Ribollet, Pierre (1889-1918)

Né le 7 août 1889 à Caluire-et-Cuire, près de Lyon, dans une famille bourgeoise. Il a un an lorsque son père meurt, laissant sa mère veuve avec quatre enfants. Un de ses oncles, dreyfusard, est actif militant de la Paix par le Droit, puis de l’association française pour la SDN. Pierre étudie à l’institution des Chartreux, aux Beaux-Arts de Lyon et de Paris afin de devenir architecte. Il effectue le service militaire au 4e Génie. En août 1914, caporal, il est mobilisé au 28e Génie et devient sergent en mai 1915. Il est principalement engagé dans les Vosges (Le Violu) et en 1916 dans la Somme. Le jour de l’offensive Nivelle, il arrive à l’EOR de Versailles, en sort sous-lieutenant et rejoint le 3e Génie. Son témoignage est formé de lettres écrites du 19 août 1914 au 22 juillet 1918, veille de sa mort au cours d’une contre-attaque allemande. Certaines lettres sont adressées à son cousin André Piaton ; d’autres à sa mère, mais de celles-ci il ne reste que des extraits, ce qui explique parfois de longs espaces de temps entre deux courriers. Le caractère partiel rend difficile de faire la part de l’autocensure, mais celle-ci apparaît clairement le 22 septembre 1915, lorsqu’il décrit à son cousin les préparatifs de l’offensive et ajoute : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! ». La publication des lettres est accompagnée de photos et de belles aquarelles de Pierre.
Le 28 décembre 1914, il écrit : « Jamais notre devoir de Français chrétien ne fut tracé avec plus de précision qu’en de telles circonstances. Avec force et énergie, accomplissons-le vaillamment et sans murmurer. » Le devoir des hommes du Génie, c’est de creuser des tranchées, des abris ; d’établir le relevé du réseau ; mais aussi de précéder les vagues d’assaut en apportant les explosifs nécessaires à faire sauter les systèmes de protection des ennemis (c’est lors d’une telle opération qu’il est tué). C’est aussi la guerre des mines et camouflets, et on reçoit fréquemment grenades et marmites. Dans les Vosges, cote 994, le 12 juillet 1915, il décrit la première ligne : « C’est un véritable fouillis de sacs à terre, de vieilles gamelles, de chevaux de frise, de tourbillons de fils de fer barbelés, d’où émergent des troncs hachés, déchiquetés, pulvérisés. Les sapins sont tombés sur la tranchée, la recouvrant complètement et faisant ainsi un passage à l’ombre, dont nous n’avons pas lieu de nous plaindre. » Il arrive qu’on échange autre chose que des grenades avec ceux d’en face : des journaux, des cigarettes… Comme les autres combattants, il a le cafard et souhaite la bonne blessure. Il critique la distribution aberrante des croix de guerre. À une lettre de sa mère qui lui rappelait un voyage en Italie, il répond qu’il souhaite voir « un paysage quelconque exempt de toute explosion ! » Et au repos, il note le charme tout particulier de « simples promenades en terrain découvert, et non dans d’éternels boyaux ».
À son cousin, dès le 12 juillet 1915, il pose la question qui l’obsède : « Que dit-on à Lyon, autour de toi ? Compte-t-on sur une crise financière, économique, une révolution, un coup de théâtre qui permettrait d’envisager la fin de la guerre avant l’hiver ? » Puis c’est le message récurrent à partir du 24 août : « Je voudrais que ceux qui parlent avec tant d’enthousiasme et de phrases ronflantes de la guerre dans les journaux, fassent ici une simple tournée dans les tranchées de 1ère ligne. Ce serait une expérience intéressante qui modifierait peut-être leurs impressions ! » Barrès est nommément attaqué (5-3-16), et Pierre ajoute un mot des « convictions patriotiques, qu’il est décidément beaucoup plus facile d’avoir à Lyon qu’ici » (27-5-16).
Pierre décrit à son cousin la « boucherie sans nom » de la bataille de la Somme (25-8-16) ; des prisonniers allemands heureux que la guerre soit finie pour eux, « avec un petit sourire qui a l’air de nous plaindre » ; ses camarades dont le cafard tourne au désespoir (18-9-16). Le 3 décembre 1916, bien avant l’offensive Nivelle, il admet qu’on puisse être terrifié des réflexions des poilus. Mais il se trouve à Versailles au plus fort des mutineries et ne peut en parler. En septembre, il attribue à la défection de « ces maudits Russes » la prolongation de la guerre, et en février 1918, il stigmatise « la honteuse capitulation des maximalistes ».
Rémy Cazals
*Pierre Ribollet, Quatre années de guerre (août 1914 – juillet 1918), Lettres et dessins, Lyon, éditions BGA Permezel, 2006, 175 p. + illustrations.

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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Fontaine, Amand (1875-1944)

1. Le témoin
Né le 2 septembre 1875 à Dompierre-du-Chemin (Ille-et-Vilaine), il est le fils d’un instituteur laïc qui exerce dans cette commune de 1869 à 1894.
Entré à l’Ecole normale de Rennes en octobre 1891, il en sort en 1894, brevets élémentaire et supérieur en poche ; il obtiendra, en 1896 et 1899, un diplôme de gymnastique et son certificat d’aptitude pédagogique. Instituteur adjoint à Ercé-près-Liffré (1894) puis Comblessac (1896) dans un premier temps, il enseigne ensuite successivement à Sixt-sur-Aff (1897), Saint-Broladre (1901), Orgères (1902) puis Bain-de-Bretagne (1902). Il obtient enfin, en septembre 1905, une charge d’école à Brain-sur-Vilaine, à quelques kilomètres de là. Cette même année, il a épousé l’une de ses collègues, Henriette Thierry. Deux filles naîtront de cette union. Bien noté, Fontaine obtient une mention honorable en 1909, est proposé pour une lettre de félicitation en 1913, reçoit par ailleurs une médaille de bronze au titre de l’enseignement agricole (1910) puis une médaille de vermeil au titre de l’enseignement horticole (1913). L’instituteur est en effet très investi dans ce type d’enseignement par le biais des œuvres post-scolaires, très à la mode dans ces années 1905-1914, alors que la concurrence entre écoles publique et privée est particulièrement rude en Bretagne.
Il a effectué son service militaire au sein du 70e régiment d’infanterie (Vitré) en 1896-1897. Promu caporal le 16 mai 1897 puis sergent, comme réserviste, en août 1900, il accomplit les différentes périodes de réserve auxquelles il est astreint en 1900, 1905 et 1910. En 1908, il a été versé dans la territoriale, en l’occurrence au sein du 76e RIT (Vitré).
Démobilisé le 7 janvier 1919, il retrouve pour quelques mois l’école de Brain avant d’être nommé directeur d’école à Acigné à compter de septembre 1919. Il occupe encore ces fonctions lorsqu’il fait valoir ses droits à la retraite en septembre 1932. Il se retire alors à Rennes avec son épouse. Amand et Henriette sont tués dans les bombardements de Rennes, le 9 juin 1944.

2. Le témoignage
Appelé à servir à compter du 4 août 1914 comme sergent au sein du 76e RIT de Vitré, Amand Fontaine rédige, sans doute au jour le jour, sur un cahier d’écolier, un journal racontant les premiers jours de combats du régiment sur le front des Flandres, au nord d’Ypres, entre le 18 octobre et le 18 novembre 1914. Les régiments de la 87e DT sont alors en première ligne dans le secteur de Langemarck et subissent les assauts répétés des troupes allemandes engagées dans la première bataille d’Ypres.
Légué aux archives municipales de Rennes avec quelques photos et quelques rares documents se rapportant à la Grande Guerre, ce témoignage complète utilement ceux laissés par d’autres territoriaux de cette division ou de ce régiment sur les combats d’octobre-novembre 1914 :
• CLEMENT, Joseph, Carnets de guerre d’un officier d’Infanterie territoriale. Lieutenant Clément Joseph au 76e RIT, [du] 5 octobre 1914 au 20 novembre 1918, et la première attaque aux gaz du 22 avril 1915, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2006
• COCHO, Paul, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 [sur le 74e RIT].
Deux enfants de Plaintel morts pour la France pendant la Grande Guerre 1914-1918, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2005 [lettres de Jacques Morel, du 74e RIT]
• NEL, Raoul (Dr), Boesinghe ou les combats de la 87e Division territoriale sur l’Yser. 1914-1918, Rennes, Impr. du Nouvelliste de Bretagne, 1922 [sur les 76e et 79e RIT].
• PREAUCHAT, Elie, Carnets de guerre et de captivité d’Elie Préauchat, soldat à la 9e Cie du 74e RIT de Saint-Brieuc, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2006.

L’on ne sait rien ou presque en revanche de la suite de la guerre d’Amand Fontaine, si ce n’est qu’il occupe, à compter du début de l’année 1915 sans doute, une position bien moins exposée au sein du 76e RIT : il est alors rattaché à l’état-major de son unité en tant que vaguemestre, ce qui le dispense des séjours en première ligne, alors même que le régiment territorial de Vitré ne connaît plus guère d’épisodes aussi sanglants que ceux qu’il a contés ; le régiment est, entre autres, en 2e ligne lors de l’attaque au gaz du 22 avril 1915, et ce sont les territoriaux de Guingamp (73e RIT) et Saint-Brieuc (74e RIT) qui subissent les plus fortes pertes. Promu sergent-major le 18 juillet 1915, blessé et évacué le 7 septembre 1916, il regagne le front en janvier 1917 avant de passer au 79e RIT un an plus tard, après la dissolution du 76e. Il finit la guerre en servant comme sergent-major au sein de la 9e Cie du 500e RIT, jusqu’à sa démobilisation en janvier 1919.

3. Analyse
C’est avant tout la découverte de la guerre dans toute sa violence qu’offre à lire Fontaine dans ce journal. Il est significatif qu’alors qu’il a été mobilisé en août, qu’il a sans doute participé à la défense des côtes du Cotentin avec le reste de la 87e DT dans les semaines suivantes, ce n’est qu’en arrivant à proximité directe du front, dans les Flandres, le 18 octobre 1914, que l’instituteur débute la rédaction de ce texte. Au cœur des combats au nord d’Ypres, les territoriaux bretons et normands découvrent une situation qu’ils n’avaient sans doute pas imaginée, y compris pendant les 15 premiers jours d’octobre en Flandre française.
La faim – mais Fontaine y insiste moins que d’autres –, le froid des nuits – celles du 3 novembre, « très froide, passée dans la tranchée », ou du 11, « passée dans la tranchée, sous la pluie, le froid et les balles » –, les conditions d’hygiène à l’avenant – le 30 octobre, Fontaine dit « changer de chemise ce que je n’avais pas fait depuis 15 jours et me débarbouiller ce qui ne s’était pas fait depuis 8 jours » –, la fatigue – « je suis vanné » écrit Fontaine le 11 novembre – sont une part essentielle de ce témoignage.
Mais les passages les plus forts sont indubitablement ceux consacrés à la confrontation à la mort et à l’horreur des combats. Alors que les assauts des troupes allemandes font place aux contre-attaques plus ou moins ordonnées de l’infanterie française, le nombre de morts peuplant le no man’s land croît : « nos tranchées sentent le macabée. Les cadavres sont en décomposition » écrit par exemple Fontaine à la date du 7 novembre. Parmi ceux-ci, certains de ses collègues, dont le décès marque profondément l’instituteur : sans doute les connaît-il parfois de longue date, de même que son épouse à qui ce carnet est adressé.
La germanophobie exprimée à l’égard des « Pruscos » et « Alboches », l’indifférence affichée à l’égard de blessés ennemis « trouvés dans une ferme à moitié dévorés par les porcs » – l’épisode tient sans doute de la rumeur – se muent en raison en une compassion sincère alors que les combats se font plus violents : « pauvres Allemands, pauvres Français. Quel mauvais génie vous pousse ainsi à vous détruire » s’interroge-t-il par exemple le 14 novembre.
La peur de mourir – une peur avouée à demi-mot à son cahier et, par ce biais, aux siens, mais une peur dominée – semble expliquer cette évolution. Elle apparaît clairement à compter du 7 novembre : « Nous sommes portés en 1ère ligne d’une situation périlleuse. Ce peut être ma fin ». Et, s’adressant à sa famille : « Pauvre Henriette, pauvres enfants. Heureusement que vous ne me savez pas là ». Le 9, après la mort de plusieurs camarades, il note que « tous y passeront », sa « pensée se port[ant] vers le village de Brain ». « Femme et enfants chéris, je ne crois plus vous revoir ! » confesse-t-il.
Yann Lagadec

Source : LAGADEC, Yann, « “Si jamais tu lis ces lignes, maudis la guerre…”. Amand Fontaine, un instituteur breton dans la première bataille d’Ypres avec le 76e RIT de Vitré (octobre-novembre 1914) », Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2012, p. 287-315.
Texte disponible en ligne :
http://www.sahiv.fr/images/stories/lagadec%20fontaine%2076e%20rit%20bmsahiv%202012.pdf

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Abjean, René-Noël (1879-1951)

1. Le témoin
Né le 13 juillet 1879 à Plouguerneau (Finistère), 4e d’une famille de 9 enfants, il est le fils d’un cultivateur-propriétaire, adjoint au maire de sa commune. Dans un Léon bientôt dominé par la démocratie chrétienne, il fait partie de cette frange supérieure de la paysannerie moyenne qui accède aux études secondaires, par le biais du collège catholique de Lesneven, offrant ainsi à certains des possibilités d’ascension sociale.
Après son service militaire effectué au 115e RI (Mamers), il épouse en 1902 Séraphine Loaëc, la fille d’un expert foncier agricole dont il reprend les activités. La notabilité relative que lui procure cette profession lui permet d’être élu conseiller d’arrondissement en 1909. Mobilisé en août 1914, ce père de trois puis quatre enfants – le dernier naît en 1917 –, retrouve Plouguerneau en janvier 1919. La même année, il est élu maire de sa commune, fonctions qu’il occupe jusqu’en 1941 : il doit démissionner en raison d’un conflit avec la Kommandantur locale. Il n’exerce plus le moindre mandat jusqu’à sa mort en 1951.

2. Le témoignage
Mobilisé le 2 août 1914 au sein du 87e RIT (Brest), René-Noël Abjean rédige plusieurs centaines de cartes postales adressées à son épouse – « Ma bien chère Séraphine » – ou ses enfants, notamment son fils aîné, Pierre. 700 ont été conservées, couvrant une période allant du 2 août 1914 au 5 janvier 1919, presque deux tous les trois jours, jusqu’à cinq pour la seule journée du 29 juillet 1916 au cours de laquelle il est très légèrement blessé, constituant ainsi ce qu’Abjean nomme lui-même dès mai 1916 « notre collection de cartes postales ».
Cette correspondance permet de reconstituer le parcours du territorial finistérien pendant les quatre années de guerre. Affecté au 87e RIT, en charge de la défense des côtes finistériennes face à un éventuel débarquement allemand en août 1914, il gagne le camp retranché de Paris puis se rapproche du front dans l’Aisne et l’Oise en octobre-novembre. En décembre 1914, il quitte la zone des armées pour le dépôt du 151e RI, un régiment de Verdun replié à Quimper. Il reste dans le Sud-Finistère jusqu’en mars 1916, passant simplement du dépôt du 151e à celui de son régiment de réserve, le 351e, installé à Douarnenez. C’est avec cette unité qu’il gagne le front des Flandres au printemps 1916, après un détour par la Haute-Saône : la plupart de ses cartes postales sont alors envoyées de Dunkerque, Coxyde, Nieuport et des environs, jusqu’à son affectation au 8e RIT, à Rouen, en avril 1918. Il passe là les derniers mois de la guerre.
Publié par l’un de ses petits-fils aux éditions Emgleo Breizh en 2009, ce riche témoignage, doté d’une introduction fort utile, aurait sans doute mérité un véritable appareil critique et une traduction des quelques passages rédigés en breton par Abjean.

3. Analyse
En raison même des multiples affectations de René-Noël Abjean durant le conflit – régiment territorial à l’arrière-front, dépôt de régiments repliés en Bretagne, régiment d’infanterie engagé en première ligne, régiment territorial à l’arrière –, ses lettres offrent une vision parfois décalée mais en cela très précieuse de la diversité de l’expérience combattante.
On trouvera dans cette correspondance – comme dans la plupart des documents du même genre – mille détails sur la vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre. Gouvernement à distance de l’exploitation agricole familiale de Gorrékéar, en Plouguerneau, violence des combats, présence presque banale de la mort, des cadavres que le territorial doit ramasser sur les champs de bataille de la Marne mi-septembre 1914 à ces corps « déchiquetés, les uns sans tête, d’autres sans jambes, d’autres dont tout le corps était criblé d’éclats d’obus » décrits en juin 1916, vie dans la boue et dans le froid, parmi les rats : rien ne manque. Plus originales sont sans doute les mentions faites – à son épouse… – des maladies contractées par certains de ses camarades « en compagnie d’une femme malsaine du quartier où se trouve la compagnie » (16 novembre 1916), au suicide d’un « jeune soldat de la classe 1916 […] en se tirant deux balles, dont une lui perfora le ventre » (13 juin 1916), aux trêves tacites voire fraternisations de Pâques 1916, des soldats « s’amus[a]nt à aller jusqu’aux tranchées ennemies leur envoyer du pain et des cigares » (18 avril 1916).
Trois aspects méritent sans doute plus d’attention. Le premier concerne la vie des dépôts des 151e et 351e RI à Quimper et Douarnenez : instruction des nouvelles classes, répartition des renforts entre ces deux régiments mais aussi de nombreux autres, permissions presque hebdomadaires – le dimanche au moins – pour les soldats du cru qui peuvent rejoindre leur famille constituent les éléments les plus saillants des 16 mois qu’Abjean passe ainsi, loin du front. Cette expérience, au contact de soldats originaires d’autres régions, est l’occasion pour le territorial de dire régulièrement – second aspect – son attachement à sa « petite patrie » : les solidarités essentielles ici ne sont pas celles nées des combats livrés en commun, celles de l’escouade, mais bien celles découlant des origines communes, bretonnes, et plus encore finistériennes voire même léonardes. « Nous préférons être entre Bretons […]. On se connaît mieux, on se fréquente davantage et l’on s’entraiderait de meilleure volonté en cas de besoin qu’avec les gars du Nord que nous fréquentons très peu ou presque pas et qui font bande à part » écrit-il par exemple le 15 février 1915. Le dénigrement des Méridionaux va de pair, notamment ceux du 3e RI, « un régiment du midi des environs de Marseille » avec lequel le 351e entretient des relations parfois tendues. Une troisième dimension mérite d’être notée : l’emploi régulier de la langue bretonne dans cette correspondance. Certes, l’usage du breton y est limité à quelques incises, quelques lignes tout au plus. Alors même que la chose est très banale à l’oral, c’est loin d’être le cas à l’écrit d’après ce que donnent à voir les correspondances de combattants bas-bretons publiées. Comment l’expliquer chez ce petit bourgeois rural dont on a vu qu’il avait fait des études secondaires ? Les passages en breton relèvent en général de la confidence, souvent sur le ton de la plaisanterie, révélant une réelle connivence entre les deux époux. Volonté d’échapper au contrôle postal ? C’est l’argument mis en avant dans une carte à son fils du 31 octobre 1916, carte sur laquelle il a tracé une croix indiquant la maison dans laquelle il est logé, alors qu’il est au repos à l’arrière : pas sûr que la censure y ait trouvé à redire cependant.
Signalons, pour finir, une brève allusion à la présence au 351 d’un fils du roi du Dahomey : « c’est un lieutenant dont la poitrine est constellée d’une douzaine de décorations » (29 mars 1915).
Yann Lagadec
Source :
ABJEAN, René Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009.

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Charbonnier, Henri (1885-1951)

Né à Dijon le 7 octobre 1885, son père est représentant de commerce. Il fait suffisamment d’études pour écrire avec aisance, sans fautes d’orthographe, et être capable de citer un passage de La Bruyère. Petit entrepreneur à Alès (où il se mariera en 1919), on sent qu’il déteste la bureaucratie militaire ; le souvenir de Fachoda fait qu’il se méfie des Anglais. Il pense que la France use ses forces vives en se heurtant aux Allemands, pour le profit des Anglais, et qu’après la guerre le pays deviendra cosmopolite, « il n’y aura d’absents que les Français ». D’une façon plus large, la guerre est « une honte pour l’humanité. Vainqueur ou vaincu sera écrasé » (25-5-1916). De ce sergent au 229e RI (41e DI) affecté au service de santé, on n’a retrouvé que le carnet qui couvre la période du 26 mars 1916 au 25 septembre 1917 ; les notes sont prises au jour le jour, bien datées, bien localisées, avec parfois de longues pages de réflexions, ainsi le 25 mai 1916. Ce jour-là, outre le passage de La Bruyère sur la guerre des chats, Charbonnier règle ses comptes avec ceux qui dirigent et qui profitent : « Si l’on créait un bataillon de marche composé des deux chambres et du ministère, avec comme cadres une quantité de profiteurs qui gravitent autour, et que l’on envoie ce bataillon après deux mois d’entraînement reprendre le fort de Douaumont, il est très probable que ceux qui reviendraient jugeraient beaucoup plus sainement qu’avant leur départ. »
L’offensive Nivelle est au centre du témoignage. Au cours de 1916, le régiment est dans les Vosges (printemps), la Somme (été) et l’Argonne (automne). Le mécontentement ne fait que croître. Le 18 août, Charbonnier note que le raisonnement du soldat est celui-ci : « Que la guerre finisse à n’importe quel prix et de quelque façon que ce soit, pourvu qu’il rentre et conserve son droit à la vie qu’aucune civilisation ne peut lui enlever. » Au début de 1917, le 229 occupe le secteur entre Reims et Berry-au-Bac ; les préparatifs de l’offensive sont trop visibles et Henri Charbonnier, par expérience, reste sceptique sur ses chances de succès. Le 16 avril, l’attaque commence à 6 h de « manière assez satisfaisante », mais une foule de blessés arrive au poste de secours, et il semble que règne une certaine confusion. Le 17, il faut constater que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus, que l’ennemi réagit sérieusement, que « le moral de chacun s’en ressent » et que « bon nombre d’abris sont remplis de fuyards qui ont soupé de la guerre ». Le 26 avril, on peut se demander « si cette offensive est de la fumisterie destinée seulement à faire tuer du monde ». « Les hommes sont furieux de remonter en 1ère ligne. Exténués comme ils le sont, le moral très bas, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils sont prêts à faire « camarade ». Il n’y a plus à leur parler de patrie, honneur, drapeau. Ils sourient. Ce sont maintenant des mots vides de sens, qu’ils ne comprennent plus. Il n’y en a qu’un dont on parle beaucoup, c’est le mot paix. »
C’est aussi le moment de la révolution russe et des grèves à Paris (que Charbonnier décrit à l’occasion d’une permission). André Loez a montré que, pour la première fois, on avait l’impression qu’une action des poilus pouvait conduire à la paix tant souhaitée. La 41e DI connaît alors un épisode marquant des mutineries (refus de remonter en ligne, drapeaux rouges, Internationale, général et officiers bousculés), tandis que dans les trains empruntés par Charbonnier on crie « Vive la Révolution ». Trois hommes du 133 sont exécutés ; les cavaliers du 21e Chasseurs, qui vivent loin du danger, sont chargés de réprimer les troubles qui pourraient se produire dans l’infanterie. Charbonnier les juge : « C’est assez avilissant pour ceux qui acceptent de descendre à ce degré du sale garde-chiourmisme. »
RC
*Henri Charbonnier, Une honte pour l’humanité, Journal (mars 1916 – septembre 1917), présenté par Rémy Cazals, Moyenmoutier, EDHISTO, 2013.

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Campagne, Louis-Benjamin (1872- ?)

Le Chemin des Croix 1914-1918, du colonel Campagne, Tallandier, 1930 (369 p.) est un livre estimable. Ne cachant pas des opinions bien arrêtées, il est subjectif comme doit l’être un témoignage, et il apporte des informations intéressantes (même si elles ne sont pas bien datées). Mais il ne dit rien de la biographie de l’auteur, même pas son prénom. Une patiente recherche, avec l’aide de Thierry Hardier et Yann Prouillet, a donné quelques résultats. Louis-Benjamin Campagne est né à Biarritz le 6 mars 1872 d’un père maître d’hôtel et d’une mère sans profession. Engagé volontaire en 1891, il est sorti de Saint-Cyr pour être affecté au 143e RI. Marié en 1899. Capitaine au 107e RI en 1908, puis commandant en 1915. En avril 1917, il est nommé à la tête du 78e RI dans la même 23e DI et, vers la fin de l’année, il est envoyé en Italie. Je n’ai pu connaître la date de son décès, faute de mention marginale sur l’acte de naissance mis en ligne par les AD des Pyrénées-Atlantiques. Il y a sans doute d’autres pistes et je suis preneur de toute information nouvelle.
Son récit du début de la guerre mêle remarques justes et affirmations péremptoires. D’un côté, voici les « mitrailleuses qui rendaient vaine toute tentative d’abordage à la baïonnette », ou des Français qui tirent par erreur sur des voitures de ravitaillement françaises. De l’autre, des diatribes contre le gouvernement, les députés, les mercantis, et la satisfaction de voir Joffre envoyer « bouler, d’un mouvement de ses larges épaules, parlementaires et politiciens ». Noël 1914 : « Sur les tranchées, un ténor chantait « Minuit, chrétiens… » En face, ils en appelaient par des cantiques au vieux Dieu allemand, le dieu barbare fait à l’image sanglante du « Seigneur de la guerre », Guillaume II. » Une trêve tacite avait déjà eu lieu, fin septembre, du côté de Reims, après une attaque : « Le terrain est couvert de cadavres et aussi de blessés que des équipes du 78e et nos brancardiers sont encore en train de relever quand le jour reparaît. L’ennemi envoie un coup de canon « de semonce » pour nous arrêter, puis il se décide à laisser faire. » L’année suivante, Campagne décrit les inondations suivies de fraternisations de décembre en Artois : « L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. » Un autre régiment que le sien, « à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. » Un phénomène bien connu. Mais, ici, les suites sont vues d’en haut. Campagne dit qu’on a décacheté toute la correspondance pour la contrôler ; qu’il a fait bientôt « redescendre tout le monde dans la fange » et fait tirer un coup de semonce pour dissuader des officiers ennemis de se montrer. Lorsqu’un homme et un sergent discutent encore avec les Allemands qui s’étonnent du changement d’attitude, ils sont pincés par un lieutenant et traduits en conseil de guerre, et leur officier aussi. Campagne raconte alors comment il fait acquitter l’officier, mais ne dit rien des deux hommes.
Pendant la période du « grignotage », Campagne critique une tactique qui, en usant l’adversaire, a aussi pour résultat « de nous user nous-mêmes ». Il expose le dilemme du chef : obéir à des ordres stupides ou protéger la vie des hommes dont il a la responsabilité ? Il ne condamne pas le fait qu’un commandant de CA ait été conspué. Il trouve ridicule la légende d’un dessin paru dans L’Illustration montrant un « officier calmant ses hommes impatients d’attaquer » ; et aussi un chef « se complaisant dans le langage le plus trivial assaisonné de tous les termes d’argot dont l’arrière nous attribuait le constant usage ».
Après Verdun et avant la Somme, il passe en secteur tranquille du côté de Soupir, dans l’Aisne. Vient la « crise morale » dont il se félicite de n’être pas témoin direct, mais dont il présente les causes : un moral en baisse depuis quelque temps ; l’offensive d’avril qui rend la crise plus aiguë ; l’ivresse, la fatigue, les injustices, le cafard, la campagne pacifiste. Il est heureux de la nomination de Pétain, mais n’apprécie pas « la petite guerre » des coups de main dont l’objectif véritable n’est pas de rechercher des renseignement sur l’ennemi, mais de « nous tenir, et tenir l’ennemi en haleine ». Caporetto est, d’après lui, le résultat de la même propagande, contre laquelle s’élève heureusement « le souffle ardent » de D’Annunzio dont il cite un long texte sans en souligner la tragique bêtise : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » Plusieurs chapitres sont consacrés à la description du front italien (un des rares textes qui traduit correctement « il Piave » par « le Piave »). Ils montrent l’accueil cordial des Italiens malgré les réticences du clergé : « Nous passions pour des Républicains farouches et anticléricaux. »
Le colonel Campagne était, lui, un farouche adversaire de la Ligue des Droits de l’Homme ! Un paragraphe doit être cité, pour conclure cette brève notice et bien définir notre témoin : « La Ligue des Droits de l’Homme paraît avoir été créée dans les temps pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison. Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a jamais failli à cette mission. Les tribunaux militaires de la Grande Guerre lui ont paru un objectif de choix. Elle les a attaqués avec une admirable ténacité. »
Rémy Cazals

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Vasse, Marius (1891-1987)

Né à Paris le 30 juin 1891. Employé à la Samaritaine. Passe directement du service militaire à la guerre, au 152e RI où il est agent de liaison, refusant de monter en grade pour conserver ce poste. Son témoignage comprend un carnet tenu jusqu’en 1916, des lettres à sa famille, une interview réalisée en 1975 et de nombreuses photos prises avec un Vest Pocket Kodak. La vente de ces photos (y compris à L’Illustration) et le commerce de fusils récupérés dans les tranchées lui ont rapporté « un petit magot » selon sa propre expression. « J’avais mon appareil photo dans ma cartouchière et à chaque fois qu’il y avait quelque chose, hop je photographiais », dit-il. Les sujets, légendés, sont en effet très divers : groupes de camarades, tranchées, abris et postes de secours, ruines, prisonniers, armes, scènes de la vie quotidienne… Les secteurs photographiés sont l’Alsace, la Somme et l’Aisne, notamment le Chemin des Dames et le plateau de Vauclerc attaqué par le 152e le 22 mai 1917. Quelques textes peuvent également être retenus. Ainsi cette description datée du 4 janvier 1915 en Alsace : « C’est du champ de bataille que je vous envoie ces mots, nous sommes toujours sur une route au-dessus de Steinback. Le village est à nous d’hier soir mais il ne reste pas une maison debout. J’y suis allé ce matin mais j’en suis revenu écœuré […] On se bute à des cadavres de soldats et de bétails de toute sorte ; les maisons continuent à flamber, et maintenant les marmites boches se chargent des maisons épargnées par le 75. Enfin c’est triste, tout le monde demande la paix. » L’agent de liaison n’est pas tendre pour « les généraux » qualifiés en 1975 de « salauds ». Ce Parisien est sensible à sa façon au gaspillage de futures récoltes pour effectuer un exercice ridicule : « Alors on est passé en lignes de tirailleurs parmi ces champs de betteraves, parmi ces champs de blé qui étaient magnifiques […] Et dire qu’il y avait des bateaux qui se faisaient couler sur l’Atlantique pour venir nous ravitailler… »
Dans la même interview tardive, Marius évoque les mutineries de 1917, au retour d’une permission : « C’était presque la débandade, les soldats étaient découragés, y a eu des moments de rébellion […] les gars détachaient les wagons. Tout ça, c’était terrible, ils n’avaient plus confiance en rien. » Et la répression : « Chez nous il y a eu des gars qui se sont fait fusiller, ou alors on leur faisait faire des trucs, parce qu’il y a eu un moment de rébellion chez nous, c’était général, eh bien les gars, ils avaient des caisses de grenades et puis il fallait qu’ils portent ça en première ligne, alors vous savez… »
RC
*Damien Becquart et Caroline Choain, « Hurtebise, le Dragon, Vauclerc : une campagne au Vest Pocket Kodak », dans La Lettre du Chemin des Dames, été 2011, n° 22, p. 10-17 avec de nombreuses photos.

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Boudard, Marcel (1892-1917)

Tué le 16 avril 1917, premier jour de la calamiteuse offensive Nivelle, Marcel Boudard est né à Clamecy (Nièvre) le 28 décembre 1892 dans une famille modeste dont le père meurt en 1910. Le fils aîné, Alexandre, manœuvre, est aussi mobilisé en 1914 et capturé par l’ennemi en juillet 1915. Marcel est maçon. Il n’a pas fait de longues études et son « Carnet de Mémoires » contient quelques fautes, mais il se souvient que c’est à Varennes que Louis XVI « fut arrêté alors qu’il essayait de passer en Allemagne » (2-9-14) et son style n’est pas dénué d’humour. Ainsi, le même jour : « Les obus commencent à pleuvoir ; moi, je suis entré dans un jardin et suis derrière le mur mais pas un obus ne tombe sur nous, il est vrai que nous n’en réclamions pas. » Le carnet retrouvé par son arrière-petit-neveu (qui a corrigé les fautes d’orthographe) est très dense pour août et septembre 1914, puis plus décousu par la suite, avec quelques passages illisibles. Il se termine le 20 août 1915 à l’occasion d’une permission (le carnet a été volontairement laissé à la famille). On ne sait pas s’il a poursuivi sur un autre support.
Le départ de Marcel avec le 4e RI se fait au milieu des ovations et des distributions de « toutes sortes de boissons et de friandises », mais aussi de médailles apportées par certaines dames. Le régiment arrive en Argonne. Le 20 août, il fait un exercice que Marcel résume avec un humour laconique : « Exercice le soir de tout le régiment ; nous chargeons à la baïonnette sur Gremilly ; en réalité, nous aurions été tous morts avant d’arriver au but. » Ce qui se vérifie deux jours après. Le 22 août, en effet, la journée commence par un défilé de blessés du 113e : « C’est horrible à voir et dire que nous-mêmes dans un instant nous reviendrons peut-être pareil ou ne pas revenir du tout. » Plus tard, le brouillard s’étant levé, l’artillerie et les mitrailleuses allemandes entrent dans la danse : « Criblés de balles, impossible de tirer un seul coup de fusil, le nez en terre et le sac sur la tête, voici notre position pendant trois heures. Puis, impossible de tenir plus longtemps, canardés de partout, nous sommes obligés à la retraite et j’en suis encore à me demander comment je suis sorti indemne dedans cette mitraille. Joli début. Véritable boucherie. » Les bombardements continuent les jours suivants. Le 1er septembre, les Allemands ayant fortement reculé, c’est « la première journée où tous les blessés français ont pu être ramassés ». Blessés qui sont peut-être victimes d’un tir trop court de l’artillerie française (31 août), tandis que, quelques jours plus tard, le 4e doit se replier pour échapper au 76e qui lui « tire dans les fesses ».
En avril 1915, il faut attaquer pendant trois jours pour prendre une « tranchée boche mais autant qu’il en sortait, autant de bousillés ». Le 13 mai, par contre, « les Boches se montrent aux postes d’écoute, alors un poilu de ma compagnie causant l’allemand discute avec eux pendant trois heures et finalement le Boche sort avec une bouteille de gnole et notre poilu sort aussi : ils trinquent ensemble. De toute la journée, nous ne tirons pas un coup de fusil et pas un crapouillot n’est envoyé d’un côté et d’autre ». Mais ce ne fut qu’une courte trêve.
RC
*« Marcel Boudard (1892-1917), un Clamecynois durant la Grande Guerre », document présenté et annoté par Michaël Boudard, dans Bulletin de la Société scientifique et artistique de Clamecy, 2009, p. 113-128.

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Guillaumat, Adolphe (1863-1940)

Fils d’officier, il est né le 4 janvier 1863 à Bourgneuf (Charente-Maritime). Saint-Cyr, Algérie, Tunisie, Tonkin. En Chine contre les Boxers, il est blessé ; soigné à l’hôpital d’Hiroshima. Successivement professeur à Saint-Cyr et à l’école supérieure de Guerre. Marié en 1906 avec une jeune femme de la bourgeoisie toulousaine ; deux fils, nés en 1908 et 1909. Il se présente comme ami de Pétain, comme ayant les mêmes valeurs républicaines que Sarrail, mais il est bon catholique et va à la messe (pourtant il estime que la guerre a été « déchaînée par les jésuites d’Autriche »). Lors de la mobilisation, il est général de brigade et chef de cabinet du ministre de la Guerre Messimy. Son ordonnance Robillot est le mari de la cuisinière des Guillaumat. Les lettres à sa femme, à Toulouse, ont été retranscrites par celle-ci sur deux cahiers en coupant de nombreux passages, mais les 1300 pièces originales ont été conservées, retrouvées par un petit-fils et publiées en n’opérant pas le même choix. Promu à des fonctions très importantes, le général parle peu de son action militaire mais engage avec son épouse une conversation sur les études de leurs fils, les retards de ses promotions, les personnalités que son rang l’oblige à rencontrer. Il apprécie Abel Ferry (voir ce nom), Albert Thomas et Justin Godart ; il fuit quand on lui annonce Barrès ou Loti (voir ce nom). Quand Poincaré arrive « en tenue de chauffeur d’automobile », il note son inintelligence, son manque de cœur et les ridicules de son entourage. On aurait l’impression que l’activité principale d’un général est de recevoir Clemenceau et Churchill, le roi d’Italie qui ne fait pas bonne impression, des personnalités américaines et des évêques. Mais il avoue aussi, amusé, que l’autorité l’a invité à provoquer « discrètement » l’établissement de quelques maisons closes en Champagne en janvier 1916.
Fin juillet 14, il décrit, depuis le ministère, les jours de la marche à la guerre ; il a la certitude de la victoire grâce à la loi des trois ans ; il est satisfait que le ministre laisse Joffre tout mener à sa guise. Il n’accable pas le 15e corps : « on semble s’être acharné sur des positions fortifiées et les avoir mal abordées. » Au changement de ministre, il est nommé commandant de la 33e DI du 17e CA en pleine retraite. Dès la bataille de la Marne, il comprend que cette guerre est celle de l’artillerie ; il constate les énormes pertes en officiers et en chevaux ; quant aux hommes, ils « sont étonnants de résistance, et je n’aurais pas cru qu’on pouvait demander à l’animal humain une pareille épreuve ». En décembre, il commande la 4e DI en Argonne où se déroule une guerre « compartimentée » loin des généraux. En février 15, il est promu chef du 1er CA en Champagne et note, sur le saillant de Saint-Mihiel, des attaques coûteuses aux résultats minimes (mars), puis il croit au succès de l’offensive de septembre.
En février 16, il est à Verdun, sous les ordres de Pétain. Le secteur était très mal fortifié, les bombardements sont terribles, mais les hommes tiennent. Il résume ainsi la situation : « toute la question est de savoir qui pourra y manger le plus d’hommes et de munitions. » Et il critique « la réclame Nivelle pour faire oublier Pétain », tandis que Joffre est « aimable et inconsistant ». Lorsque Nivelle prend la place de Joffre, Guillaumat lui succède à la tête de la IIe armée. Il pense que c’est le moment de se débarrasser de la « camarilla odieuse, bête et méchante » qui entourait Joffre. Mais Nivelle n’en est pas capable. Pendant l’offensive du 16 avril, Guillaumat, commandant à Verdun, n’est pas directement concerné, mais il note, dès le 24 avril : « notre insuccès est indéniable ». La nomination de Pétain à la place de Nivelle est le signe d’un grave échec. Pas plus que Joffre, Nivelle n’a su s’imposer à cette « bande de galopins que toute l’armée maudit sous le nom de Jeunes Turcs ». Les conceptions de Mangin et de Nivelle touchaient à « la folie pure » et ils ne pouvaient être aidés par ce « génie désorganisateur qu’est Foch » ou cette « vieille baderne » de Fayolle, etc. Quant aux ministres, mieux vaut que Clemenceau remplace Painlevé qualifié de « hanneton mathématique ». On a l’impression que Guillaumat se défoule en écrivant à sa femme, et il se met même à critiquer Pétain.
Le 6 décembre 1917, Guillaumat est nommé commandant en chef de l’armée d’Orient. Au cours de son voyage, il visite Rome ; au cours de son séjour, il visite Athènes et l’Acropole. Il fait part de son anxiété à la nouvelle des offensives allemandes du printemps 1918. Lorsqu’il est rappelé d’urgence en France le 6 juin, il croit que c’est pour commander en chef les armées françaises à la place de Pétain qui lui-même prendrait la place de Foch. Mais il n’est nommé que gouverneur de Paris, puis commandant de la Ve armée. « Toujours changer, toujours reconstruire, toujours trimer », conclut-il.
Sur l’armistice, il a une remarque de bon sens : « Ce n’était pas un traité qu’on leur apportait [aux Allemands], c’était un verdict. » Mais, dans le cours de sa correspondance, il a parfois hasardé des affirmations plus discutables. Par exemple, le 1er février 1915 lorsqu’il évoque ainsi les atrocités allemandes : « on a trouvé des familles le père les yeux crevés, la mère les seins coupés, leur fille de six ans les poignets hachés. » Ou le 25 du même mois, lorsqu’il attend beaucoup de l’expédition des Dardanelles. Ou encore, le 21 décembre 1916 : « Je m’énerve plus que jamais à la pensée que le Boche est à bout, et que nous parlons au lieu de l’achever. »
RC
*Correspondance de guerre du général Guillaumat, transcrite et éditée par Paul Guillaumat, Paris, L’Harmattan, 2006, 445 p.

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Caujolle, Louis (1888-1960)

Son père était professeur d’allemand ; lui-même, né à Vic-en-Bigorre (Hautes-Pyrénées) le 16 janvier 1888, devient agrégé d’allemand. Fiancé en 1914, il se marie en août 1917. Son témoignage publié est tiré de son manuscrit « Mes mémoires de guerre 1914-1918 et 1939-1940 », rédigé tardivement comme le montrent plusieurs indices, en particulier la mention du maréchal Pétain en 1917. Il y avait sans doute des notes au jour le jour, dont la succession des dates a été conservée pour certaines périodes, et pas pour d’autres. Dans tous les cas, on a l’impression que le témoignage a été lissé avec affirmation répétée d’un patriotisme sans hésitation ni murmure, attitude peu vraisemblable chez un combattant des tranchées, mais construite par la suite à partir d’un parcours particulier.
Lors de la mobilisation, il est caporal au 83e RI de Toulouse. Face à « l’agression brutale de l’Allemagne », il écrit que « le Pays se redresse plus fier et plus fort que jamais et se prépare à tous les sacrifices pour défendre son sol et sa liberté ». Dans l’enthousiasme général, le 83 part, la fleur au fusil. Caujolle aligne quelques poncifs : territoriaux à barbe blanche ; quantité d’espions allemands qui rôdent en France. Le 8 août est le plus beau jour de sa vie : « L’Alsace est à nous. » En marche vers le nord, ses chaussures lui abîment les pieds, ce qui le handicape lors de la bataille de Bertrix où le régiment est fauché par les mitrailleuses. Il est évacué vers Saint-Gaudens où il critique les embusqués qui ne veulent pas monter. Il dit qu’il est envoyé, sans l’avoir sollicité, comme sergent instructeur à l’école des élèves aspirants de Toulouse, avec la noble mission de former des officiers dont on a tant besoin. Il y reste jusqu’en février 1915, étant lui-même nommé aspirant. Il retourne au front en avril au 209e d’Agen et découvre la guerre de tranchées le 5 mai devant Arras. Certes les attaques n’apportent que massacres inutiles. Mais : « Les grands et nobles sentiments que mes parents ont fait naître dans mon âme prennent maintenant une netteté et une force inaccoutumée. Je sens tout ce qu’il faudrait pour créer une France rajeunie, vigoureuse, ardente, vaillante, digne de son glorieux passé, débarrassée de tous ces sales politicards arrivistes et sectaires qui l’ont désunie et ont failli par négligence, veulerie ou faux idéalisme humanitaire, la conduire à la ruine » (sentiments du 19 mai 1915 ou du 6 février 1934 ?). Il cite Péguy, Psichari et Barrès ; il fait des conférences sur le pangermanisme.
À plusieurs reprises, il affirme que ses chefs sont très contents de lui, mais il se dit écœuré par la distribution des croix à des incapables et des froussards parce qu’ils savent faire la cour ou parce qu’ils sont d’Agen. Il note que les permissionnaires sont découragés par les scandales qu’ils ont vus à l’arrière. On utilise ses compétences de la vie civile pour envoyer dans les petits postes allemands des lettres participant de la guerre psychologique. En décembre 1915 en Artois, on s’attendrait à voir tomber la pluie pendant des jours entiers, jusqu’à l’inondation des tranchées et à la fraternisation que tant d’autres ont pu constater. Mais pas Caujolle. Cela correspond à une période lissée où peu de dates sont précisées.
En janvier 16, il est blessé par éclats d’obus et envoyé à l’arrière. En août, rétabli, il est détaché au 2e bureau de l’état-major de la 158e DI. Il vient souvent en première ligne pour effectuer des observations, mais il regagne ensuite son confort. Il écrit qu’il réclame à plusieurs reprises son retour dans une unité combattante, mais en vain. Lors de l’offensive du 16 avril 1917, il est nommé chef du 2e bureau de la division. L’attaque connaît l’échec. Le journal de Caujolle passe du 19 avril au 13 mai sans notes. Le 27 mai, il évoque la « révolte des soldats dans les trois régiments de notre division ». Ils viennent d’être relevés, ils croient pouvoir bénéficier d’un repos, on leur donne l’ordre de remonter en ligne en renfort. C’est alors une « explosion de colère qui trouve un terrain préparé par une perfide propagande antimilitante [antimilitaire ? antimilitariste ?], antipatriotique, qui depuis quelque temps intoxique notre armée ». Opinion d’un officier d’état-major qui semble bien loin des poilus ; peut-être, aussi, loin dans le temps car il ne faut pas oublier que Caujolle écrit vingt ans plus tard. C’est ici qu’il parle à trois reprises du maréchal Pétain ; qu’il évoque une 5e colonne d’agents payés par l’ennemi ; qu’il précise qu’il s’agit de propagande communiste ; qu’il mélange dans la même catégorie des « journaux défaitistes inspirés par l’ennemi » La Gazette des Ardennes et Le Bonnet rouge. Une note intempestive du présentateur vient encore aggraver la confusion en annonçant que Bolo Pacha a été condamné à mort en février 1919, alors qu’il a été fusillé le 17 avril 1918.
En novembre 1917, Caujolle monte un échelon de plus en entrant à l’état-major de la 3e armée à Noyon. Il se spécialise dans la cartographie à partir de photos aériennes et souligne que tout le monde le félicite pour son travail. Sur les épisodes de 1918, offensives allemandes et contre-offensive alliée, il n’écrit que des pages d’histoire générale et non de témoignage personnel. Jusqu’à l’entrée triomphale en Alsace, jour de gloire bien arrivé. Après l’armistice, il est nommé professeur d’allemand à Saint-Cyr, puis entreprend une carrière civile en lycée.
RC
*Louis Caujolle, Mémoires de Guerre 1914-1918, s. l., éditions Gascogne, 2011, 217 p., illustrations (dessins et aquarelles de l’auteur).

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