, de rencontrer un Toulousain. Au repos, « on se sent renaître littéralement » car on peut se laver et devenir « aussi frais que le plus haut de nos embusqués ». Le thème des embusqués rejoint celui de l’incrédulité de l’arrière devant les souffrances des poilus ; les permissionnaires sont « unanimes à dire : « Que les gens sont loin de la guerre ! » » Ayant lu dans La Dépêche du 15 juillet le récit d’une manifestation patriotique aux Variétés et au Grand Café de la Comédie à Toulouse, il réplique : « Au sujet de cette guerre, si tu connais quelqu’un qui a des accès de vaillance, des humeurs de combat, qu’il vienne donc faire un tour par ici et il verra où pourra s’arrêter son enthousiasme de guerre vue de bien loin, et à ce propos, tous ces vieux revanchards, tous ces embusqués qui vont écouter la Marseillaise ou le chant du Départ aux Variétés, tête nue, qu’ils viennent seulement à l’arrière de nos lignes et nous les verrons un peu. »
Il estime nécessaire l’offensive du 25 septembre 1915 afin qu’il n’y ait pas de campagne d’hiver, et au début il la croit victorieuse. Mais, le 1er octobre, l’atmosphère de la lettre a changé : « Mon pauvre Papa, j’ai vécu des minutes horribles. […] Tous mes copains, sous-offs, caporaux ou soldats sont ou blessés ou morts. […] Je me demande encore comment j’ai pu en réchapper. […] Excuse mon style, je suis encore un peu hébété des spectacles que je viens de voir. » La dernière lettre de Jean est du 3 octobre. La boîte de chaussures réceptacle du corpus contient plusieurs lettres adressées à Jean par sa mère et retournées faute d’avoir pu atteindre le destinataire. Jean Tirefort a été tué à Souchez le 6 octobre 1915 ; son corps n’a pas été retrouvé ; il n’a jamais vu sa fille Raymonde, née le 20 mai.
Rémy Cazals
*Roger Gau, Jean, classe 1915 ou Lettres volées à l’oubli, Toulouse, Les Amis des Archives de la Haute-Garonne, 1998, 159 p.

Une édition libre accès a été créée par la suite par Roger Gau sur le liste Calaméo : https://fr.calameo.com/books/00026641321c954c09b87

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Grenadou, Ephraïm (1897-1979)

Il est né à Saint-Loup (Eure-et-Loir) le 25 septembre 1897. Son père était charretier et cultivateur, conseiller municipal républicain. Sa mère « gagnait dix sous par jour pour coudre la journée chez le monde ». Sortant de l’école, il devait travailler pour la famille. Son instituteur manquait de pédagogie et, bien que doué de qualités qui allaient lui servir toute sa vie, ‘Phraïm n’obtint pas le certificat d’études primaires. Alors, le travail occupait la plus grande partie du temps : « Mon père m’envoyait dans les champs dix minutes avant le petit jour, pour qu’aussitôt arrivé je puisse travailler. »
Lorsque la guerre éclate, il est assez intelligent pour comprendre qu’il vaut mieux s’engager pour quatre ans dans l’artillerie, à 18 ans, que connaître le sort des fantassins. Il servira au 26e et au 27e RAC, se faisant remarquer par sa bonne connaissance des chevaux. Autre preuve de réflexion : « De rester au dressage, on avait peur de se trouver affiché d’un seul coup et qu’ils nous aient foutus aux crapouillots. Parce que les crapouillots, c’était des canons qui tiraient d’une tranchée dans l’autre, et des artilleurs tenaient ça en ligne avec les fantassins. Les crapouillots étaient toujours repérés et les autres tapaient dedans. On avait beau ne pas être allés au front, les anciens nous disaient comment ça marchait. » Il se porte donc volontaire pour partir dans une batterie de 75, en février 1916, et il a la chance de devenir ordonnance d’un lieutenant de 20 ans. Il est désigné pour servir à table les officiers, ce qui lui fait découvrir une définition de la guerre : « Il y en a qui se font tuer et puis il y en a d’autres qui se font servir. » Ces derniers fréquentent assidûment le « bistrot qu’on appelait les Six Fesses, à cause des trois bonnes ».
Fin juin 1916, tous ont « le trac » d’aller à Verdun, mais on les déplace vers la Somme. Grenadou assiste aux combats de l’infanterie et se dit : « L’artillerie, c’est quand même de la rigolade à côté de ça. » Peut-être à cause du choc reçu lorsqu’il se trouve avec des boyaux humains plein les mains, il tombe malade et il est évacué en septembre. À l’hôpital, il se souvient qu’une bonne amie lui a donné des médailles pieuses, il les arbore à son cou et : « Les jeunes filles du pays, la femme du notaire, toutes les dames de la ville s’occupaient de nous. Des dévotes. Elles me posaient des cataplasmes et quand elles ont vu toutes les médailles de Désirée, j’ai été soigné mieux qu’à la maison. » Il repart en janvier 1917 pour un secteur calme, dans le Haut-Rhin. Au cours de l’année 1916, il fait des remarques corroborées par ailleurs : les cadavres dont les poches sont retournées par les voleurs ; l’arrivée ultra-rapide de l’obus de 88, avant qu’on ait entendu le départ ; un commandant lâche qui ne sort pas de son trou et un autre, courageux, que tout le monde aurait suivi ; l’autocensure des lettres aux parents, pour ne pas dire que ça va mal ; le souci de rencontrer des gars « du pays » pour parler et boire un litre ; l’obsession de sauver sa peau avant tout.
Lors de l’offensive Nivelle, son régiment fait partie des troupes de poursuite. Les chefs annoncent : « Vous arriverez quand l’attaque aura crevé le front allemand. Et alors, en rase campagne ! Vous coucherez à Laon. » Mais c’est un échec ; les troupes de poursuite s’entassent sans pouvoir avancer et forment une cible parfaite pour l’artillerie ennemie. La désorganisation est totale. Plus tard, des chasseurs, lassés d’attendre une relève qui ne vient pas, décident de s’en aller. À l’ordre de raccourcir le tir pour les atteindre, certains artilleurs désobéissent ; d’autres acceptent et les fantassins qui sont arrivés jusqu’aux batteries « ont foutu des coups de baïonnette aux artilleurs ». Les mêmes chasseurs menacent leurs officiers de leurs mitrailleuses pour réclamer des permissions et, quand ils les obtiennent, la « mutinerie » cesse. Le 10 novembre, le régiment part pour l’Italie où il reste jusqu’en mai 1918, constatant que les Autrichiens sont moins solides que les Allemands. Il participe à la contre-offensive de l’été 1918 mais, en septembre, « tout le monde commence à mourir de la grippe espagnole ». Le 11 novembre, alors qu’Ephraïm est en permission dans son village natal, les cloches annoncent l’armistice. Il peut alors voir sa promise et lui dire : « La guerre est finie et je suis point mort. » Il doit cependant terminer la quatrième année de son engagement. Dans le Nord et en Belgique, il décrit des représailles contre des collaborateurs. Il est finalement démobilisé, il se marie et gère ses biens de main de maître à travers la crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale.
Le récit oral d’Ephraïm a été enregistré par Alain Prévost (60 heures de magnétophone). La partie sur la guerre de 1914-1918 occupe environ un tiers du livre qui en est résulté.
Rémy Cazals
*Ephraïm Grenadou, Alain Prévost, Grenadou paysan français, Paris, Le Seuil, Points Histoire, 1978 [1ère édition 1966].

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Mare, André (1885-1932)

Né à Argentan (Orne) le 31 janvier 1885, André Mare a fait l’école des Arts décoratifs, qui lui a donné un métier lui permettant d’avoir pignon sur rue et aussi d’assouvir sa passion pour la peinture. Il fréquente Fernand Léger, Dunoyer de Segonzac, Rouault, Marie Laurencin, etc. Marié en 1910, il a deux enfants lors de la mobilisation. Pendant la guerre, il tient des carnets sur lesquels il fait dessins et aquarelles au cubisme de plus en plus affirmé, un style qu’il considère comme propre à traduire la destruction et à « aller au-delà de la description de ce que l’on voit pour exprimer plus profondément ce que l’on sent ». Son évolution est sensible à travers une série d’autoportraits. À partir d’août 1915, il pratique la photographie et colle des clichés sur les pages du carnet, qui portent aussi une chronique, tenue de manière irrégulière. Ses lettres à sa femme permettent de compléter et d’éclairer le contenu des carnets.
Il commence la guerre comme artilleur, d’abord à Hirson, à la frontière belge, puis à proximité de Paris où les travaux de terrassement lui laissent le temps de se rendre en ville pour s’occuper de ses affaires. Le 31 juillet 1915, il arrive à Valmy où il exerce successivement les fonctions de pointeur, de terrassier, de convoyeur. Il fait la remarque de beaucoup de soldats dans son cas devant l’attitude des anciens : « On réclame la fin et j’ose à peine exhaler mon optimisme devant des hommes qui sont là depuis un an. Le corps colonial, que l’on met à toutes les sauces, que l’on appelle, avec les zouaves, à toutes les occasions, qui n’a jamais de repos, réclame une grande et dernière offensive et a fixé une date, à la suite de laquelle il ne marchera plus. Les fantassins ne veulent plus rien savoir. » Il assiste aux préparatifs de l’attaque de septembre en Champagne ; il croit au succès, puis il constate le prix payé pour une médiocre avance. Il n’hésite pas à critiquer les grands chefs et les erreurs de l’artillerie qui tire sur les fantassins amis.
En décembre, il est réclamé aux sections de camouflage : « Entre casser des cailloux où mes bras n’ont guère l’aptitude et faire de la décoration pour l’armée, je n’hésite pas ! » Il travaille alors à Amiens et à Vimereux avec les Anglais, à produire de fausses écorces d’arbres pour cacher des observatoires, à peindre les canons de façon à ce qu’ils se fondent dans le paysage, à tendre des toiles peintes pour masquer une route, etc. Lors de l’offensive de la Somme, André Mare prend des photos sinistres. Il critique les artistes embusqués, alors qu’il se trouve lui-même proche des premières lignes, où il est blessé, le 12 mars 1917 par des éclats d’obus au cou et à la cuisse. Qualifié de « veinard » par majors et infirmières, il est opéré par Georges Duhamel, puis il peut prendre quelques mois de convalescence. À peine revenu sur le front, en septembre, il est envoyé en Italie où ses premières impressions sont négatives : un monde en trompe-l’œil ; les officiers cherchent à s’embusquer ; le défaitisme des soldats est organisé par les curés. Mais il peut faire du tourisme et il est séduit par la lumière : « La couleur est uniformément chaude, les ombres aussi, la gamme va des ocres aux bruns profonds, le ton moyen est le jaune indien, avec quelques noirs de feuillage et des gris très légers. On ne peut comprendre la vérité scrupuleuse des artistes anciens, combien ils sont servilement près de la nature, si l’on n’a vu cela. Le pays est fait sous le soleil, il est incompréhensible sans lui. L’architecture ne s’explique pas autrement. La répartition des lumières équilibre le tout. »
De retour en France, il participe à l’offensive finale des Alliés, une avance trop rapide pour que le camouflage soit utile. Cela ne se fait pas sans casse ; il voit « des carcasses de tanks un peu partout » et il écrit qu’il en a assez « de la charogne, de l’ypérite ». La fin approche : « À la nouvelle de l’arrivée des parlementaires dans Saint-Quentin, on dansait et on s’embrassait, y compris les Boches prisonniers. » Et le 11 novembre : « Aujourd’hui, ça y est, c’est fini… C’est tellement étonnant que ça écrase. » C’est André Mare qui va réaliser le cénotaphe dédié aux morts pour le défilé de la victoire du 14 juillet 1919, un projet controversé. Après la guerre, il travaille dans la décoration, l’illustration de livres et la peinture, abandonnant peu à peu le cubisme. Il meurt, à 47 ans, le 3 novembre 1932.
Rémy Cazals
*Carnets de guerre 1914-1918, André Mare présenté par Laurence Graffin, Paris, Herscher, 1996, 136 p., nombreuses illustrations tirées des carnets.

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Joly, Emile (1863-1918)

Né à Toulon le 17 mai 1863, cet avocat, radical-socialiste, s’est installé à Mende (Lozère) où il s’est marié en 1887 et où il a eu un fils unique, Paul, né en 1889. Émile Joly est élu maire de Mende en 1908 et réélu en 1912. Il va donc gérer les affaires communales pendant la difficile période de la guerre, tandis que Paul est sous-lieutenant au 81e RI. Du 30 avril 1916 au 14 décembre 1918, Émile Joly tient les 943 pages de son journal. Il y décrit la vie quotidienne, la forte hausse des prix, les foires perturbées, les réquisitions, les mesures contre la prostitution, les envois de colis aux prisonniers mendois en Allemagne, le remplacement des enseignants par des demoiselles, les paysans qui monopolisent les pièces et refusent les billets de banque, la taxe du prix des pommes de terre qui vide les marchés, la récupération du cuivre alors qu’on s’était moqué des Allemands lorsqu’ils l’avaient instituée… Il note qu’en 1916 le communiqué officiel n’intéresse plus la population, que les emblèmes nationaux marqués du cœur de Jésus, abondants au début, ont à peu près disparu, que les établissements d’enseignement sont transformés en hôpitaux, tandis que les cours sont dispensés dans des locaux de fortune dispersés à travers la ville. Le 10 mai 1916, un individu est condamné « pour avoir vendu et tenté de vendre à des militaires un liquide ayant la propriété de provoquer une éruption de boutons d’apparence assez sérieuse pour retarder le départ au front ». Le 20 novembre 1916 et les jours suivants, le maire patriote s’étonne et s’attriste de voir des permissionnaires « découragés, pessimistes et haineux contre les députés, les ministres et le gouvernement ». « Ils en ont assez. La campagne d’hiver, dans la neige, sous la pluie, dans la boue et la vermine, fait d’eux des révoltés. On les plaint, mais on n’a pas le courage de les contredire. » [Sur la vie à Mende pendant la guerre, voir aussi la notice Jurquet Albert.]
Dès le début, le maire de Mende souligne sa situation peu enviable quand il s’agit d’aller annoncer le décès d’un soldat dans une famille. Le 16 juin 1916, il précise : « Verdun nous aura coûté bien cher. Le nombre des Mendois tombés dans cette formidable bataille est déjà grand, et tout fait prévoir qu’il va s’accroître encore, car dix familles sont sans nouvelles depuis près d’un mois. […] Depuis quelques jours, je vis des heures bien pénibles. Je ne sais rien et ces pères désolés, ces mères en larmes, ces sœurs désespérées, ces épouses affolées croient que je sais quelque chose et que, par pitié pour eux, je ne veux rien dire. En ce moment les fonctions de maire sont cruelles à remplir. Il faut consoler ceux dont la douleur est inconsolable. Il faut donner de l’espoir quand on est convaincu que tout espoir est perdu. » Et, le 16 novembre 1916 : « Ces jours-ci, les morts vont vite. La Somme nous coûtera autant, sinon plus que Verdun. » Un an plus tard, jour pour jour, Émile Joly pousse un cri de souffrance : il vient d’apprendre la mort de son fils ; il déborde de haine contre les Allemands et veut se venger. Il entreprend des démarches pour s’assurer que Paul a eu une tombe décente. On lui répond qu’on ne pouvait sacrifier des vivants pour récupérer un mort et qu’on a fait ce qu’on a pu. Le père le concède et s’enferme dans sa douleur. Il meurt le 29 décembre 1918, quinze jours après avoir cessé de tenir son journal.
Rémy Cazals
*Des extraits du journal d’Émile Joly sont publiés par Yves Pourcher dans Les jours de guerre, La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Plon, 1994. Merci à Yves Pourcher et à Samuel Caldier pour les renseignements biographiques.

* L’ensemble du texte sera publié par Jules Maurin en 2018.

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Danré (née Darras), Thérèse (1883-1978)

Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.

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Bellet, Pierre (1885-1971)

Le fils Bellet, né à Saint-Pargoire (Hérault) le 3 mars 1885, fut prénommé Albin Walter, mais on lui attribua le prénom usuel de Pierre. Devenu instituteur, il épousa une institutrice, et le couple exerça à l’école publique de Montagnac. Deux enfants étaient nés avant 1914. Pierre Bellet commença la guerre au 322e RI de Rodez avec le grade de sergent obtenu au service militaire. Adjudant dès le 29 août, il passa immédiatement au 96e ; il devint adjudant-chef en mai 1916. Il connut successivement les combats de Lorraine, puis de la Woëvre à la fin de septembre et de Belgique en hiver 1914-15. Cette année 1915 fut surtout celle de la Champagne : Beauséjour en mars ; Perthes-les-Hurlus en septembre. Il se trouva à Verdun et aux environs en 1916 et 1917, puis en Alsace. Intoxiqué par les gaz, il fut évacué à l’extrême fin de la guerre, le 27 octobre 1918. Survivant, il a tenu à garder trace écrite de ce qu’il avait vécu, mais il nous dit lui-même qu’il ne s’est appuyé que sur quelques notes et sur sa mémoire, et qu’il a écrit « dans le calme de la famille et longtemps après la tourmente » de telle sorte que ses « jugements ne risquaient plus d’être déformés par les terribles impressions du moment ». On peut le regretter car ce ne sont pas les conditions les plus favorables au témoignage. En effet, les dates précises sont rares dans son texte ; par contre la description des lieux et des épisodes est fort bonne, comme le montre la comparaison avec les informations contenues dans le JMO du régiment.
Le récit (100 000 mots d’après Marc dos Santos) présente d’abord des faits et des situations bien connus par ailleurs. La mobilisation, effectuée dans la « désolation générale » ; « de gentilles dames » qui distribuent médailles pieuses et formules de prières, ce que n’apprécie pas l’instituteur laïque ; les trains dans lesquels on boit et on chante. Très vite apparaissent les premières critiques des chefs : le général Taverna à la parole peu fiable ; le colonel qui n’aime pas les soldats du Midi ; les officiers qui volent les hommes sur la nourriture ; les lâches qui ne sortent pas de leurs abris, même pour leurs besoins naturels ; le général Grossetti, qualifié de « Boucher de Beauséjour ». Pierre Bellet décrit les blessures volontaires, les prisonniers allemands contents de leur sort, l’arrivée des bleus de la classe 14, les troupes marocaines à propos desquelles il se demande pourquoi ces hommes-là font cette guerre. Il pense que le grignotage du père Joffre est une tactique « absurde et criminelle ». Les attaques échouent : « le courage ne peut rien contre des fils intacts, une boue qui rend tout mouvement impossible, et des mitrailleuses bien cachées qui rentrent en action au moindre indice d’attaque ». Les sorties sont « précédées d’un bombardement de 75 sans effet et qui prévient charitablement les Boches que nous allons attaquer. L’ennemi ne riposte pas encore, mais dès que les hommes sortent des tranchées, les mitrailleuses les déciment et les marmites rappliquent. Finalement, les hommes ne veulent plus marcher. » Alors, les officiers eux-mêmes fournissent de faux rapports, comme l’a très bien montré Jean Norton Cru. Des ententes tacites se produisent dans la guerre des mines qui éclatent à heure fixe, ce que le JMO ne contredit pas (SHAT 26 N672/5) et dans le respect de ceux qui, dans les deux camps, à découvert, réparent les systèmes défensifs.
Plus rares, sans être uniques, ces notations sur les instituteurs mal vus par les officiers supérieurs ; sur les permissions au cours desquelles on espère qu’il va se produire « un événement que l’on ne s’explique pas, mais qui nous permettra de ne plus revenir au champ d’honneur, au champ de la mort » ; sur l’arrière-front où se pratique le sexe à deux niveaux : « Ayant à communiquer le rapport journalier à un capitaine princièrement logé chez une baronne, je le trouve en caleçon, sortant de la chambre de son hôtesse, tandis qu’au rez-de-chaussée, l’ordonnance lutinait la soubrette de la maison » (version édulcorée par le petit-fils de l’adjudant ; l’original est plus cru et donne les noms des personnes). Pierre Bellet évoque encore des exécutions, fruits d’une justice expéditive ; des hussards peu enclins à remuer la terre pour aménager leurs tranchées ; des chiens dressés pour effectuer des liaisons, mais qui se retrouvent tous aux cuisines pour récupérer quelques morceaux… Terminons sur cette situation décrite vers la fin de la guerre dans un village de Lorraine où « des hirondelles avaient construit leur nid. Au moment des relèves, nous nous passions comme consigne de respecter ce nid. C’est avec le plus vif intérêt que j’ai suivi la vie de ces hirondelles. Je les ai vues couver et, quand je suis revenu, à la relève suivante, les petites hirondelles s’essayaient à voler et nous quittaient ensuite. » Encore une pièce à glisser dans le dossier de la transformation des combattants en brutes.
Rémy Cazals
*Marc dos Santos, Les mémoires de la Grande Guerre de Pierre Bellet, adjudant au 96e régiment de Béziers, mémoire de master, Université de Toulouse Le Mirail, 2007, 287 p. Ce mémoire contient la transcription intégrale des cahiers de Pierre Bellet.
*Ma guerre de 14, par Justin Bellet, Les Amis de Montagnac, 2009, 320 p. Le texte original a été « lissé » par Jacques Panis, petit-fils de l’auteur pourvu par erreur du prénom de Justin.

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Gay, Lucien (1892-1917)

Né à Bordeaux le 5 mai 1892, employé de commerce dans le civil et sergent au 57e RI pendant la guerre, Lucien Gay s’est trouvé au cœur des combats du Chemin des Dames et a été tué de deux balles de mitrailleuse, dans le secteur de Vauclair-Craonne, le jour même de son vingt-cinquième anniversaire (5 mai 1917). Il n’a pas de tombe, mais la famille a reçu, troués par les balles, son livret militaire et le carnet sur lequel il avait noté le nom des hommes de sa section avec leurs fonctions et les outils dont ils étaient responsables. Dans une lettre à ses parents, du 12 avril, quelques jours avant le déclenchement de l’offensive Nivelle, il exprimait l’espoir de faire partie de « ceux qui auront le bonheur de s’en sortir ».
Rémy Cazals
*Documents reproduits par Damien Becquart dans La Lettre du Chemin des Dames, n° 22, été 2011.

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Ferry, Abel (1881-1918)

Petit-fils du ministre Allain-Targé, neveu du fameux Jules Ferry, fils d’un député puis sénateur des Vosges, Abel Édouard Jules Ferry est né à Paris le 26 mai 1881. Après des études en histoire et en droit, il est à son tour élu député des Vosges en 1909. Lors de la déclaration de guerre, il occupe le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et reste en fonction jusqu’en octobre 1915 tout en ayant rejoint le 166e RI avec le grade de sous-lieutenant. Abel Ferry peut ainsi connaître le front, parler aux soldats et aux officiers de terrain, en faire état auprès du gouvernement et de ses collègues députés, être envoyé en mission auprès des généraux, et voir la guerre « d’en bas et d’en haut », titre repris dans un de ses livres posthumes. Car il meurt de ses blessures lors d’une mission d’enquête sur le front, le 15 septembre 1918. Son premier livre, reprenant des rapports officiels, est publié par Bernard Grasset dès 1920 avec, en exergue, cette phrase qui résume sa pensée : « L’Âme de 1793 est en bas, La Bureaucratie est en haut. » Ses carnets personnels étaient également destinés à la publication, trente ans après la fin de la guerre. Sa veuve, Hélène, s’en charge en 1957, en édulcorant quelque peu le texte. Pour le même éditeur, Nicolas Offenstadt et André Loez l’ont repris en 2005, en revenant à l’original et en consultant les archives de la maison Grasset. Cette dernière édition est ainsi introduite par une préface, « Histoire d’un livre », et complétée par quelques lettres d’Abel à Hélène.
L’ouvrage de 1920 répond à cette remarque fondamentale d’Abel Ferry : « Toute ma conduite dans la guerre a été déterminée par ce double spectacle : dans la tranchée, des morts inutiles ; à Paris, pas de gouvernement. » D’un côté, l’incompétence : « Il faut avoir combattu pour savoir à quel degré les E. M. ignoraient la nature du combat, la puissance des feux de mitrailleuses et d’infanterie, la force des fils de fer, les nécessités de l’artillerie lourde. » De l’autre, la méfiance de la démocratie : « L’erreur de la France fut, pendant les deux premières années de guerre, de craindre la forme parlementaire de son gouvernement. » Le livre contient les mémoires et discours d’Abel Ferry sur la bataille des Hurlus (mars 1915), les opérations en Woëvre (avril), les méthodes du commandement (février 1916), l’état moral de la Ve armée (juillet 1917), avec un retour sur l’offensive générale du 16 avril 1917, etc. Chacun de ces textes est l’occasion de revenir sur les constantes : les folles attaques ; la méconnaissance du fait qu’une troupe qui attaque, même si elle a pris la tranchée adverse, a tellement fondu en effectif qu’elle est « virtuellement hors de combat » ; l’absence de vision d’ensemble. Il faudrait, propose-t-il, mettre au point une offensive « qui unisse la préparation à la surprise ». Dès le 27 octobre 1914, une lettre à Hélène précise que « seuls les artilleurs gardent dans cette guerre un intérêt joyeux. Seuls, en effet, ils ont des armes à la hauteur des nécessités. Nous, nous n’avons qu’un bâton sur l’épaule ; la plupart de nos hommes sont tombés sans tirer un coup de fusil ; les autres n’ont jamais vu un Allemand. […] La reine des batailles, c’est la mécanique. »
En haut, c’est la dictature du GQG avec la complicité de Millerand, Maginot et Poincaré. Les généraux sont les maîtres, et la réaction cléricale en profite (Carnets, 30 décembre 1914). Au gouvernement, on parle mais on n’exécute pas. Heureusement, peu à peu, s’instaure un contrôle parlementaire, évolution souhaitée et provoquée par Abel Ferry et ses amis. Mais la tâche est rendue difficile par la presse qui « a faussé l’opinion publique, elle a créé la légende de Joffre, elle a créé une légende antiparlementaire » (26 février 1916). Il note, plus tard, « une campagne de réclame organisée autour de Mangin » (30 juillet 1918), puis la tentative de persuader à la France, contre toute évidence, « que la défaite du 16 avril était une victoire et qu’elle avait été arrêtée, non par les mitrailleuses allemandes, mais par les critiques des hommes politiques » (17 août 1918). C’est en effet sur l’offensive Nivelle que les livres d’Abel Ferry sont particulièrement critiques, et il faut lire en entier son rapport du 16 mai 1917, après un mois d’enquête sur le terrain, dans les unités et auprès des chefs : les causes de l’échec sont strictement militaires ; les conséquences sont catastrophiques pour le moral des combattants, et on peut se demander si « nous allons à la paix par la révolution » (12 juillet 1917). Au total, une si brève notice ne peut qu’effleurer la richesse des observations d’Abel Ferry, bien placé pour voir la guerre d’en bas et d’en haut.
Rémy Cazals
*Abel Ferry, La Guerre vue d’en bas et d’en haut, Paris, Bernard Grasset, 1920, 328 p.
*Les Carnets secrets d’Abel Ferry 1914-1918, Paris, Grasset, 1957, 255 p. ; nouvelle édition préfacée par Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, 393 p.

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Mencier, Paul (1892-1981)

Issu d’une famille de vignerons de la région de Toul, le père de Paul Mencier est devenu ouvrier mécanicien. Paul est né à Villey-le-Sec (Meurthe-et-Moselle) le 28 juin 1892. Il a été ouvrier agricole, puis boulanger, avant de travailler à la fonderie de Foug, place qu’il a reprise après la guerre et son mariage en 1919. Mobilisé au 60e RAC, il a pris des notes au jour le jour. Il a composé ses cahiers en 1921-1922. L’éditeur indique que « cette œuvre fut ultérieurement reprise par l’Auteur puis en 1991, présentée sous forme d’un livre manuscrit tiré à peu d’exemplaires par Bernard Mencier ». L’auteur lui-même, dans une sorte de conclusion, invite à comparer son texte aux articles parus dans le journal L’Ancien Combattant « vers 1968 et même 1972 ». Suivent quatre textes particuliers, écrits tardivement, sur « La bataille de Verdun » (à la gloire du Chef, Pétain) ; sur « La vie d’un canonnier-conducteur pendant la guerre de 1914-1918 » (où il montre le rôle ingrat mais décisif de ce type de combattant, où il note qu’en récompense de sa présence dans tous les combats il n’eut « même pas une croix de guerre, pourtant bien méritée » ; sur ses « Péripéties médicales » (encore une injustice) ; sur « Guerre 1939-1945, Mon action dans la Résistance-Foug » (« peu de chose, dira-t-on, mais des risques assez gros »). Les différents moments d’écriture peuvent expliquer qu’on trouve dans ce témoignage des éléments utiles à la connaissance de la guerre de 14-18, et d’autres qui posent quelques problèmes. Il faut tenir compte aussi de la personnalité de l’auteur, avide de reconnaissance, et à propos de qui Bernard Mencier écrivait dans sa présentation de 1991 : « Rendu à sa famille, il n’y a pas eu un instant, un repas, un voyage où la guerre ne revienne à la surface. »
L’artillerie et ses chevaux
Le témoignage de Paul Mencier est précieux lorsqu’il décrit les malheurs des chevaux et les problèmes des pièces d’artillerie. Le conducteur doit ravitailler les 75 en obus ; les caissons s’embourbent ; la boue transforme les roues en roues pleines (décembre 1916). Le risque d’explosion étant connu, on peut limiter les dégâts en établissant autour du canon un mur en sacs à terre (3 mai 1917), mais seulement quand la cadence de tir est lente. Lors de la contre-offensive de juillet 1918, « des servants ont été retourner des pièces boches de 77 et s’en servent sur l’ennemi ». Au début, le bruit du canon ne trouble pas les chevaux qui y ont été habitués au cours des exercices du temps de paix (15 août 1914), mais par la suite ils supportent mal la mort de leurs congénères. Malgré l’interdiction, les artilleurs découpent des tranches de viande sur les chevaux qui viennent d’être tués (6 octobre 1914). Paul Mencier admire les petits chevaux des spahis (27 septembre 1914) et il plaint ceux du 5e Hussard qui se prennent dans les barbelés lors de l’attaque du 25 septembre 1915. En décembre, « nos pauvres chevaux sont dans un état pitoyable, ils ressemblent à des squelettes, dans la boue jusqu’au ventre et le dos recouvert de neige. Nous n’osons plus les soigner tellement les os leur font mal. » Sous le feu, le 26 février 1916, à Verdun, « nos pauvres bêtes tremblent sur leurs jambes et, dès que nous les approchons, elles sont toutes heureuses de se frotter la tête contre nous. Elles semblent nous dire que le moment a été dur. » À de nombreuses autres reprises, le conducteur s’apitoie sur le sort de ses bêtes.
D’autres renseignements paraissent valables : le besoin de dormir, plusieurs fois souligné ; le traitement de la gale, décrit en mars 1918 ; le gaspillage des obus, mais les coups au but font des ravages ; la manœuvre des petits tanks Renault le 18 juillet 1918. Une information rare : le savon que lui passe le capitaine parce qu’il n’écrit pas régulièrement à son père (30 septembre 1914). Lorsqu’il déplore le mauvais accueil des civils de sa région, punis par des représailles sur leurs biens, on peut croire le combattant lorrain parce qu’il est très fier d’appartenir au 20e corps d’armée (de l’Est) et qu’il méprise les soldats du Midi.
Des reconstructions tardives
En date du 20 août 1914, Mencier s’en prend au « fameux 15e corps du midi » qui a flanché alors que « la partie était sur le point d’être gagnée ». Cette expression ainsi que le mot « fameux » laissent entendre que Mencier rapporte ici la légende créée à partir de l’article du Matin du 24 août et ne sait pas ce que fut vraiment la bataille de Morhange. Puis, le 17 juin 1915, c’est « le vaillant 17e corps du midi, toujours, qui n’a pas voulu sortir de ses tranchées, si bien que nos fantassins se trouvent pris de face et de flanc » et sont dans l’obligation de se replier, « la rage au cœur ». Aussi, des bagarres éclatent en juillet entre le 17e et le 20e. Ce dernier est le meilleur de France, toujours victorieux, même en infériorité du nombre et de l’armement (12 septembre 1914). Résister dans les conditions de Verdun était « un véritable tour de force que seul le 20e corps était capable de faire » (27 février 1916). D’une façon plus générale, et sans souci de la vraisemblance, Mencier affirme à plusieurs reprises que les attaques françaises réussissent tandis que celles des Allemands échouent, que les tirs allemands sont mal ajustés, leurs obus peu dangereux (ceci en contradiction avec la description de massacres sur coups au but), qu’ils se laissent tromper par de fausses batteries. Le moral des Français (à l’exception des soldats du midi) reste toujours bon y compris en novembre 1916. L’héroïsme de Paul Mencier lui-même est quasi quotidien. Reconnu malade, il veut toujours revenir au combat. On le voit en particulier lors de l’offensive Nivelle lorsqu’il a les pieds gelés et qu’il refuse l’évacuation : « Ce que j’endure est incroyable et il faut une rude volonté pour ne pas faiblir. » D’après l’auteur, cette offensive ne pouvait pas réussir parce que les préparatifs s’étaient déroulés sous les yeux des Allemands. Le courage des soldats avait permis, une progression de plusieurs kilomètres, mais les carrières où s’étaient réfugiés les Allemands étaient imprenables, sauf par le 20e corps si on l’avait engagé (16 avril 1917). Mencier critique la mauvaise organisation du service de santé, mais le moral reste excellent, sauf dans le régiment d’artillerie qui relève le sien le 8 juin : « À la suite de la révolution russe, une certaine propagande s’était faite parmi les troupes, surtout celles au repos. Ce régiment en sort et cette propagande a déteint sur lui. Aussi, arrivés près de nos avant-trains, les hommes sont indécis à monter leurs pièces en position. Il paraît que pour eux le secteur est trop dangereux ! » On ne découvrira pas un mot de plus sur les « mutineries ». Si Paul Mencier peut alors partir trois fois en permission entre le 17 juin et la fin de l’année, il ne se demande pas pourquoi et, dans les trains de permissionnaires, il ne signale aucun mouvement contestataire, ce qui est étonnant.
Le jour de l’armistice, la plupart des combattants ont exprimé une joie seulement nuancée par le souvenir des camarades disparus. Paul Mencier, lui, s’il exprime sa satisfaction d’avoir sauvé sa peau, insiste sur sa rancœur : il fallait poursuivre les Boches jusque chez eux pour leur apprendre à vivre. Si, après tant d’héroïsme, il n’a pas obtenu la Croix de guerre, c’est, dit-il, à cause de la haine d’un adjudant peureux et vindicatif qui aurait deux fois fait rayer son nom sur la liste des proposés. C’est bien curieux, mais que pouvons-nous répondre aujourd’hui ? Par contre, lorsqu’il annonce, à la mi-février 1916, que l’on craignait « une attaque avec tanks », il est pris en flagrant délit. Des tanks allemands à cette date ? C’est un des éléments qui oblige à regarder ce témoignage avec méfiance.
Rémy Cazals
*Paul Mencier, Les cahiers de Paul Mencier, 1914-1919, La Grande Guerre au jour le jour, Villebois, édition La Plume du Temps, 2008, 306 p.

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